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REVUE
DEUX MONDES
XLI* ANNÉE. - SECONDE PËEIODE
lOMB »cif. — t* /laLET 1811. 1
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REVUE
DEUX MONDES
XL!" ANNÉE. — SECONDE PÉRIODE
TOME QL'ATIIE-VINGT-ODATOHZIÈIE
PARIS
BUREAU DE LA REVOE DES DEDX MONDES
SUE BONAPABTB, l7
1871
D„j,i7<,ib,GoogIc
■ Google
LE VINGTIÈME CORPS
L'ARMEE DE LA LOIRE
La Bévue, dans son numéro du 15 mai, a consacré une élude aux
opérations de l'armée de la Loire. Cette étude nous décide à sortir
de la réseiTe que nous nous étions imposée. 11 nous semblait en
effet qu'en présence des événemens terribles dont Paris était le
théâtie, l'heure n'était pas venue d'entreprendre l'histoire de cette
douloureuse campagne, marquée par de si tristes revers (1). De tels
récits doivent être un enseignement pour l'avenir. Les conditions
de pareilles recherches ne sont pas seulement le calme et l'impar-
tialité de l'écrivain, il est encore nécessaire qu'il puisse consulter
des documens diCiciles à rencontrer aux heures troubles que nous
traversons. Noas entendons par là les rapports de témoins oculaires
libres de tout intérêt personnel, n'ayant qu'un seul but en exposant
en toute sincérité ce qu'ils ont vu, la vérité et l'espoir d'être utile.
Nous n'ignorons pas que, sauf en de bien rares positions, tout ex-
ceptionnelles d'ailleurs, chacun ne voit à l'armée que quelques scènes
du drame général, et de l'ensemble des opérations seulement quel-
ques incidens ie plus souvent secondaires. Nous n'étions pas nous-
iQôme dans une de ces positions ; nous espérons néanmoins que nos
observations, simples commentaires de ce que nous avons vu, seu-
lement de ce que nous avons vu, auront leur utilité pour les écri-
(1) Ce n'étUt poîai l'opialoD de notre coIIaboMKeur, ni celle de 1* Bevtu. n est t«ii-
Joun lemp) de dire bdi contcmportinï une pirtje mtme de la téritd, quand od H
peut, M puitque l'éuide dont il est queilioD a proToqné celle de rbonorable témetn
oculaire, que ncus insdioat volontiers malgré tes rteerrM, elle aura doubletnent serti
la cause de l'histeire.
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6 BETUE DES DEDX MONDES.
vains futurs de notre histoire générale. La sincérité est une grande
f»rce, et c'est elle qui nous a guidé.
De l'exposé général de la situation des deux armées ennemies en
présence, vers la fin de novembre 1870, il semblerait résulter, dans
l'étude que nous avons en vue, que l'armée française de la Loire
méritait par son organisation le nom d'armée, qu'elle était plac'e
sous li;s ordres d'un seul général, et qu'enfin les affaires do Ladon,
Maizières, et surtout de Beaune-la- Rolande, ne furent « que des en-
gagemcns préliminaires, où nous perdions beaucoup de monde, il
est vrai, mais en inHigeant des pertes cruelles à l'enntnii, et qui
relevaient le moral du soMat en le disposant favorablement piiu"
une lutte plus décisive.
S'il on eût été réellement ainsi, on ne saurait de quels lormos llé-
trir les chefs, quels qu'i's fussent, gén'^rnux ou diclalours, q'.ii,
disposant d'une pareille r.rmée, ne surent s'en scn'ir qii;' pour tiouw
conduii'i' à d'irréparables désastres, llélas! h vérîlé seule o^t d'jà
assez triste ; il suffît de l'exposer dans toute sa simplicité pour com-
prendre les causes de nos revers et aussi pour convaincre Jes esprits
les plus rebelles que, dans notre siècle, ni lés généraux, ni le: sol-
dais ue s'improvisent, et que, si rien en c. monde ne se rccnni-
nience, ceux-là furent des insensés qui rcvalt?nt de S''2 c;i IS7n.
I.
La retraite de l'amT^e des Vosfjes, dans les conditions d'.'i>l 'rai -.les
où elle s'accomplit, fut un prodige d'habîîeté de la part du g'''nérnl
qui la commandait, gén'^ral peut-être oublié aujou)-!''liui, nni'; pour
lequel tous ceux qui Tout connu éprouvent ce respectucirx dévoil-
ment qu'inspirent seu's les hommes dignes do commnndej'. AiLi^ué
pai" ces journaux dont on peut dire qu'avant comme peiubnt la
guerre ils ont désorganisé l'armée et paralysé ses efforts, le g''néi'a!
Cambrîels, blessé à Sedan, malade et ne se soutenant que par la
plus énergique volonté, se retira devant ces attaques, contre les-
quelles ne sut ou n'osa réellement le défendre le rhéteur brouillon
qui gomernait alors la France. Pourtant il ne pouvait se mé-
prendre, lui, sur la valeur réelle d'une armée au milieu de laquelle
il était accouru pour lui inoculer sa bouUlanle ardeur. Cette ar-
mée, bivouaquée autour de Besançon, sous la pluie et la neige,
resta après comme avant dépourvue de tout ce qui est le plus né-
cessaire. Nous affirmons avec tous ceux qui en faisaient partie que
quelques-uns de nos hommes n'avaient pas de souliers, que tous,
sauf de très rares exceptions, n'avaient ni guêtres, ni cartouchières,
ni sacs, ni effets de campement; dans une musette en toile s'entas-
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LE YPiGTlEJIE COUPS D ARHEE. 7
saient pêle-mêle les objets de rechange, les vivres et les cartou-
ches. Aux jours de distribution, les soldats ne 'pouvaient emporter
les biscuits qu'ils recevaient pour quatre jours qu'en les perçant
au milieu et en faisant un chapelet qu'ils passaient en sautoir sur
leurs «épaules. En marche, sous la pluie ou la neige, qui certes ne
nous ont jamais manqué, les biscuits s'émiettaient, et les hommes
restaient sans pain. Enfm, chose plus triste et plus grave dans ses
conséquences immédiates, les cartouches elles-mêmes, délrempéus
par i'humidité, contre laquelle la toile des musettes ne pouvait long-
temps les défendre, rendaient parfois leui^s armes inutiles. Quant
à ces armes, elles offraient le choix le plus bizarre et le plus varié,
depuis le simple fusil à percussion, du modèle 1816 transformé,
jusqu'au remington américain : autre source do trouble et de con-
fusion. Le moral de la plupart de nos soldats était celui qu'un tel
dénfiinent peut faire prévoir, surtout après une retraite marquée
pai' autant de souffrances que celle des Vosg(;s. J'en citerai un seu!
eTiîmpIe, mais il suffit.
Le jour du combat de Ch.1tillon-le-Duc, la i " brigade de la 2'' di-
vision occupait les hauteurs qui dominent le village de Pouilley-lps-
Vigues. le 3-2' régiment de marche la collin? escarpée qui s'étend
h gnuchc de la route de B^sanroii à ce dernier villago; les liabilans
en avaient été requis pour aid^r à djs travaux de fortification pa—
sagère. A cinq heures et d^mie, la nuit vint; le seul corps ennemi
que nous eussions vu était, au coucher du soleil, à plus de 5 kil'j-
mètres au-delà du vlllagi'. d'Audeux, où il semblait avoir pris ses
canlonnemens. >"os grand'g^rdes veillaient h Po!il!ley-!cs-V'gncs.
Certes jamais positions ne furent plus fortes, mieux à l'abri de toute
su"prise et plus faciles à défendre que cjIIcs qu'occupaient et la
1" brigade'et le 3"2' de marche. Les travaux de fortification passa-
gère se poursuivaient malgré l'obscurité. Soudain le cri : qui vive?
retentit. Le villageois auquel il s'adresse, et qui remonte du village
en suivant un sentier traci au flanc de la colline, n'y répond point.
Trois fois ce cri est répété sans éveiller son attention, alors !a
sentinelle se sauva en jetant ses armes; sa frayeur se communique
aux autres sentinelles, puis au régiment presque tout entier. lUn
vain les officiers veulent arrêter les fuyards. A minuit, 300 hommes
manquaient à l'appel; 150 hommes m rallièrent que le lendemain;
l'un d'eux, dans sa fuite précipitée, s'était tué par mégarde en s'en-
fonçant son sabre-baïon;iette en pleine poitrine.
Oa sait ce que sont de telles paniques, et que souvent, sous !a
pression de la honte qu'elles inspirent à ceux qui les ont subies,
elles relèvent le moral de ces mêmes hommes et l'exaltent jusqu'à
la témérité. Le 32' de marche quitta l'armée à Chagny, et plus
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8 BEVUE BES DEDX ItORMG.
tarci, aux combats de Nuits et de Beaune, se montra digne de son
vùltant colonel, de ses braves ofliciers. 11 est évident néanmoins
que, lorsque l'armée de l'est partit de Besançon pour aller former te
20* corps de l'armée de la Loire, le général Crouzat, qui la com~
mandait, devait d'autant plus tenir compte de pareils faits, que,
malgré tous ses efforts, malgi-é ceux de tous les généraux placés
sous ses ordres, rien n'était changé dans les conditions matérielles
de l'armée.
Le temps écoulé pendant les marches qui nous conduisirent suc-
cessivement à Gien et enfin à Beliegarde, en avant de la foiét d'Or-
léans, ne permit aucun changement favorable dans ces mêmes
conditions; — on peut dire cependant qu'à cette époque les rap-
ports incessans des chefs et des soldats avaient relevé l'esprit gé-
néral de nos troupes, — l'impatience de l'action, qui animait les
plus ardens, s'était répandue de proche en proche; tous nous de-
mandions d'en finir par une action décisive avec ces marches et
ces contre-marches dont nous ne comprenions guère l'utilité, et
qui avaient l'air, du moins à nos yeux , non de mouvemens straté-
giques, mais d'une longue retraite devant un ennemi qu'on disait
partout et que nous ne voyions nulle part.
Il convient d'insister sur cette disposition nouvelle des esprits,
car elle a eu une suprême importance, même au point de vue des
résultats généraux de la campagne que nous entreprenions. Le
20* corps était en grande partie composé do bataillons de mobiles;
la 1" brigagc de la 2* division par exemple, après avoir compté
le 32' régiment de marche , le régiment des Deux-Sèvres et deux
bataillons du Haut-Rhin, était réduite en arrivant sur les bords
de la Loire au régiment des Deux -Sèvres et à un bataillon de
1,500 hommes de mobiles de la Savoie. Une telle armée avait toutes
les qualités et aussi tous les défauts des troupes jeunes, intelli-
gentes, souvent pleines d'ardeur, mais inexpérimentées, qui en
formaient le fonds essentiel. Nos mobiles obéissaient avec une ré-
gularité qui ne s'est jamais démentie à tous les ordres donnés, ils
supportaient sans plainte les fatigues de nos marches incessantes,
leur patiente abnégation, leur dévoûment, furent toujours i la
hauteur des privations sans nombre qui leur furent imposées; mais,
tout en obéissant, on raisonnait, on demandait le pourquoi des
choses, et on discutait d'autant plus au bivouac les ordres reçus,
que l'autorité n'apparaissait ni aux soldats, ni aux ofliciers, avec la
sanction de l'expérience, avec le prestige des grades dès long-
temps acquis. Tel général commandant une division n'était-il pas
un ancien sous-oflicier, devenu général en faisant son apprentissage
du commandement en Amérique, dans les rangs des sécessionistesT
■ Google
LE TINGTIÈHE COBPS D'aBMÉE. 9
Tel autre n'était-il pas simple capitaine au début de la guerre, ou,
mieux encore, la veille et dans les rangs mêmes de l'armée où nous
l'avions connu? Que ces généraux improvisés fussent dignes de
leur position nouvelle par leur bravoure et leur patriotisme , là n'é-
tait pas la question. Ëtaient-ils par leur science militaire à la hau-
teur du commandement qui leur était confié? Bien dès faits avaient
répondu, et, comme nous cherchons avant toutes choses la vérité,
qu'il nous soit permis d'en citer un, bien propre d'ailleurs à justifier
les réfiexions prÉcédentes. Nous le choisissons & dessein parmi tant
d'autres, parce qu'il s'agit d'un de nos compagnons les plus chers,
mort héroïquement en rachetant par la bravoure du soldat les fautes
du général.
Parmi ces esprits d'élite et ces cœurs généreux qui, sous le nom
des quarante, avaient tenté de faire sauter le pont de Saverne et
n'avaient échoué que parla trahison d'un mattre d'école des Vosges,
qui de nous n'avait remarqué le lieutenant Girard et n'était fier de
son amitiéî Le ministre de la guerre avait lui-même désigné ce
VEÙIlant soldat de nos guerres d'Afrique, de Crimée et d'Italie
comme te plus capable d'organiser militairement cette troupe de
volontaires appartenant aux classes élevées de la société, et que rien
n'avait préparés aui rudes exigences de la vie guerriëie. En tout,
Girard s'était montré digne de ce choix. Seul, la nuit, son revolver
il la main, il avait pénétré dans le camp prussien, et s'était emparé
du traître dont les ignobles révélations avaient fait échouer la ten-
tative de Saverne. En toute circonstance, il avait réclamé sa place
au premier rang du danger. C'était donc un admirable soldat, un
ofGcier hors ligne. Le lendemain du premier engagement de Maî-
zières, le commandant en chef le nomma général de brigade dans
une de nos divisions. Vingt-quatre heures après la prise de posses-
sion de son commandement, sans ordres, sans reconnaissance pr<^a-
lable, sur la foi de je ne sais quels renseignemiîns inexacts qu'il
n'avait pu contrôler, il se lapçait dansja plus folle des entreprises
et y trouvait la mort, heureusement pour lui, car il se fût demandé
lui-même et aurait eu à rendre un compte terrible des 300 hommes
qu'il avait fait écharper par son inexplicable conduite.
Si cet exemple, où, comme nous l'avons dit, une mort héroïque
atténue du moins bien des fautes, peut faire comprendre l'opinion
des soldats envers leurs chefs improvisés, il met aussi en lumière
une des causes les plus actives de notre infériorité vis-à-vis des
bandes prussiennes, où le courage des soldats était si rigoureuse-
iqent réglé par la discipline, et le commandement par la science la
plus méthodique de la guerre. Ajoutons que ces généraux de fraîche
date n'avaient pas tous la m&le simplicité de Girard, et que trop
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10 REVUE DES DELX UOVRES.
souvent, à voir leurs nombreuses escortes, la hâte de leurs aides-
tle-camp à retenir pour leurs quartiers- généraux les châteaux et les
fermes qui eussent pu sen*ir di; cantonnemens à des bataillons cn-
liers, al:)rs que l'armée était obligée de bivouaquer, souvent snns
abri, s.rns puillc et sans bois, sous la neige et dans la boni!, bien
des miirmurcs s'Olcvalent d:in« nos rangs contre tant d'îiisou':'n;ice
pour les uns, tant d'égoïsine chjz les autres, — murmures trop ÎOgi-
(im:;s, si l'on songe que souvent aussi, & ces rudes bivouacs et p;'n-
dant CCS longues nuit* d'u;i hivei- l'igotireu.v, nos hommes n'eurent
pas mi}me les vivres de prom^ère nrcussiti'.
Celle disposition des c-prîts ne tcii;rit pris seulenicnl cu\ (.auscs
que nous avons cherché h exposer; elle se rattacliaît par t'.s liens
tout naturels à la silu:Ulon de l;i FiT.nce, aux tristi^s^os de njs rt-
virs, uux douleurs de l'inviisi-Jii, ei a.;ss; aux cspéra.icos fi/vrou.ies
que diiS bulletins, hél;'.-! nt'::t--,iugfu-- cl t:op vi!^ dvni'i.i's nous
laîssr.lciit concevoir. Lors ;ii:.', a! aiid'HinraU la région de l'c-t, nous
app:îmcs que nous al'ion-^ rojoluOro l'aruiéc de la Loire ;ipr.''S la
rjpri.-e d'Orléans, nousa\ion-i IiAlc de prendre pa. là ses g'yr'.ciix
efforts. En voyant le temps d'arrél qui suivit la victoire de Cou!-
mîers, nous crûmes que lu j)I^:i général repo-.itl sur ccl.e donnée
• de simple bon sl!US : là ou lOO.noO hommes, 150,000 huninies ne
passent pas, 200,000 hommes font leur trouée, et n^ms éiio:!s pressés
d'aller grossir notre armée d'un nouveau corps de 35,000 hommes,
résolus à tout pour la réussite de ce plan. Plus tard, q:ia;iO, ;;;)rès
avoir rjnconU'é le 18" corps en formation à Gien, nous le vimus
entrer en lice, quand nous-mènus, on nous envoya camper à Uelle-
ga.'dc sans mus donner un seul de ces objets les plus indispensables
qui nous manquaient deptrs si lon^Luiips, et qu'on n^us avait tant
de foii promis, nous expil'piioos celte liûte pai la néee:;sil.- de niar-
ch;r au plus vile au seco'.u's d: P.u'is alTarn-S et nous vivions dans
l'attente de ce grand jour où alla't se décider le sort de la FrrLUce.
Ce jour-Ià, tous nous (.'t'ons pi-èts à faire notre devoir; jnais, si l'on
tient compte de nos longues épreuves, de cette anxiété patriotique,
de notre inexpérience militaire, on doit comprendre que tout dé-
pendait de notre première bataille. Victorieuse, l'armée puiserait
dans la nctoire tous les élémens d'autres succès; vaincue, elle re-
j ;tterait sur S3S chefs, avec la certitude d'avoir fait a qui déi)en-
dail d'elle, toute la responsabilit j de la défaite, et ne les suivrait
plus avec confiance dans de nouvelles entreprises.
Cette journée, pour nous décisive, fut celle du 28 novembre 1S70.
Notre première bataille fut celle de Beaune -la- Rolande, et malheu-»
reusement ce fut un échec.
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LE VINGTIEME CORPS D ARSIEE.
U.
Kous avons sous les yeux la carte plus qu'incomplèle sur laquelle
nous marquions nos campemens, — ou sait que dès le di'bitt des
hoslilités les cartes françaises Au IV'tat-major furent introuvables, .
— ce chiffon de toile imprimée suffit pour nous permettre d'i'tnblir
la situation respective des deux armOes eu pr^'senre, ou tout au
moins de notre aile droite et de l'aile gauche prus'^icnne. Vers la
fin de novembre, le 18^ corps (!ta;t à l'extrême droite, enire Eollc-
garde et Mont:irgis. Cette dernière ville i^tait au pouvoir des Prus-
siens, qui occupaient également Deaune-la-Rolandc et les villages
intermédiaires de Ladon, Maizières et JuranvitI ^ h' 20' cor;'s avait
son quartier- généra! à Dellcgarclc, et s'éteii.-]:tit <*.c'i hnuteisrs deFré-
vitte àBoiscommun, ayant pour obj''Ctif Bcaune-ia-Rolando, qn'iuie
route directe mot en comniuuicalii>!i d'uncôtO ;ivccrithivier>. q'i.;r-
tier-général du prince Frédéric-Clnrles, de l'autre par Mdzi'reï
avec Montargis, par où dt'boucliaieiit les approiisioiiuPHUMis d" l'ar-
mée ennemie et Ii-s ro;iforts qui du nord et do l'c-f aug!;icntr.it';]t
cliaqiie jo'ir son eiïectif. Le là" corps, siîus le« ordres du g'^[;f''ial
Martin des Pallièrcs, avait son extrême ('roi'.e vers Cha i' n;;, ^uv I^l
lisière de la forêt d'Orléans, et son quarlior-généi'a! vers Neuville
et Chillours-aux-Bois. Les deux corps français les plus vo:'^in= en
ce poi!it uc s; donnaient pas la main^ puisque les points extrêmes
qu'ils occ'ipaien', étaient dist:iris dj plus de 10 kilomi''lr('s. n les
quariiers-g n^'raux, qu'il faut sonl-^ avoir en vue quand il s\i?it de
communications, s'^ptir^s par plus de 55 kilo.i:ètr.'s, — dls.nnC'.'
évidemment trop gravide, eu égard au peu dL' longueur des jr.:jrn Vs
en cette saison, et au mauvais ét:",t des chemins, défonc'- par !:'.
pluie etco;iverts de litige. — Si, malgré l'éloignemon' dcc^s diver-
corps les uns des autre=, on les regarde comme fai^rint tous pai-tic
d'une arni:^e unique aux ordres du général d'Aurelle de Palalline^,
alors, le grand quartier-général étant à Artenay, il devient éviilrnt
qu'en l'absjnce de toute ligne télégraphique les reliant les uns ,iijx
autres, les corps extrêmes échappaient à l'action inimMiate. sinon
directe, du général en chef. N'ayant point de documens qui en pour-
raient établir la réalité, nous nous bornerons à rappeler ici, comme
indice de l'opinion, les bruits qui circulaient parmi nous, et d'après
lesquels le 18' et le 20* corps, bien que placés sous les ordres du
générai d'Aurelle, agissaient néanmoins d'après ceux du ministre de
la guerre. Ces bruits, que confirmerait une circulaire fameuse, vé-
ritable acte d'accusation contre le général en chef après la perte
d'Orléans, expliqueraient parfaitement les marches et contre-mar-
nigiUrrlbyGOOglC
12 RETOE DES DEUX HONDES.
ches qui n'avaient eu jusqu'à ce jour d'autre résultat que d'épuiser
les forces de nos hommes; ils expliqueraient surtout le décousu, le
manque d'ensemble des opérations qu'il nous reste à préciser, du
moins dans leurs résullats gi^néraux.
Le 2à novembre, vers neuf beures du matin, le 18' corps atta-
quait les villages de Maiziëres et de Ladon, Ce mouvement offensif
donnait Heu à des engagemens divers, auxquels le 20' corps ne prit
part que par l'affaire peu importante d'ailleurs où le général Girard
ti"ouva la mort, et le premier jour par sa deuxième division, lancée
contre une colonne ennemie qui, descendant de Beaune-ia-Rolaiide,
menaçait le Hanc gauche de uos troupes engagées sur la route de
Bellegarde à Maiziëres. Les bataillons du Haut-Rhin, dans une
charge impétueuse, y montrèrent l'entrain et l'aplomb de vieilles
troupes. Au chant de la Marseillaine, musique en tête, bannières
déployées, et sur les pas de leur vaillant commandant, le chef de
bataillon Dolftis, ils coururent à l'ennemi et le refoulèrent victorieu-
sement. La nuit, nos troupes couchèrent sur le champ de bataille.
Néanmoins ni Ladon, ni Maizièr.;s,ni Juranville, n'étaient tombés en
notre pouvoir. Quelque sérieux qu'ils fussent, ces engagemens n'é-
taient que les préliminaires d'une action décisive; mais ils justi-
fiaient, par la bravoure des soldats, la confiance des généraux qui
venaient de prendre l'offensive. En effet, ce mouvement en avant
de notre aile droite se continua en s' accentuant davantage.
Le 27 au soir, la l" brigade de la 2" division du 20' corps vint
occuper le village de Saint-Loup-des- Vignes, à 3 kilomètres de
Beaune-la-Rolande, qu'il domine. Dans la nuit, la 2'' brigade se por-
tait sur Montbarrois, à 2 kilomètres de Saint-Loup, et au point du
jour la première division, partant de Boiscommun, s'ébranlait à son
tour dans la direction de Batilly, village qui commande le passage
de l'antique chaussée connue sous le nom d» Chemin de Cémr. En
même temps, le 18' corps reprenait sa marche en avant, un moment
interrompue, sur Ladon, Maiziëres et Juranville, pour déboucher
sur notre droite. Le village de Beaune-la-Rolande, objectif de l'ar-
mée française, allait donc être attaqué à la fois sur la gauche et
au centre par le 20" corps, sur la droite par le 18' corps, c'est-
à-dire, en évaluant l'effectif de ces deux corps à un minimum, par
plus de 50,000 hommes.
L'importance stratégique de cette position explique nos efforts
pour l'aiTacher à l'ennemi, ceux de l'ennemi pour la conserver.
Les Hanovriens de Voght-Rheiss occupaient le village depuis plu-
sieurs jours. Dans la prévision d'une attaque, ils en avalent fortifié
les approches par des fossés profonds, barricadé toutes les rues,
crénelé les maisons; ils l'avaient en ud mot transformé, comme tant
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LE TI\GTl£uE CORPS D'aHUÉE. 13
d'autres de nos viUes françaises tombées sans coup férir dans leurs
mains, en une de ces citadelles formidables devant lesquelles nos sol-
dats, luttant poitrine nue contre d'invisibles ennemis, ont vu tant
de fois se briser leur audace. En évaluant à25,000 hommes le corps
de Voght-Rheiss, & 15.000 les divisions de renfort qui lui furent
envoyées de son quartier-général par le prince Frédéric-Charles,
avec une nombreuse artillerie, on voit que 90,000 hommes allaient
se heurter sur une ligne de moins de deux lieues d'étendue pour
se disputer la possession d'un de nos plus obscurs villages (1).
A huit heures du matin, le canon de la 1" division se fait en-
tendre du côté de Batilly. Le signal de l'attaque générale est donné
par la batterie de réserve , en position sur les hauteurs de Saint-
Loup-des-Vignes; les bataillons du Haut-Rhin, musique en tête,
comme à Fvévîlle, le régiment des Deux-Sèvres, au chant de ta
Marseilliiise, s'élancent sur les pas de leurs colonels (Dumay, Dol-
fûs, du Haut-Rhin, Rougé, des DeuX-Sèvres), et balaient les Prus-
siens devant eux. Le bataillon de Savoie (commandant Dubois), ac-
cueilli par une fusillade terrible sur la lisière des bois qui défendent
le village au sud, hésite et recule un moment; mais bientôt il est
ramené au feu sous une grêle de balles par le commandant de la
brigade, suivi de tout son état-major; les zouaves du brave général
\ivenot débouchent sur la gauche; ils abordent l'ennemi avec
leur élan d'autrefois, et sur toute la ligne le refoulent vers le vil-
lage; les positions extérieures sont enlevées. Hos batteries prennent
position à 400 mètres sur la hauteur à laquelle aboutit la route de
Saint-Loup, et couvrent de leurs obus l'église et les grandes mai-
sons qui l'entourent, mais sans pouvoir entamer leurs fortes rau-
riùlles. Leurs projectiles, trop faibles, sont également impuissans
contre les barricades qui ferment l'entrée de toutes les rues; de-
vant ces barricades, devant les fossés qui les entourent, l'élan vic-
(1) Noua avons pria les évaluslioua minimuni pour rester en-deçà pluUt qu'aonjclk
de la vérité. D'après les cbif&ea doimii par lea docunens diren, on arriverait à un
tout bien supérieur.
Du cblé des Français, 18* corps 35,000 hommes.
30< corps 35,000 hommes.
Francs-tireurs et autres 3,000 hommes.
Formaal an total de 63,000 hommes.
Du dAi des Prussiens, 10" corps (Haaoïre). 35,000 hommes.
Deui diviùons de renfort du 3< corps 'i
10,000 bomioBs chacune 30,000 hommes.
Denntnt un total dt !^,00U hommes.
Ce qui porterait à 118,000 bomnas le chiffre des combattans de Beaana-la-Rolande.
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\h BEVCE DES DECX MONDES.
torîeux de nos troupes s'arrête brisé. Cependant chaque maison,
chaque pan de mur, chaque arbre devient un point d'attaque der-
rière lequel se massent nos soldats, prêts à s'élancer par la
première brèche que leur ouvrira l'artillerie. L'n moment l'intré-
pide commandant de Ver^lière, chef d'état-major de la 2' division,
croît une des rues abandonnée par l'ennemi. Faisant franchir par
un bond énorme à son cheval lus obstacles qui en ferment l'accès,
il y pénètre, et la parcourt dans presque toute sa longueur, sans
essuyer un conp de feu. Revenant alors sur ses pas, il apiiello à lut
les. soldais voisins, zouaves du 3' n^giment, mobiles des Deux-Sè-
vres, de la Savoie et du Ilaut-Rhin, francs-tireurs de Xeller, et en
forme une colonne d'assaut. Lui-même, suivi du colonel Rougé, du
conjmandant Dubois, la guide à l'attaque. Soudain, à 20 mètres du
fossé extérieur, une décharge meurtrière, véritable ouragan de
plomb et de fer, part de ces maisons naguère silencieuses et en ap-
parence abandonnées. Le commandant de Verdière échappe comme
par miracle; le colonel Rongé, le commandant Dubois, ont leurs
chevaux tués, et se relèvent avec peine. Tous né.:nnioins restent
prêts à recommencer leur héroïque teii;alive à ce po^;e périlleux,
où ils reroîvenl les félicitations du général en chef, accouru de sa
personne pour seconder leui's eiïoils. Jusqu'au soir, la lutte se con-
tinue aussi ardente, aussi acharnée.
Ces épisodes de cette sanglante aiïaire montrent quelles forent la
pers'jvéïttnce, la bravoure de nos soldats et de nos officiers. Dans
tous les corps, partout, ils se montrèrent dignes les uns des autres,
et pourtant non- seulement Beaunc-la-Bo!audc ne fui pas oi cupfe
par nos troupes, non-seulement nous n'enleidmes pus un ainon à
Vcnnemij mais encore, devant les renforts qu'il reçut de Pilhî-
viers, et qui à quatre heures faisaient leur apparition sur le champ
de bataille, l'armée française recula jusqu'à Bellegarde et à Bois-
comhiun. Or une retraite jette toujours du trouble dans l'esprit des
soldats, même les pins aguerris. Pour nos mobiles inexpérimentés,
qui presque tous venaient de faire leurs premières armes, qui avaient
eu ou qui croyaient avoir eu l'affaire décisive longtemps attendue,
à en juger par leurs sanglans efforts et les 3,000 hommes mis hors
de combat et laissés sur le champ de bataille, ce fut plus que du
trouble, ce fut le découragement qui, pour un moment du moins,
s'empara de leur esprit sous l'impression de la retraite. D'autres
causes d'ailleurs, toutes particulières à notre armée, résultant de
sa composition elle-même, aidèrent activement à cette désespérance
générale; nous essaierons de les préciser.
On a vu l'altitude héroïque des bataillons du Haut-Rhin. Ce
brave régiment, c©mme tous ceux qui ne se ménagent pas au feu,
■ Google
LE VINGTIEME CORPS D ABUEE. 15
laissa de nombreux prisonniers aiix mains de renneml. Les Prus-
siens saisii'eut l'occasion ; ils parlèrent à ces prisonniers le langage,
non de vainqueurs insolens, mais de compatriotes, déplorant une
erreur fatale qui armait les uns contre les autres les eiifans d'un
même pays, h Vous êtes libres, » leur dirent-ils, et à tous, avec des
vivres, des vêtemens, ils offrirent les papiers nécessaires pour re-
toui'ner dans leurs foyers, l'argent dont ils avaient besoin pour
leui' voyage ; ceux qui dédaignèrent de pareilles offres, et bien peu
ne les repoussèrent pas, furent délivrt^s d'une surveillance trop ac-
tive, ils purent bientôt s'écLapper. De retour dans nos rangs, îîs
racontèrent, suivant les pràcisioiis de l'eanemi, la façon dont ils
avaient été traités, les singulières assertions qu'ils avaient enten-
dues. L'œuvre de démoralisation, prépari-e dijà par tant de priva-
tions et de souffrances, fut rapide et profonde; huit jours après
Beaune-la-Iïolande, le commandant Dolfùs motivait la démission de
son commandement sur le découragement de ces mêmes hommes
qu'il menait naguère si intrépidement à l'attaque, sur la triste con-
viction où il était qui la première affaire nul d'entre eux ne le sui-
vrait. Cette démission fut retirée depuis, mais qn'importeî
Dans d'autres régimens , sous des impressions différentes, se
produisaient des effets identiques. La 1" brigade de la 2' division,
à laquelle nous avions l'honneur d'appartenir et dont nous parlons
plus souvent par cette raison même, s'étaii, à 6 heures du soir,
ralliée presque tout entière sur le terrain qu'avaient occupé pen-
dant l'affaire les compagnies de rfeerve des Deux-Sèvres, à 200 mè-
tres du village. Les hommes, épuisés par les fatigues de la journée,
étendus sur le sol humide, laissaient passer au-dessus de leur tête
ces obus égarés, ces décharges de mousquelcrie de plus en plus
rares qui survivent encore à une longue lutte, et qui en marquent
la lin. Abrités par un repli du terrain, ils attendaient, ignorant en-
core le résultat de la journée et prêts à toute éventualité, les ordres
qu'ils auraient i exécuter. La nuit était froide et sombre. Néan-
moins les flammes de l'incendie du village et des fermes envbT)n-
nantes l'éclairaient par places de leurs lueurs décroissantes. — De
distance en distance, sur les hauteurs voisines, des feux de signaux
brillaient un moment comme des phares sur la mer, et s'effaçaient
quand la signification en avait été comprise. A nos pieds, devant et
autour de nous, passaient et repassaient, pareils i des feux follets,
les fanaux des voitures d'ambulance, venant ramasser les blessés
sur l'étroit espace du théâtre de l'action, là où elle avait été la plus
meurtrière. Soudain dans le silence de la nuit s'élùvent du village
des chants de triomphe, — ces chants sont ceux de Vaterland. —
Les ambulances se rapprochent, ce sont des ambulances prus-
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10 BETCE DU DECX MOXDES.
âeniKS. Plus de doole, la TJcUûre, que nous espérions eocore, ap-
paitieit à renneaii. Dès Iws U altaxùoa àt là brigade apparaît
pleine de gravité, et d'une graviU que nos gài^raax ne peareol
ignorer. Pourtant nal ordre n'anire pour nous fixer sur ce qu'on
attend de nous. Faut-il rester sur le teirain conquis par tant d'ef-
forts en présence de Tannée ennemie dont nous aroos compté les
renforts, dont noos entendons les mooTemens d'artillerie sur les
routes sonores, et qoe nous aurons demain tout entière sar les
bras? Fant-il l'abandonner sans ordres pour ériier une catastrophe
qu'il est trop tacïle de préroir? Trois heures se passent dans cette
attente, dans cette cruelle anxiété. Les officiers envoyés à la décoo-
reiie do IS' corps annoncent qu'il a évacué le terrain où vers quatre
heures et demie il a débouché à droite, à 300 mètres de ta bri-
gade, pour prendre part au combat. Tous affirment que partout ils
n'ont rencontré qoe des ambulances et des patrouilles prussiennes.
Ail heures, l'ordre est donné par le commandant di: la brigade de
se mettre en marche dans le plus grand silence, et de regagner
Saint-Loop-des- Vignes par la route qui relie ce village à Beauoe-
la-Rolande. La gravité de la situation est si bien comprise de tous,
que les hommes, prévenus un i un pour ainsi dire par les oITiciers,
se forment en rang et se mettent en marche sans que le moindre
bruit éveille l'atieoUon de l'ennemi. Partis quand di^jà la brigade
est engagée sur la route, les chevaux de l'état-major général et de
son escorte révèlent seuls aux Allemands cette retraite qui leur ar-
rache une proie assurée. L'ne décharge générale des grand' gardes
et des avant-postes ennemis salue nos cavaliers au passage. Quel~
ques minutes après, ils ont rejoint la brigade, un moment relardée
par le fossé dont nos pionniers coupent la route pour arrêter la
marche de l'ennemi.
C'est là, dira-t-on, an incident commun à la guerre. Peut-être,
et nous l'ignoroos; mais, comme le premier renseignement qui nous
fut donné eu entrant k Saint-Loup fut qne le grand quartier-général
du 20* corps ét^t à Bellegarde, à 15 kilomètres, le quartier-général
de la division à Boiscommuo, à d kilomètres, il devint évident
pour tous que, sans la décision du commandant de la brig ^de, nous
étions cernés par toute l'année ennemie, et qu'en tout cas nous
avions été abandonnés sans que nul se préoccupât de notre sort.
I*s réflexions que suggérait cet abandon sont faciles à deviner.
Certes elles tendaient à affaiblir, sinon k détroire cette confiance
des soldats dans leurs chefs que rien ne peut faire renaître quand
elle s'est évanouie, et qui est assurément la pi-emiëre comme la plus
indispensable condition de succès.
Quelle que fût d'ailleurs l'influence regrettable de ces incidens, U
nigiUrrlbyGOOglC
LE VINGTIÈME COBFi d'ABUÈE. 17
en est d'autres qui vinreot ta fortifier, et que nous ne pouvons passer
sous ^lence. A quatre heures et demie, le jour du combat de Beasue-
la-Rolande, le 18* corps, vainqueur à Juranville, débouchait à notre
droite, et aux cris mille fois répétés : en avanti en avanti prenait
part à l'action principale. Malheureusement les feux de ses batail-
lons ne furent meurtriers que pour nos soldats groupés autour des
maisons extérieures du village, et trois fois il avait fallu répéter la
sonnerie : cessez le feu! pour mettre Un à cette cruelle méprise.
Enfin, le matin même du 28, le zouave Jacob fut surpris par le co-
lonel Vivenot au moment où il revenait des avant-postes ennemis.
Dana un interrogatoire sommaire, il fut constaté que depuis trois
mois, chaque nuit, ce misérable allait rendre compte aux olTiciers
prussiens qui éclairaient notre marche de la situation exacte de nos
troupes. A cette époque, la croyance à la trahison, la défiance
qu'dle entretenwt, n'étaient que trop justifiées par tant de projets
avortés, par tant de résolutions tenues pour secrètes, et que déjouait
la vigilance de l'ennemi. Ici d'ailleurs la trahison était manifeste.
Cet espion, caché sous l'uniforme de nos zouaves, était-il le seul?
Que pouvions-nous encore contre la trahison de nos compagnons
d'armes, contre l'insouciance, l'abandon même de nos chefs? Mourir?
Tous le voulaient la veille du combat de Beaune-Ia-Bolande, avec
l'espérance de vaincre et de contribuer à la délivrance de la patrie;
seuls, ceux qui ne voyaient que le devoir le voulaient encore le len-
demain, mais ils le voulaient sans illusion et sans espérance.
Le combat ou plutôt la bataille de Beaune-la-Bolande (le cbilTre
élevé des troupes qui prirent part à l'action, celui des blessés, l'im-
portance des résultats, lui méritent ce nom) fut pour le 18* et
surtout le 20' corps ce que dans leur langage expressif les soldats
appellent un coup de chien. Après un pareil effort, les troupes,
même les plus aguerries et les plus confiantes, ont besoin de quel-
ques jours de repos pour se retrouver, ou tout au moins de sentir
que, pour n'avoir pas été couronnés par la victoire, leur dévoûment
et leurs efforts n'ont pas été stériles, et ont servi la cause générale.
L'annonce d'un succès dû à ces efforts, une marche en avant, peu-
vent seuls effacer l'impression de leur échec personnel. Par mal-
heur, rien ne détruisit dans l'esprit de nos soldats les impressions
que nous avons essayé de faire comprendre. Tout vint au contraire
les confirmer. Une proclamation de M. Gambetta annonça bien, il
est vrai, que nous avions été victorieux, et, par une singulière dé-
rision à l'adresse du 20' corps, qui seul avait porté le poids de la
TOMi iciT. — 1871, a «.^
■ Google
iS HEVDX DES DEUX V0KDB3.
journée devant Beaune~ia-Ro!aode, que le 16* corps et son général
avaient en cette journée bieo mérité de la patrie, qu'en conséquence
le colonel Btllot était confirmé dan» son grade de géndral; mais déjà
on savait à quoi s'en tenir sur ces proclamations, et pour nous la
dictature de tt. 'Gambetta n'était pas seulement la u diotature de
l'incapacité, » Bniïont l'expresaion de M. Lanfirey, elle était surtout
celle du mensonge offioieU Les actes parlaient du reste plus bauL
que toutes ces phrases de rhéteur creuses et .sonores. Quarante-
huit heures passées à nos ancieoe cantonnemens de Fréville, au-
près de Bellegarde, avùent à peine donné le temps de rallier les
traînards, qu'au bruit du canon ennemi, tonnant contre Saint-
Loup-des- Vignes, nous nous mettions de nouveau en marche. Pour
nous porter en avant? Nonceptes, mais pour nous replier sur la
forôt d'Orliiaus, vers Ncsployet Nibelles, et, pour mieuï attester
que nous reculions, notue marche ou mieux notre retraite s'effec-
tuait, comme devant un ennemi victorieux lancé à uoire poursuite,
par brigades en édielons. Ainsi se confirmait dans tous les esprits
la conviction de notre insuccès, ainsi allait grandissant le découra-
gement de l'armée. Ce découragement, qui se traduisait par des
actes d'indiscipline chez les soldats de certains bataillons de mo-
biles dont il est inutile de citer ici lus noms, était partagé même
par les meilleure esprits, par ceu^ qui, se mettant au-dessus des
incidens particulière, se préoccupaient surtout de la situation gé-
nérale de !!armée et de la France. C'était peut-être un défaut; mais
le nombre en était grand, on le conçoit, parmi ces jeunes hommes,
intelligens, instruits, éclairés, qui dans les rangs de l'armée mo-
bile faisaient en définitive la guerre en volontaires.
On connaissait mieux aux bivouacs de Nesploy et de Nibelies les
péripéties changeantes de la lutte. Pour tous, il devenait évident
que ce n'était pas seulement contre les maisons crénelées de Beaune-
la-Rolande, contre ses fossés, contre «es barricades, que s'ctaitbrisé
notre élan victorieux. Bi nous avions reculé, c'était «urtout devant
les cenfortS' qu'avaient reçus les Pnrasiens vers la fm de la journée.
Cnniment deux divisions d'infanterie et les batteries d'artillerie
nombreuses dont nous avions senti les coups redoutables quaiid,
vers quatre heures, elltïb donnèrent à hi résistance de l'ennemi une
vigueur nouvelle, avaient-elles :puètrB détachées contre nous en
présence du 16' corps? Comment ce if'' corps, si nombreux, le
plus aguerri, disait-on, et assurément le mieux équipé de toute
l'armée, ^taît-il resté dans l'inaction pendant toute la journée
du 28î A défaut d'ordres précis, assurant l'ensemble des niouve-
mens de teus les corps, n'avait-il pas entendu notre canon, et
n'eet"Oe pas une règle générale, que nul <ne'peut ignorer, que les
D„j,i7<-,ib,.GoogIc
LE VtnCTtEUE COBPg D ARUEE. 39
généntox aDemands avaient, eux, suivie coditc nous, de marcher
au canon? Si, par une attaque à 'fond sur 'Pithiviers et le quartier-
général du prince Frédéric--flharlee, ce corps-eût secondé noWe at-
taque, cette diversion puissante n'eût-elle pas assuré notre succès?
ËQ tout cafi, rennemi, sans les renforts qu'il arvalt reçue si à propos,
aurait-il pu résister le '29 à un nouveau momement ofTen^f? Ce
jour-là, la jonction du 48" corps, retardé par sa lutte à Juranville
le 28, nous assurait une supériorité numérique incontestable, sur-
tout en artillerie, et n'était-ce p<-is un gage assuré 'de la victoire?
La réponse à ces questions était impossible au moment on, suivis
d'une avant-garde prussienne dont nous ignorions la force, nous
nous repliions sur la forêt d'Orléans; mais cette réponse nous fut
donnée bientôt dans un conseil de guerre tenu au château de Ni-
belles et par le général lui-même commandant le 15" corps.
Les paroles que nous allons répéter aussi textuellementque pos-
sible révèlent une méconnaissance trop profonde de la situation mi-
litaire à ce momunt décisif de la campagne pour que nous ne citioas
pas les noms de quelques-uns de ceux qui les ont entendues comme
nous, et qui ne peuvent les avoir oubliées. Ce sont, parmi tous les
généraux et les chefs de service -du 20' ccrps, ceux du général
Crouzat, qui le commandait, du général Thorton, commnndant de la
2' division, du colonel Vivenot, commandant ta 2' brigade de cette
division.
Le général (Jronzat avait dit en substance : Le 20" corps, épuisé
autant par «es longues marches et le dénâment où il a été laissé
depuis la retraite des Vosges que par l'effort qu'il vient de faire
k Beaune-la-Rolande, a besoin de quelques jours -de repos. De-
puis trois mois, les hommes ont fait tout ce que l'on peut exiger
de leurs forces physiques et de leur dévoûment. Il n'est que temps
de leur donner enfin ce qui leur manque, ice<qui leur a toujours
manqué : des souliers à beaucoup d'entre eux, à tons 'des guêtres,
des cartouchières, des sacs, si on ne veut pas que, lenr moral flé-
chissant sous tant d'efforts et tant de privations, ils se laissent aller
à un découragement trop bien justifié. — Il lui fut répondu par le
général des Pallières : « Les hommes sont ce qu'on les fait; le
15* corps, lui aussi, était à mon arrivée très mal organisé, sans
ordre, sans discipline. En quinze jours, tout a changé, et, je le ré-
pète, si leur moral est aujourd'hui excellent, -c'eat que .les hommes
sont ce qu'on 1^ fait. » A ces paroles peu jflattanses pour les igéné-
raux, ses égaux, 1 qui elles étaient adressées, à oette comparaison
très mal venue entre deux corps, dont l'im avait 'toujours !été en
marche depuis trois mois, loin de tootcentre id'approvisionnement,
tandis que toutes les reseourcBS'de I« Rrance avwent-été, bois l'ceil
■ Google
20 BETDB DES DEDX HORDES.
de la délégation de Tours, coosacrées à l'organisation de l'aulre, le
général des Pallîëres ajouta : « D'ailleurs vous voyez les Prussieos
partout, et vous croyez à ce qu'on dit de leurs forces. Détiompez-
Tous, nous n'avons devant nous qu'un lideau de troupes sans con-
sistance : seulement ces troupes sont habilement manœuvrées, et
elles peuvent vous faire illusion; mais elles ne le font, elles ne
paraissent redoutables qu'à ceux qui ne connaissent pas comme
moi la tactique prussienne, n Et, pour être mieux compris par un
exemple, il dit encore : a On parle du grand nombre de canons qui
partout accompagnent l'armée prussienne, — on est disposé à les
voir partout; — eb bien ! voici ce qui se passait à Dijon : chaque jour,
par une porte sortaient des batteries aux attelages reposés, aux ser-
vans d'une tenue irréprochable, aux pièces reluisantes. A une lieue
4e la ville, ces attelages sont couverts de boue, ces pièces brunies,
ces uniformes tachés à plaisir; ces attelages rentrent alors par une
autre porte, et le tour est joué, et l'on croit à la formidable ariillerie
prussienne ! » Comme le commandant de la 1" brigade lui fit ob-
server qu'il n'y avait pas d'illusion de ce genre à se faire, et que la
puissance de la nombreuse artillerie ennemie avait été très bien
constatée à l'affaire de Beaune-la-RoIande, le général, haussant les
épaules, quitta brusquement la salie du conseil sur ces paroles du
même oITicier : « puissiez-vous ne pas faire bientût l'expérience de
la réalité t »
Le lendemain ou le surlendemain peut-être avait lieu le combat
de Chilleurs-aux-Bois, combat d'artillerie surtout, dont les détona-
tions répétées nous arrivaient à travers la forêt, semblables à un feu
roulant de mousqueterie. Le 20* corps à ce bruit se tint prêt à par-
tir au premier appel, mais cet appel arriva trop tard. A onze heures
et demie, la canonnade s'éteignait sans qu'on sût quel était le résul-
tat de cet engagement si court, et dont nous ne pouvions soupçon-
ner l'importance. Hélas! c'était une véritable d<.'faite, et la plus
funeste dans ses conséquences qui pût être infligée à l'armée de la
Loire.
IV.
II semble qu'on peut aujourd'hui, par les dispositions mêmes du
général en chef ennemi, juger de la portée réelle des cninbaLs qui
marquent la fin du mois de novembre, et que, sur la foi de docu-
mens oiBciels français, on a crus de simples eiigagemens prélimi-
naires. Dès le lendemain même delà journée de Beaune-la- Rolande,
le prince Frédéric-Charles, masquant se.s desseins par une vigou-
reuse attaque sur Saiot-Loup-des-Vignes, dégarnissait sa gauche
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LE vineTiiME CORPS d'abhée. 21
et ne laissait plus en face de notre aile droite qu'un corps d'obser-
vation de 8,000 hommes. Toutes ses forces actives étaient concen-
trées à PiLhiviers, prêtes à tomber en masse sur le 15* corps, et lui
porter un coup décisif. Pour l'état-major général ennemi, si bien
informé par ses nombreux espions, et guidé d'ailleurs par une lon-
gue expérience pratique de la guerre, les affaires successives de
Ladon, Maîztères, Juranville et Beaune-Ia-Rolande surtout avaient
paralysé, pour un moment du moins, l'aile droite de l'armée fran^
çaise. La vigueur que nous avions montrée, à laquelle nos ennemis
ont rendu justice (1), leur était précisément un gage certain d'un
instant de détente, et ils croyaient avec raison que quelques jours
de répit leur étaient assurés de ce côté. On sait comment ils en pro-
fitèrent. Les combats victorieux du 2 et du 3 décembre, notamment
celui de Chilieurs-aux-Bois, leur ouvrirent la route ou plutôt les
routes d'Orléans. D'autres mettront en pleine lumière les incidens
et les causes diverses qui ont transformé la défaite du 15" corps en
désastre irréparable. Résolu à ne parler que de ce que nous avons
vu, nous nous bornerons, malgré la sûreté de nos informations, &
dire qu'il en fut ainsi, surtout parce que l'esprit, le moral des sol-
dats était au 15« corps, comme dans l'armée tout entière, celui
que nous avons dit animer l'ancienne armée des Vosges. Peut-être
même, entre tous ces corps, dont nous avons pu étudier les soldats
réunis à Bourges après la défaite du IS' corps à Salbris, c'est en-
core nos propres troupes, celles du 20* corps, que nous regarderions
comme ayant été les plus solides et animées du meilleur esprit.
Nous avons déjà dit que les résultats du combat de Cbilleiirs-aux-
Bois ne furent connus à l'aile droite que lorsqu'il était trop tard
pour en atténuer les fatales conséquences. Un simple coup d'œîl
jeté sur la carte suffit pour montrer que, même en partant aux pre-
miers bruits du canon, la distance qui nous séparait du 15* corps
était trop grande pour que nous pussions arriver à temps sur le
cbamp de bataille. Nous répéterons qu'à onze heures et demie la
canonnade avait cessé entièrement. Nos généraux n'avaient dès lors
qu'à attendre. On a écrit, rendant le général Bourbaki responsable
d'une inaction qu'il est de toute injustice de lui imputer, puisqu'à
cette époque il n'exerçait pas le commandement du 18' et du
20* corps, H que peut-être ces corps dans les mains d'un straté-
giste habile eussent pu être jetés sur les communications de l'en-
nemi, et l'inquiéter sérieusement au point de le forcer à rétro-
grader. » 11 n'en est rien. Ce mouvement fut exécuté; mais, bien
que le 20* corps fût bivouaqué, non à Bellegarde, comme on le sup-
(1) Voyei le* Doméros eu Timt$ h cetta époqas M les dépechM priuaiennes.
. nigiUrrlbyGOOglC
a icTce DBS DEm. Mome».
pose, mais plus prés de Cbiileurs, à Nesploy eLi Nib^ies, la ixmte
qui noua coîuluisaîl le plus diBectemeot sur Orléam, déjà, tombé aa
pooTOir de llenoeiin, oficaù une disuuce pre»]ue dotiÛe de ceJle
qui sépare cette malbeureitse nlle de CfaiUeurs et d'Àrtenay. Cela
»eal explique comment les Prussiens purent nons y devancer el y
coDceDirer des forces împoâaiites qiô garantissaient leur précieuse
conquête cmire toot retour oflisiâif de noire année. Gettâ route
pass^ par la ciiiu.<?sée deCombreui, Vitry-aux-Loges, La Faye-aux-
Loges et Itonoery. En pluBieors poins, elle avait éié coup-e par
de5 traocttées profondes qui, mal comblées à la hâte, retardaient
noire marche, surtout ceU.? de raniilerie. Néanmoins, grâce â l'ar-
tiear de dos troupes, réveillée par l'aUenie du cooiLau %ers trois
heure» noos avions dépassé Donnerr el franchi le canal d'O.^éans.
Vains efTons : l'ennemi, rangé en bataille, nous attendait en avant
d'Orléan^i avec des forces con^tidérables. Ln moment, un engage-
ment fut imminent. Nos positions de comijat étaient prises sur les
hauteurs qui béparent le canal d'Orléans de la vallée de la Loire.
hits informations [dus exactes sur la situation de l'armée ûreat sans
doufi changer les résolutions du général eu chef. Par un mouve-
ment à gauche, nos colonnes rejoigniieni la grande route qui con-
duit k Jargeau, le long du grand fleuve. A six heures du soir, nous
étions bivouaqué'* sur la rive gauch?. Infanterie, cavalerie, artil-
lerie, Iwgagps, iiut avait passé sur le pont de Jargeau, — pont en
fil de fer coupé avant la première occupation des Prussiens, ei ré-
tabli par euA. — Que nul désastre ne marqua ce passage précipité
sur un tel poril, ce fut certes im hasard providentiel; mais notre
tristesse n'en ^tait pas moim? profonde. Si nos chefs n'avaient pas
cm devoir livrer un dernier combat pour le salut d'Oiléans, c'est
qu'Orléans était bien perdu pour la France, et la perte d'Orléans,
c't-laii la fin de nos espérances les plus chères, la preuve trop évi-
dente de désablresqueno'JS ne pouvions connaître, mais qui avaient
dû frapper notre armée : tristes et douloureuses conjectures qui
répoudaienl trop bien à la réalité, tristes et douloureuses prévi-
sions que l'avenir devait trop tôt vérifler. En effet, dès ce jour les
dostinées de l'armée de la Loire étaient écrites, et de fait cette ar-
mée n'existait môme plus comme menace, comme obstacle à la
marche de l'ennemi. Que le prince Frédéric -Charles voulût écraser
soit l'aile droite, dont le général CourbakL venait de prendre le
commandement avec une abnégation patriotique dont l'histoire lui
tiendra compte, soit l'ùle gauche, aux ordres du général Ch&nzy,
il le pouvait avec plus ou moins de peine, mais il te pouvait sû-
rement. Ces deux ailes, désormais sans commumcaUons directes,
débris épars d'une armée imposante au moins par le nombre, ne
■ Google
LE ura^liHB' CQBBS titauÈE. 23
pouvaient pluEh agir qu'isolément. On en forma deux armées dis-
tinctes, mais chacune d'elles était désonnais inférieure en nombre
à ia grande armée allemande, comme elle l'était depuis longtemps
par l'organisation, là discipline et surtout la confiance qu'engendre
le succès. Les premiers coups du prince Frédéric-Charles tombèrent
sur le 10' corps.. Cela devait être.
Lg 16* corps couvrait Bloia, Tours et toute cette partie de la.
France la plus riche et aussi la plus ouverte à l'invasion, tandis que
Bourges, défendue par de sérieux ouvrages, armée dé pièces de
marine, otTrait à Parmée de Bourbaki le premier point d'une résis-
tance qui pouvait énergiquement se continuer dans lés collines du
ïforvan et les défilés de l'Auvergne. Néanmoins, dans l'incertitude
des résolutions que prendi-ait l'ennemi, et lorsque la deuxième dé-
faite du 15'corpsàSalbns lui permettait de nous tourner pour nous
acculer à la Loire, le mouvement de concentration de toutes nos
forces à Bourges était impérieusement commandé; ce mouvement,
exécuté avec une hâte trop justifiée par toutes ces considérations,
peut donner une mesure exacte de la cohésion, de l'ordre des diiïé-
rens corps qui formèrent plus tard la seconde armée de l'est, qui
fut se briser devant Uéricourt. Sur 2,600 hommes du régiment des
Deux-Sèvres, 500 répondaient seuls à l'appel en arrivante Bourges;
des 1.200 hommes du.bataiIlon.de Savoie, 50 avaient' pu seuls suivre
leur énergique commandant, et c'étaient là des corps d'élite. La
neige d'ailleurs n'avait cessé de tomber pendant cette longue marche
de vingt-quatre heures, dépensées à franchir les 56 kilomètres qui
séparaient nos bivoufH:s, près dlArgenl, de nos premiers cantonne-
mexis, à BourgeSh Malgré la neige, les chemins étaient couverts de
verglas, et ce fut un miracle qua notre artilleiâe pût suivre, môme
au prix de la moitié de ses chev^x.. Aussi le général en chef ne
Eaisait-J! qu'obéir aux dures exigences de la réalité, quand' il ré-
pondait.à une dépêche de M. Gambetta, lui enjoignant impi^rîeuâe-
ment de partir à l'heure même de Bour^ges, le 10 décembre, pour
secourir Blois, oii tombaient les premier» obus prussiens, et le
général Chanzy, dont ta position était sérieusement compromise:
tt L'aimée ne peut partir, car,. si je me mettais eu route, j'acriverais
peut-être de ma personae, mais sitrement sans un seul homme et
sBJis un seul cuion. »
Ce que nous venons de racontar est la vérité,, la vérité que nous
avons vue,.mais dont nous n'avons pas dit tous les détails navrans.
Quant-à la Praace,.v(ùci<la.vàrité qu'on lui disait.:
, Google
-'■"■^
za HETOE OBS DEUX KONDES.
■ Toan, 6 décembre.
« Le miaistre de l'iolérieur aux préfets et sous-préfets.
H Je suis informé que les bruits les plus alarmans sont répandus sur
la situation de l'armée de la Loire.
u Démentez hardiment toutes ces mauvaises nouvelles, colportées
par la malveillance dans le bul de proroquer le découragement et la
démoralisation.
« Vous serez strictement dans le vrai en affirmant que notre armée
est en ce moment dans d'excellentes conditions, que son matériel est
intact ou renforcé, qu'elle se dispose à reprendre la lutte contre l'en-
vahisseur. Que chacun soit ferme et fort, que tous ensemble nous fas*
sions un suprême effort, et la France sera sauvée.
« L. Gaubett*. »
Ici s'arrêteront ces commémores d'un des soldats les plus obscurs
et les plus ignorés de cette désastreuse campagne. Il nous a semblé
que nous avions pour les écrire un double devoir à remplir : le pre-
mier, de rendre hommage à la bravoure et au âévo&ment de nos
compagnons d'armes, bravoure, dévoûment méconnus, peut-être
parce que souvent ce sont les ouvriers de la dernière heure qui,
suivant la parole de l'Ëvangile, reçoivent le meilleur salaire, peut^
être aussi parce que nous n'avions pas été choisis pour être les
instrumens d'une volonté personnelle, et que nous n'étions que ceux
de la délivrance de la patrie; — le second, celui de dire la vérité
telle qu'elle nous était apparue, parce que, si l'on veut que le passé
ne soit pas perdu pour l'aveuir, c'est par la vérité seule que les
enseignemeos et les leçons qu'il contient peuvent devenir efEcaces.
De toutes ces leçons, de tous ces enseignemeos, celui que nous
voudrions voir ressortir le plus clairement de notre récit est cette
vérité trop méconnue des théoriciens de 92, admirateurs aveugles
d'une époque qu'ils croyaient pouvoir recommencer : les armées,
généraux et soldats, ne s'improvisent plus aujourd'hui; mais, quel-
que funeste que cette erreur nous ait été, il en est une plus déplo-
rable encore : c'est celle qui nous a fait croire aux vertus de la
dictature, et qui, après vingt ans d'un pouvoir personnel dont les
conséquences logiques se révélaient chaque jour aux lueurs sinistres
de nos ruines, poussait la France & se jeter de nouveau, pour être
sauvée, dans les bras d'un homme, — mo^en commode de salut en
vérité, s'il n'était illusoire, et auquel ne recourent jamais les peu-
ples inspirés du sentiment réel de la liberté. Ces peuples savent que
les dictatures n'ont jamais rien sauvé, et qu'elles aboutissent tou-
jours à quelque despotisme dégradant, despotisme d'un soldat de
génie, de sopbistss aux mains sanglantes, u bourreaux, barbouil-
LE TinCTIÈHB CORPS d'&HITÉB. 25
leurs de lois, » ou bien encore d'une commune effrénée, tourbe
sans nom de furieux , dont les monstrueux excès foni; pâlir les rôvea
sanglans des Tibère et des Néron. Pour nous, on le voit, l'homme
n'est pas en cause, et, si l'on a pu accuser avec raison le dictateur
que la France s'était donné de l'avoir conduite plus avant dans
l'abtme, c'est qu'il était dans la logique qu'il en fût ainsi. On peut
dire aujourd'hui quel était le plan à suivre pour que l'armée de la
Loire fût l'armée libératrice de la France. Paris approvisionné pour
deux mois encore , il fallait former, organiser cette année derrière
la Loire et la forêt d'Orléans, et, quand elle eiit été réellement or-
ganisée, la lancer par un mouvement d'ensemble dans un eObrt gi-
gantesque sur toutes les routes qui conduisent à Paris. — Sur l'une
d'elles, en quelque point, on eût passé. L'armée allemande, infé-
rieure en nombre, ne pouvait les défendre toutes à la fois. — Au
Heu d'une armée, au lieu de soldats , nous avions des foules et des
hommes, et même avec eux, au lieu de cette action générale et de
ce coup unique frappé partout à la fois, nous avons eu les combats
successifs des 2i et 25 novembre : Ladon, Maizièrcs; 28, Beaune-la-
Rolande; 2 et 3 décembre, Song^ et Cbilleurs-aux-Bois; enfm du 6
KO. 25 décembre, de Beaugency au Hans, combats glorieux où la
bravoure française a jeté de vifs éclats, mats qui ne pouvaient abou-
tir qu'à des défaites, parce que, à égalité numérique, la victoire
appartient toujours à l'armée la plus aguerrie et la mieux organi-
sée. Ces fautes eussent pu être évitées, dira-t-on. Oui, si l'on reste
dans les idées abstraites; non, si l'on fait la part de la réalité, je
veux dire des passions humaines. En novembre 1870, la question
semblât être non pas : comment sauver la France? mais qui sauvera
la France , de Paiis ou du dictateur dont elle subissait la direction
fatale 7 Le pouvoir de ce dictateur, sa gloire si l'on veut, pour être
juste peut-être, n'étaient fondés qu'à ce pris; dès lors, organisée
ou non, il fallait que l'armée de la Loire courût à l'ennemi. Enfin,
si de ces hauteurs du pouvoir nous descendons dans les rangs pres-
sés de la foule, que d'ambitions vulgaires, que de vanités jalouses,
que d'intérêts égoïstes ne voyait-on pas à l'œuvre ! C'est que vingt
ans d'un pouvoir absolu avaient tari en nous toutes les croyances
généreuses, toutes les vertus rédemptrices, et que partout l'égotsme
et la lâcheté coudoyaient le dévoûment et la bravoure.
Que ce soit là le suprême enseignement de cette douloureuse his-
toire; puissions-nous ne jamais l'oublier, et ne chercher ie"remède
qu'aux sources pures qui seules l'ont en elles : le culte viril de la
justice, la pratique féconde de la liberté!
Th. Aube.
■ Google
LA GRECE
ET SES VOLONTAIRES
D\.\S LA GI'URRF: de lS7n
Lij malheur, qui iio'is apprend à nous connaître nous-mêmes,. doit
nous apprendre aussi à connaître les autres. C'est surtout dans les
crises douIoureuK's de leur existence que les parliculiers fout l'é-
preuve dd ce qu'ils |)euvenl attendre du (lêvoùn)eiit et de la fidélité de
leurs amis ; c'est également à l'heure de* désastres que les peuples
éprouviés par la mauvaise fortune sont le mieux éclairés sur les seu-
tûuens qu'ils inspirent aux autres peuples. La lutty que nous venons
de soutenir conUe l'Allemagne nous rend du moins le service de
nous montrer où sont ceux qui nous aiment, dans quel coin du
monde il reste encore quelques sympathies pour la France. Avant
cette épreuve, notre vanité ignorante se figurait volontiers que les
souffrances d'un pays tel que le nôtre inléresseraieut toute !'Eu-
rop;;, etqu'a«cune nation ne nous ven-ait souffrir sans éprouver le
besoin de nous iwrter secours. La foule se flattait même que notre
infortune nous vaudrait des alliés au.-delà des mer3,,ei que l'Amé-
rique, autrefois aidée par noB armes, nous aidemit àf son tour.
Toutes ces illusions de l'an)our-pro[>re national- doîveni se dissiper
aujourd'hui, si nous ne voulons contluuer à noua tromper nous-
mêm&»en prenant nos espérances pour des réalités. Les événemens
ont prouvé qu'on s'abusait étrangement en France sur les disposi-
tions des peuples à notre égard. Là où nousr croyions recueillir les
marques de sympathie que nous ne refusons guère aux malheurs
des autres, ou tout au moins le souvenir des services rendus, nous
LES VOLONTAIBUS GRtCS EN FRANCE. 27
ne rencootriona que l'indifférence générale, sinan le mauvais vou-
loir du plus grand aaœbre. Non-seulemeot aucun état, ne s'armait
pour notce défense, ce. qui peut à la rigueur s'expliquer par des
nécessités politiques, mab nulle, part, dans les grands paj^s où l'o-
pinion publique dirigâ Les aflaires, elle n'imposait aux gauverne-
mens^ l'obligation d'intervenir en notre faveur : les populations nous
abandonnaient en môme terapsque la diplomatie.
Seuls, quelques états neutres, quelques petits peuples condamnés
à l'impuissance par leur faiblesse, nous témoignaîânt alors un atta-
chement qu'il serait injuste et impolitique d'oublier. On sait ce
que le département de la Moselle,- ce que les villes de Metz et de
Thionville, doivent à l'humanité du grand-duché de Luxembourg.
La Suisse a été hauJement remerciée de la généreuse nsùstance
qu'elle offrait au mois de septembre l'870 à la population, de Stras-
bourg, de l'accueil hospitalier qu'elle faisait quelques mois plus tard
à notre malheureuse armée de l'est. Peut-être ne sait-on pas aussi
bien quels secours nous sont venus de l'Orient, ce que la race hel-
lénique a tenté sur tous les rivages qu'elle occupe pour nous payer
la detw de Navarin et de l'expédition de Morée, Il importe cepen-
dant de ne pas laisser dans l'ombre des faits qui honorent une na-
tion trop souvent méconnue en- France. La Gi!èce,,qui a oublié nos
épigi'ammes pour ni se souvenir que de nos bienfaits, mérite que
notre gratitude réponde à la sienne. Traitons-la comme ces amis
fidèles dont on médit quelquefois dans la prospérité, mais qu'on
est Bûr de retrouver dans les jours difficiles, dont on ne connaîtrait
pas tout le dévoùment, si l'on n'avait souffert, — auxquels on doit
d'ailleurs il" autant plus d'égards et de marques d'anùtié qu'on, les
a moina ménagés lorsqu'on, se figurait qu'on a'aurait jamais besoin
d'eux.
La politique étrangère du gouvernement impérial^ dont la guerre
vient de dévoiler toutes les fautes, n'avait été oi plus habile, ni plus
clairvoyante en Orient que dans le reste du monde. Elle y commet-
lait même l'étrange et inexcusable naaladresee d'y combattre, sur le
seul terrain oij elle pouvait le défendre sans danger pour la France,
le principe des- nationalités qu/elle introduisait ailleurs dans la. di-
plomatie, et dont itlle favorisait à. nos portes lai périllsuafi expé-
rience. Pendant qu'elle laissait la PEusae dépouiUen le Danemark
sous préteste de protéger dans les: duchés daaws les intérêt» de, la
race germanise, elle pœnait parti «n toute occaeion pour la lur-
, Google
28 BETUE DES DEUX HOIfDES.
quie contre la Grèce, pour les oppresseurs de la nationalité hellé-
nique contre les représentans de la race grecque opprimée. Elle
ne se contentait même pas de soutenir les intérêts et les prétendus
droits de la Porte-Ottomane, il ne lui suffisait pas que le Turc fût
maintenu en possession de toutes ses conquêtes; elle voulait qu'il
fût respecté, honoré, qu'il prit rang parmi les peuples civilisés.
Tandis que l'Angleterre maintenait l'intégrité de l'empire ottoman
par un calcul politique dont elle ne dissimulait pas les motirs inté-
ressés sans essayer de faire illusion au monde sur les vertus de son
protégé, la France officielle entreprenait la réhabilitation morale de
la race turque, et propageait le mensonge d'une civilisation musul-
mane. Notre diplomatie insinuait volontiers que, si les Turcs avaient
conquis autrefois par le droit du plus fort la Thessalie, l'Épire, la
Macédoine, la Crète, les côtes de l'Asie-Mineure, ils les gardaient
aujourd'hui du droit que leur donnait leur supériorité sociale sur la
race hellénique. Partout où séjournaient dss représentans de la
France en Orient, missionnaires, négocians, agens consulaires, il
circulait parmi eux une sorte de mot d'ordre en l'honneur de la
probité, de la loyauté turque, qu'on opposait avec affectation à la
duplicité grecque.
Assurément les Hellènes ne méprisent ni l'h^ileté, ni la ruse;
ils se glorifient eux-mêmes de descendre en droite ligne de l'artifi-
cieux Ulysse, type du Grec des lies, aussi bien que du bouillant
Achille, type du Rouméliote; mais quoi de plus corrompu et de
plus vénal que l'administration turque? Quoi de plus suspect que
la probité des pachas, des juges, des fonctionnaires de tout ordre,
de tous ceux enfin qui prétendent représenter la civilisation otto-
mane? Il serait aussi puéril d'y croire que de pai'ler encore de la
vieille honnêteté allemande après le pillage méthodique de nos mai-
sons de campagne. Notre presse officieuse n'en essayait pas moins
de nous abuser sur le compte des Turcs en leur attribuant des ver-
tus conventionnelles, en énumérant les progrès accomplis chez eux,
comme si la Turquie ne devait pas ce qu'elle fait de mieux à l'acti-
vité des étrangers, ou à l'industrie des chrétiens qu'elle compte
parmi ses sujets. On connaissait même si bien les dispositions favo-
rables des Tuileries pour la Porte-Ottomane, qu'un journaliste offi-
ciel, au retour d'un voyage en Orient, croyait plaire au souverain
en rappelant qu'une jeune personne de la famille de Joséphine, en-
levée autrefois par des corsaires et devenue sultane favorite, éta-
blissait un lien de parenté entre un des ancêtres du sultan et l'em-
pereur des Français. D'autres courtisans exploitaient contre les
Grecs, qu'on voulait décidément sacrifier aux Turcs, les sentimens
religieux de la France en réveillant les vieilles querelles des deux
■ Google
LES VOLONTAIRES GRECS EN FRANCE. 29
églises d'OrieDtet d'Occident, eo parlant avec amertume du schisme
de Pbotius.
Au fond, cette politique, si contraire aux traditions et aux véri-
tables intérêts de la France, nous était inspirée par l'Angleterre,
qui considérait comme avantageux pour elle tout ce qui fortiûait
l'empire turc, comme dangereux tout ce qui l'afiaiblissait. Après
nous avoir entraînés à leur profit dans la guerre de Crimée, nos
habiles alliés nous faisaient partager les inquiétudes que leur cau-
saient les sympathies présumées des Grecs pour la Russie. Ils nous
montraient à Constantiaople l'obslacle qui devait arrêter l'ambition
moscovite, en Grèce le point d'appui que les Russes trouveraient
un jour dans leurs projets de conquête. C'est en eCTet un axiome de
la diplomatie anglaise en Orient, que les Gi-ecs, rapprochés des
Russes par la communauté de la foi religieuse et de la haine contre
les Turcs, sont les inslrumens désignés de la poliiique des tsars.
Rien de plus vrai, si on se place au point de vue exclusif de l'An-
gleterre, si on veut maintenir à tout prix l'intégrité de l'empire
ottoman, et forcer tes populations chrétiennes à subir indéfiniment
une domination qu'elles détestent. Rien de plus faux au conb'aire,
si on admet le droit des races opprimées à conquérir leur indépen-
dance, si, en vertu jl'un principe d'humanité supérieur aux calculs
de la politique, on laisse un libre jeu aux forces nationales qui
s'agitent sous l'apparente unité de l'empire ottoman. Les Grecs des
provinces turques n'ont qu'une pensée, celle de s'affranchir, mais
ce n'est pas pour retomber sous le joug des Russes après avoir
échappé à celui des Turcs. En demandant à vivre libres, ils ne ser-
vent aucun intérêt qui leur soit étranger : ils obéissent à l'instinct
le plus sacré de la nature humaine. L'Angleterre n'aurait aucun
grief à faire valoir contre les Grecs, si elle ne contrariait elle-même
leurs vœux les plus légitimes. C'est elle qui parait les jeter quel-
quefois dans les bras de la Russie en mettant des obstacles' à une
émancipation que les Russes, plus avisés, feignent d'encourager.
Qu'on intervertisse les rôles, et que les Anglais se montrent à leur
tour plus favorables que les Russes à l'indépendance hellénique, il
ne restera pas en Grèce un seul partisan de la politique moscovite.
Il ne se mêle en réalité au sentiment national des Hellènes aucun
attachement particulier pour la Russie, aucun désir de lui être
agréable, aucune affmité de race. En revendiquant une nationalité
indépendante, ils travaillent pour eux, pour eux seuls, sans aucun
souci de ce qu'on pense ou de qu'on espère à Saint-Pétersbourg.
Peut-être même les Russes inspirent-ils plus de défiance aux
Grecs qu'aucun autre peuple à cause des projets ambitieux qu'on
leur prête. On- veut bien en Grèce faire cause commune avec eux
30 KETL'E un DEVX KOKilK.
contre le Turc, qui est l'eDiieinicDininini, imie à la condition que
la TÎcloire devra profiler avant tout à l'affranchissement de la race
hellénique, et qu'un mEtltre nouveau ne viendra pag se substituer au
maître ancien. La communawlé de croyances religieuses, que les
observateurs superficiels considèrent comme une cause de rappro-
chement 'entre les deus peuples, éloignerait plutôt le clergé grec
de toute idée de fusion avec le clergé russe. II y a chez les Hel-
lènes, en religion comme en toute cboBe, un sentiment obstiné
d'indépendance qui ne s'accommoderait pas de la suprématie reli-
gieuse du tsar. LVglise grecque, qui donne son nom à une grande
communion chrétienne, qui se vante de son nntiquité, de ses tradi-
tions, de son histoire, se croirait humiliée et amoindrie, si elle de-
venait (église russe. Lee prêtres grecs, qui ont toujours résisté au
pape de Rome, ne sacrifieraient sous aucun prétexte la liberté dont
ils jouissent au sein d'une église indépendante à l'autorité abBoUi*:
d'un pape du nord doublé d'un awtocrsrte. Je deniantîais »n jour au
jeune et intelligent évécpjede Parnnïj-ihia, eii Éfire, si le clergé
des provinces grecques de la Turquie verrait avec plaisir les Rusnes
y remplacer les Turcs. « Nous y perdrions, me répondit^il; sous la
domination turque, quelque dure qu'elle snil, il nous reste du moins
un asile, 'l'église : jamais le Turc n'y pénètre, jamais il n'internent
dans les questions religieuses. Nos temples nous appartiennent et
n'appartiennent qu'à nous. Le Busse noue poursuivrait jiiB;ue dans
le sanctuaire au nom du pouvoir spirituel qu'il attribue à l'empe-
reur, et nous y apporterait ta volonté d'un niattre. h Tous les prêtres
hellènes ne sont pas aussi francs : ils acceptent même volontiersjes
cadeaux que la Russie envoie chaque année à leurs églises et à
leurs couvens; mais tous réservent également leur indépendance et
9 entendent 'rester Grecs. Ils entretiennent si peu l'amour de la Rus-
sie dans les classes populaires, sur lesquelles ils exercent une •véri-
table influence, que le peuple, dont les sentimens intimes se tradui-
sent souvent par des mots caractérisliqaea, applique généralement
aux Russes «n sobriquet méprisant, -et emploie un des termes les plus
énergiques desa langue pour désigner les partisans supposés de la
politique moscovite (1). L'Anglais au contraire, sans être aimé, in-
(I) Dfttij le peuple, Qo npp«llo le Russe Kakotot, cinnmc pour se moqurr âc quel-
ques sons de la langue moBCOvito qui, se reproduisant trop "fréquemment, paraissent
groMters aoi oreilles alhénlennes. C'aat ainsi que lei anciens Grecs ont composé 1«
mot barfarot (ibarbare.) anc liis<deuR BjUibea Iw plus rudes ei les |)lue usitées de
iaJkogue âtraosèrc qu'ils oiU otiCuiduc la première. Dans le laitae idioma iiopulaiic,
la pariltau du Busse est ua napifl«, un Mpai, c'eU-i-dirc un caquin et pis Fucore.
On s'ei poserait à un mautais parti, si od m ptrmellaitd'iippeler aiosilc plus bumblc,
U plus imUTensif des AUitnltns.
, Google
LES tomirrAiBES eiiEcs ïn traxci;. 31
spire plutôt de l'estime et du respect. Quant au Françtiis, pour le-
quel ^ langue populaire n'a inventé aucune qualification dédai-
gneuse, il figure dans quelques chants nertionauj. notamment dans
les chamsDDS soiiliotes, oomme le type dn courage «t de l'esprit
Voilà pourtant le perrple que l'Angleterre et la France accusaient
psndant la guerre de Crimée de soutenir en Orient les intérêts des
Russes. Notre diplomatie ne voulut pas comprendre alors que ce
qui séparait les Grecs de nous, 'c'était non pas leur attachement
pour la Russie, mais leur haine contre le Turc, autrefois combattu,
maintenant protégé par nous. Ce n'était pas la querelle des Russes
et des puissances européennes qui touchait la race hellénique; c'é-
tait son propre intérêt engagé dans la question, la crainte qu'elle
éprouvait de voir la Turquie sortir du combat plus forte, d'attendre
plus longtemps la délivrance de la Thessalie, de l'^Épire, des îles
grecques de la Méditerranée. Pouvait-on demander à un peuple
émancipé d'hier, éprouvé par des siècles d'esclavage, de l'aire des
vœux pour ses anciens oppresseurs, pour ceux qui détiennent en-
core une partie des provinces dont îi réclame ralfranchiesement
au nom des droits du sang, de la communauté de l'origine et de la
langue? Les Grecs sont excusables de s'être placés à leur point de
vue, et non au nûtire, pourjager la guerre de Grimée. -11 faut se
résigner à mettre contre soi leurs intérêts les plus chère et leurs
sentJmens les plus légitimes chaque fois qu'on ajoutera quelque
chose à la force de la Turquie, qu'on rendra celle-ci plus capable
de maintenir sa domination «ur les provinces grecques de son em-
pire. Et cependant, quoique notre politique d'alors irritât et inquié-
tât les populations helléniques, quoique la iRussie au contraire parût
soutenir la même cause qu'elles, les Russes inspirent en Grèce si peu
de sympathies et dételles défiances, qu'aucun mouvement sérieux
ne se produisit en leur faveur, 11 ne se prêcha pas de croisade, il
ne se forma pas de corps de volontaires, la jeunesse ne s'enrôla
point pour aller servir dans leurs rangs. Quelques patriotes essayè-
rent même de distinguer la cause grecque de la cause russe en
offrant leurs services aux armées alliées qui assiégeaient Sébastopol.
lin Grec du Magne, ffi. Dimitvacaracos, de la puissante famille des
MmTOmichalis, proposa aux deux gouvernemens de France et d'An-
gleterre de lever un oorps de 500 Maniotes qui, en combattant à
côté de no3 soldats, témoigneraient de la reconnaissance que la Grèce
nousgarde pour d'anciens :service8, attesleraient son désir de rester
fidèle à notre alliance. .Cette offre ne fut point acceptée. On crai-
gnit sans doute de s'engager envers les Grecs, et, comme on était
résolu à ne rien leur accorder de ce qu'ils espéraient, 'on crut
■ Google
32 RETDE DES DEDX MONDES.
prudent de commencer par ne rien leur devoir : politique habile
peut-être, mais Insuflisante à coup sûr, si on se bomut à un rôle
négatif, si on ne remarquait pas l'importance d'une telle manifes*
talion, faite publiquement en notre faveur dans des conjonctures
si ditTiciles pour la Grèce. 11 y avait là un symptôme qui indiquait
le courant naturel de l'opinion publique, qui montiait clairement
de quel côté se porteraient les sympathies des Hellènes le jour où
notre politique ne contrarierait plus leurs légitimes espérances. 11
fallait que la France fût singulièrement populaire auprès des chré-
tiens d'Orient, et que la Russie le fût bien peu, pour que, dans une
guerre où la France faisait cause commune avec les Turcs contre la
Russie, il se trouv&t plus de Grecs disposés à servir dans les rangs
des Français que dans les rangs des Russes.
Notre diplomatie, trop souvent à la remorque de la diplomatie
anglaise, n'en persista pas moins à confondre les intérêts des Grecs
avec ceux des Russes, et à témoigner aux populations helléniques
autant de défiance qu'elle montrait de sympathies à l'empire ot-
toman. On le vit surtout pendant l'insurrection de Crète. Nous qui
nous faisions ailleurs les avocats et qui allions devenir les dupes du
principe des nationalités, nous assistions de mauvais^e gr&ce, non-
seulement sans le favoriser, mais avec le désir évident de le voir
terminé t l'avantage des Turcs, au combat inégal que livrait une
poignée d'hommes pour la plus juste des causes. Le droit des Cré-
tms était clair, d'accord avec b seule idée générale dont notre gou-
vernement eût pris l'initiative dans les questions de politique exté-
rieure. 11 s'agissait d'une lutte éminemment nationale, de l'effort
désespéré d'un peuple asservi pour conquérir enfin l'indépendance
à laquelle il aspirait depuis des siècles. — Sur d'autres points du
monde, la France trouvait vingt argumens en faveur de révoltes
moins légitimes. Ici, la presse oflicieuse n'eut que des paroles sé-
vères à l'adresse des insurgés, et notre diplomatie ne les ménagea
point. Sans doute ceux qui succombent accusent volontiers ceux qui
les abandonnent. Sans ajouter foi à tous les bruits qui circulèrent
alors en Orient sur l'attitude de notre marine et de nos ageas di-
plomatiques, il est fâcheux qu'on ait pu croire à quelque connivence
des bàtimens français et de la flotte ottomane dans les eaux de la
Crète, plus fâcheux encore qu'un consul de France ait paru inter-
venir pour décider le chef de l'insurrection, l'énergique Pétropou-
laki, à déposer les armes.'
Cette politique menaçait de nous faire perdre les dernières sym-
pathies de la Grèce, des sympathies qui avaient survécu à la guerre
de Crimée, mais que décourageait le mauvais vouloir persistant de
la diplomatie française; on put croire alors que tous les liens étaient
■ Google
LES TOtONTAIBBS GBECS EN FRANCE. 33
brisés entre la France et la race hellénique, qu'on oublierait en
Grèce et le dévoûment de Fabvier et le courage de notre armée ex-
péditionnaire, pour ne se souvenir que des griefs récens. Qui eût
été témoin de l'explosion de joie avec laquelle une partie de la po-
pulation athénienne accueillit l'année dernière la nouvelle de nos
premiers malheurs en aurait conclu que les Grecs nous haïssaient
autant qu'ils nous avaient aimés autrefois. Au premier moment, la
foule, irritée contre notre gouvernement, ne fit pas de distinction
entre l'empire et la France, et se félicita des revers de la politique
impériale.
Ce mauvais sentiment, la diplomatie russe, qui dévoilait dès le
début ses intelligences avec nos ennemis, essaya de l'entretenir en
môme temps qu'elle commençait la propagande la plus active au
proût de l'Allemagne. 11 eût suffi de lire au mois d'août 1870 un
seul numéro du Siâcle, journal d'Athènes dévoué à la Russie, pour
deviner que cette puissance avait déjà pris parti contre nous pour
la Prusse. On y annonçait aux Hellèues que le rAle de la France
était fini dans le monde; on les engageait à ne plus tourner leurs
regards de notre côté, — à tout attendre dans l'avenir des sympathies
de la Russie, qui, de concert avec l'Allemagne , résoudrait un jour
la^queslion d'Orient en faveur des Grecs; on découvrait même, gr&ce
aux, notes que la légation de Prusse communiquait sans doute au
journal grec, que les Prussiens étaient d'ardens phiihellènes, et que
le baron de Stein avait plaidé autrefois la cause de la Grèce auprès
des puissances européennes. Pour nous porter le dernier coup, tes
partisans de la Russie relevaient soigneusement toutes les marques
de sympathie que la politique française avait données aux Turcs,
ces éternels ennemis de la Grèce. Il n'était pas jusqu'à l'alliance de
François I" et de Soliman qui ne nous fût reprochée comme un
crime envers la race hellénique; l'inspiration de la Prusse se re-
connaissait sans peine au pédantisme de ce dernier trait.
Le peuple grec heureusement ne persista point dans le premier
mouvement de colère qui lui avait fait accueillir avec joie la nou-
velle de nos désastres. Dès qu'il eut exhalé son ressentiment contre
la politique impériale et savouré te plaisir de la vengeance, il se
rappela ce que la France avait fait pour lui à d'autres époques. La
sympathie pour nos malheurs succéda bien vite à la satisfaction
que lui causait l'écroulement de 1 empire. Il y eut alors une série
de manifestations touchantes et comme un élan de toutes les forces
généreuses de la Grèce vers la nation française. On ne pensa plus
qu'à nos souffrances, au caractère impitoyable de la guerre qui
nous était faite, au bombardement de nos villes, à l'énergie que la
population déployait dans la réùâtaoce, au courage avec lequel
TOm iciv. — 1171. 3
nigiUrrlbyGOOglC
34 BETCE DES DEUX MONDES.
nous snpportioBs t&nt d'épreuves. La Grèce aussi avait souflert, sont
territoire avut été ruiné et dévasté par un ennemi implacable; les
vieux témoins de ses désastres, nombreux encore et attachés h leurs
souvenirs, retrouvaient dans le récit de nos maux une imnge agran-
die de leurs propres malheurs. D'ailleurs cette France (jiii se dé-
battait sous la main de l'étranger, c'était là France des philbellënes,
la patrie de tant de généreux écrivains qui avaient raconté les
exploits des palikares et appelé l'Europe au secours de la Grèce,
de tant d'hommes de cœur qui avaient offert leurs vies pour )a li-
berté hellénique, la patrie de Chateaubriand el celle (h; Fabvîer.
La presse libre d'Athènes, la presse qui se tient en étroite com-
munication avec le sentiment populaire, qui s'inspii-e surtout du
patriotisme, se reporta avec émotitHi vers répocjue héroïque de la
guerre de l'indépendance pour y chercher la trace de tous les ser-
vices dé^iDté^e^së3 que les Français avaient rendus à la Grèce. 11
ne fut plus question alors que de notre générosité passée et de nos
calamités présentes. On ne songea plus qu'à nous prouver la re-
connaissance de la Grèce, à nous payer une dette nationale. Le
branle était donné à l'opinion, l'idée d'une croisade pour la France,
partie de la capitale, se propagea de procite en proche, de rivage
en rivage, jusqu'aux extrémités du monde hellénique.
n.
A la tête de ce mouvement se plaça dès le début un homme de
cœur et de l'esprit le plus distingué, M. Gennaclîos, professeur à
l'université d'Athènes, rédacteur en chef du journal l'Eloile, an-
cien étudiant des universités allemandes, nourri des travaux de la
science germanique, mais trop au courant de l'histoire de l'Alle-
magne , trop instruit de la nôtre pour hésiter entre un peuple qui
n'a jamais rien fait pour la Grèce, dont la Grèce ne doii rien at-
tendre dans l'avenir, et les meilleurs, les plus anciens amis de la
race hellénique. Il prit le parti de la France avec une grande éner-
gie ; il exprima le premier l'opinion qu'il ne fallait pas s'en tenir à
une démonstration d'amitié platonique, que, les Français ayant se-
couru les Grecs dans leur malbeuj;, ceux-ci devaient à leur tour se-
courir les Fram^ais, et de même que la presse libérale de la restau-
ration avait fait appel aux philhollëne-s de notre pays, il invita ses
compatriotes à s'organiser en corps de volontaires, k quitter leur
patrie pour concourir h la défense de notre territoire. Les journaux
grecs dévoués à la Russie donnèrent une nouvelle preuve de leurs
sympathies pour la Prusse en essayant de s'opposer à ce mouve-
, Google
LES rOLONTATBES GRECS EN FRANCE. 35
ment national; mais la presse patriotique s'y associa unanimement
en Grèce, hors de la Grèce, partout où la race grecque compte des
représentans et des organes. L Indépendance kelléritque d'Athènes,
rédigée en français, défendit naturellement la même cause que
VÈtoile. A Bucharest, riris, k Constantinople, le Nouvelliste, arlver-
saire habituel du panslavisme, embrassèrent chaudement la cause
de la France. A Trieste, la Clio, plus calme, mais connue par son
impartialité et respectée de tous comme le journal le plus influent
du monde grec, se prononça en notre faveur. On remarqua dans la
même ville les tendances germaniques du Jour. On s'en étonna
d'autant plus que cette feuille reçoit les inspirations de M. Rizo Ran-
gabé; on ne s'attendait guère à rencontrer au premier rang des ad-
versaires de la France un des hommes que la France a le mieux
accueillis. Presque seul parmi ses compatriotes, le môme person-
nage donna l'exemple étrange d'envoyer ses deux ûls servir contre
nous dans l'année prussienne.
Les sympathies générales de toutes les classes et de toutes les
parties du monde hellénique devaient largement nous dédomma-
ger. Nos défenseurs se recrutèrent en effet dans les rangs les plus
divers de la société grecque. Officiers et soldats de l'armée régu-
lière, accourus malgré leur serment professionnel et la menace d'un
conseil de guerre, fils des vieux palikares qui avaient combattu
pour l'indépendance, avocats, séminaristes, professeurs, étudians,
babitans de Smyrne et de Gonstaotinople, Épirotes et Thessaliens,
enfans de la Grèce libre ou de la Grèce encore asservie, un même
sentiment de patriotique reconnaissance, un même élan de géné-
reux enthousiasme les poussait sous le drapeau français. Les jeunes
gens de l'université d'Athènes, entraînés par les nobles passions
de leur âge, enflammés par les paroles de M. Gennadios et par
les articles de lEtoile, se faisaient en grand nombre les mis-
sionnaires de cette croisade improvisée. Pendant que les plus
pauvres vendaient leurs livres pour s'embarquer à leurs propres frais, '
les plus riches et les plus influens parcouraient les provinces
pour soulever l'opinion en faveur de la France. En Messénie, le
jeune Théophilopoulos réunissait dans une église les habitans de sa
ville natale, et leur rappelait tous les semces que les Français
avaient rendus aux Messéniens pendant l'e^ipédition de Morée. A
Sparte, un avocat du groupe de la jeune Grèce, Ana^tase Zervéas,
montait sur une ruine et parlait de la France aux Spartiates en face
du château de Mistra, bâti par les Francs. Ailleurs, c'étaient les
hommes les pins respectés et les plus populaires, les chefs des pa-
likares. qui dirigeaient le mouvement et recrutaient les volontaires,
A Lépante, dernier asile des familles souliotes, où vivent encore les
■ Google
36 BETDE DES DEtil UOSDES.
rares descendans de ces montagnards qui ont étonné l'Europe par
leur courage, le député Plastiras, un des hommes les plus popu-
lûres et les plus estimés du pays, allait de maison en maison ex-
pliquer à chacun le devoir de reconnaissance auquel tous les (îrecs
étaient tenus envers le peuple français. A Nauplie, foyer des idées
libérales, une femme justement célèbre réunissait chez elle et en-
courageait les partisans de la France.
En peu de temps, dans ce petit royaume de Grèce, à peine aussi
peuplé que le département de la Seine, plus de 1,600 volontaires
étaient i^unis. M. Gennadios en rassemblait lui-même 1,200 autres,
choisis presque tous parmi les montagnards et les Grecs les plus
belliqueux, dans les vieilles familles guerrières de Souli, de l'Épire,
de la Roumélie, du Péloponèse, et que devait commander un chef
intrépide, le colonel PétropoulaLi, Qls du dernier défenseur de la
Crète. Il en serait venu un plus grand nombre, si le gouvernement
pnisslen n'avait insisté auprès du gouvernement grec pour qu'on
sarveillât les côtes et qu'on s'opposÂt au départ. Le roi George, en
sa qualité de Danois, eût volontiers favorisé la France aus dépens
de la Prusse; mais son mariage avec une fille du grand-duc Con-
stantin le plaçait en quelque sorte sous la dépendance de la Ilussie,
et la Russie ne dissimulât pas ses préférences prussiennes. Il prit
donc les mesures qu'on exigeait de lui; il envoya au Firée de nom-
breuses patrouilles, et soumit à une rigoureuse surveillance les sol-
dats de l'armée régulière, parmi lesquels on lui signalait des ten-
tatives d'embauchage. Du reste le port était soigneusement gardé
par le consul de Prusse, qui, de concert avec le commandant de
place, très 2élé pour les intérêts de la Russie,' ne laissait partir
aucune personne suspecte. Quelques militaires, ayant essayé de
forcer la consigne pour s'embarquer à bord des bâtimens français,
furent arrêtés et conduits par mesure disciplinaire au fort de Pala-
midès, où l'on compta jusqu'à 100 prisonniers retenus à la fois pour
la même cause. La police et la gendarmerie faisaient des rondes de
nuit si sévères entre Athènes et te Pirée, que, sur 15 séminaristes
qui essayèrent de franchir cette ligne pour rejoindre les volontaires,
12 furent découverts; 3 d'entre eux seulement arrivèrent à destina-
tion, y compris un enfant de quinze ans, Kypriadës de Lépante, qui
était le plus brillant élève du séminaire d'Athènes.
Ces précautions rigoureuses, mus tardives, n'avaient pas empê-
ché tes 1,500 volontaires de la première heure de partir pendant
que la route était encore ouverte, les uns sur des bâtimens grecs, les
autres sur des bateaux de nos Messageries nationales, où l'industrie
et le patriotisme d'un agent de la compagnie leur assuraient le pas-
sage. Leur arrière-garde arrivait à Messine au commencement de
,, Google
LES TOLONTAIRES GBECS EN FBAHRE. 37
novembre, pour y apprendre la capitulatîoa de Metz, et y voir avec
colère toute la ville illuminée en l'honneur de nos ennemis. Les Grecs
avaient espéré que le gouvernement français enverrait des navires
croiser sur leurs cdtes et recueillir les hommes de bonne volonté;
mais il n'en fut rien, et le préfet de Marseille, à qui on demandait
des moyens de transport, ne put en fournir aucun. Heureusement
les négocîans hellènes de cette ville, aussi dévoués à leur patrie
d'adoption qu'à la Grèce, se firent un point d'hooneur d'aider leurs
compatriotes à gagner la France. Leur générosité pourvut même
aux frais d'embarquement et d'entretien de beaucoup d'entre eux.
Quel que soit le lieu de sa résidence, le Grec reste Grec, toujours
prêt à servir de son argent ou de son crédit les intérêts de la race
hellénique. S'il s'est enrichi à Londres, à Liverpool, à Malte, à
Alexandrie, en France, à New- York, il se croît généralement obligé
de faire quelque chose pour cette patrie qu'il rêve grande et glo-
rieuse, dans laquelle il comprend par la pensée tous les pays habi-
tés par des Grecs, mais que la diplomatie européenne réduit aux
modestes proportions du royaume de Grèce. C'est une sorte de pro-
testation indirecte contre les combinaisons un peu artificielles de la.
politique. C'est en tout cas la meilleure manière d'affirmer la soli-
darité de tous les Hellènes, de rappeler fréquemment au monde
qu'il reste encore des Grecs asservis en dehors de la Grèce libre.
La croisade pour la France devait séduire le patriotisme hellé-
nique en réunissant des Grecs de toutes les parties de l'Orient. Oi!i
trouver une meilleure occasion de faire apparaître au monde, sous sa
plus noble et sa plus vivante image, l'union de tous les enfans de la
même race? Macédoniens, Épirotes, Cretois, Thessaliens, Pélopo-
nésiens, Rouméliotes, pour la première fois depuis bien longtemps,
allaient combattre ensemble, à côté les uns des autres, et seiTir la
même cause. Aussi beaucoup de familles grecques voulurent-elles
contribuer de leur bourse à cette œuvre patriotique. Il se fit de grands
efforts pour que l'entreprise conservât le caractère national d'un
concours gratuit, absolument désintéressé, offert à l'armée fran-
çaise. Autant que les circonstances le permirent, les Grecs se pro-
posèrent de se suffire à eux-mêmes, de s'armer, de s'équiper, de
se nourrir à leurs propres frais, de ne rien demander à la France
que le droit de mourir pour elle. Ils s'acquittaient mieux ainsi de
leurs obligations envers nous; ils témoignaient surtout de la commu-
nauté de leurs sentimens et de l'étendue des sacrifices que chacun
pouvait s'imposer pour une œuvre commune. Quelques-uns même
se crurent obligés de prendre une part dans les charges générales
de la guerre, d'aider eu quelque sorte, au nom de leur pays, en leur
qualité de Grecs et comme représentans de la Grèce, & soutenir le
■ Google
38 irroE des vevt hoitdes.
crédit français. Pendant que les Tolontaires nous oHraient leur sang,
les banquiers nous oOraient ieare cspitoDi. Quaod la ville de Mar-
seille émit un emprant de 10 millions pour subvenir ans dépenses
militaires, les trois premiers millions furent souscrits par une seule
maimn grecque: d'autres maisons souscrivirent dans une très forte
proportion au reste de I2 somme. Ailleurs, on faisait des quêtes pour
no« blessés ou pour les Français victimes de la guerre. Dan^^ la co-
lonie grecque de Hanchester, on avait déjà réuni beaucoup d'argent
pour cet objet au moment où la paix fut «gnée.
Il nous reRte un curieux monument àe la propagande que la so-
ciété hellénique fit alors en notre faveur : c'est un décret {pté-
phiima) proposé aux cinq cents familles grecques de Marseille et
voté par elles. On en remarquera la couleur antique.
a Les Grecs de Marseille, 7 est-il dit, enfans de la grande patrie pan-
hellénique, une et indivisible, de celle qui est libre et de celle qui se
trouve cncure sous le joug des barbares, s' étant réunis, ont réfléchi et
résolu ce qui suit :
u Sachant que le peuple généreux de la France a toujours combattu et
travaillé pour le bien des autres peuples, même contre ses propres inté-
rèis; se souvenant que le peuple français a toujours aimé la Grèce, et
avant et après sa délivrance, par une noble reconnaissance pour nos an-
cêtres, qui ont civilisé les peuples de l'Europe et de TAsio; attendu qu'il a
immortalisé notre guerre de l'indépendance par sa littérature et par ses
beaux-arts, et 'surtout qu'il est accouru au secours de nos pères pendant
leur lutte sacrée, que tes particuliers nous ont aidés aussi bien que le gou-
vernciiient, qu'on nous a envoyé des armées et des flottes, et que le noble
sang français a coulé fraternellement sur notre terre avec le sang grec;
voyant aujourd'hui le peuple français tombé dans un grand danger par
la faute d'un [despotisme parjure et sans contrôle; considérant qu'à la
suito d'une invasion sauvage il combat pour son salut, «a liberté et son
honneur, et qu'avec lui sont en danger la liberté, les lois, la justice et
1b progrès des autres peuples, — déclarent par ces motifs que c'est un
devoir sacré pour tout homme et pour toute nation de secourir le peuple
français, mais que c'est principalement le devoir du peuple grec, car
c'est une vertu traditionnelle des Grecs d'être reconnaissans envers
leurs bienfaiteurs, — disent qu'aujourd'hui surtout la Grèce exige de ses
enfans d'oublier ce qu'ils ont souffert récemment en Crète par le crime
de la politique impériale, de ne se souvenir que du philbellénisme tradi-
tionnel du peuple français, et, tandis que les autres peuples ont étonné
la Franco par leur oubli et par leur ingratitude, de l'étODoer au contraire
par leur amour et par leur reconnaissance ; — c'est pour cela qu'ils ont
décidé, en partageant le désir commun du peuple grec, de proclamer
■ Google
LES VOLONTAISES GRECS EN FHANCB. SO
devant Dieu et devant les hommes leurs vœux ardeas pour le triomphe
du peuple fraa<;ais, et de contribuer à l'enLretien de la phalange bellé-
uique pour payer ainsi leur dette de sang envers la France, et pour
montrer que les vertus antiques se conservent toujours parmi les des-
cendans des anciens Grecs, n
Quelques jours plus tard, les si^atureade ce inaaifeste adres-
gûent un appel aux négocians et aux banquiers hellènes de toutes
les parties du monde en les invitant à se cotiser pour entretenir de
]eurs deniers les conibattans grecs, tant que ceux-ci resteraient sur
le sol français. Dans un langage où l'on cherchait à reproduire en-
core une fuis l'élévation du style antique, la France y était appelée
u la grande bienfaitrice des peuples et de l'humanité, la Grèce de
l'Occident. 1) L'esprit et l'idiome des vieux Phocéens se perpétuent
ainsi de siècle en siècle dans la ville qu'ils ont foudée, sans qu'au-
cune vicUsitude altère chez leurs descendans les traits du caractère
national, et diminue leur attachement pour la mère-patrie. Sous la
domination romaine, sous les Arabes, sous les comtes de Provence,'
sous nos rois, l'indestructible vitahté de la race persiste; le Grec
s'isole de ses vainqueurs, il garde, comme le Juif, sa physionomie
distincte, il s'enferme dans la piété de ses souvenirs et dans le res-
pect du passé. Après les révolutions politiques les plus violentes, le
Grec suiTit à toutes les guettes et à toutes les conquêtes. Il a beau
habiter la France, l'Angleterre, les Éiats-Unis, il n'est devenu ni
Français, ni Anglais, ni Américain : la Grèce reste sa première pa-
trie, c'est au nom de ses pères, c'est dans leur langue qu'il parle et
■qu'il l'ait acte de citoyen.
Dès leur arrivée en France, les volontaires se mettaient à la dis-
position des autorités françaises, qui les distribuaient dans les dif-
férentes armées. Les uns rejoignirent l'armée des Vosges, les autres
l'armée de la Loire, d'autres suivirent Bourbaki dans sa campagne
de l'est, beaucoup furent envoyés dans le corps international de
l'Étoile, qui s'organisait à Lyon. La plupart étaient des hommes
résolus, quelques-uns faisaient un sacrilice douloureux en quittant
leur pays. Il y avait parmi eux des pères de famille qui avaient
tout abandonné pour s'enrôler sous notre drapeau. M. Gennadios
• vit venir un jour chez lui, à la suite d'une proclamation qu'il avait
adressée au peuple hellène, un propriétaire d'Eleusis, marié, père
de plusieurs enfans, qui demandait à partir pour la France. Refusé à
cause de son âge, il s'embarqua furtivement le soir même, et le len-
demain, du navire sur lequel il avait pris place, il écrivit à M. Gen-
nadios pour lui recommander sa famille. Celui-là put revoir les siens;
il en fut quitte pour une blessure reçue à l'armée des Vosges. D'autres
■ Google
hO BBTCB DES DE0X MONDES.
ne devaient pas rentrer dans leur pays. Parmi les plus regrettables
victimes, il faut citer eu première ligne le lieutenant du génie Léon-
daritës, d'Olympie, un des combattane de l'insurrection Cretoise, il
était connu dans toute la Grèce par sa. noblesse d'àme et ses aven-
tures légeudùres. Ses ennemis eux-mêmes le respectaient. On ra-
contait qu'un soir, en Crète, pendant qu'il sortait déguisé en marin
de la maison d'une jeune fille qu'il aimait, et qu'il allait voir à tra-
vers l'armée turque jusque dans un village dévasté et saccagé, il
fut suivi par un Cretois musulman qui, après l'avoir observé quel-
que temps, lui dit tout à coup : u îu es Léondaritës. L.es ruines que
nous traversons, c'est toi qui tes as faites. Là étaient mes jardins et
tout ce que je possédais; mus ne crains rien. Je ne t'en veux pas.
Cela était écrit. Je te pardonne, car tu es un brave, d Le sort lui
fut moins favorable sur notre sol ; il tomba dans le rang obscur
qu'il avait choisi, sous la capote du »mple soldat. Les ofliciers
grecs s'étaient fait un point d'honneur de n'accepter aucun grade
dans l'armée française. Ils voulaient qu'on ne pût élever aucun
doute sur leur désintéressement. D'ailleurs ils n'entendaient en-
gager que leur propre personne, et non le corps auquel ils apparte-
naient. Ce n'était pas le lieutenant du génie Léoadaritès, c'était le
citoyen de ce nom qui ven^t servir la France. Pour que cette si-
tuation fût nettement établie, le noble jeune homme avait envoyé
sa démission au ministre de la guerre avant de quitter la Grèce. On
lui répondit en le citant comme déserteur devant une juridiction
militaire. Garibaldi lui offrit inutilement le grade de commandant.
U refusa avec beaucoup de dignité en disant ; « Ce ne sont pas des
grades que je viens chercher ici. Si j'en voulais, il n'y en a pas de
plus honorable que celui que j'occupais dans l'armée de mon pays.
Je reste ce que j'ai voulu être, un simple soldat du droit, un vo-
lontaire de ta bonne cause. » Quelques jours après, il était mort.
Le Maniote Stéchoulia, montagnard de haute stature, aux formes
sculpturales, taillé comme un marbre antique, était un ancien offi-
cier de l'expédition de Sicile, un de ces hommes dont le dévoilment
s'offre d'avance à toutes les nobles causes. 11 amenait avec lui près
de 200 combattans. Dn corps spécial qu'on appelait la légion hellé-
nique était commandé par le Messénien Vitalis, un des jeunes colla-
borateurs de M. Gennadios, un des rédacteurs du journal l'Étoile.
Quand on lui demandait pourquoi il s'intéressait au sort de la France
et prenMt les armes pour elle, il répondait par un touchant souvenir
de l'expédition de Horée. a Je suis né à Calamata, disait-il; ma
ville natale avait été ruinée et incendiée par les Turcs. Les rares
habitans qui survivaient encore y rentrèrent avec les troupes fran-
çaises pour réparer leurs ruines et chercher quelques débris de
■ Google
LES T0L0NT1.IRES GRECS EK FRANCE. ai
leur fortune. Personne n'oublie chez nous le bien que nous firent
alors les soldats français : ils soignaient et portaient dans leurs bras
les petits enfans pendant que les mères travaillaient, ils aidaient les
hommes k reconstruire leurs maisons, ils distribuaient du quin-
quina aux malades atteints de la fièvre. En allant combattre dans
leurs rangs, je paie la dette de mon pays, et, quoi que je fasse pour
eux, ma reconnaissance n'égalera jamais leurs bienfaits. » Quelques
Hellènes avaient précédé en France le gros des volontaires, et pre-
naient leur part des combats, des fatigues du siège de Paris, entre
autres le capitaine du génie Mcolaîdës, ancien professeur de mathé-
matiques k l'école militaire du Pirée, Mavromichalis, descendant
d'une famille illustre, et le lieatenant Bourbaki, neveu du général
français de ce nom, dont on connaît l'origine grecque (1).
Les occasions de montrer leur courage ne manquèrent pas aux
envoyés de la Grèce dans les différentes années où on les dispersa.
A l'armée de la Loire, un certain nombre d'entre eux faisaient partie
du corps des francs-tireurs de Paris, qui ne se ménagent point. A la
retraite d'Orléans, les étudians grecs sauvèrent le drapeau d'une
compagnie, et furent mis à l'ordre dii jour après avoir perdu la
moiUé des leurs. A l'attaque d'un village des Vosges, une avant-
garde, tout entière composée de Grecs, ne put être secourue à temps
par les Italiens qui la suivaient, et se trouva enveloppée de toutes
parts. On les somma de se rendre, ils refusèrent et combattirent en
désespérés. Dix-sept tombèrent sous les balles ; d'autres, faits pri-
sonniers, furent immédiatement passés par les armes. Il ne s'échappa
qu'une poignée d'hommes, tous blessés, parmi lesquels on cite
Constantin Bulgaris et George Calinzaros. Garibaldi signala ce glo-
rieux et douloureux combat à l'admiration de son armée. La Grèce
avait bien mérité de la France. Sur 1,500 volontaires hellènes qui,
à travers mille difficultés, étaient parvenus à gagner notre sol, plus
de 200 moururent au feu, sans parler des malades et des blessés.
Les survivans retournèrent dans leur pays avec tristesse, n'ac-
ceptant pas la défaite de la France, n'y voulant pas croire encore,
espérant toujours une revanche pour nos armes. Les plus malheu-
reux étaient les officiers et les soldats de l'armée régulière, que
notre victoire aurait protégés, mais que le gouvernement grec, do-
miné par les influences russes et prussiennes, faisait emprisonner
(1) Le père da général Bourbikl, né en Grèce, prit du aenlee ea Fnnce ku> 1b prc
Kler empire : il arait le grade de colonel dans l'aniife frautaise loraque éclaia la
pierre de riodépendance. Il alla au secours de ses compatriates, (ut blessé daos une
rancontre et Tait prisonnier par les Turcs, qui, suivant leur usaga inhumain, lui cou-
pèrent la lète. L'envoya que l'amiral françali avait chargé de le réclamer au nom do
son gouTemement comme aujet et serviteur de la France wriva trop tard.
, Google
hZ KETCE DBS DEUX HONBES.
comme déserteurs pour les envoyer ensuite devant les conseils de
guerre. Heureusement l'opinion publique les prit sous sa protec-
tion. Lorque les treize premiers d'entre eus comparurent devant les
jnges, la presse libérale plaida leur cause, la jeunesse d'Atbènes
soutint leurs défenseurs de sa présence et de ses sympathies. L'in-
térêt que leur sort inspirait à la population fut si général qu'on n'osa
pas les condamner. Après les plaidoyers prononcés pour leur dé-
fense par le jeune Colocotioni et par un des meilleurs avocats du
barreau grec, ils sortirent de l'audience acquittés et triomphans.
Seront-ils tous aussi heureux? Il est permis de l'espérer, si le senti-
ment public continue à se prononcer en leur faveur. Tout porte à
croire que les Athéniens resteront fidèles à la même cause, lis sen-
tent que c'est la leur aussi bien que celle de la France. Le patrio-
tisme hellénique ne s'y trompe point. Un service ayant été com-
mandé à l'une des églises d'Atbènes pour les Grecs morts pendant
la guerre dans les rangs de l'armée française, l'aflluence fut énorme,
et tous les patriotes se firent un devoir d'y assister.
Il y a donc en Grèce et partout où vivent des Grecs de véritables
alliés de la France, des amis qui n'aiment point seulement en nous
notre grandeur, notre prospérité, notre influence dans le monde,
mus que le malheur n'a point détachés de nous, dont notre infor-
tune même nous a fait connaître la rare fidélité. Nous avons reçu
trop peu de témoignages de ce genre pour n'en pas estimer le prix.
Il ne sulTit pas néanmoins à notre instruction politique de savoir
jjans quelle partie du monde nous conservons notre crédit, et d'en
témoigner notre gratitude à ceux qui le méritent. A moins de conti-
nuer, comme nous le faisons depuis trop longtemps, à vivre dans
l'ignorance de ce qui se passe à l'étranger, il nous est nécessaire
de démêler avec soin les motifs souvent divers de l'attachement
qu'on nous porte.
Pour un observateur attentif, il n'y a rien d'absolument simple
dans les relations qui rapprochent ou qui divisent les peuples. Les
rapports internationaux se composent de nuances délicates, comme
la plupart des rapports qui existent entre les hommes. Le senti-
ment y entre pour quelque chose, non pour tout. Il serait même
regrettable qu'il ne s'y mêlât point un peu de cet intérêt bien en-
tendu qui rend plus sensibles les affinités naturelles et consolide
les alliances. Si l'on découvrait qu'en nous restant fidèles les Grecs
ne pensent pas seulement à nous, mais qu'ils pensent aussi à eux-
mêmes et aux destinées de leur race, ce serait un motif de noua
réjouir plutôt que de nous affiiger. Leur affection nous paraîtrait
plus solide encore et plus durable, si elle se confondait avec leur
poliUque nationale.
■ Google
LES TOLOKTAIBES GIIECS EN FRANCE. &S
Les bommes intelligens, les esprits vigoureux et patriotiques qui
se mirent à la tète de la croisade pour la France ne nous laissent à
cet égard aucun doute, lis connaissent trop bien la nature humùne
pour s'être contentés, lorsqu'ils s'adressaient à leurs compaUiotes,
de considérations sentimentales, pour n'avoir parlé que de la re-
connaissance qu'on nous devait sans y ajouter quelques argumens
décisifs, quelques motifs détermînans tirés de l'intérêt même du
peuple grec. 11 ne leur fut pas difficile de prouver que nous seuls
en Europe, quand nous aurions reconquis un gouvernement libre,
pourrions aider sincèrement la Grèce, tout au moins de notre in-
fluence morale, peut-être plus effîcaceinent encore, à réaliser ses es-
pérances politiques. Qu'attendre de l'Angleterre, dont la diplomatie
ne travaille en Orient qu'à maintenir par tous les moyens l'inté-
grité de l'empire turc, — de la Russie, qui rêve de porter l'empire
des tsars jusqu'à Constantinople, — de l'Autriche en lambeaui, de la
Prusse tout occupée d'elle-même, incapable d'ailleurs d'aucuD elTort
généreux en faveur d'un autre peuple? La France seule, disaient-
ils, la France, qui ne poursuit en Orient aucun établissement pour
son propre compte, qui ne réduit pas toute la politique à l'emploi
de la force matérielle, qui croit aux forces morales, comprend ce
qu'il y a de sacré dans les revendications de la race hellénique, et
les favorisera un jour, comme elle les a favorisées dans le passé. Son
génie n'est-il pas le génie même de la civilisationî N'a-t-eile pas
prouvé autrefois à la Grèce qu'il n'y a rien de supérieur pour elle
au droit que réclament les peuples asservis de s'appartenir à eux-
mêmes, de secouer le joug de la domination étrangère? Si un gou-
vernement absolu l'a détournée de sa voie, la liberté la ramènera à
sa politique traditionnelle; si elle traverse maintenant une épreuve
redoutable, elle en sortira retrempée, et se relèvera avec une force
nouvelle. On connaît sa vigueur et la facilité avec laquelle elle ré-
pare ses pertes. Ne semblait-elle pas mourante en 1815? Quelques
années après, elle envoyait en Grèce ses volontaires et ses soldats.
Vous voulez étendre la Grèce jusqu'aux pays qu'habite votre race,
ajoutaient nos amis, jusqu'à l'Olympe et jusqu'à la Crète. Pensez-y
bien. Le véritable chemin de l'iipire, de la Tbessalie, des lies, c'est
la France; c'est en passant par la France que vous y arriverez un
jour. Pour un Grec qui se dévouera à une cause française, peut-
être des milliers de Français se dévoueront-ils à la nôtre.
On ne résistait guère à des raisons si persuasives, à l'espoir de ne
pas perdre le fruit de sa reconnaissance, de recevoir un jour l'inté-
Têt de ses services. Le Grec a le génie et la patience du commer-
çant : il sait que les meilleures opérations se font quelquefois à long
terme, qu'il convient de risquer cpjelque chose dans le présent poujr
U Bcm wt* •crx sosbo.
«ètesJr «a hta^foe âmgDè. Ea ménie temps D est 6er et il aime U
^kÉn. \t wra pnadn-l-oQ pas poar des aTeotorien? ne noos
ci»fao4f»-t-40 pas arec ces bâodes aflamées qui ne Toot cbercber
ca FnjQce '^'tue oocasîoo de faire fortaoe, qu'une pnMe à dépftuil-
kr? dfiûeDt arec inqniétode les pmnien Tolmiiaires béUènes.
Lenrs rbçl§ or: les nannaient qu'en leur prunettuit de ne laisser &
U ckarge du eouTememeat fnuiçais ni leur équipement, ai leur
■nomtore. ni Jear solde. Des fonds grecs, foornis par les ncbes ia-
BÛ^les des ih^^wdans bellénes, defaieui suffire i tous leurs besoins.
— Cest bien, répoodaient-Us; dans ces conditions, nous pouroos
parÛT arec booneur. La rie n'est rien, et nous en faisons d'avance
le sacriûce: mais pariera-t-oo de nous? nos noms mounont-ils arec
DOS personnes? — Les Atbéniens du temps de Pêriclès D'aoraîent
point pensé autrement Le désir d'occuper le monde de soi trouble
encore le rtre do Grec le plus obscur. — Vous savex, leur disait-oo,
pour satUfùre ce bescûn du caractère national, qu'il n'y a pas de
langue plus répandue que la langue française; les Unes français
donnent !a gloire, ils vous immortaliseront.
n ne cépend pas de nous de teoir une promesse qu'une amitié
iodillgeote a laite en notre ikmd, qu'un Chateaubriand et un La-
ntanine poorraioit seuls acquitter. Ce qui dépend de nous, ce que
nous de\'OQS à la Grèce, c'est de ne trcHnper aucune des es[»éraiKes
qu'elle fonde sur le génie français, de demeurer fidèles aux meil-
leurs soureoirs de notre passé, de reprendre une tradition trop
longtemps înt^rromp'je. La France qu'on aime en Orient, à laquelle
tous les peuples faibles rendraient bientôt leur confiance et leur
amour, n'est pas cette France livrée i la volonté d'un homme qui a
déconcerté et lassé l'Europe par la versatilité de sa politique, qu'on
a Tue successivement prendre les armes au profit des Itaîi-'ns pour
leur donner la Lombardie, et contre eux pour leur fermer le chemin
de Rome, imposer on prince autrichien à une république mexicaine,
et abandonner le Danemark, aux convoitises de la Prusse. De iS15
i 1819, des gouvememens libres donnaient de nous au monde une
opinion plus favorable. Il y avait alors dans le pays un sentiment
de la dignité nationale, tm souci des affaires publiques, tu contrôle
des gouvernés sur les gouvernans qtti n'eût permis à aucun poa-
Toir d'user les forces de la France en vaines expéditions, mais qui
n'eût toléré non plus aucun oubli du droit des faibles, aucun aban-
don des justes causes. C'était le temps où nous affranchissions la
Grèce, oii nous faisions de la Belgique une nation indépendante,
où DOS bienfaits ne laissaient derrière eux aucune amertume, où la
France ne retirât pas d'une m^ ce qu'elle avait donné de l'autre,
où les peuples comptaient sur nous comme sur les défenseurs na-
, Google
LES VOLONTAIRES GRECS EN FRANCE. 45
turels de la justice internationale. Il n'y avait pas une race oppri-
mée qui n'attendit de nou3 sa délivrance ou l'adoucissement de ses
maux, qui ne sût que notre diplomatie la défendrut an besoin, si
nos armes ne pouvaient la secourir. Ce noble rôle que le génie po-
sitif et dur de l'Allemagne prussienne ne jouera jamais, ce protec-
torat moral des états faibles, des populaUons asservies, il dépend
de nous de le ressaisir encore malgré tous nos malheurs. Il ne s'agit
pour cela ni de tirer l'épée hors de propos, ni de prendre en toute
occasion une attitude menaçante. Qui donc oserait aujourd'hui con-
seiller à notre pays une politique belliqueuse? Pour recouvrer l'au-
torité que nous avons perdue, il nous suffît de croire encore à la
vertu qu'ont les principes dans les rapports des nations entre elles,
d'en redevenir les représcntans pacifiques, mais résolus, de donner
une voix à toutes les plaintes de la conscience européenne, de ne
laisser ni se tenter, ni s'accomplir sous nos yeux aucune entreprise
violente contre la liberté d'un peuple sans rappeler aux forts les
principes supérieurs de la morale éternelle. On reconnaîtra la France
quand on n'entendra sortir de la bouche de ses diplomates qu'un
langage humain et généreux, quand sa politique se confondra avec
celle du droit, et lorsque, sans menaces, sans forfanterie, avec la
seule force que donne le sentiment du devoir accompli, de la justice
défendue, elle redeviendra en Europe la consolation de ceux qui
soaiïrent, l'interprète de ceux qui espèrent.
A.. Mézières.
■ Google
AFFAIRES DE CHINE
LA MISSION DE M. BURU-NUME ET LE UISSACRE DE TIEH-TSni.
I.
A la suite de l'expédition aDglo-française de 1859, l'attitude du
gouvernemeot chinois parut pendant plusieurs années favorable
aux intérêts européens. La leçon avait été rude; on ne peut dire
cependant qu'elle eût été hiHiiiliaiUe, car le point d'honneur en
Chine a un objectif qui n'est pas le nôtre. Des bandes immenses
d'hommes armés mises en déroute par quelques compagnies de sol-
dais occidentaux, le pillage du palais d'été de l'empereur, la cap-
ture de Canton et de Pékin, c'était assez pour inspirer une terreur
durable. Le baron Gros et lord E'gîn n'avaient pas au surplus abusé
de la victoire. Aux stlpulalions insérées dans le traité de Tien-tsin
l'année précédente, les plénipotentiaires de France et d'Angleterre
n'avaient ajouté qu'une indemnité de guerre bien inférieure aux
dépenses réelles de la campagne ; peut-être cette modération fut-
elle affaire de sentiment plirtôt que de calcul. La clémence après la
■victoire, aussi bien que la fermeté d'àme dans l'adversité, sont des
qualités propres aux nations très civilisées; les hommes de race in-
férieure en profitent sans se croire obligés de s'y conformer à l'oc-
casion. La paix conclue. Chinois et Européens avaient repris leurs
relations habituelles, avec moins d'arrogance d'une part et plus de
sécurité de l'autre. Les missionnaires catholiques continuaient leur
œuvre de charité; les balles de soie s'empilaient plus nombreuses
■ Google
LES AFFAIKES DE CHINE, A7
qae jamais sur les quùs de Sh&Dg-haî; les négocians de Hong-kong
débitaient leur opium en plus grande quantité que par le passé.
Au sud, au nord et à l'ouest, des troubles intérieurs d'une éten-
due formidable mettaient alors en question l'exîsteace même du
Céleste-Empire. Ébranlée jusque dans ses fondations par l'inva^on
étrangère, la vieille société chinoise était à la recherche d'un nouvel
état d'équilibre. La dynastie mandcboue qui règne à Pékin est
aussi faible maintenant que l'était la dynastie indigène qu'elle a
supplantée il y a deux siècles. En principe, la Chine est un type de
monarchie absolue avec un pouvoir centralisé à l'extrême. L'em-
pereur nomme et révoque tous les magisti'ats et tous les officiers;
ses ordres pénètrent partout. En fait, cet empire est partagé en
dis-huit gouvememens, dont les autorités locales n'ont qu'une dé-
férence apparente pour le chef de l'état. Comment en serait-il au-
trement? Le territoire est immense; les communications sont lentes :
l'administration des mandarins, qui est très corrompue, se dérobe
autant que possible au contrôle supérieur. Pékin est d'ailleurs mal
situé en tant que capitale. Cette ville, rapprochée de la frontière,
accessible par un fleuve qui gèle quatre mois chaque hiver, était une
base d'opération convenable pour des envahisseurs dont le pouvoir
n'était pas encore solide : ils y restaient à faible distance des steppes
d'ofi ils sortaient, et où ils seraient retournés, si la population
native avait été rebelle & leur joug; mais, pour un gouvernement
bien établi, Pékin est trop éloigné des provinces centrales de l'em-
pire. La vraie capitale devrait être Nankin ou Bang-tcbou, et c'est
effectivement aux alentours de ces cités que les insurrections ont
eu le plus de force et de consistance.
Le trône impérial fut menacé sur divers points en même temps.
Dans les provinces frontières de Yun-nan et de Sié-tchuen, les mu-
sulmans s'étaient soulevés contre le despotisme chinois. On a peu
de détails sur l'origine et la marche de cette insurrection, qui semble
en définitive avoir complètement réussi. H n'est guère douteux que
les mahométans qui habitent entre le Thibet, le Turkestan et les
provinces centrales de la Chine ont reconquis leur indépendance
politique et religieuse; mais le succès de ces insurgés, s'il est du-
rable, comme il y a lieu de le croire, n'aura pas d'influence sé-
rieuse sur la zone orientale où se bornent jusqu'à présent les opé-
rations du commerce européen. Au contraire, la secte politique
des taïjiiiigs, qui ne se proposait pas moins que de supplanter la
dynastie mandchoue, en possession du trône impérial depuis deux
cents ans, exerçait ses ravages dans les campagnes riches en soie,
dont Shang-haï est l'entrepôt. Maîtresse pendant quelque temps de
Nankin, elle menaçait d'anéantir les concessions obtenues de l'em-
■ Google
AS BETDE DES DEUX MONDES.
pereur par les puissances occidentales. La mort de ses principaux
chefs et la dispersion de ses armées, que le gouvernement impérial
vainquit avec l'aide des troupes européennes, rendirent la tranquil-
lité au littoral de la Mer-Jaune. Cependant la défaite des insurgés eu
1861 et 1862 n'anéantit pas entièrement cette secte redoutable. A
la suite de ces longs désordres, on vit encore, comme il arrive chez
toutes les nations qui ont éprouvé des troubles profonds, des bandes
de pillards et de brigands qui inquiétèrent longtemps le pays. Les
plus formidables de ces révoltés appartenaient aux sociétés secrètes
du nénufar blanc; ils prennent le nom de nien-fet, et paraisswent
soumis à une discipline assez sévère. Ravageant les provinces, ran-
çonnant les villages, incessamment recrutés parmi desbommes sans
aveu et sans ressources, ils tinrent avec succès la campagne contre
les troupes régulières. En 1868, ces bandes envahirent la province
de Tché-li, où est située la vïHe de Pékin. Quoique les rebelles
fussent à peine au nombre de 20,000, cinq ou six armées ne poa-
vaient en venir à bout. Un moment, le généralissime impérial
crut les avoir acculés entre ses lignes et la mer; mais les nien-feî
s'esquivèrent en bateaux. A l'approche de Tien-tsin, la terreur
qu'ils inspiraient fut telle que la colonie étrangère prit le parti de
s'armer, et d'appeler à son secours les équipages des canonnières
européennes eu station dans ces parages.
Au milieu de ces désordres, le gouvernement de Pékin n'avait
nulle envie, on le conçoit, de persécuter les Européens, dont l'appui
lui était souvent utile; aussi manîfestait-il envers les missionnaires,
aussi bien qu'envers les négocians étrangers, uoe tolérance que
comportent aisément au reste les maximes relâchées de la reli-
gion bouddhique. On vit l'évëque de Pékin, M*' Mouly, faire sortir
dans les rues de la ville la procession de la Fête-Dieu, ce qui était
probablement un fait unique dans les annales de la Chine. Les re-
présentans des puissances occidentales se plaisaient à considérer
cet acte comme une preuve que les Asiatiques s'étaient promis d'exé-
cuter avec conscience les stipulations du traité de Tien-tsin, quoique
ce ne fût, suivant toute probabilité, qu'une indifférence commandée
par les circonstances. 'Toutefois les domaines de l'empereur sont
si vastes, l'autorité centrale est tellement affaiblie, que di3s conflits
surgissaient à chaque instant entre les indigènes et les étrangers.
C'est assez l'usage d'affirmer que les côtes de la Chine sont ravagées
par des pirates. Qu'il y en ait, ce n'est pas douteux; mais les navi-
gateui-s européens prenaient souvent pour des pirates les habitans
riverains, qui, par haine de l'étranger ou par jalousie commerciale,
leur faisaient mauvais accueil. Entre l'équipage d'un navire de
commerce et les habitans d'un village du littoral, une querelle sur-
, Google
LES AFFAIHES DE CSWE. 49
gjssait sans que personne sût au juste à qui revenaient les premiers
torts. Les consuls et les coniniandans des b&timens de guerre étaient
enclins à toujours donner raison k leurs nationaux, quoique ceux-ci
fussent en plus d'un cas des aventuriers dénués de scrupule. Dans les
premiers temps, les affaires de ce genre se terminùent d'une façon
sommaire. A la requête du consul, et souvent même sans avoir pris
le temps de lui en râférer, le commandant militaire débarquait ses
hommes, et mettait le feu au village dont les négocians européens
avaient lieu de se plaindre. Maintes fois missionnaires et négocians
s'éloignaient des ports désignés comme lieux d'échange dans le
traité de 1859 : ils pénétraient dans les villes de l'intérieur, y
louaient des locaux ou y achetaient des marchandises; puis la foule
s'smeutait contre eux et les forçait à prendre la fuite. Le consul in-
voquait alors en leur faveur l'intervention toute-puîssante des ca-
nonnières. En général, les mandarins accueillaient toutes les récla-
mations avec la politesse courtoise et l'inaltérable sérénité de gens
passés maîtres en diplomatie; au fond, ils ne demand^ent pas mieux
que de faire esquiver les coupables, s'il y en avait, et d'apaiser par
de belles promesses le courroux des officiers européens. Ceux-ci, dé-
sireux de se signaler par une action d'éclat, ne cherchaient de leur
cAté qu'un prétexte pour montrer leur bravoure; aux argumens
dilatoires de l'autorité locale, les étrangers répondaient volontiers
par des coups de canon. S'il faut en croire les documens produits
devant le parlement britannique, cette justice sommaire eut souvent
des conséquences cruelles. Ainsi des enfans, voyant un jour un bateau
à vapeur passer devant leur village, s'effraient et prennent la fuite;
les pareus arrivent, et, croyant à une attaque, ripostent par quelques
projectiles inoiïensifs : aussitôt le commandant du bateau à vapeur
débarque ses matelots, qui incendient le village. Une autre fois,
dans l'Ile de Formose, dont les indigènes sont encore pour la plu-
part à l'état de barbarie, une rivalité commerciale entre eux et les
Européens aboutit à l'effusion du sang. Le consul anglais appelle
immédiatement à son secours le commandant d'une canonnière; il
s'empare d'une ville du littoral , et en rançonne les habitans. Les
abus devinrent tels que le prince Kong, régent de l'empire et oncle
du souverain enfant , remit enfin une vive protestation au ministre
d'Angleterre, sir Rutherford Alcock, menaçant ce diplomate d'en-
voyer directement par ambassadeur une plainte au gouvernement
britannique, s'il n'était fait droit àsa réclamation. Le gouvernement
chinois entendait, disait-il, fitre traité comme les gouvernemens
européens se traitent entre eux. Lorsqu'un étranger est lésé dans
sa personne ou dans ses biens, il n'a pas le droit de se faire justice
lui-même. Ses compatriotes présens sur les lieux n'ont pas davan-
■MHS iciï. — 187). 4
, Google
BETCE DES DCCX mOHOtS.
Uge le droit de soatenir s» cause à mÛD «nuée; c'est i Tuntnast-
denr qu'il appartieat de réclanwr aaprts dn pooroir c«iti»l r^^m-
UUe réporitioo que refosent les aolorilés loca]^. ^'•-^I-ce pas
aiofii «Toe les afiaires m traitent entre gens âvillâ^? En aps^mt
autrement, on d«t cnindre 1 cbaqne instant les eicés de ponrùr
de Eubaliernes trop zélés, pour qui tout conflit e^t une occasion
de M distingœr. — Le prince Kong avait d'autant plus raison de
dentander le retow aox voies diplomatiques, que les puissances
alliées, loraqn'elles avaient voulu obtenir en ih'o9 le droit d'en-
tretenir des ambassadeurs à Pékin, n'avaient pas eu de roalleor
argument qoe la nécessité de rendre le gocn ernement împr rial res-
ponsable des hostilités que toléraient tes gouverneurs de provinoe.
Cependant il convient d'ajouter que les re&idens éirargers préié-
raieal de beaucoup Fancien usage de représailles promptes et
énert.'iques. Ils fai^ent valoir que les mandarins étaient anim^
d'un esprit malveillant, que les communications éuteut lentes, qoe
le pouvoir central était mou et ma) obéi, et qu'eulm. avec les gens
de maavaûe foi aoxquels on avait aflaire, la répression n'est eŒcace
qu'à la condition d'être immédiate.
Au -surplus, les résidens étrangers insistaient en même temps au-
près de leur^ ambassadeurs pour que les traités de IS59 fu^isent
réï'lv;5 dans un sens favorable à leurs intérêts. Les missionnaires se
pla'gnuient de n'être que tolérés dans les villes de l'intérieur, et
souV':nt m4me d'en être éloignés par les mauvais tniienicns. Les
O'^goïjans voulaient avoir aus,,i la faculté de pénétrer dans les pro-
vinc;s, afin d'entrer en relaiions avec les producteurs sans la coû-
teuse eiitremLse des courtiers indigènes; ils s'élevaient avec force
contre les tases locales dont les marchandises étaient frappées aux
fronti'Tes de chaque province, contre l'iuterdictiwi de naviguer sui
I-:.'! canaiji et lf/S rivières. Les Anglais, les Franrais et les Allemands
pTéiendaîent établir avec la Chine les relations par terre dont jottis-
«•ilcnt les Russes de temps immémorial, ei ne pas ô".re confinés au
littoral de !a mer orientale et da golfe de Pé-tcliê-li.
Tandis que c-^s que-tions se discutaient, le gouvernement de
Pf-k'm pi il la résolution d'envoyer une ambassade en Amérique et en
Kurrtpe. Cette innovation semblait être au premier abord une con-
cesiloii aux Idées du monde moderne, concession d'autant plus im-
p^jrtante que la polîtique séculaire de la Chine avait été le refus
d'entrer en rapports intimes avec les peuples lointains, qu'elle ap-
p(;lle des . arbares. Aussi s'en vantait-on chez nous comme d'un
succès diplomatique; mais C-tnît-ce séiîeuïî L'ambassadetir du Cé-
lesle-Iimpire était un Américain, M. Anson Burlingame, qui avait
repié^tnté les É'als-L'nis à la cour de Pékin pendant plusieurs an-
, Google
lee AfFAiaes be chine. M
nées. Les uns croyaient que ce chois était use marque de -déférence
envers Its étrangers; d'autres, plus subtils, supposaient, non sans
raison, que le gouvernement chinois ne voulait pas compromettre
dans une ambassade l'un de ses h.iuts dignitaires, et qu'il se réser-
vait intérieurement le droit de désavouer cet étranger, auquel îl
pourrait toujours reprocher d'avoir mal compris ses instructions.
M. AnsoB Buiiingame était accompagné par deux mandarins dont
les tîlres valent la peine d'être 4ntiméré9. ïché-kiang et Song-kia-
kou étaient dignitaires du quatrième rang, décorés du bouton
rouge, seconds plénipotentiaires et hauts lonctionn:iire3 du dé-
partement des relations «xtérieures. Ces qualifications pompeuses
ne sont peut-être pas grand'^chose en Chine. L'un était Tartare et
l'autre Clànois, car c'«st un principe du Céleste-Empire de con-
server un certain équilibre dans les affaires importantes «ntre la
race conquérante et la race conquise. En outre ta mission com-
prenait un interprète français d'origine et un autre anglais, plus
vingt officiers et secrétaires de divers grades, dont quelques jeunes
bachel'ei"a au teînt jaune et aux yi ux vetroussés, qui devaient s'exer-
cer en Europe à bien parler les langues Trançaise, anglaise et russe,
après en avoir appris les rudimensau Txothg-H-yamen^ c'est-à-dire
au ministère des affaires étrangères de Pékin.
Partie de Pékin le 25 novembre 1807, l'ambassade faillit être
an'êtée dès le début par un malencontreux événement. Une bande
de trois cents cavaliers relielles tenait la campagne entre ta capitale
et Tien-tsin. Crâce à la protection d'nn^^ canonnière anglaise qui
se trouvait alors dans le Peï-ho, H. Burlingame parvint sans «n-
combre jusqu'à Takou, d'où un sienmer américain le conduisit à
Shang-haï. Cinq mois après, il arrivait à New-York, qui devait être
sa première résidence. L'accueil flatteur qu'on lui fit était de nature
à l'encourager. Ignorant en général des habitudes de bonne confra-
ternité qui unissent tous les étrangers de race blanche dans i'ex-
trêine Orient, le public de N;w-York se plaisait à croire qu'Anglais
et Américains sont rivaux dans les mers de la Chine aussi bien que
dans l'Atlantique, et que le choix d'un concitoyen pour cette mis-
sion insolite dénotait de la part de l'empereur autant de confiance
pour la république américaine que de dédain pour la <jian<le-!Sre-
tagne. Il est bien certain que le gouvernement impérial n'y avait
môme pas songé. Toutefois il est également vrai qu'en Amérique
plus qu'ailleurs l'ambasBadeur de la race mongole avait matière à
déployer ses talens. La Californie est si loin de rEiiro|»e, que les
émigiaos de race blanche n'y anivenl qu'en petit nombre, quelque
favorables que leur «oient le sol et le climat. Au rontraire, les émi-
grans ctiinois y pullulent ; on en comptait déjà 60,000 à culte épo-
, Google
52 KETDE DES DEUX MORDES.
que; mais les Yankees, jaloux de ces concurrens sobres, patiens et
laborieux, leur faisaient l'existence pénible. En vérité, si tes Chi-
nois avaient rendu aux Européens établis dans la Terre de* fleuri la
dixième partie des avanies que leurs compatriotes recevûent des
colons australiens ou californiens, il y a longtemps que les puis-
sances européennes seraient iotervenoes avec leurs flottes et leurs
bataillons. H. Burlingame, qui s'attribuait la t&che de mettre la
Chine sur un pied d'égalité avec, les nations occidentales, devait
avant tout faire rendre justice aux émigrans chinois de la Califor-
nie. Au reste ceux-ci, qui ne sont pas exigeans, n'en demandaient
pas tant sans doute. Vivre en paix, travùller en liberté, rentrer au
pays natal avec quelques centaines de dollars d'économie, ou, en
cas de mort, y être rapportés dans un cercueil embaumé, telle était
leur seule ambition. Après deux ou trois mois de négodations,
M. Burlingame signait un traité de commerce par lequel il promet-
tut la libre navigation du ¥ang-tse-fciang et l'adoption d'un nou-
veau système de poids et mesures, & la condition que les émigrans
des deux pays seraient reçus avec des égards réciproques, et que
les petits Chinois seraient admis dans les écoles publiques de la
Californie. Far une clause spéciale, les États-Unis s'engageaient à
fournir au gouvernement de Pékin les ingénieurs et ouvriers d'art
dont celui-ci aurait besoin par la suite. Quiconque connaît la répu-
gnance qu'inspirent aux Chinois les hommes et les choses du monde
moderne pouvait prévoir que cette obligation ne serùt pas bien
lourde. En somme, cette révision du traité de Tien-tsin reçut l'ap-
probation unanime du sénat; mais il est à noter que les négocians
américains de Sbang-haï ne s'en montrèreat pas satislaits. H. Ross
Browne, qui avùt été le successeur de U. Burlingame dans les fonc-
tions d'ambassadeur des États-Unis à Pékin, se montrait, d'accord -
avec tous les Européens établis eo Chine, l'adversaire incrédule de
la maxime nouvelle, que les puissances asiatiques avaient le droit
d'être traitées d'égale à égale par les nations occidentales. U fut
rappelé, faute d'avoir su se plier à la politique du jour; les témoi-
gnages de sympathie qu'il reçut de ses compatriotes avant de par-
tir ne permettaient pas de douter qu'il était à plus juste titre que
M. Burlingame le protecteur des intérêts européens.
De New-York, l'ambassadeur de Chine vint à Londres, où il
fut bien reçu. Lord Clarendon venait d'adresser un blâme aux
consuls et aux commandans de canonniëi-es anglaises qui s'étaient
avisés d'intervenir à main armée en faveur de leurs nationaux sans
même en référer à l'ambassadeur de la Grande-Bretagne. L'Angle-
terre ménageait la Chine comme un cultivateur ménage une terre
dont le rapport s'accroît à vue d'œil. A Hong-kong, à Sbang-haï et
■ Google
lES AFFAIRES DE CHINE. 53
dans les autres ports ouverts au commerce européen, les affaires se
développaient d'année en année, et cependant les Européens ne
trafiquaient encore qu'avec les hï^itans du littoral. Que serdl-ce, si
les 300 ou hOO millions de Chinois des provinces intérieures pre-
naient l'habitude d'apporter leur thé et leur soie et d'acheter en
échange de l'opium ou des cotonnades 1 n Quand les marchés de la
Chine nous seront ouverts, qui sait les proportions auxquelles s'é-
lèvera notre activité commerciale? Mais il ne faut pas brusquer les
Chinois; il faut leur donner le temps de comprendre les effets bien-
faisans de la civilisation européenne, n Ainsi s'exprimait en public,
au mois de décembre 1869, M. Otway, sous-secrétaire du foreign
office. C'était évidemment aussi l'avis de lord Ctarendon, qui ne fut
toutefois qu'à moitié dupe de la mission Burlingame. La preuve en
est que les négociations sérieuses relatives à la révision du traité
de Tien-tsin se discutaient alors sur place par l'entremise de sir
Rutheiford Alcock.
A Paris, Où M. Burlingame arrivait en janvier 1870, après un sé-
jour de trois semaines à La Haye, l'accueil fut le môme avec une
nuance d'indifférence due au peu de place que les affaires de Chine
tiennent dans nos préoccupations. Avec la courtoisie qui est dans
les traditions de la diplomatie française, on se félicitait de voir le
souverain et le gouvernement de la Chine entrer en rapports actifs
avec les nations qui représentent la civilisation moderne. Quant au
principe dont M. Burlingame se faisait l'apôtre, on ne demandait
pas mieux que de réserver à notre ministre près la cour de Pé-
kin la solution des différends qui surviendraient entre indigènes
et Européens. Tout se passa d'ailleurs en conversations : le traité
de Tien-tsin restait la loi internationale des deux puissances. Un
mois après, à Berlin, le chancelier de l'ÂlIeniagne du nord promet-
tait aux ministres plénipotentiaires de l'empire du Milieu, comme
les cabinets de Londres et de Paris, que ta Chine serait traitée à
l'avenir avec déférence et avec équité. C'était naturel; ne sait-on
pas que M. de Bismarck a horreur des actes de violence? Au surplus,
il se souciait alors autant de Ja Chine que du royaume de Tom-
houctou. Enfin M. Burlingame allait achèvera Saint-Pétersbourg
son tour diplomatique, lorsqu'il mourut dans cette ville après une
courte maladie. Tout indique que c'était un homme droit et loyal
dont les démarches étaient guidées par une parfaite bonne foi; mîùs
on est tenté de croire que le gouvernement chinois, avec sa malice
habituelle, n'avait confié cette mission à un étranger que pour ne
pas compromettre la politique séculaire du Céleste-Empire, tout en
se donnant l'apparence d'une concession aux idées européennes.
■ Google
KETUB DES DEUX HOKDBS.
II.
Tandis que H. Burliogame promenait en Europe son ambassade
œcuménique, sir Rulbeiford Alcoct travaillait en conscience à la
révisioQ du traité de Tien-tsin. Le moment était venu de s'occuper
de cette affaire, car le traité, conclu pour dii années, venait à
terme en 1 S69. Disons d'abord que la Grande-Bretagne, en prenant
seule l'iniiiative de cette révision, s'exposait à un danger. Il était
superflu de prétendre obtenir de nouveaux avantages sans compen-
sation, car les Cbinois sont trop habiles en diplomatie pour se lais-
ser surprendre, et ils ne cèdent de bonne grâce qu'en présence
d'une force supérieure. Or l'Angleterre n'avait alors dans le Pacifi-
que du nord que les bàlimens de guerre dont se composent d'habi-
tude les stations navales. D'autre part, les diverses conventions
conclues entre la Chine et les puissances européennes as-^urent à
chacune de celles-ci le trai(.em,;nt de la nation la plus favorisée. Un
avantage gagné par l'Angleterre leur eût donc profité sans qu'elles
fussent obligées d'accepter les charges correspondantes. Néanmoins,
il y avait. tant de ré(;lamations contre les clauses en vigueur, qu'il
était nécessaire de tenter au moins de les améliorcT dans na sens
favorable.
II importe de dire ce qu'est le commerce européen sur les côtes
mientales de l'Asie, et c'est le cas de citer ici les chiffres que donne
M. Jacques Siegfried, un de nos compatriotes de Muli>nuse, qui a
fait le tour du monde en 1338 avec l'intention d'étudier sur place
les ressources commerciales des principales contrées du glolw. Ces
chiffres sont la roesare exacte de l'intérêt que les Anglais portent
aux ailairea de Chine, puisqu'ils n'ont pas, comme nous, à proté-
ger dans ces parages une nombreuse clientèle de missionnnires
et de prosélytes. Le commerce d'importation, qui d^à s'flevait à
cette époque à 600 millions de francs par an, se parlagi'ait pres-
que également entre ilong-kong et Shang-baï, et comprenait comme
principaux articles des opiums pour 300 millions^, df» cotonnades
pour 120 millions, des articles de laine ponr 55 millions, des co-
toDS biuts pour âO, des rii pour 30, des houilles et des métaux
pour 25 millions. Les marchandises entreposées à Hong-kong et
à Sbang-bu sont vendues 1 des marchands Indigènes, qui les
introduisent le plus souvent par contrebande dans l'intérieur de
l'en^ire, on bien, elles sont réexpédiées aux succursales que les
grandes maisons de commerce ont établies dans l'un ou l'autie des
quatorze ports secondaires onverts par le gouvernement impéria
aux négocians européens. L'exportation, qui s'élève au chiffre ap-
nigiUrrlbyGOOglC
lËS AFFAIRES DE CHIKE. 5&
proximatif de A&O millions, s'opère par les mêmes voies, Hong^
tong étant l'intermédiaire des ports de la rivière de Canton, et
Shang-haï jouaat le même rôle par rapport au Yang-tse-kiang et
aux provinces du nord. Les deux élémens prÎDcipaux en sont le thé
pour 75 millions de kilogrammes, valant 270 millions de francs, et
la soie pour 2 millions 1/2 de kilogrammes, valant i 20 millions. Or,
soit à l'entrée, soit à la sortie, les sept huitièmes de ces marchan-
dises sont en provenance on à destination de l'Angleterre et de ses
colonies. La culture de l'opium, dont la Chine est le débouché
presque unique, fait la prospérité da Bengale, et contribue pour une
large part au budget des recettes de l'Inde anglaise. L'Ilot de Hong-
kong, qui est, comme cm sait, une colonie anglaise , est le centre
des opérations commerciales de l'extrême Orient, la tête de ligne
des paquebots k vapeur et des services postaux, le port de relâche
des navires qui font l'intercourse entre l'Asie et l'Europe ou l'Amé-
rique. De plus ce grand mardié de la Chine, qui vend et achète
chaque année pour plus de 1 milliard de marcbandises, se développe
avec une rapidité merveilleuse, et se développera de plus en plus à
mesure que les populations de l'intérieur viendront prendre part à
un trafic dwt les habitans du littoral ont presque seuls profité jus-
qu'à ce jour. Ces raisons ne sufiiseot-elles pas à expliquer que le
cabinet de Londres s'occupe avec une sollicitude particulière des
intérêts de ses nationaux dans l'Asie orientale?
Depuis plusieurs années, les marchands de Shang-baï et de Hong-
kong se plaignaient que les dispositions protectrices du traité de
Tten-tsin fussent éludées par les autorités provinciales. Ainsi chaque
balle de soie exportée n'aurait dû payer an trésor impénal qu'un
droit de 10 taëls, soit 80 francs ; mais les collecteurs d'impôts frap-
paient cette marchandise d'une redevance foncière sur le lieu de
production, puis ils l'atteignaient encore dans son voyage au port
d'embarquement sous forme d'octroi des villes, de douanes provin-
ciales et de taxes de transit, si bien que le droit prévu par le traité
se trouvait quadruplé. De même à l'importation, le paiement à la
douane impériale des droits d'entrée ne dispensait pas les marchan-
dises introduites d'être taxées derechef par chacune des lignes de
douanes intérieures qu'elles traversaient jusqu'au lieu de consomma-
tion. Eu outre, faute d'âtre autorisée à acheter le thé dans les districts
où s'en fait la récolte, les uégocians étrangers qui recevaient cette
denrée de seconde maia se disaient incapables d'empêcher les mé-
langes frauduleux et nuisibles. La libre circulatioa des étrangers à
l'intérieur de l'empire ébùt sans contredit affaire de mœurs plutôt
que de règlement; quant à l'abolition des taxes locales, on pouvait
prévfflr que cette concession ne s'obtiendrait pas sans peine. Chaque
■ Google
53 lETUB DES DEDX UOIIDES.
province a son budget spécial, où figurent en recettes les pro-
duits des douanes et d'autres taxes, et en dépenses le salaire des
mandarins, la solde des troupes. Le trésor impérial ne reçoit qae
l'excédant des recettes, quand toutefois II y a un excédant. Les vice-
rois, gouverneurs et autres fonctionnaires provinciaux ont un in-
térêt personnel à conserver l'état des choses existant, parce que
leurs émolumens se composent presque en entier des remises que
l'usage ou la loi leur concède sur les recettes locales. Le gouver-
neur-général de Nankin reçoit du trésor 160 taëls par an, plus
70 taëls pour sa provision de riz ; mais les bénéfices plus ou moins
licites de son emploi lui rapportent année moyenne 18,000 taëls.
Les trésoriers, les agens des douanes, les magistrats eux-mêmes
s'enrichissent de salaires éventuels. Si le gouvernement impérial
s'avisait d'en tarir la source, il susciterait d'unanimes protestations,
et, ce qui est pis, on peut compter qu'il ne serût pas obéi. L'aboli-
tion des douanes intérieures ne serait pas moins que le boulever-
sement ûnancier du Céleste-Empire.
Ëorm sir Rutherford Alcock obtint du gouvernement chinois les
conditions suivantes, que l'on ne peut guère appeler des conces-
sions ; les marchandises appartenant à des Européens devaient être
exemptes des taxes locales moyennant une surtaxe de 60 pour 100,
qu'elles paieraient à^la douane frontière. Le tarif était remanié;
surélevés en ce qui concerne les soies à l'exportation et l'opium à
l'importation, les droits étiûent réduits pour les épiées et pour
l'étain, et annulés pour la houille et le guano. Les étrangers re-
. cevaient l'autorisation de naviguer sur les eaux intérieures des
fleuves et des lacs, à la condition de n'employer que les bateaux
indigènes mus à la voile ou à la rame : les bateaux à vapeur
étaient donc encore exclus; toutefois les Chinois promettaient d'in-
stituer un service de remorqueurs aux passages difficiles. L'on ou-
vrait un nouveau port au commerce européen et l'on parlait de
tenter l'exploitation des mines de bouille avec l'aide d'ingénieurs
et d'ouvriers anglais. Quant aux chemins de fer et aux télégraphes
électriques que la colonie réclamwt depuis longtemps la permission
d'établir, le nouveau traité n'en disait mot. Les ministres de l'em-
pereur avaient déclaré qu'ils ne s'opposaient pas à ce qu'un câble
sous-marin fût immergé dans les eaux de la Chine, mais qu'ils ne
permettraient jamais que l'extrémité de ce câble fût amenée à terre.
Le gouvernement de Pékin était en vérité bien mal inspiré par
des défiances traditionnelles contre le g<*nie européen : une admi-
nistration centralisée à l'excès n'a pas de serviteurs plus utiles que
la vapeur et l'électricité. Avec les chemins de fer et les télégraphes,
le souverain qui règne à Pékin tiendrait en respect les vice-rois qui
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LES AFFAIRES DE CHINE. 97
ont des velléités d'indépendance, il transporter^t à bref délai sur
les points menacés de son empire les troupes dont le concours lui
est le moins suspect. C'eût été plutôt de la part des gouverneurs
de province que l'on eût dû pressentir de l'opposition. Ces engins
de la civilisation moderne ne sont pas d'ailleurs de nature à mo-
tiver la présence indéfinie des Européens dans les provinces de l'in-
térieur. Si leur concours est indispensable pour la construction,
il est probable que les indigènes suflîraient à les entretenir, et à les
exploiter une fois créés et mis en marche. Ou peut se fier pour cela
au merveilleux talent d'imitation de la race chinoise. Le Japon, qui
est en train de se régénérer sous l'intelligente domination du mi-
kado et des daîmios, accueille avec une extrême faveur les chemins
de fer et les télégraphes. Les voies ferrées seraient encore plus
utiles en Chine que dans les ties de i'archipel japonais : nulle con-
trée n'est plus favorable à ce mode rapide de communication; nulle
part on ne trouve de plus belles plaines, de plus vastes vallées. De
Canton à Hankow, à travers les plantations de thé et les districts les
plus peuplés de l'Asie, de Hang-tchou à Pékin, parallèlement au
fameux canal qui était jadis, quand on l'entretenait avec soin, la
grande artère commerciale de la Chine, les lignes ferrées seraient
encombrées de voyageurs et de marchandises.
Valait-il la peine de remanier le traité de Tien-tsin aux condi-
tions que les Chinois y voulaient mettre? Les négocians anglais qui
trafiquent dans l'extrême Orient ne le pensèrent point. Dès que les
clauses de cette nouvelle convention furent connues, tous protestè-
rent qu'elles étaient plus nuisibles qu'utiles. L'expérience leur avait
appris qu'une suppression des taxes locales par les autorités cen-
trales de Pékin ne servirait de rien, parce que les autorités provin-
ciales n'en tiendraient aucun compte. Le plus clair dans les conditions
acceptées par sir Rutherford Alcock était une aggravation de tarifs
en ce qui concernait les matières de plus large consommation : l'o-
pium, la soie, les étoffes de laine et de coton. Le refus d'autoriser
la navigation à vapeur sur les eaux intérieures, les chemins de fer
et les télégraphes, était une véritable déception, car l'usage de
moyens perfectionnés de transport et de correspondance est sur-
tout utile dans une contrée comme la Chine, où l'espace est grand
et la population nombreuse. Les chambres de commerce de la
Grande-Bretagne se récrièrent de même à l'envi contre ce nouveau
traité. Les intéressés étaient unanimes à repousser le prétendu
cadeau que leur voulait faire le gouvernement anglais. Lord Claren-
don et sir Rutherford Alcock sont peut-être de fort habiles diplo-
mates, se disùt-on; mais ils n'entendent rien aux affaires commer-
ciales.
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5S BETOE DIS DEDX XONDES.
Ceci se passait peu de temps après qne H. Buriîiigaine aratt
réclamé pour sa patrie d'adoption l'égaiité de traitement arec les
puissances occidentales, et que lord Clareaâon, admettant ce prin-
cipe, avait défendu aux consuls et aux oQîcters de marine de faire
aucun acte d'hostilité contre les Chinois avant d'avoir obtenu l'ap-
probatioD du ministre anglais à Pékin. — Nous allons traiter U
Chine comme une nation civilisée, disait lord Clarendon ; n' est-il
pas équitable de la relever tout d'abord des obligations onéreuses
qae nous lui imposions, il y a dix ans, par la force des armes? Mé-
nageons son amour-propre, ayons souci de sa dignité; elle nous en
sera reconnaissante. Jusqu'à ce jour, elle n'a traité avec les bar-
barei d'Occident que vaincue et humiliée. Prouvons-lui qu'il y a
plus d' avantage à s'entendre avec nous par la voie diplomatique. — A
quoi les négociana répliquaient qu'ils n'avaient; eiïectivenient auctm
souci de l'amour-propre et de la dignité des Chinois, qu'ils ne sa-
^'aient pas au juste si ces hommes jaunes avaient dans le creur
quelque Bentiment de ce genre, et qu'en somme lord Clarendon
n'était pas ministre d'Angleterre pour prendre la défense des Chi-
nois contre les Anglais. Au demeurant, ils avaient lieu de croire que
l'autorité de l'empereur n'était que nominale dans les provinces,
et enfin ils accueillaient avec une répugnance excessive cette expé-
rience de politique asiatique dont ils craignaient d'être victiraes,
corps et biens. Le cabinet de Londres aurait eu d'autant plus tort
de négliger ces réclamations, que la colonie européenne entière les
appuyait sans distinction de nationalité. Les Français et les Alle-
mands, aussi bien que les sujets de la Grande-Bretagne, soutenùent
avec une conviction inébranlable que la vieille politique d'intinû-
dation réussissait seule vis-à-vis du Céleste-Empire, et les Améri-
cains eux-mêmes, si fiers qu'ils fussent du rôle attribué à leur con-
citoyen Burlingame, ne se laissaient pas convaincre que la Cbîoe fût
digne d'être admise dans le concert des nations civilisées.
Nombre de faits réceos prouvaient que la vieille hostilité de la
dyEiastie mandchoue contre les étrangers n'était pas éteinte. De la
part du peuple, U n'y avait qu'indifférence ; de la part des manda-
rins et des lettrés, la haino se cachait à peine. Des missionnaires
anglais s'étaient établis à Yang-tchou, pfès du' confluent du Grand-
Canal et du fleuve ¥ang-tsé; en 1868, leur maison fut brûlée, et ils
n'échappèrent à. la mort que par une fuite rapide. Le consul angitùs
de Shang-baî s' étant aus^tôt rendu sur les lieux avec une canoo-
nière, Tseng-kou-fan, vice-roi des deux Kianga, personnage im-
portant que nous retrouverons plus tard, promit d'abord d'accorder
les indemnités pécuniaires et les réparatitras qu'on Im demandait;
mais, la canonnière s'étant éloignée par suite d'un accident imprévu,
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LBS UFAIHB5 DB CUINE. &&
le consul n'obtint plas du vice^roi qne des réponses évaaÎTea. Un
aulxe jour, un Suro^en. était massacré dana un village écarté, à
l'iosligalioii, snivant toute apparence, des lettrés do VMsinage et
avec la consivence des autorités ehinoiaes. Les in^gènes qui prê-
taient leur maiacw aux BÛsaionoairea étû^t battus et emprisosnés;
les ChÎDoiâ coovertis à la religion cbrètienne se voyaient soumis
aux plus indignes tnàtemesa sans cause ni raison. La populatioa
native refusait manie la Htoindre marque de déférence aux personnes
que l'on est convenu, entre gens civilisés, de traiter avec le plus
grand respect. Lorsque M. Ross Browne, ministre plénipotentiaire
des États-Unis et successeur de M. Burlingame, arrivait fi Tien-tsin en
septembre 1868, on lui fournit des bateaux pour remonter le Peï-ho
jusqu'à Tong-tchou» le port de Pékin, à 15 ou 20 kilomètres de cette
capitale. Une fois débarqué, il se vit abandonné sur le rivage avec
sa famille ,. sa siûte et ses bagages , au milieu Ae la foole. Quand il
eut obtenu des voilures, ^rès une demi-journée d'attente, il fil son
entrée à Pékin sans qu'aucun oSicier daignât l'escorter. A la même
époque, M. Burlii^ame et ses- secrétaires étaient reçus dans les ca-
pitales de l'Europe avec les honneurs que les Occidentaux accordeirt
aux aml>a98adeur9.
Un incident de ce genre vint plus tard refrmdir ûngulièrement le
xèle que les ministres de la Grande-Bretagne aflicbatent pour le
gouvernement de la Chine. Le duc d'Edimbourg, Vun des fils de la
rein« Victoria, qui fusait k tour du monde sur la frégate la Gaia-
tâe, avait été reçu partout avec les démonstration» les plus flat-
teuses. Â Pékin, les< autmités ebinoîses feignirent d'ignorer sa pré-
sence. Peut-être avùt-oa compté en Angleterre que le fil» da ciel,
en présence duquel les ambassadeurs européens n'avaient jamais
été admis, recevrait du moins avec égard un membre de la famille
royale. Le prince Alfred ne &t pas plus heureux que lord Elgin et le
baron Gros. L'empereur, qui est visible pour les ambassadeurs du
Thibet et de la Corée, ne consent jamais à recevoir les envoyés eu-
topéenSf et ne fait pas d'exc^tioit pour les rejetoas des familles sou-
verainesv Le fils de la reine d'Angleterre fut donc écwidait cfMnme
un simple mortel, et l'accueil enthousiaste que Itû firent les rési-
dons de Canton , de Shan^ttaï et de Hacao parut un assez faible
âëdommagemeat de cette testative humiUiuite. Le gonvememeot
britannique se plut aUn^ài répéter ce qui se disait déjà depuis long-
temps entre personnes ae prétendant bien renseignées asr le régime
intérieur de la Chine, qu'il bJlait attendre la majorité de l'empe-
reur, vers 1873, pour tenter une démarche décisive, et jusque-là
sauvegarder la situation par une sage politique de non -interven-
tion. La conséquence naturelle était l'abandon du nouveau trûté.
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jiit» ia-t î*-^ '^jjfi/; 0»^* M",-'ji!-iiiiiir»* aiTT"™*-. Tifi— '-su. «a aBC
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syji*'.- itîi'i^-.ui'-f . (t î-^^ut ■^■. f: tj-<iiio-Otii:u'- La i'f>:'u;:i"Jnr iw:ri?e
i»;:i'i^ ij»r •.* v> iutni: jAt »;i;s-'iii*;'j(*ft ï ô* w'iïf cJt'-'.Œi!:»^ : ■»is lis
j/Uf •-.• î/i^ ,>-5,'> 'iij'vw: i'jii: iiLti';^ Ij* »*; B^T.i^:rt ;<;'uf ie {."^iis. Enfin
nsi'^ -Iji*. é*: \-)\ dtrt •;'i'aut ;^>jt ir"^ Bwii dç-s crin5e« q^o"j;»ei»-
]- uiA <ii^ •^•jv'*» It» ^;.ji ly-jùJuI^b des im^f''oat ca-iLo^Toes «■»-
bie>: H ft^;y.r. ir Ifrt ^'jîa'jt aiflii'j'^aa^s po'jr l*s ^'pver, leur aisei-
^,'i«;) ia ^v;*/)!!*: «Af^-i^D^iÇ el to fa.''re dç bons cJiovenç. Dît mus
iA'jiV-*. t-jft ^'lunt hf^y,)h\\f^ v. mvi^nt, se groupent auwur de la
ajiKhi'/o, S'j'i i'jjiX u;jç ç]ifiit*I« affectJoriDée. Les Toyaçeare qni oot
iinj'i^ la CitJ!>î mwwWot to'js qije le» miss'wDnaîres, loia dèlre oi-
*;'jnt -a M [f*jf:<iTHTA*yi [jtjpj]]i;i, par des voies Ulidies, D'ont massez
d Wj^-u'., îii awifti de pla« pour accaeillir tous ceux qui leur sont
m^l^Mi/^i mais I*;»! «Kfiiiris qui font U dusse aux petits garçons
t^/'ii !►* r^iti,4f: il de» bateleunî, et aux petites filles pour un eom-
«t^c* ijI'j» i(ilàr/ie encore, fs'avisèreDt plus d'aoe fois, quand Us
<<Aw-«t priij bur le fait, de se dire les émissaires des chrétiens; son-
\*:i)i uiPMtH jU eitjil>3ient les îtiiti^es de la foi catholique, avec l'es^
[fiir vu» d'Aile de « faire réclamer par les consuls européens. Le
■ Google
LES AFFAIRES DE CHINE. 61
fait s'était produit à TîeD-tsîn. Les autorités chinoises, dont la con-
duite eu cette affaire fut au moins suspecte, voulurent fouiller les
b&timens de la mission, ce que les missionnaires refusèrent avec
une juste indignation. Le peuple commença dès lors à proférer des
menaces contre les chrétiens; des affiches, sorte de gazette popu-
laire que l'on placardait sur les murs de la ville, engageaient les
citoyens à se faire justice eux-mêmes en brûlant les habitations des
étrangers. Une proclamation ambigus des magistrats de la cité ne
fit qu'enflammer les esprits ; une catastrophe était imminente dès les
premiers jours de juin. Le 18 et le 20 de ce mois, le consul anglais
signala ces fâcheux pronostics à l'attention de Tchoung-hou, gouver-
neur de Tien-tsin et surintendant du commerce pour les trois ports
du nord.
Le consulat françûs et la mission catholique sont ùtués au milieu
de la ville, tandis que les autres établlssemens européens se trouvent
en dehors. Dans la matinée du 21 juin, la foule s'assemble en grand
nombre et dans une attitude menaçante autour de la demeure de
nos compatriotes. Notre consul, M. Fontaoier, inquiet de la situa-
tion, se rend vers midi avec son adjoint, M. Simon, chez Tcboung-
hou, dont le yamen est peu éloigné. M. Footanier, en proie aux plus
vives alarmes, le conjure d'intervenir, tout au moins de calmer la
populace en se montrant au dehors. Ce personnage refuse obstiné-
ment d'agir, et, pour mieux montrer que sa résolution est bien
prise, il quitte la chambre où avùt lieu l'entrevue. HM. Fontanier
et Simon sortent alors du yamen ; k peine ont-ils mis le pied dans
la rue qu'ils sont saisis par les perturbateurs et mis en pièces.
£d même temps que cette scène de meurtre se passait devant
l'hôtel du gouverneur, peut-être même auparavant, la foule faisait
irruption dans les bâtimens de la mission. Elle s'attaqua d'abord k
l'établissement des sœurs de charité qui, au nombre de neuf, étaient
arrivées de Shang-haï depuis peu, et dont la colonie européenne tout
entière connaissait le dévoûment et les vertus. Elles furent l'une
après l'autre, et en présence de celles qui survivaient, soumises aux
tiiiitemens les plus abominables. On leur arrachait les yeux et on
les empalait après des outrages que l'on n'ose raconter; puis leurs
corps furent brûlés avec la maison qu'elles habitaient. La maison
des lazaristes et celle des jésuites furent de même incendiées après
que les prêtres eurent été mis à mort; un des cadavres que l'on
retrouva par la suite dans les décombres était méconnaissable, tant
il avait été mutilé. Les bourreaux n'épargnèrent pas les chrétiens
indigènes, sauf les enfans, que l'on fit évader; encore y en eut-îl
une quarantaine suffoqués dans une cave où ils s'étaient réfugiés.
La populace avait saccagé aussi le consulat français ; des amis du
consul, M. et M"" Thomassin, qui arrivaient de Shang-haï, y pé-
, Google
n RiTtrc BBS Bcci voxacs.
TtfRDt. Cn intre Français <Tiii tenait boatnfiie dan l« ToisÎBa^ fut
na.«acré : as fenoK, qn avait pa s'évader sur le Mom^t, fat égor-
içée pCTdaot la nah. Eafo tro» Rb»»s, que l'on aperçât près da
beu dn earvaçe, partagèrent te Béme sert; nais trois de leantcom-
patmtei, araiit pu bm cohmIitc la sationaiité k bqoelle île ap-
paneoaieDt, s'édtappèT«at saâ» et saob. 11 y avait encore dans le
qnaniercbiooisdes Anglais, des Allemands et des Suisses qne per-
sosne n'inqni^la; les autres édifices de la ookmie eun>pé«»e, si-
tu)^ à l'écart, comote nous l'avons dit, ne forent pas menace an
seul instant. Les consak en résidence à Tîeo-istn ne tardèrent pas
à coonallre tM» les détails de cet affreox événement. Outre que les
Chinois racoiitaîeat volontiers ce qui s'était pa.ssé, on eal les récits
de troî-i Français qu'an heureux hasard avait préservés. L'f^iDioo
générale attrihaait une lar^ responsabilité dans cette affaire aux
an ton tés locales. 11 y avait assurément dans la ville quantité degeas
sans aveu, pirates, brigands ou soldats déserteurs; mais le gros des
émeiitiers se composait des sa[>eurs-pompiers indigènes, qui se rén-
nireot au son du tam-tam, comme en cas d'inœnie, et qui se dis-
persèrent de même quand le crime fut accompli.
Quelt étaient les chefs et les instigateurs de ce complotî L'opi-
nion publique en désignait trois, qui étaient des personnages les
plus con.si(iérables de l'empire. D'abord Tseng-kou-fan , que l'on
regarde en Chine comme le chef du parti bosûle aui étrangers.
Au t*-mps de l'expédition anglo-franr^se, il avait ouvertement con-
seillé à son souverain de tuiier jusqu'à la dernière extrémité plu-
l6tque d'accorder la moindre concession aux vainqueurs. Vice-roi
de ^ankin, il n'avait pas su ou plutôt il n'avait pas voulu répri-
mer des attaques contre les Européens; quand il était venu visiter
Shang-haï en 186S, c'était un bruit courant parmi les Chinois que le
jour (Je l'expulsion des barbares était proche. Vaincu en rase cam-
pagne, battu sur le terrain diplomatique, il avait conçu le projet,
pent'iit-on, de suscitar contre ses éternels ennemis une série de
coups de main populaires dans tous les ports ouverts aux étrangei-s,
et en éfTet il était depuis peu de temps vice-roi de la province de
Tché-li quand survint le massacre de Tien-lsin. L'un de ses princi-
paux complices était Chen-kou-jui, qui commandait à Tien-tsin en
1851», que l'on accusait déjà d'avoir soulevé le peuple du Szé-tchuen
cl de Nankin contre les missionnaires, et qui était revenu k Tien-tsin
depuis quelques mois. Enfin Tchoung-boo, gouverneur de la ville,
avait eu sans contredit connaissance de la situation des esprits quel-
ques jours avant l'événement, et, loin de calmer l'irritation du
peuple, il avait refusé d'intervenir, on l'a vu, quand M. Fontaoîer
réclamait son assistance au moment le plus critique.
L'émotion fui grande, on le conçoit, dans toutes les colonies eu-
, Google
LES AJFAIRES DE CHINE. 63
ropéeanes des mers de Chine, dès que la nonvelle de cet horrible
massacre s'y fut répaDdae. Etait-ce avec iatentiiM] que les émeu-
tiers ne s'étaient attaqués qu'aux missionnaires catholiques et aux
Français? Les émigrans de tous les pays, les négocians aussi bien
que les prêtres, n'étaient-ils pas menacés du même sort? Que l'on
juge de l'inquiétude que devaient ressentir les habitans de Shang-hsî
sans autre protection qu'un bataillon de 500 volontaires. La valeur
des marchandises entreposées dans le quartier européen et des bâ-
tîmens construits par les résidens est estimée & 500 ou 000 millions
de francs; c'était eu vérité une belle proie pour les brigands qui
venaient de saccager les missions de Tien-tsin. La France et l'An-
gleterre entretiennent de nombreux navires de guerre dans ces pa-
rages; mais la station principale est sur les côtes salubres du Ja-
pon. Il ne reste sur le littoral de la Chine que quelques canonnières,
qui E>0Qt une protection insufQsante. Ainsi il n'y a d'ordinaire devant
Shang-haï qu'un seul de ces petits bâtimens. Cependant trois se-
maines après l'événement les amiraux anglais et français étaient à
l'ancre dans le Peï-ho avec leurs forces disponibles. M. de Roche-
chouart, chargé d'aCTaires de France, s'y était rendu de Pékin;
mais, à su] poser que ce diplomate eût osé prendre sur lui la grave
responsabilité d'une déclaration de guerre, l' insuffisance des arme-
mens à sa disposition lui commandait une attitude expectante. Le
Peï-ho est gelé depuis le mois de novembre jusqu'en mars. Les
troupes de débarquement que les amiraux auraient pu mettre à
terre étaient assurément trop faibles pour s'y maintenir en l'absence
des canonnières. Une attaque de vive force, dirigée contre Tien-tsin
ou contre les forts du Takou, en admettant qu'elle eût réussi, au-
rait eu pour conséquence inévitable l'évacuation des provinces du
nord par tous les Européens avant l'hiver. Or les ambassadeurs n'en
pouvaient douter, une fois sortis de Pékin de cette façon, ils n'y
rentreraient plus qu'avec une armée victorieuse, comme en 1859.
Il parait au surplus que le gouvernement chinois était lui-même
partagé d'avis sur la suite qu'il convenait de donner à cette affaire.
Les plus ardens voulaient déclarer franchement la guerre aux élran-
^gers et les expulser de tous les ports; ils soutenaient que l'armée
chinoise, disciplinée par des instructeurs européens, pourvue de
fusils européens, était maintenant en état de tenir tête aux bar-
bai-es. Tseng~kou-fan était l'âme de ce parti. De plus modérés se
seraient contentés d'une attaque générale contre les établissemens
catholiques, c'est-à-dire contre les protégés du drapeau français;
leur plan était d'expulser chaque nation l'une après l'autre, à com-
mencer par la France, afin d'éviter la coalition des puissances eu-
ropéennes, contre laquelle la Chine aurait peine à lutter avec avan-
tage. Il parait que le prince Kong n'appuyait ni l'un ni l'autre de
■ Google
6& lETDB DES DBDX HOKDES.
ces deux partis ; plus juste appréciateur des ressources de sa patrie,
il voulait s'en teuir à la lettre des traités et vivre en bonue intelli-
gence avec les étrangers. Son avis prévalut : il fut convena que sa-
tisfaction serait donnée au représentant de la France, toutefois avec
les réticences et les lenteurs gui font tout le succès de la diplo-
matie chinoise. Ce fut à la suite de cette résolution que Tseng-
iLOu-fan reçut l'ordre de faire une enquête sur les évënemens du
21 juin, et que Tcbouog-bou fut nommé ambassadeur près la cour
des Tuileries. Deux des principaux auteurs du massacre se trou-
vaient donc cbargés de punir les coupables. Quant au troisième,
Cheo-kou-jui, Tbomme d'acdon, il était bien connu dans la popu-
lation indigène que l'empereur l'avait reçu depuis lors en audience
parUculière.
Avec des gens tels que sont les Cbinois, la justice n'est effective
qu'à la condition d'être prompte ; il faut que le cbitiment suive de
près la faute. Tseng ne manifesta nul empressement à s'acquitter
de la mission dont on l'avait chargé. Son arrivée & Tien-tsin fut
ajournée sous prétexte de maladie; puis, quand il y vint, l'un de ses
premiers actes fut de révoquer les magistrats municipaux dont la
connivence était par trop évidente. Il fit en outre arrêter quelques-
uns des plus infimes acteurs du complot; mais par compensation il
retenait en prison plusieurs chrétiens indigènes, qui ne furent ren-
dus à la liberté qu'après avoir été torturés, sous prétexte de leur
faire avouer leur participation aux crimes des missionnaires catho-
liques. Cela fait, Tseng-kiou-fan attendit patiemment que les ré-
clamations du chargé d'affaires de France eussent le temps de s'af-
firmer. On ne peut douter que M. de Rochechouart fût dans une
extrême perplexité, puisqu'il lui fallait trois mois au moins pour
recevoir des instructions écrites de son gouvernement. Par bonbeur,
l'opinion publique des Européens le soutenait, et lui conseillait une
conduite vigoureuse. Une feuille périodique estimée dans ces pa-
rages lointains, le North China Herald, dressait ainsi qn'il suit le
bilan des réparations à exiger de l'autorité impériale : dégrader les
principaux mandarins et les mettre à mort,- dégrader les autres
mandarins de la localité et les exclure de toute fonction publique,
inscrire sur le lieu du crime une tablette commémorative, faire '
payer par la ville une forte indemnité et le prix de la reconstruction
des bâlimens incendiés, priver la ville de Tien-tsin pendant vingt
ans du droit d'envoyer des candidats aux examens provinciaux,
enfin occuper les forts du Takou, ou les raser entièrement. Les deux
paragraphes les plus importans de ce programme étaient la mise
à mort des mandarins compromis dans l'affaire et l'interdiction aux
candidats locaux de se présenter aux examens, car cela atteignait la
classe des lettrés, qui était notoirement la plus hostile aux étrangers.
■ Google
LES ATFAISES DE CHINE. 65
Vers le commencement de septembre eaOn, c'est-à-dire deux
mois et demi après l'événement, la Gazette de Pékin rendit public
le rapport de Tseng et de son complice Tchoung-hou. Toute l'alBûre
résultait, à les en croire, des calomnies auxquelles les jésuites, les
lazaristes et les sœurs de charité s'étajeot exposés ; les deux man-
darins avaient la bonté de reconnaître que ces calomnies n'avaient
aucun fondement; mais ils excusaient la populace de Tien-tsîn de
s'y être laissé prendre, et ils voulaient bien convenir que les au-
torités locales n'avùent pas pris des précautions suffisantes, en
raison de quoi les mandarins avaient été justement révoqués de
leurs fonctions. C'était se débarrasser à bon compte d'une lourde
responsabilité. A cette époque déjà, l'on savait en Chine quels cruels
revers la France veoùt d'éprouver en Europe. Le gouvernement de
l'empereur n'ignorût pas que nous ne pouvions songer à lui faire
la guerre, et il se flattait que les autres puissances occidentales ne
rengerùent pas nos offenses. En effet, M. de Bochechouart, après
s'être montré très ferme dès le début, s'était vu dans l'obligaljoQ
de paraître moins exigeant par crainte d'engager la flotte française
dans une lutte impossible. IJn peu plus tard , les mandarins parlè-
rent d'une indemnité pécuniaire. Chez eux, la vie humaine est pour
ainsi dire tarifée. Il n'y a pas de grande ville où pour cinq cents
francs par tête on ne trouve des malheureux disposés à subir la
peine capitale en assurant la fortune de leur famille. Les Chinois
offrirent donc une grosse somme en dédommagement des pertes que
les missions avaient éprouvées. L'évoque catholique de Pékin ré~
pondit, comme on pense, que les missionnaires donnaient leur vie,
mais qu'ils ne la vendaient pas; il refusa même de recevoir la va-
leur des bàtimens incendiés avant que le gouvernement français se
fût déclaré satisfait des réparations accordées. Cependant les princi-
paux acteurs du massacre se reliraient l'un après l'autre de la scène.
Le vice-roi de Nantin, Ma, venait d'être assassiné ; c'était un pro-
tecteur des chrétiens, ou du moins il avait tenu la main avec fer-
meté à ce que le tnûté de Tien-tsin fût exécuté de bonne foi dans
son gouvernement. Tseng-tou-fan lui succéda; était-ce par dis-
grâce que ce haut personnage revenait à son andenne résidence? H
n'est guère probable. Le gouvernement général du Tché-li a l'a-
vantage d'être rapproché de Pékin; mais beaucoup préfèrent celui
des deux Eiangs, qui est, par son éloigoement, plus indépendant
du pouvoir central. Le protégé de Tseng, Chen-kou-jui , s'étMt re-
mis en route pour préparer sans doute de nouvelles attaques contre
les barbares. Quant à Tchoung-hou, il partait pour l'Europe en am-
bassade extraordinab^; M. Jules Favre l'a reçu en cette qualité le
5 avril dernier. Nous ignorons quel a été le résultat de l'entreYue;
101» SOT. — iSII. i_
nigiUrrlbyGOOglC
66 R£VD£ DES DEDX MONDES.
mais nous savons que la coloaie de Shang-haî , aussi bien que les
Fésidens des autres ports de la Clilne, a âénoncé Tchonng-hou à
FEurope comme un complice de l'assassinat des vlitgt-deux Ean>-
péens de Tien-tsin. ïl était le premier magistrat de la cité, et î] a
refusé d'ifllervenïr qaaad le coasul anglais et après lui M. Fonta-
nlerle supplièrent d'apaiser la foule; si! n'était pas Tuo des insti-
gateurs du complot, il n^a fait aucun effort sérieux pour découTiir
les auteurs de cet abominable atteataU
IV.
Si déplorable que soit en elle-iniême la catastropTie du 21 jnîn
1870, c'est peut-être avant tout par ses conséquences prochaines
qu'il convient de l'envisager. En Chine, tous les peuples de rOcâ-
deut sont solidaires. Qu'ils soient négocians ou missionnaires, de
xace anglo-saxonne ou de race latine, aux yeux A<is indigènes Eq-
rf^éens et Américains sont des étrangers, des barbares, parlant la
même langue, professant la même religion. Ce qui profite ou nuit &
U France ne peut, dans l'extrême Orient, que profiter ou nuire
aux autres puissances. Aussi, dès le 2J juin, les ministres plénipo-
tentiaires des Ïtats-Unls, d'Espagne, de Bdgique et de Prusse et
les chargés d'affaires d'Angleterre et de Russie s' unissaient-ils i
M. de Rocbechouart pour adresser au Tsung-U-yameii une protes-
tation contre le massacre de la colonie française. En réalité, l'unloB
des diplomate^ de race blanche n'était pas aussi complète qu'on
l'eût pu croire, à tel point qu'on se laisse aller à penser que cette
démarche ne fut qu'un acte de haute convenance. On remarquait
dans leur protestation collective cett' phrase curieuse : ii les soussi-
gnés ne doutent pas que le gouver:icment cle l'empereur partage
l'indignation générale qu'ont înspirén ces atrocités, et qu'il a con-
science de la responsabilité qui pèse sur lui, car, dans le cas où de
tels actes se reproduiraient, la position du gouvernement impérial
serait sérieusement compromise dans Je inonde entier. » De moins
naïfs se seraient imaginé que cette seule affaire sudisait L compro-
mettre le Céleste-Empire. Les Anglais auraient bien voulu se per-
suader que les Français, seuls vlciimes des émeutiers de Tien-
tsin, étaient aussi les seuls Européens antipathiques fi la popoL-ition
cbinoise. Qu'on en juge parles propres paroles du ministère britan-
nique. Le 24 mars de cette année, lord Granville est appelé à don-
ner son avis sur cette grave afTaire devant la cliambre des lords. 11
attribue le massacre aux préjugés de la populalmo native, aux im-
prudences des missionnaires, à la baine des Chinois contre l'étranger
et à rinerlie des mandarins. 11 exprime le regret que le tdergê ca-
, Google
LES AFFAIRES DE CHINE. 67
tholîque, sans éguds pour les intérêts commerciaux des autres
peuples, se compromette vis-i-vis des indigènes par ooe propar-
gïmde trop active.
En ce qui concame la situation relatire des prêtres catholiques
et des ministreB protestans en face de la population chinoise, deux
mots d'explicatton sont nécessaires. Les premira^ sont de pauvres
gens, dépourvus parfois d'éducaUon, mais profondément imbus de
l'idée du devoir, qui sacrifient famille, patrie et bÏMi-ôtre, font ab-
négation de leur vie même, vivent avec le bas peuple, s'babîUent
comme lui, et donnent ks plus belles années de leur existence à
l'œuvre pénible de ia propagande. Détestés par les mandarins, dont
ils sapent l'influence, ils sont en général bien accueillis par le vul-
gaire, auquel ils s'adressent de pi^férenoe, et leurs efïiH'ts ne res-
tent pas stériles. Les ministres protestans, toujours habillés de nov
et cravatés de blanc, n'ont pas les mêmes visées. Agens bien rétri-
bués de riches sociétés bibliques, ils accompagnent les consuls an- ■
glaîs, ils n'ont pas la prétention de les devancer. En revanche, leurs
succès sont presque nuls, car ce n'est pas en distribuant des bibles
& la douMÎne que l'on fait faeaucoop de prosélytes.
Soit jalousie, soit crainte réelle, les Anglais disaient depuis long-
temps déjà que les actes du clergé catholique, ainsi que l'appui
qu'il recevait des consuls françiis, étaient un grave sujet d'inquié-
tude pour les autres nations chrétiennes. Ce n'est point que les
missionnaires eussent rien à craindre du fanatisme religieux des
Chinois, par la bonne raison que œ ùtnatisme n'esisle pas. Les
Chinois des classes inférieures n'ont d'autre religion qu'on respect
superstitieux pour la mémoire de ieurs ancêtres; les lettiés sont
bouddhistes, ce qui veut presque dire athées; les bonees ou prê-
tres sont ignorans et méprisés, par conséquent ils n'ont aucune
influence. La prédication chrétienne ne rencontrerait donc aucun
obstacle, si les mandarins ne sentaient que l'enseignement de ces
nouvelles doctrines porte atteinte au prestige factice dont ils sont
entourf^s. Ce n'est pas tout : il dépirdt aux Anglais comme aux lettrés
chinois de voir que la France exerce un patronage bienveillant sur
tous les convertis. Au dire des Anglais, qui ne sont en cela que
l'écho des mandarins, un chrétien natif qui se prend de querelle
avec un voisin non converti invoque la protection des miBsionoûres;
ceux-ci en appellent mi consul français, qui intervient en faveur
de son prétendu coreligionnaire, si bien qu'un procès entre deux
natifs, au lieu d'être simplement porté devant le tribunal indigène,
devient une querelle inter nations le dans laquelle, ea vertu de la
puissance supérieure des canonnières et des ofiiciei's français, le
client des missionnaires a toujours raison. Aussi les auloritée chi-
, Google
es RErU£ DES DEUX UONDES.
□oises prétendent-elles qu'un grand nombre des convertis sont de
malhonnêtes gens qui ne voient dans le baptême qu'un moyen éco-
nomique d'acquérir des protecteurs puissana. H ne nous surprend
pas que les mandarins sèment des bruits de ce genre; mats nous
avons lieu d'être surpris que les Anglais y ajoutent foi. Lorsqu'ils
insinuent ensuite que, les intérêts commerciaux de la France étant
incomparablement moindres que ceux de la Grande-Bretagne, nos
consuls et leurs protégés devraient conserver une attitude plus
humble à l'égard des Chinois, on est bien obligé de leur rappeler
qu'il y a autre chose dans le monde que des affaires d'argent,
que, si notre pays a partagé les périls et les charges de l'expédition
de 1859, il doit aussi en partager les profits et en jouir comme il
l'entend, et qu'en définitive la liberté de ta prédication chrétienne
est garantie par le traité de Tien-tsin aassi bien que la liberté du
commerce.
De ce qui précède ne résulte-t-il pas que lord Granville avait
mauvaise grâce à se plaindre au sein de la chambre des lords de la
conduite imprudente des missionnaires catholiques? Il n'avut pas
moins tort d'attribuer ie massacre du 25 juin à la nonchalance des
mandarins, qui notoirement n'avaient été que trop actifs dans cette
sanglante affaire; le récit des faits que l'on vient de lire le prouve
surabondamment. Quant à une prétendue haine à l'égard de l'é-
tranger, c'est une erreur profonde d'attribuer au peuple entier un
sentiment que les classes élevées éprouvent seules; tout indique au
contraire que les gens du commun, doux et hospitaliers par nature,
ne partagent pas les répugnances intéressées des mandarins; labo-
rieux, âpres au gain, ils comprennent à merveille que la présence
des Européens, tout en les enrichissant, les allège en partie du joug
des mandarins.
Allons au fond des choses : la question chinoise, qui se dresse
h. l'improviste en un moment si peu opportun, n'est qu'une des
faces toutes pareilles de la situation extérieure de la Grande-Bre-
tagne. En Chine, comme en Europe et aux États-Unis, la politique
égoïste du cabinet Gladstone accule cette grande nation dans une
impasse d'où elle ne peut sortir que par une humiliation ou par
une catastrophe : encore n'est-elle pas certaine d'avoir toujours le
choix. N'est-ce donc que comme appoint de la France que l'Angle-
terre a compté depuis vingt ans dans les aff^res du monde, puis-
que, la France se retirant, l'Angleterre s'efface? Les meurtres de
Tien-tsin ne sont pas encore vengés, ils ne le seront pas : nous
sommes hors d'état d'entreprendre en ce moment une expédition
lointaine, et les autres puissances ne manifestent pas l'intention
d'agir à notre place avec l'énei^ie que nous aurions montrée en
■ Google
LES AFFAIRES DE CHINE. 69
d'autres temps. L'ambassade de Tchoung-hou ae mérite que d'être
tenue à l'écart. Quand ménie a personnage se disculperait des
graves soupçons qui pèsent sur lui, c'est en Chine, à Tien-tsin, sur
le lieu même de l'attentat, en présence de la foule qui a été com-
plice, que la réparation doit être accordée; autrement le peuple
n'en saura rien, et les mandarins n'en tiendront aucun compte.
Jusqu'au jour de cette réparation, dont le succès est plus que dou-
teux, les autorités chinoises ont lieu d'être satisfaites de leur com-
plot du mois de juin 1870 : elles ont eu le bon sens de ne s'atta-
quer qu'à une seule pation à la fois; cela leur a réussi. Comme on
devait s'y attendre, elles ne s'en tiennent point à ce premier succès,
s'il faut ajouter créance aux nouvelles graves que les derniers cour-
riers ont apportées. D'après un document de Shang-haî en date du
12 avril, le gouvernement chinois aurait adressé aux ministres
étrangers une dépêche demandant l'abolition des écoles de jeunes
ûlles et l'interdiction de tout enseignement contraire aux doctrines
de Confuctus. Les missionnaires seraient dorénavant traités comme
sujets chinois, à l'exception de ceux qm résident dans les ports ou-
verts aux Européens. Il serait interdit aux femmes d'assister au
service divin, et, en cas de nouveaux massacres, les victimes n'au-
rûent aucun droit à indemnité; les assassins seraient seulement
passibles des peines édictées par la loi chinoise. Ceci n'ajoute pas
un centime aux tarifs douaniers de l'opium ou de la soie; m^s qui
peut dire k quel point ces restrictions, si elles se réalisaient, ébran-
leraient la situation des Européens en Chine I
A notre avis, la conduite de la France en cette conjoncture doit
£tre franche et nette. Les événemens nous condamnent pendant
quelque temps à une politique d'abstention; sachons en prendre
résolument notre parti, et commençons par la Chine. Qu' avons-
nous de particulier à protéger dans cette région lointaine? Des mis-
sionnaires et deux ou trois maisons de commerce. Nous n'avons
guère à nous inquiéter de ces dernières, car leurs grands établis-
semens situés à Sbang-haî, à Hong-kong, partageront le sort des
établissemens britanniques. Les Suisses et les Allemands font au
moins autant d'affaires que nos nationaux sans avoir des consuls
dans tous les ports et des flottilles de canonnières sur tous les
fleuves; imitons-les. Quant aux missionnaires, nous ne leur ferons
pas l'injure de croire qu'ils ne peuvent marcher qu'à l'ombre du pa-
villon français. Les jésuites, qui parcoururent la Chine entière au
xvm' siècle et qui en ont dressé la carte la plus exacte que l'on en
possède encore, n'avaient d'autre défense que leur brévî*e. Ils
ont voyagé, il y a vingt-cinq ans, du littoral aux montagnes du
Thibet sans réclamer l'appui d'un consul ou d'un bateau à vapeur.
■ Google
70 BErtTE DIS BBOX mNHa.
Depuis la première ambassade do baroa Gm, notre polilifDe
dsDS l'eitrtee Orient a été celle d'une natiin cheraleres«fue ^oî
a CD we ks intérêts, de rbamaiàlé entière plutM qoe son propre
profit. L'Europe dods a ngnifié uaet brutaleDient en 1870 qoe ce
rôle lai déplaît : renonçona-y poar le inomeM. Laissons l'Angle-
terre se défendre senie en Chine coatre les Cfainois, aa Canada
contre les Américains du Nord, dans la Uer-Koîre centre les Humea.
Et cependant la cause dont la France était en Chine )e défenseur
désintéressé est bien plus importante qae ne l'imagineot les esprits
snperiicïels; c'est sur les bords de la mer orientale qae s'agite k
notre époque la lotte entre les deux principales fractions de l'hu-
manité. Les ethnologues ont divisé la popolation du globe en races
qui diflêrent par les traita physiques, par l'intelligence, par la Talear
morale, au point que certains ont nié qu'elles eussent une origine
commune. Les unes prospèrent et s'étendent, d'autres dépéris-
■ent. Les n^res, paresseux et iosonciuis, ne vivent à l'aise que
dans une étroite région de la terre, la zone tropicale. Les Peaux-
Rongea de l'Amérique dn Nord, qni n'ont d'autre industrie que la
chasse, disparaissent au contact, des Européens. Seuls, leshonnnes
blancs et les hommes jaunes ont la faculté de vivre aous tuas les
climats, l'énei^ie de coloniser des provinces nouvelles. L'Européen
a plus d'intelligence et d'industrie, le Chinois a plus de patience et
moins de besoins. Dans les terres chaudes de la Malaisie, le Chinois
l'emporte; sous les climats tempérés de l'Australie et de la Cali-
fornie, l'Européen ne fait pencher la balance k Bon profit que par
des lois restrictives. Notre globe doit-il être partagé entre les deux
racesf Mais où tracer la ligne de démarcation? n'est-it pas plus
nûsonnable de souhaiter, plus hnniain d'admettre qne la cîviFisa-
ti<m chrétienne de l'Europe triomphera des partisans de Confucius
et de Bouddha? Que ce résultat définitif s'obtienne par la lutte de
vive force, ou par one fusion pacifique, il y faut le concours de tons
les peuples de race Manche. Nos malheurs, hélas ï nous commandent
une politique de réserve. Ajoomoos à d'autres temps nos progrès
de ce côté. Les mines que l'^nhition de la Prusse a entassées ne sont
pas toutes dans l'OHéanais ou dans la banlieue de Paris : il y en
a sur les bords de la Tamise comme sur ceux de la Sprée; il y en a
dans la vallée dn Peï-bo et sur les rives do fleuve ïang^^sé.
■ Google
BUDGET DE LA REPUBLIQUE
Parmi les dHBcoïtés de tonte espèce créées à fa France par les
fiinestes événemens âe 1870 et de {S7), la question da budget dé
l'état n'est certaÏDement pas la plus simple à résoudre. Les dé-
penses de la guerre étrangère et de la ^erre civile, l'énorme in-
demnité de 5 milliards stipulée en faTeor de !a Prusse, la perte de
trois riches départemens, ont gravemeot altéré les conditions d'a-
près lesquelles on avait eoutome d'asseoir le calcul des recettes et
des charges puMiqnes. L'ancien équilibre s'est trouvé violemment
rompu, et, pour le rétablir, it faut rechercher les bases oouvelles
sur lesquelles devront reposer les budgets de l'avHiir. Ce n'est pas
suis un déchirement prc^bud que l'on procède à ce travail, car on
y rencontre i chaque pas la (race de nos raalhetirs, et l'on poursmt
une œuvre d'immolations douloureuses. On atteint tous ceux qui
servent l'état, on frappe les contribuables, on interrompt des entre-
prises fécondes. L'amélioration des petits traitemens, les travaux
d'embellissement et les travaux utiles, les coostructions de lignes
ferrées, de routes, de canaux, le perfectionnement des voies navi-
gables, le déveIopp«neiit des ebemins Ticinaux, tout se troore ea-
veloppé dans les mesures rigoureuses dictées par la nécessité âe
f économie. On se yoit forcé d'arracber ao pays une partie de s«i
Irien-étre pour payer la rançon de ses désasties. Partout où des ré-
ductions sont possibles, on doit les réaRser afvee une fermeté mê-
branlable, sans autre souci ni sans autre règle que Tamour du bien
public et le respect scnrpaleux des engagonens de l'état. On àmt
se préoccuper avant tout de pourvoir aux services essentrels.^ayer
la dette, entretenir l'armée et lui donner la force nécessaire pour
agir efficacement contre les ennemis du drfiors et du dedans, asstr-
, Google
72 BETU£ DES DEUX MONDES.
rer le fonctionnement de la jnsUce, l'exercice des cultes, l'iiistruc-
tioD de ta jeunesse, l'administration du pays. A cet emploi doivent
£tre consacrés les premières ressources, les revenus les plus clairs
de l'état. Viendront ensuite les besoins moius urgens, dont on me-
surera la part selon le supplément de sacrifices qu'il sera pennis de
demander aux contribuables. Malheureusement le régime le plus
sévère ne pourra contre-balaocer le poids des nouvelles dépenses.
On ne saurait échapper k l'augmentaUoD des impôts. Il est pénible,
après les ruines accumulées depuis un an, de venir au mUieu des
propriétés ravagées, des fortunes compromises, des populations
souffrantes, prélever au nom de l'état une part plus grosse que de
coutume. Il est cruel de venir disputer à chaque citoyen tme par-
celle de ce qu'il a pu sauver, quand au contraire on serait tenté de
lui tendre une main secourable; mais, quelles que soient les répu-
gnances, il faut subir cette loi de notre destinée, et nous devons
accepter courageusement cette dernière épreuve avec la pensée que
notre résignation à supporter ces sacrifices sera le meilleur gage
de notre patriotisme et le moyen le plus sftr de rendre bientdt à la
France sa puissance et sa grandeur.
C'est donc par le jeu combiné de ces deux procédés, la dimiou-
lion des dépenses et l'augmentation des impAts, qu'on peut désor-
mais réussir à constituer l'équilibre du budget. Nous allons essayer
d'examiner, au premier de ces points de vue, les mesures qui pour-
rûent aboutir à ce résultat désirable. Auparavant, pour définir avec
plus de précision le but que nous voudrions atteindre, nous com-
mencerons par évaluer l'accroissement des charges imposées au
trésor public par les derniers événemens, et par mesurer l'écart
qu'il faut remplir au moyen des économies et des surtaxes.
I.
Au l*' janvier 1870, la dette consolidée s'élevait en chiffres ronds,
déduction faîte de 3 millions de rentes appartenant à U caisse d'a-
mortissement, à la somme annuelle de 380,500,000 francs. Depuis
cette époque , ce chiffre s'est accru de tous les emprunts qui ont
servi à payer les frais de la guerre. Il s'accroîtra encore de tous
ceux qui auront lieu pour solder les dépenses de la douloureuse
campagne de 1871, pour acquitter l'indemnité prussienne et pour
suppléer à l'insuffisance du rendement des impdts, tant que les
choses n'auront pas repris leur cours régulier. Nous ne connùssons
pas encore exactement le chiffre des dépenses militaires engagées
depuis un an ; d'après les déclarations du chef du pouvoir exécutif,
elles monteraient à 1 milliard 663 millions pour l'exercice 1870, et
■ Google
LE BUDGET DE lA RÉPUBLIQUE. 73
à 651 millions pour l'exercice 1871, soit à 2 milliards 314 millions
pour les deux exercices réunis. Quand on les évalue à 3 milliards,
on comprend sans doute la partie des dépenses payables sur tes
crédits ordinaires aiîectés à l'armée. Le déficit des impôts sur les
deux années 1870 et 1871 ne dépasserait pas 685 millions. L'ali-
mentation des troupes allemandes qui occupent notre territoire
monterait à 225 millions pour toute l'année 1871. Enfin, en ajou-
tant toutes ces dépenses et en défalquant les 27 millions qui repré-
sentent l'excédant des économies sur les supplémens de crédits du
budget normal de 1871, on aurait la somme de 3 milliards 197 mil-
lions pour l'ensemble des charges imputables jusqu'à ce jour sur les
ressources non prévues aux budgets des exercices 1870 et 1871.
Quant à l'indemnité prussienne, on sait qu'elle a été fixée à
5 milliards, dont deux exigibles à une époque assez rapprochée, et
les trois autres dans un délai de trois ans à partir de la signature
des préliminaires de la paix.
Sur les 8 milliards 311 millions dont l'origine vient d'être expli-
quée, 750 millions ont été réalisés par un emprunt public émis par
M. MagaeavantleAseptembre. Cet emprunt, souscrit à 30 fr. 60 c.,
a été recouvré jusqu'à concurrence de 600 millions, et produit par
conséquent des arrérages pour un peu moins de 30 millions. Au
mois d'octobre, un emprunt de 250 millions, connu sous le nom
d'emprunt Laurier, a été contracté avec le concours de la maison
Morgan, de Londres, qui s'est chargée de l'émission de 500,000 obli-
gations à 500 francs, portant un intérêt de 30 francs et rembour-
sables en trente-quatre années. 11 parait que la souscription, ou-
verte au taux de Ï25 francs, n'a été couverte en France que jusqu'à
concurrence de 187,842 obligations, et de 139,635 en Angleterre,
et que le surplus a été concédé à la maison Morgan au prix de
415 francs. Les banquiers auraient touché une commission de
6,875,000 francs, de sorte que le trésor public, en s' engageant pour
un capital de 260 millions, aurait en définitive reçu moins de
204 millions. Les aflaires de la France au 24 octobre devaient pa-
raître bien désespérées, et le crédit de la délégation de Tours était
bien mince pour qu'on se résignât à signer de semblables condi-
tions, I! en est résulté pour le pays l'obligaUon de payer 15 mil-
lions d'intérêts et l'ainortissement du capital, soit pendant trente-
quatre ans une annuité de 17,399,500 francs.
Les autres sommes qui ont subvenu aux besoins du gouverne-
ment ont été obtenues au moyen de la vente de rentes 3 pour 100
provenant de la liquidation de la caisse de la dotation de l'armée,
et surtout au moyen des avances de la Banque de France. La c^sse
de la dotaUon possédait environ 16 millions de rentes. En supposant
■ Google
7h BETUK DES DEITX HONDBS.
qu'on les ait négociées à 6 pcoi 10», on a po en retirer nn capital
de 206 millioBs, en écban^ dixToel le trésor ne cbit serrir qu'nne
somme de iO ohIImmis pwr tes arrérages des pensions paryaMes par
t'&DCÎenne caisse de ta dotation. La Banqae de France a fait des
avances coDsidératXes. Ë1)es soirt, d'aprAs Df. Tbïers, de 1 imUtard
SSOtmllioiw, ets'aagnenterontsansdomedlansanaTemrprocfaîùii
de 200 aHMs mrlKons. L'intérêt de ces sonnnes, fixé jusqn'itn 1
3 pour 100, descendra [mjbftbFcfnent à 2 et niënie à 1 ponr ÏOO, ce
qui, dans celte dernière hypothèse, ne mettrait chaque annëe qne
1^,300,000 francs k la charge dn trésor.
Afin de compléter les ressources qsi seront encore nécessaires et
de remplir les engagemens vis-à-Tis de Ta Prusse, )e gouremeineiit
s'est entende stbc la compagnie rte t'Est poor bénéficier d« Tin-
denniîté de 375 millions formant le prix de rachat par l'Atlemaigiie
des chemins de fer de l'Atsaee. Il s'est résolu en outre, avec Tassen-
timent unanime de l'assemblée, à émettre un emprunt de S nil-
iiards. Le bénéfice des 376 millions a été obtenn au moyen d'nne
annuité de 16,600,000 francs. Qaant i. l'emprunt, il est oOert au
public en rentes 6 pour 100 an cours de 82 francs 60 cent. On
a cru avantageux de faire revivre dans les circonstances présentes
la rente 6 pour 100, afin de ménager pour Tavenir la facnlté (fane
convermon et le profit de l'abaissement qui pourra se faire dans le
taux de l'intérêt. On a vu quel accueif a été faK à cette opération,
et comment le public s'est empressé de répondre h l'appel et de
porter ses épargnes au trésor. Les 2 milliards vont être sooscrits
à moins de 6 pour 100. A ce prix, la charge annuelle des intérêts
dus par le trésor ne dépasserait pas 120 millions.
Avec les ressoorces que nous venons d'énumérer et quelques
raillions demandés à ta dette flottante, la France est en mesare de
faire face k toutes ses obligations présentes et de compléter le paie-
ment des deux premiers milliards de l'indemnité de guerre. Quant
aux trois derniers milliards formant le s<^de de cette indemnité, il
ne faut pas négliger le profit que peut procurer au trésw l'applica-
tion de l'article du traité de paix qui fixe k b pour 100 te taux
de l'intérêt jusqu'à Fépoque du remboursement. H y a «ne diffé-
rence de 1 pour 100 au moins entre ce lanx et celui qu'on obtien-
drait probablement aujocrd'hui par one réalisation immédiate, et il
en résulterait ainsi uo btoélîce de 30 millions chaque année poi-
dant trois ans. Seulement, comme le retard dans l'aeqaittement de
rindemnité de guerre correspond k nn retard dans l'évacuation du
territoire français, il y aura lieu de délibérer si ce gain de 30 nril-
lions équivaut aux inconvéniens du prolongement de l'oceupatioD.
Il faudrait obtenir à la f<»s l'éracnation de nos provinces et le bé-
■ Google
tE BDBGBT HE CA VÉPDBIJQCE. 75
Bé&ce du taux de l'intérêt. Ce résultat sefaH attetnt, si l'on poimit
faire accepter à la Prosse de l» rente & pour iOO en paiement deS'
trois derniers milliards. Ce» titres seraieal entre 9W mains on nan-
tissement plulM qn'an pùemmt dé&iitif ; à t'npiratioD de la tioi-
àiaai année, la France aaradt la &j:altè de les letirer et de veraer
en échange la valeor en argent. A ce moment, la rente puV^qae
aura TEMsewblahlement regagoé une partie du terrain perdu; le S
et le 5 pour lOOpouiroat s'émettre an coun de 60 et de iOO francs,
c'est-à-dire i â pour 100, et de cette façon l'économie aDDuelle de
30 miiliona sera ctmserrée au trésor françùs.
En supposant que les choses se réalisaiit suivant nos calculs et
nos e^érances, le ciùfTre total des intérêts de l'indemnité de 3^ mil-
liards sera de 150 millions, qui, joints aux 209 millions proTenanl
des autres emprunts, formenuit la somme de 369 millions repré-
sentant l'augmentation du service de la dette publique depuis le
1" janvier 1&70. Le traité de paix ne contient aseune stipulation
particulière en ce qui concerne la part de la dette afférente aux
territoires cédés à la Prusse. I^'y aurait-il pas lieu cependant d'es-
pérer que, Gonfonnément aux usages du droit public, cette porlîoa
sera déduite do montant de l' indemnité due par la France? En opé-
rant cette déduction proportionnellement aux revenus des provinces
détachées de notre territoire, qui étaient cwnpris pour un trentièoifl
environ dans les recettes tolales du budget, on soulagerait la dette
de ai millions de rente, ce qui réduirait à 336 millioos l'apcmssfr-
ment de son chiffre depuis un an.
L'Alsace et la partie de la Lorraine abandonnées à l'Allemagne
ptoduisaient à peu près 58 millions au trésor. En éraluanC à 20 mil-
lions la dépense de ces provinces, il résaite an préjudice de la
France une dimimition de 38 millioos en produit net. Cette perte
de ressources réunie k l'augmentation des dépenses de la dette
élève à 373 millions l'écart que les nouveaux budgets smit appelés
à faire disparaître.
II.
Deux moyens, avons-nons dit, doivent concourir à ce bat : les
économies d'abord et les augmentations d'impôts ensuite. Pour ces
derniers, le travail a déjà été fait ici avec une grande compétence
par M. Victor Bonnet (1). Nous n'aurons donc à nous occnperqne
des économies. Parmi les divisions dont se compose le budget, trms
fi] Voy**, ibns la Hevùt âes i" et 15 Bïril, te Impôts après la guerre, par H. Wc-
, Google
76 BETtJE DES DEUX MONDES.
fixeront ootre attention : la dette publique et les dotations, les ser-
vices généraux des ministërea, les frais de régie, de perception et
d'exploitation des impdts et revenus publics.
£a ce qui concerne la dette consolidée, le meilleur mode de
réduction, c'est de faire fonctionner l'amortissement. Le chef da
pouvoir exécutif, convaincu de cette vérité et désireux d'effacer
promptement de nos budgets les lourdes charges qui viennent l'ac-
cabler, a conçu la pensée hardie d'affecter chaque année à cet emploi
une somme de 200 millions. Cette allocation remplacerait les res-
sources spéciales attribuées à la caisse d'amortisseoient par la toi du
11 juillet ISÔÔ, qui serait abrogée. Il est inutile d'insister sur tes
avantages qui résulteraient d'une pareille mesure, et nous faisons
tous nos vœux pour que l'exécution de ce projet soit compatible
avec les autres exigences du budget et les forces des contri-
buables.
Le fonctionnement de l'amortissement sur une grande échelle
rencontrera ses plus grands obstacles dans les premières années.
Il deviendra chaque jour plus facile par l'annulation des rentes ra-
chetées, et aussi par le rétablissement des affaires et le retour de
la prospérité. La rente ne tardera pas à monter sous son action
puissante et soutenue ; le crédit public reprendra toute sa force, le
taux de l'intérêt baissera du même coup, et l'on se trouvera rapi-
dement en mesure de seconder l'effort de l'amortissement par une
converâon générale des rentes 6 pour 100. La première opéra-
tion de ce genre aura pour objet les obligations de l'emprunt Lau-
rier, dont le service est particulièrement dispendieux. La conversion
étant faite en rentes 3 pour 100 au cours de 60 francs, on diminue-
rait de 5 millions 1/2 par an la charge de cet emprunt.
La dette publique se compose non-seulement de la dette conso-
lidée, mais encore des capitaux de cautionnement et de la dette
flottante, dont les intérêts montent à 33 millions, et de la dette
viagère, qui s'élève à 96 millions. La dette viagère comprend,
comme on le sait, les rentes viagères ainsi que les pensions mili-
taires et civiles de toute espèce. Parmi celles-ci, on remarque les
pensions des anciens militaires de la république et de l'empire.
Elles sont alimentées par un fonda annuel de 2,700,000 fr., qui doit
être augmenté de 968,000 francs à parùrdu 1" janvier 187À. C'est
ainsi que l'a décidé la loi du 5 mai i86d, qui accorde une pension
de 250 francs aux soldats de la période impériale et républicaine.
Sans revenir sur les dispositions bienveillantes de cette loi, et sans
priver de leur allocation ceux au profit desquels la pension a été
liquidée, il conviendrait d'arrêter la liquidation des pensions nou-
velles et de ne les ipscrire qu'au fur et à mesure dès extinctions.
■ Google
LE BUDGET DE lA RÉPUBLIQUE. 77
On entraverîdt ainsi dans une de ses parties l'accroissement de la
dette viagère, laquelle trouvera de nombreux élémens d'augmen-
tation dans les événemeDS de la guerre et dans les actes qui, à la
suite des révolutions, bouleversent le personnel administratif. On
doit compter sur un accroissement de 1 million pour les pensions
nouvelles accordées aux soldats, gardes mobiles ou gardes natio-
naux blessés dans la guerre, ainsi qu'aux magistrats et fonction-
naires mis à la retraite depuis le i septembre. En déduisant ce
million, l'économie réalisée par la conversion de l'emprunt Laurier
se trouvera ramenée i & millions 1/2. *
Les dotations, qui formaient sous l'empire un total important,
ont perdu leurs plus grosses dépenses dans la révolution du h sep-
tembre. Le budget n'a plus à supporter ni les 25 millions de la
liste civile, ni les 1,500,000 francs alloués aux princes de la famille
impériale, ni les 6 millions 1/2 du sénat. Il ne reste plus sur ce
chapitre que les dépenses administratives et les indemnités de l'as-
semblée nationale, le supplément à la dotation de la Légion d'hon-
neur et la dotation allouée pour les dépenses du pouvoir exécutif.
En 1849, les dépenses de l'assemblée nationale dépassaient
8 millions. Il n'est guère présumable que l'assemblée actuelle puisse
compter un chiffre moindre. Cette somme ne serait diminuée que si
l'assemblée avait le courage d'en faire elle-même le sacrifice, d'a-
baisser ou, mieux encore, de supprimer entièremeot l'indemnité at-
tribuée à chacun de ses membres. Dans ce dernier cas, les seuls
frais seraient ceux du matériel et de l'administration, et n'excéde-
raient pas 1,500,000 francs.
On a déjà beaucoup discuté le système de la représentation gra-
tuite. Indépendamment de l'économie procurée au trésor, elle se-
rait, selon nous, plus conforme à la dignité de l'assemblée, à l'au-
stérité du régime républicain. L'honneur d'exercer une part de la
souveraineté nationale nous semblerait plus complet et plus grand,
s'il n'était pas accompagné d'une rémunération pécuniaire. L'in-
fluence du député et l'estime de sa personne gagneraient à ce que
son siège à l'assemblée ne fût pas une place. Il serait bon d'ailleurs
d'enseigner par cet exemple éclatant que l'acceptation des fonctions
politiques, loin d'être la source du plus mince profit, est au con-
traire un acte de désintéressement, le sacrifice de l'homme de bien
résolu à consacrer au pays son expérience et sestalens sans attendre
d'anke récompense que la satisfaction de sa conscience et le res-
pect de ses concitoyens. On donnerait ainsi à l'assemblée plus d'in-
dépendance, plus de force : on la dégagerait de tout ce qui pourrïùt
dans ses actes paraître un calcul d'intérêt personnel et mesquin;
on aurait enfm l'avantage d'éclaircir les rangs épais des candidats
en ne suscitant plus leurs convoitises par l'appât d'un traitement.
nigiUrrlbyGOOglC
7S UTOE DES DEUX IfORDES.
Ces conaidérations mëriteiit cerUùiiement d'être mises eo balance
avec celles qui ont introduit le prindpe de la rémniiératioD du «lé-
puté. Cette rémunératioB, il est Trû, se déduit logiquement de l'é-
tat de notre société démocratiqoe. Tout citoyen ponvant accepter le
mandat de représentant, quelle «[ne soit sa fortune, doit ttxwrer les
moyens de vivre lorsqu'il donne soi temps au serrice de l'état;
mais dans la pratique on peut se convaincre que la paurrHé abso-
lue est UD fait rare parmi les membres de l'assemblée, et il est
exorbitant de grever le budget d'une grosse d^>ense pour allouer
l'iideinnité aux quelques dépotés à qui elle est nécessaire.
Le principe de ta rémunération n'est d'ailleurs ni aussi fonda-
mental, ni aussi essentiel qu'on veut bien le dire, sans qu(û il ré-
gner^t depuis longtemps à tous les degrés de la représentation
publique. Or les conseils muaicipani, les conseils-généraux, les
maires et adjoints, ne reçoivent pas de réc(»npense pécuniaire, lis
donnent cependant, comme les députés, leur travail et leur temps
& des aflatres multiples, souvent longues et absorbantes. Les cod-
seillers-géDéraux sont t^igés à des déplacemens coûteux. Pourqooi
ne pas les traiter sur le même pied? pourquoi Cf^s variations dans
la règle? pourquoi deux poids et deux mesures? potirqaoi ne pas
rétablir l'harmoaie dans toute la série des représentans du pays en
adoptant pour tous la gratuité?
Nous n'avons rien à dire du supplément i la dotation de la LégïoD
d'honneur, si ce n'est qu'il importe d'être avare, très avare, de dé-
corations. On obtiendra par là le double avantage, d'abord de con-
server à ces distinctions tout leur prix, ensuite de ne pas obli^r
le budget i supporter une nouvelle augmentation du crédit qui leur
est actuellement aOecté. Il serait n>ëme nécessaire de décider que
cette allocation ne saurait être accrue, et que les derniers légion-
naires nommés n'auront droit au trai(eu>eot qu'au moment où les
extinctions laisseront disponible une partie de la dotaticm.
Quant aux dépenses du pouvoir exécutif, elles viennent d'être ré-
' glées par l'assemblée nationale. Le traitement du ebef du gouver-
oement a été fixéi 480,000 francs par an, «t le service de ses bu-
reaux et de sa maison à 13l,»00 fr., soit en tout 611,000 tr. Le
chillre total des dotations se trouverait ainsi réduit à 13,500,000 fr.,
ce serait une diminution de 36 millions sur l'ancàen biKlget, qui
comprawit ces dépenses pour 49,600,000 francs.
IlL
Les services généraux des ministères doivent être soumis à l'exa-
men le plus sérieux; ils doivent recevoir toutes les simplifications
propres à produire au trésor des économies importantes, sans toa-
,, Google
LE WDGEX DE Ll BÉFSJI.IQIIE. 70
tefoiâ déSQiig&mser l'admiaislri'.'iw, ni mettra eu pécU les ùHérâts
du pays.
Et d'abord le nombre des dé^tsumos ijuaistériels n'est pas ù-
différcBL. U faut le mainleair daas les lioaUes les plus éu-«iles.
L'existence de chaque ministère impose au budget une dépense
assez lourde. Indépendammeot du joatériel, 4e i'itâtel du miaistue
et de tous les frais qui s'f railacheut, il y a le traitemeat de ce
haut fonctionaaire, il y a l'entretien de tout T'élat-majw admiai»-
tratif qui gravite autour de lui, et qui coûte Cort càer, le secitétaire-
géuérsi, le chef du cabioet, puis les directeursetJescbeJls ^divi-
sion, doQt il £aui un certain nombre pour donaer-au d^arteiBeot )a
consistance et l'éclat voulus. Vers la Un de j'empire, le ca^ijiËt se
composait de dû ministres. On avait coupé l'ancien ministère de
l'agriculture, du commerce et des travaux publics ea deux parties,
qui étaient devenues l'une le ministère de l'agricultore et du attâr-
merce, l'autre celui des travaux publics. Oa avait également déta^
ché de la maison de l'empereur l'administration des beaux-arts,
dont on avait lait un ministère avec des lambeaux enlevés k l'iuté-
xieur, à l'agriculture et aux travaux publics. Depuis le A eeptumijre,
ce dernier miaistère a été supprimé, ce qui a ramené à oeuf le
nombre des dé^iartemeas ministériels. On pourrait Jes réduire à huit
en réunissant de nouveau dans une seule main Jes services -de l'a-
griculture, du commerce et des travaux publics. La s^iration de
ces di^partemens en 1S<39 avait occasionné une augioentatioa de
dépense de 350,000 francs; c'est une économie d'aulant qu'os réa-
liserait eu les réunissant de nouveau.
Chaque fois qiae les évéoemens imposent la nécessité de réibrues
financières, l'opinion réclame en première ligne des économies sur
le personnel des employés et des ibnctionnaires publics, locontes-
tablemefit, dans les circonstances aciueJles, il faut procéder à des
réductions de ce genre, La perte du territoire que nwis avons dû
céder entraîne de soi la suppression des age&s de toute espèce qui
concouraient! leur administration. D'un autre côté, la pénurie du
trésor ne permet d'entretenu' que les employés indi^ensables. On
doit donc faiie disparaître impitoyabtemeat teittes les Binécures,
tout ce qui n'a été jusqu'ici qu'un prétexte à revenus pour des inu-
tiles. Les emplois de l'état sout l'objet de convoitises oombreuses.
Avec la considératiou qui les entouie, la jeunesse y recherche les
loisirs qu'ils ont la réputation de laisser. L'ambition des familles,
excitée par la perspective de ces avantages, fait jouer pour les oIk
tenir tous les moyens et toutes les influences, et les ministres, fa-
tigués par d'incessuites obsessions, ont quelquefois la faiblesse
d'acheter leur repos aux dépens de l'état, et de satisfaire les solli-
citeurs par la créaUou d'emplois superilus. Le BWivet «rdrs de
nigiUrrlbyGOOglC
80 RETUB DES DEOX MONDES.
choses De comporte plus de telles transactions. Il ne faut plus de
fonctioDs de complusance, ni de places de fantaisie. Les emplois
doivent être peu nombreux, et ceux qui les remplissent astreints à
un travfùl réel. Cessons de préparer dans les bureaux des ministères
et des administrations publiques un asile calme à l'ombre duquel
les jeunes gens abritent leur indolence. On obligera dès lors leur
activité à s'exercer, à se porter sur un objet plus fécond, et du
même coup non-seulement on diminuera la dépense de l'état, mais
encore on accroîtra les ressources du pays; on grossira l'année des
tracteurs, le contingent de l'inculture, du commerce et de l'in-
dustrie en mettant fin une bonne fois à cette manie des places qui
a possédé la nation française à toutes les époques.
Nous sommes loin d'exprimer ici une idée nouvelle ; on a eu sou-
vent l'occasion de la produiret et on a tenté de la mettre à exécu-
tion. Un ministre de l'empire avait entrepris une réforme de ce
genre, qui devait s'accomplir notamment dans les administrations
centrales des ministères. 11 donna l'exemple dans le ministère des
finances; mais il ne fut que médiocrement secondé par ses collè-
gues. Sauf ce département et celui de la guerre, qui ont diniinué
le nombre de leurs employés, on voit dans tous les autres le per-
sonnel rester stationnaire et même augmenter d'une manière sen-
sible. On remarque surtout cette progression dans les bureaux des
affaires étrangères et de l'intérieur. En vingt ans, de 1860 à 1870,
ces deux ministères ont presque doublé leur personnel. Le premier
compte aujourd'hui 116 employés au lieu de 73, et le second 356
au lieu de 199, bien qu'il ait été dépouillé des archives et des
beaux-arts. Il y avait en même temps une tendance particulière
à multiplier les emplois supérieurs. En 1850, le nombre des di-
recteurs pour tous les ministères ne dépassait pas 31, et leur
traitement variait entre 10,000 et 15,000 francs. Aujourd'hui leur
nombre atteint A3, et leur traitement s'élève à 16,000 et 25,000 fr.
Au lieu de 52 sous-directeurs, chefs de division et fonctionnaires
du même ordre, on en trouve 72, et 2â7 chefs de bureau au lieu
de 2A0. La dépense totale du personnel des administrations cen-
tales a monté en vingt ans de 9 millions à 12, c'est-à-dire d'un
tiers environ.
En diminuant le nombre des gros emplois, en transformant en
simples bureaux les directions et les divisons les moins impor-
tantes, en ne maintenant dans les cadres de l'administration que
les chefs et commis indispensables, on pourrait gagner 11 ou
1,200,000 francs sur l'ensemble des ministères. En procédant avec
sévérité, on pourrait ajouter à ces 1,200,000 francs une cUmînution
de 5 à 000,000 francs sur les dépenses du matériel des administra-
tions centrales à Paris.
nigiUrrlbyGOOglC
. LE BUDGET DE lA RéPOBLlQUE. 81
Dans les dëpartemeDs, on doit de même passer en revue les
agens et fonctionnaires de toute espèce attachés au service de l'état,
et élaguer tous ceux dont on peut se passer. Il est assez difîicile
d'indiquer avec précision les réductions qu'il serait désirable de
réaliser. On ne pourrait y réussir qu'en examinant par le menu le
détail des dilTérens sei-vices. Il faut nous borner à signaler les sup-
pressions que nous croirons utiles à mesure que nous avancerons
dans l'étude du budget.
L'opinion publique, qui s'est tant émue sous l'empire des abus
du personnel, attaquait non-seulemeot le nombre des emplois, mais
encore et surtout le cumul et les gros traitemeos. Le cumul a été
l'objet de critiques nombreuses, et il nous semble inutile d'insister
sur ce sujet. On ne peut méconnaître qu'il est abusif, par des émo-
lumens entassés les uns sur les autres, de constituer au profit d'un
seul individu une dépense considérable, et de prodiguer à quel-
ques-uns des sommes qui pourraient alimenter des services entiers.
H&tons-nous de dire cependant que les lois actuellemeut en vigueur
contiennent cet abus dans des limites assez restreintes, et que la
source des cumuls les plus importans et les plus remarqués a été
tarie par l'abolition du sénat. On pourrait toutefois rendre encore
plus sévères les lois restrictives, et décider par exemple que le
cumul ne serait autorisé que jusqu'à concurrence de 1&,000 francs.
Quant aux gros traitemens, les uns disparaîtront par la simple
interdiction du cumul, les autres tomberont sous les réductions du
budget. À cet égard, on parait résolu à des réformes assez pro-
fondes, puisqu'il est question de faire descendre à AS.OOO francs le
traitement des ministres, et de leur supprimer tous frais de repré-
sentation. L'exécution de cette mesure produirait pour les huit mi-
nistres une économie de 156,000 francs. Après ceux des ministres,
les autres gros traitemens sont ceux de la diplomatie, des hauts
fonctionnaires de l'administration, de quelques magistrats et des
chefs supérieurs de l'armée et de la marine. Sauf pour les ambassa-
deurs, quelques ministres plénipotentiaires et certains consuls-gé-
néraux, qui reçoivent des sommes importantes en rapport avec le
rang des représentans d'un grand pays à l'étranger, sauf pour les
maréchaux chargés autrefois du commandement de la garde, le pré-
fet de la Seine et le préfet de police, auxquels on allouait 100,000 fr.,
les traitemens les plus élevés aujourd'hui ne dépassent guère 35,000
et 40,000 fr. , chiffre des préfets de première classe et des magis-
trats les plus considérables. Ces chiffres ne sont pas excessifs, ils
répondent assez exactement aux exigences de la situation des pre-
miers fonctionnaires du pays, et s'il est juste qu'ils contribuent pour
leur part aux exigences de la situation, c'est k la condition de ne
10» uiT. — 1871, 6
nigiUrrlbyGOOglC
82 BEVUE DES DEUX HORDE».
point dépasser une cerbùne limite suffisamment indiquée par le
rang de tels personnages. Qutû qu'il en soit, les émotuaiens àa
perscmnel ont reçu sous le dernier règne des accroissemens assex
notables que l'état do trésor oe nous permet pas de maintenir. On
s'était eflbrcé de mettre la rémunération au niveau de la cherté de
la vie, d'augmenter l'aisance à tous les degrés, de donner on cer-
tain éclat aux hauts emplois, et les circonstances nous obligent
non-seulement à nous arrêter dans cette voie, mais encore à reveirir
sur nos pas. 11 faut réduire non-seulement les gros trailemens, les
traitemens abusifs, aujourd'hui bien peu nombreux, mus encore
les moyens, et nous ajouterons même les petits. Indépendamment
des nécessités fmancières, il est bon que dans les malheurs publics
chacun, à quelque degré qu'il se troure, soit frappé et supporte sa
part de la détresse générale. Il ne faut pas} plus de privilégiés
d'en bas que de privilégiés d'en haut. Il ne faut pas créer deux
classes de citoyens dont l'une pourrait voir tranquillement passer
au-dessus de sa tète les coups qui atteignent la nation, et aurait
presque le droit de se désintéresser de nos désastres. Souûrir pour
le pays, s'associer courageusement aux sacriîices qu'il réclame,
c'est le devoir de chaque citoyen), c'est l'acte de patriotisme dont
U ne convient d'exclure personne, il importe néanmoins de pro-
portionner la part de chacun à ses forces. En faisant reculer les
énoolumens vers le chiffre qu'ils avaient il y a vingt ans, il faut dis-
tinguer, dans les augmentations accordées pendant cette période,
ce qui a été destiné à procurer à l'employé le nécessaire, à lui don-
ner plus d'aisance, à lui permettre de mieux représenter.
Si l'on doit épargner presque complètement les augmentations de
la première esftëce, on pent avoir moins de ménagemens pour celles
de la seconde et moins encore pour celles de la troisième. Aussi,
bien qu'en matière d'impôt nous considérions la progression comme
le système le plus détestable, nous admettrions pour les économies
à faire sur les traitemens un tarif de réduction progressive. Le pro-
jet de loi sur les crédits rectifiés de 1871 contient un tarif de ce
genre qui atteindrait tous les traitemens à partir de 3,500 francs en
province et de 6,000 francs à Paris en leur fusant subir des rete-
nue s graduées de 5 à2£ipourl00. On obtiendrait par ce moyen une
économie de 9,88&,969 francs sur dd chiffre de traitemens montant
par année k 112,742,790 francs, y compris ceux du ministère des
linanc^s appartenant aux frais de régie et de perception. En sou-
mettant à la retenue les traitemens de 3,600 fr. et de 6,000 fr-, en
leur faisant supporter une réduction légère, 2 pour 100 par exemple,
en élevant un peu le tarif pour ceux de 6,000 i 10,000 francs, en
appliquant le taux de 25 pour 100 à parUr de 30,000 francs, on
■ Google
LE BDDerr de la bepdbliqde. 83
pourrait augmenter d'environ 2 millions te ehiffire des économies,
ce qui en porterait le total à 12 millions ou à 10 millionB senlement
ea défalquant ce qui coocerae les frais de régie et 6e perception.
Ce chiffre pouirait s'accroître encore de la suppression d'une partie
des indemnités directes et indirectes de tont genre qui, à côté du
traitement officiel, conatitaeDt nn second traitement d'une réelle
importance.
Malgré l'intérM de ces rédoctions, il est facile de se conyaincre
qne ce n'est pas avec des réformes sur le personnel qu'on pourra
comUer le déRcit créé dans le trésor par les derniers événemens.
Là seulement où sont les grosses dépenses peuvent ae tronver les
grosses économies. A ce titre, ce sent les services de la guerre, de
la marine et des travaux publics gui offriraient le champ le plus
étendu à l'épargne.
le premier de ces services mérite nue étude toute particulière.
Il se relie étroitement au système militaire qai doit prévaloir en
France, et ce système jnsqu'ici n'a pas été fixé, te législateur se
trouve en présence d'une double nécessité, celle de constituer une
force snflisantepour protéger efficacement le pays et celle d'adopter
un système économique qui n'écrase pas notre budget appauvri. Il
ne faut plus que la disproportion da nombre permette à l'ennemi
de pénétrer en quelques semaines jusqu'ao cœur de la France, et à
ce point do vue notre ancienne armée de 400,000 hommes ne ré-
pond plus aux exigences de la situation. D'un antre côté, le chiffre
de 370 millions porte pour les dépenses de la guerre dans le der-
nier budget voté par le corps législa^ semble une charge bien
lourde poor nos finances.
On a déjà mis en avant pinsieurs projets de réorganisation mili-
tîùre. Entre tous, celai du générai Faidherbe a la prétention d'as-
surer au pays le plus grand nombre possible de combattans avec la
dépense la moins grande possible. Nous allons, en suivant ce pro-
jet, dédmre les conséquences financières qui en résulteraient, sans
préjuger d'ailleors des mérites ou des délauts que peut offrir au
point de vue militaire la eoncepUon du général.
On sait que le principe du système repose sur l'obligation du
service pour tous les citoyens. Chaque Français âgé de vingt ans
et possédant l'aptitude physique entre dans l'armée nationale. Il
reste deux ans sous les drapeaux, fait ensuite pendant deux ans
partie de la première réserve, qui passe les deux mois de mai et
de juin dans les camps, et pendant six mois de la deuxième ré-
serve, qui passe quioze jours par an et par tiers dans les camps
du 16 juillet au 1" septembre. Chaque classe donnant environ
192,000 soldats, deux classes donnent pour l'armée active un total
d'environ 38A,00O hommes, la première réserve 370,000 bommei
D„j,i7<-,ib,.GoogIc
8a BETUE DES DEUX MONDES.
et la seconde 900,000 hommes. En appelant ces trois élémens, on
peut réunir une armée de plus de 1 ,650,000 hommes.
L'année comprend trois armes, l'infanterie, la cavalerie et l'ar-
tillerie, sous le commandement d'un état-major général. L'infan-
terie compte 300 régimens dont l'effectirde paix de 300,000 hommes
peut s'élever jusqu'à 900,000 en temps de guerre. La cavalerie se
compose de 30 régimens réunissant 15,000 cavaliers en temps de
paix, et 30,000 en temps de manœuvres ou de guerre. Enfin l'artil-
ierie, qui absorbe en même temps le génie, le train des équipages
et le corps des pontonniers, comprend 100 régimens, 2,400 pièces,
59,000 hommes en temps de paix, et 84,000 hommes en temps de
guerre, avec 50,000 chevaux. Toutes ces troupes sont réparties en
cent brigades, cinquante divisions et trente corps d'armée. Ajoutons
les ouvriers d'administration et les oQiciers du corps d'état-major,
et nous aurons dans son ensemble le projet du général Faidherbe.
Pour le compléter, il ne reste qu'à organiser l'intendance, qui pour-
nùt se composer d'un intendant par corps d'armée, d'un sous-in-
tendant de 1" classe par division, et d'un sous-intendant de
2* classe par brigade, soit en tout 180 intendans et sous-intendans,
auxquels on adjoindrait pour les besoins du service im certain
nombre d'ofGciers d'administration.
En adoptant ces données, en calculant la solde des oRiciers con-
formément au projet du général, avec une certaine augmentation
cependant pour les officiers supérieurs(l), on aurait pour la solde de
l'état-major, la solde et l'entretien de l'armée active, y compris les
vivres, fourrages, hôpitaux, habillement, harnachement, campe-
ment, couchage, transports, remonte générale, etc., une dépense
de 262 millions. En y ajoutant 13 millions pour la fabrication et
l'entretien des armes, la confection des projectiles et de la poudre
et les travaux de fortification, plus 12 millions pour l'administratioa
centrale et les autres services, on formerait pour le budget de la
guerre un total de 287 millions. Dans ce chiffre, il est vrai, ne figurent
ni la dépense des deux réserves, ni celle des corps indigènes de
l'Algérie. Pour la première réserve, la solde et l'entretien pendant
(1) G«nânux de CDrpB 30,000 fr.
Généraui de diviaioD 15,000 i
Généniut de brigkde 10,000 J
Colonels. 0,000 |
ConuDftndtuis. S.OOO i tout compris,
Opiialoes. 3,600 [
LieuteDSDS. 3,400 j
Sous-ticulenans 1,800 /
Intendant miliuire. 10,000
Soufr-intenduit de l" cIuM , . 6,000
Id. de S* clame 5,000
, Google
LE BUDGET DE LA REFUBUQDE. 85
deux mois occa^onneraient un surcroît de 2S millions; les quinze
jours d'exercices de la seconde réserve coùterwent environ 15 mil-
lions. Quant aux corps indigènes, dont l'efiectireâtde 13,000 hommes
infanterie et cavalerie, te projet du général eflace du budget de la
guerre les 10 millions auxquels monte leur entretien. Il les met à la
charge des ressources spéciales de l'Algérie; mais, comme ces res-
sources sont à peine suffisantes aujourd'hui pour subvenir aux d#-
penses de la colonie, il faudrait nécessairement les maintenir sur le
budget de l'état, si l'on jugeait que la conservation de ces corps fût
une mesure de bonne politique, propre à étendre et à consolider
notre influence dans nos possessions a&icaines.
Le général Faidherbe élimine encore du budget de la guerre les
dépenses de la gendarmerie. Il voudrait que cette troupe, dont il
ne conteste pas l'utilité, fût à la solde des départemens. Ce serait
une économie de 25 millions. Ne nous faisons pas cependant d'illu-
ûons. Cette économie ne serait, à vrai dire, qu'un déplacement de
charge dont ne saurut profiter le contribuable, toujours obligé de
payer, au nom de l'état ou du département, un corps de police in-
dispensable.
Enfin, avec les dépenses alîectées aux deux réserves, aux corps
indigènes et k la gendarmerie, on porte à 365 millions le chilTre
général du budget de la guerre. Moyennant cette somme, on pour-
rait, au moment du péril, mettre sous les armes 1,700,000 hommes.
Avec une force semblable bien organisée, on peut pourvoir à toutes
les éventualités. La question est de savoir si ces troupes auront la
solidité nécessaire; c'est ce que peuvent seuls juger les gens du
métier. Ce qu'il nous appartient de constater, c'est que ce système
est relativement économique, puisqu'il fournit un grand nombre
d'hommes avec une dépense inférieure de quelques millions à la
dépense actuelle. En efiet, les dépenses de l'armée figurent au der-
nier budget de la guerre pour 370 millions; on économiserait donc
5 millions.
Cette économie pourrùt s'étendre encore, si les nécessités finan-
dères né permett^ent pas de donner à l'organisation militaire tout
son développement. Le système à cet égard est doué d'une élasticité
commode. On peut gagner 60 millions en ne retenant sous les dra-
peaux pendant deux ans que la moitié de la classe, et en n'imposant
à l'autre moitié que des exercices pendant six mois. Il serait encore
possible d'épargner quelques millions en abrégeant le temps d'exer-
cices des deux réserves, ou en n'y convoquant pas tous les hommes;
mus il faut prendre garde par la poursuite exagérée des économies
de ruiner le système et de détruire toute espèce d'armée. Sans sou-
haiter ni sans rechercher la guerre, dont nous venons de subir
toutes les douleurs, il est sage toutefois de la prévoir, de prévenir
■ Google
80 B£niE DU DEDX UOKBCB.
de nouvelles smprises, d'être prêt à tout éréneia^it. A dos portes
est UD enneaii qui, par tes ezigenceB et sa dureté, peiU un jour
provoquer de nouveaux conflits, et dès Iotb ta Fnoce doit veiller,
se donner une force formîdal^ pour enq>ècher la violation de eam
territmre et au twaoia pour être en meave de profiter des circoo-
CiledéveloppeBNBtdelapaissascealksiaode nous oblige d'ang-
DMnter notre état miiitûre, dos intérêts, moins menacés sur nter,
nous permettent d'entamer plus profondément les allocations de 1»
marine. Il ne nous parait pas inpo^le de désarser une partie de
nos bâtimens , de renvoyer dans leurs foyers la moitié des équi-
pages, el de réduire, soit par la délivrance de congés, soit par la
mise en di^onibitité ou dans le cadre de réserve, l'ellectif deBoi&-
àera de la Barine, du géùe maritime, du conmlssuiat, des au-
môniers, mécaniciens, commis aux vivres et magaûuiers. Par cette
mesure, on réaliserait une économie de %k millions snr la dép^ise
des états-majors et des équipages à terre et à La mer, ainsi que sur
«elle des vivres et des hôpitaux. On trouverait peut-^e encore
1 million sur les corps et ageas divers, inspecteurs des services ad-
miaistralife, personnel des direcUons de travaux, des manuteati<His,
des ponts et chaussées, etc.
Le plan militaire du général Faldherbe supprime entièrement les
troupes de la inarine, et laisse aux colonies le soin d'entretenir les
coips char^gés de leur défense et de leur protectiou. L'adoption de
ce système équivaudrùt à une économie de 11 millions; mais il
semble difficile d'adopter une pareille mesure. Toutes dos colonies
n'ont pas la richesse suffisante pour accepter la charge qu'on leur
imposerait, et il Daudrait le plus souvent subvenir sur les fonds da
trésor à l'impuissance des caisses coloniales, ce qui restreindrait
singulièrement les prévîàons d'économie. Il existe, il est vrai, uoe
opinion hardie qui ne s'u-réterait pas à cette difficulté, et qui la
trancherait par l'abandon de toutes les colonies improductives.
Cette opinK»! ne saurait être accueillie sans discussiou. Au-dessus
de la question de ûnances se place la question politique, l'intérêt
de notre iatluence dans les contrées lointaines. 11 y a aussi une
question de g^iérosité vis-à-vis de populalioas liées à la métro-
pole depuis de longues années. Tant qu'une résolution n'aura pas
été piise sur ces dllférens points , nous ne croyons pas possible
d'adopter la suppression de l'infanterie et de l'artUlerie de marine.
Jusqu'à ce moment, la dép^ise qui en résulte continuera de figurer
dans le budget de l'état.
Aux diminutions sur le personnel de U marine doivent nécessai-
rement correspondre des diminutions analogues sur les dépeaises
du matériel. 11 conviendcait, mm pas d'airêter complètement,
nigiUrrlb/GOOglC
LE BUDGET D£ Li. &ÉPUBLIQCE. 87
mais de raleotir dans une proportion notable la constniction de
nouveaux navires (1), de se borner pendant quelqae temps à l'en-
tretieD de ceux qui existent, et même de diminuer ces jraiâ d'eo-
tietien en démolissant ou en vendant Iss Mtimens qui sont inu-
tiles, ou dont les conditions ne sont plus k la hauteur des progrès
réalisés depuis vingt ans par la science maritime. On réussirait par
ce moyen à limiter à 22 millions environ la dépense des salaires
d'ouvriers, des constructions navales et de l'artillerie, dépense in-
scrite au dernier budget pour 62 millions. L'économie serait donc
de AO millions. On procéderait avec la même sagesse pour les tra-
vaux hydrauliques et tes b&timens civils, et de ce chef il serait per-
mis de gagner près de 3 mîllioDs. De cette façon, et sans toucher
aux crédits des colonies et du service pénitentiaire, on obtiendiait
sur r-eosemble du budget de la marine une diminution de dépense
de 6S millions.
Parmi les miniatères qui peuvent se prêter le mieux aux écono-
mies, nous avons cité le ministère des travaux publics. Bien que les
dépenses de ce département soient des dépenses fécondes, qu'elles
ûrat ponr objet de faciliter les communications, de favoriser le
cwnmerce, de développer la prospérité, et qu'en conséquence l'in-
térêt public fasse une loi de leur donner le plus grand essor, ce-
pendant elles ne sont pas tontes indispensables, et jusqu'à nouvel
ordre le trésor ne doit payer que ce qui est strictement nécessaire.
Il serait dcmc désirable, dans le vote des crédits, de limit»- les allo-
cations aux travaux d'entretien et à l'achèvement des travaux neufs
les plus urgeos. Conserver, terminer, mais ne rien entreprendre,
telle doit être la l'ègle invariablement suivie tant que la situation
ne sera pas plus prospère. Réparons nos routes, nos ponts, nos ca-
naoz, nos ports : i'invauon nous a laissé des ruines qui seront lon-
gues à relever; mais ne créons aucune route, ne construisons aucun
pont, n'ouvrons aucune ligne de fer, avant que la trace des der-
niers désastres ne soit effacée. Cette règle de conduite peut rencon-
trer quelque obstacle en « qui concerne les travaux de chemins de
fer. L'état ne possède pas à leur égard toute sa liberté d'action. Le
gouvernement impérial a laissé à la France une série d'engagemens
onéreux, et iui a imposé une dette qu'elle n'est pas complètement
maîtresse de modérer à son gré. En valu de traités passÀ avec les
compagnies de diverses lignes et consacrés par des lois, l'état s'est
engagé à exécuter lui-même des travaux, à payer des annuités ou
à fournir des subventions tpii montent à des sommes considémbles,
sans parler des garanties d'intérêts, qui retombent sur le budget
, Google
88 BETUE DES DEUX HOHDES.
de l'amortissement. Le montant de ces engagemens au 1" janvier
1S71 était de 815 millions 1/2, sur lesquels le trésor s'étùt libéré
jusqu'à concurrence de 66 millions. Restut une somme de 760 mil-
lions, qui doit être diminuée de 36 millions pour les chemins de fer
de l'Alsace. Pour 1871, les annuités et subventions payables aux
compagnies montaient à 42,601,406 fr., y compris 2,100,000 fr.
destinés aux chemins de fer alsaciens. L'état devùt en outre exé-
cuter des travaux pour 3 millions : c'était donc une somme de
A&,&00,000 francs qui incombait au trésor, indépendamment des
garanties d'intérêts prévues pour hi millions, soit en tout plus de
86 millions.
Cette charge est excessivement lourde dans les drconstaoces ac^
taelles, et l'on doit s'efforcer de l'alléger, dût-on retarder l'achève-
ment si désirable de nos voies ferrées. Il serait donc à souhaiter
qu'on entamât avec les compagnies des négociations à l'efTet de re-
voir d'accord les conventions, et de réduire notablement, de moitié
s'il est possible, les sommes à fournir par l'état en travaux, annuités
et subventions. On répartirait la dette des chemins de fer sur un
plus grand nombre d'années, en se réservant la faculté de revenir
aux premiers traités, si les événemens venaient à se modifier. En
admettant qu'une transaction de cette nature fût acceptée, et en
déduisant d'autre part l'annuité afférente aux chemins d'Alsace, on
pourrait réaliser une économie de 21 millions. Les autres travaux
publics donneraient lieu à des réductions non moins importantes.
Si nous sommes d'avis de maintenir avec une simple diminution de
1,800,000 francs l'allocation affectée aux travaux ordinaires des
routes, ponts, rivières, canaux et ports, allocation qui monterait
encore à 60 laillioos, nous croyons qu'on pourrait supprimer pres-
que entièrement les sommes destinées aux travaux neufs, 6 mil-
lions 1/2 pour les routes nationales, 1,800,000 francs pour la
construction de grands ponts, lA millions pour l'amélioration des
rivières et des canaux, 11 millions pour l'amélioration des ports
maritimes, 2 millions 1/2 pour les travatt d'amélioration agricole,
en tout 35 millions. Il est bien entendu qu'on devrait restituer à
ces divers travaux leurs anciens crédits dès que le permettrait la si-
tuation des fmances. Avec ces 35 millions, les 2h millions des che-
mins de fer et quelques autres réductions sur différens chapitres,
sur celui do personnel notamment, on atténuerait d'environ 60 mil-«
lions la dépense du ministère des travaux publics.
La justice n'a pas une exubérance de crédits dans lesquels il
soit facile de tailler largement. Pour gagner 1 ou 2 millions, il fau-
drait procéder à une réorganisation presque complète des ser-
vices. Il faudrait remanier le nomhre et peut-être la compétence
des cours d'appel et des tribunaux de première instance. Un projet
nigiUrrlbyGOOglC
LE BUDGET DE LA RÉFUBUQDE. S9
préparé en ISiS contenait tout un plan de ce genre. On y modifiait
la situation des cours, dont le ressort él^t étendu et le nombre par
conséquent réduit. Or la suppression dé la moindre cour d'appel
équivaut pour le trésor à un bénéfice de plus de 185,000 francs. On
touchait aussi aux tribunaux de première instance; on cherchait h
en restreindre le nombre, soit par un déplacement du siège, mieux
adapté aux nouvelles voies de communication, soit par une augmen-
tation de la compétence des juges de paix. Ces idées, dont le mérite
peut être réel, ne doivent être accueillies qu'avec une extrême ré-
serve. II vaudrait évidemment mieux ajouter ^chaque année quel-
ques millions à la dépense que troubler et désorganiser le service
de la justice.
A cette économie douteuse de 1 million, on peut joindre des éco-
nomies plus certaines sur d'autres chapitres rattachés au budget de
ce ministère, les 300,000 francs alloués au conseil privé, les réduc-
tions opérées sur le conseil d'état, qui dépasseraient 1,100,000 fr.,
en reconstituant ce conseil sur les bases de 18âS, enfin tes 21,000 fr.
accordés au secrétaire -général du ministère et à quelques audi-
teurs au conseil d'état pour le conseil du sceau des titres. On voit
que le tout réuni n'excéderait guère 2 ou 3 millions.
Après la justice viennent les cultes, pour lesquels le dernier
budget de l'empire demandait 55,A00,000 francs. Une opinion ra-
dicale n'iiéslte pas à réclamer l'économie de toute cette somme en
supprimant entièrement ce budget au nom du principe de la sépa-
ration de l'église et de l'état. Elle voudrait ramener l'église aux
premiers jours de son existence, alors qu'elle subvenait à ses be-
soins par les seules offrandes des fidèles; mais elle oublie que de-
puis cette époque des faits importans se sont passés, que les obla-
tions primitives n'ont pas tardé à faire place k des donations et à
des legs, que la propriété ecclésiastique a grandi à l'ombre de la
protection des premiers empereurs chrétiens, que même en France
elle est parvenue, sous l'œil bienveillant des anciennes dynasties,
à prendre des développemens considérables. En 17S9, les biens du
clergé furent mis à la disposition de la nation et vendus au profit
de l'eut; mais, à titre de compensation, le décret du 24 août 1790
accorda aux ministres de la religion un traitement, dont le prindpe
fut reconnu en 1793 même par le décret du 18-20 septembre de
ladite année. Le même principe a été confirmé dans le concordat
de 1801, et ce fut pour ainsi dire à ce prix que l'église abandonna
toute réclamation contre la dépossession dont elle avait été victime.
Supprimer aujourd'hui le traitement du clergé, ce serait rompre le
contrat passé en 1793 et renouvelé en 1801, ce serait faire revivre
des droits éteints et donner à l'église la faculté de réclamer ses
biens aliénés, ou du moins une indemnité équivalepte, et il serait
, Google
90 UTDE DBS DEUX MONDES.
difficile de Trousser aa réclamaLioii saus porter en même tempt
uoe atteinte dangei'euse au droit de propriété. £d accordant 1* re»-
titutioD, l'opération ne serait plus très économique. Supposons pour-
taot qu'on puisse éqoit&blement se soustraire à cette obligation, oa
qu'on supprime puremeat et simplement le badget des cultes sans
indemniû, n'y a-t-îl pas une autre question redoutable derrière la
question de fioanceBÏ L'état a-t-il intérêt k dégager de son action
une puissance aussi considérable que l'église? A-t-il intérêt à la
laisser grandir dans sa pleine indépendance et i lui imposer l'obliga-
tion de reconstituer sa ncbesseî Cette question que nous nous con-
tentons d'indiquer est tellement grosse, qu'il serait téméraire de
compter pour les prochaÏDS budgets sur des économies venant de
cette source. Les réductions réalisables sur le service des cultes pour-
raient atteindre au plus ô millions, et porter principalement sur les
travaux extraordinaires des cathédrales et autres édiûcee reii^irax.
Le ministère des ailaires étrangères n'a pas un budget très im-
portant, puisqu'il ne demande au trésor que 13 millions. 11 peut
néanmoins supporter quelques réductions. Le budget de ce dépar-
tement est un de ceux qui ont le plus grossi depuis ISfiO, puisque
de 7 millions il a monté jusqu'au chilTre actuel. Cet accroissement
s'explique par uoe augmentation notable du taux des traJtemens des
agens extérieurs, et aussi par la création d'un assez grand nombre
de postes. Le développement de nos relations commerciales et po-
litiques dans les diUérens pays du monde, surtout dans l'extr^e
Orient, a nécessité l'établissement d'agens politiques et consulaires
pour protéger les intérêts français. Ainsi on a envoyé un ambassa-
deur k Pékin, des ministres à Tébrran et à Yeddo, des consuls-
généraux à Batavia, San-Francisco, Sbang-baï, des consub à J'As-
sompti(Hi, Bagdad, Bangkok, Hong-koiig, etc. L'accroissement du
personnel extérieur se résume en 2 ministres plénipotentiaires,
1 7 secrétaires d'ambassade, 8 coui^uJs-généraux et 30 consuls. L'é-
lévation du taux des trailemens n'a pas été moindre. Les sommée
allouées aux ambassadeurs ont été portées de i 20,000 à 300,000 fr.
pour Saint-Pétersbourg, de 150,000 à 275,000 pour Londres, de
90,000 k 200,000 pour Vienne, etc. U en est de même pour les
consuls-généraux et les consuls : leur traitement s'est également
accru dans une assez grande proportion. Les malheurs de la France
imposent à ses représentaos à l'étranger une implicite qui per-
mettra de réduire ces chiffres. On pourra en outre apporter dans le
nombre et la nature des postes des modifications qui attéoueroat
la dépense. Ainsi rien n'empêcherait de supprimer certains de nos
agens politiques. En Allemagne notamment, où les anciennes con-
dilioas sont si profondément changées, ne conviendrait-il pas de re-
trancher les postes diplomatiques de Carlaruhe, Darmstadt. Dresde,
D„j,i7<-,ib,.GoogIc
LE onDGET D£ LA. S£PUBUQUE. 91
Hambourg, Miuùch, Stultgard, AV'einuLr, et d'enlfet^îr im mùùsbe
là .seiUeiaent où se trouve le àége de l'empipe, à BerJio? Oa étA-
blirait daes les Autres résidences des agens politûiues secoadair'es
oa jnëme -de simples codsuIs. Daas les villes où l'on remarque
deux agens, OQ a'en conserverait qu'un seul, sauf peut-être à Lon-
^^, où rimportaDce de nos relatJODS rend oécessaire la coexis-
tence de l'ambafisadeur et du consul-général ; mais à Buenos-Ayres
par exemple l'âDlrelieu d'un ministre plénipotenliaire et d'un con-
sul ne seïuble pas iDdispensaliIe, et l'on pourrait y rétab^ comme
autrefois un coasul-géoéraL 1! appartient au département des af-
fairas étrangères d'étudié avec soin les réfonses, et 4e les cooci-
Iter avec les eijgenoes du service et Je aom de l'influçtioe française.
De ^tte ^çon, il serùt possible de diminuer de â00,O00 francs k
1 million les dépenses du ministère, non compris oe qui serait ga-
gné par la retenue sur les traitemens.
Qa'oa nous permette d'exprimer iâ vue opinioB qui étonnera
peut-être eu ce qui coocerue certaines grandes fonclioins adminis-
tratives et psrticuliÈreHieDt oeUes de préfet. Serait-ce une grande
bardiessB de tester pour l'adminiatratioQ du départeoKnt oe qui
fonctionne avec avantage pour l'admiuisUation de la cité? Serait-il
plus difficile de trouver dans le^Ays même un citoyen iwBorable et
iatelligent qui consentit à donner ses soins auz aSiaires départe-
mentales, cnnme il les donne aujourd'hui aux affaires municipales,
sans autre récompense que l'honneur même de ses foocJioos? La
province serait-elle moins bien adnAiistrée, si ses administrateurs
étaient choisis dans son sein, parnù des bommes instruits de ses
besoins, dévoués ii ses intérêts, possédés de l'unique ambilion de
remplir utilement leur tâche au milieu de concitoyens qui les con-
naisseat «t près desquels ils veulent resierî Ce sysième oe serait-il
pas préférable à ce qui existe aujourd'hui? Ne vaudrailr-ll pas mieux
que la façon dont i^aque parti ou chaque ministre, eu arrivant au
pouvoir, envoie ses amis dans des pays auxquels ils sont étrangers,
où souvent la question politique les préoccupe exclusivement, et
où enfin ils ne s'efforcent de signaler leur zèle que pour obtenir un
poste plus avantageux? La gratuité ne serxit-elle pas un moyen
eâicace de calmer l'ardeur de tous les ambitieux qui assiègent
chaque gouvernement nouveau, et pour arrêter ces admiiistratcurs
improvisés qui croient posséder d'intuition la science des affaires
publiques ?
Si ï'cQ ae décidait à entrer dans cette voie, ou n'allouerait aux
préfets que le logement k l'hôtel de la préfecture avec quelques
frfùs de représentation et de déplacement, et l'on pourrait aisé-
ment réaliser une économie de 2 millions. On gagn^ait encore
500,000 irancs en supprimant les secrétaires-généraux, dont le ré-
, Google
02 BETDB DBS DEC! IlOEfDES.
tabUssement remonte à quelques années, et en transport&nt leurs
attributions aux plus anciens conseillers de préfecture. Quant aux
conseils de préfecture, dont la constitution actuelle est également
mise en question, nous ne pensons pas qu'il y ait lieu d'obtenir
une réduction de quelque importance sur les crédits qui leur scot
affectés. Il n'est guère possible de faire disparaître complètement
ces conseils. S'ils peuvent être remplacés par les tribunaux ordî-
nures pour le jugement de certaines affaires contentieuaes, par
exemple des procès entre l'administration et les entrepreneurs de
travaux publics, il est difficile de leur enlever les décisions sur les
questions d'impdt. On ne peut leur retirer davantage l'apurement
des comptabilités des communes et des établissemens de bienfu-
sance dont les revenus sont inférieurs à 30,000 francs, car la cour
des comptes, qui seule serait en mesure de recueillir cet béritage,
recevrait une augmentation de travaux supérieure aux forces de
son personnel. Si l'on veut opérer une réforme en ce qui touche les
conseils de préfecture, on doit se contenter de remanier la nature
et l'étendue de leurs fonctions. Peut-être alors serait-il avantageux
de remplacer le contentieux administratif qui leur serùt enlevé par
une compétence plus lai^ dans le jugement des comptes commu-
naux et hospitaliers. Les comptable, rapprochés de leurs juges,
seraient plus vite libérés, et la cour des comptes, dégagée d'une
foule de petites affaires qui entravent son action, pourrait réserver
tous ses soins pour des objets^lus importans.
L'administration actuelle ae l'arrondissement est sérieusement
attaquée, et une opinion puissante demiùide la suppression des
sous-préfets, dont les attributions retoumeruent à la préfecture ou
senùent dévolues aux municipalités cantonales. La mise i exécu-
tion de cette mesure procurerait une économie de plus de 3 mil-
lions, tant pour le traitement des sous-préfets que pour leurs fnùs
de bureau. En déGnitive, les réformes qui viennent d'être indi-
quées pour les préfectures et les sous-préfectures atténueruent
d'environ 6 millions 1/2 la dépense qui figure à ce titre aux précé-
dens budgets.
On pourrait trouver 200,000 ou 300,000 francs dans des réduc-
tions sur le personnel des inspections administratives, ramené au
chiffre de 1850, dans la dépense des commissariats de l'émigration,
dans le crédit des commissaires de police et des inspecteurs de la
librairie. Les frais de police des villes de Paris et de Lyon, qui sont
aujourd'hui supportés par l'état pour une somme de 6,207,000 fr.,
pourraient ôtre mis en grande partie, sinon entièrement, à la charge
de ces deux cités. Dn million paraît suffire pour les dépenses se-
crètes; on épargnerait ainsi le second million alloué à ce chapitre.
Le gouvernement propose lui-même une réduction de 600,000 fr.
D„j,i7<-,ib,.Googlc
LE BUDGET DE LA BéPUBLIQDE. 93
sur les secours aux étrangers réfugiés. EnÛD, avec quelques dimi-
nutions sur diverses subventions payées par le trésor, avec la sup-
pression temporaire de l'allocation des chemins vicinaux, qui n'est
pas inférieure à 11,500,000 francs, on parviendrait à retrancher
24 millions sur le budget du ministère de l'intérieur.
Les dépenses du ministère des finances qui ne se rattachent pas
k la dette publique appartiennent presque tout entières aux frais
de régie, de perception et d'exploitation des impôts. Nous remet-
tons donc à cette partie des opérations l'examen des économies que
pourrait fournir ce département.
Il y a peu de chose à diminuer sur les dépenses ordinaires de
l'Algérie, qui s'élèvent à 15 millions; mais, en ce qui regarde les
dépenses extraordinaires, on pourrait soulager l'état de la charge
des travaux qu'il exécute et qu'il paie avec les fonds avancés par la
Société algérienne. Ces travaux étaient prévus au dernier budget
de l'empire pour 16,666,663 francs. On en retarderait la continua-
tion, ce qui supprimerait une dépense égale. On arrêterait du même
coup la progression de l'annuité due à la société pour les intérêts et
l'amortissement du prêt qu'elle s'est engagée à faire k l'état pour
une somme de 100 millions, et qu'elle a réalisée jusqu'à concur-
rence de 79 millions. La progression de l'annuité était prévue en
1871 pour 964,,000 francs. Le chiffre de l'annuité elle-même pour-
rait être abaissé au moyen d'un accord avec la Société algérienne,
qui ne refuserait pas sans doute de répartir l'amortissement sur un
plus grand nombre d'années. En procédant d'une façon analogue
pour les chemins de fer de l'Algérie, eu ralentissant les travaux et
en obtenant de la compagnie la modération du taux de l'annuité
qui lui est due, on réaliserait sur l'ensemble de ces dépenses une
économie de 2 millions 1/2, déduction faite des 16 millions de tra-
vaux qui sont compensés par la suppression de la recette fournie
par les avances de la Société algérienne.
Le ministère de l'instruction publique est celui qui a le droit
d'être le plus épargné. Cependant la nécessité conseillerait de dis-
traire de ses crédits une somme d'environ 2 millions, prise notam-
ment sur la dépense des bourses dans les lycées, sur les subven-
tions extraordinaires aux lycées, sur les subventions aux communes
et aux départemens pour l'instruction primaire, sur l'Observatoire,
le Bureau des longitudes, la Bibliothèque nationale, les voyages et
missions scientifiques, l'école des hautes études, etc. Les services
de l'agriculture et du commerce pourraient supporter un retran-
chement de 2 millions sur les encouragemens et subventions de
toute espèce payés par l'état. Pour les services dépendant de l'an-
cien ministère des beaux-arts, avec un peu de hardiesse on leur
enlèverait 10 millions 1/2 : 200,000 francs de la fête du 15 doùi,
, Google
9i «EVITE MS DEUX if(»n>CS.
300,060 ou AOO.OOO francs des DionuiDms historiques, <00,000 fr.
des soascriptions et encouragemens, 4,S00,00O francs des tiriTaui,
ouvrages (fart et décorations des édifices publics et notammeBt da
BOuTeï Opéra, 3,900,000 francs de raAir^HstratîoR des bora» swp-
primée et livrée i/ HnitiatiTe privée, enfin «ne grande partie de h
subvention des théâtres, qui s'élève à i , SSS.OOO 'rancs. Os ne eoo-
serveraH cette subvention que pour le ThéAtre-Fran^ais e* f Opén
en ta ramenant au chiffre d« 700,000 on 800,000 francs, « l'oa
supprimerait ces aïlocatioiis énormes qot ne servent qu'à excHer
les appétits des artistes. On pourrait en entre épargner qwelqves
milfiers de francs en réduisant le aomhre des inspecteurs-^néraui
des beaox-arts, des bibliothèques, des musées, etc., dent hi oéa*
tion sous le dernier rtgne n'a pas toujours été motivée par ïes ■*"
cessités du service.
Aux dëductioDS cî-dessns indir^nées sur les dépenses dies nnoi»-
tires, a faut ajotiter 8,400,000 fi^ncs, représentant ïes augmenta-
tions de dépense qui avaient été portées an projet de budget àe
187! en prévision d'une période trampiiHe et prespère» el dent dm
désastres semblent naturellement entraîner la suppreswon. Ces arag-
mentations avaient pour objet des amérioratioiis de traitemens- el
des créations d'emplois, le développement du service télégrapWqw
dans t*iatériear et en Algérie, ^s snbventions peur VinstructioB
pQbliqHc, des encouragemens & l^agricultnre, etc. 8n réunissasl
toutes les économies sur les services généraux des ministères, tm
forme nne somme- de 209 minions, qu'on peut élever plus Itaut, si
Ton opère des rédactions sur l'effectif dé l'armée.
IV.
Les frais de régie, âe pcrteption eï d'exploitation des impôl» el
revenus publics étaient inscirts au dernier bui^t ponr 2A3 mit-
KoDS, dOBt t'î afférens aux eontributioos directes, 15 à l'enregiis-
trement, 27 aux doume», 38 aux contributions indirectes, H anx
foréfi^ et le reste aui t^aes, aux poo^s çt aux poste». Ces frais
représentent avec ïes recette» mae proportion qui varie entre 3,SÎ
pour *00 et 74, Sî, sorvant tes service». L'enre^streBient, tes de-
naisea et le timbre présentent les eonditiwis les pins favorables,
et les postes les conditions les plus onéreuses. Poirr tes confriba-
tions directes, la proportion est de 3,8«tpour *00 et de 7,70 pour
les contribution» indirectes. Les douanes prélèvent t8 pour 400 de
leurproAiit, les tabacs 25,4t, tes poudres 40,t7. En ce qui co»-
ceme les tabacs, ie» poudres et les postes, dont les frais sont les
plus ^evés, S ^t considérer que ces brancftes de revenus ne sont
pas des ccmtributions, mus sont des monopoles, et que les recettes
■ Google
LE BUDGET DE LA KEPCBLIQUE. 9»
qoi en résultent sont le bénéfice d'une exploitation industrielle exé-
cutée par l'état. Ce qoi constitue la proportitm défavorable de leurs
frais est, non pas la rémuDération exagérée accordée aux ftfflction^
naires et employés qui les administrent, mais bien toutes les dé-
penses qui sont la base indispensable de leurs produits, l'acbat des
matières premières, le salaire des ouvriers, la construction et l'eit-
trelien des ateliers, etc. L'admini^raticHi des postes est grevée de
charges énormes pour le transport sur raer. Les snbventions al-
louées anx compagnies maritimes auxquelles a été amcédé le trans-
port des dépèches s'élèvent à 27 millions 1/2, à peu près les deux
àoqoièmes de ta dépense totale du service des postes.
Adx ^â ntillious représentant les frais de régie et de perception,
il faut joindre les sommes qui complètent les frais de manatention
des deniers de l'état, et qui sont allouées à. titre d'émolnmens
aux trésoriers-payeurs-généraux et aux receveurs particuliers des
finances. Cette dépense, classée pikrmi les services généraux des
ministères, sVlève à 7,845,000 francs. C'est donc ane somme totale
de 2&1 millions qui se trouve eo définitive prélevée sur les recettes,
avant que celles-ci paissent être employées à solder les services
publics. On a souvent eu la pensée de réduire cette partie de la dé-
pense, et il s'est trouvé des réformatenrs qui ont promis des écooo^
mies merveilleuses an moyen d'un cliangement radical dans le sys-
tème de nos impôts. Leurs théories n'ont pas prévalu jusqu'àce jour;
aasfà nous contenterons-nous de rechercher les rédncticHis qu'on
peut obtenir dans le cadre actuel de notre organisatioD fiscale.
Le premier moyen d'atténuer la dépense consiste à diminuer le
chiffre du traitement et le taux des remises de tous les fonction-
naires et agens de la perception. Cet abaissement, opéré conformé-
ment au tarif indiqué plue haut pour le personnel des autres ad-
ministrations, épargnerait au trésor une somme de 2 millions 1/2.
On pourrait y joindre 1 50,000 francs en réunissant de nouveau le
service des douanes ^ celui des conU'tbutions indirectes et en sup-
primant par conséqnent les quinze directeurs spéciaux créés en 1S70.
Le service des forêts pourrait sn|^orter une diminution de plus de
3 millions, proposée d'ailleurs par le gouvernement sur les travaux
de reboisement des monugnes, de gazonnement et divers aubes
travaux. On réussirait encore à gagner 1 million en réglant avec
sévérité le matériel des tabacs et des poudres. Dans les postes, on
ne peut espérer un résultat de quelque importance qu'en révisant
les traités conclus avec les compagnies maritimes concessionnEÙres
du service des dépêches, et principalement avec la Compagnie des
Messageries et celle des Paquebots transatlantiques, qui absorbent
à elles seules 26 millions de subventions. En tombant d'accord
d'une modification du cahier des cb^ges, en réduisant par exemple
Google
06 RErUE DES DEUX MONDES.
le nombre des navires et le Dombre des voyages imposés à ces com-
pagnies, on pourrait réaliser sur le chiffre des subventions une di-
minution proportionnelle qu'il n'est pas déraisonnable d'évaluer à
6 millioDs. Il faut aussi comprendre parmi les écoaomies les aug-
mentations de dépense qui devaient s'ajouter à partir de 1S71 et
qui montaient à 3,800,000 francs. Ces augmentations étaient des-
tinées, comme celles des services généraux, à créer de nouveaui
emplois et améliorer les traitemens. Le total de toutes les réduc-
tions sur les frais de régie et de perception atteindrait de cette façon
le cbilTre de 16,&b0,000 francs.
Nous terminerons cette étude par le service Vie la centralisaU(»i
des deniers publics et celui de la trésorerie, Ces services, comme os
le sait, sont entre les mains des trésoriers-payenrs-généraux et des
receveurs particuliers des finances : ils occasionnent une dépense
d'environ 8 millions. On est d'avis que cette dépense est exagérée,
et qu'elle pourrait être notablement diminuée sans inconvénient
On va même jusqu'à demander l'entier abandon du système fran-
çais et l'adoption des institutions anglaises, ce qui, suivant les par-
tisans de la réforme, permettrait d'économiser toute la somme
afTectée à cette dépense. Personne n'ignore en effet que la Banque
d'Angleterre procède gratuitement à la recette du revenu public.
Dans les comtés où ce grand établissement a des succursales, cha-
cune des succursales est chargée de la réunion des produits perçus
dans une circonscription déterminée. A certains jours du mois et
sur des points convenus, l'un des commis de la Banque va joindre
les agens de perception en tournée, et touche de leurs mains le
produit de leurs recettes. La Banque en fait l'encaissement et cré-
dite l'échiquier de leur montant. Elle tient les deniers ainsi recou-
vrés à la disposition de l'état, et les remet aux créanciers publics
selon les avis et les ordres qui lui sont transmis, L'importation de
cette méthode entraînerait la suppression des trésoriers-payeurs-
généraux et des receveurs des finances. La Banque de France ferait
ce que fait la Banque d'Angleterre. Elle recevrait à Paris ou dans
ses succursales les versemens des percepteurs de l'impdt et des re-
ceveurs des revenus indirects, et serait également chargée de déli-
vrer les fonds suivant les besoins de l'état. Ne semble-t-il pas que le
service serait parfaitement assuré dans ces conditions, et qu'il est
inutile d'entretenir plus longtemps des comptables dispendieux?
Ce système malheureusement n'est pas aussi parfait, ni aussi
économique qu'on pourrait le croire. Malgré l'apparence de gratuité
de ses setVices, un établissement privé ne se charge pas d'une tâche
aussi lourde et d'une responsabilité aussi étendue sans rémunéra-
tion et par pur dévoOment pour le bien public. A défaut d'un émo-
lument direct et déterminé, il faut qu'il trouve un bénéfice suffisant
nigiUrrlbyGOOglc'
LE BUDGET DE LA BEPUBLKIDE. 97
dans l'emploi des fonds laissés plus ou moins longtemps dans ses
caisses. Cela est si vrai que la Banque d'Angleterre fixe à vingt et
un jours à partir du recouvrement le terme pour l'exigibilité des
sommes recueillies par elle au compte du trésor, et qu'elle a droit
h une commission pour prompt paiement dans le cns où les sommes
doivent être remises plus rapidement à l'état. La disponibilité pen-
dant vingt et un jours des deniers publics forme la prime de recou-
vrement et de transmission des fonds, qui chez nous est représentée
par le traitement fixe, et les remises des trésoriers-généraux et des
receveurs des finances. Or, sur 2 milliards de recettes, au taux ac-
tuel des prêts faits au commerce, cette disponibilité équivaudrait i
un bénéfice d'environ 7 millions. Le trésor aurait-il avantage à
bouleverser toute son organisation pour substituer une prime de
cette importance aux 8 millions qu'il paie à ses comptables? D'un
autre côté, n'éprouverait-il pas des embarras réels en changeant les
coutumes qui depuis de longues années régissent notre service de
trésorerie, en renversant la situation, et en se mettant dans la né-
cessité d'être, comme en Angleterre, en avance avec la Banque, au
lieu d'obliger ses recevem's à être eu avance avec lui?
Le service fait par la Banque a un autre inconvénient en ce qui
concerne la dépense. Ce grand établissement ne peut être à cet
égard pour l'état que ce qu'il est pour les particuliers qui lui con-
fient leurs épargnes, un caissier qui, tant qu'il a des fonds, remet
au porteur le monLint des mandats délivrés par le déposit:tire ou ses
représentans; mais il n'a rien des attributions d'un agent chargé de
libérer le trésor envers ses créanciers et de reconnaître îa validité
des pièces justificatives de la créance. Il serait donc impossible de
lui imposer, surtout en l'obligeant à un travail gratuit, la responsa-
bilité des dépenses irrégulières, responsabilité qui enchaîne les
trésoriers-payeurs, et qui est une des meilleures garanties de la
bonne gestion des fmances. Les nécessités du contrôle exigeraient
l'institution de comptables auxquels incomberait la mission de vé-
rifier, avant l'acquittement, l'exactitude et la légitimité des dé-
penses, et sur lesquels retomberait cette responsabilité que décline
la Banque. On rétablirait les anciens payeurs du trésor, ce qui occa-
sionnerait une allocation d'environ 1,200,001) francs.
Sept millions de prime d'un côté, 1,200,000 fr. de l'autre pour le
traitement de nouveaux comptables, ce ne serait pas une économie
sur les sommes actuellement payées. Nous ne croyons donc pas que
l'abandon de notre système soit une mesure avantageuse, ni même
un progrès. Cependant, tout en maintenant ce qui existe, nous pen-
sons qu'on pourrait diminuer la charge de l'état en restreignant
les bénéfices attachés aijx fonctions des grands comptables des
lOHt ICIV. — l!J71. ï
nigiUrrlbyGOOglC
9e IBVtlE VES DEUX UOHDfiS.
fiaances. La râmunération des trésoriers-payeurB et des recevean
particuliers se compose d'un traitement fixe, et de cooiDiisaioDs au
les recettes et les paiemens. Cette rémunératioa, augmentée d«
quelques béni^^fices de banque, atteint pour certains tréscn-iers on
chilTre élevé. Il serait facile de la réduire. En effet, la nécessita d'uc
gros profit pour les titulaires des trésoreries et des recettes n'existe
que dans le cas où le crédit de l'état, ébranlé par les événemeos, a
besoin d'èlre secondé par le crédit de riches pariiculïers. On doit
alors payer le concours personnel donné pour ralTerniir les finaDcei
cbancelanles; mais, lorsque l'état n'a pas besoin de ce coDCoon,
lorsque le receveur n'a par lui-même aucune puissance financière,
et que son crédit dérive non de sa propre fortune, mais des fooc-
tions qu'il occupe, un émolument trop considérable est non plus le
prix d'un service rendu réellement au pays, mais un acte de moni-
Ccence envers un protégé, un bénéfice, une pr(:-bende, et c'est pré-
cisément ce que la France n'est plus assez riche pour supporter.
Nous avons trop de confiance dans le crédit de l'état, malgré dos
malheurs, pour attacher au concours des agens de la trésorerie ooe
importance exagérée qu'on ne saurait trop chèrenjent acheter, et
nous u'aui ions aucun scrupule à réaliser une économie sur les tréso-
reries et les recettes. On pourrait procéder de dtjux manières, soit
par rabaissement du tarif des commissions, soit par la suppressioa
de la partie variable de l'émolument, et par la constilulion d'tiD trai-
tement fixe d'un chiffre équitablement réglé et plus ou moias ctHi-
sidérable suivant l'importance de la recette. Si l'on adoptait ce
dernier moyen, on pourrait diviser les comptables en plusieurs
classes, par exemple les trésoriers-payL'ui-s-généraux en trois
classes et les receveurs particuliers en quatre. Les premiers rece-
vraient de 15,000 à 25,000 francs, et les seconds de 6,000 à 10,000.
On allouerait en outre, à titre de frais de bureati, 12,000 francs en
moyenne aux trésoriers-payeurs et 3,000 aux receveurs particu-
liers, La dépense réglée d'après ces bases serait inférieure de
2,500,000 francs à la dépense actuelle.
Nous venons de parcourir les différentes parties du budget sur
lesquelles il ne nous semble pas impossible d'obtenir des économies.
11 nous reste à les résumer. Sur la dette publi(|ue, par la conversion
de l'emprunt Laurier, on réduit la dépense de 4,500,000 francs,
déduction faite d'une augmentation de 1 million sur la dette via-
gère. Les dotations offrent une économie de 36 millions par la sup-
pression de la liste civile, du sénat, et par la gratuité des fonctions
de député. Les services généraux des ministèies peuvent être ré-
duits de 202 millions 1/2, au moyen de réformes dans le personnel
administraiif, par la réorganisation de .l'aimi'e, la diminution de
la marine, le ralentissement des travaux publics. Ëufiu on peut
■ Google
LE BUDGET DE Là B^PUBLIQUE. 6d
épargner 19 millions sur les frais de régie et de perception des im-
pôts et sur le servies de trésorerie. En réunissant toutes ces sommes,
l'économie totale s'élèverait à 262 millions.
L'écart produit par les derniers événemens entre les anciens
budgets el ceux de l'avenir est de 373 millions. Les nouvelles res-
sources à CTéer ne seraient donc pas supérieures k 111 millions;
encore faudrait-il déduire de cette somme le revenu net des biens
composant l'ancienne dotation de la couronne, (jui venait s'ajouter
autrefois à la liste civile de l'empereur, et qui a fait retour au bud-
get de l'état. Il est permis d'évaluer ce revenu à d ou 10 millions
en tenant compte des améliorations qu'il peut recevoir par l'exploi-
tation ou la mise en location des forêts, terres et eh&teanx qui
étaient exclusivement consacrés au plaisir du prince. Il ne resterait
donc environ qu'une centaine de millions à demander à l'impôt. On
pourrait les trouver aisément sans écraser les contribuables.
En établissant les résultats qui précèdent, nous avons reclierché
l'expression la plus sinipliS et la plus rigoureuse du cliilTre auquel
pourrait être réduit le budget de l'état sans compromettre les par-
ties essentielles des seiVues publics. Nous n'avons compris dans nos
calculs ni les allocations de l'amortissement, ni les indemnités qui
pourront être accordées aux victimes de, la guerre étrangère et de la
guerre civile, ni les frais de reconstruction ou de réparation des mo-
numens détruits ou incendiés dans la dernière insurrection. Nous
avons en outre supposé un ralentissement considérable dans les
grands travaux publics, des arrangemens avantageux avec les com-
pagnies subventiomt^es, et enfin l'adoption d'un système de gratuité
qui soulèvera probablement d'assez vives résistances, il appartient
au pays de juger dans quelle proportion devront être autorisées
des dépenses dont nous ne contestons ni ta justice ni l'utilité. L'as-
semblée nationale seule aura les élémens nécessaires pour appré-
cier la mesure dans laquelle on pourra concilier des intérês res-
pectables et des déMrs légitimes avec les ménagemens auxquels ont
droit ceux qui fournissent l'impôt. Nous penchons pour qu'on entre-
le plus loin pos.sible dans la voie des économies; nous espérons que
le chef du pouvoir exécutif, qui depuis trois mois a si bien mérité
de la France, ne s'arrêtera pas, comme on semble le craindre, à
mi-chemin, et qu'il aura la fermeté ni'cessaire pour mener jusqu'au
bout et résolument la réforme de la dépense. Il rendra au pays un
nouveau service en ne mettant pas à une trop rude épreuve les forces
des contribuables, car il doit savoir que î'exagération des impôts
restreint la produciion, appauvrit le pays , détruit la matière impo-
sable, et tarit les sources vives oii les finances d'un peuple doivent
se régénérer et puiser une énergie nouvelle.
L. BoncH&RD.
...Google
LES HONNETES GENS
LA COMMUNE
Paris .1 eu, à quelques semaines de distance, deux légendes con-
Iraiiies. Dans les premiers jours de fi^vner, c'était encore la ville
héroïque qui s'éLait résignée à ious les sacrifices et prêtée à tous les
efforts pour repousser l'étranger; avant la fin dti même mois, c'était
dc^jà une ville maudite oii toutes les violences et tous les crimes
avaient le champ lihre par la scélératesse des uns et par la lâcheté
des autres. Les désordres incessans et toujours impunis qui ont pré-
cédé l'insurrection du 18 mars, le foudroyaiu succès de quelques
agitateurs dans cette néfaste journée, ces saturnales de soixante-dti
jours qui n'auraient été qu'une grotesrfue parodie de toutes les fonc-
tions d'un gouvernement régulier, si elles n'avaient fait peser sur
une population de près de 2 millions d'âmes tous les genres d'op-
pression, ce dénoùmeiit lugubre qui s'est prrsenté à la fois comme
la délivrance et comme la défaite de Pari;, spectateur impuissant
ou complise de l'incendie de ses monumens et des plus horribles as-
sassinats,— c'était plus qu'il ne fallait pour faire oublier la première
légende et pour donner tout crédit à la seconde. Il n'y avait pas
d'ailleurs contradiction entre l'une et l'autre légende pour les parti-
sans avoués ou déguisés de la rébellion. Ils aflirmaient sans hésiter
la complicité directe ou indirecte de toute la population parisienne
dans une révolution qu'ils glorifiaient sans réserve, ou dont ils s'ef-
foiraiiint de pallier les excès. Au dire des plus impudens, cette po-
pulation tout entière se levait comme un seul homme pour la dé-
fense de ce qu'ils appelaient ses droits. Les prétendus conciliateurs
se donnarient le mandat de négocier au nom de « 300,000 neutres, »
tellement attachés à quelques vagues principes que. pour n'en rien
,,Googlc
PARIS SOCS LA COMMUSE. 101
sacrifier, ils tenaient la balance égale entre les élus d'une minorité
factieuse dans une seule ville et les représentans légiUmes de la
souveraineté du peuple français. Ceux qui jugeaient autrement une
telle conduite ne faisaient pas plus de difllcullé de l'accepter comme
un fait acquis. L'Europe, qui depuis dix mois, quand elle ne nous
était pas hostile, ne nous témoignait qu'une compassion sans bien-
veillance, flétrissait à la fois les crimes des insurgf^s parisiens et la
poltronnerie ou, comme disait le Timef, n l'abjecte terreur» de ceux
qui les supportaient. La province, où t'iiTitatîon contre Paris étouf-
fait même la pitié, retentissait des mêmes accusations. Les Parisiens
fidèles à l'ordre, loin de démentir ces accusations, se montraient
quelquefois les plus empressés à les propager. Nous sommes sans-
mesure en France dans le mal comme dans le bien que nous disons
de nous-mêmes. Nous n'aimons que les propositions générales et
les explications simples; notre logique les réclame, et, soit qu'elles
nous appellent au partage d'une gloire universelle, soit qu'elles
nous enveloppent dans une universelle infamie, notre vanité y trouve
également son compte. Nous sommes fiers de notre part d'honneur,
et, tout en prenant notre part de honte, en l'exagérant même au
besoin pour nous donner le mérite de ne pas nous en faire accroire,
il nous semble que la responsabilité s'efface pour chacun dç nous
quand elle s'étend à tout le monde. Combien, après nos désastres
militaires, éprouvaient une étrange satisfaction à s'écrier : « Je rou-
gis d'être Fiançais! Nous sommes un peuple de fanfarons et de
lâches I B Combien, depuis le 18 mars, vont répétant avec le même
désespoir hautain : k ]e rougis d'être Parisien 1 Paris n'est qu'une
immense maison de fous où les pacifiques sont les instrumens com-
plaisans ou inertes de la fureur des forcenés! »
Il faut protester, au nom de la vérité historique autant que de
l'honneur national, contre ces exagérations, qui tombent devant un
examen attentif et impartial des faits. Des témoins judicieux, sans
dissimuler les fautes et sans atténuer les défaillances, ont vengé
ici même le peuple français et les forces improvisées qui lui ont
tenu lieu d'armée de ce qu'il y a d'excessif dans les reproches
de présomption, d'indiscipline et de manque de courage. On se
propose, dans cette étude, de rendre une semblable justice à la
majorité saine de la population de Paris. Son attitude vraie, dans
les révolutions successives dont elle a été complice ou victime, a
déjà été indiquée dans un précédent travail (1); mais au moment oîi
il parut, on ne pouvmt juger dans son ensemble une insurrection
qui n'avait pas encore atteint son terme, et il y avait quelque dan-
ger pour la paix publique à en exposer toutes les causes. Aujour-
(I) Yay«i la Btvut du i" dieJ.
, Google
lOS IKTOl OW DtOX UOKtn,
d'bni U communs de Paris n'est plus qu'un souvenir sinistre, asses
présent pour qu'on en puisse embrasser exactement tous les détails,
asses loin de nous déjà pour qu'il soit possible ds l'évoquer sa»
colère, sinon sans indignation et sans amertume. D'un aatre côté,
l'deuvre de délivrance acoomplie avec tant d'habitelé et de courage
par te gouvernement et par l'armée parle asseï haut pour qu'il soit
permis , sans les affaiblir ert sans leur manquer de reconnaissaoce,
de laisser k l'un et k l'autre leur part de responsabilité dans les
malheurs qu'ils ont si heureusement n^pan^s. Us ont reconquis le
droit d'entendre la vérité et lendn aux honnêtes gens de Paris celui
de la dire.
1.
Le 18 mars 1871, versstxou sept heures <1u matin, le rappel était
battu dans tous les quartiers de Paris. C'était convoquer à 1« fois
l'émeute et les défenseurs de l'ordre, o«, pour mieux dire, c'était
donner tout l'avantage ii l'émeute. Depuis un mois, une partie de
la gardv^ nationale parisienne était ouvertement en état de révolte.
Elle avait accepté une direction illégale qui foiictionnnit au grand
jour. Bile s'était assuré des espèces de camps relianchés, où elle
avait entassé un nombre formidable de canons dont elle s'était em-
parée sous prétexte de les soustraire aux Prussiens. Elle se tirrait
chaque jour à des démonstrations st*ditieuses sur la place de la
Bastille, autour de la colonne de la liberté. Si un certain ordre et
une sorte de discipline militaire présidaient k ces promenades soi-
disant patriotiques, elles donnaient lieu, dans la foule qui se pres-
sait pour y assister, à des manifestations d'un autre genre, souillées
plus d'une fois par des actes d'une férocité sauvage. — Chaque nuit
voyait se produire des tentatives, soit pour forcer les pwtes d'une
prison et délivrer les détenus politiques, soit pour mettre an pil-
lage un dépôt de cartouches, et ces tentatives rencontraient lure-
ment une résistance sérieuse. 11 n'y avait point toutefois, die* la
plupart des gardes nationaux qui comn>ettaient ou qui laissaient
commettre ces actes de désordre, un panl-pris de rompre avec
l'ordre légal. La révolte n'était complète qu'autour des canons de
Montmartre, et des symptômes de plus en plus manifestes de lassi-
tude permettaient d'espérer qu'elle tomberait d'elle-même. Partout
aiMeuis, les mêmes hommes obéissaient k la fois aux autorités ré-
gulièrement constituées et i des pouvoirs irréguliers qui, en vertu
d'une prétendue élection dont its n'ont jamais fait connaître ni U
date, ni la fonne, se donnaient les noms de Comiié centrât et de
Fédération de la garde nationale. L'ordre et le désordre se ser-
vaient ainsi tour k tour, quelquefois tout eoserable, des mêmes io-
n,g,t7cdb/G00gIc
piBU tov$ u enmaiNB. lOS
strumens. Beaucoup se prètaieot à ce sio^ier partage avec une
espèce de caBdenr. Ils avaient pris pendant le siège des habitudes
d' obéissance passive, et ils suivaient docilement, sans en acruler l'o-
ri^ne, les commandemens qui leur étaient transmis par leurs chefs.
Les insurrections ultérieures s'étaient organisées dans l'ombre; celle
qui allait éclater avait reçu de l'état lui-même une organisation
toute prête. L'empire avait tout fait pour accroître la séparation que
les mœurs n'entreUennent que trop entt'e les ouvriers et les autres
classes de ta population. Il avait enserré le Paris bourgeois, dont il
craignait l'esprit libéral, dans un Paris ouvrier. Le gouvernement
de la défense uationaie avait constitué uns garde nationale ouvrière
à c6té et en dehors de la garde nationale bourgeoise. Tous les ou-
vriers ne sont pas acquis aui émeutes; mais il est cerlÂtn qu'elles
ne S3 recrutent guère que dans leurs rangs. Ils forment une popu-
lation flottante, sans racines dans les villes qu'ils habitent, vivant
au jour le jour, et, de tous les liens qui attachent l'homme à l'ordi'e
social, ne connaissant que L famille, dont beaucoup même s'af-
franchissent sans scrupule. Ce n'est pas d'ailleurs une population
éparse. Le cabaret les réunit après l'ateliei'. Le foyer domestique a
rarement assez d'attraits pour les retenir. Ils vivent volontiers en-
semble, s'entretenant dans les mêmes seulimens, parfois généreux
et patriotiques, le plus souvent haineux à l'égard de toute autorité
publique et de toute supériorité sociale. La révolution du h sep-
tembre leur avait donné à Paris deux nouveaux centres de vie en
commun, le club et le poste. Le second, à lui seul, tenait lieu de
tons les autres. Il offraiL un gagne-pain plus goûté que le travail
de l'atelier; il avait pour l'oisiveté et pour la débauche toutes les sé-
ductions du cabaret; il se prêtait à toutes les excitations séditieuses
des réunions publiques, et, pour ajouter au péril social, il était
comme un club permanent et armé. St. de Bismarck n'était pas le
seul qui eût prévu une nouvelle et imminente révolution dans cet
armement universel. C'était seulement une prophétie prématurée.
Jusqu'à la lin du siège, le patriotisme a dominé dans la très grande
majorité des ouvriers parisiens. Il s'y mêlait d'étranges illusions, un
immense orgueil et toute sorte de mauvaises passions; mais le sen-
timent général était la répudiation de tout mouvement qui n'avait
pas directement pour but la délivrance de la patrie. Les agitateurs
ne s'y trompaient pas. Us laissaient dormir les questions politiques
ou sociales; pour soulever le peuple, ils ne lui paiiaient que des
intérêts de la défense. Ce détour même était sans effet, la h popu-
lace » de Paris se faisait on point d'honneur de ne pas justifier
l'insolente prédiction de l'ennemi. Lne émeute fut très près de
réussir le 31 octobre par l'incroyable imprévoyance du gouverue-
maat; uœ autre lit couler le sang le 22 janvier ; l'une et l'autre
, Cooglc
iOk KETie DE5 DELX HOilDES.
ne rallièrent qu'une poignée d'hommes. lamai'* armée mieax pré-
parée ne s'était offerte aux fauteurs de désordre. Ils surent la ma-
nier avec une rare babileté. Ils lui montrèrent une double cause k
défendre, la répallique menacée par la réaction mooan;fai<^ue, les
réformes sociales, que les travailleurs avaient le droit d'exiger après
les avoir ajournées dans un intérêt patriotique honteusement tra-
hies. Ils eurent l'ai't en même temps de contenir les passions qu'ils
soulevaient. Ils se servirent de l'iDdignation excitée par l'entrée des
Prussiens dans une partie de Paris en la détournant des Prussiens
eux-mêmes, contre qui se fussent brisés tous leurs efforts, pour
la tourner tout entière contre le gouvernement, dont ils connais-
saient la faiblesse. Ils se firent les arbitres de l'ordre, dont ils pri-
rent en main les Intérêts le 1" mars, pour le renverser plus sûre-
ment le tS.
Les révolutionnaires impatit ns, dont les tentatives prématurées
pendant le sit'ge avaient misérablement avorté, codaient désormais
la place à une autre initiative autrement intelligente. V As*ociation
inlerimt tonale des Iravailleurt superposait une véritable organisa-
tion politique à l'organisation militaire de la garde nationale : c'é-
tTiil un gouvernement complet. Cette redoutable association s'était
tenue dans l'ombre après le i septembre, l'ne conversation qui
nous a été rapportée peut aider à comprendre quelles espérances
elle nourrissait en se résignant à cet effacement volontaire. Un de
ses chefs, qui avait joué un rôle important dans les grèves des der-
niers temps de l'empiie, et dont le 18 mars devait faire un des maî-
tres de Paris, se trouvait dans un fort vers le commencement du
sit'ge à côté d'un officier de marine. Il était revêtu d'un de ces
uniformes de fantaisie que les corps francs avaient multipliés. Il
expliquait à scn voisin pourquoi il était venu à Paris, a Je voulais,
di?ait-il, profiter des fautes de l'empire pour tenter quelque chose.
La chute de Napoléon et la proclamation de la république m'ont
forcé d'ajourner ta partie. Tous les esprits étant à la guerre, je me
suis mis à la tête d'un corps de francs-tireurs; mais ces hommes
font tant de sottises (il parlait du gouvernement de la défense na-
tionale), que la main me démange singulièrement. Aussi, pour me
soustraire à la tentation de les renverser, je me suis fait une loi de
ne pas rentrer dans Paris avant la fin du siège, u Sans prendre les
mêmes précautions contre la démangeaison d'agir, tous les meneurs
de rintecnationale montrèrent la même prudence. Us attendaient
l'heure favorable. Les uns se préparaient à la lutte en s'attribuant
ou se faisant donner les premiers grades dans les milices formées
contre l'ennemi du dehors. Les autres s'insinuaient dans le pouvoir
civil sous la forme de ces comilit de vigilance que chaque mairie
avait vus se constituer sans mandat. II ne leur restait plus, pour être
nigiUrrlbyGOOglC
PAHIS SOUS LA COUHONE. 105
maîtres de la place, qu'à coDstituer un centre d'action. Dès qu'ils
crurent le momeat venu, ils créèrent de toutes pièces en face du
gouvernement If^gai un pouvoir militaire et un pouvoir politique. A
l'état-major ofTiciel de la garde nationale, ils opposèrent ce a co-
mité central » qui prétendait être une délégation de 21& bataillons,
et qui fut tout entier leur œuvre; à l'assemblée nationale, ils oppo-
saient le « parlement en blouse. » Leur principal organe, le Cri du
peuple, par le citoyen Jules Vallès, futur membre de la commune,
annonçait le 27 février cette dernière institution ;
« Connaissez-vous entre le Temple et le Château-d'Eau, pas loin de
l'Hûtel de Ville, une place encaissée, tout humide, entre quatre rangées
de maisons? Elles sont habitées au rez-de-chausaée par de petits com-
merçans dont les enfans jouent sur le trottoir. Il ne passe pas de voi-
tures, les mansardes sont pleines de pauvres. On appelle ce triangle
vide \a place de la Corderie... Regardez bien cette maison qui tourne le
dos à la caserne du faubourg et jette un œil sur le marché. Elle est
calme entre toutes les autres. Montez. Au troisième étage, une porte qu'un
coup d'épaule ferait sauter, et par laquelle on entre dans une salle
grande et nue comme une classe de collège. Saluez, voilà le nouveau
parlement 1 C'est la révolution qui est assise sur ces bancs, debout contre
ces murs, accoudée à cette tribune, la révolution en habit d'ouvrier!
C'est ici que l'Association internationale des travailleurs tient ses séances,
et que la fédération des corporations ouvrières donne ses rendez-vous.
Cela vaut tous les forums antiques, et par ces fenêtres peuvent passer
des mots qui feront écumer la multitude, tout comme ceux que Danton,
débraillé et tonnant, jetait par les croisées du Palais de Justice au peuple
qu'affolait Robespierre, n
Sur quel chifTre d'adhérens pouvait compter, dans la population
de Paris, ce double pouvoir qui se croyait assez fort pour renoncer
k l'action occulte? Deux des chefs de l'Internationale, ks citoyens
MaloD et Tolain, avaient été élus i Paris, l'un.avec 117,000, l'autre
avec 8Ô,000 voix; mais des causes diverses avaient contribué à
leur succès. Les votes qui appartiennent en propre et sans con-
teste aui élémens déjà groupés du comité' central et de la future
commune ne s'élèvent pas à 60,000 (1). Si l'on ajoute les purs
révolutionnaires, étrangers à l'action toute socialiste de l'Interna-
tionale, mais prêts à la seconder dans une pensée de destruction,
et la tourbe, toujours nombreuse dans une grande ville, des simples
malfaiteurs, qui aiment le désordre pour lui-même et pour les pro-
ûts qu'ils en espèrent, en dehors de toute passion politique, il faut
(I) Voici quelques chiffrea qu'il n'est pts hors de propos de rappeler, les ncms
^ullt coDcernent apptrtenaat désomuis t l'histoire ; Âtà, b8,77G toîi ; Vtrliu, 58,3t!t;
JobuDkrd, 50,331; VKUlu■^ tli.iW; Tbeiu, 10,!30; RiDder, 40,8GS.
...Google
'i-^
166 BETDB DES DEUX HONDEt.
sans doute doubler ce nombre, et il convient peut-être de le ùi-
pler en y fusant entrer les femmes et les «nfans, dont on ne sao-
rait, hélas! négliger le rôle dans les troubles civils (1). Paris ra>-
fermait donc de 150,000 & 200,000 artisans de désordre, clnlfre
effrayant, loin cependant de la majorité, loin surtout d'avwir une
valeur égale, comme expression de l'opinion parisienne, à celle des
antres parties de la population. Presque tous les élémcns en sont
fournis en effet par ces faubourgs qui ne font partie de Paris que
depuis une dizaine d'années et par cette niasse à peu prés nomade
que déversent sans cesse dans Paris la province et l'étranger. Ajou-
tes que 200,000 individus égarés ou pervers ne donnent pas une
force agissante de 200,000 rebelles. Une émeute ordiuaire ne voit
descendre dans la rue qu'une très faiUe partie de ceux dont les
vœux sont avec elle. Le daoger au 18 mars, on ne saurait trop le
rappeler, était moins dans le nombre des ennemis de l'ordre que
dans l'erreur d'un gouvernement qui, trop confiant dans l'esprit de
l'armée et dans l'initiative des hommes d'ordre, appela lui-même
aux armes le ban et l'arriëre-ban de l'fi'mputc, après leur avoir
fourni toutes facilités pour une action commune. M. Jules Favre s'est
amèrement reproché l'aveugle iosislance avec laquelle il s'est op-
posé dans ta négociation de l'arinistice au désarmement de la garde
nationale parisienne. Combien cette faute a-t-elle été aggravée par
le maiutieu, malgré l'état de paix, d'un service actif réunissant
chaque jour sous les armes un tiers de ces bataillons, dont une
portion si considérable était dans la maiu des factieux 1 C'était, au
nom de la loi, préparer le renversement de la loi ; c'était retarder la
reprise du travail en donnant une excuse If^gitime à ceux qui n'a-
vaient plus le cœur à l'ouvrage, comme ils le disaient eux-mêmes,
et qui craignaient moins de ne plus retrouver le salaire que de
perdre la solde. C'était laisser les esprits faibles et (lottans sous la
direction des fauteurs de désordre; c'était enfui, quand une occa-
sion propice s'offrirait aux chefs, leur donner une armée où les
moins décidés, incorporés avec les plus ardens, soumis à la même
discipline et recevant les mêmes ordres, suivraient docilement Tim-
pulsion commune. On sait comment se grossissent hs émeutes. Te!
qui un instant auparavant ne songeait à rien de mal, une fois mêlé
à la foule, en partage et quelquefois en dépasse toutes les fu-
reurs. Or, le 18 mars, le gouvernement, résolu à frapper un grand
coup en enlevant à la sédition les retrancbemens qu'elle avait éle-
(1) Ln tdIx acquiaeK \ l'insarrectton du )S man itin l'élection dm itKaAres do fat
commuDe peuvent être év&luées à 14Q,000; mais il faut tenir compte, comme mytat
MDtribuii t grossir ce chiffra, de rinOuencQ des faits arcomplis, de l'alnence ds od-
dldfttures relativemenl modérées dam plosipun •rrondiawmau* et in ïrrépilvltA
plus que fralMmblabln d'an TOte nui contrtne.
, Google
pAtift sors L* ooiaioiii. 107
Tés et les canons doot elle s'était emparée sous ud prétexte patrio-
tique, n'attendait pas que la foule se soulevât; il se chargeait de
la convoquer, il lui faisut un devoir de se grouper suivant les ca-
dres qu'il hii avait assignés, sous des chefs dont un grand nombre
méconnaissait son autoritt^, et ce n'était pas à nn tiers, c'était à
la totalité de la garde nationale qu'il faisait appel.
Le même appel s'adressait, il est vrai , à la partie de la garde
nationale qui voulait l'ordre, et qui respectât la légalité. C'était la
plus nombreuse, et, si elle avait pu ôtre réunie tout entière sous une
direction unique et bien entendue, l'issue de la journée eût sans
doute été ditTéreute; mais à quellti faorrible confusion, à qnelles
scènes de carnage n'était-ce pas s'exposer que de mettre aux prises,
sous le même uniforme, les partis opposés entre lesquels se divisait
une milice de 300,000 hommes I C'était d'ailleurs une hypothèse
impossible. L'esprit de conservation est toujours moins ardent que
l'esprit de destruction; s'il se monte parfois jusqu'à la fureur, c'est
peu à peu, à la suite d'une lutte, en présence d'un péril manifeste
et le plus souvent d'un péri] passé, qui le remplit tout ensemble
d'effroi et de colère. La majorité paisible de la population parisienne
n'avait aucuu soupçon de la catastrophe qui la menaçait. Après
avoir enduré sans faiblir, avec un courage et une patience dont
elle garde le droit d'être Qère, les souffrances et les angoisses d'un
long siège, elle avait bâte de rentrer dans les conditions de la vie
réguliëi-e, et elle se prêtait difficilement à l'appréhension de nou-
velles épreuves. L'avortement des tentatives d'émeute pendant le
siège la tranquillisait pour l'aveair. Elle voyait une cause de ntp-
prochenient entre les classes dans les maux supportés en commun.
Les désordres, les ciîmes même qui se produisaient sur quel-
ques points ne troublaient pas la sécurité générale. L'ordre peut
souffrir les plus sérieuses atteintes dans un quartier de Paris sans
qu'on en sache rien à quelques pas plus loin. On l'apprend par les
journaux le lendemain; on s'en indigne comme d'un fait odieux
qiû se serait passé dans une autre ville; on s'étonne que l'autw'ité
n'iût pas mieux pris ses mesures, et, tout en maudissant les cou-
pables et en plaignant les victimes, on éprouve à peine une vague
inquiétude pour soi-même. Les canons braqués sur Montmartre par
une insurrection en permanence ne donnaient pas l'idée d'un dan-
ger sérieux. L'absence de toute agitation tumultueuse autour de ces
canons, le petit nombre, de jour en jour décroissant, de leurs gar-
diens, la placidité avec laquelle ils s'acquittaient de ce qu'ils sem-
blaient considérer comme un devoir civique, ne laissaienfvoîr que
ce qu'il y avfût de ridicule dans cette manifestatioD, C'était devenu
un spectacle; on allait en partie de plaisir visiter le « mont Aven-
tin, u La Bécurité afièctée pat le goBvememeiit contribuait à éloi-
nigiUrrlbyGOOglC
lOS ItETUE DES DEDX HOKDEB.
gner toute alarme. Il laissait croire qu'il ajournait avec intentioi),
non par impuissance ou par faiblesse, mais par prudence, pour oe
pas lui attribuer trop de gravité, la répression d'une sédition pu^
rile. Les plus claïrvoyaiis sentaient bien qu'on jouait ud jeu dan-
gereux; ils pensaient qu'on ne saurait prendre trop de précautions
contre un coup de main, rji;i, clans une aussi grande ville, peut
en quelques heires accomplir une rt-voiutîon, non-seulement sans
le concoui-s, mais à l'Insu dj la très grande majorité des habitans.
Néanmoins, tout en blâmant le gouvernement île sa temporisatioD,
ils ne doutaient pas eux-mfmes qu'il n'eût facilement raison des
perturbateui-s dès qu'il voudrait sérieusement agir. La conGance
était générale dans le bon sens et dans le patriotisme de M. Thiers.
Les organes les plus décidés de l'opinion démocratique étaient d'ac-
cord avec les journaux consei-valeurs pour souhaiter la bienveoue
au chef du pouvoir exécutif élu par l'assemblée nationale. L'assem-
blée nationale elle-ii.éme, sans inspirer nne égale confiance, obte-
nait plus de respect et de justice qu'on ne croit dans tous les partis
oti se conservait un peu de raison. Un journal qui se doaiuùt à
lui-même le nom de radical félicitait dès ses premières séances
Il cette assemblée, en majoriié monarchique, » des gages qu'elle
donnait à la république en choisissant un républicain pour prési-
dent et en composant son bureau « d'homraes notoirement hos-
tiles à l'ex-enipire; » i! ne doutait pas qu'elle ne fût a amenée par la
force des choses à voir dans la république le seul teri'ain possible
de conciliation, de paix, de liberté et d'ordre. » Les révolutionnaires
extrêmes s'étaient seuls indignés de sa translation à Versailles. Les
Parisiens les plus jaloux des droits séculaires de " la seule capitale
possible de la France d lui savaient gré d'avoir résisté aux efforts
qui tendaient à la retenir dans une ville du midi ou du centre, et
d'avoir permis à Paris, en venant siéger dans son voisinage el en
lui laissant toutes les grandes administrations, l'espoir de la possé-
der bientôt elle-même.
A défaut de griefs sérieux et universellement ressentis contre le
gouvernement ou l'assemblée, l'opinion publique à Paris était-elle
entraînée à favoriser l'esprit de désordre par le désir impatient de
certaines réformes? On avait vu, à d'autres époques, des insurrec-
tions réussir en s'emparant d'une idée ou d'un mot qui faisait battre
tous les cœurs. Rien de pareil au 18 mars. L'agitation était sans
formule. On parlait partout d'une reconstruction de la société fran-
çaise comme du but vers lequel devaient converger tous les efforts ;
mais les idées les plus diverses s'attachaient à ces mots, et elles
occupaient les esprits plutôt qu'elles ne soulevaient les passions.
Le socialisme lui-même semblait craindre de se montrer. Il avsdt
pris la direction du mouvement populaire sans arborer son dra-
nigiUrrlbyGOOglC
PARIS SOUS LA COllMllHE. lOÔ
peau. On ne parlait pas davantage de ces libertés municipales où
l'insurrection, uae fois maltresse de Paris, devait chercher sa jus-
tification et un prétexte pour s'étendre dans toute la France, Le
sent droit un peu précis qui fût revendiqué avec quelque insistance
étMt l'élection du général en chef de la garde nationale, et l'on te-
nait si peu k ce prétendu droit qu'il n'en fut plus question après la
victoire. Jamaiscependantonn'avaitplus parlé de guerre civile; mais
ceux même qui annonçaient de nouvelles journées de juin comme
une éventualité menaçante avaient peine à y croire, et répugnaient
encore plus à s'y préparer, La haine de l'ennemi vainqueur avait
épuisé tout ce qu'il y avait de fiel dans les âmes honnêtes, l'émila-
tion dans la résistance, la prévoyance et l'initiative dont elles étaient
susceptibles. Elles revenaient à leurs plus fâcheuses comme à leure
meilleures habitudes, parce que cela seul ne demandait aucun eflbrt.
Elles ne se refusaient pas, mais elles ne se portaient pas d'elles-
mêmes à des résolutions efficaces : elles avaient besoin d'une vigou-
reuse impulâon, que les plus sages attendaient, que quelques ardens
réclamaient avec instance, et qu'eussent suivie sans trop d'hésita-
tion, pour peu qu'on eût pris soin de les réveiller, beaucoup de
ceux qui s'endormaient dans une funeste confiance. L'isolement du
gouvernement dans ces tristes jours n'est pas venu de l'abandon où
l'ont laissé les hommes d'ordre, il est venu du peu d'efforts qu'il a
faits pour les grouper autour de lui, pour les éclairer sur leurs
dangers comme sur les siens, et pour s'assurer sous une forme pré-
cise le concours de toutes les bonnes volontés que les souffrances
et les déceptions du siège n'avaient pas lassées.
De là le contraste entre la garde nationale du désordre et la garde
nationale de l'ordre. Dans l'une, la passion s'unissait à l'intérêt
pour rechercher le service, pour en provoquer au besoin les occa-
sions. On en vivait, on s'en amusait, on en faisait une base d'opé-
ration-s contre la société qui le payait. Dans l'autre, un intérêt con-
traire s'unissait à l'absence de passion pour fuir des devoirs qui
n'apparaissaient plus depuis la paix que par leur caractère rebu-
tant. Les ouvriers honnêtes n'attendaient pour s'y soustraire que
la reprise du travtûl. Les bourgeois n'y voyaient que leurs affaires
ou leurs études troublées et leur santé compromise sans compen-
sation. Les désagrémens les plus pénibles se faisaient galment sup-
porter quand on étiit soutenu par l'ardeur patriotique; lis étaient
devenus intolérables dès qu'il ne s'agissuit plus que d'une mission
de police. La convocation quotidienne d'un tiers de la garde natio-
nale ne faisait que des mécontens dans les bataillons les mieux dis-
posés : on comprenait d'autant moins la nécessité de ce déploiement
de forces qu'il imposait à ceux qui s'y prêtaient les plus rudes fati-
gues sans que iL-ur zèle fût mi^ sérieusement à profit pour le maîn-
nigiUrrlbyGOOglC
110 BSTnt DE» Dira HORDES.
tien ou pour le rétablissement de l'ordre. Les chefs ne faïs^ent
rien pour donner nn intérêt intelligible eu une sanction efficace à
ces appels, dont ils étaient les premiers à se plaindre. Le nombre des
réfractaires croissait tous les jours. La désorganisation était d'ail-
leurs à son comble dans la meilleure partie de la garde nationale,
et l'autorité ne paraissait pas sentir le besoin d'y remédier. Les
démissions d'oflîciers avaient été nombrennes après l'armistice.
Beaucoup n'avaient sollicité ou accepté les grades que pour être les
premiers au danger ou à l'honneur dans la lutte contre l'ennemi;
le ressentiment de la défaite et le besoin du rt^pos les poussèrent
également à s'en décharger quand ils n'y trouTèrent plus qu'un
fardeau.
El cependant, le 18 mars, beaucoup se réunirent, soit le matin,
soit dans la journée, lorsque des bruits sinistres rommencèrent à
circuler, Ri>tenus par ordre dms leui-s quarlîprs respectifs, inotjles
dans ceux où l'émeute n'était pas k ciatndre, tro|i faibles pour lui
résister dans les autres, ils ne formèrent qu'une force éparse qui
ne pouvait rendre aucun service. Rassemblés avec nn signe de ral-
liement et des instructions précises sur les points les plus mena-
cés, réunis à l'armée régulière, dont ils auraient soutenu le mo-
ral, en même temps que son concours leur eût donn'* à eux-raènies
plus de conliance, ils pouvaient tout sauver sans effusion de sang
peut-être, par le n^spect seul que leur nombre et leur fTnieté eus-
sent imposé À une insurrection où les hommes d'^cldi^s à lo'it étaient
encore en minorité. L'avant-veille, pendant la nuit, devant on des
bastions les plus isolés des remparts, j'aviis vu une poignée de
gardes nationaux, qui étaient loin d'être djs héros, faire reculer
par leur ferme attitude une masse armée beaucoup plus nombreuse
qui venait pour s'emparer d'un dépôt de cartmtches.
Par malheur, l'armée est chargée seule de rcnl^vement des ca-
nons usurpés, et, en cas de résistance, des preniieis efforts contre
l'émeute. Rf^duite à 10,000 hommes après i'armisliro, elle avait reçu
peu à peu d'impurtans renforts, dont la plus granule [Mirtie avait été
appeliie de province. Les factieux n'avaient |»as manqué de la dr-
conveiiîr, de se faire l'écho de ses plaintes sur lus imperfections
inévitables d'une installation hâtive, df l'intéresser à leurs propres
griefs contre le gouvernemeut et la société. C'est leur tactique
habituelle, et il faut beaucoup de préciutions pour en conjurer
l'effet. Cette tactique devait réussir auprès de soldats mal discî-
plinf^s, sans confiance dans L'urs chefs, et dont l'anleur s'était
éteinte datis les dernières péripéties de la guerre étrangère. Il
était difficile de leur fare voir des ennemis dans ers gardes natio-
naux de Paiis, dont le prestige était encore si graiid dans toute
la France, et de qui ils ne recevaient que des démonstrations ami-
nigiUrrlbyGOOglC
MAIS. S0I1& LA. COkUlDNE. lil
cales. Sauf de i-ai^es et impuissantes exceptioDS, ils se débaDdèrent
partout où rinsurrectioD se présenta devant eux sous un unUocme
qui n'éveillait àstns leurs âmes que des sentimens sympathiques.
Les meilleurs refusèrent de combattre; les plus mauvais ou les plus
faibles jetèrent leurs armes» fraternisèr«it avec l'émeute, et, soit
scélérateisse naturelle, soit besoin d'assourdir le cii du devoir,
quelques- uns ofîrii'ent ou prêtèrent leurs bras pour les crimes les
plus exécrables. Dès lois toute résistance est vaine. Là même où
elle est essayée par les gardes nationaux fidèles, ils reçoivent
l'ordre de céder. A cinq heures du soir, la plupart sont congé-
diés sans autre instruction que de rester chez eux et de se tenir
prêts au premier signal. Le rappel bat toute la nuit; mais il ne
bat que pour l'émeute, pair l'ordre du comité central. Le lende-
main matin, une proclamation signée par les ministres présens
à Paris, après avoir rappelé les attentats commis, se terminiût par
ces mots qui, sous la forme d'un dernier appel, n'étaient qu'un
Eeproche immérité : « Voulez-vous prendre la responsaltiliié de leurs
assassinais et des ruines qu'ils vont accumulej*? Alors demeurez
chez vous; mais, sr vous avez souci de l'honneur et de vos intérêts
les plus sacrés, ralliez-vons au gouvernement de la république et
à l'assemblée nationale, h Cette proclamation ne put être afiîchéo.
Beaucoup de gardes nationaux qui la lurent dans le Journal offi-
ciel sortirent, la rougeur au front, à la recherche d'ordi-es qui leur
permissent enrin de se dégager de la solidarité houleuse dont ils
étaieat menacc's. Les ordres étaient absens. Ce n'étaient de toutes
parts que soldats jetant, donnant ou vendant leurs armes, que
gardes nationaux insurgés campant auprès de barricades qui ne
leur avaient pas été dîi^putées, et devant les prîncipaus édifices pu-
blics, qui leur avaient été livrés sans coup férir. Nulle trace d'ail-
leurs de cet entI)oustasme qui suit les victoires populaires. A peine
l'expression d'une satisfaction enfantine chez ceux qui se partagent
les cbassepots des soldats, ou qui veillent avec com|ilLkisance sur
leurs canons. Les événemena sont encore confus pour tout le monde,
et l'airiche qui révèie à la population la plus vaniteuse du monde
entier les noms obscurs de ses nouveaux maîtres n'est pas |»'Opre à
fait-e la lumière dans les ei^prits et dans les consciences.
Maintenatil, dans cette néfaste journée, que devaient suivre de
plus néfastes encore, quelles ont été les responsabilités? Le crime
est tout entier du côté des insurgés et de ceux des soldats qui se
sont faits kurs complices; ailleurs il n'y a eu que des fautes, et les
plus graves sut été commises par les autorités civiles ou militaires,
dont toutes U'S mesures ont été imprudentes ou mal conçues. Si
on ne peut accuser l'illustre chef du gouvernement,, retenu loin
de Paris pendant et après le siège par les plus hauts comme les
, Google
112 KETUE DES OBUX MONDES.
plus douloureux devoirs, dont aucun n'a élé au-dessus de sa sa-
gesse et de son énergie, sont-ils exempts de reproches ceux de ses
auxiliaires qui, depuis plusieui-s mois, étaient en possession du pon-
Toir dans Paris, avant de l'avoir reçu en dépôt de ses mains? Plus
excusable peut-être a été la défaillance de l'armée, quand elle n'est
pas allée jusqu'à la trahison formelle et à de criminels attentats.
Trop d'exemples dans notre histoire contemporaine ont autorisé en
quelque sorte la faiblesse des troupes régulières devant l'émeute,
lorsque celle-ci prend l'apparence d'une révolution. Il ne faut pas
oublier toutefois que la faiblesse ne s'est pas bornée, le 18 mars et
les jours suivans, au refus de combattre, et que les postes les plus
importans, même les forts, à l'exception du Mont-Valérien, même
le château imprenable de Vincennes, ont été remis sans résistance
aux insultés. La garde nationale honnête n'a pas à se reprocher
des actes semblables : elle a été aveugle, elle s'est prêtée avec
mollesse à des devoirs dont elle n'a pas su ou comprendre l'impor-
tance; mais elle a offert en somme plus qu'il ne lui a été demandé,
et, si elle a sa part de responsabilité dans le commun désastre, ce
n'est pas assurément la plus grande.
II.
Le « comité central de la fédération de la garde nationale » ne
fut pas moins habile dans le premier usage que dans la préparation
et dans la poursuite de la victoire. Il affecta une modération ex-
trême. Il ne s'était emparé du pouvoir que pour le rendre dans le
plus bref délai a au peuple de Paris librement consulté, m II recon-
naissait tous les droits, ceux de la province comme ceux de Paris,
et il ne songeait pas même à méconnaître ceux qu'avaient concédés
à la Prusse les préliminaires de paix votés par une assemblée contre
laquelle il s'était insurgi^. H ne s'agissait que d'une modeste révo-
lution municipale. Il est vrai que cette révolution avait débuté par
l'assassinat, et qu'elle se continuait par la terreur. Les arrestations
arbitraires, presque toujours accompagnées de mauvais traitemens,
se multipliaient. Les boutiques étaient mises au pillage sous forme
de perquisitions ou de réquisitions. La garde nationale « fédérée, »
comme s'intitulaient les mercenaires de l'insurrection, se livrait à
tous les excès d'une soldatesque en délire dans une ville conquise;
mais ces excès mêmes servaient doublement le comité ceritral : ils
eiïrayaient l'opposition, et ils étaient un argument pour rallier les
indécis; tout rentrerait dans l'ordre, si les bons citoyens prêtaient
main-forte aux autorités provisoires pour établir un régime définitif.
Les adhérens ne manquent jamais aux fait» accomplis. Tant de
coups de force se sont fait accepter sans résistance, que le succès en
nigiUrrlbyGOOglC
PARIS SOUS LA COMMUNE. 113
matière politique tient lieu de droit pour une foule d'esprits d'une
honnêteté scrupuleuse dans la vie privée. D'autres moyens de sé-
duction venaient encore en aide aux vainqueurs du 18 mars. Les
habitudes d'obéissance et surtout la question de la solde ramenaient
dans les rangs de la garde nation^e rebelle bon nombre d'ouvriers
paisibles restés jusque-là étrangers au mouvement, mais dont le
sens moral n'était ni assez éclairé, ni assez ferme pour refuser t^e
se soumettre aux seules autorités de qui ils pussent désormais re-
cevoir des ordres et attendre leur subsistance. Aux adbérens par
indifTérence, par ignorance ou par besoin, se joignaient ceux que
leurs passions ou leurs idées politiques rapprochaient de l'insurrcc-
tion triomphante. Beaucoup qui n'auraient pas voulu renverser
l'ordre légal craignaient maintenant qu'il ne pût être rétabli qu'aux
dépens de la république : ils se ralliaient aux vainqueurs du jour
par crainte des vainqueurs du lendemain. D'autres se laissaient sé-
duire par cette idée, si libérale en elle-mfime, d'un conseil munici-
pal élu ; pourquoi repousser une révolution dont le premier et le
seul acte oflîciel était de faire rentrer Paris dans le droit commun?
Les libertés municipales sont moins chères aux Parisiens que ne le
prétend l'esprit de parti. Une population qui comprend des élémens
aussi divers et aussi incohérens ne saurait form^ir une véritable
commune, dans le sens légal, non dans le sens révolutionnaire du
mot; aussi toutes ses aspirations vont beaucoup plus k régner sur la
France et sur le monde qu'à se gouverner elle-même. L'esprit fran-
çais est toutefois trop logique, l'expérience de l'administration im-
périale était trop concluante, pour que chacun ne comprit pas ce
qi'W Y avait d'injuste et de funeste dans la situation d'une grande
ville privée de tout droit de contrôle sur ses intérêts propres. Quel-
ques esprits, qui ne manquaient ni de pairiotisine, ni de lumière,
'n'étaient pas éloignés d'accueillir, en la dépouillant de son exagé-
ration, une autre idée qui se présentait dès Jors comme le pro-
gramme de la républiqiie nouvelle : celle d'une décentralisation
municipale qui attribuerait aux communes, pour toutes les affaires
municipales, une autonomie complète, et qui ne laisserait au gou-
vernement central que le soin des intérêts les plus généraux. C'é-
tait, comme on le rappelait dernièrement ici (1), le renversement de
toute la tradition révolutionnaire; m^s «ae telle volte-face ne scan-
dalisait pas la masse du parti révolutionnaire, moins Odèle à ses
principes qu'au besoin de destruction, et les naïfs, dans les autres
parUs, éttiiitnt tentés d'y applaudir comme à un retour aux idées
vraiment libérales.
(I) VoyM l« Bnmt dn IS )«■■.
Toai iGiT. — 1S7I. S
, Google
11& RtTtTC DES DEtX MOnbES.
fin même temps qu'elle recrutait dea partissns plus ou moins
srmpatbîqaes, l'insurrection Toyait ses adrersaîres les plus décida
lui laisser le ch&mp libre. L'émigr&tîoD commençk dans les pins
larges proportiona dès 1s première semûne. Les ans fuyaient sim-
plement par un sentiment de frayeur qni n'était que trop ekni-
sable; d'autres cédaient à un moavement plus r^écbi. L'impuis-
sance complète où ils se sentaient de rien faire pour le bien puUk
les justifiait & leurs yeni de pourroir arant tout k leurs int<Mts
personnels et au salut de kurs familles. Tarmi les plus généreux et
les plus droits, beaucoup estimaient qu'il n^ 'a qn'une façon hono-
rable de protester contre dea crimes que l'on ne peut empêcher:
c'est de ne pas les autoriser en quelque sorte par sa présence. Tel
semblait être en effet le rAle humiliant auquel étaient réduits les
honnêtes gens que leurs deToira, leurs intérêts, la médiocrité de
leur fortune ou une certaine insouciance relenaicnl à Paris. Que
pouvaient désormais quelques miniers d'hommes sans liens, sans
direction, dont la plupart étaient décooragés par une série inouïe
" d« malheurs, et dont beaucoup, malgré las leçons qu'ils avaient
reçues, étalent encore Botis Tinfluence, non, comme on l'a dit, du
luxe anglais et de la corruption italienne, mais de ce qu'il ^ot ap-
peler de son vrai nom la décadenee de la France impériale? Cepen-
dant ces honnêtes gens, qui se sont laissé accuser de couardise, ma-
nifestèrent dès le premier jour leur dëgo&t pour la plus ignoble des
réfolutions, et dès le suiTant ils se préparèrent â ta résistance. Bans
tous les lieux publics, la réprobation sVxprinatt sons la forme la
plus vive. Des discussions s'engageaient devant les barricades eHea-
mêmes entre leurs gardiens armés et les hommes d'ordre saiB
armes, qui savaient souvent se faire écouter. Le Journal officiel^
dont Tinsurrection s'était emparée comme de tous les inscrumens
de gouvernement, signalait lui-même les « groupes de vingt-cinq,
cinquante et même cent personnes » qui se Tonnaient snr les bou-
lervards et s'y tenaient » en permanence, discutant, gesticulant et
gênant la circulation.)! — « Chaque gronpe, ajouuit-il, possède
quatre ou cinq orateurs en plein tent qui tiennent l'attention des
atitliteurs. Ces orateurs, presque tous réactionnaires, s^ appuient sur
ce thème, que ce qu'il faut maîntenaitt, c'est te travail, et que le
nouveau gouvernement est incapable d'en donner, n Ces pï^miets
actes d'opposition trouvi'^r.înt un écho dans la presse, non-seulement
sous la forme de critiques plus ou moins acerbes, maïs sons celle
d'une protestation collective à laquelle «urent le courage de s'asso-
cier les oi^anes de toutes les opinions avouables, depuis les plus
rétrogades jusqu'aux plus radicales. Le terrain commun sur lequel
se plaçaient tous ces journaux, c'était le respect de la souveraineté
nationale, qu« représentât seule l'assemblée réunie.à Versailles. Us
nigiUrrlbyGOOglC
P&BI9 SO» lU CWHICUH. H5
aese lûsBÙent ni effn^er par les raeiiaceB, ni duper par la feinte
modération cIb pouvoir de fait qui siégeait à l'Hètel de Ville. Ils re-
fusaient des maios de ce pouTeir das ëieotioBB municipales qui oe
■eraieat que la coosécrstion de .la révolte.
Le jour où parut la diédaiatian de lapieese, le.21 mars, la popu-
lation elle-même iit dlrecleiBeDt une aatre proteataUoo collectÏTe
d'tia caractère plus sigsUicatif encore. Plusieurs oeolaines d'hommes
«ans armes parcoururent ies principales ruœ de Paris, portant des
drapeaux sm lesquels on lisait e» grosses lettres : vive tordre! vive
la république! vivei^Mtembléenatienak! abolie comité'. Leur Doœ-
bre croissait à mesure qu'ils avançaieuL Ceus même qui, soit timi-
dité, soit hésitation légitime à faire, suivant une expression célèbre,
a de l'ordre avec du désordre, » reiJisaieKt de se joindre à eux ies
saluaient des fenêtres. Sauf sur quelques pcâats, les postes de gardes
nadoDanx fédérés n'essayèrent pas de les arrêter, liulle part leurs
cris ne furent étouffés par des cris contrùres. Or ce qu'ils criuent
surtout À travers cette ville où l'on. a préteadu que le gouvernement
légal De rencontrait qu'indifférence ou hostilité déclarée, c'était :
vive l'aatemblée nationale! Une démonstration plus inipoE3Jiie,5an3
armes encore, mais sous l'uniforme de la garde nationale, était an-
noncée pour ie lendemain. Le parti vainqueui- ai vint .à s'inquié-
ter. Un de ses oi-ganes, la Nouvelle République, îavit& les fédérés à
disperser la manifestation par la foxce. Cette menace n'intimida pas
les défenseurs de la légalité. On connaît la scène .de carnage dent la
place Vendôme fut le théfttre : des hommes pour qui le plus gr^d
des crimes était detîrer sur lUne foole armée commandèrent im feu
meurtrier contre ujie foule sans armes; c'était, siivant leur journal
officiel, user des droits de l'autorité contre les a émentiers. »
La guerre civile étahengagée. Le parti de l'ordre, dont s'honore
désonnais de prendre le nom tout ce qu'il y a d'éclairé etd'homidte
dans le parti répnlilicaôn, n'en décline pas les cruels devoirs. Un
vaste Ilot est resté libre au cœur de Pavis. 11 s'étend des halles cen-
trales à la gare Saint-Lasare, comprenant le second arrondisse-
ment tout entier et une partie du premier «t du nenvîëme. Les
gardes nationaux de ces quartiers j maintiennent des postes perma-
nens qni en ferment l'accès à la rôbellttm, partout^eurs triom-
phante. Dans plusieurs azrondisBemens. les batailloiM<<Hi les portions
de bataillon ôdèles à l'assemblée nationale se réorganisent. Pas-
sant par-dessus les forjnaiités légales, avec un esprit d'iniiiative
plus rare à Parisque partout ailleurs, ils complètent leurs cadres,
remplacent leura ohefs dânissioonaires ou absens, et se réunissrat
en légions, à la tête desquelles ila.aimentià placer quelqms-uns de
ces officiels supérieurs de marine que Jeuréaiengie pendant le siège
a reoduB à pofHilaireB, Us «nt leurs plaœe •d'armes au milieu des
116 RETCE DES DEUX MONDES.
postes occupés par les fédérés. L'École polytechniqne, entre la place
Maubei't, aux souvenirs populaires, et celle du Panthéon, où cam-
pent jour et nuit quelques-uns des bataillons les plus dévoués ao
comité cenlral, reçoit la légion au 5' arrondissement. Les premières
compagnies qui viennent l'occuper s'y rendeut sans bruit, le soir.
Ce n'est encore qu'une conspiration; le lendemain, c'est di^jà une
force assez sûre d'elie-méme pour agir en pleine lumière. Toute la
journée, les retardataires arrivent.isolémentou par groupes, le fusil
sur l'épaule. On les regarde passer non sans inquiétude, oui ne les
arrête. A quetqnes mètres de la porte de l'école se tiennent attentîis
les factionnaires de l'autre parti. Le second soir, les préparatifs
étaient faits pour soutenir un siège et pour tenter au besoin ime
sortie agressive. Des adhésions inespérées étaient venues de la part
de bataillons qui semblaient acquis au pouvoir insurrectionnel.
L'assurance de toucher la solde rallie beaucoup d'ouvriers îndifTé-
rens ou indécis; d'autres recrues, plus désintéressées, sont fournies
par la jeunesse des écoles, infidèle cette fois à ses habitudes révo-
lutionnaires en présence d'une insurrection où elle ne i-encontre
rien de ce qui parle à l'intelligence, rien de ce qui soulève les pas-
sions généreuses.
Ce n'est pas assez de la résistance organisée par arrondissemens;
il faut une direction centrale, que l'on ne peut attendre que du
gouvernement lui-même. Depuis le 18 mars, le gouvernement n'est
plus représenté dans Paris. Il a fait son devoir en se transportant
tout entier à Versailles : le salut de la France devait passer avant
celui de sa capitale. Ce qui est moins justifiable, c'est le départ du
maire de Paris et du général en chef de la garde nationale. Leur
place ne pouvait être ailleurs que dans la ville confiée à leur vigi-
lance. Chassés par l'émeute de leur résidence officielle, ils pou-
vaient trouver un abri provisoire sur quelqu'un des points qui
avaient échappé à l'émeute. S'ils se sentaient trop peu populaires
pour rendre des services, ils devaient solliciter leur remplacement
immédiat. Le général d'Aurelle de Paladines fut seul remplacé le
20 mars. Nul ne pouvait être mieux accueilli pour commander la
garde nationale que l'amiral Saisset. Le nom de l'amiral était l'un
des plus populaires dans cette courageuse marine qui eût sauvé
Paris, si Paris avait pu être sauvé; il venait le septième, par ordre
de suffrages, sur la liste des quarante-trois députés de la Seine.
Malheureusement l'installation de son état-major au Grand-Hôte)
fut tardive et toujours imparfaite, et son commandement de trois
jours ne s'exerça jamais qu'au milieu d'une confusioù inévitable.
La garde nationale d'ailleurs, par son caractère mixte, réclame une
direction civile autant qu'une direction militaire. Le maire de Paris
n'étant plus revenu k s*n poste et n'y ayant pas %té remplacé. les
D„j,i7<-,ib,.Googlc
P4M5 SOUS Ll COMMUNE. 117
municipalités des arrondissemens se trouvèrent investies par la
force des choses de tous les pouvoirs civils, qui leur furent confir-
més par une délégation, ofTicieuse plutôt qu'officielle, du gouver-
nement de Versailles. C'était une situation regrettable à tous égards.
Elle était incompatible avec l'unité de direaion; elle faisait pré-
valoir des influences qui ne représentaient ni l'esprit du gouverne-
ment, ni surtout celui de l'assemblée. Les municipalités s'étaient
désorganisées avant le siège, comme la garde nationale elle-même.
Parmi lus maires et les adjoints les plus attachés à l'ordre, plu-
sieurs avaient donné leur démission. Après le IS nars, d'autres se
retirèrent par respect de la légalité. L'esprit radical domina ainsi
dans ce qui restait des municipalités. 11 dominait également dans
une fraction de la députation de Paris qui s'associa d'office à leurs
actes. De là ces compromis malheureux qui furent proposés pendant
une semaine au gouvernement et à l'assemblée. Us blessaient, dans
toute la France et à Paris môme, tous ceux qui avaient un vif sen-
timent du droit. Us tranchaient brusquement des questions qui n'é-
taient pas mûres, et qui ne pouvaient sans péril recevoir une so-
lution précipitée. Us ne donnaient satisfaction qu'aux demandes
avouées des révolutionnaires, dont ils ne pouvaient ni contenter
les aspirations réelles, ni désarmer les ressentimens. Us n'étaient
propres qu'à rallier ceux qui s'étaient laissé duper par les promesses
d'autonomie municipale dont le comité central avait couvert son
usurpation.
L'excuse des députés et des maires est dans une situation telle-
ment grosse de dangers qne le gouvernement parut entrer lui-même
à leur suite dans ces tentatives de conciliation, et que l'assemblée,
quoique non sans mauvaise humeur, ne refusa pas de les discuter.
L'amiral Saisset ne craignit pas de fortifier de son autorité et de
celle du gouvernement ce qu'il y avait de plus excessif dans ces
projets de compromis, lorsqu'il adressa au peuple de Paris la pro-
clamation suivante :
N Chers concitoyens,
a Je m'empresse de porter à votre connaissance que, d'accord avec
les députés de la Seine et les maires élus de Paris, nous avons obtenu
du gouvernement de l'assemblée nationale :
H 1* La reconnaissance complète de vos franchisées municipales,
0 2* L'élection de tous les officiers de la garde naliimale, y compris
le général en chef, »
Ces concessions, qui ne furent ni confirmées, ni démenties, dé-
passaient les réclam.itions légitimes des partis libéraux. Elles ef-
frayèrent beaucoup d'hommes d'ordre; les révolutionnaires n'y
virent qu'un encouragement à redoubler d'audace. L'empressement
, Cooglc
Ils BETUr DE* DBUX HOmtES.
avec lequel les autorités officielles on officieuses de Paris prt^rosuent
des compromis aus» peu acceptables, la résignation des pouvoirs
de Versailles à les sabir on du moins à les discuter, s'ezpli<|uent
trop bien aujourd'hui. La guerre entre hatritans d'une méine vill*
est chose assez affreuse pour que des hommes noioR rapprochés
par leurs opinions de ceux qu'il fallait combattre que les maiires ra~
dicaui et les députés de l'extrême gauche soient excnsables d'aToir
tout tenté pour la prévenir.
Le seul compromis légitime eût été de prendre an mot le comité
central en permettant sous tontes réserves les élections dont il s'é-
tait engagé à respecter l'arrêt, quel qu'il fût. Il ne s'agissait pas
pour le pouvoir légal de prendre un engagement semblable; ii ne
se Tût pas oblî^ à reconnaître un conseil municipal irrégulièrement
élu : il n'eût lait que laisser à la population honnête de Paris un
moyen pratique de manifester ses sen^mens. Ce compromis fut la
dernière et tardive ressource des maires et des députés la A*eille
même des élections, Wsqu'ils eurent perdu tout espoir d'en obtenir
l'ajournement. Le comité central ne pouvait faire procéder au vota
qu'après avoir brisé ou vu céder toute résistance. La lutte devenait
imminente : les conciliateurs ne voulurent pas en assumer la res-
ponsabilité; ils consentirent à une nouvelle capitulation de Paris.
les uns tacitement, en e^ abstenant de tout acte, les autres expres-
sément, en signant on pacte par lequel ils acceptaient les élections
pour le lendemain, sans autre garantie que la réintégration des
municipalités lègues dans les mûries dont elles avaient été dépos-
sédées. Cette clause mène était ua leurre; rien ne liit tenté pour
en assurer l'eTécution. L'usuqïation était consommi^e du consen-
tement de ceux qui avaient été les derni^irs représentans du droit.
L'amiral Saisset se rcttira- sans mot dire; les gardes nationaux
fidèles furent renvoyés dans leurs foyers; la- population crut à une
paix sincère, légalement conclue. L'illnstoD dtira peu, même dans
les masses : les hommes vraiment éclairés ne l'avaient jamais par-
tagée; dès la première annonce de ce déplorable arrangement, ils
sentirent que tout était perdu.
Les signataires de cet arrangement demandèrent à l'assemblée
d'approuver leur conduite; elle s'y refusa sans leur inflger d'autre
part une censure expresse. Elle garda la juste mesure, lis avaient
empiété sur sa souveraineté, et ils n'avaient pas même la justifica-
tion d'un service rendu à sa cause. Les élections ne pouvaient être
bonnes que si tous les bons citoyens y prenaient part avec entente.
Ordonnées par un pouvoir usurpateur, consenties par une autorité
légule qui outre-passait son mandat, elles ne pouvaient que répugner
à tous ceux qui avaient le souci du droit. Ceux qui crurent pouvoir
sortir de la légalité stricte pour éviter de pins grande malhears, ou
nigiUrrlbyGOOglC
FUU BOVt.U COUWIKK. 110 '
qui selaissèreat tromper par l'apparence d'un acte régulier, étwent
réduits à, voter e» aveugles. Le temps manquait pour arrêter et pour
publier des li^es sur lesquelles pût se faire l'acccffd de tous les
hommes d'ordre. Il étaitpermjs tout au plus, comme l'événement le
prouva, d'espérer quelques choix passables qui ne pouvaient, par
suite de leur petit nombre, qp'aiwutir à autant de démissions. Le
champ devait rester libre aux élus de l'insurrection, et l'acceptation
du vote semblait leur donner la consécratioa d'une scrte de droiu
Faut-il donc hlâmfir ceux qui avaient pris en main les intérêts de
Paris d'avoir reculé, davaat la guerre civile, et, ea se résignant &
une capitulstioja nécessaire, d'avoir cherché ^ en adoucir l'amer-
tume pour la population généreuse dont ils avaient encouragé les
effoilsî Ils pouvaient, ils devaient peut-être subir pour leur compte
les élections; il ne leur appartenait pas de les autoriser, ils étaient
surtout inexcusables de les, ordonner en laissant mettre leurs signa-
tures ^ la. suite de celles du. comité central. Ils devaient abandonner
h la conscience de chacun le parti à prendre, soit l'abstention pw
respect scrupuleux du droit, soit le vote en vue d'atténuer autant
que possible la tyrannie que ces élections inégulJères allaient faire
peser sur Paris. Ils ne devaient pas moins ne laisser aucun doute dans
l'esprit des électeurs sur le caractère illégal du conseil qu'il s'agis-
sai d'élire. Ceux d'entre eux qui se sont abstenus ont compris ainsi
leur devoir, les autres ont été coupables; mais il convient d'ajouter
qu'ils ne l'ont pas été au même degré. On peut suspecter les inten-
tions de ceux qui. ont siégé à la commune, ou qui ont pris part sous
son règne à des actes manifestement factieux; la sévérité serait in-
juste à l'égard de ceux qui avaientdonné auparavant et qui ont con-
tinué à donner: des gages assurés de leur ndélité h l'oixlre. C'est sur-
tout pour uoe crise comme celle-ci qu'il est vrai de dire avec un
penseur èminestque « le diflicile n'est pas de faire son devoir par
les temps d'épreuves civiles, mais de le connaître. » Qui n'a jamais
failli avant etaprès le 18 mais? Paris en somme n'a pas à rougir du
rôle qu'ont ;oué jusqu'à ces tristes élections quelques-uns de ceux
qu'il avait élus pour l'administrer ou pour le représenter, et l'as-
semblée a été sage de les. désavouer sans les condamner. Dès le
13 mars, dans la detnière réunion des maires au ministère de l'in-
térieur, l'un d'eux demandait formellement que le soir même le co-
mité central fût dissous et ses membres arrêtés. Cet acte de vigueur
parut prématuré; il ét^t moins imprudent que celui qui, cinq jours
plus lard, devait aivoir une si funeste issue. Si Paris a conservé
pendant butt jours des autorités liïgales, il ne le doit qu'4 ses ^us.
Les municipalités se tiennent en permanence soit dans leurs mai-
ries respectives, soit, quand elles, en ont été expulsées, dans celle
du S' arrondissement. Par l&urs. soins, des aHich^s partout apposées
n,g,U^rlb,.GOOgI^
120 BETOB DES DEUX UONDES.
à côté des proclamations et des décrets de l'Hôtel de Ville appren-
nent aux habitans de Paris ce que fait pour eu^ à Versailles le gou-
vernement naiioDal de la France, et ce qu'essaient en son nom i
Paris même les autorités qui le représentent. Sous leur direction,
la résistance s'organise, et, si elle n'aboutit qu'à un avortement,
elle est loin d'avoir été inutile. Elle a, pendant une semaine, arrêté
la marché envahissante de l'insurrection, et gagné du temps pour
Iiîs préparatifs plus efficaces qui se faisaient au dehors. Si elle-même
s'est vue paralysée par une capitulation soudaine, cette capitulati«D,
si regrettable dans sa forme et dans quelques-unes de ses consé-
quences, n'a pas été sans profit. La guerre cîvi'e dans Paris pouvait
être imméiliatement suivie, après la défaite inévitable des défen-
seurs du droit et dans l'enivrement de la victoire, de cette attaque
contre Versailles que les élections et l'installation de la commune
ont retardée d'une autre semaine : ces quinze jours de répit, en fa-
cilitant la réorganisation de l'armée, ont peut-être été le salut de la
France.
m.
Le comité central avait été habile; la commune, quoiqu'elle eût
hérité d'une partie de ses membres, ne fut que violente. Elle fut
au-dessous de toutes les tyrannies par l'inutilité, ou, pour mieux
dire, l'insanité de ses crimes. Elle ne sut que faire revivre les mots
de 1793, sans y faire passer le soulTle qui les animait. Loin d'avoir
des hommes d'état, elle n'eut pas même des tribuns. Dans ses ternes
séances, qu'elle n'osa pas rendre publiques, et dont elle hésita
longtemps à donner le compte-rendu, il n'y avait pas trace de cette
éloquence enflammée qui devait, suivant un de ses membres, faire
u écumer la multitude, » et rappeler n Danton débraillé et ton-
nant. » Et cependant cette assemblée où l'ineptie le disputait à la
perversité, loin de perdre ses adhérens, en vît croître le nombre; on
ta servait en la méprisant, on lui témoignait son dédain en s'abste-
nant de voter aux élections destinées à la compléter, on n'en obéis-
sait pas moins à ses plus absurdes décrets, et on persistait à se
battre pour elle. Tous ses soldats n'étaient pas également braves :
beaucoup s'enfuyaient au premier choc, presque tous se lassaient
après un service assidu hors des murs, ils rentraient en criant à la
trahison; mais ils ne passaient pas à l'ennemi, f.a commune se sou-
tenait par les espérances de transformation sociale qui s'attachaient
à son nom, par la solde qu'elle assurait à tous les gardes nationaux
qui reconnaissaient son autorité, par l'organisation et la quasi-dis-
cipline de ses bataillons, par une sorte de point d'honneur militaire
qu'il n'était pas rare de rencontrer chez ces hommes du peuple dont
l'orgueil avait été si imprudemment exalté et st amèrement déçu;
,,GoogIc
PARIS SOUS tA. COMMUNE. 121
elle se soutenait surtout par la défiance et la haine dontlps « Versail-
lais » étaient l'objet. J'ai entendu des gardes nationaux emprison-
nés au nom de la commune, et qui n'avaient aucune raison de lui
être attachés, s'écrifr en montrant le poing : u Toute notre haine
est pour Versailles ! » M. Guizot a dit excellemment : « Rien n'égale
l'empressement des passions populaires à croire ce qui leur platt et
à excuser ce qui les sert (1). » L'état de démence dans lequel a vécu
une partie considérable de Paris sous la commune est résumé dans
cette phrase. — Tous les griefs contre un gouvernem-nt abhorré
étaient acceptés aveuglément. On ne doutait pas de i'itnminence
d'une restauration monarchique; c'était un article de foi qu'il n'y
avait pas autre chose dans l'armée adverse que » les zouaves ponti-
llcaus de Charette, les chouans de Cathelineau et les sergens de
ville de Valentin; » on se rendait complice de toute« les atrocités
attribuées aux suppôts de la réaction quand on en demandait la
preuve. Auprès des crimes des h Versaillais, " les plus abominables
excès des « communeux » passaient pour der peccadilles nu des actes
de légitime défense. » On fait pire à Versailles, » disaient les plus
modi'rés. C'était le thème habituel des journanx populairas, même
de ceux qui ne craignaient pas de flétrir ou de railler les actes de
la commune.
Un langage semblable se tenait parfois eh des milieux où l'insur-
rection n'avait jusqu'a'ors rencontré qu'antipathie. Même en faisant
la part des exagérations, le second siège rappelait 1' premier,
éveillait des senttmens du même genre. Ceux qui en soiilîraient
avaient quelque peine à. distinguer d'un ennemi l'ami qui les tenait
en partie bloqués, qui envoyait des obus sur leurs maisons, qui les
menaçait d'une prise d'assaut suivie d'une affreuse boucherie dans
leurs rues barricadées, qui les exposait enfin à toutes les consé-
quences de l'exaspération de leurs coassiégés. Pe là une disposition
trop répandue à placer sur la même ligne la commune et le gouver-
nement légal; de là cette forme comminatoire sous laquelle se pro-
duisaient de nouvelles tentatives de conciliation. Repoussés à l'Hôtel
de Ville avec plus de hauteur qu'à Versailles, les promoteurs de ces
tentatives ne montraient d'égards que pour le pouvoir insurrec-
tionnel : ils lui empruntaient presque tout son programme, ils af-
fectaient, en lui adressant leurs requêtes, une certaine con(iance]^en
sa sagesse ; h. peine osaient-ils se plaindra de son refus. Versailles
au contraire était menacé du soulèvement de tout Paris, s'il rejetait
un seul article d'un traité de paix qui eût été le complet anéantis-
sement des droits de la France sur sa capitale. L'esprit révolution-
naire dictait seul ces propositions : plus d'un défenseur de la com-
(1) Diseonrt sur rhistoire de U ri
, Google
122 BEyirs tas decx hok»».
muoe était pumi Leurs sdhécens; awis il s'y trouvaii ausâ Ixm
nombre d'honoôtas gens éguAs uu Aigris. D'aulres propositioas,
plus modérées, mus mû moi:ii[ iDopporiuoes, étaieiit préssDtées
par des hoRuses à qui l'ii^uipecUon a'iaapirait qu'iiorreuc. Le refuc
inévitable auquel il» s'esposaient founiiasait de souveaux grieiâ aux
enoemis de l'ordre; le» pasatons factieuses s'emp&raîoU mâme dei
formes tùeaveillantes dont ce refus était eatoiré pour jeter la dé-
ûaoce «itre le pouvoir exécutif et l'aasenbke. La masse des bûmaie*
d'ordre ne &e Laiauùt pas eatauer par toutes ces causes de iiialen-
tendus; mais, privée désoercais de toute garantie l^Ie,, ^'oyaat la
situation de plus eu pids troubl.-, elle se laifiâaiialltiràt'iulpatieace,
au découi'agement» et,, si elle aa s'âgaraîL pas daas ses vtçux, elle
ne savait, eu dehors d'un seul homme, en qui mettre sa coufiaoco.
Uoe vasttt coaspiratioa dans Tintéiét dtt l'ordre avait donc coatrs
elle toutes les cbances. £Ue futttotée cepeudaiu, reçut uue exten-
sloD considérable, s'assuca des iostrumeua dans Les rangs et parmi
tes chefs de l'insurreetion, et, quoicpie soup<;oniiée, (Quoique dëDan-
cée à la population par la commune, qui prétendait tenii' u tous lea
llls de cette intrigue téuébreuse, » elle su; se dérober à Uiutes lee
recherches. Un jeuce licutânaot da vaisseau qui avait concouru à
la défense de Paris comm,; colonel d'une légion bretonne, M. Do-
malain, en prit l'initiative. U fut activement secondé par un lieuto-
nant-coioneJ de l'ancienne garde nationale, M. Charpentier. U s'a-
gissait non pas d'un soulèvement, mais d'un concours énergique à
donner aux troupes lorsqu' allée entreraient dans Paris. Plusieurs
milliers d'bemmea étaient acquis à cette oeuvre de délivrance, et ils
pouvaient compter cpic la partie la plus forjue des honnêtes gens
restés à Paris n'hésiterait pas è. les suivre au moment déci^f. Le
gouvei'uement était averti, un signe de reconnaisâaace convenu,
une proclamation préparée. Tout fut déconcerté par l'entrée, inopi-
née pour elle-mém.) de l'armée, le 21 mai. U ne put être entrepris
que quelques mouvemens isolés, doublement périlleux, car sans
ordres, sans mots de ralliement, on avait tout à craindre de la dô-
fiajice des soldats comme de la fureur des fédérés. Les hommes de
coeur qui ont payé de leur vie ces actes d'audace, les commandaus
Durouclioux et Poulizac, le capitaine Verdier. n'en fout que plus
d'honneur à la garde nationale fidile.
De tels traits d'héroïsme ont été rares par la faute des ûrcoD-
stances; mais le courage et le d'voûmeQt dos honnàtes.gens de
Paris ont pu se prodiguer sous bien d'autres formes pendant l«
règne et À la chute de la. commune. Refuser de servir un pouvoir
usurp-ileui- n'est qu'un courage négatif commandé par le strict de-
voir. Il ne faut pas l'admirer dans les classes supérieures, pour les-
quelles les moyens de fuir ou de se cacher ne manquaient point, et
nigiUrrlbyGOOglC
FAvn iOOB u comniin. 123
qui n'étaient pas d'ailleors l'objet de i^chercbesitteD rigoureuses. Lea
fédérés tenaient peu. à incorporer de force dea bonrgeois- dans leurs
rangs; ils a' étaient impîtoyâUes (^e paur lea ouirnors réfiractaires.
La réaistaïKa à leurs ordces et la fenneoé devant leurs menaces sont
parti cnHèpemeat méritoires ches des liomaes dont la défwUaoee eût
pu avoir l'eicuse Hon-seulemect de la coD^^aiatfl, mais de l'i^o-
rance et de l'exemple. Beaucoup, pour éel)apper à un servies odieux,
n'ont pas hésité à quitter levr SBaosarde^ leur famille, leur travail.
Trop pauvres pourémigcer, ils se réfugiawnt daas d'autres quar-
tiers, s'7 tenùent canifs, et n'ea sortaient que le soir, de teinq>s es
temps, pou* venir, au risque' de leur vie, se retremper auprès des
êtres chéris dont ils s'étaient séparés par devoir. Combien ont été
surpris, et, plutôt que de céder, ont accq>té la prison, plus d'une foie
même la mort immédiate saas procès I Pendant les derniers conabats
surfont, les arrestations, les fusillades sommaires, ae sont multi-
pliées poiar cenx qui Fcfusaûeat de monter sur les barricades. Cbi ne
distinguait plua alors entre les ouvriers et lei bourgeois, entre les
jeunes gens et les hommes mûrs; on prenait quiconque s'aventurait
dans les rues, on fouillait même les maisons.
Dans cette suprême agonie de la guerre civile, le donwûle privé
n'était pas seolemi^nt violé pour rechercher les réfractaires. Une
surveillance inquiâtoriale était exercée sur les maisons pour assurer
l'exécutio» d'ordres arbitraires^ des hommes armés y pénétraient
sous le moindre prétexte, se faisaient tout ouvrir sans plus de res-
pect pour tes propriétés que pour les personnes. Dans beaucoup de
maisons, l'invasion a pour but de tirer par les fenêtres sur les
troupes; dans plus d'une, elle apporte l'incendie. Un gi-and nombre
d'apparteoiens dont les locataires ont fui n'ont pour gardiens que
les concieiges otr des domestiques : s'il y a eu des actes de faiblesse,
parfois même des actes de trahison parmi des hommes sans éduca-
tion chargés d'une si redoutable responsabilité, beaucoup ont fait
preuve d'un rare dévoûraent, et, sa les ravages n'ont pas été plus
considérables, on le doit surtout à leur présence d'esprit et à leur
énergie. Les dasses inférieures, comme toujours, oatfoiiriii à l'in-
sinrection le plus furt contingent; il n'est que plus juste de rappeler
les grands exemples qu'elles ont donnés.
C'est aussi aux classes inférieures qu'il but faire honneur de la
fidélité et du dévofiment qu'ont montrés presque sans exception,
sous la comraBQe, les serviteurs subalternes de l'état. La plupart
étaient restés k leur poste du couseotement Cormel ou tacite de
leurs chefs. Leur conscience n'était pas engagée dans les services
tout matériels que pouvaient exiger d'eux les usurpateurs des fonc-
tions publiques, et eus seuls pouvaient protéger utilement de pré-
cieux intérêts. Placés entre leurs anciens et leurs nouveaux chefs,
, Cooglc
12Ï BEVUE DES DRUS MONDES.
leur rôle était d'autant pins délicat qu'ils éuient seuls juges de la
mesure qu'Us devaient y apporter. Ils se sont génc^ralement acquit-
tés de leurs difliciles devoirs avec autant de prudence que de fer-
meté. Ils ont veillé jusqu'à la fin sur le matériel des établissemens
publics et sur le mobilier personnel des Tonctionnaires en fuite. S'ils
n'ont pu partout empêcher les incendies, ils les ont circonscrits.
Leur vigilance s'est multipliée pour détourner des dépôts de poudre
la fureur des incendiaires, pour couper les mèches et les fils de
communication, et, quand ils n'avaient pu prévenir les désistres
les plus terribles, pour essayer d'éteindre le feu ou du moins de lui
arracher, avant de se mettre eux-mêmes en sûreté, quelques-uns
des objets confiés à leur garde. Je cède à un sentiment de recon-
naissance personnelle en donnant une mention spéciale, parmi ces
modestes et courageux employés, à ceux des prisons. Ils étaient
pleins d'égards pour les détends honnêtes {il n'y en avait guère
d'autres). Par une attention délicate, ils rf^unissaieiit de préférence,
pour la promenadL', ceux entre qui ils devinaient une certaine affi-
nité d'éducation et de goûts. « Nous étions ici avant la commune, »
disaient-ils à demi-voix, non sans une certaine fierté. Les marques
d'humanité qu'ils se plaisaient k donner n'étaient pas sans p(*ril.
Le greffier du dépôt de la préfecture de police passait de son bu-
reau dans une cellule, où il restait quarante jours, pour iivoir té-
moigné quelque compassion aux premiers et aux plus éminens
otages de la commune : l'archevêque de Paris, le curé de la Made-
leine, le président Bonjean. Quand le moment suprême fut venu
pour les prisonniers, menacés pa/ l'incendie à défaut du massacre,
beaucoup furent sauvés par leurs gardiens, qui leur ouvrirent les
portes, leur procurèrent des déguisemens, ou bien, après les avoir
fait sorlir de leurs cellules, se joignirent à eux pour éteindre le
feu en attendant les troupes libératrices.
Les fonctionnaires d'un ordre siipi^rieur n'avaient pas tous quitté
Paris. Beaucoup, bien qu'empêchés de remplir leurs fonctions, n'a-
vaient pas cru devoir en déserter le siège, tant qu'ils n'étaient pas
appelés ailleurs par des obligations plus impérieuses. Quelle plus
belle fin que celle de M. Bonjean ! Apre ; avoir partagé depuis le mois
de septembre toutes les épreuves de la population parisienne, il s'é-
tait donné à peine quelques jours de congé, vers le milieu de mars,
pour embrasser sa famille, dont il étnit resté sép:iré [lendant six
mois. Il se hâte dj revenir à Paris en apprenant le triomphe de
l'insurrection. Premier dignitaire par intérim de la magistiature
française, il estime que sa place ne peut être que li où le droit est
en souITrance. Arrêté presque aussitôt après soi: retour, il est rL^tenn
comme otage. Malade, on demande qu'il soit transféré h la maison
municipale de santé. L'ordre de transfert est signé par le « délégué
nigiUrrlbyGOOglC
PABIS SOUS LA COMMUNE. 12&
milîuùre à l'ex-préfectuie de police, » le « général » Duval : le « dé-
légué civil, » Raoul Rigault, s'y oppose. — « BoDJean ne sortira,
s'écrle-t-il, que lorsque Blanqui nous aura été rendu, et il viendra
ici môme, it mon bureau, me demander sa gr&cel n M. Bonjean ne
fit pas entendre une plainte. Peu de jours avant sa mort, répondant
à un jeune ami qui lui reprochait son imprudence, il expliquait les
nobles motifs auxquels il avait obéi, et il ajoutait que, si c'était à
recommencer, malgré la cruelle expérience qu'il avait faite, sa con-
duite serait la même.
Les fonctionnaires dont les emplois étaient étrangers à la politique
ou à l'administration proprement dite avaient reçu pour instruction
de continuer à les remplir tant que des actes contraires à leurs de-
voirs ne leur seraient pas imposés. C'était une situation pleine de
périls, dont toutes les exigences ont été acceptées sans murmures
et observées sans dijfaillance. Elle pouvait obliger à des actes de
résistance légale qui pour la commune étaient d a crimes. Ceux
qui ne recevaient pas d'ordres des délégués ou das ag'ns de la
commune étaient compromis par le seul fait des relations qu'ils
étaient obligés d'entretenir avec leurs chefs réfugiés à Versailles.
La bureaucratie n'abdique jamais ses droits. Des circulaires étaient
envoyées, dus rapports ofliciels ou confidentîtis demandés comme
parje passé, sans souci du décret sur les otages, qui menaçait de
mort H toute personne prévenue de complicité avec le gouverne-
ment de Versailles. » Un tel chef d'accusation était le prétexte le
plus ordinaire des emprïsonnemens : les fonctionnaires fidèles en-
fermés dans Paris n'ont jamais cherché à en décliner les périls.
Ce sont surtout les fonctions intellectuelles, si l'on peut ainst
parler, l'enseignement public, les services scientifiques, la conser-
vation des bibliothèques et des musées, qui ont continué à être
remplies par leurs titulaires légitimes. L'intelligence était la moindre
préoccupation des hommes de la commune, bien qu'ils eussent un
11 délégué à l'instruction publique. » Leur sollicitude n'était excitée
que par l'enseignement primaire. Ils voulaient en faire je ne sais
quel 0 enseignement intégral; " mais au fond ils n'y apportaient
que la passion inéligieuse. Ils respectèrent les Instituteurs laïques,
ils expulsèrent les congrégjinistes. Dans une note de leur Journal
officiel qui n'a pas été une de leurs moindres infamies, ils accu-
saient de désertion les frères de la doctrine chrétienne et les sœurs,
et se justifiaient ainsi de les avoir remplacés. C'était ajouter la ca-
lomnie à la violence. Les instituteurs et les institutrices congréga-
nistes n'ont quitté leur, poste qu'à la suite d'une expulsion brutale,
le plus souvent accompagnée de pillage, et plus d'une fois suivie
d'arrestations. L'enseignement secondaire est resté à l'abri d'actes
directs d'ingérence; ses membres ont pu continuer leurs fondions
nigiUrrlbyGOOglC
926 KETtrs DES j)BDx uomws.
sans recevmr d'autres ordres -qne-ceax de lenn chefe légitimes, ib
oe les oDt pks tautefoiscoDtmuées suis dsngsr. Lm^Ius jeuaes pro-
fesseurs étaient atteinte par la loi des i^Ancfiak^dM tous âtaioit me-
nacés par 1« faresT des derniers joues. Les lyoéea a'oot pu d'ail-
leurs evM l'inrasiOD, s'ils ont écfa&ppé à une iimnijitMD diiects.
Quelques-uns ont eu àsobir le hideux drapeau ron^, qu'ils oot
dû supporter, noD-aeulemeiit par prudenœ, dans l'intërét de leots
élèves, imis <n vertu d'uu ordre venu de Versailles. 'Cette ooaœs-
sion elie-méme a failli être uq nouveau péril : la première fois qu'ils
ODt TU cet emblème deia démagogie, les éièves du lycée Gfaêrle-
magne ont tenté de l'arracher, et ce n'est pas sans peine q^'o* a
contenu leur généreuse indignation. ï^luBienrs lycées oot été occo-
pés, soit partiellement, soU en totalité. La situatioD a é4é partico-
lièrement terrible pour le ^cée de Vaures, placé pendant deux
mois au centre d«s oombats les plus acharnés. Le courageux provi-
seur, M. Clevriaux, n'a pas voulu l'abandouner. Laissé saasdnstFuo-
tions, il n'a pris mue «a respoosabiliié que de poorvoir au salut de
ses élèves et des fonoUonnaires sous ses ordra. Il n'a pas tardé k
6tre arrêté conoroe coupable d'entreteïrir des rçlations avec Ver-
sailles. A ce crime se joignait pour lui icelui d'aMiir fait bob devùr
dans les joumées'de juin 18A8 comme chef debatailloa de la garde
mobile, et de s'être trouvé une seconde fois en faw de l'émeute,
le 31 octobre 1870, comme chargé au même titre du commande-
ment de l'Hdtél de Ville. Enfermé àHazaa, il f^tait'undes otages ia
plus naturellement désigaés à la veageasoe des assasains. Le dé-
voûment d'un gardien l« lauva h 'veilte de la Tepnse de la prison
par les troupes.
De même que l*«nsejgnement secondaire, l'enseignement supé-
rieur et les étabrissemens consacrés aux sciences et ani arts avaient
été & peu près respectés. Le^ouvemementavaitcru sage de sus-
pendre les cours publics. Les étndrans étaient d'oillems presque
tous parrtis ponr -échapper à Vobligntion de la guerre civile aoua le
drapeait de la commune. Un essai deTéorganisatio&TéTohitiomwire
k l'Ecole de médecine échoua misérablement. La Bibliothèque natn>-
nale reçnt des mains de Ja commune un directeur que les oonser-
vateuTs se résignèrent à reconnaître par un accord qui, sous l'ap-
parence d'uD pacte avec l'inBurrection, était un acte de couiBge. La
garde de (eurs 'collections passait pour eux avant le scrupule 'des
formes lé^les. Les musées du L.ouvre subiremt'la « fédération des
artistes, n à laquelle se soumirent, aoinom des mêmes devoirs et
avec le même courage, les employés fidèles. Révoqués, ils -n'aban-
donnèrent pas leur 'dépAt; l'on d'eux, M. Barbet de Jouy, sollicitait
et obtenait l'hoaneur d'y rester attaché comme simpie gardien. Si
presque toas Iw^u^lissemeDS -route aux trava;u et aux œuvres de
nigiUrrlbyGOOglC
nxts '80CB LA GWxcnx. 127
l'intelligence wit -pa être sauvés, ils le ■dtrtvent au déroûment de
ces fonctionnaires de tout ordr» , qui Ti'ontTonlD fuir ni les périls
gënttaux de ï**ris, ni les périls paTticuliera de lear serrice. leur
présence aasidoe, le tUtt dont ils Tie se sont jamais départis, ont
détourné ou limita , même dans ies deraiers jtmrs , les velléités
d'envahissement. Ils ont presque partout imposé aux incendiaires,
et, quand ils n'ont pu arrêter leur rage, ils en ont atténué les ef-
fets. Les Archives, dans un des quartiers les plus exposés, ont été
préservées par l'énergique vigilante de leur directeur, M. Alfred
Maury, et de ses empltiyés. M, Barbet de Jeny, de conservateur
devenu gardienyde concert arec deux autres fonctiomiaires qui 8'é~
tuent maintenus à leur poste, WK. Béron de 'Villefasse et Morœnt,
a sauvé les collections da Louvre après des prodiges de présence
d'esprit et d'a«dace;mais c'est surtout à l'Observatoire que le dé-
Toûmeni à la science a pris an caractère dramatique. Il faut lire
l'émouvant récit du chef du bureau météorologique, M. Marié-
Davy (1) : ces trois jours passés au milieu des ftdérés, — leur sur^
prise en voyant que leur présence et leurs 'formidables mesures de
dérense n'empéchentpas les travaux (en apparence du moi/is, ajoute
modestement le courageux physicien), — l'espace de déférence qu'ils
entémtftgnempouT'fesinstnimensetpotirlessavans, — la sollicitude
pleine d'angoisses avcr: laqueMe cenx-cî se mnltiplientpour veiller
au salut de leurs familles, pour protf^ger les collections et pour hb
pas interrompre les observations comntencées,— la sécurité relative
dont on jouit, mai-gré une fusillade incessante dont le bruit lîe rap-
proche depïns en plus, jusqu'au moAwnt où, dans la nuit du
83 au2ft mai, l'incendie est tout àcoap annoncé, — les efforts à peu
près heureux pour l'éteindre avec la concours des domestiques et
de quelques ouvriers réfractaires de la commune à qui l'Otrâerva-
toire avait donné asile, — le brusque i-etour des fédérés, forçant
l'entrée de la maison qu'ils viennent de quitter après y -avoir mis le
feu, et lui demandant un refuge contre lestrotqies qui les poursui-
vaient, — leurs injonctions réitérées de faire sortir les femmes et
les enfans dont la présence les gène dans leurs projets de destruc-
tion, — les préparatifs accumulés ■pendant plusieurs heures pour
faire sauter tout l'édifice, — la diversion -apportée, sons ta forme
d'un nouveau danger, par l'explosion de la poudrière du Luxem-
bourg, — le salut enfin, au moment le plus critique, pat Timiption
soudaine des soldats, — la mort dn;plus«nragé des insurgés et la
débandade des autres.
Les grandes institutions qui ne dépendent pas ou 'qui ne dépen-
, Google
128 REVUE DES DECX MONDES.
dent qu'indirectement de l'Otal ont trouvé dans leurs membres ou
dans leurs employas le même zèle pour leurs inti'rèts. La Banque
de France n"a pas échappé à l'intrusion d'un délégué de ia com-
mune; elle a eu du moins le double bonheur d,; tomber entre les
mains du plus sage de cette bande, M.. Beslay, et d'avoir à sa tête,
dans son sous-gouverneur, M. le manguis de Plœuc, un homme
intelligent et ferme. En faisant la part du feu, elle a préservé son
encaisse et son crédit, et, ce qui n'était pas moins précieux pour
elle, elle est restée sous la garde exclusive du bataiilou qu'ellt; avait
formé avec -^es employés pendant le premier sii^ge. Dès que l'entrée
des troupes fut connue, ce bataillon ae tint en permanence à la
Banque, prêt à repousser toute attaque des fédérés, toute tentative
d'occupation, de pillag^; ou d'incendie. Il y avait là des pères do fa-
mille <!ant les femmes, les enfans, les plus importans intérêts étaient,
sur d'autres points de Paris, sans leur protection, exposés à tous les
dangers. Ils n'eurent pas un instant de défaillance dans cas tro'is
joure de mortelles angoisses, et ils eurent la saiisfacliou de remettre
intact à la garde de l'année française le grand établissement finan-
cier de France,
Le corps médical et ses auxiliaires bénévoles ou salariés ont dé-
ployé un égal courage pour la défense d'intérêts d'un ordre plus
élevé. Les hôpitaux et les ambulances devaient, comme tout le reste,
subir rin\asion d ■ la commune. Elle n'a pas eu plus de respect pour
la société !Oule privée de secours aux blessés que pour les dépen-
dances de l'assistance publique. Partout où elle a mis la main, elle
a porté la désorganisât 'on : elle ne découragea point les hommes
dévoués dont elle troublait les services; Us lui cédèrent dans tout ce
qui n'était que leurs droits, ils surent défendre contre elle tout ce
qui intéressait directement leurs devoirs. Us veillèrent jusqu'au
bout sur leurs mahides, et en les sauvant ils sauvèrent, avec les
édifices qui les abritaient, les bàtimens voisins. Paris leur doit la
conservation du Luxembourg et, bienfait plus inestimable, celle de
Notre-Dame.
Il est superflu de rappeler le courage du clergé et des corpora-
tions religieuses dans ces lugubres journées. Des épreuves de ce
g!=nre sont toujours g'orieuses pour l'église. Dans les temps calmes,
elle ne se fait que trop d'ennemis par sa tendance à sortir de son
domaine; aux époques de persécution, la sagesse arec laquelle
elle s'y renferme, le dévoùment sans bornes qu'elle met à le dé-
fendre, désarment les préventions les plus obstinées. Sous la com-
mune, elle n'a voulu rien sauver que son trésor spirituel. Les con-
grégations faisaient elles-ménoes aux envahisseurs les honneurs de
leurs maisons qu'ils venaient piller. Los prêtres ne réclamaient,
dans les églises occupées et le plus souveut profanées, qu'un coin.
■ Google
PARIS SOUS LA. COMMUNE. 129
et au besoin un asile souterrain pour célébrer les saints mystères.
Ils n'accordaient à la protection de leurs personnes ou plutôt des
devoirs attachés à leurs personnes que le port, dans les rues, du
costume séculier et la liberté de laisser croître leur barbe. Incar-
cérés, ils attendaient patiemment la mort que tant d'entre eux n'ont *
pas évitée. Les plus jeunes avaient soif du martyre. 11 y eut à La
Hoquette, lorsque le massacre des otages avait déjà commencé, un
combat de générosité «ntre un missionnaire de vingt ans et un père
de famille, le premier pressant le second de le laisser mourir à sa
place en répondant à l'appel de son nom, si celui-ci venait le pre-
mier. L'église catholique a eu seule l'occasion de montrer cet hé-
roïsme, parce que seule elle est assez puissante pour porter ombrage
aux ennemis de toute foi; mais, si les cultes dissidens n'ont pas par-
tagé ses persécutions, ils se sont honorés en prenant publiquement
sa défense.
li ne faut pas oublier dans cette énumération des titres de gloire
de la population honnête de Paris le rôle de la presse. Sauf de hon-
teuses exceptions, ce rôle avait été courageux et digne au lende-
mûn du 18 mars. L'accord qui s'était établi alors entre des jour-
naux de toutes nuances se maintint quant à l'opposition au pouvoir
insurrectionnel; mais il y eut, au point de vue du droit pur et des
convenances de la situation, de nombreuses et regrettables défûl-
lances. Un certain nombre de journaux, surtout dans la presse ré-
publicaine, ne surent pas s'abstenir, non-seulement de critiques
inopportunes à l'égard des pouvoirs légaux qin étaient le dernier
boulevard de la société menacée, mus de comparaisons impru-
dentes entre leurs actes et ceux de la commune, qui semblait mise
sur la même ligne. Une telle attitude irritait d'autant plus les amis
de la légalité, qu'elle était imitée et souvent exagérée par les or-
ganes des mêmes opinions en province. Les journalistes de Paris qui
commirent cette faute avaient toutefois une excuse qui manquait à
leurs confrères des départemens, et dont ne leur tiennent pas assez
compte ceux qui n'étaient pas avec eux sur la brèche. Ils jouaient
leur liberté et leur vie en combattant la commune dans son antre,
et ils affrontaient d'assez grands périls, ils rendaient en même temps
d'assez grands services pour se croire le droit de dire la vérité oa
ce qui leur semblait la vérité à d'autres pouvoirs que la commune.
C'était une erreur, mais il ne faut pas la leur reprocher au point
d'être injuste ou ingrat envers leur courage. La faute même qu'ils
commettaient n'était pas sans avantages. Les attaques de la presse
républicaine étaient particulièrement désagréables aux hommes de
l'Hôtel de Ville et à leurs adhérens. Leur tactique était de faire
croire qu'ils n'avment d'advers^res que dans les partis monarchi-
«Mi xti», — 1871. 9
nigiUrrlbyGOOglC
ISO HETIIE des DBDX MONIkSS.
qaes. Cette tactique ne pouvait être plus sûremeut déjouée que par
l'hostUité persistante que leur témoigoaieut des jouruaax aussi (^
posés qu'eux à toute tentative de reatuiration, aussi peu suspects
de partialité pour la majorité loyaliste 4e l'assetubiée nationale.
, CesjouTDaux se faisaient lire d'une Houle de républicaiiiB dont ie
faoatiame iaclioait vers l 'insurrection; il« les retenaient sur cette
pente, moins eacore eu flétrissant les excès de la commiuie qu'en
mettant à néant les récits mensongers par lesquels elle entretenait
les illusions de ses défesseurs. 11 ne faudrait pas oublier de tels ser-
vices, lors même qu'ils auraient été rendus sans péril. Or le péril a
toujours été au moins ausû grand pour les organes des opinioiw
républicaines que pour ceux des opinions mooarcbiques. Les persé-
cutions contre la presse depuis le IS mars ont été assez capri-
cieuses, et il serait difCcile d'expJïquer pourquoi certains jouroaux
ont été supprimés dès le début, tandis que d'autres, oeu moîas
hostiles, ont vécu jusqu'à la Un de mai; mais ces caprices mêmes
d'une tyrannie en démence ont affecté une sorte d'impartialité. S'il
y a eu des différences dans les traitemens infligés, elles montreut
de quel côté la critique était la plue odieuse; presque tous les
journalistes esiprisoDnés ou menacés d'emprisonnement et le seul
journaliste mis à mort appartenaient au parti républicain.
Après les journaux qui pouvaient détourner de sa cause les répa-
bllcainsde Paris, la commune redoutait surtout ceux dont l'inHuaBce
lui aliénait l'opinion publique à l'étranger. Une de ses plus étraDges
prétentions était d'être bien avec les peuples et même avec tes puis-
sances. Elle avait un « délégué am relations extérieures s qui aa-
noQçait son avènement à l'Europe et au monde. Elle se faisait ti»*
duire les journaux étrangers, et les journaux français qui se lisaient
le plus au dehors étaient particulièrement l'objet de sa surveil-
lance. Aussi le J»unud des Débals est un des premiers qu'elle ait
supprimés, et la Bévue des Deux Mondes ne fut pas plus épargnée.
On recula longtemps toutefois devant la suppression de la Bévue,
On se flatta d'intimider un recueil dont l'iiostilité était d'auXaat
plus désagréable que ses coups, bien que se répétaat à des inter-
valles plus éloignés et gardant un caractère plus général que oeu
de la presse quotidieaae, partaient plus loin, et laissaient des traces
plus profondes^ Un de ses rédacteurs, coupable d'avoir témoigné
son mépris de la commune dans une étude histoiique dont eUe fai-
sait la conclusion plutôt que le fond, fut amené, eu vertu d'un
mandat d'arrêt, devant un haut fonctionnaire de « l'ex-prélectiue
de police. » Des explications qui lui furent données et que lui ca»-
firma quelques jours plus tard un intermédiaire oflicîeux , il résHJ-
tait qu'on ne voulait prendre à son égard qu'une mesure de précau-
tion (tel fut l'eupliémisme dont on se servit). On avait saisi ses
nigiUrrlbyGOOglC
P&KI8 SOOS Ll. COMMUNE. 131
papiers, emporté les clés de son cabinet de travail, et on le retenait
lui-iDéine prisonnier <c en vue du procliaiQ numéro. » On espérait
que ce numéro serait sage. La comnmne a^xeptail la discuenon de
ses actes; elle ne sui^XH-tait pas le mépris de ses droite : c'était
détourner ses sujets de l'obéissance qu'Us lui devaieot, c'était pro-
voquer à la désertion dans la garde nationale. Peat-étre les masses
De lisaient-elles guère la Revue de* Deux Slondea; mais elle ae
lisait ailleurs, partout dans les classes éclairées elle faisait le pins
graad tort. Un gourerDement régulier ae pouvait se laisser traiter
dans Le monde entier comme un vil ramas d'iasor^és. On ronbût
Ixen se contenter, ait lieu d'une suppressioo qui « aérait une tn^
grosse affaire, » de lai donner un avertissement, et, poor en assurer
l'effet, on gardait «d otage. L'effet ne se produisit pas. La Revue ne
cfaangea rien an toB à la fois noesuré ti ierme de ses appréciations.
On se décida alors à la frapper Arectement, et, pour que l'évéoe-
ment Ht moins de bruit, on l'envelï^pa dans la suppression «i bloc
de dix journaux. Le décret est du 19 mai, la commune aiMirut
avant qu'il eût pu recevoir va cooioiencemeQt d'exécution.
L'espoir d'intimider la presse fut noe des pins constantes et des
pins grossières illusions de la commune. Elle eût Tonlu donner à
son règne l'apparence d'une presse libre. Elle eut d'abord recours
aux menaces, puis elle laissa agir « la jnstice du peuple, > c'est-à-
dire l'irruption des gardes nationaux dans les bureaux et dans les
imprimeries des joum»ix mal peusans; elle pratiqua ensuite des
suppressions honteuses, pour ainsi dire, qu'elle s'abstiM de pu-
blia : c'est assea tard que, reconnaissant l'impuissance de ses
^Corts, elle prit la responsabilité oSQcietle de ses actes de rigueur-
EUe n'y gagna rien. Les journaux qu'elle laissait vivre se faisaient
un honneur de la traiter avec moins de ménagement, pour qu'on
ne crût pas qu'Us achetaient scHi indulgence; ceux qu'elle coodam-
DÙt k mort ressuEcituent au bout de quelques jours avec le mdme
format, le même cadre et une opiposition non moins vive. Le titre
seul était modifié. Telle femlle a eu l'homiear de quatre suppres-
^ons successives sous quatre titres différens, elle ne s'arrêta que
lorsque la publication de tout nouveau joomal fnt rigoureusement
interdite sous peine d'être déféré à une cour martiale ; maia son
^wfgique rédacteur en chef ne s'arrêta pas. Depuis plus d'un nuûs,
U était pourchassé par une police, enfantine dans sa brutalité même,
qui ne parvenait à l'atteindre ni dans sa personne, ni dans les ar*
ticles qu'il envoyait chaque jour à l'imprimerie. Quand il ne put
plus se servir de sa [dume, il se tint prêt à reprendre son fusil; U
fut un des premiers parmi les gardes nationaux qoi se raUièraat
aux troupes ; il était auprès du commandant Durouchoux lorsque
celui-ci fut tué, et lui-même fut atteint d'une balle.
D„j,i7<-,ib,.GoogIc
132 BEVCE DES DEUX HONDEâ.
Les honnêtes gens qui , pendant ces deux mois de tyracnie, oot
donoé tant de preuves de patriotisme et de vrai courage sauront-ils
garder le fruit de la dure leçon qu'ils ont i-eçue, et qu'ils ont paru
comprendre? Les premiers jours qui ont suivi la dâlivranc«, on ne
Usait sur presque tous les visages que la joie de se retrouver sain
et sauf, et la colère contre ces bandits i qui le temps seul semblût
avoir manqué pour réduire Paris en cendres. Ces deux sentimens
dépassaient même toute mesure dans quelques-unes de leurs mani-
festations, et, de la part d'une population qu'une tache commune
semblait encore souiller tout eoUère, ils pouvaient avoir une appa^
rence de bassesse. Un journal crut pouvoir rappeler avec un dou-
loureux à-propos l'énergique tableau que fait Tacite de l'aspect de
Rome après la chute de Vitellius (1). L'attitude est devenue plus ré-
servée et plus digne; est-elle devenue plus sage? Le mouvement
électoral a ravivé les vieilles querelles et fait perdre de vue les plaies
récentes. On a recommencé à Paris, comme dans toute la France, à
se diviser sur des mots et sur des noms propres. C'est notre plus
triste manie, et, si nous n'y prenons pas garde, notre signe le plus
visible de décadence. Ce n'est pas sans raison qu'on nous a com-
parés à ces Byzantins qui , dans les heures de répit que leur lais-
saient les Turcs, levenaient à leurs subtilités tbéologiques. Quand
la guerre civile sévissait autour de Paris, le reste du pays, ou-
bliant qu'il s'agissait de ses intérêts les plus pressans, transfor-
mait des élections municipales, où les affaires locales devaient seules
ôtre en jeu, en un débat sur des questions de politique transcen-
daute. Il s'agissait de savoir quel est le vrai fondement de la souve-
raineté, s'il y a une forme de gouvernement supérieure au suffrage
universel, si la république doit être acceptée pour sa nécessité pré-
sente ou pour aa légitimité absolue. Quiconque n'avait pas une
opinion arrêtée sur tous ces points était incapable de prendre part
à l'administration de son village ou de sa ville. Les élections com-
plémentaires pour l'assemblée nationale ne pouvaient que faire re-
naître les mêmes débats. En vain des ruines toujours fumantes nous
crient-elles qu'il faut courir au plus pressé, conserver ce qui tient
encore pour raffermir ce qui chancelle et relever ce qui est par terre,
qu'il est insensé de se quereller sur l'avenir et sur l'absolu quand le
présent a besoin de tous nos efforts; en vain un homme que la con-
fiance du pays a placé à la tête de ses affaires nous donne-t-il avec
instance le même conseil : toutes les questions qu'il serait urgent
de résoudre nous laissent indifférens; nous n'avons à cœur que de
discuter les bases d'une constitution dont beaucoup réclament et
dont presque tous acceptent l'ajournement. Quand nous laissons un
(1) Butorianm, UI, Ï3.
, Google
PARIS SOUS LA COHHDNE. 133
instant reposer les questions de principe, nous soulevons avec aussi
peu d'opportunité les questions de personnes; nous nous complaisons
dans des débats rétrospectifs sur les fautes qu'a pu commettre il y
a quelques mois ou quelques anjiées, parfois même il y a près d'un
siècle, tel homme d'état ou tel général, et toutes nos passions sont
en jeu dans ce qui ne devrait être qu'une appréciation historique
réservée pour les temps calmes. Paris est une ville trop française
pour ne pas retomber dans la même manie, les divisions lui sont
trop naturelles pour qu'il ne l'exagère pas encore. Ce qui fait & la
fois son charme et son malheur, c'est que chacun peut s'y faire une
société de son choix assez large pour qu'on s'y renferme sans y
étouffer. On n'y a pas comme en province, surtout dans les petites
villes et dans les campagnes, des relations forcées avec des hommes
de toute condition et de toute éducation ; il en résulte que les dif-
férentes couches de la population restent sans liens entre elles,
sans habitudes communes qui leur pennettent de s'entendre et
d'agir les unes sur tes autres. Même éparpillement pour les nuances
d'opinions. Chacune est représentée par un groupe assez nombreux
pour se faire illusion sur sa faiblesse, et ne pas sentir le besoin de
se rapprocher des groupes les moins distans. De là bien des malen-
tendus qui ont été pour beaucoup dans les folies que nous expions,
et qui menacent de nous laisser de nouveaux sujets de repentir.
Il s'est fait cependant un progrès sensible. L'accord se réalise M-
sément dans les réunions électorales sur presque toutes les ques-
tions pratiques; il ne menace de se rompre que lorsque surgit tout
à coup un de ces mots malencontreux qui ont le privilège de nous
faire perdre notre bon sens. Le souvenir de l'abîme d'où nous sor-
tons à peine est le meilleur et peut-être le seul remède à ces accès
de dénûson : quel plus fort lien que des souffrances endurées en
commun et réclamant les mêmes moyens de salut? Dans un de ces
nombreux comités qui se sont formés en vue des élections pro-
cbùnes, on discutait, conformément à la manie française, une dé-
claration de principes. Un des assistans fit remarquer qu'il y man-
quait le point le plus essentiel, — le souvenir de la commune. On se
récria : à quoi bon une telle mention? La commune est morte. —
Eh bieni non, elle n'est pas mortel Elle vit dans les ruines qu'elle
a laissées; elle se perpétue dans les idées fausses, dans les passions
sauvages qu'elle représentait, et qu'elle n'a pas emportées dans sa
chute : ne saurons-nous pas faire durer aussi le seul bien qu'elle ait
produit, — ce larige parti de l'ordre où elle a fait entrer tous ceux
qu'ont révoltés ses excès, et dont la nécessité n'a pas disparu avec
elle?
Ëhile Beacssire.
, Google
RECITS D'UN SOLDAT'
UHK ARHKE PBIBOHMIERB.
Au mois de juillet 1870, j'achevais la troisième année de mes
études à l'École centrale des arts et maouiaUures. C'était le mo-
ment où la guerre qui allait être déclarée remplissait Paris de tu-
multe et- de bruit. Daus nos tlié&tres, tout un peuple fouetté par l«s
excitations d'une partie de la presse écoutait debout, en le cou-
vrant d'applaudisaemeos frénétiques, le refrain terrible de cette
Marseillaise qui devait nous mener k tant de désastres. Des régt-
mens passaient sur les boulevards, accompagnés par les clameurs
de milliers d'oisifs qui croyaient qu'on gagnait des batailles avec
des cris. La ritournelle de la chanson des Girondins se promenait
par les rues, psalmodiée par la voix des gavroches. Cette agit&tioD
factice pouvait faire supposer à un observateur inattentif que la
grande ville désirait, appelait la guerre; le gouvernemeut, qui vou-
lait être trompé, s'y trompa.
Un décret appela au service la garde mobile de l'empire, cette
même garde mobile que le mauvais vouloir des soldats qui la com-
posaient, ajouté à l'opposition aveugle et tenace de la gauche, sem-
blaient condamner à un étemel repos. En un jour, elle passa dn
sommeil des cartons à la vie agitée des camps. L'École centrale se
(1) Les ptg«a qu'oD va lire sont extraites d'un cahier de notes écrites pu- un en-
fb^ volontaire. I) n'y faut point chercher de grars étndes anr les causes qui ont
■Dené lea désMtres bous leaqueli notr« pays a rallli luceoaiber, ni d« longues dlucp-
UtioBH MIT les laule» cooiinlMs. Non ; c'en id lo récit d'uu vAdaX qui raconte nmplv-
ment ce quil a vu, ce qu'il a fait, oc qu'il a senti, au milieu de ces armées s'écrou-
lant dans un abîme. A ce p«int de vue, ces souvenire, qui eut au moins le mérite At
la sincérité, ont leur intérêt; c'est un nouveau chapitre de l'hisloire de cette funeate
Buerre de 1870 que nous offrons aux lecteurs de la Htwtê.
, Google
RÉCITS D'un SOLDAT. 135
bSta dte fermer ses portes et d'expédier fes diplômes à eeux des
concurrens désignés par ïeur miméro d'ordre. Ingénienr cfvtl de-
puis qorfqnes beures, fêtais srfdat, et faîsMS partie da bataillon de
Fmst- portam le n" *3.
La garde mobtïe de la Seine n'était pas encore ot^tiisée qu'il
était facile déjà de reconnaître le mauvais esprit qui l'animait.
Elle pooMart ramour de findisripHne jusqu'à l'absnrde. Qni ne se
lappeire encore ces départ» bmyans qui rcinpHssaient la me ta-
fayette de voitures de tonte sorte conduisant à la gare du cbenrià
de fer de l'Est de» bataillons composés d'élémens de toute nature?
Quelles attitudes ! quel tapage I qoets cris \ A la rue de tes bandes
qui partaient en fiacre après boire, il était aâs^ de pressentir quel
triste exempte elles demneraient.
Mon bataillon partit le fl août pour le camp de Cbâlons; ce furent,
jusqu'à Ea gare de La VilNte, oâ il s'embarqua, les mdmes cris, les
mêmes voitiires, les Bièmes ebants. Des voix cnrooées chantaient
encore à Château-Thierry. Les chefs de gare ne savaient auquel en-
tendre, tes htmimes d'équipe étaient dans ralrarissement. A chaque
halte nouvelle, c'était une débandade. Les moblots s'envolaient des
voitures et couraient aux buvettes, quelques-nns s'y oubliaient. On
faisait à ceux d'entre noas qur avaient conservé leur sang-froid des
récits lamentables de ce qui s'était passé la veille et les jours pré-
cédens. Vn certain nombre de ces enfans de Faris avaient exécuté
de véritables razzias dans les btiffets, où toot avait disparu, la vais-
selle après les comestibles; les plus facétieux emportaient les verres
et les assiettes, qu'ils jetaient chemin faisant par la portière des
wagons : histoire de faire du bnrit et de rire tin peu. Des courses
impétueuses lan<;aient les officiers zélés à la poursuite des soldats,
qui s'égaraient dans les fermes voisines, trouvant drôle de « cueîl-
Ûr çà et là n des lapins et des poules. On se nettait aux fenêtres
pour les voir.
A mon arrivée à Cbàlons, Ta gare et les saHes d'attente, les cours,
les bangars, étaient retnpRs d'écloppés et de blessé* cowehés par
terre, étendus sur des bancs, s'appnyant sux nrmrs. Là étaient les
débris vivans des meurtrière» rencontres des premiers jours : dra-
gons, zouaves, chasseurs de Vincennes, turcos, soldats de la ligue,
hussards, lanciers, tons hâves, ailencieux, mornes, traînant ce qui
leur restùt de souffle. Point de paille, point d^ambulance, point de
médecins. Us attendaient qu'un convoi les prit. Des centaines de
wagons encombraient fa vme. 11 fallait dix manœuvres pour le pas-
sage d'un train. Le personnel de la gare ne donnait j^us^^était snr
les dents.
An moment oà nous allions qnitter Paris, nous avions eu ta nou-
velle de ces défaites, àHt suivie» d'irréparables désastres. Mainte-
, Google
136 REVUE DES DEUX MONDES.
nant j'avais sous les yeux le témoignage sanglant et mutilé de ces
chocs terribles au-devant desquels on avîùt couru d'un cœur si lé-
ger. Mon ardeur n'en était pas diminuée; mais la pitié me prenait k
la gorge i la vue de ces malheureui, dont pinceurs attendaient en-
core un premier pansement. Quoil tant de misères et ai peu de
secours I
Le chemin de fer établi pour le service du camp emmena les mo-
biles au Petit-MourmouloQ, d'où une première étape les conduisit
k leur campement, le sac au dos. Pour un garçon qui la veille encor
voyageait à Paris en voiture et n'avait fatigué ses pieds que sur l'as-
phalte du boulevard, la transition était brusque. Ce ne fut donc pas
sans un certain sentiment de bonheur que j'aperçus la tente dans
laquelle je devais prendre gîte, moi seizième. L'espace n'était pas
immense, et quelques vents coulis, qui avaient, quoique au cœur de
l'été, des fraîcheurs de novembre, passaient bien par les fentes de
la toile et les interstices laissés au ras du sol; mais il y avait de la
paille, et, serrés les uns contre les autres, se servant mutuellement
de calorifères, les mobiles, la fatigue aidant, dormirent comme des
soldats.
Aux premières lueurs du jour, un coup de canon retentit : c'é-
tait le réveil. Gomme des abeilles sortent des ruches, des milliers
de mobiles s'échappaient des tentes en s'étirant. L'un avait le bras
endolori, l'autre la jambe engourdie. Le concert des plûntes com-
mença. L'élément comique s'y mêlait à haute dose; quelques-uns
s'étonnèrent qu'on les eût réveillés si tôt, d'autres se plaignirent
de n'avoir pas de café à la crème. Au nombre de ces conscrits de
quelques jours si méticuleux sur la question du comfortable, j'en
avais remarqué un qui la veille au soir avait paru surpris de ne
point trouver de souper dressé sous la tente. — Aquoisonge-t-onî
— s'était-il écrié. Les yeux ouverts, sa surprise devint de l'indi-
gnation. Le déjeuner n'arrivait pas. — Si c'est comme cela qu'où
nous traite, murmura-t-il, que sera-ce en campagne? — Je ne
doutais pas que ce ne fût quelque ûls de famille, comte ou mar-
quis, tombé du faubourg Saint-Germain en pleine démocratie. Un
camarade discrètement interrogé m'apprit que le gentilhomme in-
connu s'essayEÛt la veille encore dans l'art utile de tirer le cor-
don. C'est au reste une remarque que je n'eus pas seul occasion de
f»re. Les exigences des mobiles de Paris croissaient en raison in-
verse des positions qu'ils avaient occupées : tous ceux qui avaient eu
les carrefours pour résidence et les mansardes pour domicile pous-
saient les hauts cris. Le menu du soldat leur paraissait insuffisant;
les objets de campement ne venaient pas de chez le bon faiseur.
Le spectacle que présentait le camp de Châlons aux clartés du
matin ne manquût ni de grandeur, ni de majesté. Aussi loin que la
■ Google
RECITS D UN SOLDAT. 137
vae pouvait s'étendre, les cônes blancs des tentes se profilaient
dans la plaine. Leurs longues lignes disparùssaient dans les ondu-
lations du terrain pour reparaître encore dans les profondeurs de
l'horizon. Un grouillement d'hommes animait cette ville mouvante
dont un poète de l'antiquité aurait dit qu'elle renfermait le prin-
temps de la grande ville : triste printemps qui avait toutes les las-
situdes et ta sécheresse de l'hiver avant d'avoir donné la moisson
de l'été I Mais, si le camp avait cette grâce imposante que donnent les
grandes lignes, il présentait des inconvéniens qui en diminuaient
les charmes pittoresques. Des vents terribles en parcouraient la
vaste étendue et nous aveuglaient de tourbillons de poussière ; à la
chaleur accablante du jour succédaient les froids péoétrans des
nuits. Une rosée abondante et glaciale mouillait les tentes, et, si l'on
ne respirait pas au coucher du soleî!, le matin on grelottait. — Le
gouvernement sait bien ce qu'il fait, disaient les mobiles; nous,
sommes républicains, il nous tue en détail !
Le premier coup de canon tiré, la vie militaire s'emparait du camp.
Les tambours battaient, les clairons sonnaient, et les officiers qui
avaient eu cette chance heureuse d'attraper des fusils pour leurs
bataillons s'eEforçaient d'enseigner à leurs hommes l'exercice qu'ils
ne savaient pas. On voyait bon nombre de compagnies où, les fusils
à tabatière manquant, on s'exerçait avec des bâtons. Les mobiles
qui n'avaient que leur paie vivaient de l'ordinaire du soldat. Quant
aux Gis de famille, ils se réunissaient au Petit-Mourmoulon, où l'on
trouvait un peu de tout, depuis des pâtés de foie gras et du vin de
Champagne pour les gourmets jusqu'à des cuvettes pour les déli-
cats.
Je devais une viàte au Petit-Mourmoulon ; là régnait le tapage
en permanence. Qu'on se figure une longue rue dont les bas côtés
offraient une série interminable de cabarets, de guinguettes, d'hôtels
garnis, de boutiques louches, de magasins borgnes, de cafés et
de restaurans, entre lesquels s'agitait incessamment une cohue de
képis et de tuniques, de pantalons rouges et de galons d'or. On y
faisait tous les commerces, la traite des montres et l'escompte des
lettres de change. Çà et là, on jouait la comédie; dans d'autres coins,
on dansait. Ce Petit-Mourmoulon, qui était dans le camp comme
une verrue, n'a pas peu contribué à entretenir et à développer l'in-
discipline. On y prenait des leçons de dissipation et d'ivrognerie.
On s'entretenait encore à l'ombre de ces établissemens interlopes de
l'accueil insolent que les bataillons de Paris avaient fait à un ma-
réchal de France. Des âmes de gavroches s'en faisaient un sujet de
gloire. Peut-ôtre aurait-il fallu qu'une main de fer pliât ces ca-
ractères qu'on avait élevés dans le culte de l'insubordination; on
■ Google
138 AErn bbs didx aoiiDEs.
eat te irai de crvin que riadulgâoce porterait de meilleurs firuîts.
Du cœur ob pea bico placé et sur leqnel pesait le sang répands
& Reischofen devsH être bien ?ite dégo&té 6t cette platitude et de
ces eriûlleries. Parmi les jeunes geas que j'arais connas à Paris, et
qui faisaient comme moi leur apprentissage do métier des armes,
beaucoup ne se gAnaleot pas pour manifester leurs sentimeDB d'ia-
dignatioD et souffraient de leur înatilité. L'uniforme que je portais
devenait lourd à mes ëpaaies. Sur ces entrefaites, j'eutaidis parkr
du 9* conaves, dont les débris ralliaient te camp de Cbàlovs. Le co-
lonel, M. Alfred Bocber, se trouvait parmi les éjoaves du plus brave
des régimens. Je l'avais connu dans anm enfance, mon parti fat
pris sor-le-ehamp. II ne s'agissait plus que de découvrir te 8* looavcs
et son cotonel.
Quiconque n'a pas va le plateau de GbAlons peot crmre que la
•découverte d'un régiment est une cbose aisée; niais, po«r l' at-
teindre, il faut avoir la patience d'un voyageât qui poursail taie
tribu dans les interminables prairies du Far-t9^ett. C'était aa mo-
ment où le raarécbal de Mac-Mabmi, plein d'ane incAmmensQ-
rable tristesse, rassemblait l'armée qui devait disparaître à Sedan
après avmr combattu k Beaumont. Partout des soldats et des tentes
partout : on désert peuplé de bataille». Déjfa se fornuit ce groupe
énorme d'isolés qui allait toujours grossissant. Les défaites des
jours précédens élargissaient cette plaie des années en campagne.
Ils formaient un camp dans le camp.
Des tentes d'an régiment de ligne, je passais aux tentes d'un ba^
taîllon de chasseurs de Vincennes; je tombais d'un escadron de
cuirassiers dans un escadron de hussards; je me perdais entre des
batteries dont les canons luisaient an soleil. Si je demandais un ren-
seignement, je n'obtenus que des réponses vagues. Enfia, après
trois ou quatre jours de marctie dans cette solitude animée par le
bruit des clairons, j'arrivai an campement du 3" sooaves. Quelques
centaines d'hommes y étaient réunis portant la veste au tambonr
jaune. Quand il avait quitté l'Afrique, le régiment comptait prés de
trois mille hommes. Le colMiel Bocber était là, assis sur un pliant,
entouré de trois ou quatre officiers i qui des bottes de paille servaient
de sièges. Je me nommai, et présentai ma requête. — Savea-vous
bien ce que voas me demandez? dit-il alors } c'est une longue suite
de misères, de fatigues, de souifrances. Tous les soldats tes con-
naissent; mais au S* zouaves ce sont les compagnons de tous les
jours. Mon régiment a une réputation dont il est fier, mais qui lui
vaut le dangereux honneur d'être toujours le premier xa feu. Si
vous cédez k une ardeur juvénile, prenez le temps de réfléchir.
Ma résolution étut bien arrêtée, le colonel céda. Il me reaiit nue
■ Google
K^tTs d'un soldat. ISO
carto avec quelques mots écrits à )a hâte par ksqaelB U m'autorî-
sait à faire partie des conpagDÎes actives sans passer par les len-
teurs et les enouis dn dt^pÀt, et me congédia. Peu de jours après,
j'étais à Paris, OÙ je n'avais plus qu'à m'enrUer et à n'équiper.
Cétait plus dilEdle que je ne pensais. RieD n'avût été cbaogé
pour rendre plus rapides et pJos &ciles les eogageaKos. Aucun
tailleur de Paris n'a jamais employé ses ciseanx et ses aigoUIes k
couper et à coudre des véteraeos de souare. Qaant au tailleur offi-
. del dv régiment, il habitait Mostaganem; enfin tontes les di0t-
cottés vaincues, ma veste sur le dos et ma feuille de route dans
la poche, le 28 août, en qualité de zouave de deuxième classe va
3* régiment, je partis pour itetbel avec un billet qui ne me garan-
tissait le voyage que jusqu'à Reims. Je n'avais d'ailleurs ni fusil, m
cartouches. Tout mon bagage se composait d'an tartan qui renfer-
mùt deux chemises de flanelle, trois ou quatre paires de chaussettes
de laine et quelques mouchoirs. Ma fortune était cachée dans une
ceinture, où, en cherchaat bien, on eût trouvé ua assea bon nombre
de pièces d'or,
A la station de Reims, où l'on n'attendcùt pas encore le roi Guil-
laume, tous mes compagnons de route descendirent. Un oiBcier
d'artillerie, qui semblait avoir fait cent lieues à travers champs,
monta, étendit ses jambes croUées sur les coussins, soupira, se re-
tourna, et se mit à rooDercomraeunBbatterie.Versdeux heures du
matin, le convoi s'arrêta à Rethel. Il ne s'agissait plus maintenant
que de découvrir le i' zouaves. U pleuvait beaucoup, et la ville était
encore dans l'épouvante d'une visite qu'elle avait reçue la veille.
Quatre uhlans avaient pris Rethel ; mais, trop peu nombreux pour
garder cette sous-préfecture, ils étaient repartis comme ils étaient
arrivés, lentement, au pas. Tout en discutant les chances du retour
des quatre uhlans avec l'aubergiste qui m'avait accordé l'ho^ila-
lité d'une chambre et d'un lit, j'appris que le 3* zouaves était parti
depuis trois jours. Personne ne savait où il était allé. Je roolais à la
fois des rmseignemens et un fusil. La matinée s'écoi^ en recher-
ches vaines. Point d'ai'mes à me fournir, aucune information non
plus. Sûr enfin que le chemin de fer ne marchait plus, et bien dé-
cidé à rejoindre mon régiment, j'obtins d'un loueur nue voiture
avec laquelle il s'engageait à me faire conduire A Mézières.
Noos n'avions pas fait un demi-kilomètre sur la route de Mézières,
que déjà nous reBcoatrions des groupes de payBans marchant d'un
air eflaré. Quelques-uns tournaient la tète en pressant le pas. Leur
nombre augmentait A mesure que la voiture avançait. Bientôt la
route se trouva presque encombrée par les malheureux qui pous-
saient devant eux leur bétail, et fuyaient en escortant de longues
files de charrettes sur lesquelles ils avaient entassé des ustensiles,
nigiUrrlbyGOOglC
ihO RETDE DES DEDX HORDES.
quelques provisioDS et leurs raeubles les plus précieux. Les femmes
et les eofans, assis sur la paille et le folu, pleurùent et se lamen-
taient. Je pensai alors aux chants qui aTaient salué ta nouvelle de
la déclaration de guerre, k l'enthousiasme nerveux de Paris, & cette
fièvre des premiers jours. J'étais non plus à l'Opéra, mais au milieu
de campagnes désolées que leurs habitaas abantloonatent. La ruÏDe
et l'incendie les balayaient comme un troupeau. L'un de ces fugitifs,
que je questionnai au passage, me répondit que les Prusùeos arri-
yaieot eu grand nombre : ils avaient coupé la route outre Uézières
et Rethel, et me conseilla de rebrousser chemin. Cela dit, il reprit
sa course.
De sourdes et lointaines détonations prêtaient une éloquence plus
sérieuse au discours du paysan : c'était la voix grave du canon qui
tonnait dans la direciion de Vouziers. Je ne l'avais jamais entendue
qu'à Paris pendant les réjouissances des fêtes oQicielles. Elle em-
pruntait au silence des campagnes et au spectacle de cette route
où fuyait une foule en désordre un accent formidable qui faisait
passer un frisson dans mes veines. Plus tard je devais me familia-
riser avec ce bruit. Une ferme brûlait aux environs, et l'on n'avait
besoin que de se dresser un peu pour apercevoir derrière les haies
les coureurs français et prussiens qui échangeaient des coups de
fusil.
A six heures du soir, la voiture atteignit les portes de Mézières.
Mon premier soin fut de me rendre à la place où je voulais, comme
à flethel, obtenir tout à la fois un fusil et des reuseignemens sur le
3*zouaves; mais le désordre et le trouble que j'avais déjà remarqués
à Rethel n'étaient pas moindres à Mézières. L'n employé près du-
quel je parvins k me glisser après de longs efforts me jura sur ses
dossiers que personne dans l'administration ne savait où pouvait
camper dans ce moment le régiment que je cherchais, 11 n'y avùt
plus qu'à trancher la question du fusil. Mon insistance parut éton-
ner beaucoup l'honnôte bureaucrate. Prenant alors un air doux : —
Je comprends votre empressement à servir votre pays, reprit-il,
c'est pourquoi je vous engage à partir pour Lille.
— Pour Lillel pour Lille en Flandres?
— Oui, monsieur, Lille, département du Nord, où l'on forme un
régiment qui sera composé d'élémens divers très bien choisis. Vous
y serez admis d'emblée, et là certainement vous trouvères enfin ce
fusil qu'on n'a pu vous procurer ni à Rethel, ni à Mézières. D'ailleurs
il y a des ordres. — L'entretien était fini; la voix de l'autorité ve-
nait de se faire entendre. Pour un volontaire qui avait rêvé de se
trouver en face des Prussiens quelques heures après son départ de
Paris, elle n'était ni douce, ni consolante. Au lieu de la bataille,
le dépôt I L'oreille basse, je poussai devant moi tristement & travers
nigiUrrlbyGOOglC
RÉCITS D'va SOLDAT. iAl
les rues. Des militaires portant tous les uniformes les encombraient,
allant et venant, sortant du cabaret pour entrer chez les marchajids
de vïD. Il y avait comme du désencbantement dans l'air.
A la nuit tombante, un passant m'indiqua la rue que désignait
mon billet de logement, et je ne tardai pas à frapper à la modeste
porte de ta maison où je devais passer la nuit. Une servante, sa
chandelle à la main, me conduisit dans une espèce de galetas dont
un vieux lit mal équilibré occupait tout le plancher. Ce n'était pas
l'heure de faire des réflexions. La fatigue du reste avait la parole,
et non plus la délicatesse. Cinq minutes après je dormais tout ba-
billé.
Vers deux heures du matin cependant, une tempête de fanfares
éclata. Je sautai sur mes pieds et courus vers le palier. Une ser-
vante qui regardait par une lucarne se retourna. — C'est le prince
impérial qu'on éveille, me dit-elle. — Les trompettes sonnaient
partout le houte-selle pour un départ qui ne devait point avoir de
retour. Des cavaliers passaient au galop dans la rue; les escadrons
se rangeaient en ordre de marche; un cliquetis d'armeS s'éleva
mêlé au roulement lointain d'une voiture, puis tout' s'éteignit :
i'héritier d'un empire s'en allait vers l'abîme 1
Le train qui devait partir à six heures de la station de Charleville
n'était pas encore formé au moment où j'arrivai. La gare était rem-
plie de soldats liévreux et fourbus où l'on comptait non moins de
traînards que de malades, et que l'administration aux abois verstùt
dans les dépôts du Mord et les divers hôpitaux qui pouvaient dispo-
ser de quelques lits encore. Les wagons ne furent pleins qu'à neuf
heures. On y entassait les débris de vingt régimens. A neuf heures
et demie, la locomotive s'ébranla lourdement. On voyait ç^i et là
des grappes de pantalons garance sur les plat«s-formes et les mar-
chepieds, ceux-ci debout, ceux-là couchés. De temps à autres, des
convois chargés de soldats, de canons et de chevaux saluaient au
passage le convoi qui s'éloignait de Méziëres. C'était l'armée du
général Vinoy, qui allait appuyer l'armée du maréchal Mac-Mahon,
et qui devait presque aussitôt battre en retraite et s'enfermer dans
Paris. Un de ces convois s'arrêta à la station de Harrison vers deux
heures en même temps que celui sur lequel j'étais monté. On causa
de wagon à wagon entre cavaliers et fantassins; c'est ainsi que j'ap-
pris qu'un détachement du 3* zouaves venait de prendre place dans
un train montant, et ne devait pas tarder à passer. Je résolus d'at-
tendre l'arrivée de mes camarades inconnus.
Au bout de quatre heures, le détachement du 3* zouaves parut
enfin. D'un bond je m'élançai auprès du lieutenant qui le comman-
dait. — Monsieur? lui dis-je.
— On m'appelle mon lieutenant, répliqua l'officier d'un ton sec;
C\>oglc
lis BErUE DBS DEUX HOfTSES.
puis me regarduit le aourcil déjà froDc< : — Que Toolec-vous? et
surtout soyes br^.
Je lui exposù ma demande eo teniiet net» et précis. — MoMeil
dit le lieutenant.
Je pris subiteinant place dans UD wagon (A quùue louavee al-
légeaient leurs guêtres. Des regards curieux se dirigèrent vers le
nouveau-venu, qui mêlait tout k coup sa jeune barlwcbe au raasem-
blement farouche de ces mouetaclies rouges et noires. L'instant
était critique : il y avait là un écueîl à frasciiir. Une magnifiqoe
pipe que je tirai et que j'offris tour à tour à cliaraiQ me gagoa le
CŒur de mes compagnons de route. En signe d'adoption, ils ne
tutoyèrent spontanément. Vers dix heures du soir, le train s'arrêta '
à Cbarleville : le détachement des zouaves quitta tes wagons, et %*iDt
cam|>er sur une promenade au-dessus de la station. L'iaQuence de
la pipe dont le tuyau d'ambre sortait de ma pocbe me pennit l'ea-
trée d'une tente où l'hospitalité la plus cordiale m'accueillit sur
un pao de gazon. iAoo tartan, que je n'avaiB pas qnitté dt^ivis moa
départ de Paris, me servit de matelaset de couverture, et je m'eo-
dormis entre camarades. Lorsque par hasard j'entr' ouvrais les yeux,
et qu'à la lueur paie de quelcfnes lisons brûlant çà et là j'aperoevais
ce pèle-mdle de jambes enfouies dans d'immenses culottes, et de
têtes cachées à demi sous le fez rouge, des rires silmcieui me pre-
naient. Je fus réveillé par la rosée qui transperçait mes véteinens
et me glaçait. Les touaves, qui. dans des attitudes diverses, roo-
flaient soua la tente, secouèrent leurs oreilles comme des chiens qui
viennent de recevoir une ondée, et, siBlant des airs bizarres mêlés
de couplets saugrenus, se mirent en devoir de plier les tentes et de
faire les sacs pour être prêts à partir au premier eigoal. Je m'em-
ployai avec euK tant bien que mal.
A. sept heures et demie, un train prit le détachement, et la loco-
motive courut sur la voie qui aboutissait à Sedan. Ici le verbe cou-
rir doit se prendre dans le sens le plus modeste. Le convoi miifcbait,
parfois même il se traînait. D'une main, le mécanicien, debout sua*
sa machine, serrait te frein; du regard, il sondait l'horizon. On ne
savait pas au juste où étaient les Prussiens, et à toute minute oa
craignait de trouver la voie coupée. Tout à côté des rails, en contre-
bas, filait une route sur laquelle passaient en toute hâte des familles
de paysans chassées par k peur et le désespoir. Des femmes qui
pleuraient portaient des petits enfans. Ces malheureux pressaient
la fuite de quelques bestiaux. On entendait le grincement des char-
rettes toutes chargées de ce qu'ils avaient pu sauver. Des détona-
tions roulaient dans la campagne. On voyait çà et là au-dessus dea
baies des panaches de fumée blanche; toutes les têtes étaient aux
portières. Le convoi allait au-devant de la bataille. Un mélange
nigiUrrlbyGOOglC
RÉCITS d'un soumt. lAS
d'an^îsse et d'tapatience m'agitait. Ea ce moment, «n louave
parut sur le niarcbepied, et avertit ses camantdw de la part -du
UeutenBot qu'ils devaient se tenir prâts k tirer. En un clin d'œil,
tous les chassepots forent cJiargés «t armés. Le wagon s'en trouva
bërissé, et la locomotive prit «ne allure plus rapide. On n'aperce-
vait >u loin qne qaelqwes groupes noirs ondulant dans la pliùoe.
Des y«ux perçaas croyuent 7 reconnaître le casque à pointe des
J^ossiena. Tout à coup un obus parti d'no point invisible s'enfonça
dans le remblai du cbemin de fer; un autre, qui le suivait, écorsa
l'angle d'un nagoo. Le convoi ea fut quitte pour la secousse. Les
Bouares répondirent à cette agression par quelques coups de fusil
tirés dans la direction des masses nôtres <pi'oQ voyait au loin.
Une heure après, le convoi était en vue de Sedan, et s'arrêtait
bientôt à ia. gare, qui est située à 1 kilométra à peu près du corps
de place. Déjà les bataillons prussiens couronnaient certaines hai>-
teurs voisines. Les promeindes qui m'avaient fatigué à Héaiëres et
à fietbfi n'attendaient à Sedan. J'avais à p«ne fait quelques pas
dans la ville, qu'un fourrier de zouaves m'engagea, ainsi que plu-
ûeurs de mes camarades, i retourner à la gare, où des caisses de
fasils étaient airivées, disait-il. ie m'y rendis «1 courant. A la gare,
p<Nnt de caisses et point de fusils, mais des amas de pains et des
BKNiceaux de sacs remplis de biscuits. Je regardai le fourrier. —
Vous n'y compreaea neu, n'est-ce pas? me dit-il en liant : ne me
&liait-il pas des hommes de bonne volonté pour enlever ces pro-
visions? M'auriez-vons suivi, si ja ne vous avais pas promis des
armas?
Il n'y avait nen it répliquer à ce raisonnement. Ployant bientôt
aouB le poids du sac et portant un pain sous chaque bras, je repris
le diemin de Sedan, ofi mon détachement avait ordre d'aUcadre
sur la place Stanisias. Un ordre vint en effei qui le fit retourner à
la parte de Parts, par laquelle il était entré. Une rumeur effroyable
remplissait la ville. Des aîde»>de-carap circulaient, des estaiettes
passaient portant des dépâcbes, d^ groupes se formaient aa coin
des mes; un bomme vint «riaat qiPoS avait remporté une grande
victoire. Quelques incrédules bocbèreot la té*e. Uoe canonnade fu-
rieuse ttB ceesût pas de retentir dans la direction nord-est de Se-
dan. On arait le sentiment qu'une partie formidable se joaait de
ce côté-là. Toutes les oreilles étaient tendues, tous les cœurs op-
pressés. BnisqaeaMat un sergent me tira de mon repos, et, faisant
l'appel des boomee qui n'étaient pas amés, me conduisit avec
quelqttes-uBs de mes camrades à la citadeUe, où enfin on nous
dtstribua des fn^ls. Le commandant de pbce, qui assistait à cette
distrilHitioa, fit aux xouaves réunis en cercle une courte allocution
pour les et^ger à s'ea bravement servir, et au pas gymnastique le
nigiUrrlbyGOOglC
m HETUE DES DEUX HONDES.
sergent nous ramena à la porte de Paris, où l'on se disposait k
recevoir une attaque. Des bourgeois eiTarës allaient et venaient. Il
y avait de grands silences interrompus par de sourdes détonations.
Un cortège portait un uhlan à moitié mort couché sur deux fusils. De
ces êtres abrutis et vils comme il s'en trouve dans toutes les foules
se ruèrent autour de la civière en criant et vociférant. Le visjige
p&le du blessé ne remua pas; peut-être n' entendait-il plus ces in-
sultes. Sur sa poitrine ensanglantée, et que laissait voir sa chemise
entr'ouverte , pendait une piaqlie de cuir dont la vue m'intrigua
beaucoup. Était-ce, comme que)que.s-uns le supposaient, une espèce
de cuirasse destinée k protéger les soldats du roi Guillaume contre
les balles des fusils français? Était-ce plus simplement une sorte
d'étiquette solide sur laquelle était inscrit le numéro matricule du
comtottant, avec ceux du régiment, du baUûllon et de la compa-
gnie, et qui devait le faire reconnaître en cas de mort?
Le bruit du canon qui grondait toujours ne me permit pas d'ap-
profondir plus longtemps cette question. Un sergent disposait nos
hommes le long du mur d'enceinte, de cinq mètres en dnq mètres,
en nous recommandant de ne pas tirer sans voir et sans bien viser.
Il était à peu près six heures du soir quand je pris possession du
poste qui m'avait été assigné. On nous avait prévenus que nous se-
rions relevés à minuit : c'était une faction de six heures pour mes
débuts; mais j'avais un bon chassepot à la main, tout battant neuf,
et je n'aurais pas troqué mou coin où soufflait la bise contre uq
fauteuil d'orchestre à l'Opéra. Mes camarades et moi, nous étions
tous couchés sur le rempart dans l'herbe et ta rosée, observant un
silence profond et l'œil au guet. Mon attention était quelquefois dis-
traite par des mouvemens qui se faisaient autour de nous. Deux
compagnies de ligoards firent abaisser le pont-levîs, et fdèrent,
l'arme sur l'épaule, vers ta gare du chemin de fer, où elles allaient
prendre une grand' garde. On entendait leurs pas dans l'ombre, et
leur masse noire s'effaçait lentement dans une sorte d'ondulation
Le froid pénétrant de la nuit se faisait sentir. Mes vétemeos de
Ifûne et mon capuchon lui-même s'imbibaient de rosée; des fris-
sons me courùent sur la peau. Dix heures sonnèrent, puis onze.
Rien ne bougeait dans la plaine. Mes yeux se fatiguaient à regar-
der la nuit. Je me serus peut-être endormi sans le froid glacial
qui du bout de mes pied? trempés dans l'eau montait jusqu'à mes
épaules. A droite et à gauche, les corps inertes de mes compagnons
de garde s'allongeaient pesamment dans le gazon terne et détrempé.
De temps à autre, des monosyllabes rudes sortaient de lears lèvres,
puis tout rentrait dans le silence. Minuit arriva; toutes les oreilles
en comptèrent les douze coups. Mon enthousiasme s'était adoud.
nigiUrrlbyGOOglC
RÉCITS d'un soldat. 1J5
Plusieurs d'entre nous tournèrent la tête du côté par lequel nous
étions venus. Rien n'y parut. Quand la demie tinta ; — A présent,
murmura l'un de mes voisins que l'expérience avait rendu scep-
tique, ce sera comme ça jusqu'à demain,
11 ne se trompait pas. A six heures du matin, nous étions encore
immobiles aux mêmes places. Pour secouer la somnolence qui fai-
sait parfois tomber nos paupières alourdies, nous avions la distrac-
tion de quelques alertes. Ainsi par exemple, vers une heure, des
mobiles campés dans notre voisinage, entendant marcher, sautèrent
sur leurs faisceaux, crièrent aux armes à tue-tête, et commen-
cèrent un feu violent. Les olUciers exaspérés couraient partout en
criant : Ne tirez pas I ne tirez pas I mais les fusils partaient toujours.
Ce beau tapage dura cinq minutes. 11 s'agissait tout simplement
d'une compagnie de ligne qui rentrait après une reconnaissance.
Un malheureux caporal fut victime de cette fausse alerte.
Il y eut encore deux ou trois alertes semblables. La dernière me
lajssa sans émotion. Vers quatre heures et demie du matin, aux
premières lueurs du jour, partit un coup de canon tiré des rem-
parts de Sedan. Ce premier coup de canon marquait le commence-
ment d'une journée qui devait compter parmi les plus irréparables
désastres. Bientôt des décharges violentes suivirent cette première
détonation. Je regardais, dans l'ombre qui s'éclairait, les rayons
rouges de ces coups de feu retentissanst Déjà mon oreille était faite
à ce bruit terrible. Appuyé sur le coude, j'en écoulais le gronde-
ment, qui ne cessait plus et redoublait d'mtensité en se rappro>
chant. La bataille faisait rage. Cette fois j'y avais ma place mar-
quée d'avance. Vers six heures, on vint relever le détachement gui
avait passé la nuit sur le rempart. — C'est le moment de casser
une croûte, me dit le sergent, dépéche-toi ; tout à l'heure il va faire
chaud.
Je ne me le fis pas dire deux fois, et, prenant ma course du côté
de la ville, tout en cherchant une auberge, j'aperçus dans le Café
de ta comédie, sur la place Stanislas, six ofliciers supérieurs qui
jouaient au billard. Ils faisaient des carambolages, et semblaient
s'amuser beaucoup, tandis que des boulets prussiens frappaient les
murailles voisines. J'avais avalé je ne sais quoi, je ne sais où, en
quatre minutes, et retournai, toujours courant, à la porte de Paris,
où tout de suite je fus mis de garde avec un autre zouave en de-
hors du pont-levis. Mon lieutenant, — je ne l'appelais plus mon-
sieur, — nous avait donné pour consigne d'empêcher tout individu
de passer le pont et même de se présenter de l'autre côté du fossé.
Le bombardement de la ville venait de commencer : les obus sif-
flaient et tombaient çà et là avec ce bruit strident qu'on n'oublie
TOME lav. — 1S71. 10
n,g,t7cdb/G00gIc
146 KEVCE DES DEES «ONDES.
jamais. C'élart la première fois qof je voyais le feo. je n'étais pas
complélemeot rassuré. Mon cœur battait i coups ppofoodR, et mal-
gré moi je serrais la batterie de mon chassepot tout armé d'une maÎD
nei"veu9e. Ceux qui jurent qu'aucune émotion ne les a eHleurés dam
un tel moment me laissent des doutes sur leur franchise. Peut-
être ont-ils plus d'orgueil que de sino^rité; peut-4tre aussi ont-«ls
cet avantage d'être pétris d'un limon particulier. Quant k moi, sans
que la pensée de déserter mon poste me vint un instant i l'esprit,
j'étais en proie à des sensations indéfinissables et complexée od J'ia-
quiétude et la curiosité avaient une égale part.
Les obus broyaient la pierre des murailles, ou fouettaient l'eaa
des fossés. Les éclats volaient partout. Une pi^ce de canon placée
sur le rempart, un peu à gauche de la porte, répondait aux batte-
ries prussiennes avec une rapidité et une précision qui attirèrent
bientôt leur attention de son côté. Une grêle de projectiles mît hors
de service quelques artilleurs. I! était clair que les ennemis s'appli-
quaient à en éteindre le fen. Ils y réussirent bientôt sans mérite
aucun. Le pauvre canon se tut de lui-ménie faute de muoitionB.
L'un des artilleurs qui restaient debout jeta son écouvillon arec
rage; un autre se croisa les bras sur (a poitrine, quelques-uns se
retirèn;nt lentement, poursuivis par les obus,
Pendant ce duel ini'gal, j'allais et venais devant mon pont-levis.
Les obus et les boulets, qui tout k l'heure arrivaient seuls, étaient
maintenant accompagnés d'une pluie de baltes qui s'aplatissaient
en auréole contre les murailles, ou ricochaient sur le fer des garde-
fous avec un péiillemenl qui agaçait mes oreilles. Nous étions, mon
camarade et moi, en sentinelle sur le bord du fossé, comme des
cibles vivantes conti-e lesquelles des Bavarois qui venaient de s'em-
parer de la gare eiterçaient leur adresse. Ils y mettaient une grande
activité. Jusqu'alors leur précipitation même nous avait préservés;
mais Tun d'eux ne povvait-il pas rec'.ifier son tir, et atteindre
enfin le point dii mire offert à leurs coups? Noua n'échangions pas
un mot, nos regards parlaient pour nous. Deux ou trots jets de
poussière arrachés par dés balles à la crête du fossé avaient déjà
volé sur mes jambières, lorsque !e lieutenant, tout en laissant le
poiit-Ievîs abaissé, nous lit rentrer sous la voûte à laquelle il don-
nait accès, et qui s'enfonçait sous le rempart. Un soupir d'allége-
ment, je l'avoue, souleva ina poitrine.
Cela fait, il demanda trente hommes de bonne volonté pour oc-
cuper les créneaux au-delà du pont-levîs. En ce moment, la route
par laquelle il fallait nécessairement passer était balayée par aoe
pluie d'obus et de balles qui en labouraient le sol et les abords.
Cinquante louavi-s se présentèrent, et les trente premiers s'élancè-
rent au pas de course. Retenu sous la voûte par la coasig:ne, je les
nigiUrrlb/GOOglC
RÉCITS n'VH SOLDAT. 147
regardai partir. J'avais le cœur serré : il me semblait qu'aucun d'eux
ne pourrait traverser cet ouragan de far et de plomb; mais déjà
leur course furieuse les avait portés aux créneaux. Deux ou trois
gisaient par terre; un autre se débatuit dans le fossé. A peine ac-
croupis à leur poste d'nbservation, ils rendaient balle pour balle.
On tirait aussi de dessus les remparts, où des compagnies dé mo-
biles étaient alignées; malheureusement tous les coups, dans la pré-
cipitation du feu, ne portaient pas sur les Prussiens. Quelques-uns
frappaient autour des créneaux ; un zouave atteint entre les épaules
resta sur place, La fusillade ne faisait plus qu'un long roulement
étouCTé par les décharges de l'artillerie. Le lieutenant fit souner la
retraite. Il lallait de nouveau passer le pont-Ievis, où le tourbillon
des projectiles s'abattait. Un ^lan ramena les volontaii'es qui avaient
si bravement fait leur devoir; mais leur groupe vaillant paya sa dJme
i la mort. J'^n vis tomber trois encore, et le reste disparut sous la
voûte : ma gorge était prise comme dans un étau.
Mon lour de servir était venu. Sur un sigoe du lieutenant, et à
l'instant même où les derniers zouaves passaient sur le tablier du
pont-Jevif, je m'élançai avec cinq ou six camarades complètement
en dehors et me suspendis aux chataes du pont qu'il s'agissait de
relever. Les Prussiens, qui n'étaient plus tenus en respect, se préci-
pitèrent du côté des palissades, et firent un feu d'enfer. Je ne voyais
plus. Autour de cette grappe d'hommes qui pesaient de toutes leurs
forces sur les deux chaînes, les baJIes traçaient un cercle en s'apla-
tissant contre ie mur. Il me semblait que huit ou dix allaient me
traverser le corps. Elles ricochaient partout; le choc contre la pierre
et le fer ne s'en détachait pas en coups isolés, mais faisait un bruis-
sement continuel. Je m'étonnîiis de la pesanteur du pont, bien que
j'eusse mis à l'épreuve la solidité de mes muscles, et de la lenteur
maJadroiie des cbaines à glisser dans leurs rainures, et cependant
cette opération qui me paraissait interminable ne dura pas plus de
quîjize secondes. Qoanii les balles trouèrent le lourd boucliiir qui
fermait la voûte, je me secouai : je n'avais pas une égratrgnure.
Aucun de mes camarades non pins n'avait été touché. — C'est la
chance, — murmura an caporal qui s'essuyait le front.
Un de mes voisins me tapa sur l'i'paule, et m'engagea h le suivre
sur le rempart. — Tu comprends, me dit-il, qu'il n'y a plus rien à
faire ici ; là-haut, nous v rrons tout : ce doit être drôle.
Cette dernière observation me décida. On avait bien là-haut,
comme disait le zouave, l'inconvénient des obus qui tombaient çà
et là; mais on pouvait wsément se défiler des balles. Je m'étendis
sur t'hpibe, et vaf. mis à fumer quelques cigarettes, tout en ne per-
dant aucun détari du spectacle que j'avais sous les yeux. DiS nuages
de fumée montaient dans l'air : des fermes brûlaient; os distinguait
Google.
118 REVUE DES DEUX UONDËS.
des ondulations noires parmi les champs. Çà et là, des hommes iso-
lés couraient. Des masses profondes s'avançaient au loin. — Ca,
c'est l'infanterie, me dit mon voisin, qui savourait ma pipe... Ces
gueux-là en ont des tas. — Il s'interrompit pour m'emprunter une
pincée de tabac, et, allongeant le bras dans la direction d'un ha-
meau : — Cette poussière qui roule tout là~bas, c'est des uhlans. . .
Plus on en tue, plus il y en a.
J'étais sur mon rempart comme dans une stalle d'orchestre; mais
les drames militaires que j'avais vus au théâtre ne m'avaient donné
qu'une médiocre idée du spectacle terrible dont les scènes se dé-
roulaient sous mes yeux ; je ne comptais plus les cadavres épars
dans les champs. Quelque chose qui se passait à ma gauche me ût
tout à coup me relever à demi. Sur un plateau qui s'étend au-
dessus de Sedan, et qui fait face à la Belgique, un régiment de
cuirassiers lancé au galop exécutait une charge. Les rayons du so-
leil frappaient leur masse éclatante. Les cuirasses semblaient en
flammes : c'était comme une nappe d'éclairs qui courait. On voyait
leurs sabres étinceler parmi les casques. L'avalanche des esca-
drons tombait sur les lignes noires de l'infanterie bavaroise, lorsque
les batteries prussiennes aperçurent nos cuirassiers. Soudain le vol
des obus qui battait le rempart passa avec un bruit strident au-
dessus de nos tètes, et tourbillonna sur le plateau. Je vis des rangs
s'Ouvrir et des chevaux tomber, Je sentais mon cœur battre à m'é-
toufTer. 11 arrive souvent que les émotions n'atteignent pas au ni-
veau de ce qu'on espérait ou redoutait; mais au milieu de ce bruit
formidable, en présence de ces fourmilières d'hommes qui mar-
chaient dans le sang, celles qui m'agitaient dépassaient en vio-
lence tout ce que j'avais pu supposer.
Pendant toute la matinée, on avait cru dans Sedan que nous étions
vainqueurs; c'était moins cependant une croyance qu'un espoir.
Quelques officiers essayèrent même de relever le moral des soldats
par des récits fantastiques. — Courage, mes enfans, disaient-ils,
Bazaine arrivel Hélasl ce ne fut point Bazaine, mais un nouveau
Bliicher avec 100,000 hommes encore. Vers midi, le bruit se ré-
pandit parmi les groupes que l'armée prussienne, augmentée su-
bitement d'un gros renfort de troupes fraîches, avait pris l'oflensive,
et que les nôtres, fatigués d'une lutte inégale, battaient en retraite,
A deux heures à peu près, la débandade commença. Du sommet
du rempart, où j'étais toujours placé avec les autres zouaves de mon
détachement, j'assistais à cette retraite, qui prenait de minute en
minute l'aspect d'une déroute. Les régimens que j'apercevais au
loin flottaient indécis. Les rangs étaient confondus; plus d'ordre.
Dans cette foule, les projectiles faisaient des trouées. Des bataillons
s'effondraient ou s'émiettaient. Je ue perdais pas l' occasion de iaire
I. Google
RÉCITS d'uh soldat. 149
le coup de feu. Nous tirions à volonté, et nous ménagions nos car-
touches. Je me sentais pris de rage à la vue des Prussiens, dont les
casques pointus s'avançaient de toutes parts. 11 en tombait quelques-
uns; mais la masse de leurs tirailleurs allluait toujours. De singu-
lières idées vous traversent l'esprit en ces momens-là. Tout en
chargeant et déchargeant mon chassepot avec la sage lenteur d'un
homme qui a beaucoup chassé, je me rappel» ces grandes battues
de lièvres auxquelles j'avais assisté dans le pays de Bade pendant
la saison d'automne. J'y prenais un plaisir extrême ; je ne me dou-
tais pas qu'un jour viendrait où ces mêmes coups que j'envoyais à
d'innocentes bêtes, je les dirigerais contre des hommes.
Je voyais mes voisins relever la tête par un mouvement vif après
chaque coup, et regarder au loin pour voir s'il avait porté. Parfois
un rire éclatant témoignait de leur contentement, un juron de leur
déconvenue. De malheureux blessés se traînaient le long des hides,
usant ce qui leur restait de force pour chercher un abri. Des sol-
dats tombaient lourdement comme des masses, les bras en avant,
et ne remuaient plus; d'autres pirouettaient sur eux-mêmes, ou
bondissaient comme des chevreuils surpris dans leur course et se
débattaient dans l'herbe. Je pus remarquer l'effroyable dose de fé-
rocité qui se réveille dans le cœur de l'homme quand il a une arme
dans les mains. On a soif de sang humain; on ne pense plus qu'à
tuer. Cette férocité qui précipite l'attaque n'a d'égale que la peur
qui précipite la fuite. — Ça mord, dit à cfité de moi un zouave.
Je me demandais ce que pouvait signifier ce verbe, quand j'aper-
çus un soldat prussien qui, rampant le long d'un talus, cherchait i,
gagner la palissade que nous venions d'abandonner. De temps en
temps il épaulait et tirait. J'attendis un passage où l'ondulation du
terrain le forçait à se mettre à découvert. Au moment où il s'y en-
gageait, je fis feu. 11 l&cha son fusil et roula dans le creux. —
Tu as mordu, me dit le zouave.
J'éprouvai un frémissement profond dans tout mon être; mais
l'aflaire était trop chaude pour me permettre d'analyser mes sensa-
tions. Les projectiles ne cessaient pas d'égratigner la crête du rem-
part contre lequel nous étions couchés. Il y avait à ma gauche un
engagé volontaire qui avait voulu, comme moi, faire partie du
3' zouaves. Je l'avais rencontré dans le wagon pris à Harrison. Le
premier ohus qui éclata dans son voisinage ne lui fit pas cligner les
yeux. 0n moment vint où il manqua de cartouches. On caporal, qui
en avait une provision , lui en jeta un paquet : mon jeune voisin se
leva sur les genoux pour le ramasser. Sa tète dépassa un instant
le niveau du parapet. Je vis tout à coup son visage tomber sur sa
main, qui devint rouge : une balle lui était entrée par la nuque et
■ Google
150 rethb des degx mondes.
sortie par la bouche ; je m'élançai vers lui. — Il est mordu , reprît
mon vieux roisin.
J'avais le cœur on pea lourd. Un iBoavement machioal m'avait
fait allonger les doigts vers le paquet de cartoaches qu'un filet de
sang gagnait. J'en mis une partie sur l'tierbe autour de moi, et le
reste (ians mes larges pocbes. — Tu n'as donc pas de ceinturon?
me dit l'homme qui conjuguait si bien le verbe «ittrdre. Et sur ma
réponse négative : — Quelle bmtel ât-U en bmesant les gaules.
— Débouclant alors le ceinturon du pauvre mort, froidement il l'a-
justa autour de ma taille. Nous continuions à tirailler. — Trente
hommes de bonne volonté t. cria tout à coup notre lieutenant.
Je fus s'ir pied aussitôt. La plupart de mes camarades étaient
debout. — Il s'agit de retourner aux créneinx et vivement l cria le
lieutenant. — Nous partîmes tous en coui-ant. Déjà les chaînes da
pont-Ievis s'abaissaient. Notre élan fat si rapide, que plusieurs
d'entre nous se trouvèrent sur le tablier, suspendus dans le vide,
avant fpi'il eût touché le bord opposé. Arrivée-là, un bwid nova
porta vers les créneaux. Les Prussiens, embusr}ui% de l'autre côtd,
nous envoyaient des décharges terribles [H%sque à bout portant.
On a la fièvre dans ces momens-li, et la bouche d'un canon ne vous
ferait pas peur; mus quelle ne fut pas ma stupéfaction d'apercevdr
en arrivant k mon poste que le revers du créneau était habité > Devast
moi souillait un visage rouge que coupait en deux une longue paire
de moustaches hérissées. Un casque luisait au sommet de ce visage
gui grimaçât. Deux canons de fusil s'abattirent dans l'ouverture du
créneau presque en même temps, l'un menaçant l'autre; mais le
mieo partit le premier. J'entendis un cri étouffé, et le visage roi^ie
disparut. Je ne me risquai pas i, regarder de l'autre côté. Lee mo-
biles rangés le long do rempart tiraient toujours, et qudqnes-a»es
de leurs balles arrivaient dans le clos où nous restions accroupis;
mais les Prussiens nous donnaient trop de besogne pour qu'aucun
de nous eût le temps de s'occuper de ce qui se passait derrière lui.
Une violente détonation cependant me fit toamer la tète : c'élail
le canon dont un premier coup avait attiré l'attention des batteries
prussiennes qui envoyait des paquets de mitraille aux maisoos voi-
sines pour en déloger les Bavarois. Des cartoaches de chassepot lui
avaient fourni la poudre et les balles- A la pi'i^mière décharge» les
soldats à la veste bleue ou couverts de la loiu^e capote grise sau-
tèrent comme des rats surpris par use explosion dans leur greiûer.
Les plus agiles bondissaient par-dessus ks murs et les enclos; ka
plus fins ou les plus timides rampaient çà et lÀ, pn^ttaol du moiikdre
pan de muraille, des piiadn terrain, des obslactes-épars sur la route,
pour dissimuler leur présence. D'autres, qui ue voulaient pas cecu:-
,, Google
sÉciTs d'un soldat. 161
1er, se faisaient un abri de quelque bout de haie ou d'une botue
jetée à l'angle d'une maison, et continuaient à tirailler. Prussiens
est Français, nous étions tous en embuscade, le n'avais qu'un peUt
nombre de cartouches, et )e les ménageais. Mes camarades et moi,
nous u'éctiangioDS que de rares monosyllabes. Les yeux, les oreilles,
les pensées, j'àme et le cœur, tont appartenait k ia bataille. On vou-
lait tuer, tuer encore, toujours tuer. Du bout du fusil, on cherchait
sa proie; ou avait des joies subites et des sourires nerveux quand
UD corps tombait et augmentait la ceinture de cadavres qui bordait
la palissade. On m'avait parlé de la fièvre épouvantable que donne
la chasse à l'homme : j'en avais l'abominalile /eu dan» les veines.
Oq ne savait rien de la bataille, dont les bruits retentissaient de-
puis le matin. Un horizon de famée nous entourait; mais on com-
prenait, à la violence des détonations, qu'elle se rapprochait de plus
en plus. Nous sentions vagueraoïi que l'armée allait être prise dans
Sedan. Elle s'y engouffrait leutenwnt. Autour des remparts, des
toorbillons d'homotes s'agitaient pêle-mêle, les cavaliers avec les
lantassins. Tout à coup la nouvelle qu'un armistice de vingt-quatre
beures venait d'être signé drcula avecla rapidité de l'étincelle élec-
trique. Presque ausaitàt le drapeau blanc fut arboré sur le rempart.
— Voilà le chiffon 1 me dit un louave d'Afrique en me poussant du
coude. — Tous, nous nous mîmes à te regarder d'un air d'hébéte-
ment. A la furie de la bataille succédait une sorte d'anéantissement.
J'essuyai macbioalement mon fusil, dtnit la culasse était noire de
poudre, et dont le canon fumait. Mes camarades grondaient entre
ens : — Et l'bonune aux graines d'épinard de ce matin, où donc
est-il? En voilà des généraux qui ne valent pas un capoiall mur-
mura l'un d'eux.
Je me rappelai en effet que dans la matinée un olBcier sup^eur,
général ou colonel, je ne sais lequel, qui commandait à la porte de
Parie, était passé dans nos rangs, et, relevant la tête d'nn air d'im*
portance, prenant une pose fastueuse ; — Mes enfans, avait-il
dit, vous êtes les souaves d'Afrique; je m'engage ti vous faire passer
suc le ventre des Prussiens et à vous ramener i, Paris ) — Nous n'a-
vions plus à passer sur le ventre de personne, et de soldats nous
allions devenir prisonniers.
Les batteries prussiennes continuaient k tirer, tan^ que le dra-
peau blanc continuait à flotter. Mon pauvre détachement, diminué
de quelques bommes, descendit le rempart et s'engagea dans la
me de Paris, où, réuni à d'autres compagnies, il forma une haie
d'honneur. Les obus éclataient çà et ijt, faisant voler le plâtre et les
briques. Noos avions l'arme au pied. liCa plus vieux hocliaient la
tôte. On ne leur avait rœa dit, et ils avaient la certitude que c'était
finà. Aucun de bous ne savait ce que nous laisioas là. Que nous im-
C.ooglc
162 BETDE DES DEUX MONDES.
portât du reste? Le vol des obus qui ricochaient sur les pavés ou
égratignaient au passage Ift façade des maisons nous lùssait iadiffé-
rcQS. Des officiers, des aides-de-camp montaient et descendaient la
rue. L'un d'eux se dirigea vers le rempart, et fit appeler le portier-
consigne, qui requit une corvée de quelques bommes. — Bien sûr
on attend un parlementmre ! me dit mon voîmd. — Mes regards se
portèrent vers la voûte que j'avais si souvent traversée, et où l'on
distinguait sur la pierre noire la trace blanche des balles.
Le poDt-levis abaissé, les barrières ouvertes, un colonel bavarois
accompagné d'un trompette traversa nos rangs. Des officiers fran-
Çiùs lui faisaient escort<3. Tous les yeux le suivaient; il portait le
casque et la grande capote grise. C'était un bomme grand, maigre
et blond. Ses yeux pâJes, couleur de faïence, clignotaient sous ses
lunettes d'or en nous regardant. Un trompette, qui le suivait d*an
pas métbodique, avait une longue figure blafarde sur laquelle deux
énormes favoris rouges traçaient un arc de cercle. Il porlwt une sorte
de bonnet à poil et l'uniforme rouge des hussards prussiens. Son
rayon visuel, maintenu par la discipline, avait pour objectif les
épaules de son colonel. L'attitude de celui-ci offrait un mélange
d'insolence et d'embarras. 11 avfùt à peine fait une centaine de pas,
lorsqu'un obus, parti des lignes prussiennes, vînt tomber à dix mè-
tres de lui. 11 eut un tressaillement, et se tournant vers ceux qui
l'accompagnaient : — Messieurs, je vous demande mille pardons;
c'est une impolitesse que nous faisons là. Nos batteries n'ont cer-
tainement pas vu le drapeau blanc... C'est incroyable I
Cette H impolitesse, " comme disait le colonel prussien, avait coûté
la vie i. deux pauvres diables, et, comme on les emportait sur quatre
fusils: — Ab! mille pardonslrépéta-t-il tout en continuant sa roule.
— ■ Un peu moins d'obus et un peu plus de silence eussent mieux
fait l'affaire de Sedan. Les projectiles y tombaient toujours, tuant,
blessant, effondrant. Le drapeau blanc hissé sur le rempart ne met-
tait point de terme à l'attaque, et n'empêchait que la défense. Ce-
pendant vers six heures du soir le feu se ralentit, et petit à petit
il s'éteignit. Un silence morne, plein de bourdonnemens et de ru-
meurs tristes, s'abattit sur la ville. On nous avait défendu de re-
monter sur les remparts. Malgré cette interdiction formelle, le»
soldats s'y pressaient. L'un d'eux, dans une minute d'exaspération,
lâcha un coup de fusil. Des hurlemens féroces lui répondirent. Nos
officiers accoururent. Un capitaine se dévoua, et, pour éviter une
rixe imminente, se rendit auprès d'un colonel prussien qui avait le
commandement hors des murs, et lui porta des excuses. Le pont-
levis auprès duquel j'avais brûlé mes premières cartouches était
resté abaissé. Deux sentinelles françaises se promenaient sous la
voûte, et deux sentinelles prussiennes leur faisaient vis-à-vis sur
nigiUrrlbyGOOglC
RECITS OUN SOLDAT. 153
le revers du fossé. Je ne sav&is que faire. J'allais de long en large,
quelquefois seul, quelquefois avec un camarade. On échangeait
quelques mots au passage. La colère faisait tous les frais de l'entre-
tien. Je n'étais plus soutenu par l'ardeur de la lutte. Une immense
réaction se faisait, suivie d'un Immense accablement. Je tombai par
terre plus que je ne m'y couchai, et m'endormis d'un lourd som-
meil.
Une clameur horrible me réveilla vers neuf heures. A peine ou-
verts, mes yeux furent éblouis par la clarté d'un incendie que l'ar-
mée prussienne saluait d'un hurrah frénétique. Trois ou quatre
maisons flambaient dans la nuit. Enveloppé de mon fidèle tar-
tan, je restai étendu sur le dos, regardant brûler cet incendie
qui projetait de grandes lueurs sur le ciel. La voix du canon aurait
pu seule me tirer de mon immobilité. Je n'avais pas bien le senti-
ment de mon existence. Des zouaves dans toutes les attitudes dor-
maient, ou fumaient la pipe autour de moi. Que de choses s'é-
taient passées depuis deux jours I Je regardais mes mains noires de
poudre. Un bruit sourd et continu me tira de cet anéantissement.
Des masses épaisses et sombres marchaient dans l'obscurité de la
nuit, et passaient devant moi : c'étaient les débris de l'armée qui
avait perdu la bataille suprême. Vaincue et brisée, elle se rangeait
autour des remparts. Des régimens de ligne entiers suivaient l'in-
fanterie de marine, qui avait si vaillamment payé la dette du sang.
Beaucoup d'entre eux n'avaient même pas donné. Des rumeurs con-
fuses sortaient des rangs. Des mots sans suite nous apprenîùeDt
que le maréchal de Mac-Mabon avait été blessé, — quelques-uns
le disaient mort, — et que des mains du général Ducrot le comman-
dement avait passé aux mains du général Wimpfen. L'éclair vacil-
lant des baïonnettes reluisait au-dessus des képis. Cette foule énorme
marchait d'un pas lourd : elle portait le poids d'une défùte. Une
partie de la nuit se passa dans ce tumulte. J'ouvrùs et je fermùs
les yeux tour & tour : des bataillons suivaient des bataillons; je les
entrevoyais comme dans un rêve.
Le matin me trouva sur pied. Il y avait dans la ville un encom-
brement de soldats de toutes armes confusément rassemblés dans
les rues et sur les places publiques. Cette multitude, où l'on ne
sentait plus les liens de la discipline, bourdonnait partout. Des sol-
dats qui portaient des lambeaux d'uniforme erraient à l'aventure.
C'était moins une armée qu'un troupeau. Soudain un mouvement
se fit dans cette masse. Une voiture parut attelée à la Daumont. Un
homme en tenue de ville s'y faisait voir portant le grand cordon de
la Légion d'honneur; un frisson parcourut nos rangs : c'était l'em-
pereur. 11 jetait autour de lui ces regards froids que tous les Pari-
siens connaissent. 11 avait le visage fatigué; iJlais aucun des mus-
, Cooglc
16A RErUB BBS DEDX MOIIBES.
dea de ce visage pile Dtf remoait. Toute son attentioa sonblait
absorbée par une cigarette qu'il roulait entre ses doigts. Oo de-
vinait mal ce qu'il allait Caire. A câté de lut et devant lui, troîi
généraux échaDgeaieot quelques paroles à demi-voix. La calèche
marcbait au pas. II y avait comme de l'épouvanie ^ de la colère
autour de cette voiture qui emportait un empire. Un piqueur à, la
livrée verte la précédait. Derrière venaient des écuyers chamar-
rés d'or. C'était le méoie appareil qu'au tempa où il allait sur ta
pelouse de Loogchamps assister aux courses du grand prix. Deux
Bois à peine l'en séparaient. Ou penchait la tête eu avant pour
■Dieux voir Napoléon 111 et son état-major. Une v<nx cria ; Vive
l'empereur ! une voix unique. Toute cette foule armée et sileDcieuae
avait le vague sentiment d'une catastrophe. Un bouuse s'élança au-
devant des chevaux, et, saisissant par le)t jambes un cadavre étenda
au milieu de la rue, le tira violemment de côté. La calèche passa;
j'étoulTais. Quand je ne vis plus celui que plus tard on devait appe-
ler l'homme de Sedan, un grand soupir souleva ma pottriDe. Cclot
qui avait dit ; L'empire, c'est Lt paix, disparaissaii dans la guerre.
Le spectacle que présentait alors Sedan était navrant. Ob se figure
mal une ville de quelques milliers d'âme» envahie par une armée
en déroute. Des soldats endormis gisaient au coiu des rues. Plus
d'ordres, plus de commandement. Des familles pleuraient devant
les portes de leiu-s maisons visitées par les obus. Il y avait un four-
millement d'hommes partout; ils étaient, comme moi, dans la stu-
peur de cet épouvantable dénoùmeot. J'errai à l'aventure dans la
ville. IX;a figures de connaissance m'arrêtaient çà et là. Des ex-
clamations s'échappaient de no» lèvres, puis de grands soupirs.
Le hruii commençait à se répandre que l'empereur s'ttait rendu
au quartier-général du roi Guillaume. Les soldats, Turieux, ne lui
épargnaient par les épithètes. On lui faisait un crime d'être vivant.
Les officiers ne le aiénageateut pas davantage. On quesliooaait ceux,
— et le uombre en étaii grand, — qui l'avaient vu passer dans sa
calèche à quatre chevaux. L'histoire de la cigarette soulevait des
explosions de colère. — La Bonaparte! disait^-on.
Vers deux heures, un caporal de ma comp.-gnie m'avertit que tes
louaves qui occupaient la porte de Paris avaient reçu ordre de ral-
lier ce qui restait du régioient, campé sur la gauche de la cita-
delle en faisant face à la Belgique. J'y trouvai quelques centaines
d'hommes sur lesquels la furieuse bataille qu'ils venaient de tca-
verser avait laissé d'épouvantables tracea. Quelques-uns accrou-
pis par terre rafistolaient des lambeaux d'unitbrme; d'autres pan-
saient des blessures qu'ils dédaignaient de poner ik l'ambulance.
Le lendemain, — je ne l'oublierai jamais, — on alficha partout
■ Google
Biens d'kN SOLDAT. 155
la proclaiDation du générai de WimpfeD, qui avait aigfié 1& capUn-
latioa de la ville et de l'armée'. Iota noua étions priBonateca de
guerre.
11 n'y eut plus ahn» ai frein, ni discipline; l'aniiâe était comme
afiblée. Des groupes énormes s'arrètaieBt aux places, où l'affiche
était collée: il en sortait des imprécations. Ce mot doot on a tant
abusé depuis, tralàsenî voyait de bouche eu bouche. On éuùt li-
vré, reedn t Après avoir été de la cfaair à canon, le soldat devenait
de la chair à raoanate : tajit d'hommea, tant à'or. Un bourdonne-
ment terrible remplissait la ville. On ne saluût plua les généraux.
Des bandea passaient ea voeiférant le long des rues, et s'agitaient
dans cette enceinte trop étroite pour leur foule. Il y avait ^ et là
comme des boules faites de cuirassiers, de hussards, d'artilleurs,
de dragoos, de ligoards. L'ivresse s'abattait partout. Uu mot ne me
sortait pas de la tète : prisonnier l et j'avais fait nne campagne de
trois jours! Je leocootrai mon coanoandant : — Eh bien? me dit-il.
it ne trouvai pas mue parole k lui répondre. 11 me serra la main et
passa. Il y avait des visages sur lesquels on lisait un désespoir ter-
rible. On s'accoslail, on se quittait, on se reprenait. Le vieux souave
qui m'avait pria en amitié d^Kiis les palissades marchait à c6té de
moi. 11 riait dans sa barbe semée de ûls d'argent. — Prisonnier I sus-
tu ce que c'est, petit! me disait-il. C'est du paio nûr, de l'eau, des -
casemates, de la terre à remuer, quelquefois des coups... Et pas un
bhn de tabac à fumer I Des zouaves prisonniers I Les conscrits un
jour ne te croiront past Ça ne s'était jamais vu. Et dire qu'on m'a
&it revenir d'Afrique poor çal Être pris dans son pays comme un
rat dans nue sooriciëre quand oo a passé par Inketmann et Solfe-
rino, c'est drôle tout de mémet Ce sont les Arabes qui vont rirel
Mm) vieux ré^meot abîmé, les officiers aiorts, adieu tes zouaves
du 3' I Toi, tu viens de Paris, ça se voit à. ton ait; moi, j'arrive
d'Oran, et toi et moi nous tomberons en Allemagne!... Est-ce qu'on
n'a paafaiSce qu'on a pu, disZ voyons, dis-le pour voir! — Je crue
un instant qu'il allait me chercher querelle; Û me regardait avec
des yeux furibrada. ie me hâtai de le calniei' en lui jurant que c'é-
tait aussà mon avis. — Alors, vois-tu, c'est la iâute des généiaiu?
avoue-le, reprit-il.
Un tapage abonioable interromint rotre conversa^on. C'était
l'administration qui donnait & piller les subsistances de l'armée, (ha
courait, on se bousculait, on se battait : c'était nne crise aiguë dans
le désordre. Je psdis mon vieux zouave dans la ÏMile comme on
perd de vue on cbevreuil daus une £orèl. Des bandes se ruaient au-
tour dea caisses de iMscnits et des barils de salaisons en poussant
des ois finrmidables. On défonçait à coups de crosse les tonneaux
■ Google
156 HETOE DES DEUI IfOKDES.
de vin et d'eau-de-vie. Le liquide coulait dans les rues. Les plas pro-
ches en avaient jusqu'aux cbevillea. A cent mètres de ce gaspillage
hideux, des régimens mouraient de faim. Les repus vendaient le
produit de leurs rapines aui aflfamés. On mettait aux enchères les
pains de munition et les pièces de lard. Je me tirai comme je pus
de cette cohue qui trébuchait. Après l'indignation, )e dégoût.
Ce sommeU de plomb qui m'avait surpris sur l'herbe aoïc ^>-
proches de la citadelle m'attendait dans le même campement. (Joe
lassitude extrême m'accablait, une lassitude nerveuse qui venait
du cerveau plus que des membres. J'étais littéralement brisé. Au
réveil, je devais entrer dans un cauchemar plus terrible. Les régi-
mens reçurent l'ordre de livrer leurs armes. Non, jamais je n'ou-
blierai le spectacle à la fois superbe et lugubre qui frappa mes
yeux. Un frémissement parcourut la ville. La mesure était comble;
c'était comme le déshonneur infligé à ceux qui restaient des hé-
roïques journées de Spickeren et de Reiscbofen, de Wissembourg
et de Beaumont. Ce fut bientôt un tumulte effroyable. Les vieux
soldats d'Afrique faisaient pitié. Ils se demandaient entre eux si
c'était bien possible. On en voyait qui pleuraient. Hoi-méme, —
et je n'étais qu'un conscrit, — j'avais des larmes dans les yeux.
Ce chassepot que je n'avais guère que depuis trois jours et avec
lequel j'avais fait mes premières armes, ce chassepot auquel j'avais
adapté, en guise de bretelle, un lambeau de ma ceinture de zouave,
et qui sentait encore la poudre, il fallait donc le livrer 1 Je le pris
par le canon, et, le faisant tournoyer au-dessus de ma tête, je le
rompis en deux morceaux contre le tronc d'un arbre. Je ne fusais
d'ailleurs que ce que faisaient la plupart de mes camarades. C'était
partout un grand bruit de coups de crosse contre les murs et les pa-
vés. On n'apercevait que soldats armés de tournevis qui démon-
taient la culasse mobile de leurs fusils, et en jetaient les débris.
Les artillenrs, attelés aux mitrailleuses, en arrachaient & la h&te
un boulon, une vis, en brisaient un ressort pour les mettre hors
de service. D'autres, fous de rage, silencieusement, enclouaient
leurs pièces. C'était dans tout Sedan comme un grand atelier de
destruction; les ofiiciers laissaient faire. Les cavaliers jetaient dans
la Meuse les sabres et les cuirasses, les casques et les pistolets : on
marchait sur des monceaux de débris. Chaque pas arrachait au sol
un bruit de métal ; c'était la folie du désespoir.
Il fallut enfin que la sinistre promenade commenç&t. Je revis la
porte de Paris et le pont-Ievis où j'avais fait le coup de feu. La
longue cohue des prisonniers arriva devant le petit bourg, au-delà
des palissades, d'où nous avions essayé de déloger les Bavarois. Les
maisons en étaient criblées de balles, quelques-unes étaient effon-
drées; mais déjà les corvées prussiennes en avaient retiré les ca-
nigiUrrlb/GOOglC
EÉCITS d'un soldat. 1&7
davres. Des familles tremblaient autour de leurs demeures. Un of-
ficier d'état-major à cheval attendait la coloooe des pantalons
rouges. A mesure que nous passions : — Par ici, messieurs de l'in-
fanterie l Par là, messieurs de la cavalerie ! criait-il d'une voix forte.
Fantassins et cavaliers s'ébranlùent et se rangement à droite et
à gauche. Pendant une heure, ces grands troupeaux d'hommes
attendirent dans ia boue. Cet abattement qui suit les grands désas-
tres les avait saisis. Les plus las se couchaient sur les tas de pierres.
La faim l'emporta sur mon marasme, et, tirant de ma poche un bis-
cuit et un morceau de lard cru, j'y mordis à belles dents. Personne
autour de moi ne savait où nous allions. Au bout d'une heure, la
colonne se remit en marche. La route était détrempée de flaques
d'eau dans lesquelles nous entrions jusqu'à mi-jambe. Échelonnés
le long de cette route, des pelotons composés d'une vingtaine de
soldats prussiens montrent la garde de 60 mètres eo 60 mètres.
Immobiles, ces soldats nous regardaient passer. Ils portaient de-
vant eux une cartouchière ouverte où nous pouvions voir des car-
touches admirablement rangées. Pendant que l'infanterie veillait
sur la masse mouvante des prisonniers, des cavaliers, le pistolet au
poing, couraient à travers champs, et ramenaient ceux qui s'éga^
raient. Les coups de plat de sabre pleuvaient. Nous marchions sans
ordre, oOiciers et soldats pêle-mêle. Le respect avait disparu avec
la discipline. Les capotes grises ne se gênaient pas pour heurter au
passage les manches galonnées d'or. Les cavaliers bousculaient
leurs capitaines. C'était l'anarchie sous l'uniforme, la pire de toutes;
des rixes s'ensuivaient quelquefois.
A l'extrémité de la route que nous suivions s'ouvrait un pont qui
enjambait un canal, et donnait accès dans une sorte d'Ile formée
par une grande courbe de la Meuse, qui dessine un oméga. Les
deux pointes de l'oméga sont reliées par ce canal, qui ferme her-
métiquement i'ile vers laquelle on noua poussait par troupes. Nous
étions dans l'Ile d'iges, ou presqa'lle de Glaires, comme dans une
prison. Une rivière lui sert de mur^lles. Une ceinture d'eau n'est
pas un obstacle moins infranchissable souvent qu'une ceinture de
briques et de moellons. Il m'a été facile d'en faire l'expérience
pendant les quelques jours que j'ai passés dans l'Ile, tournant
autour de mon domaine avec la monotone et patiente régularité des
animaux en cage, qui fatiguent le regard par la constance de leur
marche inutile.
;, ■ Les vieux zouaves jetaient un coup d'œil autour d'eux froide-
ment. Les plus jeunes pressaient le pas pour mesurer l'étendue du
champ qu'on leur livrait. Une tristesse sombre se peignait sur
quelques visages; d'autres, en plus grand nombre, exprimaient
,, Google
158 REVCE IVER MVX MANBE?:.
l'abattement. La colore était tombée. — C'est à présent que les
taquineries vont oommencer, me dit mm voisin.
Le vienx qaî m'avait fait un discoure la veille nat à moi, et,
me frappant sur l'épaule : — Tu dois être oonteot, me dit-il, oa
arrange tes débuts à toutes les eaoces. — Puis ee r 'prOTaut : —
As-tu du tabac? — Ten avals encore une mince prorision au fond
de mes poches ; je lui en offris une pincée. Je compris alors à l'é-
panouissement de son visage quelle place le tabac tient dans la vie
du soldat; une pipe bourrée, c'est l'oubli de toutes les misfres. —
Tn es on bon garçon, me dit-il en me serrant la main d'une façon
à me briser les os. — Je venais de conquérir tm ami qui se serait
fait tuer pour mw pendant cinq minutes.
La presqu'île «4« Claires se compose d'une légère émrnoice dont
les deux versnns ^l'abaissent vers la Meiise; on y découvre un petit
village, une assez grande mûson d'habitation et un moulin. Aa
point de jonction de la rivi^Te et du canal, un barra(>e alimenle les
écluses de ce moulio; de l'autre côté de la Meuse, de grandes prai-
ries s'étendent juçiqu'au pied de collines boisées qui «ouroonesA
l'horizon, et que l'armée prussienne occupait encore-
Dès offîciers prussiens allaient et venaient dans l'tle d'un pas
méthodique et raide, indiquant à chacun des corps dont se compo-
sait cette armée de prisonniers quel emplacement il devait oc-
cuper. Point d'hésitation, point d'embarras. Un jeune lieutenant,
mince et Ihiet, pâle et blond, nous servait de guide. Nmis nous
avancions et nous noos airétions snr un signe de sa main; par mo-
mens, à ce signe muet il ajoutait un mot. Il tenait nn carnet à (a
main, 0% je siq>pos€ que les vain< us dont il répondait étaient clas-
sés par numéros d'<H-dre. Une dernière fors nous fîmes halte «nr
Tdo des versans de t'émrnence. D'une voix claire et nous montrant
le sol Al bout du doigt : — C'est ici, messieurs, nous dit l'oAlcier.
— 11 était huit heures du soir. Soos nos pieds des touflès d'herbes
humides s'étendaient sur un lit de boue. — A»-to choisi ta place?
me dit nn camarade. — Et d'un air de philosophie gouaille^ise : —
Si tu vens la moitié de mon lit, prewis, ajouta-t-il. — 11 venait de
se coucher tout de son long par terre-, je l'imitai.
Quand j'ouvris les yeux, ta rosée et fa pluie m'avaient peroé jus-
qu'aux os ; je pouvais croire que le tartan qui me servait de couver-
ture était tombé dans la rivière. Je grelottais. Il faisait encore nuit;
mais des lueurs ternes gui dessinaient la crête des collines me
faisaient comprendre que le jour n'allait pas tarder & paraître. Je
me levai, et, pour me réchaiifler autant que pour assouvir ma faim,
j'allai dans les champs arracher des pommes de terre. J'avais en
beau fiïuiller dans mes poches, je n'y avais pas trouvé une miette de
■ Google
BKCITS O'UK SOLDAT. 1E>9
biscuit ni une parcelle de lard : je n'avais plus d'autre foumisBeur
que le hasard. Je n'avais pas fait cinquante pas dans la campagne,
que j'aperçus des ombres errant çà et là à l'aveature. Elles se bais-
saieDt vers la terre, et se relevaient par mouveoieiis altersaCifs et
irrégulters. Je cotnpfîs que cette même pensée dont j'^étais fier avait
germé dans l'esprit d'un nombre respectable de soldats. Tous lei
pieds de pommes de terre avaient été proitrement secoués. — Un
peu pins loin, il y en aura encore pour tout le monde, si tu te
presses, me dit itn grenadier. — Je m'écartai. La pluie tombait tou-
jours, k la première clarté dti malin, mes yeuK ravis reconnurent
un troupeau de moutons bnmtant Therbe à i'extrémité d'un champ
voisin. — Des côtelettes! me cria un camarade qui m'avait suivi.
— J'avais déjà pris ma course du côté du berger. C'était un petit
vieux grisonnant qui rêvait sous sa linwusine, les deux mains sur
son bàlon. — Cooibien le moutwiî lui dis-je.
— C'est que je ne suis pas le maîlje, et je ne sais pas si ie pro-
priétaire,... me répondit-il en se grattant l'oreille.
— Dis toujours.
— Dame ! répliqua-t-il en clignant de l'œiL, on pourra croire tout
de m^me que des maraudeurs en ont volé un,... ça s'est vu.
— Certaio^nent.
— Alors c'est quatre francs.
Je lui donnai oent sous, et j'emportai le mouton sur mes i*paules.
On me vit passer en courant avec ma proie vivante. Le bruit se ré-
pandit, comme une traînée rie poudre dans les cauipeinens, qu'un
troupeau de moutons paissait aux environs. Zouaves «t dias^icurs
d'Afrique se mirent en cinif>agne comme des gens pour qui aucune
raizia n'a de mystères. i.a clientèle du berger augmenta à vue d'ceîl.
Il prit goût à sa spécuiauon, «t, ses prétentions augmeniant avec ses
scrupules, la bêle que j'avais eue pour quatre francs en valait qua-
TMite une heure après: le troupeau s'évanouit oomme un brouillard.
J'avais bien l'animal, et il n'était pas maigre, l'tle me fournissait
assez de brons^îlles pour avoir du feu; mais où trouver du sel oa
du poivre? Où découvrir du paia surtout? Rediercbes, offn-s bril-
lantes, sujtplicatious, rien ne me réussiL Mon conpagDoa n'avait
pas été plus heureux. 11 fallut se résigner à s'asseoir autour d'un
quartier de nwnton accommodé à la diable dans sa graisse. On l'a-
valait, on ne )e mangeait pas. Quelques pommes de terre cuites
sous la cendre me con^ilaient un peu. Nous eûmes du mouton, du
même mouton , à dîner et à déJKaner pendant (rois jours. \a faim
seule pouvait combatire l'aversion qu'il ni'inspiraiL Une beui'6 vint
où il n'en resta plus un débiis. J'eus l'ingratitude de m'en ri^jotùr.
Les Iristessp.s et la sobriété farouche des jours suivans l'ont l^au
vengé. Pendant le règne du mouton, j'avais eu des instans de
, Google
160 BEVUE DES DEUX HONDES.
volupté; ils m'étaient olTerts par des camarades sous la forme d'un
quart de biscuit ou d'un peu de café. Ces magniGcences m'ébloui»-
saient. Elles ne durèrent qu'un temps; mais ce qui metuit le comble
à mon extase, c'était une cigarette. J'avais usé de ma petite pro-
vision de tabac avec la prodigalité d'un fils de famille qui croit que
les cantines suivent le soldat dans toutes ses aventures; j'avais
compté sans la captivité.
Un matin, errant sur la lisière de mon campement, j'aperçus un
groupe de soldats qui gesticulaient avec une animation singulière.
Des exclamations sortaient de ce groupe. Je m'approchai, et vis un
zouave qui, debout au milieu d'un cercle avide, mettait aux en-
chères une cigarette dont l'enveloppe de papier contenùt uo mé-
lange bizarre de poussière de tabac et de mie de pùn ramass<.^es
avec les ongles au fond des cavités que recelait son large pantalon.
On olTrait ce qu'on avait, quatre sous, cinq sous, dix sous, quinze
sous, non pas pour l'acquérir et en faire sa propriété exclusive, mais
pour obtenir le droit précieux d'aspirer un certain nombre de bouf-
fées. On poussait comme dans une salle de vente. Un caporal of-
frit un franc. Je doublai son enchère, un frémissement parcourut
l'auditoire, et, au prix de quarante sous payés comptant, le droit de
fumer un tiers de la cigarette, avec le privilège de commencer, me
fut adjugé. Les autres adjudicataires se rangèrent autour de moi, et
la cigarette mesurée et mnrquée d'un cei-cte noir au tiers de sa lon-
gueur, dix paires d'yeux suivaient les progrès du feu tandis que je
la tenais entre mes lèvres.
Pendant les deux ou trois premiers jours, il y avait eu des heures
de pluie et des heures de soleil. On employait celles-ci à sécher
l'insupportable humidité occasionnée par celles-la; mais un matin
le ciel parut tout noir, et la pluîe se mit à tomber avec une persis-
tance et une régularité qui pouvaient aisément faire croire qu'elle
tomberait toujours. Vers le soir, mouillé comme une éponge qui au-
rait fait une chute dans une rivière, on me recueillit dans une tente.
Sept ou huit soldats se pressaient dans un rspace où trois ou quatre
auraient peut-être pu s'étendre. J'étais en outre arrivé le dermer, et
je dus m'allonger au bas bout de la tente. Après une heure de som-
meil, de larges gouttes d'eau froide qui s'aplatissaient sur mon vi-
sage me réveillèrent. Un sergent que mes mouvemens tracassaient
ouvrit les paupières nonchalamment. — Ça, me dit-il, c'est la pluie.
— Merci, répliquai-je, et, prenant une autre posture, je me fis un
rempart démon capuchon. Au bout d'une autre heure, j'éprouvai
vaguement la sensation d'un homme qu'on plongerait brusquement
dans un bain froid. Il me semblait qu'un robinet invisible versait
avec obstination un torrent d'eau glacée autour de mon corps. Un
ùlsson acheva de me réveiller. Le rêve ne m'avait pas trompé : j'é-
nigiUrrlbyGOOglC
RÉCITS d'uK soldat. 161
tais dans une mare. L'eau clapotait le long de mes épaules et de
mes jambes. Je sautai sur mes genoux. Le sergent qui déjà m'avait
parlé risqua un coup d'œîl de mon côté, et m'aperçut dans ma bai-
gnoire. — Ça, reprit-îl, c'est les rigoles. — Je n'en pouvais douter.
La pluie avait rempli les rigoles creusées autour de la tente et au
bord desquelles je me trouvais. Elles débordaient sur moi.
I! était dis heures, je misselais. Autour de moi, on ronflait. J'aban-
donnai la tente et achevai ma nuit en promenades. C'est dajis ces
momens-là que l'on devine la douceur des occupations qui vous pa-
raissaient fatigantes autrefois. — Je revoyais en esprit la petite
chambre voisine de la rue de Ttirenue, la cheminée flambante, la
tasse de thé, la table auprès desquelles j'avais passé des heures à
la clarté d'une lampe placée entre des livres. — Et j'avais pu me
plaindre du travail nocturne 1
Le jour arriva. La pluie continuait à tomber avec la même abon-
dance et la même tranquillité. Les rives de la Meuse s'enveloppaient
d'un rideau de brume. Les Prussiens avaient commencé une sorte
de distribution sommaire; elle se composait d'un demi-biscuit par
homme et pour deux jours. On y courait cependant. C'était une dis-
traction encore plus (ju'un soulagement. Malheur à qui laissait traî-
ner un morceau de cette maigre pitance! On avait pour boisson l'eau
de la rivière, à laquelle on allait par troupes remplir ses bidons.
Ce régime et cette température faisaient des vides parmi les pri-
sonniers; qui tombait malade était perdu. Un cas de fièvre était un
cas de mort. Point de médecins et point de médicamens. On avait
la terre pour dormir et im quart de biscuit pour ne pas mourir de
faim. J'avais fait la connaissance d'un chasseur d'Afrique, engagé
volontaire comme moi. C'était un garçon qui avait le visage d'une
jeune fille, et avec cela vif comme un oiseau et brave comme un
chien de berger. Rien n'avait de prise sur ce caractère robuste,
ni la fatigue, ni les mésaventures. A chaque nouvelle épreuve, il
secouait ses épaules comme un terre-neuve qui sort de l'eau. Didier
ne tarissait pas en histoires incroyables. J'ai toujours pensé que ma
nouvelle connaissance était de cette famille de Parisiens qui, leur
patrimoine croqué, s'arrangent d'un sabre pour avoir un cheval. 11
était porté pour la croix. Un jour il m'offrit son quart de biscuit. —
Et loi? lui dis-je.
— Je n'ai pas faim.
Et comme j'hésitais : — Un de ces jours tu me rendras un gigot,
si tu trouves encore un mouton, reprit-il en riant.
II me tendit la main, et s'éloigna. Je remarquai qu'il avait les
yeux tristes. Le souvenir de ces yeux me poursuivit tout le soir. Le
lendemain, errant sur un chemin, j'avisai quatre soldats qui por-
,, Google
102 EEVUB DES DEOX MONDES.
taieat un mort sur use civière. — Sais-tu qui passe là? me dit un
sergent de ma compagnie.
— Nou.
— C'est ton chasseur.
Je courus vers la civière : c'était Didier en elTet. — On savait chez
nous qu'il était perdu, me dit l'un des cavalieis qui le portaient. —
Je me mis à marcher derrière lui, les yeux gros de larmes.
On ne pouvait sortir sans rencontrer un de ces cortèges sinistres.
Ordinairement le cadavre était couché sur un brancard fait de deux
morceaux de bois reliés par deux traverses. Quelquefois encore
quatre soldats le prenaient par les jambes et les bras, et le je-
taient dans une fosse creusée à la hâte et recouverte bien vite de
quelques pelletées de terre. Deux ou trois camarades suivaient le
corps. Le lendemain, on n'y pensait plus... C'était comme une
grande loterie.
Les heures dans cette pluie et cette inaction éuûent longues et
lourdes. On en perdût le plus (ju'on pouvait en promenades çà et
là. Les bords de la Meuse nous attiraient. On ne pouvait faire une
centaine de pas sur la rive sans voir descendant au fil de l'eau des
cadavres d'hommes et de chevaux. On en rencontrait d'autres
échoués dans des touffes d'herbe, là un chasseur de Vincennes, là
un uhlan. Tous les corps des deux armées y avaient laissé quel-
ques-uns de leurs représentans. On y faisait un cours d'unifoiines
in anima vili. 11 y avait des heures, quand il ne pleuvait pas, où
je ne pouvais m'arracher à ce lugubre spectacle. Je regardais les
cadavres que le cours du flot emportait lentement, ou qui restaient
pris entre les joncs dans des attitudes terribles. 11 en était parmi
eux qui, vivans au mois de juillet, avaient peut-être chanté le Rhin
allemand sur les boulevards de Paris. Leur agonie s'était termiuée
dans la vase. La première fois que je m'étais avancé du côté du
moulin, j'avais vu sur le baiTage, accrochés parmi les pierres, les
corps de deux soldats, un Français et un Prussien, que le remous
des eaux balançait. Ce mouvement vague, qui faisait par intervalles
rouler leurs têtes et leurs bras, leur prêtait un semblant de vie qui
avait quelque chose d'effrayant. Us y étaient encore quatre jours
après. Des oiseaux voletaient au-dessus du barrage. Le soir, aux
lueurs incertaines qui tombaient d'un ciel gris, ces formes vagues
qu'on voyait flotter sur la rivière prenaient des aspects étranges.
L'imagination y avait sa part; mais le spectacle dans sa réalité crue
avait par lui-môme un caractère épouvantable.
Je me rappelle qu'un matin, en allant remplir mon bidon dans
un pli du rivage où jusqu'alors le hasard ne m'avait pas conduit,
un de mes camarades me poussa le coude : — Regarde, me dit-il.
— Je levai les yeux et aperçus sur un Ilot de sable, à quelques mè-
RÉCITS d'un soldat. 168
très du rivage, le corps d'un cuirassier dont la tète disparaissait à
demi sous un lit de longues herbes. Ses jambes, chaussées de lourdes
bottes, et son corps, sur lequel étincelait la cuirasse, saillaient hors
de l'eau. Sa main gantée reposait sur la vase et s'était nouée autour
d'une touiïe de glaïeuls. Deux ou trois corbeaux battaient de l'aile
autour de l'Ilot : on pouvait croire à l'attitude du pauvre cuirassier
que la mort l'avait surpris là. Il avait le visage déchiqueté. L'image
de ce cuirassier me poursuivit longtemps. Quand je portai à mes
lèvres le bidon rempli de l'eau puisée dans l'anse qui l'abritait, ma
main le laissa retomber sans pouvoir en avaler une gorgée.
Il n'était pas rare de rencontrer dans nos promenades des groupes
de soldats accroupis autour du cadavre d'un cheval qu'ils avaient ■
tiré de la rivière, et sur lequel ils taillaient des lanières de chair
avec leurs couteaux. Quelquefois ils grondaient comme des dogues
qu'on dérange dans leur immonde repas. Je n'avais jamais voulu
de cette chair nauséabonde; mais la faim me tourmentait. On a vite
fini de broyer entre ses dents le quart d'un biscuit, si dur qu'il soit;
on ne découvrait presque plus de pommes de terre, tant des mains
par milliers en avaient retourné les champs. Un jour que je serrais
ma ceinture après avoir vainement fouillé vingt sillons : -— Écoute,
me dit un camarade avec lequel j'avais partagé quelques lambeaux
de mon mouton, il y a le moulin.
— Je le connais; j'ai même rôdé par là hier encore. Ni poules, ni
canards, rien.
— Pas sûr; moi, j'ai l'œil.
Et mon Marseillais porta le doigt à l'organe dont il parlait avec
ce geste expressif que connaissent tous ceux qiù ont traversé la
Canebière. C'était un garçon avisé, qui avait le flair d'un chien de
chasse pour la nourriture. — Explique-toi, repris-je.
— Eh bien ! s'il n'y a plus de volailles au moulin, le meunier a
encore quelque chose.
— De la farine I m'écrki-je avec joie, du pain peut-être !
— Non, mais du son; viens voir.
Mon enthousiasme s'était refroidi, cependant je suivis ie cama-
rade. — Et il y en aura pour moi, n'est-ce pas? car ça se paie, me
dit-il en courant. — Je lui répondis par un signe de tête afllrmatif,
et nous arrivâmes au moulin. Il y avait déjà qpieue. — Voilà ce que
jecraignaisl s'écria mon Marseillais avec un accent désespéré rendu
plus vif par le dépit.
Le meunier vendait à tout venant muni de pièces blanches le
son de son moulin, qu'il débitait parcimonieusement par petites
portions. La livre de son coûtait quarante-quatre sous, et, pour en
avoir, il fallait attendre deux ou trois heures. Ma livre de son payée,
je l'emportai et la délayai dans une gamelle pleine d'eau... V%NÙa
16â RETDE DES DBDX XOMDES.
ainsi deux services à mon menu, un quart de biscuit sec et une
écuelle de son mouillé.
Cette existence, irritée par la misère, commençait à me peser
lourdement. Pîen ne me faisait prévoir qu'elle dût bientôt prendre
fin. Des olficiers auxquels on avait d'abord remis la garde des pri-
sonniers, la surveillance était passée aux sous-oflîciers : ils avaient
la charge des distributions, qui n'arrivaient plus intactes aux sol-
dats. Le grand découragement amenait un grand désordre. Chacun
tirait à soi. Qui pouvait voler la part d'un camarade la gardait.
II y avait des querelles pour un biscuit perdu. Quelques géné-
raux faisaient ce qu'ils pouvaient pour améliorer le sort de leurs
soldats, le général Ducrot entre autres, qui jusqu'au bout mit tout
en œuvre pour leur venir en aide; mais l'autorité allemande faisait
la sourde oreille à leurs réclamations. On périssait dans la fange. A
ces privations, qui avaient le caractère d'une torture, s'ajoutaient des
spectacles qui me faisaient monter le rouge au front. Des officiers
prussiens visitaient l'Ile à toute heure et sans façon, avec des airs
d'arrogance, pour les besoins de leur remonte personnelle, faisaient
descendre les officiers français de leurs montures et s'en emparaient
avec la selle et les harnais. Je voyais mes malheureux compatriotes
mordre leurs lèvres et mâcher leurs moustaches. Quelques-uns de-
venaient tout blancs. L'un d'eux, mit la main à sa ceinture, et de-
manda & celui qui le dépouillait s'il ne voulait pas aussi sa montre.
— Ick vorsiche nicht (je ne comprends pas), — répondit le Prussien,
qui savùt parfaitement le français.
Il y a des choses qu'il faut avoir vues pour y croire. On a le cœur
serré quand on y songe. Un de ces Prussiens armés d'éperons qui
parcouraient Die rencontra un jour un oITicier français qui passait à
cheval, et t'invita à descendre. Un prisonnier n'a presque plus le
caractère d'un homme. L'officier obéit. Le Prussien se mit en selle,
et, après avoir fait marcher, trotter, galoper le cheval, inclinant la
tète d'un air froid : — C'est bien, monsieur, je le garde. — Au-
cune résistance n'était possible. Il fallait se soumettre à tout; mais
on avait la mort dans l'âme. Je commençai sérieusement à penser
à une évasion. Malheureusement il était plus facile d'y songer que
de l'exécuter. Un seul pont jeté sur le canal donnait accès dans
l'Ile. Ce pont étùt gardé par deux pièces de canon mises en bat-
terie, la gueule tournée vers nos campeniens. On savait qu'ils étaient
chargés. Un poste nombreux veillait tout autour, les armes prêtes.
De ce côté-là, rien h. espérer; de l'autre côté de la Meuse, cour-
bée en arc de cercle, des pelotons de soldats bivouaquaient de dis-
tance en distance, et dans l'intervalle de ces bivouacs, séparés les
uns des autres par un espace de cinq cents mètres à peu près, se
promenaient, le fusil sur l'épaule, deux ou trois sentinelles qui
RÉCITS d'un soldat. 165
ne perdaient pas notre lie de vue. Quand la nuit venait, on dou-
blait le nombre de ces sentinelles. Des détonations qui me réveil-
laient pendant mon sommeil ou troublaient mes promenades sous la
pluie nocturne, et dont je comprenais la sinistre signification, m'in-
diquaient suffisamment que ces sentinelles faisaient bonne garde.
Une nuit cependant, n'y tenant plus, et redoutant de trouver en
Allemagne des lies phis tristes encore, je me décidai k tenter l'aven-
ture. Je me dirigeai donc vers la Meuse. Le ciel était sombre, la
rive déserte. De l'autre côté de l'eau, on voyait les feux de bi-
vouac allumés. Malgré l'obscurité qui étendait un voile gris sur le
fleuve, on distinguait à la surface claire des eaux des formes incer-
taines qui flottaient mollement. Elles s'effaçaient et reparaissaient.
J'hésitai un instant, puis enfin, me déshabillant de la tâte aux pieds
et ne gardant qu'un caleçon, j'entrai dans la Meuse; j'avais déjà de
l'eau jusqu'à mi-corps, et la pente du sol où je marchais m'indi-
quait que j'allais bientôt perdre pied, lorsqu'une masse noire passa
lentement devant moi, et m'eflleura la poitrine, contre laquelle je
la sentis fléchir et s'enfoncer. Un horrible frisson me parcourut le
corps : cette perspective de nager au milieu d'un fleuve noir qui
m'offrait des cadavres pour compagnons de route me fit trembler;
Je venais d'être saisi d'une peur nerveuse, d'une peur irrésistible,
et, reculant malgré moi, les yeux sur cette masse indécise qui
s'en allait à la dérive, à demi paralysé, je regagnai le bord, où je
m'assis.
Le lendemain, au plein jour, je retournai à l'endroit même où
j'avais tenté le passage de la Meuse. A quelques pas de la rive, où
l'on distinguait encore l'empreinte de mes pieds nus, en aval, sur
un banc de vase tapissé de quelques joues, le corps d'un jeune
turco, que je n'y avais pas vu la veille en inspectant les lieux, était
échoué, le visage dans l'eau qui le découvrait et le recouvrait à
demi dans son balancement doux. Ses deux mains, étendues en
avant, plongèrent dans la vase. On me raconta qu'il avait essayé de
s'évader dans la soirée, et que les sentinelles prussiennes l'avaient
fusillé. Atteint de deux ou trois balles, il n'avait pas eu la Xorce de
regagner le bord. Peut-ôtfe était-ce là ce corps qui m'avait effleuré
au moment où j'allais me jeter en plein fleuve; peut-être encore
ai-je dû la vie à ce pauvre mort. Je renonçai à ma première idée de
demander à la Meuse des moyens d'évasion, sans renoncer toutefois
à mon projet : il ne s'agissait que de trouver une occasion meilleure.
Si la Meuse charriait des cadavi'es huit jours encore après la ba-
taille, notre Ile vomissait des morts ; on en comptait par centaines.
C'étùt comme une épidémie. L'autorité prussienne fmit par s'in-
quiéter de cet état de choses. La contagion pouvait gagner l'armée
-victorieuse comme elle décimait l'armée vaincue. — Tu sus, me
100 REVDB DES DEDX HOKDES.
dit QD jour l'uD de mes compagnoos de tente, les trains d« plaiair
pour la Prusse vont commencer bientôt I — Le lendemain en effet,
on faisait évacuer les malades. J'en vis partir qui se traînaient à
peinel Le lourdes oITiciers devait venir après celui des malades.
Chacun d'eux avait le droit d'emmener un ordonnance. Ce fut pour
moi comme un trait de lumière, et je courus auprès du commandant
H... pour obtenir la faveur insigne d'être promu aux fonctions de
brosseur. 11 accueillit favorablement ma demande, et me présenta à
un capitaine. J'arrivai à propos ; ce poste de confiance était sollicité
par un grand nombre de candidats, et quelques-uns avaient des
titres peut-être plus sérieux à faire valoir que les miens. Je l'em-
portai cependant, grâce à l'appui du commandant. J'en donnai la
nouvelle à mes camarades de lit sous cette tente dans laquelle il
pleuvait tant. — Brosseur déjà I s'écria le plus vieux de la bande.
Dana la soirée, on m'avertit de me tenir prêt à, la première heure
du jour. Je comptai sur la pluie pour m'empècher de dormir; elle
ne trompa point mon espérance, et le 10 septembre, au matin, je
pris le chemin du pont, après une dernière visite au moulin. Lee
deux pièces de canon étaient h leur place, les Prussiens sous les
armes. La troupe de ceux qui devaient former un nouveau convoi
s'y rassemblait. Il avait été décidé que les officiers, à partir du
grade de capiteine inclusivement, monteraient dans des espèces de
chariots garnis de planches. Les lieutenans et les sous-lieutenans,
avec les ordonnances, devaient marcher à pied.
Un colonel prussien qui était en surveillance à l'entrée du pont
donna un ordre, un aide-de-camp cria : En route ! et la colonne se
mit en mouvement. Le pont franchi, nous suivîmes pour rentrer k
Sedan le môme chemin que nous avions pris pour en sortir. La co~
lonne s'y arrêta un instant. Cne pièce de monnaie à la main, et
profitant de cette halte, je me présentai devant la boutique d'un
boulanger, à la porte duquel s'allongeait une queue de prisonniers.
Des soldate prussiens se mêlaient à cette foule. L'un d'eux ne se
gênait pas pour bousculer ses voisins. On se récria. IL éUit brutal,
il devint insolent. La discussion entre gens que la faim talonne dé-
génère bien vite en querelle. Au moment où la querelle prenait les
proportions d'une rixe, un officier intervint. Il s'enquit de ce qui se
passait. Les prisonniers déclarèrent d'une commune voix, et c'était
vrai, que le Prussien avait voulu se faire servir avant son tour, et
qu'il s'était jeté à travers les rangs comme un furieux, frappant et
cognant. — L'olTicier doniia l'ordre au soldat de se retirer. Celui-ci
avait bu quelques verres d'eau-de-vie, un de trop peut-être. Il s'é-
cria qu'il ne céderait pas, et qu'il aurait son pain parce qu'il le vou-
lait. Sans répondre, l'officier prit à sa ceinture un revolver, l'arma,
et firoidement cassa la tête au soldat. 11 tomba comme une masse*
nigiUrrlbyGOOglC
BÉCriS D'OIf SOLDAT. 167
Aucun des camarades du mort ne remua; je commençai Jt com-
prendre ce que c'était que la discipline prusrienne.
Rentrée k Sedan par. la porte de Paris, nous en sortîmes par la
porte de Balan, Cette ville, que j'avais vue encombrée de troupes
françaises, était alors occupée par une garnison de soldats de la
landwehr. Des malades et des blessés se traînaient ici et là. Les ba-
bitans nous regardaient passer d'un air morne. Quand ils pensaient
n'être pas vus par nos gardiens, quelques-uns d'entre eux s'appro-
chaient de nous pour nous donner du pain ou des morceaux de
viande, aumône de la ruine à la misère. Notre colonne, composée
de huit cents hommes à peu près, comptait des oITiciers de toutes
armes. La cavalerie et l'arUllerie y avaient un grand nombre de re-
présentans. Leurs uniformes ne les eussent-ils pas désignés, on les
aurait reconnus à la pesanteur de leur marche, alourdie par leurs
grosses bottes et la basane de leurs pantalons. C'était au tour des
fantassins de payer en sourires les railleries des cavaliers; mais qui
pensait à sourire en ce moment-làî II ne restât plus trace de la
vieijle gatté gauloise. Ce sentiment qu'on était prisonnier écrasait
tout. Des officiers qui portaient la médaille de Crimée et d'Italie es-
suyaient des larmes furtivement. 11 semblait que cette troupe dont
la file s'allongeait sur la route portât le deuil de cent années de vic-
toires effacées en un jour par un désastre. Nous avions pour es-
corte deux forts pelotons d'infanterie prussienne portant le casque
k pointe, et qui marchaient l'un en tête de la colonne, l'autre en
queue. Et sur les bas côtés de la route, la flanquant de deux mè-
tres en deux mètres, des sentinelles nous accompagnaient, le fusil
chargé sur i'épanle. On nous avait prévenus qu'à la moindre alerte
elles avaient ordre de faire feu. Des uhlans, le pistolet au poing,
faisaient ta navette, et passaient au grand trot de l'avant-gai-de à
l'arrière-garde de la colonne, bousculant tout.
La route était défoncée, les chariots cahotaient dans les ornières.
Nous marchions dans la boue. On ne voyait partout que chaumières
brûlées, arbres abattus, champs ravagés. C'est ainsi que nous arri-
vâmes k Bazeilles. Qui a vu ce spectacle ne l'oubliera jamais. Il sem-
blait qu'une trombe se fût jetée sur le village. Tout y était par terre.
Ud amoncellement de toitures elTondrées et de murailles tombées
au ras du sol, des débris de meubles calcinés, des poutrelles rom-
pues, des charrettes en morceaux, des charrues et des herses bri-
sées par le milieu, des lambeaux de volets et de portes pendant
sur leurs gonds, des carcasses d'animaux atteints par les balles et
surpris par le feu, les jardins en ruine avec leurs treilles et leurs
pommiers noircis, partout les traces de l'incendie. On marchait sur
des éclats d'obus. 11 y avùt çà et là air des pans de mur de larges
■ Google
168 HEVUE DES DEDI MONDES.
taches d'un brun noirâtre. Une main sanglante avait appliqué l'em-
preinte de SCS cinq doigts sur un enduit de plâtre; des lambeaux de
vêtement restaient accrochés entre les haies; sur un buisson, on
apercevait deux petits bas d'enfant qu'on y avait mis sécher. Sur
la façade d'une maison labourée par un paquet de mitraille, l'appui
d'une fenêtre à laquelle il ne restait pas une vitre supportait deux
jolis pots de fleurs en faïence bleue. Quelques malheureux se pro-
menaient parmi ces décombres, II s'en dégageait une odeur affreuse
de cadavres en putréfaction. Des fragmens d'armes jonchaient le sol.
C'était navrant, homble, hideux. Le village était comme éveatré.
Une famille vêtue de loques s'était blottie sous un appeotis : elle
nous regardait passer avec des frémissemens effarés. Peut-être cher-
chait-elle son foyer ; son malheur dépassait le nôti'e : des soldats lui
jetèrent des morceaux de biscuit,
Bazeilles traversé, notre marche continua. On ne pouvait ni s'ar-
rêter, ni se reposer. Chaque étape était marquée d'avance avec un
temps déterminé pour les parcourir. Nous étions partis de Sedan à
onze heures un quart, et nous arrivions à Stenay à huit heures du
soir, après une halte d'une demi-heure. Une surprise heureuse
m'attendait à Sienay. L'officier à qui je servais d'ordonnance, et
qui poussait la bonté jusqu'à me traiter en ami plus qu'en soldat,
voulut bien me présenter à un ancien capitaine de zouaves qui avait
obtenu du préfet prussien l'autorisation de loger les camarades du
y régiment, auquel il avait appartenu. Une place me fut offerte à
la table hospitalière autour de laquelle M, D.,. les reçut. Je m'em-
pressai d'accepter. Quelle faim! Jamais soupe fumante, jamais
bœuf bouilli ne dégagèrent arômes plus savoureux; mes naiines les
aspiraient non m'oins que mes lèvres. Il y avait huit ou dix jours
à peu près qu'une bouchée de nourriture honnête ne les avait tra-
versées. On parlait beaucoup à mes côtés, et les récits s'entre-
croisaient avec les questions; je n'entendais rien, je mangeais. On
ne swt pas quel vide peuvent creuser dans l'estomac d'un volon-
taire, majeur depuis un an à peine, l'abus du son délayé dans l'eau
pure, et trente-deux kilomètres avalés d'une traite! Rien ne le
comble; M. D... riait de mon appétit. La nappe enlevée et le café
pris, il me permit de m' étendre sur le lapis d'une chambre à cou-
cher. Les lits, les canapés, les matelas, appartenajent naturelle-
menl aux officiers. A peine étendu, je dormis les poings fermés. Une
inquiétude me restait : pourrais-je me lever le lendemain matin? Il
y avait là un problème que l'expérience seule pouvait résoudre.
h. sept heures, le bruit qu'on faisait dans la maison me réveilla.
J'essayai de me dresser. Ce ne fut pas sans une certaine difficulté
que j'y parvins. Mon officier m'epcourageait du geste et de la voix.
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RÉCITS d'un soldat. 160
— La courbature, ce n'est l'ien , quoiqu'il me semble avoir fait une
ample provision de rhumatismes du côté de Glaires ; mais c'est le
pied qui ne va plus! lui dis-je. — C'était vrai. 11 faut avoir été
chasseur ou soldat pour savoir ce que c'est qu'une plaie au talon,
h la cheville, au cou-de-pied. Mieux vaudrait avoir un bras cassé,
ou une balle dans l'épaule. Gomme disent les marins, en est atteint
dans ses œuvres vives. L'aspect d'une table servie me rendit un peu
de force; lorsqu'on se réunit pour le départ, je demandai la per-
mission d'emporter les morceaux de pain qu'on oubliait. Laisser du
pain sur une table quand la veille encore j'aurais été cliercher un
quart de biscuit en rampant sur le ventre! On me l'accorda, et j'en
remplis mes poches. Bien m'en prit. A neuf heures précises, on se
remit en route. Toujours les mêmes ornières, toujours les mêmes
cailloux, toujours la môme boue 1 Pendant le premier kilomètre, ce
fut terrible. Je me traînais, mais enfin le pied s'échauffa, et je re-
trouvai en partie l'élasticité de mon pas.
Les misères de cette épouvantable route devaient presque me
faire oublier les misères de mon séjour dans l'Ile que j'avais mau-
dite. Vers midi, la colonne, qui marchait avec des ondulations de
serpent, présentait un spectacle lamentable. On trébuchait, on tom-
bait. Les traînards se laissaient aller sur les tas de pierres. Quel-
ques-uns peut-être manquaient d'énergie, beaucoup manquaient de
force. Tous les prisonniers n'avaient pas rencontré à Stenay des ca-
pitaines comme les zouaves du 3' régiment. Le besoin faisait dans
la colonne autant de ravages que la fatigue. Les retardataires s'en
détachaient comme les feuilles mortes d'un arbre que le vent secoue.
. Ges malheureux étendus par terre, les gardiens aocouraient, et les
frappaient à coups de crosse. Un coup, deux coups, trois coups, jus-
qu'à ce qu'ils fussent remis sur pied. Autant de coups qu'il en fallait,
et, si les coups de crosse ne suffisaient pas, les coups de baïonnette
venaient après. La peau fendue, la chair déchirée, on se relevait;
mais l'épuisement était quelquefois plus fort que la douleur. Quel-
ques-uns de ceux qui s'étaient relevés retombaient bientôt. Les
coups et les menaces ne pouvaient plus rien sur ces corps inertes,
la colonne avec son escorte de sentinelles continuait sa marche. On
laissait au peloton prussien qui la suivait le soin de balayer la route.
— Elle a ordre de ne rien laisser traîner, me disait un chasseur
d'Afrique qui enfonçait ses éperons daus la boue auprès de moi. —
On m'a raconté que ces malheureux, étendus dans les fossés ou sur
les talus du chemin, étaient impitoyablement fusillés par ce der-
nier peloton, à qui incombait la teirible et suprême police de la co-
lonne. Je n'ose pas affn-mer le fait dans sa sanglante brutalité. Trai-
tait-on en déserteurs les prisonniers qui rest&ieot en arrière, et la
n,g,Urrlb,^OOgIC
170 RBVUB DES DEUX MONDES.
discipline impitoyable que l'armée prussienne applique aux vaincus
après l'avoir subie elle-même l'engageai t-et le à ne voir dans l'épui-
sement qu'un prétexte 7 Je l'ignore; mus ce que je sais bien, c'est
que jamais aux étapes prochaines je n'ai revu aucun de ceux qui
tombaient, et que des cbariots pouvaient recueillir.
Nous étions partis à neuf beures. Après la halte d'une demi-
heure qu'on nous accorda vers midi, j'eus quelque peine à me
mettre debout. L'un de mes pieds, le pied gauche, avait la pesan-
teur du plomb. Il me devenait impossible de conserver ma bottine,
qui me blessait et m'occasionnait à chaque pas d'intolérables souf-
frances. Je jetais des regards d'envie sur les talus gazoooés du che-
min. Les animaux avaient le droit de s'y reposer. Je voyùs au mi-
lieu des champs des bœufs étendus dans l'herbe, et il me fallait
marcher encore, marcher toujours; n'en pouvant plus, je tombai
sur un tas de pierres et retirai ma chaussure. Les soldats prussiens,
chaussés de bottes excellentes, me regardaient faire, tout prêts à
mettre le doigt sur la gâchette de leur fusil , ai j'avais fait un pas
dans les prés voisins. L'heure n'en était pas venue, car je n'avais
pas renoncé à mon projet d'évasion. Je ne faisais qu'y songer au
contraire, et cetto pensée me âonnsût du cœur. Un sentiment d'a-
mour-pro]»'e aus^i me soutenait. D'autres, qui ne souiïraient pas
moins que moi, ne marchaient-ils pas?
Vers la tombée du jour, nous arrivions k Damvilliers. Ces chau-
mières qui nous indiquaient que le moment de la halte était venu
me parurent superbes ; je faisais mon choix en esprit, caressant de
l'œil les plus comforlables, lorsqu'on nous dirigea vers l'église, tous
en masse. La porte s'ouvrit toute grande, on nous y poussa, et la
porte se referma : nous venions de trouver le gtte que nous desti-
nait la discipline pmssienne. H y avait Ik dans la nef et le chœur
huit cents hommes à peu près. Il pleuvait depuis quarante - huit
heures avec des intermittences de rafales et d'averses: il eût fallu
un feu de forge pour sécher nos vëtemens. Les poches de mon vaste
pantalon étaient pleines d'eau; quand j'y plongeais les mains, il me
semblait qu'elles entraient dans le bassin d'une fontaine. Je ruisse-
lais, et nous étions huit cents comme cela, moins des hommes que
des gouttières. — Tant pis ! dit un zouave, je lâche mon robinet. —
Il défit sa veste, son ^let, son pantalon, et les tordit comme on fait
d'une serviette. Le mot avait fait rire; l'action parut sage, on l'imita.
En un instant, le sol de l'éghse fut comme une mare; c'était là
de dans que nous devions nous coucher. Chacun chercha la place
où il devait être h peu près ie moins mal. Toutes se valaient
pour l'incommodité : des dalles de pieri'e froides pour matelas,
des bancs de bois pour oreillers. Le pauvre curé de cette malbeu-
, Google
EÉCITS d'un SOiDAT. 171
reuse église nous prit en pitié. Grâce à lui, noua eûmes un peu de
pain et quelques boisseaux de pommes de terre. II allait et venait
parmi nous, les lèvres pleines de bonnes paroles et nous consolant
de son mieux. Une vive clarté pénétra tout à coup dans l'église;
c'était le bois du bon curé qui brûlait. Français et Prussiens pèle-
mèle fraternisaient autour de ce feu, alimenté par de nombreuses
bourrées : nous trouvions pour une heure des camarades parmi nos
ennemis; mais au moment même où les soldats prussiens traitaient
de leur mieux les pauvres hères qu'ils surveillaient, ai un officier
survenait, le camarade redevenait soudain le geôlier, et pour un
mot il passait des amitiés aux coups de plat de sabre.
Je m'étais accroupi devant le feu, auquel je présentais tour à tour
mes jambes et mon dos. Des buées sortaient de mes vôtemens de
laine alourdis par l'eau du ciel; mais la pluie mouillait de nouveau
ce que le feu avait séché. Cet exercice pouvait durer toute la nuit.
Un instant, il me sembla que le calorique l'emportait sur l'humi-
dité; j'en profitai pour rentrer dans l'église et y choisir un gîte.
Deux bancs en firent les frais, et, la fatigue aidant, je m'endormis.
Un frisson me réveilla. Le jour Hltrait par les ouvertures ogivales
où quelque débris de vitrail restait encore. Un engourdissement
général paralysait mes membres. Les deux jambes surtout avaient
la raideur du bois. J'abaissais lentement un regard mélancolique
sur mon pied. Était-ce bien celui que je possédais la veille? 11 eût
suffi aux ambitions d'un géant. Il était énorme, enllé, tuméfié. 11.
fallait cependant le poser par terre. On devait partir à huit heures
un quart. Et comment ferai-je, si un apprentissage n'habituait pas
mon malheureux pied aux tortures de la marche? Je touchai les
dalles timidement par le talon, et par de lentes progressions j'arri-
vai à le poser aplat. Le pied posé, il fallait se lever; levé, il fallait
se mouvoir. Au premier effort que je tentai, j'eus comme un éblouis-
sèment. Tout mon corps plia. Pour me donner du cœur, je pensai
aux coups de crosse et aux coups de baïonnette que l'escorte prus-
sienne tenait en réserve pour les traînards. J'avais encore dans les
oreilles le sinistre retentissement de certaines détonations dont la
signification pouvait m'être facilement donnée I Debout au premier
signal, je me mis à marcher. Une sueur froide mouilla subitement
la paume de mes mains. 11 fallait continuer cependant : j'avançai
avec la conviction qu'une balle me jetterait bientôt dans un fossé.
Mais le mouvement, la terreur peut-èLre, et aussi cette sève de
jeunesse qui fait des miracles, rendirent un peu de jeu à mes mus-
cles; les kilomètres succédaient aux kilomètres, et je ne tombais
pas. La fièvre me soutenait. Le mouvement machinal qui me pous-
sait en avant ne laissait à ma pensée aucune liberté. Les paysages
■ Google
172 REVUE DES DEDX MONDES.
que Dous traversions m 'apparaissaient au ti'aveni d'un voile gris. Je
me rappelle que des paysans, émus de compassion sur le passage
de cette colonne qui se traînait avec des cassures intermittentes et
des mouvemens d'animal blessé, venaient quelquefois sur les bords
de la route placer à notre portée des vases pleins d'eau et des
écuelles de lait. Si l'un des prisonniers, harcelé par la fatigue et la
soif, s'approchait, les soldats prussiens renversaient les écuelles et
les vases d'un coup de pied, ou bien les officiers du bout de leurs
bottes se chargeaient de cette besogne féroce, et si le vase de
terre se brisait en morceaux, si l'écuelle de fer-blanc rebondissait
de place en place, un rire éclatant ouvrait leurs moustaches.
Vers trois heures, — je m'en souviendrai toujours, — en traver-
sant un pauvre village, j'avisai un paysan qui, debout sur le seuil
de sa porte, découpait en petits morceaux une robuste miche de
de pain. Il en olTraît aux misérables qui passaient. J'espérais proO-
ter de cette aumône; mais au moment où je m'écartai de la route,
la main tendue, le soldat prussien qui me suivait leva la crosse de
soQ fusil, et la laissa retomber sur mes reins avec une telle violence
que du coup je me trouvai par terre, étendu sur la face. Cette se-
cousse et cette chute me donnèrent la mesure de mon accabbment.
Je me relevai les mains remplies de boue sans penser même à me
rebifîer; je crois même que je ne tournai pas la tête pour voir qui
m'avait frappé. 11 y a des heures écrasantes où de l'homme il ne
reste plus que l'animal : cet aplatissement de tout mon être me
valut de n'être pas fusillé au coin d'un mur.
Il était sept heures à peu près quand j'aperçus le clocher d'Étain,
où nous devions passer la nuit. Je n'allais plus. Deux ou trois fois,
pris d'une lassitude sans nom, j'avais failli me laisser choir sur un
tas de pierres; mais j'entendais derrière moi le pas lourd de mon
gardien, et une âpre volonté de vivre nie poussait en avant. La co-
lonne entière arrêtée dans la grande rue, le chef du détachement
fit ranger les officiers devant lui, et d'une voix glapissante : — Mes-
sieui's les officiers donnent leur parole de se trouver demain à neuf
heures et demie sur la place du marché? — Personne ne répondit.
— A demain donc, messieurs, reprit-il, et il s'éloigna.
Les officiers se séparèrent, cherchant un asile au hasard. Il n'a-
vait pas été question des simples ordonnances. Le soin de trouver
un gîte nous regardait. Dans l'état où m'avait mis cette dernière
étape, la question de la dislance l'emportait sur toutes les autres.
Mes yeux interrogeaient les maisons pour y découvrir la branche
de pin symbolique ou l'enseigne d'une auberge, loi-squ'une main
douce me tira par la manche de ma veste. Un jeune garçon qui
rougissait était devant moi. — N'êtes-vous pas du 3' zouaves? me
■ Google
BÉciTs d'un soldat. 175
dit-il. Et sur ma réponse affirmative : — Ma mère a un frère au ré-
giment, reprit-il; elle serait bien heureuse, si les officiers qui sont
ici voulaient bien accepter l'hospitalité chez elle. C'est de bon cœur
qu'elle la leur offre.
Je me mis à héler un camarade, et, mon capitaine étant prévenu,
sept officiers de zouaves et cinq officiers d'artillerie se réunirent
chez M"" L... Les ordonnances suivaient les officiels, si bien qu'il y
avait vingt-quatre personnes dans la maison. C'était beaucoup, et
déjà quelques-uns d'entre nous battaient en retraite; mais M"" L...
avait un cœur de mère. Elle se mit devant la porte, et déclara net-
tement qu'aucun de nous ne sortirait. L'excellente femmel Aucun
de nous ne se fit prier, et je donnai l'exemple en me dirigeant vers
le grenier cahin-caha. C'était non pas une botte de paille qui m'y
attendait, maïs un matelas, un vrai matelas, le premier que j'aper-
cevais depuis mon départ de Paris. Aucun produit de l'industrie ne
pouvait me paraître plus beau en un tel moment. Je m'étendis sur
la toile rebondissante avec délices et tirai de ma poche cette pipe
qui déjà si souvent avait été ma suprême consolation. La fumée
s'envolait et le sommeil venait, je crois, quand la porte du grenier
tourna sur ses vieux gonds rouilles. — Vous n'avez besoin de rien,
messieurs?
Ainsi parlait une jeune fille, qui venait de la part de la maîtresse
de la maison. Elle avait seize ou dix-sept ans, le sourire aimable,
le regard doux, un air de candeur qui inspirait le respect. Chacun
se leva un peu lentement. Ses yeux nous interrogeaient. — Made-
moiselle, dis-je alors, si vous pouviez me procurer des bandes de
toile, vous me rendriez un grand service.
Je venais de poser mon pied malade sur le bord du matelas. Klle
joignit les mains, et d'un air de pitié : — Je vais appeler ma mère,
reprit-elle, elle vous fera un pansement.
Elle disparut avec la légèreté d'un oiseau, et deux minutes après
M"" L... était auprès de moi, portant à la main un paquet de linge.
— C'est donc vous qui êtes blessé7 me dit-elle en s'agenoui liant sur
le matelas.
Elle essuya une larme du bout de ses doigts. Tout en pariant,
elle roulait des bandes autour de mon pied. Je l'aurais embrassée
de bon cœur. — Vous n'avez pas dîné? reprit-elle doucement.
Je secouai la tête. — Eh bien ! descendez avec moi, la table est
assez grande pour vous recevoir tous.
Le pansement était achevé. J'en éprouvai un soulagement subit.
Que bénies soient les mains qui m'ont touché! La souffrance éteinte,
les choses m'apparurent sous un aspect moins triste. 11 y avait en-
core du bon dans )a vie. L'appétit se réveilla, et avec cet appétit la
n,g,t7cdb/G00gIc
17A RCTUB DES DEUX HORDES.
volonté de m'évader. — Dlnoag d'abord, me dis-je, après quoi je
songerai à mon projet.
Je dormis tout d'un trait jusqu'au matin. Les yeux ouverts, en-
touré de mes camarades qui ronflaient ou s'éliraient, je m'assis sur
mon séant, et me mis à réfléchir. Je me sentais dispos et en belle
humeur. Où et quand trouverais-je une occasion meilleure pour
m'évader? La surveillance semblait s'être détendue; j'avais dans ma
ceinture assez d'or pour être assuré que le concours de quelque ha-
bitant du pays De me manquerait pas. — Ce sera pour aujourd'hui,
me dis-je.
La chose bien résolue, je descendis de mon grenier. Les ofllciers
s'étMent réunis dans la salle à manger pour faire leurs adieux à la
maltresse du logis ; je me coulai de ce côté. M"* L... avait les yeux
rouges. Sa fille et son fils se teniûent à ses côtés. On était fort ému
de part et d'autre. Savait-on si on se revemût jamais ? Un olBcier
qui frottait sa moustache grisonnante donna le premier le signal du
départ. — Merci , madame, et adieu I cria-t-il. - — Chacun fila vera
!a porte. Au moment de les suivra, je sentis une petite main qui
pressait la mienne. C'était la jeune fille qui, de la part de sa mère,
m'offrait un petit paquet de bandes. Je les serrai dans ma poche, et
nie trouvai dans la rue sans oser regarder derrière moi. II était
neuf heures, et l'on devait partir à neuf heures et demie. Il fallait
se hâter. Je pris au hasard à travers le bourg. Au bout d'un quart
d'heure, tandis que de tous côtés on allait et venait, j'avisai un
paysan qui comptait des sous devant une porte. II avait l'air bon-
homme et paraissait solide; j'allai droit à lui, et la bouche à son
ordlle : — Si vous voulez me conduire en Belgique, i! y a deux
cents francs pour vous. — Tout en parlant, j'avais mis sous ses
yeux une main où brillaient dix pièces d'or. Le paysan se gratta le
menton, fit tomber ses sous dans une bourse de cuir, me regarda
du coin de l'œil, puis, voyant que personne ne robservait : — Ve-
nez, me dit-U brusquement.
Je le suivis. 11 marchait d'un air tranquille, et sifflait entre ses
dents. Chemin faisant à travers des ruelles qui me semblaient in-
terminables, nous rencontrions des soldats prussiens qui me regar-
daient; mais il n'était pas neuf heures et demie encore, et aucun
d'eux ne songea à m'arréter. Le cœur me battait à m'étouffer. Une
femme vînt qui se mît à causer avec mon guide; je l'aurais étran-
glée; il ralentit son pas, puis la congédia, et reprit sa course le long
des ruelles. Où me menait-il donc? Il entra enfin dans une maison
petite et pauvre, et me pria de monter dans le grenier. — Et vous
n'en bougerez que quand vous me verrez.
En un clin d'oeil, j'atteignis le sommet de l'escalier, et me jetai
n,g,uc,iby Google
RÉCITS d'uw soldat. 176
daos le troa Doir qu'il appelait un grenier. J'attendis là quinze mi-
nutes qui me parurent longues comme des nuits sans sommeil.
J'écoutai, l'oreille collée aux fentes des murùlles. Un bruit sourd
remplissait Étain; il me semblait qu'un corps de troupe était en
marche. Ne s'apercevrait-on pas de mon absenceî La porte s'ou-
vrit, et mon paysan parut. — Il est temps, me dit-il en jetant par
terre un paquet qu'il avait sous le bras. — Je me dépouillai de mon
uniforme, veste, large pantalon, ceinture, calotte. Je dus même me
séparer de mon fidèle tartan. En un tour de main, j'endossai un
costume d'ouvrier besoigneux; rien n'y manquait, ni le pantalon de
toile bleue, ni le gilet, ni la blouse usée aux coudes et blanchie
aux coutures, ni même la casquette de peau de loutre râpée où
l'on cherchait vainement vestige de poils. Mes pieds disparaissaient
dans de gros sabots. Mon guide avait vidé deux ou trois bouteilles
pour augmenter son courage : il en restait quelque chose, dont sa
marche se ressentait; mais la finesse de l'esprit campagnard sur-
nageait. — Et les moustaches? et ia barbiche? me dit-il.
Une paire de mauvais ciseaux m'aida à faire tomber de mon vi-
sage cet ornement qui pouvait réveiller l'attention, et je quittîû le
grenier. — La pipe et le bâton à, présent, reprit mon homme. —
J'achetai une pipe de terre que je bouiTai de caporal, et me munis
d'un fort bâton qu'un cordonnet de cuîr attachait à mon poignet. —
Mûntenant en route sans avoir l'air de rien ! ajouta-t-il.
Une chose cependant m'inquiétait. Dans la ferveur de mon zèle et
pour me donner l'apparence enviée d'un vieux zouave, au moment
de mon départ de Paris, je m'étais fait raser cette partie du crâne
qui touche au front. Les cheveux recommençaient à pousser un peu,
mais pas assez pour cacher la différence de niveau. J'enfonçai donc
ma casquette, dont je rabattis la visière érailiée sur mes sourcils,
me jurant bien de ne saluer personne, le général de Moltke vint-il
à passer devant moi à la tête de son état-major. Les plus étranges
idées me traversaient l'esprit. 11 me semblait que tout le monde
me reconnaissait, ceux même qui ne m'avaient jamais vu. Qui-
conque me regardait n'allait-il pas s'écrier : C'est un zouave, un
fugitif? J'évitai de rencontrer les yeux des passans. La vue des
Prussiens que je croisais dans les ruelles d'JÉtain me donnait le fris-
son. L'un d'eux n'altait-il pas me mettre la main au collet? Par
exemple j'étais décidé à me faire tuer sur place. Je m'efforçais d'i-
miter de mon mieux la tournure et la marche pesante de mon guide.
— Ça, me disais-je, Étain est donc grand comme une ville? Nous
marchions à peine depuis cinq minutes, et il me semblait que j'a-
vùs parcouru déjà deux ou trois kilomètres de maisons.
La dernière m' apparut enfin; un soupir saluait déjà ma sortie
nigiUrrlbyGOOglC
176 REVDE DES DEGX MONDES.
d'Ëtain, lorsque sur la route se dessina la silhouette d'une sentinelle
allemande qui se promenait de long en large. Mon compagnon me
jeta un coup d'œîl expressif; fusillé ou libre, la question se posait
nettement. Encore trente pas, et nous étions devant la sentinelle,
dont la promenade barrait le chemin. Je ne songeai même plus à
fumer. Toutes les facultés de mon esprit étaient tendues vers un but
unique : avoir la démarche, le visage, le geste d'un paysan. Le
Prussien n'allait-il pas deviner le zouave sous la blouse et croiser
baïonnette, et, si je faisais un mouvement, se gônerail-il pour me
casser la tête d'un coup de fusil? Les batteroens de mon cœur me
faisaient mal. Mon compagnon sifflait toujours; je l'admirai. Com-
ment fEÙsait'il? Enfm nous approchons, lui sifUant, moi traînant mes
lourds sabots dans la boue et balançant mes épaules : nous voilà
juste en face du soldat; il nous regarde et continue sa marche; nous
passons lentement, d'un pas égal et pesant. 11 ne m'arrête pas, il
se tait. Il m'a donc pris pour un vrai paysan? Quel triomphe! Le
reste ne me parait plus rien. La respiration me revient; le paysan
cligne de l'œil, et, comme il me voit rire : — Ah ! ce n'est pas fini I
me dit-il .
En effet, ce n'était pas fini : je voyageais en pays conquis; mais
les détails de cette fuite qui a laissé tant de souvenirs dans mon
esprït et m'a fait connaître toutes les angoisses de la plus cruelle
incertitude, je n'en parlerai pas. Elle m'a promené à travers plaines
et bois, de village en village, de ferme en ferme, tantôt à la suite
d'un braconnier, tantôt derrière un garde-chasse, tremblant à
chaque pas, et croyant voir toujours dans la verdure des champs
luire le casque des dragons ou la lance effilée des ubians. Combien
de hasards qui pouvaient m'arrèter en route! Je ne respirai à l'aise
qu'à l'heure bénie où la frontière belge fut enfin franchie, et encore
là avais-je à craindre les questions et les patrouilles qui pouvaient
avoir pour conséquence de me faire interner au camp de Beverloo.
Un moment vint où un convoi me prit à Bruxelles et me ramena
en France : j'étais libre. La nuit était venue. Je voyais par les fenê-
tres les campagnes de mon pays. Je comprenais à présent la valeur
profonde et douce de ce mot cher aux soldats : je le revoyais, mon-
pays, et une émotion indéfinissable me pénétrait. A deux heures du
matin, le convoi entrait à l'arts. 11 faut avoir passé par ces dures
anxiétés pour savoir ce que la vue des longues rangées de maisons
et des longues files des becs de gaz entre lesquelles on a vécu peut
remuer le cœur; on étouffe.
C'était le ih septembre. Deux ou trois jours après, Paris était
investi; le siège allait commencer.
AmiÎdke A<:h*hi).
, Google
LES
EXPLORATIONS SOUS-MARINES
L'océan est un monde à cfité du nôtre : il nous touche par ses
bords, nous voguons à sa surface; en réalité, nous avons ignoré
jusqu'ici ce que dérobent ses profondeurs. Là oii le regard et l'ef-
fort le plus obstiné ne servent de rieu, l'esprit doit replier son aile
ou prendre celle de la rêverie. C'est ce qu'avait fait autrefois Platon,
dont la pensée nous arrêtera un instant à cause de la beauté idéale
dont il a su la revêtir. Le contraste n'en sera que plus vif avec les
procédés mi^thodiques de la science moderne, que nous aborderons
ensuite. Le philosophe fait dire à Socrate que la terre consiste en une
réunion de cavités immenses, aux parois escarpées et inaccessibles,
piarées à des niveaux dilTérens et remplies de fluides, les uns plus
lourds, les autres moins denses et par conséquent superficiels. L'air,
plus li^ger que l'eau , mais moins subtil que l'éther, tiendrait le mi-
lieu entre ces fluides; les hommes y seraient plongés sans communi-
cation possible avec le monde supérieur, c'est-à-dire avec la surface
terrestre véiitabte. Dans ces hautes régions, des êtres plus parfaits
que nous vivraient au sein de l'éther lumîoeus. Selon Platon, de pa-
reils êtri's voient s'étendre à leurs pieds l'atmosphère, comme nous
les vigues de l'oi'éan, sans se douter qu'il existe au-dessous d'eux
des hommes, des animaux et des plantes. Si nous pouvions monter
plus haut que les oiseaux, jusqu'aux dernières limites de l'atmo-
sphère, nous aperciivrions sur nos têtes cet autre univers, aux yeux
duquel nous sommes une mer aérienne semblable à celle que for-
Tom xcn. — 1871, 13
nigiUrrlbyGOOglC
17S KETDE DES DEUX IKKfDES.
ment les eaux. Dans ce rêve de Platon, les poissons représentent
les oiseaux de l'atmosphère océanique; ils s'élèvent seulement da-
vantage et se laissent voir à nous. Au-dessous d'eux s'épaississent
les couches de l'élément liquide. A travers ces coticbcs, les astres
passent, voilés, mais encore visibles; ils répandent une lueur alTai-
blie et verdâtre qui éclaire sans doute des êtres adaptés à cette
de mi -obscurité, et qui nous ignorent, comme nous ignorons ceux
que l'éther enveloppe de sou essence.
Sous cette forme poétique affectioonée par Platon, et qui touche
à l'allégorie mystique sans se dégager complètement de la réalité,
tin retrouve des idées que la vue de la mer impose nécessairement
à l'âme humaine. Ces idées sont doubles, ou plutôt elles résultent
de l'association de deux séries d'images contraires réunies au sein
du même élément. Lorsque l'œil glisse sur l'onde calme et Meue,
ou demeure ûxé sur les myriades d'êtres que renferment les eaux;
lorsque l'on admire ces algues colorées, flottantes comme des che-
velures, découpées en banderoles, en filamens délicats, et au milieu
d'elles les poissons errans, les crustacés qui rôdent, les mollusques,
les radiaires, les zoophytes immobiles, attendant l'arrivée de la
vague qui les vivifie; lorsque la vogue elle-même s'avance aussi
pure que le cristal, et qoe, malgré son bmit, elle balance & peine
ces êtres qu'elle protège et qu'elle nourrit, la mer apparaM connue
l'image de la fécondité. La vie, représentée par Ténus aphrodîte,
swi réellemeDt de soa écume; ta mer bienfaisante épanche des tré-
sors et baigne ses plages pour y faire surabonder la joie et Te mou-
vement. Rien de plus gracieux sous te ciel ; cependant est-ce là vé-
ritablement la mer? n'est-ce pas plutôt un aspect qu'elle emprunte
à la terre? Cette lisièrB étroite, tour à tour envahie par le flot et
dékissèe par lui, ce n'est encore ni la profonde mer, ni l'élémeM
terrible; ntais, si la plage se resserre sous des bords h pic, si la
nuit se fait, si les mugissemens de la vague soulevée retentisseat,
et surtout si la pensée humaine ae plonge dans les gouffres béans, la
mer se révèle alors sous un aspect bien différent du premier, et l'on
peut dire le seul réel. L'bomme, en lutte avec ce milieu fwraidable
auquel il a dû se confier, mais qu'il ne maîtrisera jamais, a senti
dès Twigine son infirmité et son ignorance en face de la mer. Il a
cherché de bonne heure des expressions énergiques pour rendre sa
pensée. Ch*"! les Htbreux, la mer, c'était l'abîme, quelque chose
d'insondable, de vague et d'obscur. Dans la langue des Aryens, l'idée
de la mer se confond avec celle du désert morne que rien ne ter-
mine. Pour Homère, la mer est l'élément stérile (1) que la charrue
n'a jamais sitlonné. Cbex les latins, c'est le vatium mare, ta mer im-
(IJ SXî àTfû'riTo;.
, Google
LES EXPLOSATIOBS S0Ua-M4HlSES. t79
meD9e, l'image de l'infin et de ta setitudei que' le» femme» tFoyenoes
confèrent en pleuiunt :
Cunctgeipc profuDdum
Pontinn adapccubanl flenUa
En effet, quoi de plus triste que cet eatassement d'eaux accu-
mulées sur d'autres eaiix? Tout ce qui charme ici-bas, la lumière
et le son, s'eflace rapidement k mesure que l'on s'e/ifouce dans
l'océan. « Les teintes d'azur de la surface, dit un auteur récent,
font bientôt place à une lumière douce et uniforme, on pénètre par
degrés dans un crépuscule rougeâtre et terne; les couleurs se
fondent, s'assombrissent, et l'on arrive finalement à l'a nuit (f). »
Quelle que soit la limpidité exceptioanelte de certaines mers, on
convient généralement qu'à 300 mètres environ l'obscurité est com-
plète. De tout temps, les hommes ont cep.'ndant essayé d'aborder
ces ténèbres, poussés soit par le lucre, soit par esprit d'audace. Le
métier de plongiiur est un de ceux qui exigent le plus d'adresse el
entraînent le plus de dangers; la cloche à plongeur permet cepen-
dant de st^journor assez longtemps sur un point donné du fond des
eaux. De nos joiirs, on a inventé ie sraphandre^ sorte de vêtement
imperméable qui laisse la lîberté des mouvemeris, tandis que les
yeux perçoivent la lumière à travers des verres solidement enchâssés
dans un masque, et que l'air est transmis au moyen d'un tube.
Toutes ces manœuvres, efficaces Ibrsqu'il s'agit d'accomplir certains
travaux d'exploration et de sauvetage, témoignent certainement de
là hardiesse de fhomme; mais ce n'est point par elles que nous ap^
prendrons quelque chose sur le monde qui se cache au fond de la
mer, Wen n'autorise à supposer que l'homme réussisse Jamais à s'y
introduire, seulement if a su employer des procédés indirects pour
y panenir; la sonde et la drague ne sont que diis^ mains prolon-
gées obéissant à l'impulsion qu'on leur imprime. Intelligemment
dirigées, elles vont glaner des rensi.'ignemen3, recueillir des objets
vivans ou inanimés, et nous instrui:*ent sur Tétat de ces régions
inaccessibles. Tous tes navires se servent dte la sonde' pour savoir
sur quelle nature de fond ils se trouvent; mais à côté de cet usage
journalier if en esl un autre auquel cet instrument a été plus rare'-
meut appliqué d'une façon suivie et sur nne grande échelle, c'est à
fa recherche du monde sous-marin. Ce monde, comme lé nôtre,
possède des coniHtions de climat et de température, des particula-
riti''S physiques et brofogiqnes. Les lois qui le gouvernent à cis di--
vers points de vue méritent d'autant plus notre attention qu'il' s'ag:ii
d'un milieu très dilTérent dii nôtre. Noas ne saurions avoir là pen-
sée de rOsnmer tout ce qui a été fait dans ces derniers temps pour
(I) ht Man^ delà Mit, p*tlt. UIMi VrBi^L
, Google
180 BETDE DES DEUX UUNDES.
éclaircir cet ordre de questions, ce serait une t&che impossible;
mais, en racontant simplement les résultats obtenus chez un peuple
voisin à la suite de deux expéditions dont le but unique a été
d'explorer l'océan, nous montrerons sans peine l'immense portée
scientifîque d'une pareille entreprise, et la fécondité des premières
découvertes nous paraîtra un gage assuré de celles qui suivront
inévitablement, si l'on persévère dans la même voie.
1.
Il est généralement admis que le Tond de la mer est conformé
comme la surface terrestre, qu'il renferme des plaines, des vallées,
des montagnes, des lieux unis et plats, d'autres escarpés et acciden-
tés. Cette notion ne saurait être contestée; seulement, pour rester
dans le vrai , il convient de tenir compte des dilférences, qui soot
énormes, et font qu'en définitive le sol terrestre et le sol snus-marin
se ressemblent fort peu. En effet, l'aïr est un gaz dont la densité est
très faible, la pression à peine sensible, comparée à celle de l'eau.
Par lui-même, l'air n'agit sur la superficie solide qu'en soulevant
et en accumulant les matières pulvérulentes; il attarjue encore cer-
taines roches à l'aide d'une action t&ntdt purement physique, tantôt
hygrométrique et chimique. L'air contient de l'eau à l'état de va-
peur et la fait se résoudre en pluie ; c'est par ce dernier phénomène
surtout que l'atmosphère agit sur la surface et entraîne finalement
jusqu'à la mer les matériaux meubles soit en nature, soit tenus en
dissolution. Ainsi dans ce mouvement le sol terrestre perd tes par-
ticules que l'eau lui arrache, tandis que la mer les reçoit pour ne
les rendre jamais. H faut en excepter les dunes qu'elle entasse sur
certaines plages; en revanche, elle en ronge beaucoup d'autres.
11 faut aussi tenir compte des soulèvemens qui mettent à sec cer-
taines portions du sol marin; mais le contraire se présente égale-
ment, puisque des espaces de la surface terrestre peuvent s'affaisser
et disparaître sous le niveau de l'océan.
Tout va donc à la mer. Les résidus charriés par les eaux coa-
ranteg se répandent dans la masse océanique, qui en opère la dis-
tribution; de là des formations sédimentaires très diverses : ici des
vases marneuses, là des sables ou des galets, plus loin des argiles.
La ténuité de ces matières influe sur le mode de distribution. Les
plus grossières se répandent non loin des cAtes, tandis que les
plus fmes, entraînées par les courans, s'étendent plus loin et se
déposent dans les parties profondes de chaque bassin. Ces dépôts
ne sont pas les seuls; ils se combinent plus ou moins et dans des
proportions qui varient singulièrement avec deux autres. — C'est
d'abord celui des substances dissoutes, qui s'opère généralement
nigiUrrlb/GOOglC
LES EXPLORATIONS SOU9-lt<INE5. 181
au sein des eaux calmes et soumises à une haute pression. Ces
sortes de dépAts sont souvent très faibles, la continuité seule leur
donne de l'importance à la longue; mais ils peuvent se mêler aux
autres matières organiques ou inorganiques, et servent alors à les
cimenter et à les convenir en une véritable roche. A côté de ces
dépAts chimiques, il faut enfin placer ceux qui sont formés des dé-
pouilles accumulées de divers êtres marins, mollusques, échino-
dermes, coraux, spongiaires, microphyles et microzoaîres , et qui
donnent lieu à des bancs, à des lits, à des vases, soit exclusive-
ment composés de pareils débris, soit mélangés de particules d'une
autre nature.
On doit à M. Delesse de curieux détails sur l'état actuel des
fonds de mer de l'ancien continent (I). La Caspienne est en parfmt
rapport avec l'orographie de ses côtes; profonde dans sa partie mé-
ridionale, où la vase seule se dépose, elle est encombrée de sable
et tend même à se combler dans la direction du nord, où le Volga
charrie incessamment des matéiiaux empruntés au terrain des
steppes, facilement désagrégeable. 11 en est de même de la Mer-
Noire, où les dépôts sableux s'accumulent au nord-ouest aous l'in-
fluence du Dnnube et d'autres fleuves, tandis que la partie profonde
vers le sud-est en est presque entièrement dépourvue. Les bancs
coquilliers dans les deux mers forment des llols disposés de préfé-
rence sur les fonds de sable à égale distance des embouchures et
des grandes profondeurs.
Dans la Méditerranée, les régions profondes sont situées à l'est
vers la Syrie, à l'ouest entre l'Espagne, l'Afrique et l'Italie; la vase
couvre partout le fond des bassins, tandis que le sable s'étend
comme une ceiuture le long des rivages, disparaissant lorsque les
bords deviennent escarpés, s'accumulantau pied des plages basses
et à portée ries embouchures. L'argile se montre sur d'autres points;
elle abonde dans l'Archipel, près de Maite, le long des côtes de
l'Italie et de l'Espagne, les dépôts de mollusques y sont rares. iEo
continuant cet examen, nous verrions le sable, la vase et l'argile se
partager la Baltique, mer peu profonde et faiblement salée; une
bande de sable entoure aussi la péninsule ibérique du côté de l'O-
céan, elle y fait place ensuite à une vase où l'élément calcaire domine
d'autant plus que la profondeur est plus grande, et cette profon-
deur s'accroît avec rapidité.
Ces notions et bien d'autres que l'on multiplierait aisément prou-
vent que le sol sous-marin est placé sous l'influence directe des
(.1) Lei prdrieui dDcumcns.râuTiis ptr H, Delesse, après dix uiiiéea de rechercbes,
donneront litu à un grftnd ouvraga actueHement en Toie de publication, et qui sera le
rËsunié le plus comp'.et de toutes les noUona relatives t la UthohgU des mers, ainsi
qu'aux lois qui président i la distiitiuilou des diverses looes d'anlmaui et de plMiUs,
, Google
1S2 S£V1IE DES &EUX UDTOIES.
ctKraiffi et des actions de toute aorte qui y entraînent les déttitos
arrachés au sol terrestre. Les argiles d'une part, les sables de
l'autre, eoiit les |vlu8 abondantes de ces nalières; les hauts-foods»
les bassins circcnscrïts, les golfes et les plages sont les parties les
plus sujettes à les retenir et A s'encombrer, feu à ])e.a, à mesure
que l'on gagne la haute ner, on ne rencontre plus qu'une vnse fine
provenant des particules les plus divisées, tantôt'inconsistaiite, tan-
tôt m&\ie de résidus organiques, tantôt consolidée par un ciment
calcaire dont le temps accroît la ténacité; nnis, en même temps que
la profondeur augmente, les notions deviennent moins précises, les
tentatives d'exploration plus difficiles, les études plus rares, et nous
touchons par cela même an vif de la question que nous voulons trai-
ter. Avant de l'aborder directement, il faut dire quelques mots sur
le rôle géologique attribué aux mers; on 6aiï<ira mieux l'importance
des découvertes que l'on espère réaliser.
Les dépôts si variés dont nous venons de parler doivent néces-
sairement constituer à la longue une succession de liis accumulés,
et cette superposition ne cessera de se produire tant que les couches
ainsi formées n'auront pas été mises k sec, c'est-à-dire reportées h
un niveau supérieur à celui des eaux de l'océan par on ellet des
mouvemens lents ou brusques de i'écorce du globe. Ainsi fxon~
dés, les dépôts prennent le nom de terrains; ils renferment natu-
rellement les dépouilles des êtres contemporains, et ce sont eux
qui fournissent aux géologues la plupart des documens sur lesquels
ils s'appuient pour reconstituer le passé. Les différences si grandes
que l'on observe maintenant entre les dépôts côliers et ceux des
parties profondes se retrouvent lorsque l'on examine les formations
dues aux anciens basrâns maritimes. C'est ainsi que de grands
amas sableux et calcaréo-marneux, mêlés de coquilles brisées par
la lame et connus sous le nom de molasse, ont jadis encombré un
étroit chenal de l'océan miocène qui suivait la vallée du Rfaône,
puis celle de l'Isère, et traversait la grande plaine suisse pour allei
rejoindre la vallée actuelle du Danube. Ce canal tertiaire représen-
tait une sorte d'Adriatique, plus longue et plus sinueuse que celle
qui baigne Venise, et partageait obliquement l'Europe de l'embou-
chure du iBhôue à celle du Danube. C'était là une mer peu pro-
fonde, et le sabte s'y déposait avec abondance, comme fait main-
tenant l'argile dans l'Adriatique. Au contraire, nous verrons se
confirmer plus loin l'idée, souvent exprimée par les géologues, que
la craie, cette vase uniquement composée des dépouilles calcaires
d'animaux marins, a dd se former dans un bassin maritime calme
et profond, protégé contre tout apport de Tfiatière détritique en-
traînée du rivage.
l£s mer-s, pas plus que les surfaces continentales, ne scuit à ïabà
nigiUrrlbyGOOglC
LES EXPfil^AllOHS SOUS-MAIdES. 183
desperturbatioos qui agitent l'écorce terrestre; sous l'impulsion des
ibrces iiUérieures, elles occupent, di^Iaîssentou envahissent de nou-
Teau les régions^ doat le nÎTeau relatif s'élève ou s'abaisse. Sou-
mises à l'iuiliieDce des fleuves, attaquant elles-niéiues les rochers
qui les bordent partout où viermetit se briaer leurs vagues, elles
reçoivent, elles tamisent, elles remanient, et coordonnent en lits,
en assises, en bancs plus ou moins réguliers, les débris abandonnés
à leur action ; mais ces dépôts diminuent à mesure que s'alîaiblit la
cause qui les engeu.'re, le calme croit avec la profontteur. Au sein
de ces régions où la pensée même a de la peine à se transporter, la
vie s'agite pourtajit. Inconsciente d'elle-même, poussée par je ne
sais quel instinct, obscure et trouble comme un rêve inachevé,
elle possède encore des êtres en qui se manifestent ses pulsations ;
elle sait encore remuer, se nourrir et se multiplier. Cantonnée
dans des espaces en appar^ce inaccessibles, elle a réussi à les
occuper. Dante, aclievant de parcourir les cercles infernaux, rea~
contre dans les derniers des âmes dont la vie est si précaire que
la mort elle-mêaie se distingue à peine d'une semblable existence;
les deui tei^ies contradictoires par eicellence finissent par se con-
fondre en un ^tât indécis qui n'est réeUement ni tout l'un , ni tout
l'autre. — Telles sont k peu près ces régions sous-marines, oi!i, au
sein d'une profonde obscurité, aucune influence veaue du dehors
ne s'exerce, sinoa d'une manière sourde et avec une lenteur eicea-
àve. A laâuriiaoe du sol ou mâme dans les régions aquatiques ex^
posées à la lumière, toutes les productions de la vie se rontiennent
mutuellement; mieut encore, elles profitent des moindres peitur-
i»a(iaos pour réagir les unes sur les autr-es, elles s'amoindrissent
ou se multiplient tour à tour. Aussi <tout vu-ie d'âge en âge sur le
^lobe; que ce soit l'homme ou le cours seul du temps qui se meue
i, t'oeuvre, l'aspect du sol, cel4ii de la nature animée, 'Oelui de la vé~
gétatioD et de tous les êtres qui tirent leur nourriture des plates,
rien de tout cela ne demeure stable. Les formes se succèdent, les
instiocts se modiûent, les combinaisons passent, et plus il s'agit
d'ëties élevés en per£ecti<3t], plus ces révolutions sont rapides et
oeœplètes. C'est une loi k laquelle toute vie est soumise, en même
temps que tous les êtres soct forcément solidaires entre eux; mais
Ml fond de la^er immense, au milieu d'aDÎmanx la plupart immo-
biles, d'où viendrait le chaogiemeat, tanit que le liquide ambiiat
KSte le laéne? Les altérations qui peuvent atteindre ses propriétés
ne sauisûent être que partielles et limitées; les organismes auxquels
s'en ferait sentir le contre-coup n'eo senùent d'ailleurs aiïeclés que
dans uoe bible mesure, à nison «ôme de leur infériorité. Panui
les motib qui poussent les savans à sonda- te fond des mers, il faut
laoger l'espoir d'y retrouver las derniers survivons de plusieurs
nigiUrrlbyGOOglC
18& BETUB DES D£DX MONDES.
des types marios dont les coaches du globe conservent l'empreinte.
C'est là UD ûgutlIoD ajouté à l'attrait des explorations sous-ma-
rines dont nous allons exposer les résultats en ayant soin, avant de
parler des élres eux-mêmes, de nous attacher aux particularités
physiques des lieux qu'ils habitent.
II.
La plupart des marines des nations civilisées ont exécuté systé-
matiquement des sondages multipliés, dans la double intention de
vérifier la profondeur des eaux et la nature du fond dans une
zone comprise entre la plage et la haute mer; mais c'est surtout lors
du relevé des côtes de l'Union américaine dans le golfe du Mexique,
et par les opérations de la marine suédoise le long des plages
Scandinaves, que la science a pu apprécier le parti qu'elle pouvait
tirer des travaux de ce genre en les utilisant à son profit exclusif.
Une semblable pensée devait trouver de l'écho en Angleterre, où
ce qui concerne la mer a toujours le don de passionner les esprits.
En elTet, une première expédition, celle du Liglunmg, fut organisés
en 1868 et envoyée dans la mer d'Ecosse; elle n'obtint qu'un demi-
succès et fut surtout contrariée par le temps; mais elle inspira une
seconde tentative pour la réussite de laquelle rien ne fut épargné,
ni de la part des savans qui s'y associèrent, .ni de celle des marins
qui firent lus derniers efforts pour atteindre à des résultats décisifs.
Cette deuxième expédition, qui ne sera probablement pas la der-
nière, a eu lieu durant l'été de 1869 ; elle était placée sous la direc-
tion du capitaine Calver, commandant le Porcupine de la marine
royale, et fut divisée en trois parties, qui ont été autant de croi-
sières scientifiques. La première, partie de Gallway, port situé sur
la côte occidentale d'Irlande, et terminée à Belfast, au nord-est de
la même tle', au commencement de juillet, fut dirigée d'abord vers
le sud-ouest, ensuite vers l'ouest et enfin au nord-ouest jusqu'au
banc de Rockall. La deuxième croisière eut pour objet l'exploration
de l'extrémité septentrionale du golfe de Biscaye, à 250 milles en-
viron à l'ouest d'Ushant ; la troisième et la plus importante, com-
mencée au milieu d'août et prolongée jusqu'à la mi-septembi*e,
acheva l'œuvre précédemment ébauchée par le Lighining en com-
plétant ses recherches dans la zone maritime comprise entre le nord
de l'Ecosse et les Féroe. Un temps magnifique favorisa jusqu'au
bout cette dernière course, qui doit avant tout fixer noire attention,
tant les faits qu'elle permit de constater furent nombreux et décisifs,
en sorte que par eux nous aurons bientôt la clé de tout le reste.
La région maritime qui commence avec les Orcades et se prolonge
jusqu'à l'entrée du large canal séparant l'Islande de la Norvt^ge
nigiUrrlbyGOOglC
LES EXPLORATIONS SOUS-HABINES. 185
sert ponr ainsi dire de vestibule à l'Océan-Arctique, dont elle subit
directement l'inilueace; maïs une influence opposée, celle du gulf-
slreiim, vaste courant d'eau chaude, le plua puissant de ceux qui
partent de l'ëquateur, s'y fait sentir également, de manière qu'à
l'entrée du canal islando-norvégien le chaud et le froid, l'humidité
tiède et l'humidité glacée, les brumes épaisses et les tourmentes de
neige, les vagues venues de la ligne et les glaces arrivées du pôle,
les vents du sud et les vents du nord, se livrent d'épouvantables
combats, comme dans une arène toujours ouverte. On sera surpris
des elîets-que des phénomènes aussi grandioses engendrent au sein
des eaux ; à la surface et dans l'atmosphère, ils ne sont pas moins
saisissans, et tous les voyageurs en ont été vivement frappés. Un
ciel bas et lourd, diapé d'un rideau de brumes flottantes, déchiré
par (les orages, ruisselant de pluies, battu par des tourmentes, —
des archipels aux massifs hardiment découpés, aux roches abruptes,
aux pentes noires plaquées d'une verdure métallique, mais sans
arbres, sans chaleur, quelque chose de neutre, de profondément
triste, un aspect partout désolé : tel est le fond du tableau et l'im-
pression qui se dégage de la vue des Orcades, des Shetland et des
Féroe. Cette impression, les habitans mêmes la portent sur leur vi-
sage : elle s'explique, si l'on précise certaines particularités.
, Le climat accuse une moyenne annuelle d'environ 7°,5 (1) ; il est
doux en hiver, puisque !a moyenne de cette saison dépasse 3 de-
grés (3°, 61 pour les Féroe); mais les étés y sont sans chaleur, les
brumes, les orages, les tourmentes, occupent les trois quarts de
l'année, et découvrent rarement le soleil. Les vents du sud et ceux
du sud-ouest répondant à ceux du nord-ouest, et la lutte se pro-
longe presque sans aucune trêve; les marées y sont formidables :
les toumans ou swelchin et les roust font bouillonner les flots et
tourbilIonn(!r les navires. Sur les terres, le spectacle est singulier :
malgré l'absence de froids rigoureux, malgré l'humidité constante de
l'atmosphère, malgré l'incomparable verdure des pentes gazonnées,
l'agriculture est chétive, les légumes sont rares et maigres, les
fruits presque nuls. Aucun arbre, pas même le bouleau, n'y est in-
digène, et ce n'est qu'avec des soins infinis que l'on élève à l'abri
des murs le sorbier des oiseleurs et le frêne. Le pin de Norvège lui-
même, dit M. Martins, n'a jamais vécu plus d'un an aux Shetland ;
le chône et le hêtre périssent encore plus vite. Cette nature, si peu
féconde par défaut de chaleur, ne manque cependant ni de charme,
ni dd caractère. Partout ruissellent du haut des pentes rapides, à
travers les tapis d'émeraude qui les recouvrent, d'innombrables
(1) Orcftde», T>'iU — SbcUand, t'fil; — Féroe, ^'.Sl. — Cu cbim^i aoiit extraita
des Voyagn tn Scandtnavit, tn Lafonie et au Spii:barg, de ta coniêUe la Iticktrch».
— Ciographù phi/aique, par M. Uailiss, E, 11, p. â53 el sulr.
, Google
iS6 UFOS DES MCI KONDES.
ûkta d'argent, jntahsskbles -oomine les pluies qui les alimenteot,
des sources limpides s'épanchent àe tous côiéa et vont se réunir
&U1S ie fond des v&llées, occupftes p&r des lacs poissonoeux et de
vastes tourbtëpcfi. Ces touriDières, i-essovrces précieuses dans tut
pays dépourvu de bois, recèient le secret des ■anciens âges; les
troncs <Ae très grands arbres y aboadtHit, et démontrent ^e Je €it-
mat de ces tJes n'a pas toujours été aussi di^vorable à la v^é-
tatJon foDestière. D'aillews d'ionoaibraitles tr«upes d'ùseaux, la
plupart aqualôques, couvrent les roches de la plage, taadis que le
hareng, la morse, le maquereau, les phoques et même les baleines
peuplent Ja mer. La vie animale trouve dans ces l'égàons, où lan-
guit l'autre règœ, des conditions assez favorables; il est vrai tpi'û
n'«9dste pas dans toute l'Europe de 'tJiatat dont les écarts soient
iDoias prononcés. La température de la surface oréaBÎque -se oiaia-
tient partout sans varialiaos inem sea^ifales À bi' ¥. (1) (11° c.)>
Une élévation si «onstante aurait lieu de surprendre à une aussi
faîb!e distance des glaces polaires, ^ la cause n'en était pas nain-
tenant bit») connue. C'est vainemeat que pour trau\'er une expli-
cation au & ailé jusqu'il invoquer l'action des feux souterrains; le
fuif-htream donne la cM du phénomène. C'est lui qui pousse
sur les côtes de ces lies des fruits et des bois flottés venus des
parties chaudes de l'Amérique. Les produits des Antilles se mô-
leztt ainsi a>ns grandes algues des mers du oord, fucut et Imtm-
nairei, qve le mouvement des flots rejette sur la plage, et que les
habitans recueillent sous le nom de varech et de goicmon pour en
retirer de la soude par la combustion.
Le gulf-siream a été récemment l'objet d'u»e série de recher-
ches spéciales, exécutées sous la direction du docteur A.-I>. Bâche,
par le caast-mrvey ou commission chargée du relevé géjiéral des
côtes de l'Union américaine (2). Parti des régions équatoriales et
dii'igé d'abord vers l'ouest, le gulf-'Uream pénètre ensuibe dass U
mer du Mexique, où il continue à s'écbauier. 11 en ssrt en loageant
la îFloride et rentre dans l'Atlantique; il remonte alors vers le nord
en marchant paraUèlemeot à la càte uaéricaine, dont il ae con>-
menoe à s'écarter qii'i la hauteur da New-Jersey, .pour se détour-
ner ds côté de l'est; mais, depuis le détroit de la Floride, où il sb
trouve resserré entre cette presqu'île et l'archipel de Sabavia, jos-
(1) Le thcrmoniètre de Fahrenheit, dont se terrent les Angliiis, s'écarte tolalemcn
de notre thennnmtire centigrade; il a été grtJu* iTaprès île» tiases diHfrentes. Le
potn coii«spDnd*nc ft la ^oe fondanle âqukavt n 31* degré -de Fdireiriieit; e^st la
4 de^^ âe l'>j<iiBlla ceMî^ndt. Noua aroDt eu *nla, «a tnenlionTiant les'le^^ Eatr
nnheit, de les convertir en degrés centigrades et de placer ccui-ci entre parenthèses.
1(3) lies résiilniu en ont été coosigaAs dkns l'iiunense trasBl kf dr(igni[dii«|iie intiUtU
OniliKi Stnlci oùmat-»urvt\i Btfort, 1860. — Plnriecrs ménaires im]nrtain'de JIH, 1m
Pourialèi et Louia Agatùi N npportatit ui ntCne aajet.
, Google
LES EXPLORAnOIÎS SODS-MAIHNES. 187
qu'au 36' parallèle, le gulf-stream est I<ùii de présenter la même
étendue. Large fieulement de (i4 Lilomètres à son entrée dans l'A-
tlantique, il se d. ploie en avançant vers le nord ; il mesure déj&
2il kiloniëties ^ la hauteur de Gharleston, plus loin il dépasse
500 kilooièti'es et a' élargit encore. Le gttlf-ttream eat divisé en
plusieurs zones ou courans partiels dont i& température difl%re sen-
siblement, ou plutôt il est eotrenièlé de parties chaudes et froides
qui formeut autant de couches distinctes, chacune ayant une tem-
pérature piïipre. Un courant d'eau froide parti de la baie de Baflia
et coulant du nord au sud sépare le gulf-stream de la côte aïoè-
ricaine; les deux courans opposés se touchent par les bords. La
séparation est ù bien tranchée, que cette limite a reçu le nom de
cold-wall ou paroi froide. Le courant d'eau froide s'élargit peu
à peu comme le gulf-êtreami mais, tandis que celui-ci s'épanche à
la surface, l'autie giigne les profondeurs. Le gulf-stream conserve
longtemps une température remarquablement élevée. A la hauteur
de Sandy-Hook, à 400 ou 600 kilomètres du littoral, cette ten^éra-
ture est de 23" à 27" c. Elle se maintient entre 18° et 22" c, jusqu'à
une profondeur d'environ 200 mètres. A une moindre distance des
côtes, entre 2ilO et 300 kilomètres, la chaleur est moindre à une
profondeur correspondante ; elle ne dépasse guère 18" c. à la sur-
face, 10 ou 11 au-dessous de âO naëtres, et elle tombe brusquement
à 2, 3 et i, si l'on descend au-dessous de 600 mètres, parce qu'à ce
niveau on atteint le courant froid répandu au-dessous de l'autre.
Le gulf-stremn, avons-nous dit, se détourne à l'est vers le 36* de-
gré parallèle; il traverse alors de nouveau l'Atlantique, toujours
plusdifTus, perdant insensiblement de sa chaleur à mesure qu'il
s'éloigne de son foyer, mais gagnant en surface. C'est ainsi qu'il
atteint les côtes occidentaJes de l'Europe, où, après avoir attiédi les
parages de la Bretagne, au sud-ouest de l'Angleterre et de l'Irlande,
il pénètre dans la mer d'Ecosse, et unît par baigner l'Islande et la
Norvège. Ses dernières effluves se font sentir jusque dans l'extrême
nord, à l'Ile de l'Ours et au Spitzberg, avant de se perdre tout à
fait. L'élévation et l'uniformiié constante de la tempérabire à la sur-
face de l'Atlantique seraient donc un effet direct du gulf-stream^
maïs il semblerait ressortir de l'ensemble des observations faites
sur divers points de cet océan, que le gulf-stream lui-même, au
lieu de constituer un phénomène isolé et d'une nature spéciale, ne
serait qu'un accident plus marqué du mouvement général portant
les eaux des pôles vers l'équateur, et celles de l'équateur vers les
pôles. Admettoas comme vrai cet échange, dont ngna discuterons
les preuves : deux faits d'une parfaite évidence en résulteront né-
cessairement. En premier lieu, les eaux froides des mers polaireSi
en s' avançant vers le trc^iqoe. Sauront, à raison de leur poids spé-
nigiUrrlbyGOOglC
188 lETUE DES DEDX MONDES.
cifique, par gagoer le fond et s'y accumuler, tandis que, par une
marche opposée, les eaux tièdes, plus légères, occuperont natu-
rellement la surface; cette disposition relative est forcf^e. Le second
fait n'est pas moins explicite : la disposition géographique des coq-
ttnens et des lies exercera sur le phénomène une influence directe,
tantôt en opposant une barrière au douMe courant, tantôt en lui
livrant un libre cours. Les deux hémisphères présentent sous ce
rapport de prodigieuses diOërences : l'Océan-An^arctique s'étend
partout sans obstacle ; il envoie ses eaux et ses glaces vers le tro-
pique du Capricorne sans que rien entrave ce mouvement. L'extré-
mité méridionale, amincie en pointe, de l'Amérique et de rAfriquë,
l'Asie, située presque entièrement eu-deçà de la ligne par rapport
à nous, bornent seules cette action, à laquelle la mer des Indes,
l'Atlantique et le Pacifique ouvrent leur large sein. Nul courant li-
mité et rapide ne pourrait se former dans de pareilles conditions;
le gulf-slream ne marche et ne se main^ent que par suite des
barrières continentales qu'il rencontre, il obéit ainsi à, la fois à
l'impulsion générale, qui le pousse vers le nord, et à la direction
particulière qui lui est imprimée par l'orographie des côtes. Sî le
gulf-stream, après son entré; dans le gotfe du Mexique, y rencon-
trait uue mer ouverte au lieu d'une ligne de côtes fermées de
toutes parts, s'il n'était pas pressé au nord-ouest par le courant du
Mississipi à son elBbouchure , au sud par les grandes Amitiés, qui
l'obligent de se détourner et d'aboutir au détroit de la Floride, si
l'on faisait disparaître tous ces obstacles qui le maintiennent dans
une direction déterminée, il s'épancherait au sein de la masse océa-
nique; mais, tout en s'effaçant comme courant particulier, les effets
auxquels il donne lieu, et qui dépendent d'une cause gt^nérale,
n'en subsisteraient p^s moins, bien qu'il fût peut-être plus difficile
d'en apprécier l'intensité.
Les eaux arctiques ne peuvent s'écouler librement vers le sud,
comme celles de l'autre pôle. L'océan glacial du nord constitue un
bassin intérieur presque entièrement fermé, sauf par le détroit de
Behring, par les passes qui mènent dans la baie de Baffm et par la
large ouverture qui sépare le Groenland de la Scandinavie, et dont
le Spitzberg occupe la partie nord, tandis que l'Islande et les Féroe
en occupent l'entrée méridionale. Or, cette ouverture étant de
beaucoup la plus large et la plus profonde, on conçoit que presque
toute la masse des eaux arctiques suive ce chemin pour pénétrer
dans l'Atlantique et se diriger de là vers le sud. En réaUtt*, le dé-
troit de Behring est presque fermé. La baie de Baffin donne lieu
au courant particulier dont nous avons parlé, la plus grande partie
des eaux froides n'éprouve aucun obstacle dans sa marche entre le
Groenland et l'Islande ; mais entre l'Islande et les Féroe les bauts-
■ D,,i.^,.i-,. Google
LES EXPLORATIONS SOUS-HARINES. 189
fonds s'élèvent presque partout, et forment une terrasse sous-ma-
rine de i'Écosse aux Shetland et des ShetUnd en Scandinavie. La
profondeur sur ces points ne dépasse nulle part 300 brasses. Or,
comme les eaux tiëdes occupent nécessairement la surface, il ne
reste aux eaui froides qu'un étroit conduit, situé au sud-est de l'Is-
lande, qui soit assez profond pour leur livrer passage. Ainsi la mer
d'Ecosse, où le Lightning et le Porrupine ont successivement re-
levé la température à divers niveaux, constitue un champ d'ex-
ploration des mieux choisis. Située aux abords immédiats de la mer
polaire, elle n'en reçoit pourtant les eaux que dans une proporUon
limitée et dans des conditions d'orographie sous-marine qui per-
mettent de déterminer parfaitement la marche, le mode d'action de
ces eaux et leur situation vis-à-vis de celles qui viennent du sud.
Ces eaux, si distinctes par le milieu qu'elles constituent et les ani-
maux qu'elles renferment, se rencontrent au sein de la mer d'Ecosse,
comme dans une zone frontière, au moment où, sorties également de
leur domaine respectif, elles s'engagent dans des régions entière-
ment séparées de celles dont elles sont originaires. Mises en contact,
elles coulent sans se mêler que très imparfaitement; le rftie en dif-
fère autant que la destinée. A la surface et plus encore un peu au-
dessous, jusqu'à 70 ou 80 brasses, l'inHuence des eaux méd ionales
est évidente : la température se maintient à li° c. (52° F.) presque
sans variations, ou du moins les variations sont faibles, inconstantes,
explicables soit par les vents, soit par l'inQuence des rayons solaires.
Le degré de température de cette couche superficielle est bien su-
périeur à celui de l'isotherme de la latitude où on l'observe. Vers le
69* degré latitude, l'eau à &00 brasses de profondeur s'est montrée
plus froide de 1°,3 c. seulement que dans la partie septentrionale
du golfe de Biscaye, sous une latitude plus méridionale de 10 de-
grés et sur un point où la température de la surface marque IS^S c,
(62",7 F.)- II est impossible de ne pas attribuer à l'influence des eaux
venues du midi cette surélévation qu'aucune autre cause ne vient
expliquer. Le gulf-slream môme ne saurait en être à lui seul la raison
déterminante: sans doute il ne fait que se combiner avec la masse
des eaux amenées du tropique, masse énorme, tiède jusqu'à une pro-
fondeur considérable, dont la chaleur se dissipe peu à peu à mesure
que sa marche vers le nord entraîne un mélange inévitable avec les
eaux polaires. Malgré ce mélange partiel, les deux courans ont été
parfaitement observés lors de l'expédition du Porcupine. Les divers
sondages ont prouvé qu'il existait dans ces parages deux zones juxta-
posées, deux régions sous-marines distinctes, l'une froide, l'autre
tiède. Ce qui. arrive là ressemble en quelque sorte à ce qui se
passe sur la terre lorsque des courans atmosphériques uniformes
et constans, les uns chauds, les autres froids, soufflent à travers
, Cooglc
190 KEVOE DES DEUX MO.tDES.
cerUûnes régions contignës et soumises par eux à des influencés
contraires. Que de contrastes ne sortent pas d'une pareille di»-
positton ! Les canlons sitnés sur le revers méridional des gramtes
chaînes, comparés aus pays placés au pied des pentes sepientrio-
nales, en foumiraïenl au besoin de iioinbrpu:t exemples; mais les
profondes dîffëreBC«s inhérentes aux milieux reagiectifs interdï-
eent de pousser plus loin l'assimilation. Ce sont bien cependant
deux dimals sous-marins dont on a constati^ l'existence dans le ca-
nal situé entre l'Ecosse et les Féroe, deux climats résultant de deux
courans conligus. Des sondages pratiqués par le Pomipine en
trentî-sîx stations diflerentes, concordant avec quinze observa-
tions analogues dues h l'espëdition du fjgkining, ont permis de les
déterminer ansâ sûrement que 9t on y avait pi^nétré. La masse
chaude coule à l'onest-sud-ouest, la masse fi'oi<le à l'est -nord-est
du canal. A mesure qtte l'on s'écarte de la sui'fare, tes deux zones
se prononcent graduellemeoC; elles sont d'abord p<^u marquées,
maïs le contraste ne tarde .pas à se iBanifester.
Dans )a lone chaude, l'abaissement de la tempf^'ature s'opère
ioscnsiblemenl; à 26t) bra<<ses, les eaux marquent t^,2 c. (^7* F',);
ik 400 brasses et justiu^'à 500 ou 600, elles accusent encore un mi-
nimun de 'j',b c. (46* F.), A cette profundf ur, te sot de !»■ roue
chaude se compose exclusirement de >'ase à glubigériiifn, c'est-à-
dire de petits animaux de la classe des ferantinifiWs. A 707 bi-asses,
point gui marque la plus grande profoadeur qui ait été atteinte dans
cette aone, le thermomètre se maintenait encore à. â*,2 c. (Al' F.),
et cette température n'était iulËrieun; que d'un demi-degré i celle
qve l'on a constatée & la même profondeur dans le nord du golfe de
Hscaye. On le voit, la zone chaude se distingue surtout par une
égalité relative très proowicée dans ia temp^^rature de la masse.
Très DeUeroentcaraclétisée entre 150 et 400 brasses, e!le l'est d^jà
moins entœ &00 et 700, et, ce que l'on pouTaît prévoir, hs parties
les plus froides sont en même temps les plus basses. Cependant,
mèoM à ce miraaium de puissance caloriixue, le contraste est en-
core bien marqué avec la icne froide, puisque la teinpératore de
c-ille-ci, au-desscKis de 300 brasses, s'abaisse rapidement jusqu'à
&• c. (S2" F.), et descend même encore plus bas, jusqu'à — 1% S c.
{29' F.) entre 300 et 640 brasses. Cette dernière profondeur est la
plus grande où l'on soit parvenu dans la zone froide sur un point
situé entre les Féroe et les Shetland. Du reste les deux aonjs s'é-
tendent parallèlement dans le milieu du cunal des Féi-oe. Une asseï
fiiible distance, réduite parfois fi 20 milles, les séivu'e; mîiia la tran-
sition de l'une à l'autre psut être encore plus rapid» et pour ainsi
dire instantanée lorsque te niveau du fond change brusquement. Il
se font pas oublier ^n eâet(ce doitétrepQuraousuBfil condacteur)
nigiUrrlbyGOOglC
LES EXPLORATIONS SMIS-HAUNES. tOl
que la iBoinâre âensîtâ des eaux ttèdes les amène loujoais a«-dessus,
tandis (jue la masse des froides tend à descendi'e. C'est ainsi que,
pr^s du bord n»éridiw>a1 du canal, ta température du fond mar-
quait 9",'2 c (&8\7 F.) à 190 brasses, tandis qtie 6 milles plue loin,
la profondeur s'éunt accrue subitement jusqu'à &&& brasses, la tem-
pérature se trouvait réduite à — 1°,1 e. Dans le premier cas, le
baut-ftHid constituaiG évideHunest une digue isfraiBcbèssable pour
le courant froid, tandis que dans le second le sol soas-marin, en
s'abaissajM, lu! fournissait un passage, La nature même du iood de
ta région froide est nn indice d« la provenance polaire' de ses eaux;
la Tase à glalnpériitts disparaît, et à sa place on observe un sable
qoartzeui d'origine volcanique dont les particttles «al été amenées
de l'Ile lean-May en «lu au Spitafoevg.
Eo avançant vera le nord, on voit la coucIm' tiëde super^ielk
perdre graduellement de son «^paissevr, pendant que la masse frwde
augmente de puissance anx dépens de ta prcnùëre; plus voisizte db
sa s&orce, elle occupe nn plus grand espace' vertical. Sans la direc-
tion opposée aia cwilraire, elle tend à se laisser recoun-ir par la
Htasse chaude %'enant de l'équateur. Les eanxtroitles versées dams
le canal des Féroe se joignent à celles qui partent du Groenland et
de la baie de Baflio; toutes aJfectenI ta même marctw-, gagnent le
fond et s'y accumutent de telle Ëiçon, qu'à l'inverse de ce qui se
produit an s^in de l'atmosptière, le froid envaliit les régleras pro-
fondes de l'océan, comme il règne sur les hauteurs qui hérissent
les surfaces continentales.
Les sondages du Pwcupme dons ïai partie' (M'îeDtale de l'Atlan-
tique do nord ont renversé l'opinion, souvent émise par les hydro-
graphes, qo'au-dessous d'une certaine profondeur l'eau de la mer
gardait une températare învariaMe de 3%8 c. (39" F.). Ce degré
marque effectivement le point de la plus grande densité de l'eao;
celle-ci, comme chacun sait, se ^late insensiblement à partir de
ce point jusqti'à celui' de la congélation', où elle diminue en d^isité,
taudis qu'elle augmente en v«hime par un bnia^oe mouvement de
dilatation. Le calme absolu qui r^ne dans les profondeurs, ta com-
position chimique de l'eau de mer, et mieux encore l'énorme pres-
sioQ des couches supérieures, expliquent suflisamment comment
l'eau peut demeurer Irquideà un degré inférieor à celui de la con-
gélation. A la ^veur de certaines circonstances, on a tu l'eau pore se
refroidir jusqu'à — 5° c. sans se solidifier, et un froid de — 2* à — 3* c.
est presque toujours nécessaire pour glacer l'eau de mer. Au fond
de la mer, les particules froides s'aiBcumulent parce que le poids
les entraîne; nulle cause ne saurait diminuer ce froid de la ré^on
inférieure, ime fois établi, puisque les molécules relaliveiwent
chaudes se tiennent toujours au-dessus des autres, et qœ celtes
nigiUrrlbyGOOglC
102 KETtlE DES DEUX MO.NDES.
qui s'atUédiraient parmi les fro'des iraient immétliatf ment rejoindre
les premières. L'ensemble seul pourrait être récbRurPé à la loogue
et de proche en proche; mais il faudrait po'ir cela que la source
d'où provient la masse froide cessât d'élre alimentf^e, on ne. le fût
que d'une façon insulTisante. Or, loin d'en être ainsi, les înflitences
équatoriale et pn'aire se hatancent, si la dernière n ; l'emporte pas.
D'un grand nombre de sondages ex'cutés par le Porcupine dans
trente-sept stations différentes et sur des points tri's divers de
TAtlantique, depuis le A7* degré latitude jusiqu'au E>5', comprenant
UQ total de quatre-vingt-quatre obseiiralions, il rétiulte en elTet que
la température, à partir de la couche immédiatement inférieure &
la surface, s'abaisse régulièrement sans cesser de décroître jus-
qu'aux profond .urs les plus grandes que l'on ait pu atteindre. Vers
500 brasses (OOO mëlres), le thermomètre marque une température
à peu près uniforme de 8° c. (47° F.); à 750 brasses (1 ,350 mètres),
il descend à 5" c. {42" F.); à 1,000 brasses (1,800 mètr<;s), il arrive
à 3% 3 c. (38° F.}; à 2,000 brasses enfm, la température du fond se
trouve réduite à 2", 2 c, c'est-à-dire qu'elle excède d« ^irès p 'U le
point de congélation. D'autres sondages, entre autres ceux qui ont
été récemment exécutés par le commandant Sclilmmo et le lieute-
nant Johnson dans le même Océan- Atlantique, révèlent des faits
absolument semblables, et amènent en détiuitive à c'>iiclure que
toute ta partie profonde de cet océan est occupée par une masse à
peu près glacée.
Cette masse est certainement entretenue par les courans polaires;
mais, si l'on en considère la puissance et surtout l'immense ext'/nsioo
en superfrcie, il est permis de se demander avec M. W. r.ar|)enter
si l'Océan-Arctique, fermé comme il est, sauf dans une dinction,
peut fournir à lui seul une quantité d'eau sufTisanie pour refroidir
tout le fond de l'Ailantique. L'influence combinée des deux pô'cs
parait ici de la plus grande probabilité en ce qui touche notre hé-
misphère. Rien ne limite, nous l'avons dit, l'acli'in des laux nniarc-
tiques, qui s'avancent jusqu'à la ligne et dépassent même le tro-
pique du Cancer. Cetie action devient visible, si l'on tient compte
des sondages de sir J. Ross, dans son expédition aux mers australes,
et surtout des opérations du même ginre exécutées dernièrement
par le vai^iseau de la marine britannique Vllydm dans la mer des
Indes, entre Aden et Bombay. La couche froirle a été retrouvée au
fond de cette mer, et elle accusait abs^olument la m ^me température
que dans le nord de l'Allantiqne, 2", 6 c. (36'',6 F.), température
supérieure &i très peu à la glace fondante. Le co.jiiiivnt asiatique
opposant ici une barrière ins .rmontable aux courans arcli'iues,
c'est à l'influence seule du pôle austral que l'existence de la couche
froide doit être rapportée, et cette influence s'étend sans doute au-
nigiUrrlbyGOOglC
LES EXPLORATIONS SODS'lUBraES. 193
delà des deux tropiques, jusqne dans la partie boréale de notre hë-
11 existe donc au ssin des mers une vaste et double circulation
dont l'activité ne se ralentit jamais. L'échange est perpétuel entre
les pôles et l'équateur, et les courans grands et petits ne sont en
réalité que les accidens du mouvement qui agite sans trêve le vaste
océan. Ce n'est pas en vain, si l'on y regarde de près, ce n'est pas
sans but déterminé que les flots succèdent aux flots. Partis du pôle,
ils s'acheminent les uns après les autres, perdant la lumière de ces
pâles régions, gagnant peu à peu le fond des abîmes. Ils s'y per-
dent enfin ; ils vont à la nuit, comme nous à la mort. Pendant que .
les v^ues tièdes, venues des régions aimées du soleil, suivies dans
leur course par une foule d'êtres vivans, étincellent et bruissent en
plein soleil, les ondes froides s'enfoncent, comme celles du Léthé,
dans le pays des ombres; mais, semblables en tout à celles du Létbé,
une fois ensevelies, elles pourront renaître un jour à la vie et à la
lumière.
III.
Dans ce milieu obscur, froid, éternellement calme, des êtres de-
meurent confinés, puisque la vie s'est répandue jusque dans de
telles profondeurs. Vainement la réalité de leur ejflstence a été
longtemps et obstinément niée : d'b«ureuses découvertes, dont les
plus anciennes paraissent 'dues aux célèbres navigateurs anglais
str John et sir James Ross, ont renversé de nos jours l'opinion scien-
tifique qui transformait en un vaste désert le sol sous-marin au-
dessous de AOO à 500 mètres à partir de la superficie; mais on
peut dire que les draguages du Lightning et du Porcupine, en con-
firmant ces premières observations, ont amené des résultats qui
nous initient aux plus intimes secrets de la vie océanique. Précisons
d'abord à cet égard certaines généralités.
La distribution des êtres marins comme la distribution des ani-
maux et des plantes terrestres en zones successives de la base au
sommet des montagnes parait frappante au premier abord. Les es-
pèces s'arrêtent à divers niveaux à mesure qu'elles rencontrent la
limite que le froid oppose à chacune d'elles : les plus capables de
lui résister s'élèvent pîus que les autres, les dernières finissent par
disparaître vers 6,000 m^res dans les régions les plus favorisées,
Au sein de la mer, des zones biologiques se succèdent aussi dans
un ordre régulier et constant, mais, on peut le dire, en sens in-
verse, puisque la profondeur joue le rôle de l'altitude, et, comme
celle-ci, amène le froid. Les êtres marins qui persistent au-des-
TOHi iciï. — 1871. 13
n,g,t7cdb/G00gIc
I6à BETOS D£S DBOI HOHDBS.
SOUS d'un niveau détermiDé peuvent être justement contparés aux
espaces qui remoDteat jusqu'au voisinage des neiges permanentes;
mais dans ce rapprocbemeut il faut aussi tenir compte de diOé-
rences qui sont trop marquées pour n'en pas aliërer l'exaciitude.
Si le froid des hautes cimes arrâle à la fia les animaux el les p'antes,
le froid du fond des mers est toujours assez modéré pour ne coo-
sUtuer qu'un obstacle relatiC; les effets de la pression et de la rareté
des gaz qui servtiut à la respiration n'ont rien d'insurmontable pour
les animaux inférieurs, tandis que le défaut absolu de lumiëre affecte
seulement l'un des deux règnes. De là des conséquences qui altè-
rent la vérité du parallèle qu'il serait si naturel d'établir entre les
zones alpines et celles de la mer.
Quoi qu'il en soit, lorsque l'on quitte la plage pour s'enfoncer
peu à peu dans l'océan, on observe effectivement plusieurs zones
caractérist^es chacune par des êtres spédaus. lomiédiatemeat après
]a zone littorale, que la marée occupe et délaisse tour k tour, vient
celle des piaules marines, que peuplent également des algues, des
poissons, des crustacés, des mollusques. La zone suivante, celle
des coriiUinex, aussi riche en animaux, comprend déjà moins de
plantes; elle descend jusqu'à 50 mètres. Au-dessous d'elle s'étend
jusqu'à 200 mètres une quatrième zone, celle des coraux de* men
profondes.
Déjà rares à 50 mètres, tes algues se montrent encore exception-
nellement au-dessous de ce niv^u. Une algue richement colorée en
vert (f7</o/£<j vi'fi'/o/tu) a été retirée aux Canaries d'un fond de 7â mè-
tres p:r M. Bory de Saint-Vincent, et d'autres espèces plus ou moiot
brillantes ont été recueillies par MM. Pérou et Maugé à 170 mè-
tres. Le varec turbiné {Sargas*um turbijuttum) existerait même,
d'après M. Bnry, jusqu'à 225 mètres; il est difficile que des algues
puissent se maintenir au-dessous de cette limite. Ces plantes, sous
le rapport Je la couleur dont elles sont revêtues, se partagent en
trois groupes : celles qui sont rouges, teintées de rose ou viulacées,
vivent dans des eaux transparentes, à portée de la lumière, — les
vertes Gottent encore plus près de la surlace, — les brunes, les oli-
T&ti'es et les noires s'enfoncent davantage au sein de l'alilme: mais
aucune algue, selon le témoignage de M. Waliich, ne s'avance au-
delà de 300 à 350 mètres. Les seules diaioméei, qui sont à peine
des végétairx, accumulent jusqu'à 700, peut-être jusqu'à 900 mè-
tres, leui-B enveloppes siliceuses; mus nous touchons par elles aux
jtrotopliyien, c'LSt-à-dire à des organismes ambigus dont ia véri-
table nature ne sera peut-être jamais fixée, tant leur slructuie
timple les rapproche des derniers termes de la série animalti. D'ùl-
leurs il est même douteux que les diatomées puissent vivre Jt d«
■ Google
LES BZn/aATTOEK tOOS-VARINES. 106
teîles profordeurs, où leurs (WponiHes scnlïmcnt se trourent peut-
-être entraînées. C'est entre SUD et MCO mètres, surtout aux abords
àts estiaires et ^oas l'influence (te certains coumns, qo'elles se mul-
tiplient de fa^on à composer à elles seules des bancs entiers. Il con-
vient d'ajouter ici une remarque due k MM. Ed. Forbes et Loven
et confirniëe par M. Wallirh ; elle est relative à l'extension en pro-
ioodrur des êtres organisés, plus grande dans les mers reculées
vers le nord que dans celles do midi. Flon-seutenient les Eones suc-
cessives a partir du rivage se prolongent beaurotip plus loin au
sein des eaux sur tes plages du Labrador et du Groenland, mais te
dtiveloppement de (a vie ne s'y manifeste qu'à un qiveau Inen in-
férieiT à celui où il atteint son maximum dans les rt^gions plus
méi'idirnales. Les «Igues en particulier ne se multiplient qu'A la
proft ndeur cù elles commencent à dîm'nuer sous d'autres latitudes.
On peut fournir une explication satisfaisante de ce phénomène : en
«flet, s'il est vrai que beaocoop d'êtres marins paraissent indifTé-
rens à ('abaissement de la teaipérature, ou fréquentent de préfé-
rence les eaux fi oi<^es, presque tous cependant périssent an contact
immédiat ('.e la glace. Or la couche supei-ficielle des mers polaires
est tellement mcdifiée par les eaux douces, qui s'y dévei-sent en
j2>ondance, suitout le long des fiords et des estuaires, dans les
baies et leF^panesoà se priassent les glaces flottantes, qu'elles accu-
sent un df g:* de salure ti es fiibfe, ou même nul. Les eaux douces,
i cause ôe l<ur moindie densité relative, tendent à se main1enir~&
la surface ou ne se mélangent qu'imparfaitement nvec la couche des
eaux sakes inférieures. Dès lors on conçoit très bien qne les divers
orguDÎt^nies désertent une zone non-seulement dépooi-vue des prin-
cipes chimiqwB qui constituent feau de mer ordinaire, mais qui
par cela m^me est sujette à tc conge'er plus rapidement, — double
inccnvénient que ces être» évitent en se tenant i un niveau plus
haa. L'admirable limpidité des eaux polaires, souvent rcmaniuêe
-des voyageurs, permet à la lumière afTaiblie de ces régions de faire
-encoi-e sentir fon influence entre 27 et 182 mètres ans pui^tanies
laminaires qui revêtent les fonds de véritahlefffoiêts fous- marines.
Quelle qne soit la limite exacte où il s'arrête, le lêgne végétal
cesse bien avant l'autre. Cn rencontre encore ceitarns poissons à
«CO et jusqu'à J.iCO mètres. Ces animaux sont sans contredl les
pins élevés en organisation de tous les êtres soue-marinB, puisque
les phoques et les cétacés sont obligés de venir respirer à la surface;
ce sont eux par cons^qiient que les effets de la piession devraient
affecter davantage. M. d'Archiac afiirme effecijv* im-nl, d'après des
expériences récentes, l'impossibilité où seraient lespois^on;. do sup-
porter sans périr une pressioD égale à celle qui existe à 3,620 mètres
nigiUrrlbyGOOglC
IM HËTBB DBS DB«X MONDES.
de profoDdear; mais, s'il &t à peu près certain que les poissoDs dis-
paraissent bien avant cette limite extrême, les mollusques, les ra-
diaires, les éponges et une foule d'organismes inférieurs persistent
même au-dessous sans éprouver aucune gène. La pression énorme
supportée par ces animaux, et qui équivaut k plus de hOO atmo-
sphères par pouce carré pour une profondeur inférieure àA.OOO mè-
tres, reste malgré tout un grand sujet d'étonnement , puisque
l'homme résiste k peine, sous la cloche à plongeur, à un accroisse-
ment de pression de 2 ou 3 atmosphères; il faut se souvenir toutefois
■ qu'il n'en est pas des organismes inférieurs comme des vertébrés
terrestres, de l'homme en particulier. Leur corps ne renferme pas
des gaz et des liquides de densité inégale. Un liquide homogène les
imbibe, leur porte l'air dissous, et établit un parfait équilibre entre
te fluide ambiant et le fluide circulant. On conçoit par là l'inno-
cuité d'une pression énorme relativement à nos organes, construits
pour la vie aérienne, mais sans inconvénient pour des êti-es appro'
priés au milieu aquatique dans lequel ils demeurent plongés. La
vive coloration de beaucoup de ces êtres constitue une autre sorte
d'énigme qai excitait ici même, il jr a quelques mois, la surprise
d'un savant naturaliste (1).
Les élres les plus curieux des eaux profondes, parce qu'ils sem-
blent y avoir été oubliés et comme perdus, sont ceux qui se rat-
tachent directement à des types dont on ne soupçonnait pas même
l'existence, parce qu'ils passaient pour éteints. Retirés au fond des
solitudes sous-marines, ces types, grâce à un isolement relatif,
ont pu survivre à tous les événemens. Il en est ainsi de la famille
des crinoîdes ou encrines, qui constituent un des types les plus
singuliers de tout le règne animal. Tout ce que l'imagination peut
rêver de plus gracieux et de plus paradoxal par l'association des
deux règnes se trouve ici réalisé comme à plaisir : une tige longue,
mince, flexible, articulée, attachée au sol par une base fixe, mais
susceptible de balancement et surmontée d'une couronne de ra-
meaux contractiles, disposés en étoile autour d'une cavité qui con-
tient la bouche et les viscères, telle est la plante animée et fleurie
que l'on a comparée à un lis vivant (2j, et qui peuplait de ses colo-
nies innombrables le fond des mers primitives. Les crinoîdes, ex-
pression transifcire d'un monde encore voisin de son berceau, ont
disparu peu à peu devant des types plus jeunes et plus parfaits,
dont aucun cependant ne les surpasse en élégance. Aux derniers
représentans de ce groupe, aujourd'hui très rares et dispersés çà
(I) Voyei la Fis dans les profonâturt de la mer, psr H. Emile Blanchard, dans U
Rivui du 1S jaavier.
{2) Kpiviv.
, Google
LES EÏPLOEATTONS SOCS-MARINES. 197
et là de la mer des Antilles à l'Océan-Pacifique et jusque le long
des cdtes de Norvège, les draguages du Porcupine ont ajouté une
nouvelle espèce qui se rattache à la tribu jurassique des apiocri-
niens, et séjourne au-dessous de 2,i00 brasses (A,320 mètres). Les
fonds bas et froids se sont encore trouvés habités par un spongiaire
dont l'axe, ferme à l'intérieur, mou et coloré en vert pâle à l'exté-
rieur, se divise dans le haut en plusieurs branches comme un ar-
buste. 11 est singulier qu'une espèce à peu près semblable ait été
découverte par M. le comte Pourtalès dans le golfe du Mexique, et
fournisse une nouvelle preuve de la diffusion des êtres au fond de
l'océan, où les conditions tendent partout à s'égaliser.
Mais comment s'arrêter à considérer un à un les habilans, si di-
vers, si mêlés, si singulièrement associés, qui couvrent les régions
sous-marinesï Les pages succéderaient aux pages, les questions
surgiraient à l'envi, tant le passé et le présent se coudoient au
sein de ces populations, que tantôt des courans, tantôt des con-
ditions de milieu, ou des natures de fonds variées comme leurs
aptitudes, ou bien encore des révolutions dont le secret estÀjamais
perdu, ont entraînées sur les points où on les observe. Plus tard,
l'homme, avec son ardente curiosité, qui sait à l'aiguillon qui la
presse ajouter encore la patience des générations et l'emploi d'une
méthode sûre, débrouillera ces populations confuses, saisira leur
caractère, et, déchiffrant leur histoire, remontera par elle à des
événemens dont l'antiquité est incalculable. La liaison intime des
phénomènes actuels et des phénomènes anciens éclate à chaque
exploration nouvelle. C'est l'espoir de percer les voiles du temps
passé qui a constamment soutenu les efforts des Agassiz, des Pour-
talès, des Carpenter, dirigé leurs sondages à liavers le gulf-stream
et l'Atlantique, et ce qu'on n'avait fait qu'entrevoir jusqu'ici s'est
trouvé subitement éclairé.
L'océan par le fait est un livre au moyen duquel la plupart des
questions géologiques peuvent être commentées avec fruit. Les
terrains et les couches que nous étudions avec tant de labeur se
sont formés au fond des mers d'autrefois, souvent sous de hauts
niveaux, et par conséquent ce n'est pas uniquement par l'obser-
vation des zones côtières, ni même des petits bassins, que l'on
apprendra comment ont vécu les êtres dont les dépouilles nous ont
été transmises. C'est à ce point de vue sui'tout que doit être appré-
ciée l'importance des foraminiféres ou rhizopodfs, qui sont les
êtres les plus nombreux des régions inférieures, sauf sur les points
ait la température s'abaisse jusqu'à se rapprocher du point de con-
gélation, et qui y foisonnent de manière à composer à eux seuls
«ne sorte de boue vivante. On a souvent décrit ces petits êtres,
nigiUrrlbyGOOglC
les lEVOE DU DEDI HONDBS.
rangés parmi les protoioaireSf c'est-Ji-âtre à l'entrënie base âa
raaimalité. 11 BulTira de rappeler ici qu'ils ne possèdent ni ouver-
ture eitérietire, ni aucon viscère» qu'ils sont formé» d'une niasse
homogène ayant la consistance d'une geiée aemi-fluiiJe et que l'oD-
nontnie uirrode. Leur coqis, réduit aux élémens tes plus simples,
ne possède d'aulre organe que des prolongemcns ciliaires ou psen~
dopodes, qui servent à entretenir le naouvement et la vie. Os fila-
mens, transparens comme dti verre, passent par les ouvertures dont
est criblé le tégument calcaire ou siliceux que ces nninintii sécrè-
tent, soit i la façon des coquilles de mollusques, soit pnr l'aggluti-
nation des particules sableuses au moyen d'une Immeur visqueuse.
La diversité, l'abondance, la petitesse de ces snimitiix, sont ex-
trênnes, et leurs dépouilles s'accumul.'nt partotit au fond des mers.
Leur polymorphîe est si grande qu'il est impossible cImîz eui d'ar-
rêler les limites des genres et des espèces, si toutefois II en existe;
il semblerait que dans ce groiipe les caractères, devenir pins mo-
biles, perdent leur imfwriance relative et opèrent des transitions
tellement multiples qu'elles échappent à l'amlyse. Le rô'e des fo-
ranainîfëres, si saiflant dans l'ordre actuel, où leurs dépouilles exis-
tent par myriades (lans le sable des mers, a été plus considéraWe
encore dans le passé du globe. Des formations entières, comme celles
do coral-rag, du grès vert et surtout de la craie, dont la blancheur
tranche de si loin au (buic déchiré des buttes de la Champ:»gne,
sont dues aux accumulations de ces animaux. Presque toujours
invisibles i l'œil nu, les coquilles des foraminifères sont d'une
finesse et d'une transparence e^icessives. Les plus petites échap-
pent k la destruction par leur faiUe dimension; p'acées sur le
porte- objet du microscope, elles étalent leurs formes élégantes,
indéfininient variées, et les ciselures de leur snrface. Quelqnefo'is
le même type se répète à satiété, de façon que la vase entière ne
soit qu'un assemblage d'individus pareils amoncelés sans terme.
D'autres coquilles, relativement plus grandes, mesurent 2^3 mil-
limètres de longueur;' les géans du groupe excèdent parfois vSk
diamètre de '2 à 4 centimètres; la plupart sont fossiles, comme les
goniolines et les nummitlites. Celles-ci sont tellement répandues
qu'elles ont d(H)né leur nom & une formation dont la puissance est
énorme, puisque à partir des Pyrénées et des Alpes on la suit jus-
qu'en Orient et en Egypte, pour la retrouvv pins loin dans le food
de l'Asie, en Chine et sur les contre-forts de l'Bimalaya. Les tnw
principales pyramides ont été taillées dans mie roche pétrie de
Dummulites. & l'époque où ces foraminifères se sont ainsi mnliipliés
dans une proportiMi infinie, dd océan s'étendait sur ta phis grande
partie de l'ancien conUnent cl leur onvrait son large sein; c'était
■ Google
LES EXPLORATIONS SODS-IURINES. 199
l'océan éocéne, et ayaot l'océan focène celui de la craie avait
occupé à peu près les mêmes régions : il avait aussi renfermé
des populations innombrables de foraminifères, mais d'un aspect
et dans des conditions Wen différentes, puisque les roches num-
muiitiqui'S affectent des teintes variées et surtout le gris jau-
nâtre, tandis que les vases à foraminlfëres qui ont donné lit;u à la
craie étaient d'un blanc laiteux dont rien n'altère la pureté. Avant
d'avoir eu la pensée de soumettre la craie à l'examen microsco-
pique, on se perdait en conjectures touchant l'origine el la vraie
nature de cette substance à la fois pulvérulente et onctueuse au
toucher, susceplible pourtant d'acquérir une certaine cohésion,
parfois d'être taillée et polie; comment les débris triturés des co-
raux et '.es mollusques seulement avaient-ils pu subir l'action des
vagues en mouvement, être réduils à l'élit de résidus impalpables
et devenir une bouillie homogène sans qu'aucun élément étranger
fût venu s'y mêler? Ces singularités et bien d'autrrs sont tombées
dès que l'étude des foraminifères actuels, iuaugui'ée par M. Alcide
d'Orbigny, eût conduit à lt;s retrouver dans les anciens dépôts.
Dès lors plus d'étonnement à concevoir sur le mode de forma-
lion de la craie, engendrée autrefois sous des eaux calmes et pro-
fondes et due au développement d'une multitude de foraminifères,
surtout de globigérmet. Ce dernier genre, dont ia coquille est for-
mée, ainsi que l'annonce le mot lui-même, de plusieurs loges
fq^bériques, vit encore dans les mers actuelles; mais on était loin
de supposer, avant les dernières découvertes, que l'on retrouverait
de nos jours la craie elle-même en voie de dépôt, et accompagnée
des mêmes formes animales qui la caractérisaient autrefois.
Les boues à globtgérines qui occupent une grande partie du fond
de l'Atlantique, et paraissent en relaticHi avec le gulf-ttream, oe
diffèrent en rien de la craie. C'est la même nature de sédiment et
aussi la même apparence, celle d'une bouillie laiteuse, com[>arée
par M. W. King À de la laitance de poisson. Ces boues ont été reti-
rées en grande abondance, en même temps que des mollusques,
des échinides et des radiaires très ressemblans aux espèces fossiles
de la craie, d'une profondeur de 767 brasses. La liaison parati telle-
ment évidente à M. W. Carpenter, qu'il n'hésite pas à reconnaître
dans les espèces des boues î globigéîines la descendance directe de
celles de la craie. Selon lui, à l'émcrsion des anciens dépôts cré-
tacés européens aurait sans doute correspondu l'affaissement d'une
partie de l'AUantique, et les mêmes animaux n'auraient eu qu'à se
réfugier dans le nouveau bassin pour y continuer lenir existence et
f deuKurer associés & peu près dans les mêmes proportions. Aux
yeux des géolt^es, M ce sont nudntenant les plus aombreux, pour
■ Google
200 tETUE DES DEUX MONDES.
qui la continuité des phéDomëoes de la vie est une vérité incootes-
table, pour tous ceux en un mot qui repoussent et les destructions
en masse et les rénovations subites et générales, les conclusions de
M. W, Carpenler paraîtront ne pas manquer de vraisemblaHcc,
bien qu'il y ait selon nous quelque chose de trop absolu dans la
manière dont l'auteur, les a énoncées. Les polycùtinés ou radioUty
sortes de foramînifëres à test siliceux, ne jouent pas un moindre
rôle que les foraminifëres proprement dits. Leur coquille présente
des prolongemens épineux qui leur donnent un aspect singulier;
leur petitesse est extrême; ils constituent des bancs enliers dans les
mers froides des deux bémispbëres, et se retrouvent jusque dans la
Méditerranée. Les dialomée», végétaux microscopiques unicellu-
laires, pourvus d'un tégument siliceux, rigide, à deux valves plates et
exactement conuiventes, peupleat aussi le sol sous-maiin de leurs
dépouilles. On a retiré des diatomées dê~ grandes profondeurs dans
les parages du Kamtschatka; elles foisonnent dans les mers aus-
trales, sur le parcours du gulf-stream et dans la Baltique. L'inalté-
rabilité de leur tégument assure partout leur conservaiion. On a vu
cependant que les diatomées ne s'enfonçaient pas au-dessous d'un
certain niveau; plus bas, leurs dépouilles peuvent être entraînées,
sans que pour cela on doive conclure que ces organismes aient vécu
sur place. Les sondages du Porcupine ont constaté l'absence ou du
moins l'extrême rareté des diatomées au milieu des boues à globi-
gérines. M. Wallich a prétendu que les diatomées qui persistaient
au-delà de 900 mètres de profondeur affectaient une structure mo-
léculaire différente de celle des individus soumis à l'influence de la
lumière; s'il en était ainsi, ces végétaux, les plus infi^rieurs de tous,
chez qui l'on remarque môme des mouvemens, cesseraient d'agir
à la façon des plantes, et participaient de la nature animale. C'est
là une opinion singulière qui n'a pas été assez nettement formulée
pour qu'on l'adopte sans nouvel examen; mais, dans tous les cas,
elle n'est pas en désaccord avfc la rareté croissante et l'enistence
de plus en plus difficile des végétaux, même les plus imparfaits,
lorsque l'on pénètre dans les grandes profondeurs. I! est certain
que les animaux persistent seuls dans les basses régions ; cepen-
dant, comme les deux règnes, partout ailleurs en contact, rem-
plissent des fonctions inverses et se suppléent par un échange
incessant des élémens de nutrition et de respiration, il est naturel
de rechercher avec M. W, Carpenter comment se comportent à ces
deux points de vue les animaux des mers profondes entièrement
livrés à eux-mêmes.
Le rôle des végétaux, dans l'économie générale du monde orga-
nique, consiste d'une part à élaborer la matière brute, puisée direc-
, Google
LE8 EXPiOBATIONS SOUS-UARINES. 201
tement dans l'eau absorbée par eux, d'autre part à décomposer
l'acide carbonique pour en fixer le carbone et en rejeter l'oxygène.
Celte dernière opération n'a lieu que sous l'influence de la lumière;
elle s'arrête quand celle-ci est absente, elle se ralentit à mesure que
cellé-ci s'affaiblit; elle est de plus nécessaire pour produire la chlo-
rophylle, c'est-à-dire la matière généralement verte, plus rare-
ment rouge, qui colore les plantes. La cellulose et le gtycose, les
matières sucrées et amylacées, huileuses, résineuses, gommeuses
et albuminoides, les parties succulentes des vi'gélaux, Ks tissus,
sécrétions et tégumens de toute sorte, sont le résultat des opc^rations
que nous venons d'indiquer, et ces substances constituent une nour-
riture toule préparée (l), destinée à rallmentation de l'autre règne.
Les animaux en efTet ne puisent pas dans le régime inorganique les
substances dont ils se nourrissent; leurs alrmens sont empruntés
soit au règne végétal, soit à leur propre règne. Les végétaux ne se
mangent pas, les animaux au contraire se dévorent entre eux lors-
que leur régime n'est pas exclusivement vëgétal. Dans les deux cas,'
la vie animale ne s'entretient qu'aux dépens mêmes de la vie, loi fa-
tale et universelle, bien qu'elle demeure incompréhensible.
Les animaux respirent comme les plantes, mais, au lieu de fixer
le carbone, ils le brûlent en s'emparant de l'oxygène de l'air, et lis
exhalent l'acide carbonique et l'azote. L'opération est donc inverse
de celle qu'accomplissent les végétaux, et ceux-ci fournissent aux
animaux non-seulement des ëlémens nutiitifs, mais encore de l'oxy-
gène. Cette harmonieuse combinaison cesse au fond de la mer; sans
plantes, plus de phytophages; l'alimentation devient forcément ani-
male. fiie:i que la plupart des êtres des basses régions soient dans
l'impossibilité de poursuivre une proie vivante, la multitude des
protozoaires procure aux grandes espèces un aliment assuré. Le flot
mariu fourmilla tellement d'organismes inférieurs qu'en baignant
les animaux d'un rang un peu plus élevé, il leur dispense une nour-
riture abondante, puisée à une source vraiment intarissable.
La question se réduit en définitive à savoir comment se nourrit
le protozoaire dès qu'il parait établi que les vt'gétaui d'un degré
correspondant ou proiophylea n'babilent pas près de lui. On s'est
demandé d'abord s'il ne pouvait se faire que le protozoaire eût la
propriété d'élaborer directement la matière brute pour la transfor-
mer en albumine, de même qu'il exsude le calcaire et la silice dont
(1] Ce «ml des composéi, les uni Innairtt on h troia élémen* (rtrboae, DiygèM,
bjdrogèiK:), kl autres (pialtrtuxWes, ou plui compliqué* «ncore, l'uote k Joignant aui
prcmien élémcus, loU teul, «oit accompagné de iDurr« et de ptiMphore. )1i diffèrent
baaucoup plui par les proprljtis physiques que par la proportion atomique de tour*
tltaieaB, qui fuie uiei pea cbei !«• •ompoa^i d'une mtme «laM*.
, Google
202 lETIIB DU DEUX II05I»».
il forme sa coquille; mab on peut répondra avec M. W. Carpenter
que le calcaire et la silice existent à l'état de dissolution dans l'eaa
qui pénètre le protozoaire, et que celui-ci ne Ut que retenir ces
aubsunces et les déposer au dehors, tandis que, poor produire de
toutes pièces aoe substance albumineuse oo simplement protopla»-
miqne, il faut nécessairement une décomposition chimique suivie
d'une recomposition d'une nature spéciale,.etjusriu'Jci aucun fait
n'autorise à croire que cette opéraliou soit poSMble en dehors de
i'inlluence de la lumière, c'est-à-dire autrement qu'à la façon des
végétaux. Si donc il était concevable, ce qui n'est pas démontré,
que les protozoaires les plus imparfaits fussent paifois susceptibles
d'élaborer directement des composés organiques, ils deviendraient
par cela même de véritables végétaux, et dés lors se trouveraieat
soumis aux lois qui gouvernent cette partie du domaine de la vie. Ici
heureusement les recherches de l'expédition anglaise laissent en-
trevoir une solution qui dissipe presque eniièrement les obscurités
de la question. Dt'jà M. Wallich , et plus tard le profess ur WyvîUe
Tbompi^on, s'étaient attachés à démontrer qu'au seiu de la mer il
n'y avait, à pro[>rement parler, ni putréfaction, ni destruction im-
médiate des corps abandonnés par la vie. Imbibés par l'eau, qui
fait partout équilibre, leur désagrégation s'opère d'une façon in-
sensible, Chei eux, point de feimens propres à di3.<oudie la trame
élémentiire; l'eau pénètre et remplit les moindiea interstices : c'est
el'e qui reçoit et qui garde la matière organique, délayée et dtf-
fluente, mais encore atomiquement combinée, susceptible par cods^
quent de nourrir les êtres vivans chez qui elle est introduite. Une
dihition de ce genre se trouve en voie d& formation perpétuelle an
sjin de la mer; elle résulte du résidu flottant de tous les organismes
aquatiques, de ceux que charrient les Deuves et particfdièrement
de ceux de la zone littorale, si richement peuplée dans un espace
continu dont la largeur est évaluée à plus d'un mille. L'analyse des
eaux de l'Atlantique, puisées à des hauteurs différentes, a permis
d'y constater la présence d'une proportion sensible de matière or-
ganique fortement azotée jusqu'au-delà de 1,300 mètres. C'est sans
doute à l'aide de cette dilution que se nourrissent les proloxoaires.
Ces animaux, sans ouverture buccale ni cavité intérieure régulière,
retiennent par imbibition les principes toot formés contenus dans
l'eau qui les baigne, de même qu'ils sécrètent sa dehors le test
calcaire ou siliceux de leur coquille.
Il ne suffît pas aux animaui soas-mariDs de pouvoir se nourrir,
il leur faut encore respirer, et l'on comprend dillîcilement au pre-
mier abord d'ofi peut leur arriver l'oxygène dont ils ne sauraient se
passer. Il est vrai que la respiraliûa des animaux ioféciears est peu
■ Google
LES EIPLOIATIONS SODS-MUtlNES. 203
active, une faible propOTlion d'oiygène teor suffit; mais d'autre
part l'acitte carbonique constammeot exhalé par eux devrait à la
longue, en s' accumulant, leur rendre l'eotretJen de la vte impos-
sible. Les sondages du Porcvpine et l'analyse des gaz que Eenfer-
mcQt les eaux de l'Atlantique ont eOiectivemeDt dénMKttré que la
pro(>orti(Hi de l'oxygène était d'aaUnt moiiMlre que l'on descendut
plus bas dans la mer; 1» quantité d'aiote diminue également, tau-
dis que celle de l'acide carbonique augmente de plus ea plus. La
proportion de ce dernier gai, inférieure à la surface i celle de
î'ootygëne, la dépasse dans la zone intermédiaire, et à 800 ou
900 brasses le changement est tel, que )a quantité d'acide carbonique
égale presque la somme de l'oxygène et de l'azote réunis. L'oxygène
ne compte plus alors que pour moins d'un cinquième dins l'en-
semble (1). L'acide carbonique, ainsi qu'on pcuvait le présumer,
abonde toujours plus dans l'eau des fends, surtout de ceux où la vie
se trouve richement représentée, que dans les iot)es purement
aquatiques, fussent^-elles ùtuées plus profondément. H est certain
que l'acide carbonique, à force d'être exhalé, étoufferait la vie sous-
marine, si, par un double mouvement, ce gaxue remontait peu ii^ peu
k la surface, tandis que les'coura&s et l'impulsion générale des
Qots, dont nous avons tracé la nwrcbe, amènent sans cesse des
eaux saturées d'oxygène qui renrniver^it la précieuse provision.
C'est donc en déliuiiive à l'agitation des eaux superfici elles qu'est
due l'introduction incessante de l'oxygène au fond de la mer. Les
vagues, en se soulevant et faisant bouill(Huier leur» flots, contri-
buent puissamnaent à l'afcration des eaux, et ces eaux, en suivant
l'impulsion qui les entraîne vers les profondeurs, vont ensuite vivi-
fier les êtres qui y restent plongés.
Telle est la solution plausible et le dernier mot d'un état de
choses dont l'existence ne se comprend qu'à peine au premier
abord. L'air et la nourriture se trouvent par le fait libéralement dis-
pensés à des populations que leur extrême ëloignement avait jus-
qu'ici soustraites à notre attention. Les animaux que nous venons
de signaler n'ofTrent pourtant rien d'étrange, de tout à fait spé-
cial dans leur structure, ni dans leur forme. La plupart diffè-
rent peu de ceux-là mêmes qui fréquentent nos côtes; d'autres, il
est vrai, sont des types d'une époque antérieure disparus ou de-
venus très rares partout ailleurs, et qui semblent avoir cherché un
refuge au fond des mers. Tous ces êtres, si singulièrement associés,
les uns venus de l'extrême nord, les autres remontés du midi, ou
(t) La proportion «ur 100 purtio* est la aulvaale : oifgène, 11,3; — uote, 34,S; •
kcids carbonique, 48,3.
, Google
S04 REVUE DES DEUX MONDES.
se rattacbant au passe le plus reculé, aucune loi g<^nérale bien pré-
cise n'a dirigé leur marche ni présidé à leur distribution; nulle
finalité déterminée ne les gouverne. Dans des temps très divers et à
travers bien des événemens, ils ont rencontré des conditions d'exis-
tence supportables, et s'y sont adaptés. Malgré l'absence de la lu-
mière, malgré la pression, malgré la distance où ils se trouvent
de l'atmosphère, ils pouvaient vivre, et ils ont vécu. Cette vie si
bornée et si sombre est d'ailleurs celle de tous les aiûmaui infé-
rieurs. Cbez eux, l'instinct est tellement court qu'il se confond avec
l'irritabilité, et se limite aux seuls actes indispensables. L'équilibre
de l'ensemble, dans ces sortes de catégories, se maintient par la
mise en jeu des seules forces nécessairement inhérentes à tout ce
qui est organisé, sans que les individualités y concourent par au-
cune volilion personnelle de nature à distinguer chacune d'elles
en particulier. Dans les profondeurs, aucun être n'est conscient
de ce qui se passe près de lui; parqués dans un monde clos, tous
se dévorent sans même pan'Cnlr à se connaître ou à s'apercevoir.
C'est là pourtant un des plus vastes domaines que la vie ait su
conquérir; elle y a poussé do fortes racines : aucune perturbation,
à moins d'être totale, ne saurait l'en chasser. Les siècles passent,
les périodes se succèdent et renouvellent la surface; mais le fond
des mers persiste dans son isolement. Tout au plus reçoit-il par
intervalles de nouveaux colons ou des voyageurs égarés. L'abîme
ne cesse jamais d'étendre sur lui son impénétrable linceul, sous le-
quel toute lueur s'éteint, tout bruit s'amortit : l'existence à ce prix
n'est plus, il faut le dire, qu'un secret perdu dans le silence et
dans la nuit.
G&STOM DE SaP0RT\.
■ Google
L'EXPOSITION INTERNATIONALE
DE LONDRES
Une grande expositloa internationale a été inaugurée à Londres
le 1" mai 1871. Tandis que l'Europe, attentive au bruit du canon,
suivait d'uo œil inquiet la marcbe des opérations militaires, un ap-
pel fait aux producteurs de tous les pays du monde conviait l'ar-
mée du travail à une lutte moins bruyante, mais plus décisive peut-
être pour l'avenir des nations. Dans ces combats pacifiques de l'art
et de l'industrie, ce n'est plus la discipline qui assure le succès,
c'est l'initiative individuelle; ce n'est plus la force matérielle des
peuples qui est en jeu, c'est leur force productrice, et les promesses
que donne la victoire ne reposent plus sur les ciiances ëptiémëres
d'un traité : elles ont pour gage la source vivifiante de toute richesse,
l'intelligence dans le travail.
Les événemens qui viennent de s'accomplir en Europe ont telle-
ment absorbé l'activité publique , ils ont apporté dans les fortunes
privées une telle perturbation, qu'on avait pu croire un moment k
l'abstention des nations belligérantes, ce qui aurût ôté à l'esposi-
tion toute sa signification internationale. On devait craindre surtout
que la France, préoccupée de ses récens désastres et tout entière
aux difficultés de sa réorganisation intérieure, ne fût pas en mesure
d'être représentée. Elle l'a été pourtant malgré quelques retards,
et le triomphe éclatant dont nous avons été témoins peut être re-
gardé comme un des faits les plus imprévus de cette époque si fé-
conde en événemens extraordinaires. Il faut dire que, si la situation
politique rendait notre position très défavorable vis-à-vis des autres
nations, cet inconvénient était racheté par la nature toute spéciale
de l'exposition, où la grande fabrication n'a pas été appelée, et qui
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200 RITTO MS MOX SOlfMS.
est enliëremeDt consacrée aux produits du goût et de rimagin&tioiif
pour lesquels la France a depuis longtemps une suprématie incoo-
testée.
On s'abuserait beaucoup, si on peusait trouver à Londres l'équi-
valent de notre grande exposîtiou de 1S67; d'ailleurs le système
adopté par les Anglais est tout à fait difTérent de celui qui a pré-
valu cb«z nous : il n'en est pas moÏDS iatéressant à éRidier, puisque
les modifications qu'ils ont apportées au nôtre élaieot, suivant eux,
dictées par i'eipérience du passé. A Paris, les produits de tous les
genres ont été appelés à figurer ensemble pendant un laps de temps
déterminé dans des constructions provisoires dont il ne reste plus
de trace aujourd'hui. Le vaste édifice élevé à Londres sur les plans
da colonel Srott présente au contraire un caractère définitif, il est
destiné à recevoir en permanence une exposition internationale;
mais ce n'est pas comme la nfttre une exposition universelle, et. û
toutes les nations sont appelées à y prendre part à la fois, les dif-
férentes catégories de produits n'y pourront être admises que l'une
I4>rès l'autre. Pendant le temps qui s'écoule chez nous entre deux
expositions universelles. l'Angleterre aura vu passer successivement
et à tour de râle toelcs les fomes du travail humain.
Les beaux-arts ont été appelés les premiers, ainsi que les indu»-
tnee qui s'y rattarhent directement, et, comme ils suflisaient à rem-
plir presque tonte la place, !» poterie et les tissus de laine forme&t
i eux seuls la part de l'industrie proprement dite. L'exposition des
poteries est elle-même divisée en deux parties, et la plus impor-
tante est celle qui se rattache aux beanx-arls par l'aspect décoratifs
One longue galerie de machines en mouvement montre les divers
systèmes adoptée pour la fabrication des tissus de laine, et le jardin
qui l'accompngne renferme l?s animaux qui produisent les matières
premières. On voit là des lamas, des cbèmres du Tbibet et de la
vallée de Cachemire, des moutons mérinos prêtés par la Société
zoologique de Londres; mais, si iotéressante que soit cette section
pour les hommes ^>éciaux , elle ne forme qn'on accessoire dans
l'exposition, où les beaux-arts trdnent en souverains. Ainsi consi»-
tuée, l'exposition va durer jusqu'à l'hiver, et an printemps pn>~
cbain elle fera sa réouverture avec àta produits différées.
Avant d'entrer dans Texaraen des sal les, nous devons signaler une
innovation due A l'initiative du commissaire français, M. Du Som-
inerard, parce qu'elle nous semble d'une grande importance pour
l'inlérét de nos producteurs. Ia commission française, trouvant que
la disposition adoptf^c pour te classement des ouvrages serait défa-
vorable à DOS eipœaos, a demandé et obtenu dans le local de l'ex-
position la conceaûon d'vm tarain sur leqi>d la France a fut coo-
, Google
L'EZPOStTIOEf DE LONDIESi 107
stinire à ees frais une annexe qui fût partie du bâtiment principal,
et qui est destinée comme lui à une exposition permanente. Cette
annexe comprend plusieurs galeries importantes, où nos exposans
se trouvent chez eux, classent leurs produits eux-mêmes, et ne re-
lèvent que de la commission française.
L'ensemble des bâtimens forme un vaste parallélogramme, dont
les portiques entourant les jardins de la Société royale d'horticul-
ture, situés tout près du parc de Kensington. La galerie qui se
trouve en entrant à gauclie est tout entière occupée par les ouvrages
anglais; celle de l'autre côté est consacrée aux produits des nations
étrangères, et se trouve reliée à l'annexe française, qui est placée
tout à fait à droite. L'Angleterre étant ici chez elle, il convient de
commencer par une visite à sa galerie notre promenade à tiavers
l'expoùtion.
I.
L'école anglaise est complètement isolée en Europe, et se procède
que d'elle-même. Ilolbein et Van Dick, malgré leur st jour prolongé
en Angleterre, n'ont formé dans ce pays aucun artiste capable de
perpétuer leurs (ioctrints, et Hogarth est considéré à juste titre
comme le père de la peintura anglaise. C'est du moins le premier
qui soit véiiiablenieot anglais par la tournure de son esprit et de
son talent. Iteynolds, Caiusborougb, Lawrence, David Vilkie, Tur-
ner, Conslable, ont montré après lui ane autre face du génie natio-
nal; mais faoi'8 de l'Angleterre ces artistes ne sont guère connus que
de nom, et leurs œuvies, comme celles des peidtres qui sont au-
jourd'hui en réputiilion, 6emtilentiiicr>uBlée»dans le pays. Les An-
glais sont le peuple qui achète le plus de tableaux des ancienneB
écoles ; mais parmi les maîtres contemporains ils semblent n'appré-
der absolument quâ leurs artistes nationaux, qui écoulent leurs pro-
duits dans la mère- patrie, et gardent leur manière de voir avec un
soin jaloux, dédaignant d'échanger leurs idées contre celles qui ont
cours sur le continent. Il en résulte que l'étranger qui débarque en
AngleteiTe éprouve toujours uD certain, étonoement en se trouvant
en lace des tableaux anglais.
La peinture oiooumenlale n'existe pas en Angleterre. Le cuHe
protestant n'a<?niettant pas la peinture dans les églises, les ten-
dances vers le giand style religieux sont incapables d'y prendre ua
développement quelconque. Ajoutez à cela que le puritanisme angli-
can a' accommoderait afisez mal de sujets empruntés àla mythologie,
et que les traditions classiques, en art comme en littérature, n'ont
jamais réussi à s'acclimater dans un pays ausâ jaloux de sa per-
, Google
208 BErUE DES DEDX UOMDES.
sonnalité cd toute chose. La peinture de genre est le véritable do-
maine de l'art anglais : au fond de tout tableau, vous trouvez une
anecdote, une scène susceptible d'être racontée, et c'est la grande
préoccupation du peintre anglais, qui sacrifie volontiers les qualités
purement pittoresques à l'esprit de la narration, au piquant de l'idée
qu'il s'eiïorce de traduire par son pinceau.
Cette tendance, qui donne à l'art un but spécial et autre que lui-
même, existe dans la peinture anglaise depuis Hogarlh, le représen-
tant le plus décidé des doctrines que nous signalons, et qu'il a f^t
prévaloir dans son p»ys. Avant de faire des tableaux, Hogartb avait
é^é graveur sur méuux, et son goût pour le dessin se manifestait dès
son eofance, comme chez tous les artistes doués d'une véritable vo-
cation. Un jour, étant apprenti, il fut témoin tians un cabaret d'une
rixe entre deux ivrognes : les combattans- ruisselaient de sang, et
rien ne pouvait arrêter leur fureur. L'enfant était trop petit pour
oser intervenir, et pleurer n'eût servi de rien. Il prit un crayon, et
dessina la scène qu'il avait vue; puis, content de ce qu'il avait fait, il
alla montrer son ouvrage à ses camarades, disant avec une convic-
tion entraînante que, si ou pouvait afficher son dessin dans tous les
cabarets du monde, personne ne voudrait plus se laisser aller à
l'ivrognerie. Depuis, ou l'entendait sans cesse répéter : Je âerai
utile, je serai utile. Sa vocation était décidée, et, quand on étudie
son œuvre comme artiste, on voit qu'il n'a jamais dévié un seul io-
stant de la voie qu'il s'était tracée dès son enfance.
Voulant stigmatiser tous les vices et traduire tous les ridicules,
Hogarth ne reculait pas devant la laideur, et l'expression chez lui
touchait à la caricature. L'école anglaise contemporaine a modifié
ce point de départ dans une certaine mesure. Il y a en Angleterre
un genre de beauté placide, particulière anx femmes de ce pays,
et que les peintres sont très jaloux de n'altérer en aucune façon.
L'art, voulant à la fois chercher l'expression, qui fait le fond des
doctrines esthétiques en Angleterre, et maintenir chez la femme la
quiétude des traits, est tombé dans un compromis bizarre : cJilz les
hommes, la contraction du visage est souvent poussûe jusqu'à la
grimace, tandis que les femmes sont dépourvues de toute expres-
sion, et semblent même complètement inanimées. Non-seulement
les peintres donnent aux femmes un visage insignifiant, mais ils
reproduisent le même type uniformément; c'est comme un cliché
qu'on retrouve dans tous les tableaux anglais. Ce type n'est ni la
beauté sculpturale de l'antiquité, ni la physionomie vive et sémil-
lante que nos peintres français ont traduite avec tant de charme. I!
représente non pas une femme, mais une jeune fille de quatorze à
dix-huit ans, une young lady au teint frais, au petit nez droit, aux
■ Google
l'exposition de LONDRES. 209
graods yeux veloutés, qui ne traduit aucune passion, qui à peine a
l'air d'une personne vivante.
Ce contraste entre les hommes, dont le geste est habituellement
très prononcé, et les femmes, qui semblent ne participer en rien à
la scène, est certainement un des défauts les plus choquans de l'é-
cole anglaise contemporaine. Je n'en voudrais pour preuve que le
tableau, très estimable d'ailleurs, d'un artiste qui jouit ici d'une
réputation méritée, M. Horsiey. Le sujet, qui est iniitulé Perdu et
retrouvé, est une scène de l'enfant prodigue arrangi^e avec les cos-
tumes modernes. Le coupable, accroupi dans un coin et assailli déjà
par les caresses turbulentes du chien de la maison, veut cacher son
visage avec ses guenilles, et n'ose regarder en face son vieux père,
qui s'élance vers lui les bras ouverts. L'émotion de ces deux per-
sonnages est exprimée avec une rare puissance, et serait vraiment
communicative, si le vieillard n'était entouré d'une demi-douzaine
de jeunes filles, toutes du même âge, toutes également jolies, qui
viennent distraire l'esprit par l'insignifiance absolue de leurs phy-
sionomies. Ces inutiles comparses sont assurément les sœurs du
malheureux enfant que son père reçoit avec tant d'effusion ; mais, si
elles pensent à quelque chose, c'est peut-être aux petits gâteaux
qu'elles prendront avec le thé : ce n'est à coup sûr ni à leur père,
alTolé de bonheur, ni à leur fière, écrasé sous le poids de sa honte.
La même observation peut s'appliquer à M. Faed, qui est certai-
nement le meilleur peintre de genre que possède aujourd'hui l'An-
gleterre, celui qui se préoccupe le plus du charme et de la vérité
du ton. Voici une scène de deuil : près du Ht d'une morte est assis
un ouvrier aux traits énergiques, dont les yeux, fixés sur celle qu'il
a perdue, laissent échapper de grosses larmes. Deux petits enfans
joufflus jouent à ses pieds sans songer à ce qui cause l'abattement
profond de leur père. Voilà un contraste naturel, et qui, loin de nuire
i l'expression du tableau, contribue à l'accentuer davantage; mais
quelles sont cra jeunes filles qui ont l'âge, le teint et la physiono-
mie réglementaires? Elles ne sont pas de la famille, car elles se-
raient plus émues; ce ne sont pas non plus dis voisines, elles mon-
treraient au moins de la curiosité. Hélas! ce nu sont que des modèles
choisis pour leurs grands yeux, leur nez droit et !a fraîcheur de
leur teint. Le tableau cependant est peint d'une façon tout â fait
remarquable, et M. Faed possède une maestria d'exécution qui le
place bien au-dessus de ses confrères. Ces qualités lui sont per-
sonnelles, et les défauts qu'on lui reproche sont ceux de l'école à
laquelle il appartient.
Nous ne pourrions, sans tomber toujours dans les mêmes redites,
nous arrêter longtemps sur les tableaux de reipositiun britannique;
TOHK lUY. — 1871. If
nigiUrrlbyGOOglC
210 BETDE DES DBCX HORDES.
cependant il est impossible de pass^er sous silence un peintre dont
les œuvres ont été popularisées en France par la gravure, et qui oc-
cupe une place à part clans l'art (-uropéen, M. Ed. Landseer, Tout le
monde connaît ses cbiens dont la physionomie exprime des sentie
mens humains, ses cerfs qui brament au bord des marais, ses che-
vreuils qui courent dans les rochers, Sijs chevaux si fiers montés
par de nobles châtelaines. La facture maigre et épinglée de ses ta-
bleaux déroute quelquefois ceux qui ne les connaissaient que par la
gravure. Il y reste toujours pourtant un incontestable mérite d'in-
ventioa et de tournure ; seulement l'élégance est son domaine à pea
près exclusif, et malheureusement le sujet qu'il a choi>-i cette an-
née. Van Amburg dans la cage de ses bêles féroces, aurait exigé des
qualités que ne comporte pas le tempérament de l'artiste. Le tigrs
royal, le lion, la panthère, sont peints avec une touche délicate-
ment cacessée et dans un ton vitreux et transparent qui les fait
paraître en verre. Évidemment, si le dompteur leur donnait un coup
de sa baguette, il risquerait fort de les casser.
L'Angleterre avait autrefois une excellente école de paysagistes,
et des artistes dont nous sommes fiers leur ont beaucoup emprunté,
notamment à Constable. Aujourd'hui les paysagistes anglais ont
une crudité dans les teintes et une sécheresse dans les formes qui
viennent chagriner l'œil d'une manière désagréab'e, et, â part le»
Vues de montugnet de M. P. Graham et les Inlfrifurs de ville de
H. Roberts, il y a bien peu de tableaux qui méritent d'être cités. La
grande peinture, avons-nous dit, n'existe pas en Angleteire; il faut
néanmoins faire exception pour une très bonne figure de femme
grecque que M. Leighton intitule Electre au tombeau d'Aga-
memnon, et pour Macready dans le Werner de Byron, par M. Ma-
clise, tibleau d'un ton terreux et lourd, mais bien composé et sa-
vamment dessiné. Dans les portraits, nous signalerons seulement
celui de trois jeunes filles, par M. Millais, ouvrage tout à fait hors
ligne dans l'école anglaise contemporaine, et où l'on regrette seu-
lement l'inconcevable négligence avec laquelle les mains sont trù-
tées.
La peinture à l'eau occupe une place très importante dans Tex-
position britannique, et de l'autre côté du détroit elle est considérés
comme une manifestation particulière de l'art national, b'aquarelle
est enseigné^; dans les écoles avant la peinture à l'buile, et, si les
Anglais reconnaissent quelquefois que les tableaux des autres pays
peuvent lutter avec les leurs, Ils ajoutent aussitôt que, pour la
peinture i l'eau, ils n'ont de rivaux nulle part. Nous ne conteste-
rons aucunement la très grande habileté de leurs artistes dans la
praUque de l'aquarelle; mais, ne voyant U un procédé qui ne
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l'exposition de londkes. îit
diffère d'un autre que par le maniemeot i^e l'outil, et l'art étant
k nos yeus une question d'intelligence et de sentiment beaucoop
plus qu'une question d'adresse, noua n'entrerons pas dana l'examen
des aquarelles exposées, qui présentent comme invention, dessin
et comme couleur, les mêmes qualités et les mêmes défauts qus les
tableaux à l'huile. Qu'on nous permette une seule observation k
propos de l'exécution, puisqu'il s'agit ici de questions purement
techniques. Le charme de l'aquarelle vient surtout de la légèreté
de la touche et de la spontanéité de l'improvisation : comparée à
nn tableau termiué, elle doit être comme une terre cuite comparée
i un marbi-e. Si le travail est minutieusement et péniblement traité,
si les empâteniens de gouache y sont multipliés pour simuler les
touches acerochi'es de la peinture à l'huile, si partout s'y révèle la
prétention de ressembler à un tableau fait par d'autres procédés,
l'aquarelle n'a plus sa raison d'être : c'est ce qui arrive en Angle-
terre. Cela dit, nous n'avons que des éloges à donner à Mtl. Top-
ham, Tailer, Tidey, pour l'habileté dont ils ont fait preuve.
La peinture allemande contemporaine est k pou près concentrée
dana deux foyers, Dusseldorf et Munich. Située non loin de la Bel-
gique et très près de la IlolLinde, la vifie de Dusseldorf appartient
par son art aux Pays-Bas, et n'a d'allemand que le langage. Les
artistes de Dusseldorf, qui ont la prétention de constituer une école
en Europe, sont des disciples de l'ancienne ^cole hollandaise, à la-
quelle ils ont le tort de ne pas emprmiter ce qui en fait le charme
principal : la couleur et l'effet. 11 est vrai qu'ils n'ont pas, comme
les maîtres auxquels ils se rattachent, ce penchant à la laideur qui
chez tes Hollandais est racheté par tant de qualités émineotes; m»s
il leur manque la puissance et l'originalité. Malgré la maigreur
de leur exécution, quelques artistes, notamment MU. Knauss et
Heyerbeim, ont conquis chez nous une légitime réputation; mats
ceux-là n'ont pas exposé à Londres, et la Prusse, dont' l'uniquei'
foyer de |)einture est à Dusseldorf, n'est représentée que par un très
petit nombre d'ouvrages qui ne s'élèvent pâs au-dessus du mé-
diocre.
La Bavière est la seule province du nouvel empire où l'art «oit par-
venu quelquefois à s'acclimater. Les villes d'Augsbourg et Nurem-
berg ont eu leur part dans le graud mouvement de la renais-sance,
et dans la première moitié de ce siècle Munich est devenu un centre
d'activité sous l'impulsion du roi LMis. Dès que cette impulsion
cessa, les artistes .qui avaient élevé ou décoré- les édifices publics
étant devenus vieux et n'étant pas remplacés, l'opinion devint m-
difîérente à ce qu'elle avait acclamé, et le mouvement, après avoir
perdu son importance, s'arrêta tout à coup. Aujourd'hui il y a.
■ Google
Sl2 RErOE DES DECX HORDES.
comme autrefois beaucoup de peintres à Munich; il n'y a pas d'art
marqué d'un cachet propre. Les peintres d'histoire ne songent qu'à
imiter, les uns M. Gallait, les autres M. Couture; les paysagistes
font du faux Corot, quelques-uns se mettent même à la remorque
de M. Courbet, et l'exposition internationale de Munich en 1860 a
prouvé que de l'autre côté du Rhin on était exclusivement pn'oc-
cupé de ce qui se faisait de ce côté-ci. Cette pseudo-peinture fran-
çaise est quelquefois habilement traitée; mais, alors môme qu'elle
a su choisir ses modèles, elle a pour nous l'inconvénient de rap-
peler des notes d^jk connues et de donner encore une fois raison
au fameux axiome de Michel-Ange : * celui qui marche après un
autre est sûr de ne pas arriver le premier. »
Les tableaux de la Bavière sont un peu plus nombreux que cem
de la Prusse; seulement il est impossihie d'y signaler rien de sail-
lant. L'insignifiance absolue de la salle où est l'exposition alle-
mande est à peine relevée par quelques tableaux envoyés par des
artistes appartenant à diverses nationalJLr^s; la plupart ont déjà
figuré à nos expositions de Paris. Ainsi nous retrouvons ici VUnion
de Lnblin en WiôO, vaste toile d'un peintre polon.-iis, M. Maltejko,
que le public parisien a pu appréciei' au dernier salon; — la Visite
aux grtindx parens d'un Norvégien, M. Tidemand, charma'ile pein-
ture d'un sentiment fin et délicat, — d'excellens chevaux d'un Hon-
grois, M. Schreyer, et ime scène de la guerre religieuse des Pays-
lias par M. Pauwels, peintre belge qui réside à Weimar.
L'Italie n'i!St pas beaucoup plus brillante que l'Allemagne dans
ses résultats; cependant elle accuse un effort, elle montre une ten-
dance que nous n'aimons pas beaucoup, mais qui lui appartient.
Les peintres et surtout les sculpteurs italiens sont c!e la plus ex-
trême habileté; ils se jouent des plus grandes diRicultés techniques,
et semblent préoccupi^s plutôt de faire des toura d'adresse avec la
brosse ou le ciseau que de traduire une pens^^e ou une impression
de la nature. Ils reprennent la tradition de l.-.ur pays dans sa
période de décadence, au lieu de renionier aux principes de l'école
dans son mouvement ascendant; ils se font les continuateurs de
Bernin plutôt que de Donatello. Leur exécution néanmoins est très
séduisante, et, ai la route qu'ils suivent ne peut les mener très loin,
elle peut encore leur assurer une très grande vogue.
Toutes les fois qu'une lutte s'établit sur le terrain de l'art ou de
l'industrie, on est j^ûr de trouver la Belgique au premier rang. Ce
vaillant petit peuple occupe donc ici une place considérable, et
l'importance de ses envois vient de la qualiti' plus encore que de la
quantitt^, qui pourtmt l'emporte de beaucoup sur celle des envois
r'^unis de l'Ailemagne et de l'Italie. Henri l^ys est mort, MM. Gal-
, Google
l'exposition de LONDRES. 21S
lait et Wilhems n'ont pas exposé; mais de nouveaux artistes vien-
nent combler les lacunes laissées par les absens. Ainsi M. Wauters,
un très jeune homme, s'aimonce comme un peintre d'histoire nourri
d'études sérieuses et plein d'originalité. M. Porlaéls n'en est pas à
ses débuts, mais les Bohémiennes qu'il a envoyées sont peut-être
son chef-d'œuvre. Ce n'est pourtant point vers la grande peinture
que les artistes belges sont entraînés aujourd'hui, et le genre qui
prévaut est plutôt une sorte de réalisme élégant qui fuit les vulga-
rités de la rue, et s'attache à traduire les habitudes de la classe
aisée. MM. A. Stevens et Bnugniet sont les i-eprésentans les plus
fins et les plus délicats de ce genre de peinture, si généralement
goûté. Les scènes de la vie champêtre sont un peu abandonbées;
mais elles ont encore un brillant interprète dans M. Dillens, qui
rend les tableaux rustiques de la Zélande et ses étranges costumes
avec un esprit et une gaîté charmante. Les chiens de M. J. Stevens,
les vaches de M"' Collard, les moutons dans la neige de M, Ver-
lat sont également des ouvrages qui font le plus grand honneur à
]a peinture belge, et qui ont déjà obtenu en France le plus légitime
succès.
II.
Au moment où l'exposition allait être ouverte au public, Paris
était au pouvoir de l'insurrection, et les commissaires français, ne
recevant pas les caisses de nos exposans, avaient tout lieu de
craindre que leurs salles ne fussent absolument vides pour le jour
de l'inauguration. Pour éviter l'effet déplorable que n'eût pas man-
qué de produire l'absence d'ouvrages français, M. Du Sommerard
eut l'heureuse idée de s'adresser aux principaux amateurs ajiglais
pour leur emprunter ce qu'ils pouvaient avoir de tableaux ou d'ob-
jets d'art appartenant h l'école française. Ils ont répondu à cet
appel avec un louable empressement, dont M. Gladstone adonné
l'exemple. Dn point important était déjà gagné : nos murs ne se-
raient pas vides. Des tableaux de Greuze, David, Delaroche, quel-
ques toiles des peintres français qui ont maintenant du succès en
Angleterre, arrivèrent de plusieurs côtés. Un marchand de tableaux
qui possède à Londres une maison importante, M. Durand Buel, en-
voya des œuvres remarquables de nos artistes contemporains.
Ce premier essai d'exposition présentait une tournure assuré-
ment très respectable; mais il aurait eu pour l'étranger l'inconvé-
nient très grave de montrer beaucoup de tableaux déjà anciens,
portant le nom d'artistes morts, et de ne pas oflrir en assez grande
quan^té des ouvrages dont l'exécutioa tout à fût récente fût de
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Sli BETOe DBS DEUX HONBEB.
nature à établir nettement notre position actuelle daas les «rts. Par
un bonheur iitespéré, les caisses des véritableB exposans arrivëieat
de Paris pendant le rj>gne de la coinniuDe, qui ne mit aucun ob-
stacle k leur départ. Dfes lors tout changea de face; ou ne garda
des artiâtes morts que quelques ouvrages hors ligae, qui formeot
comme une brillante introduction à l'art contemporain, et donoeot
à notre exposition un intérêt de plus sans lui 6ter son caractère
d'aciualité.
Nous n'avons pas à nous étendre sur les tableaux dont le pd>lic
parisien a déjà pu apprécier la valeur, et c'est seulement pour si-
gnaler leur présence que nous citons quelques toiles c^^bres, telles
que He Marut dam sa baignoire de Louis David, le Triomphée de
Bomiparte, premier eoniul , de Prud'hon, l'Iliade et l'Odyxxée,
études pour VApolhèo»e d'/Iomàre d'Ingres, la Marguerite et lé
Soldat rancaleirent de Ary Scheffer, la Saiiile Cécile et la Murie-
Antoinitie de Paul Delarocbe, l'Amende honorable, les Convuttio»-
ruiires de Tanger, le Mirabeau d'Eugène Delacrolï, des animaux
de Troyon, des paysages de TlȎodore Rousseau, etc. Parmi les ou-
vrages de fialche date envoyés par nos exposans, un grand nombre
a Ai']\ figuré à nos dernières expositions. Le Derniir jour de Co-
rinlhe de M. Tony Rohert-FJeury, la VMlé de M. Lefebvre, le
Saint Vinrent de Paul de M. Bonnat, le Maréchal de Sa.re et Apre»
la bataille par M. L. Biow», la Soiitwie par H. Cabanel, le Peintre
par M. Meissooier, l'Idylle et VApolloH et Mt/dax par M. Levy, les
Dames de SaÏHl-Cyr jouant AUmlie par H. Caraud, plusieurs
toiles importantes de MM. Corot, Daubigny, Uill<2t, Cb. iacque,
l.ibot, VoiJon, etc., retrouvent à Londres les applaudissemens qui
déjà les ont accueillis à Paris; mais dans cette exposition, où la
supériorité de nos artistes apparatt d'une roamère éclatanle, la foule
fixe surtout son attention sur un jeune peintre dont la mort héreûfoe
sous les murs de Paris a vivement ému l'opinion publique pendant
le siège, Henri Regitault, le fils du savant direcLeiu* de la maou-
Jâcture de Sèvres.
Tout le monde se rappelle l'étrange et saisissant Portrait du gé-
néral Prim, que l'aitiâte montre tête nue et caracolant sur &9n che-
val noir au nïilieu des bataillons qui défilent en l'accIaBiant. L'autre
toilo de Regnault, intitulée une Exécution dan* l'Alhantbra, dénote
fes mêmes lendaHces que la Salomé. C'est la dernière œuvre de
l'artiste; elle porte la daste de 1870, et fut terminée peu de j»urs
avant le si^ de Paris. C'est un tableau capital, qui n'a pse été tu
en France, et qui, sons toua les rapports, mérite que nous nous y
arrfiUoDS un moment. £n principe, nous croyons que U oiiEsion d«
fart est de traduire les seotijfiuur Isa plus nobUs dont l'huma-
, Google
L'iXPOSmOH DE LOÎTORES. 215
nité puisse s'enorgaeïHir, ea môme temps qu'une perpétuelle aspi-
ration vers cette beauté parfaite et absolue que les Grecs regardaient
comme la forme visible du bien ; mais, en dehors de cette glorieuse
tradition, pour laquelle nous avouons hautement nos sympathies,
on doit être disposé à faire la part de toutes les hardiesses et de
tous les points de vue, pourvu qu'ils portent le cachet d'une indivi-
dualité fortement prononcée.
U. Regnault est un disciple attardé du romantisme de 1830. Ce
n'est pas en étudiant les chefs-d'œuvre du Tatican qu'il a déve-
loppé son talent, c'est en méditant les Orientales de Victor Hugo.
Son Exécution dans l'AUmmbra, au lieu de présenter cette harmo-
nie d'impressions que le Poussin regardait comme la première loi
di Li peiiilure, montre un contraste cherché entre l'horreur d'un
drame sinistre et la galté charmante du lieu où il se passe. Sur les
marches blanches d'un escalier qui aboutit à une salle splendide-
ment décorée, l'exécuteur est debout. Sa peau bronz'^e se détache
en sombre sur le vêtement d'un rose tendre qui recouvre sa poi-
trine, en laissant nus les bras et les épaules. Sa tête, d'irn type
africain très prononcé, est légèrement tournée de côté, tandis qu'il
essuie avec une tranquillité nonchalante li lame d'un grand sabre
encore tout dégouttant de sang. A ses pieds est le corps décapité
de sa victime, dont la léte, ayant rebondi, est venue tomber au bas
du talileau tout contre le cadre. L'action a dii être instantanée, et
le froid de la mort n'a pas encore glacé ce visage, qui semble
tourner ses yeux (iers et crisper encore ses lèvres courrouci'es. La
conception de ce drame, où le bourreau est inconscient et la vic-
time inconnue, est rr^pulsive bien plutôt qu'émouvante, et c'est
surtout par la magie de la couleur que l'artiste a voulu nous capti-
ver. Le dùme de la saiie rédéchit une lumière frisante qui se joue
sur les lignes de mosaïque, les murs, les piliers, les arcades, ets'ac-
croche aux pendentifs, aux stalactites, aux ornemenstout brillans
d'or et de couleurs resplendissantes. Cet éclat de l'aspect, qui donne
à la scène une galté intempestive, déplace et annule l'intérêt dra-
matique. L'œil ne peut impunément receroir une impression dia-
métralement opposée à celle que le cœur doit ressentir. Le Titien
a su trouver dans sa Mise au tombeau une couleur en harmonie
avec le sujet, et tous les grands peintres se sont efforcés de mettre
le langage du ton aussi bien que le langage de la forme dans an
rapport intime avec la pensée dn tableau. Henri Regnault, au lieu
de chercher les notes qui conviennent à Fidée, se préoccupe d'abord
des notes, l'idée n'étant pour lui qu'un prétexte pour les faire va-
loir. Ce sang rouge qui s'échappe à flots du cadavre décapité et se
répand sur les marcbes de marh^ blanc lui a para d'un beau Ion;
■ Google
216 REYDE DES DEUX HONDES.
il en a fait la clé de voûte de son tableau, comme il avait fait pour la
chevelure noire de sa Salomé, et il est parti de là pour donner
toutes les ressources d'une palette étincelante, pour associer dana
une brillante vision toutes les richesses colorantes du kaléidoscope.
Le principe est faux, mais l'artiste a déployé une puissance vrai-
n>ent extraordinaire. Sa merveilleuse habileté impose l'admiration,
et, quand la raison est choquée, l'œil demeure fasciné sous les sé-
ductions de la couleur.
Le tableau de Regnault n'est pas le seul dans l'exposition fran-
çaise qui soit totalement inconnu dans notre pays. On artiste qui
ne fuit à nos salons que de bien raies apparitions, M. Jules Dupré,
est représenté i Londres par une vingtaine de tableaux dont plu-
sieurs sont de premier ordre. M"' Rosa Bonheur, qui depuis long-
temps ne travaille pins que pour l'Angleterre, apparaît aussi avec
plusieurs ouvrages inédits. L'exposition de peinture, dans son en-
semble, montre l'école française incomplètement représentée, puis-
que beaucoup d'artistes éminens ont manqué à l'appel, mais suf-
fisamment représentée pour nous assurer le premier rang. Les
statues donnent à notre supériorité un caractère encore plus dé-
cisif. Nous ne pouvons cependant entrer dans la description des
œuvres déjà connues de MM. Carpeaux, Moreau, Relapîanch.', Fri-
son, Cordier, Poliet, Fremiet, etc. Sous le rapport de la sculp-
ture, ta lutte avec les autres pays est vraiment par trop inégale :
l'Angleterre et l'Allemagne n'ont rien, l'Italiea d'habiles praticiens,
la France seule a des sculpteurs.
ni.
L'art proprement dit ne figure pas seul à l'exposition internatio-
nale de Londres : il est escorté de ces charmantes industries qui
dérivent des mêmes principes et lui empruntent souvent sjs mo-
dèles. La céramique surtout est représentée par des envois nom-
breux. L'annexe française renferme en ce genre des produits très
remarquables, et parmi nos exposans, M. Deck, selon son habi-
tude, présente la part la plus fournie et la plus intéressante. Les
sujets de genre, les chasses, les va^es et les plats dont le dessin
s'inspire du style arabe, chinois, japonais, persan, forment un en-
semble aussi éb'ouissant que varié pour la richesse des teintes et le
charme des ornemeas décoratifs. L'effort sérieux et soutenu de nos
céramistes a fait faire depuis quelques années d'immenses progrès
à cette intéressante industrie; mais les Anglais, qui nous suivent pas
à pas, sont arrivés à surprendre les procédés de nos fabricans, quel-
, Google
l'exposition de LONDRES. 217
quefc's même à égaler leurs produits, Ils sont d'ailleurs peu scru-
puleux, et nous empruntent volontiers nos plus jolis motifs de déco-
ration : nous en avons reconnu un bon nombre où ils n'ont eu pour
ainsi dire que la peine de copier. Au surplus les fabriques anglaises
recherchent beaucoup les Français, et c'est en grande partie ii no3
artistes et à nos ouvriers fixés en Angleterre qu'elles doivent les
progrès qu'on leur a vu accomplir dans ces (derniers temps. C'est
ainsi qu'en examinant les produits de la fameuse maison Minton
on est frappé de l'élégance des figures qui décorent quelques vases,
et de la similitude qu'elles présentent par le style avec celles que
fait habituellement M. Soloo Milles; mais nous avons appris bien-
tôt que cat artiste avait récemment quitté la manufacture de Sè-
vres pour venir en Angleterre, où il a mis son talent au service de
M. Minton.
La fabrique de Wedgwood, qui est aujourd'hui une des plus im-
portantes de l'Angleterre, continue à suivre la voie qui a fait au-
trefois son succès. La fameuse pièce connue sous le nom de vase
de Portland, qui est une des richesses du British Muséum, et qui
parait remonter à la belle époque romaine, a servi de type à ce
genre de décor qui consiste en petites figures blanches se détachant
en relief sur un vase d'un Ion opaque et uniforme, généralement
noir ou bleu. Ces sujets classiques, presque toujours empruntés
aux camées, représentent dés divinités, des muses, des amours en-
cadrés dans des guirlandes, accompagmîs de masques, de tètes de
bélier. L'élégance des figures et la délicatesse du travail leur prê-
tent un grand charme quand on les examine de près; néanmoins
l'ensemble est souvent un peu froid, et la forme générale des vases
n'est pas toujours heureuse. On voudrait moins de monotonie dans
la conception, et il semble que le même talent pourrait être dé-
pensé sans qu'il soit nécesswre d'adopter un cliché uniforme.
La maison Wedgwood fait aussi des vases imités de la poterie
grecque ou étrusque : on a employé pour cela quelques-unes des
compositions de Flaxman, dont le style archaïque est très bien
approprié à ce genre de représentations; mais l'ornementation, qui
est empruntée & des vases anciens, est exécutée avec une symétrie
et une régularité si absolues qu'elle semble faite à la mécanique.
C'est ce qui empêche l'illusion d'être complète, cgir, si la symétrie
des ornemens est un des principes de l'art grec, les ouvriers met-
taient toujours dans l'exécution une certune liberté qui éloignait
la froideur.
Les vases de style classique ne sont pas les seuls qui sortent de
cette fabrique, et un artiste français, M. Lessore, qui travaille pour
la maison Wedgwood, s'est créé un genre absolument nouveau qui
n,g,t7cdb/G00gIc
*218 BXTTE DES DEUX HOIIDES.
semble d'autant plus étrange ici, qu'il n'a auctin rapport arec ce
qui se fait habituellement en Angleterre. Ce sont de petites fîgtrres
de fantaisie, de petites scènes rustiques, qui ne sont qu'indiquées,
mais avec infiniment d'esprit, et dont la couleur toute convention-
nelle est toujours très bien conçue comme harmonie décorative.
Un magnilique escalier en faïence, exposé par MM. Simpson, et
les riches colluclions des manufactures royales de porcelaine de
Worcester, forment, avec les obj 'ts précédemment cités, la portion
la plus remarquable de la céramique anglai.se. Dans la même gale-
rie, il faut signal t aussi les porcelaines danoises, parmi lesquelles
une fort belle reproduction de VHébc de Torwaldsen; le Danemark
a envoyé également de nomlweuses imitations des poteries étrus-
ques. L'Allemagne, l'Italie, le Portugal et les États-Unis ont quel-
ques produits qui attirent peu l'attention; mais les porcelaines ja-
ponaises, qui occupent la salle du milieu, sont de la plus grande
beauté. Seulement elles figurent ici comme spécimens d'un autre
temps, et n'appartiennent point à Tart contemporain. Des terres
cuites plus communes occupent la galerie extérieure, .=ous les ar-
cades du Jardin royal d'horlicvlturf. On y remarque une fontaine
en terre cuite et quelques écliantillons pour la décoration arcliitec-
tonique qui font le plus grand honneur à M. Doulton.
La verrerie n'occupe pas une place aussi importante que la céra-
mique dans l'esposition internationale de Londres; il est probable
qu'une autre année elle y figurera d'une manière plus spéciale.
Aujourd'hui nous devons signaler seulement les magnifiques verre-
ries émaillées de M. Brncard, qui s'est surpassé lui-même. C'est
encore l'Orient, surtout rornemenlation arabe, qui a fourni le type
des dessins décoratifs qui ornent ses coupes et ses plats (te verre,
ses lampes de mosquée et tous ses riches produits, où la fantaisie
a plus de part que l'utilité. Le succès que M. Brocard -obtient à
Londres dépa.<;se encore celui qu'il avait eu à la dernière exposition
que X Union centrale des beaux-arts appliquât à ftnduilrie avait
organisée aux Champs-Elysées.
L'industrie du bronze tient à la métallurgie par les matières pre-
mières et par les pi-océdés de fonte; mais elle touche à la sculp-
ture, comme l'orfèvrerie, par le goût et le choix des omemcns.
Dans toutes les grandes villes de l'Europe, le travail du brome
forme une industrie importante; à Paris, il constitue un art vé-
ritable, supérieurement représenté à l'exposition de Londres par
les envois de M. Barbedienne. Nos meilleurs artistes sont contiouel-
lemeot chargés de fournir à cette maison des modèles exceilena que
des ouvriers artistes exécutent avec une merveilleuse habileté. Des
«livres originales figurent à c6ttf des reproductioss de ce que l'art
nigiUrrlbyGOOglC
L'uposmoa dk toimBES. 219
de tous les temps a produit de plus célèbre, et on peut ainsi com-
parer les chefs-d'œuvre de l'art contemporain avec ceux que nous a
légués le passé. Félicitous d'abord M. Barbedienne d'avoir fait exé-
culer en grand cette magnifique statue d'Auguste qui a été trouvée
récemment à Rome, et qui n'est connue en France que par les pho-
tof^raphies. Le bronze est admirablement venu, et nous serions heu-
reux de le voir figurer dans nos collections publiques. Nous ne nous
arrêterons pas sur les reproductions de statues connues, telles que
la Bnigneme de Falconnet, le Napoléon de M. Vêla, le Jeune Chan-
teur de M. Dubois, et sur plusieurs pièces dans le genre Louis XT1,
qui sont d'un goîlc charmant.
Un petit meuble de style parsaa attire plus particulièrement notre
attention. On sait l'attrait que l'Orient exerce depuis quelques an-
nées 9U1' nos ornemanistes. L'art décoratif de l'Asie est, pour tous
ceux qui s'occupeut des industries de luxe, l'objet d'incessantes
études. li pouiTait y avoir là un danger, si nos dessinateurs ab-
diquaient leur personnalité pour se livrer à une simple imitation
de créations étrangères à leur génie propre; mais ce n'est nulle-
ment une cojiie servile. Le cabinet persan exposé par H. Barbe-
dienne est une œuvre vraiment française et contemporaine; seu-
lemeut l'artiste n'est laissé guider par les principes des Orientaus,
qui dans l'art décoratif peuvent fitre considérés comme des maîtres.
Des fteurs identiques, courant sur des fonds difTérens et s'enlaçant
les unes dans les autres, produisent les contrastes les plus heureux
entre la syméti'ie des formes répétées et la variété des teintes mul-
tiples.
La Perse, l'Iode, la Chine, le Japon, sont des mines inépuisables
pour notre industrie, et on se rappelle les heureuses applications
que H. Christofle a faites du style japonais dans plusieurs pièces
d'orfèvrerie. La place réservée daiis l'annexe française à MM. Chris-
totle, Froment-Meurice et Teyrat montre assez l'importance qu'ils
attachent à leur exposition. Par malheur, les derniers événemens
ont apporté du retard dans leurs envois, qui n'ont pu figurer au
début de l'exposition; mais ils n'ont pas à craindre la concurrence
ou la rivalité des exposans étrangers. L'Allemagne, dont l'iufério-
rité notoire avait été constatée aux dernières expositions, a jugé
plus prudent de ne pas soumettre ses œuvres à, une nouvelle appré-
ciation du public, et l'Angleterre, qui n'a envoyé qu'un petit nombre
de pièces, aurait aussi bien fait de s'abstenir. L'orfèvrerie anglaise
a un défaut capital, c'est de n'être pas de l'orfèvrerie. De petits
jockeys avec leurs chevaux , des sauvages avec des plumes sur la
tête, des Saxons ou des Normands avec leurs carquois ou leurs
lances, peuvent, selon la manière dont ils sont traités, former des
nigiUrrlbyGOOglC
220 RBVUB DES BEUX UONDES.
Statuettes plus ou moins agréables, et ces statuettes peuvent être
en argeut comme en toule autre matière. L'orfèvrerie a des lois spé-
ciales, et les Anglais ne paraissent pas soupçonner qu'il existe un
rapport intime et nécessaire entre une figure et les ornemens qui
l'accompagnent, que le métal peut être travaillé de façon à présen-
ter des surlaces mates et des surfaces polies, et que le contraste qui
en résulte n'est pas un>3 chose indilTéreote, qu'une ciselerie sur une
partie plate doit être exécutée tout autrement que si elle a l'impor-
tance d'un relief, etc. L'invention des pièces est souvent bizarre, et
l'exécution est presque toujours lourde et dénuée de charme. Par-
fois pourtant on voit dans les vitrines un vase ou un bouclier repro-
duit par les procédés de l'électrolypie, et on est frappé par la belle
tournure de ces ouvrages, qui jurent avec le reste; mais, quand on
s'approche pour voir de qui sont ces chefs-d'œuvre de l'orfèvrerie
anglaise, on y trouve le nom de Vechte ou de Morel-Ladeuil , deux
artistes français qui ont apporté le concours de leur talent à l'indus-
trie d'un autre pays.
L'art n'a pas de patrie, et, quand on est dsvant un chef-d'œuvre, '
on n'a pas besoin pour en jouir de savoir à quelle nationalité ap-
partient l'artiste qui l'a conçu. Cependant on ne peut se défendre
d'un légitime orgueil en voyant l'éclatante supériorité des hommes
de son pays dans les travaux qui honorent 4' esprit humain. Cet or-
gueil, nous l'avons éprouvé dans l'exposition internationale de Lon-
dres, non-seulement par le jugement que nous portions nous-méme
sur les ouvrages de nos compatriotes, mais aussi par les comptes-
rendus de la presse anglaise, qui ne sont pas suspects de partialité
à notre égard. Notre victoire dans la lutte du travail nous siimblait
comme un adoucissement à nos désastres, et, en parlant avec nos
exposans de leurs projets et de leurs espérances, nous admirions
la vitalité de ce peuple qui ne connaît pas le découragement pai'ce
qu'il a foi dans le travail.
Hehé Hénard.
, Google
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
30 juin mi.
Maintenant que la guerre étrangère est finie et que la guerre civile
est apaisée, maintenant que ce grand et noble blessé qui s'appelle la
France se relève du double champ de bataille oîi Ta tralué un instant
son mauvais destin, il n'y a plus de t«mps à perdre, il n'y a plus qu'une
politique possible, salutaire, efficace, la politique du recueillement et de
la réparation par le travail. Jusqu'ici, la France ne s'appartenait point
en quelque sorte à elle-même, elle avait encore le fer dans sa blessure.
La paix déHnitive avec l'Allemagne ne date que du mois dernier, la dé-
faite de l'insurrection parisienne ne date que de quelques jours. Tant
qu'on n'en avait pas fini , soit par les négociations, soit par les armes,
avec l'ennemi exléiieur et l'ennemi intérieur, si bien d'accord pour tirer
parti de nos désastres, l'intérêt unique et tristement émouvant était là.
Il fallait avant tout arracher le pays à l'odieuse et sanglante fatalité qui
semblait le menacer jusque dans son existence. Aujourd'hui cette fatalité
est heureusement vaincue, et il n'y a pas même le prétexte de cette poi'
gnante incertitude qui tenait tout en suspens.
Encore une fois le génie de la France se dégage des mortelles étreintes
où l'on prétendait l'étouffer. La place est libre pour les hommes de
bonne volonté. Diplomates et soldats ont fait leur œuvre, maintenant
c'est l'œuvre pratique et patiente qui commence, la régénération par le
travail moral comme par le travail matériel. Ce n'est plus le moment
des vaines paroles, des fantaisies d'opposition ou de dissidence ; c'est le
moment de l'action, et d'une aetion de tous les jours, de toutes les
heures. Il faut donc se mettre sans plus tarder à ce travail nécessaire
et ne point oublier que tout se tient dans cette résurrection du pays,
devenue notre mot d'ordre, que le prodigieux succès de l'emprunt d'au-
jourd'hui ne serait qu'un bonheur éphémère, si les élections partielles
qui vont se faire demain pour complét«r l'assemblée devaient être une •
, Google
222 BETDE DES DEUX SOIlDrS.
cause d'affaiblissement ou de conrusioa politique, que ces élections elles-
mêmes, fussent-elles les meilleures du monde, ne seraient qu'un inci-
dent sans valeur, si on ne se servait de cette force noiiviille pour accom-
plir toutes les réformes dont l'instinct public pre.-sent la nécessité. Voilà
bien souvent dé;à qu'on nous répète dans des discussions parlementaires
qu'il aefaat pas se laisser aller aux illuscns. Évidemm&utnous sommes
payés pour nous défendre des illusions, si tant est que nous puissions
jamais arrivera nous en préserver, et M, Tliiers avait spirituellement
raison lorsque l'autre jour, à propos des finances et du crédit, il disait à
l'assemblée, séduite par sa parole : u II faudra que nous soyons bien
sages, que nous n'aimions pas trop à nous reprocher les uns aui autres
de vouloir telle cbose ici, de vouloir telle autre chose là, que nous ta-
chions d'oublier ce que nous pourrons vouloir plus tard, et qu'au-
jourd'hui nous ne parlions que de ce que nous pouvons légitimement
vouloir, de ce sur quoi nous sommes d'accord... Vous me comprenez,
messieurs. Si nous avons celte sagesse, oh! alors je suis convaincu
qu'on sera l)ien heureux d'avoir de la renie française i5 1/^. 5 1/ft.
peul-Ctre 5... » La rente à 5 pour 100, c'est le n'tablisseraent de la
Fiance, c'est le symbole chiffré de l'œuvre à poursuivre aujourd'hui.
Ksl-ce impossible? Non, certes ce n'est point impossible; mais, pour que
le succès de celte œuvre de rénovation nationaie soit assuré, il faut
que loul le monde s'y prêté, le gouvernement, l'assemblée, aussi bien
que le public; il faut oser mesurer sans parti-pris la force et la fjibless»
d'une situation où il y a toutes les ressources à côlé de toutes les diffi-
cultés et de tous les périls. Celte sagesse dont pirlait M. Thiers, elle
.COQsiste à écarter les périls, à vaincre les difficultés et à dégager les res-
sources d'une nation qui n'a jamais mieux montré ce qu'il y a toujours
en elle de vitalité qu'aui heures des grandes épreuves qu'elle a si sou-
vent traversées dans son histoire.
Une chose est frappante aujourd'hui en effet. Certes certe année qui
s'achève maintenant aura été pour la France Tannée la plus désastreuse,
la plus cruelle qu'elle ait peut-être jamais connue. Tout ce qui peut at-
teimire au pays dans son orgueil, dans sa puissance, dans sa fortune,
noiLs l'avons supporté depuis le 6 juillet 1870, date réelle de la funesta
déclaration de guerre qui nous a conduits là où nous itommes. L'ennemi
s'est répandu comme un torrent sur notre sol et nous a infligé toutes les
misères de l'invasion. Les séditions, complices de l'enuemi extérieur,
ont laissé la ruine et l'incendie daus la capitale de la France. Brer, nous
sortons de l'effroyable crise avec une indemnité de 5 milliards à payer,
avec deux provinces de moins, notre prestige national diminué, notre
capitale flétrie par les malfaiteurs et les incendiaires, nos champs raya-
,tés, notre industrie et notre commerce momentanément suspendus,
toutes nos ressources dilapidées et gaspillées par la cupidité ou Tïnex-
, Google
BETUE. — CaROSIQUE. S23
pèrience. Est-ce assez de malheurs? Et pourtant, qu'on regarde de
près, celte France qui vient de passer par de telles épreuves semble
depuis trois mois n'aitendre qu'un rayon favorable, un signal pour se
relever et se reprendre à la vie. Non, ce pays broyé, viaimé par les
factions aussi bien que par l'élraQger, ce pays n'est ni aussi abattu, si
aussi épuisé, ni même aussi décomposé qu'oa !e dirait.
Ce qu'il y ^ au contraire de curieux et de rassurant, c'est ({ue, dans
cette confusion provoquée par une guerre terrible et une iusurrection
sans exti[iiple, on distingue tous les élémens d'une sociiHé vivace. Les
défaillances, les corruptions, les révoltes, sont à la surface; au Tond, il y
a la sévc d'une naiîoa et toutes les rcs.soiirces éparses d'une régénéra-
tion possible, A coup sur, dans cette série de lamentables événemens,
l'armée a été pariiculiùrement éprouvée et môme, si l'on veut, démo-
ralisée. C'est à ce point qu'on a pu se demander en certaines heures si
le nerf de notre pui.^«ance militaire n'était pas irrémédiablement atteint,
et cependant voyez avec quelle rapidité s'est refaite cette armée qui a
été chargée de reconquérir Paris, comme elle a viie retrouvé son esprit
militaire, ses habitudes de fidélité et d'obéissance, a disciplinel 11 a
suQi de lui montrer le drapeau, de lui donner un but et de lui rendre
des chfcfs qui ont regagné sa confiance par leur habileté comme par leur
attentive sollicitude. K ne juger que sur l'apparence et d'après les agi-
tations de cenaÎBes villes, la France d'aujourd'hui serait la nation la plus
ingouvernable, la plus prompte à glisser dans l'anarchie. Allez un peu
plus au fond des choses, vous trouverez un paja susceptible et mobile
sans doute, mais aussi le plus maniable, pour peu qu'on veuille ou qu'on
sache le diriger et le gouverner. Les instincts d'ordre survivent à travers
tout, ei en définitive, dans cette masse nationale que ne représentent
ni les journaux agitateurs, ni les clubs incendiaires, qui n'aspire qu'à
vivre d'une vie laborieuse et tranquille sous la<répuhlique comme sous
la monaxcliie, dans cette masse il y a certainement assez d'intelligence
et de raison pour qu' une société qui porte en oUe-méme cetle force in-
time ne soit point perdue. Politiquement donc, en dépit de tristes et
dangereux symptômes, la France n'est point aussi malade que le disent
ses détracteurs, et la meilleure preuve, c'est qu'elle a échappé à une
crise que bien peu de nations aujourd'hui traverseraient sans y périr.
A un autre point de vue, dans l'ordre matériel, la France a soullart sans
contredit, l'iadustrie et le commerce ont été paralysés, le travail a été
iotercompu. l'agriculture a été cruellement éprouvée. On n'a qu'à lire
un rapport récemment soumis à l'assemblée par un représentant, M. de
Montlaur, sur les ruines que l'invasion et la guerre ont laissées dans cer^
taines contrées. C'est un bulletin navrant; il y a des zones qui comptent
parmi les plus riches et qui offrent à peine aujourd'hui quelques traces
de culture, oii il n'y a plus ds grains, ni pour la nourriture des habitani,
, Google
22A BETUE DES DEUX HOKUES.
ni pour les semences. K travers ces misères trop réelles, ne sent-on
pas cependant une activité qui ne demande qu'à renaître et ï se dé-
velopper avec une nouvelle énergie? La facilité avec laquelle l'emprunt
de 2 milliards vient d'être souscrit en quelques heures sans soriir de
France, cette facilité ne prouvf-t-elle pas ce qu'il y a encore dans notre
piys d'intarissable richesseî Oui, sans doute, il y a en France lous les
étémens d'une rénovation nationale, élémcns politiques, moraux, maté-
riels, militaires : il y a de plus la bonne volontiJ, stimulée par un instinct
d'orgueil patriotique; mais voilà la vérité : ce qui manque, c'est la co-
hésion, la direction, c'esl la force organique qui seuli; peut féconder ces
élémens pour en faire sortir une grandeur nouvelle, et c'est ici précisé-
ment que commence le rôle de Ions ceux qui sont les guides et les éclaî-
reurs du pays, qui ont une action initiatrice, assemblée, gouvernement,
orgnnes indépendans de l'opinion, les uns et les autres soutenus par »n
public intéressé lui-même au succès de celte entreprise commune de re-
constitution nationale.
L'assemblée que nous avons aujourd'hui et qui sera complétée de-
main par cent vingt élections, cette assemblée, nous le savons bien, a le
sentiment de la situation et des devoirs que lui créent les circonstances.
D'abord elle ne doute pas d'elle-m^me, et c'est ce qui fait certainement
une partie de sa force; mais ce n'est pas là sa seule qualité. La vérité
est que, dans les pénibles épreuves qu'elle a été obligée de traverser
et de surmonter, l'assemblée nationale a montré jusqu'ici autant de
patriotisme que de modération, et, à vrai dire, elle est même plus li-
bérale que beaucoup de ceux qui lui font la guerre pour les inclina-
tions monarchiques qu'ils lui supposent. Ce libéralisme, elle vient de
le montrer par la faveur avec laquelle elle a tout récemment accueilli
à une première lecture, et malgré une certaine hésitation du ministre
de l'intérieur, un projet 'qui ne tend à rien de moins qu'à constituer
dans chaque département, à côté du préfet, une délégation élective
et permnnence du conseil -général. Dès qu'il s'^it de décentralisation,
l'assemblée n'hésite pas; la décentralisation est son idée fixe, ou. si l'on
aime mieux, son idée préférée, et ce qu'il faut bien ajouter aussi pour
son honneur, c'est qu'elle n'hésite pas davantage toutes les fois qu'elle
est placée en présence d'uu intérêt viritablement patriotique. Assuré-
ment cette assemblée de Versailles a fait déjà bien des choses utiles, et
elle en fera encore, nous n'en doutons pas; elle poursuit dans l'ombre
do ses commissions des travaux qui touchent à tous les points de la lé-
gislation administrative; elle a cotnmcncé notamment sur nos dii'sastres
militaires, sur les marchés passés pendant la guerre, sur l'insurrection
do Paris, un ensemble d'enquêtes qui seront d'autant plus fructueuses
que l'esprit de parti s'y montrera moins, qui jetteront sans doute sur
, Google
REVUE. — CHBONIQCE. 225
les événemens de cette dernière année. un jour aussi étrange qu'in-
structif, si on en juge par les premières découvertes signalées par l'élo-
quence indignée de M. te duc d'Audîiïret-Pasquier en pleine tribune.
Tant que l'assemblée se livre à cette investigation sévère, elle ne fait
point inconiestablenftnt un travail inutile ; au nom de ta souveraineté
nationale quelle représente, elle fait oeuvre de moralité publique, elle
prépare des dociTmens qui serviront à éctairctr bien des mystères.
Le malheur de celle assemblée, c'est qu'on peut dire d'elle ce qu'on
dit du pays : il y a une multitude de bons élémens et peu de coh&ion,
beaucoup de bonnes volontés dispersées et un esprit politique sujet à de
singulières intermittences. Cette ctiambre de Versailles se sent partagée,
elle n'est pas sûre d'elle-même, voilà ta vérité, et elle se laisse alTer à
l'entraînement des impressions et des incidens. Il y a surtout un point
où certaines fracUoos de la chambre perdent tout à fait leur sang-froid,
c'est lorsqu'il s'agit du k septembre et de la république. Le A septembre,
il appartient à l'histoire, à cette enquête qui se poursuit, et le discours
parfaitement habile, quoiqu'un peu étendu et un peu personnel, récem-
ment prononcé par le général Trochu, sera une page à consulter sur
cette dernière journée de l'empire, aussi bien que sur le siège de Paris.
Quant aux conséquences politiques du U septembre, quant à l'avenir in-
déterminé en face duquel la révolution de 1870 a laissé le pays, ce se-
rait tout au moins une marque de prudence de ne point y revenir sans
cesse, puisque, par un pacte renouvelé plus d'unefois, il a été convenu
qu'on ne devait pas s'en occuper pour le moment, que tout demeurait
réservé. Pourquoi dès lors raviver perpétuellement des questions qui ne
font que diviser les esprits et provoquer l'assemblée à rompre une trêve
devenue une garantie de paix publique? Mais non, ce n'est point l'af-
faire de M. Baze, ni de M. Dahirel, deux terribles Jupiters de la politique.
M. Baze éprouve le besoin de sortir de son repos solennel de questeur,
et de marquer son importance en proposant à l'assemblée de déclarer
qu'elle ne se séparera pas avant d'avoir voté une multitude de choses,
qu'elle durera au moins deux ans. 11 reste à savoir si M. Baze prétend
enlever à l'assemblée le droit de se dissoudre elle-même avant deux ans
au cas où elle le jugerait convenable; s'il n'enlève pas ce droit aux re-
présentans, cela revient à dire que l'assemblée peut ue pas se dissoudre,
mais f^u'elle peut aussiise dissoudre, ce qui éclaircit tout à faitla situa-
tion, et lui donne manifestement un caractère parlicuher de stabilité!
Quant à M. Dahirel, le cas était plus grave. M. Datiirel demandait tout
simplement qu'on nommât à jour Axe une commission qui serait char-
gée d'élucider au plus vite la question du gouvernement définitif de la
France, La chose était même si pressée, qu'il n'y avait pas moyen d'at-
tendre les élections du_2 juillet pour nommer la commission. M. Dahirel
TOHt «UT. -~ 18T1. 15
, Google
2Î< RETDB BSS DCCX HOMBII.
poussait l'aUflEitioB ^ur aos futurs collègues jusqu'à vouknr leur pré-
sejuer Hoa besogne toute faite. VoiU c« qui s'appelle travailler k la sta-
bilité et pratiquer l'art de perdre a«Q teoaps. L'aseemblée. il est vrai,
n'a pas paru goAter ces propositîoaa marveilteusea, et^le ferait bien
mieux eooore d'écarter une bonne fois toutes ces qitostiaas oit oes mo-
tions irritantes, toutes ces diacuseions pleines de sous-eBieodus péril-
leux et d'arrière^ensées , pour se consacrer uniquemeot et résolàneot
àcette œuvre de réocgaoisation publique qui suffirait certes k sou zèle
et à ses-effarts. C'est ainsi qu'à l'heure oii nous somnes elle peut agir
utilement pour le pays, M qu'elle peut okâme s'assurer deux ens d'exi».
tence, si elle le veut. Elle Kra d'autant phis forte sur le Icrraio «atio-
nal et pratique où elle se sera étabilie, qu'elle amra écaité d'une mua
plus ferme tout ce qui peut prolnn^r. aigrir les irnsiens eo rallumani
le conflit d«s partis.
Le gouvemement lui-même, an sarphis. a aae grande et directe re»-
ponsabilitù daD:^ le dévaloppemeat de cette politique de transaction qu'il
personnifie au pouvoir. 11 ne suffit pas qu'il ri«nne de temps àautra
meure la paix ectre les partis en les rappelant tons également au res-
pect de la irôve sur laquelle repose la situation actueUe. C'est là sans
doute une viaoire qu'il gagne pôiiodiquenent, qui est due à l'asceib-
dant légitime du cfaef du pouvoir exùcutif^ mais qui resterait à peu près
stérile, si le gouvemeBMnt n'aidait l'assemblée à pratiquer cette poli-
tique en la pratiquant pour son propre coaçte. Puisqo'U est admis que
la moment de l'action sérieuse est renn, qu'on ddt s'ocçoper, non de
la république au de la monarctiie. mais de la ràoi^aaisalioB oalienak,
il y a manifestement trois ou quatre questions essentidles sur lesquellea
doivent se conoeiUrer tous les effOrts. Ainsi, avant tout, la réorganisatian
de nos forces militaires est tme de ces questions. Ceci ne diminue en
aucune fafou le mérite de ce qui a été fait depuis trois mois pour re-
ctmstituer l'armée qui a remporté la victoire de Paris, et qui hier en-
core, dans la revue passée au bois de Boulogne, recevait de k populadon
tout entière nn accueil -digne de son d^voûmeat et de ses sévices.
M. Thiers, par son infatigable hatHtelé et par sa prévofanœ, a rallié et
remis eu état ces bataillons, ces régimens que des officiers intrépides ont
conduits au feu, et dont l'illustre dief, le maréclial de Uac-Maboa, avec
une simplicité dont il ne s'est jamais déparli, pouvait serrer virileirciit
U main de celui qui l'a aidé à vaincre. U a fait face merveillcuseœeiu
à use difficulté de circuostauce, et il n'est pas au bout, puisqu'il a ee-
core rimwense obligatioa -de régler tant de situations, dignes d'istAit,
créées par la dernière guerre. Gela tak, il y a toujours la vraie questioB,
celle delà réorganisatioa définitire de notre arobfe et des eouditioosdo
raemteaeot dt «su* année- Que. même auJAund'hui, ^oès taot de dé-
, Google
RETDE. — (tHBOSTQUB. 227
ceptîons et sons le poids de tant de charges accablantes , notre ^tat mi-
litaire doive rester conforme à la grandeur dtj la France , on peut se
fier là-dessus à M. TTiiers, qui n'a point caché d'ailleurs qu'il ne fallait
nnger à aucunKconomie sur le budget de la g:i>erre; mais sur quelles
bases sera fondé cet état? H est certain que le principe du service oblï-
fatoire pour lous s'impose invinciblement désormais; il est unanime-
ment admis dans la.cominission de rassemblée, il est accepté par les
généraux, par M. Thiers lui-même, qui, au premier moment, avait paru
garder quelque doute et considérer comme sufEsante la loi organique
de 18S2. Ce qu'il y a de plus évident, c'est que cette nécessité du ser-
vice obligatoire, elle nous est jetée en quelque sorte à la tfite par les
évériemens. par l'immensité d'un désastre dû en partie à rinsuffisance
de nos moyens militaires. Dans quelle mesure et avec quels tempé-
ramens ce principe sera-t-il appliqué? Comment se combinera-t-il avec
ce qui peut et doit survivre de cetie loi de 1832. qui a été jusqu'ici la
charte de Parmée', et qui en effet a sufE tant qu'on n'avait pas à com-
battre plus d'un million d'hommes? De quelle façon réglera-l-on toutes
ces questions de la durée du service actif, de la répartition des contin-
gens, de Torganisation des réserves? Ceci est l'affaire de l'habile colla-
borateur que M. Thiers s'est donné comme minisire de la guerre, du
général de Cissey. et un peu aussi sans donle de M. te ministre des
(Inances. Pour nous, ce que nous voyons, ce n'est pas seulement l'intérflt
miîitnire, bien qu'il soit grand; c'est aussi et surtout l'intérêi moral, so-
cial, c'est la nation tout entière sans distinction passant sous les armes,
s'initiant par le service et par le dévijûmeot à la religion du drapeau,
i^assoup lissant aux devoirs sévères du patriotisme, contractant les ha-
bitudes de la discipline. On s'est assez moqué de la discipline, à ce
qu'il parait, et on en revient après en avoir porté la peine; les avocats
du radicalisme font eux-mêmes amende honorable. On sait ce qu'il en
coûte de détruire l'esprit militaire, de se fier pour la défense du pîrys â
cette btUe institution de la garde nationale, qui, pour quelques services
honorables que personne ne conteste, a été si souvent la plus ferme es-
pérance de tnnles les séditions. La nation armée, oui, mnis la nation
disciplinée sous les armes, voilà ce qu'il faut. L'heure est venue d'ac-
complir celte décisive et salutaire réforme qui peut refaire la France.
Jusqu'ici, en présence des nécessités militaires du moment et des de-
voirs d'iitte répression gigantesque, il était difficile, on le conçoit, d'a-
border de front une telle question. Désonnais il n'y a plus de raison
d'attendre. Le général de Cissey peut marcher, il sera suivi et appuyi?.
S'est la part du ministre de la guerre, et elle est aasez belle, dans le pro-
gramme de la régénération nationale.
11 ne' faut pas qu« le pays puisse hégjter au moment fernrer dans
■ Google
228 RETDX DES DEUX MONDES.
cette voie. Et, de son cOté, le ministre de l'instruction publique s'est-il
mis à l'œuvre en homme persuadé que tout est à faire aussi dans le do-
maine qu'il gouverne? M. Jules Simon a dû s'en préoccuper; il n'avait
pas, quant à lui, à reprendre Paris, et il n'était pas i^nu par toutes
les considérations, par tous les (létails d'une transition toujours diffi-
cile. Il n'avait qu'à montrer qu'un esprit nouveau devait animer désor-
mais l'éducation publique à tous les degrés. Nouy avons lu sans doute
dans ces derniers mois quelques circulaires honnêtement pensées et fort
élégamment écrites. Le ministre de l'instruction publique a même pu-
blié tout récemment, si nous ne nous trompons, une note assez atten-
drie sur la situation faite aux professeurs de Paris par les événemens
que nous traversons depuis un an. Rien de mieux assurément, rien de
plus légitime et de plus convenable que la sollicitude de l' administration
pour les intérêts matériels des professeurs; mais enfin, et les profes-
seurs euvmëmes ne sont pas les derniers à le reconnaître, 11 y a des
heures où il ne s'agit pas précisément de cela, ou un homme qui a dans
ses mains une part de pouvoir est tenu de faire sentir autrement son
action. Nous parlions de la vertu du service obligatoire pour discipliner
la nation; en réalité, c'est dans les écoles de tout genre, dans l'éduca-
tion publique à tous les degrés que doit se préparer désormais cette
initiation auK mœurs sévères de la vie disciplinée, et pour cela on n'a
pas besoin de lois nouvelles, de réformes organiques de l'enseignement.
Ces réformes et ces lois viendront à leur heure; elles seront certainement
volées sans aucun esprit méticuleux .par l'assemblée, iusque-là, il y a
une œuvre toute simple, toute pratique et qui n'est pas moins pres-
sante, c'est de faire comprendre aux maîtres de toute sorte, aux direc-
teurs de l'éducation publique, l'importance du rôle qu'ils ont à remplir,
c'est de faire rentrer la discipline là où elle n'est plus par malheur depuis
longtemps et de ramener au devoir ceux qui s'en écartent, c'est enfin
d'imprimer à l'enseignement tout entier, par une impulsion de tous les
jours, une direction conforme aux nécessités nouvelles du pays. M. Jules
Simon, nous devons le supposer, n'a point négligé cette pariîe de sa
mission. Nous apprendrons sûrement un de cdS jours tout ce qu'il a
fait déjà, dans la mesure de ses pouvoirs, pour commencer à relever
l'éducation nationale, car enfin il est bien clair que, pour rester un boa
ministre de l'instruction publique, il ne suffirait pas d'être caressant
pour tout le monde, même pour ceux qu'on frappe, ou de se précipiter
avec enthousiasme sur les pas de M. Thiers descendant de la tribune
après un de ces discours par lesquels l'illusire chef du pouvoir exécutif
gagne des batailles pour son cabinet.
Ah I si M. Thiers avait le temps de s'occuper de l'instruction publique I
mais il n'a pas le temps, il a sur les bras la politique générale, la di-
,, Google
BETUE. — CHRONIQUE. 220
plomatie, la guerre, les finances, et, soyons de bon compte, il y réussit
assez bien pour qu'on ne lui en demande pas davantage, pour qu'on le
dispense môme au besoin de remplacer M. Jules Simon, ou de songer à
écrire de petites lettres à ceux qui le flattent sans le servir. Quand nous
parlons des batailles gagnées par M. Thiers, il n'y en a point en vérité
d'égale à celle qu'il vient de remporter, ayant M. Pouyer-Quertier pour
lieutenant, dans l'aFTaire du dernier emprunt. Voilà un succès qui n'est
pas seulement financier, qui a aussi un caractère très politique et qui
est de nature peut-être à faire réfléchir M. de Bismarck. La souscription
était à peine ouverte, qu'elle a pu être close; un jour a suffi. Paris seul
a donné 500 millions de plus qu'on ne demandait; avec la province,
la France a dépassé de 1 milliard 1/2 le chiffre de la souscription;
avec l'étranger, on atteint et on dépasse les 5 milliards de l'indem-
oilé due à la Prusse. Le crédit français est donc encore une puissance
qui défie les extorsions et les violences, et M. Pouyer-Quertier a pu por-
ter avec un modeste orgueil ce bulletin victorieux à l'assemblée. Que
l'intérêt nécessairement un peu élevé qui a été attaché à l'emprunt ait
dû attirer les capitaux, cela ne peut être douteux; mais ce succès pres-
que prodigieux dans les circonstances actuelles, ce succès a évidemment
une autre signification. Ce n'est pas seulement l'éclatante confirmation
de ce mot dit récemment en Angleterre, que " les Français croient à
la France; h c'est le prix de cette sagesse dont M. Thiers parlait l'autre
jour en la pratiquant lui-même, et aussi de cette habile sincérité avec
laquelle le chef du pouvoir exécutif ï fait l'histoire de nos finances.
M. Thiers, avec ce bon sens et cette clarté qui donnent du charme même
»ux chifTres, M. Thiers a eu le mérite de porter la lumière dans cette
chose mystérieuse qui s'appelait depuis quelques mois la siluaiion finan-
cière de la France. Oii en étions-nous après cette guerre qui a tout à la
fois diminué nos ressources et si étrangement grossi nos dépenses?
Quelle était la mesure de nos déficits et de nos charges? Comment pou-
vions-nous résoudre ce double problème de nous libérer d'une colossale
indemnité et de rétablir un certain équilibre dans nos budgets boule-
versés? M. Thiers a fait de la politique et des finances dans son discours,
il a mis les résultats à c6té des causes; il n'a rien dissimulé de nos
pertes, de nos embarras pas plus que des ressources qui nous restent.
Bref, c'est le bilan complet d'une situation exposé par un homme qui
sent qu'il ne parle pas seulement pour la France, qu'il parle en même
temps pour l'Europe, — qu'il ne s'adresse pas seulement au monde finan-
cier, qu'il s'adresse aussi au monde politique, inquiet de ce qu'on peut
encore attendre d'un pays soumis à de telles épreuves. Le succès a ré-
pondu à sa courageuse franchise; la France, cette France exténuée, épui-
sée par les réquisitions et par tous les excès de la guerre, lui a donné
,,GoogIc
230 kETCB DES DEUX MOUDES.
assez de miMiards pour iospirer à M. de Bismarck la craiate de D'aroir
pas a3S<;i Tait pour rédaire sa victime k l'ioipuissaDce.
Fort bien, nous sommes mainleDaot en mesure d'acquitter nos pre-
mières dettes entre les mains de noire terrible créancier, et de laisser à
la France le temps de respirer avant de faire au crédit un ai'pel dou-
Teau ou de chercher tout autre moyen de tibéradon. Le premier pas est
donc franchi heureusement. II ne faudrait pas cependant s'aveugler.
Quel que XHt ie succès de Temprunt qui vient d'être réalis". il n'est pas
moins vrai que notre situation reste, selon le mot si juste de M. Thiers,
non pas désastreuse, mais laborieuse, difficile, et c'est là iuf<temeDt
qu'une vraie politique nnancî&re devient une des nécessités, un des élé-
mens de la réorganisation nationale qu'on veut poursuivre. Au fond, eD
quoi consiste ce bilan si parfaitement exposé par M. Tliiers? Il com-
prend d'un côté les déficits de 1870 et 1871 résullant soit de la dimi-
nution inévitable des recettes, soit de l'u ^'gravai ion des dépenses, et d'un
autre côté tfcs moyens de toute sorte à l'aide desquels on a fait face aux
ditDcultés. 1870 a laissé un déficit de 6fi5 inilHonR, 1871 a un déficit de
986 millions. On a paré à ces découveris avc-c des avances de la Banque
qui se sont élevées au chiffre considérable de 1.300 millions, avec un
emprunt contracté à I,ondres p^r la délégation de Tours el dont le ca-
pîiat est de 250 millions, quoique l'iUat n'ait toucbé que 200 millions.
A cela il faut j'iindre l'emprunt qui vient d'être fnit et ceux qu'il faudra
nécessairement faire encore pour acquitter l'indemnité prussienne. Au
total, quand on arrive au bout d^ ce défilé, quand on sort de cet éisais
fourré de chiffres, on se trouve pour 1872 en présence d'un budget sur
lequel s'accumulent fatalement toutes ks charges de cette malheureuse
année, et qui peut d'autant moins y suffire avec ses ressources nor-
males qu'il se trouve diminué du revenu des provinces cédées à l'Alle-
magne.
Le déficit qui résulte de tout cela , il se résume dans un chitTrc : c'est
une somme de 556 millions à trouver, voilà le dernier moi. 11 est vrai
que dans ce chiffre tout est compris, mf me l'iniétôt des trois derniers
milliards de l'indemnité, et qu'il y a aussi 300 millions d'amoriissement.
11 est vrai encore q'ie cette »omme peut être atténuée par les économies
qu'on pourra faire dans le budget; mais M. Thiers n'évalue pas les éco-
nomies possibles au-delà de 120 millions, et cela se comprend bien dès
que le budi^et de la guerre, au lieu d'être diminué, devrait Sire plutôt
augmenté. Même après les économies prévues par M. Thiers. il reste-
rait toujours 436 millions à trouver. — ii36 millions, ce n'est point évi-
demment au-dessus des forces d'un pajs tel que ta France; le pro-
blé;ne est de savoir comment on prélèvera cette somme suf la fortune
publique, M. Pouyer-Quertier répond à la question par un système da
, Google
1CVSE. — CHBORIQCm. SSl
taxes M ée sartaus sur l'enregistrameot et ibe timbre, sur les boissoBs,
sur les sacres et le café, sur lefi cartes k jouer, sur les altumettes, et
enfin par ud drùt if entrée de 29 pour 100 sor les maires premières,
DOUranMot sur les inuiÀres textiles. Le trait «bstiactif du système ie
M. Pouyer-Queitier, on te voit suffisamment, c'est le driHt sur tes m*'
tiëres preniières, c'est-à-^Tre en d'astres termes un retour au régime
de la prcHecdon commerciale. Si c'est abs^mBeot néceesaire, si on ee
trouve rien de mieex, il faudra bien se résigner; mais c'est là précisé-
ment ce qu'il s'agit de savoir, si on ne peut trouver rien de mieux, si
le système de U. Pouyer-Quertier est aurai efficace «{u'il le croit, d'au-
tant pltis que la peiception du droit nouveau sur les matières premières
doit être néceesairemeat différée jusqu'à ce que des négociations aient
pu permetua d'établir sur les produits étrangers des surtaxes étfnira-
îentes à la somme des droits nouveanx qui grèveront nos produits ma-
oufacturéfi. C«st le rapport même de M. Pouyer-Quertier qui le dit.
Quoi qu'il en soit, voilà la lutte engagée sur le lerrùn économique. Pour
tous, le but est le ntéme : il s'agit du rétablissement définitif de notre
crédit par l'équilibre de nos budgets, «t dans leurs discussions les plus
vives, dans leurs rectiercbes comme dans leurs transactions, les pou-
voirs publics, l'assemblée, le goinernemenl, ne peirvent oublier qu'avec
U réorganieatioQ militaire, avec KitTstruciian publique, les finances sont
un des moyens les pins efficaces pour rendre au pays l'indépendance de
son action. Qu'on fasse de la bonne politique, qu'on ouvre la carrièra
au génie productif du pays,- et la France ne se plaindra pas d'avoir à
payer les frais de sa résurpectiott , elle portera son fardeau, selon le
mol de M. Tbiers, eo nation courageuse et laborieuse.
Oui, il faut faire de la boone politique, cela est bien certain, c'est
une vieille vérité toujours nonvetle; mais pour cela l'assemblée et le
gouvernement ne suffisent pas encore. 11 faut que le pays lui-même se
pénètre du sentiment des nécessités nouvelles qui s'imposent à lui; s'il
veut de la sécurité, il faut qu'il aide à la créer et qu'il sache la garantir,
et, puisqu'il est investi du plus large droit de suffrage, il faut bien qu'il
se dise que de l'usage qu'il fera de ce droit dépend son avenir. Par
malheur, il manque encore en France la première condi^on de tout état
libre, le pKis simple sentiment de la loi. Il y a chez tous les hommes
un véritable déchaînement de fantaisies individuelles, un besoin ef-
fréné de faire ce qu'on n'a pas le droit de faire. Sans ce triste pen-
chant, que de questions seraient naturellement résolues, que de prt>-
grès se réaliseraient sans effort, que de fautes souvent désastreuses
seraient aussi évitées! Nous faisions cette réflexion l'autre jour en pré-
sence de cette dtscussiou intéressante qui a eu lieu dans l'assemblée au
sujet des attributions des conseils-géoérau^ et de la création des com-
, Google
232 lETtlB DES DEUX MONDES.
missions perpianentes auprès des préfets. A quoi tiennent les scrupules
de bien des esprits politiques qui désirent autant que d'autres l'exteo-
sion des libertés locales? Ces scrupules tiennent simplement à unecbose
qui s'est vue plus d'uoe fois, c'est que beaucoup de ces commissions, à
l'exemple de bon nombre de conseils municipaux, seraient peut-être
bientôt tentées de sortir de leurs attributions légales et de se transfor-
mer à la première occasion en pouvoirs politiques. Certes on a aujour-
d'hui à Lyon un saisissant exemple de ce dangereux esprit. Voilà une
des premières villes de France, ime ville opulente,. industrieuse, et qui
se trouve tout à coup au seuil de la banqueroute, si bien qu'un des dé*
pûtes du Rhdne, qui est lui-même membre du conseil municipal de
Lyon, H. Ducarre, vient de pousser le cri d'alarme en déclinant avec
indignation la responsabilité d'une telle mésaventure. A quoi cela tient-
il 7 C'est que depuis un an il se trouve à Lyon un conseil municipal sup-
primant des contributions sans en avoir le droit, éiablissant de nouveaux
impôts que personne ne veut payer, désorganisant tout de sa propra
autorité. Et le résultat, le voici ; pendant que les municipaux de Lyoa
venaient plaider la cause de la commune de Paris auprès du gouver-
nement de Versailles, ils marchaient à une banqueroute dont l'inter-
vention de l'état pourra seule peut-être les préserver.
La vérité est que malheureusement en France il y a encore une inex-
périence singulière de la vie publique, et rien ne le prouve mieux que
les préliminaires des élections qui vont se faire demain pour compléter
l'assemblée nationale. Ce qui sortira de-ce scrutin, il serait en vérité
diiBcile de le dire. Cette grande manifestation publique se fait en quel-
que sorte à tâtons, et cependant ces élections ont évidemment une im-
portance exceptionnelle, puisqu'elles peuvent modiTier la majorité d«
l'assemblée, exercer une véritable influence sur la direction de la poli-
tique; elles ont surtout de la gravité à Paris, où, pour ta première fois
depuis la défaite de la commune, la population est appelée à dire sou
mot, et c'est peut-être à Paris qu'il y a eu le plus de difficulté, qu'on a
eu le plus de peine à former des comités, à s'entendre. A coup sûr, s'il
y eut jamais un moment où il fût naturel et facile de s'entendre, c'est
le moment où nous sommes. Le programme est tout simple. La répu-
blique existe sous l'unique réserve des droits de la souveraineté natio-
nale; elle est gouvernée par M. Thiers, qui, après avoir délivré Paris de
la plus immonde usurpation et après avoir rendu la paix à la France, se
fait un honneur de présider à la réorganisation du pays. N'est-ce pas là
un programme net et franc, de nature à rallier tous les esprits sincères?
Pas du tout, il faut encore se diviser, il faut opposer les comités aux co-
mités, l'union républicaine à l'union j>arisienne, et tout cela pour mettre
quelques candidats à la place d'autres candidats, pour ajouter à la coofu-
, Google
HBTDE. — CHBORIQUE. 23S
sioD. Pendant ce temps, le radicalisme se remet à l'œuvre et arrive avec
la liste, où sont inscrits un certain nombre de fauteurs de la commune à
cAté de quelques autres qui n'auraient pas demande mieux que de lavoir
triompher. H. Oambetta a le singulier honneur, de figurer dans cette ga-
lerie de candidats de la commune, et M. Victor Hugo a aussi sa place dans
cette glorieuse élite h cftté d'un ancien restaurateur. Le mélange est
complet. Que M. Hugo donne fraternellement la main à ceux qui ont
abattu la colonne et qui ont mis le feu k Paris, ce ne sera pas après tout
beaucoup plus extraordinaire que la lettre qu'il écrivait, il y a quelques
semaines, pour offrir un asile aux fugitifs de la commune. Nous serions
un peu plus surpris que M. Gambetta, s'il a quelque souci de son ave-
nir, acceptât de rentrer à l'assemblée par cette porte. Qu'il développe
son programme politique comme il vient de le faire à Bordeaux, qu'il
atteste ses convictions républicaines, rien de mieux ; mais, franchement,
laisser traîner son nom sur une liste fabriquée dans l'ombre par quel-
ques séides honteux de cette commune dont i! a lui-même stigmatisé
les crimes, ce ne serait ni de l'orgueil, ni même le fait d'un homme
sérieux. Au point où en sont les choses aujourd'hui, il faut choisir; il
faut être avec la république légale, avec la France ou avec les usurpa-
teurs qui ont expiré dans le sang et le feu. Le discours de Bordeaux
place H. Gambetta dans la première catégorie; l'inscription de son nom
sur la liste qu'on fait courir le placerait dans la seconde : c'est à lui de
se prononcer et de dissiper cette équivoque. Quoi qu'il en soit, et sans
oublier les étranges surprises que Paris nous a ménagées plus d'une
fois, cette listé a vraisemblablement peu de chances à l'heure ofi nous
sommes, elle en a sans doute aussi peu que M. Haussmann, qui a eu, lui
aussi, quelque velléité de se présenter comme candidat à ses anciens ad-
ministrés. Elle doit échouer, cette liste, devant le bon sens de la popu-
lation parisienne, et ce sera fort heureux pour la république d'abord.
Qu'on se souvienne de l'étrange effet produit par les élections pari-
siennes du 8 février! La république en a soufTert plus qu'an ne croit, et
s'est trouvée compromise auprès de bien des esprits. Que serait-ce donc
si au lendemain des exploits de la commune, dont quelques-uns des dé-
putés du 8 février ont élé es héros, les élections du 2 juillet avaient
le même caractÈreT Mais c'est surtout Paris qui se frapperait lui-même,
et qui paierait les frais de sa fantaisie électorale. Il trancherait du
coup la question de la capitale, et ce n'est pas de quelques jours qu'il
verrait revenir les pouvoirs publics, ou qu'il se réconcilierait avec la
province. Non, nous n'en sommes plus là, les mauvais rêves sont passés;
c'est le moment du bon sens, de la raison, du patriotisme, et Paris
voudra prouver sans doute qu'il doit avoir sa part, la première comme
autrefois, dans l'œuvre de la reconstitution nationale. Il sera demain
au vote comme il a 4té hier à l'emprunt. ca. de iiAzinK.
, Google
BETDB DM DBOX ««OES.
£SSAIft ET KOTICES.
LEB LIBERTES COKItrKlLBS.
lui», ■Mi*7. ma.
Voici tiD livre q^ a la biuuie furtune de vemr à propos, et qui en
même tenps a le mérite de o'av«ù- pas été fût poar l'aciualité. 11 ré~
poad è B08 besoina do jour aaas porter la luanjve de nos pftssioi» eu
de DOS impaiicDces. M. Uesse, à b veille de ao& désastres et de nos agi-
talions, l'esprit et k; cœur encore caknes. a étudié les înstitutnBs «u-
muBaleB et pruvindales des diflJârens peu|Jes de rnUii-Dpe; il od a Ciil ud
tableau exact et uoe comparaÎEOo imparXtale. Lorsqu'il écrivait, il ae
pensait saos doute pas que sou livre boqs devieudrait si tôt uiileàcoa-
sulter. Il ae s'ugil d'ailleurs ici m d'uiopies, ai de rêves. Il estdair qae
l'auteur o'a pas écrit pour ceux qui prétendraient créer de loules piices
une constitution idéale. 11 ne s'adresse qu'à ces esprits droits et saias
qui croient à l'expérience, qui veulent étudier Us quesiioas avant de
les résoudre, qui tiennent eaUn à savoir ce qai est avant de rêver ce
qui doit ëire. Il n'iin^ine pas, il décrit; il esl un simple ra^orlear, et
oe vise qu'à éire exact. Il n'a pas de système, pas de dùctrine; à [leiae
laisse-t-il voir des préférences, modestement, froidemiiot , il expose des
faits. 11 est rare qu'il i^rle eu son nom propre. Son livre u'eat preMjoe
qu'un recueil de itoiles officiels. Il nous place au milieu des constitu-
tieos de tous les peuples, et il bouh dit : regarde?, com^'a''^ 6' prufitee.
Et nunc erudimini.
11 ne £aut pas nous conteût^* de ïurœuJes values, ^i nous vou-
lons coanaltre l' administration française, M. Hesse nous la fait vcht par
le menu , ses lois et ses règlemens à la mai». 11 nous montre ce que
c'est qu'un préfet, un maire, un conseil municipal, un constil-^énéral.
Il éBumère tout ce qui est subordooné au préfet : la [police, les prisoDB,
l'assiaiance publique, la bienfaisatM» , l'ensei^enient , les rouiea. les
arcjiives, les musées et le reste. 11 compte combien il y a de catégodffi
da ConctioaDaires et d'empJoyés qui sout à la nomiualioa du préfet, et
il en trouve quarante et utw, depuis les médecins des eaux theruialu
jusqu'aux maîtres d'école. Toute l'adiuinisiration est dans aes maijis. A.la
vérité, le préfet a devant lui, du moins pendant quelques jours chaque
année, un conseil-général qui est élu par la popalation, et qui re(H^
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BETUE. — CURONIQDZ. 226
sente les intérêts du département. Ce conseil mlend le compte>readu
annuel du préret, vote les contributions facullaliva, stalue sur toutes les
dépenses quine sont pas obligatoirts, donne son avis toutes Les fois qu'il
lui est demandé, et peut mëiue énoncer des- opinions et des vœux. Cn
France, la règle est que le dépanemeut soit administré par un homme
Décessairement étranger au département, et qui ne représente que le
pouvoir central. Le conseil électif a le contr≤ il n'a dans aucune me-
sure l'administraiioD. La commune, à Timage du département, est ad-
ministrée par le maire sous le conlrdle d'un conseil électif. 11 est vrai que
le maire, à l'opposé du préfet, est nécessairement un homme de la com-
mune, qu'il lui appartient, qu'il en représente les inti:réLs; d'ailleurs la
première condition pour éire maire est d'avoir obtenu les suiïrages de
la population. Vous croiriez d'après cela que la commune s'administre
elle-même par l'organe de son maire; il n'en est pas ainsi, car le maire
est subordonné au préfet : ses actes ne sont valables que s'ils sont j ev&-
tU3 de l'aulorisation préfectorale. Toutes les délibérations du conseil
municipal sont soumises au préfet, et ne valent que par son appruba-
lion. Ainsi le représentant du pouvoir central adminlsire indirectement
chaque commune. II n'est pas d'afTaires d'intérêt local où il ne mette la
main. Ce qui n'est pas fait par lui a du moins besoin d'être autorisé
par lui. Tel est le système de nus insittutions administratives.
Sortons de France et parcourons l'Kurope, c'est tout autre chose. On
ne peut manquer d'être frappé du peu de soin que les autres peuples
mettent à nous ressembler. Nous croyoik=i volontiers qu'ils ont les yeui
sur nous, et qu'ils nous portent envie. Kous pensons de très bonne fui
que nous avons initié le monde à la liberté, que tout ce qu'on en ren-
contre dans l'Europe date de 1789, et a été Kimé par ta France; c'est là
une opinion dont nous ferons sagement de nous défaire. Ed matière de
liberté, les autres peuples ne nous empruntent rien, et cela pourrait
bien tenir & ce qu'ils en possèdent plus que nous, M. Hesse nous fait
passer en revue toutes leurs institutions politiques ou administratives,
et il nous fait voir dans quelle mesure chacun d'eux se gouverne lui-
même et fait lui-même ses affaires.
En Angleterre, la forme est la monarchie, le fond est la liberté. Ne
regardez que les apparences : vous trouvez dan.s chaque comté un shérif
qui est nommé par la reine, et vous remarquez que la police, la percep-
tion des impfitâ, le soin des routes, même les élections des députés,
sont dans les mains de ce représentant du pouvoir central. Vous ne
voyez d'ailleurs rien qui ressemble à nos conseils-généraux; le comté n'a
aucune assemblée élective. Vous trouvez bien au-dessous ou à côté du
shérif des juges de paix qui sont à la fois des juges et des administra-
teurs, et qui, réunis en sessions trixuesLrielles , votent les taxes, Qom-
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236 lETDE DES DEUX MONDES.
ment les foDctionnaîres inférieurs , et statueDt sur tout ce qui concerne
les intérêts du comté; mais ces juges de paix sont nommés par la reine.
Il semble donc que le comté soJt régi par les agens du souverain, et
que l'administralioD anglaise soit la plus centralisée et la plus despoti-
que qu'on puisse imaginer. Cest que l'Angleterre est le pays du monde
où les apparences répondent le moins à la réalité. Ces shérifs et ces juges
de paix, quoiqu'ils tiennent leurs fonctions d'un brevet de la reine, sont
fort loin d'élre les agens dociles du pouvoir central. L'Angleterre a trouvé
le secret d'avoir des fonctionnaires îndépendans, et ce secret consiste à
ne pas les rétribuer. La plupart des fonctions administratives sont gra-
tuites, et c'est assez pour que la centralisation excessive et l'oppression
soient impossibles. Comme les shérifs et les juges de paix ne reçoivent
pas de traitement, il faut nécessairement les choisir parmi les habitans
du comté, et parmi ceux à qui leur fortune assure le loisir et l'indépen-
dance. Ils sont nommée par la reine, et ofliciellement ils ne sont que
ses représentans; mais ils se trouvent être en même temps les proprié-
taires les plus riches, ou les hommes les plus en vue et les plus consî-
clérés du comté : ils tiennent au sol non-seulement par le domicile, mais
encore par les intérêts et par l'aflectron. Ils sont non pas les hommes
du souverain, mais les hommes du comté. Quand vous les voyez réunis
clans leurs sessions, vous avez sous les yeux pour ainsi dire le comté
lui-mSme dans ce qu'il a de plus notable, de plus intelligent, de plus
influent, et, quand on dit qu'ils administrent le comté, cela signiGe que
par leur organe le comté s'administre lui-même.
Les villes anglaises ont des conseils municipaux, et les villages ont
des assemblées de paroisse. Ces conseils et ces assemblées statuent sou-
verainement sur toutes les affaires d'intérêt local, fixent leurs taxes,
règlent leurs dépenses, tracent leurs routes, entretiennent leurs éta-
blissemens de charité, sans avoir même besoin de l' approbation du
gouvernement central. Ce sont de petites républiques. A première vue,
on croirait que la démocratie y règne avec ses agitations et ses igno-
rances; il n'en est rien. Contre les dangers de la démocratie, l'Angle-
terre a un palladium : c'est la taxe des pauvres. Cette institution lui
est utile, non pas en ce qu'elle lui permet de satisfaire quelque peu et
d'endormir les appétits du pauvre, mais en ce qu'elle est un admirable
prétexte pour écarter de la gestioo des intérêts communaux ceux qui y
porteraient le trouble. En effet, pour être membre de la paroisse, po*
rishiomr, il ne suffît pas d'y être domicilié; il faut encore être inscrit
parmi ceux' qui paient la taxe des pauvres. Voilà d'un seul coup tous les
assistés, tous les exempts d'impôts, tous les inconnus et les nomades,
qui se trouvent exclus du suffrage. Quoi de plus naturel? L'objet prin-
cipal de ces assemblées est de répartir les secours, de fixer le chiffre des
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RITUB. — CBROWIQUB. 2S7
taxes, de régler l'emploi de l'argent; le bon sens des Anglais ne com-
prendraU pas qu'on pût délibérer sur des coatributions sans être un con-
tribuable. Ajoutons que, dans cette Angleterre qui est en tout l'opposé
de la France, ^n ne voit pas que les assemblées paroissiales et munici-
pales aient seulement la pensée de s'occuper de la politique générale du
pays; c'est peut-être pour cela que le gouvernement ne pense pas noft
plus à se mêler des alTaires locales. A chacun sa sphère et son indépen-
dance, comme à chacun sa responsabilité (1).
La Prusse est sans nul doute un des pays de l'Europe où la centrali-
sation et la réglementation fleurissent avec le plus d'éclat. Elles a'y
étouffent pourtant pas la liberté autant qu'on pourrait le croire. 11 est
vrai que la province prussienne, comme !e département français, est tou-
jours administrée par un homme qui lui est étranger, et qui est un fonc-
tionnaire du pouvoir central; mais à câté de lui il y a une diète pro-
vinciale. Celle-^i est composée, à la façon d'autrefois, de trois ordres
distincts, qui sont la noblesse, la population des villes et la population
rurale. Celte sorte de représentation, qui aujourd'hui ne manque pas de
paraître fort étrange à des Français, a du moins un mérite, c'est de re-
présenter exactement la population telle qu'elle est, c'est-à-dire avec ses
faces diverses, ses inégalités, ses divergences d'intérèls. En France, le
système d'élections semble avoir été arrangé tout exprès pour qu'il n'y
ait jamais qu'un seul intérêt ou l'intérêt d'une seule classe qui soit re-
présenté, Lgs Allemands veulent qu'une diète provinciale soit l'image
exacte de la population d'une province, qu'elle en renferme tous les élé-
mens, qu'elle en contienne tous les intérêts, tous les besoins, toutes les
idées. Quelle confusion! direz-vous. Bien au contraire, ces diètes pro-
vinciales délibèrent avec calme, et ne perdent pas de temps à d'inutiles
disputes. C'est notre manie d'unité et d'uniformité qui enfante l'agita-
tion, parce que dans notre système il se trouve infailliblement quelques
intérêts qui sont sacrifiés et opprimés. Dans les diètes prussiennes, tous
les intérêts sont en présence ; égaux en force, il faut bien qu'ils se reï-
peclent mutuellement : par nécessité ou par sagesse, ils se mettent d'ac-
cord et vivent en harmonie.
Ces diètes ont des attributions un peu plus étendues que nos conseils-
généraux. Elles votent les impôts ; elles règlent les dépenses, elles dé-
libèrent même sur les projets de loi qui intéressent la province, et ont
ainsi quelque part dans le pouvoir législatif. Dans une foule de cas,
elles prennent des arrêtés, comme si elles étaient des corps souverains,
et le gouverneur doit exécuter leurs décisions. Parmi les actes impor-
(1) Le mécMiisme, kuui sage que liMnl, des paroisses SDiclaises a été d'aïIIeuTt
déjà exposé ici d'una manier* tris complète par U. Paul Leroy-Ikaulieu. Vojei la
ilfvuedu t5mai 1871.
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239 RETTTE DES DECT KONDES.
tans dont Thonneor revient à ces diètes, il n'en est pas de pins Tamenx
que celui qui en 1812 créa la landwehr. La première idée de ce sjs-
tème militaire vient non pas du gonvernement pnis^en, mais des
états provinciaux de la Prusse, et Ton peut voir par cet exemple que
l'indépendance provinciale n'est pas un danger pour l'unilé et ne para-
lyse pas !e patriotisme. Ble fut une ressource précieuse dans ces jours
de crise où le pouvoir central s'efTatjait et se cachait dan» rhumiliatioQ;
la Prusse lui a dû son salut.
La commune prussienne a pins d'indépendance encore que n'en a la
province. Elle forme an petit état libre; elle élit son conseil communal,
qui nomme le maire et l'adjoint. Ce conseil se réunit sans qu'il soit
nécessaire que Tautorit'^ Tait convoqué. 11 vote son budget, nomme les
employés communaux, et a la direction souveraine de ses écoles, de ses
établissemens de bienfaisance, de sa police. Sauf certains cas prévna,
il n'a pas besoin de solliciter l'approbation de fautorité. Ses actes ne
peuvent être annulés que s'ils sont contraires aux lois. Ces communes
prussiennes, qui jouissent de tant d'indépendance, ne paraissent pas en
faire un mauvais usage. Maîtresses d'dIes-mSmes et exemptes de tu-
telle, elles s'entendent assez bien à gérer leurs intérêts. Elles adminis-
trent sagement leurs propriétés et règlent avec bon sens leurs alTaires.
La liberté communale, loin d'élre un embarras en Prusse, est un gage
de sécurité, de prospérité et d'ordre public. C'est peut-être elle aussi
qui fait supporter la monarchie. Supposez cette monarchie prussienne
aux allures si raides s'immisçant dans toutes les affaires locales, il n'y
a pas de race d'hommes qai la pourrait tolérer; mais elle borne son
action aux aiïaires d'intérêt général, elle ne pèse pas sur les intérêts
locaux, elle laisse la plus grande partie de l'existence humaine à l'abri
de sa réglementation et de son despotisme : il n'en faut pas davantage
peur qu'on se résigne i elle, pour qu'on la laisse vivre, qu'on la res-
pecte. En France, tous les mécontentemeos et tous les d('sirs d'innova-
tion se portent en un seul faisceau contre le pouvoir central, et le ren-
versent tous les quinze ou vingt ans; en Prusse, une grande pnrtie des
mécontente mens comme des affections, des rancunes comme des espé-
rances, reste dans le cercle étroit de la commune ou de la province, et
il n'en arrive qu'une faible partie, même aux jours de crise, jusqu'au
pouvoir central.
La Russie est, dans l'opinion générale des Francis, le type le plus
achfîvé du despotisme. Nous nous représentons le tsar comme un maître
•mnipotenl qui tient dans ses mains la liberté, la fortune, la vie de
«hacain de ses aa}H3, et nous plaigaoos ce iroRpeas d'esdaves que ncns
nous ngurans courbés devant lut. Lisons le «baptov, trop court peat-
être, qu3 M. Hesse a consacré 4 la Russie, et nous ne serons plus tout
, Google
k îât aoBsi eodios h preadre les Busecs en pitié. Il est vrai qu'aucrme
coQKtitulion, «oetuie ckarte, aucun taaie écrit ne borne l'aaCorité <lft
tsar; mais il «usé» nn ensemlile ée libertés individuelles et pwblîqiifis
qui, pour n'ôtre p» tracées sur ua papier, n'en ont pas moins de vi-
gueur pour la défense des intérêts des pspulaiioos. Ces intérêts sont
snrtout ^rantis par les insâtiUiens provindalee et communales. Ea
Russie, le despotisme «M eo haut, la liberté en Ims. La monarclne se
dresse, seule et incontestée, au^deseas du pays; mais la liberté drcvte
dans tout le corps social. Les affaires de l'état sont dans les mains du
tsar, mais les populatiuiis socrt. maltFessse de leurs affaires locales.
Chaque provioce est régie par hb gouverneur militaire et un gouTer-
neur civil, qnsoat noraméspar l'^mpereor. A cAtéd*eui est une assem-
blée élue par la province : elle coidrAie leurs actes, elle répartit les
contributions, elle exerce enfin presqoe toetes les attributioiis de nos
conseils-g^iséraux ; de plus qti'eux, elle prend part h l'administration,
elle nomme la plupart des Rinctionnaires et des juges, eUe a enfin en
certains cas le droit de prendre des arrMés, et dans l'intervalle de ses
sessions elle laisse derrière elle une commission permanente qui est
chaînée de faire exécuter ses décisions. Quant à la commune, elle a
plus d'hidépendauce «Kore. ï^encns un village russe, regardons cee
paysans qui naguère encore étaient des serfs, et qui xujourd'bui mOme
n'ont pas un droK de propriété complètement reconnu : ces liommes
forment cependant une cooMuniauté libre (1). Ils nomment au scrutin
direct leur maire et leur adjoint, leur percepteur et même leur juge,
car la Russie, qui noas apparaît comme le pays de l'arbilTaire, offre
au contraire cette singalarilé, tfae les jnges à tous les degrés et bon ~
nombre d'adminisirateure y sont étus par la populatioa.
Il est vrai que la commune russe ne s'occupe jamais de la politique
générale Au pays, et ne peut même faire entendre ancun voeu qui s'y
rapporte; mais il en est aiiHi des paroisses anglaises et des ccnrnnunes
prus-^iesnes. Partout oii la liberté commwna'le exrêle, elle est soumise à
cette condition. Si elle y nantruait, elle tomberait d'elle-même, car îl
faut bien noter ce point, que l'essence delà libertt^ communale est d'&tre
nécessairement indifférente aux formes de gouvernement et aux théo-
ries politiques. Cette liberté-là s'applique noti à des principes, mais à
des intérêts. Elle n'est et ne doit êlre qu'une sauvegarde pour les inté-
rêts individuels ou communaux. C'est parce qu'on la comprend ainsi
dans tout le reste de l'Europe qu'elli; y peut vivre sous les régimes les
plus divers; c'est parce que nous la comprenons autrement en France
qu'elle ne peut s'établir sous aucun régime.
(1) n 7 a c«pe»d>Dl 4e irande» ri»er>«s i (un sur cette instiwti»n en Russie. Voyei
k c* sujet l'eicellente «tud* de notra regrettd Oulliotie, ÉUU tetial d» ta Rumm dé-
yiHf l'«è*lilMit A» unÊog», éaiu U tatut da 1* arril.
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2&0 BETUE DES DEUX HOKDES.
11 y a encore une autre raison qui fait que nous ne devons pas beau-
coup espérer la voir fleurir dans notre pays. Cette indépendance du
comté anglais, de la commuoe prussienne, de la commune russe, ne
date pas d'aujourd'hui; elle n'a pas été créée par une révolution popu-
laire ou par un décret du souverain. Elle est ancienne, elle vient du
moyen âge. elle a ses racines dans un passé lointain. Cest une vieille
institution que le présent respecte, et qu'il garde parce qu'elle est bonne.
Autrefois nous possédions les mêmes libertés, nous avions des états pro-
vinciaux qui n'étaient pas sans analogie avec les assemblées pru»-
sienaesi il fut un temps où nos communes urbaines et nos villages eux-
mêmes avaient leurs assemblées, leurs élections, leurs délibérations sur
tous leurs intérêts. Tout ce passé a péri. L'ancienne monarchie a cru que
ces libertés locales lui étaient une gène, et elle les a brisées; puis la
révolution est venue qui a fait table rase du peu qui en restait. Les re-
lèvera-t-on jamais? On en peut douter. Cette sorte de liberté est celle
qui s'improvise le moins. Elle a besoin de beaucoup de calme, et sur-
tout de beaucoup de temps ; il lui faut de vieilles traditions et de vieilles
habitudes. Or le sentiment qui domine chez nous est précisément la
haine du passé; nous ne voulons avoir ni habitudes, ni traditions. Vbus
ferez des lois en faveur des communes, vous ne ressusciterez pa»la vie
communale. Vous décréterez la liberté, vous n'obtiendrez pas qu'on la
pratique. Les atTections et les inclinaisons des hommes ne vont plus de
ce c6lé-là. C'est vers le gouvernement central que se portent tous les
etforls comme toutes les convoitises. Départemens et communes ne sont
et ne seront jamais pour nous que des expressions géographiques. La
décentralisation et la liberté sont choses dont nous parlons beaucoup,
mais que nous ne comprenons plus. Elles sont comme ces vieilles beau-
tés classiques qui ne peuvent plus être goûtées que par les délicats.
Tant de révolutions que nous avons traversées ont troublé notre intel-
ligence; à chacune d'elles, comme aux épines des buissons, nous avons
laissé quelque chose de notre bon sens et de notre rectitude d'esprit, et
aujourd'hui je ne sais trop si notre population n'a pas perdu jusqu'à la
Dotion même de la vraie liberté.
FU3TEI. DE COULA^GES.
, Google
FIN DE LA BOHÈME
us INFLUENCES UTTËRAIHES DANS LES DERNIEItS ÉTÉNEUENS,
Nous venons d'échapper à la barbarie; mais ce qu'il faut bien
qu'on sache, c'est que, dans ce funeu?i assaat contre la civilisation,
nous avons eu alTaire à une barbarie lettrée. A la tôte de cette ar-
mée sinistre marchaient des écrivains qui n'étaient pas tons sans
talent, de beaux esprits même dont quelques-uns avaient eu des
succès de vogue, dont plusieurs pouvaient espérer une heure encore
de célébrité sur l'asphalte des boulevards. Voilà ce qui a été le trait
singulier des derniers événemens. Jusqu'alors, les bataillons de l'é-
meute ne se recrutaient guère que dans la population ouvrière, sous
le commandement des généraux ordinaires de barricades comme
Barbes ou des conspirateurs émérites tels que Blanquî. Cette fois à
la tête de ce gouvernement de parodie nous avons vu paraître une
foule de noms appartenant par leurs origines au monde civilisé, aux
lettres, aux sciences, aux écoles. C'est tout un état-major spécial et
nouveau de l'insurrection qui a défilé devant noua comme dans une
parade de Franconi, enrubanné, empanaché, cavalcadant sous le
reflet du drapeau rouge. Ou a dressé la statistique des carrières li-
bérales qui ont fourni leur contingent à la commune de Paris. La
médecine et l'enseignement libre s'y rencontrent avec la peinture à
côté des professions inavouables, qui abondent; mais ce qui domine,
il faut bien le dire, c'est l'homme de lettres : il se multiplie dans le
sein de la commune ou aux alentours. Le journalisme, le pamphlet,
le roman même, se coudoientjdans cette troupe qui a donné pendant
TONi ICI». — 15 miLLK 1871. 10
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3Â2 BETUE DES DECX MONDES.
deux mois ses représentalious lugubres à l'Hôtel de Ville. C'a été
vraiment l'invasinn de la bohème littéraire dans un gouvernement
fait à son image. Ce premier triomphe sera-t-il do moins le dernier,
et comprendra-t-on enfin par ce terrible exemple que l'orgie des
lettres sans dignité et de l'esprit sans conscience ne doit plus re-
commencer sous nos yeux, aux applaudisse m en s d'un public dupe
ou complice? C'est en mai 1850 que naquit oITicielleiiicnl ia bo-
hème dniD» une préf^:e d'Henri Murger; c'est en mai 1S71 que
nous l'awns vte tomber sur le pavé sanglant, apiès avoir pris sa
part d'une tyrannie ignominieuse. Elle était enlrôe pourtant d'une
façon bien inoffensive dans le monde; elle avait commencé par un
éclat de lire dans une mansarde. Après vingt et un ans d'une triste
vie qui cessa bientôt d'être innocente, et que se disputèrent ta pa-
resse et la vanité, elle vient de finir derrière une bai'iicade par un
cri de désespoir et de rage, léguant au mondp, avi.*c un nom dé-
testé, une énigme morale que nous essaierons de résoudre.
La vie de bohème n'a pas été inventée par Henri Murger, ni le
mot ai la chose ne lui appartiennent; mais il l'a découverte et ré-
vélée dans se» petits mystères. 11 nous l'a montrée avec une gaité
tellement inoiîdiâive, un si aimable abandon et tant dtt gentillesse
dans ses indiscrétions, qu'on aurait eu mauvaise grâce à rudoyer
cette belle humeur toujours prèle à s'envoler eo cbajisons au pre-
mier layon de soleil, au premier swiffle du printemps. La crUique
et le public furent d'accord pour faire bon accueil à l'écrivain, à
S(H!t œxiyTe, à ses rOvélations piquantes, et la bohème, ainsi présen-
tée, put dirv comme la jeune aptive d'André Chénier :
Ha liîenvenue «ti Jour me rît dan^ ton* les yeu\.
Donc, en ces années lointaines, il s'était foraté aux alentours du
LnxeiQbouirg, & l'oinlire de ses tilas, un groupe d'écrivains encore
sans réputation, de peintres sans commande, de Hiusiciens sans res-
sources, liés entre eux par les hasards de la camaraderie eirante,
rêvant ensemble de fortune et d'avenir dans de petits cénacles où
l'on mêlait k la chimère des plus belles destinées la satisraction
très positive de démoiir (c'était le mot en usage] les gloires éta-
blies, les réputations naissantes, les taluns consacrés, ou qui tra-
vaillaient à l'être. Le f<md de ces existences, vu de près, était fort
nrisén^le et fort triste; mais, pour cacher ce vilain fond trop réel,
il y avait de la gaité, de la verve, au moins chez leur historien; il
y avait même uu peu d'émotion, et surtout cette grâce suprême.
■ Google
lA FIN DE I\ BOBÈHE. 2i8
irrésistible, parce qu'elle est l'inconnu dans le talent et dans la vie,
la jeiinessB. Tout au [>liis aurait-on plaisanté volontiers le nvi-la-
teur de ce petit moud ; sur sa prétention intermittente à le hausser
un peu troji dans notre estime. Quand il se contente de plairler les
circonstances atténuantes en faveur de ses légers héros et de ses
héroïnes plus Ii^gi'res encore, c'est à merveille. Nous nous ;imiisnns
des boutades du musicien Schaunard et de sa symphonie sur l'm-
fluenre tltt bleu dnnx les nrl», nous applaudissons aux paradoxps de
Gustave Colline le philosophe, tant que nous pensons qu'ils ne tirent
pas à cons^^qnenre, enfin nous sourions en voyant tourbi'lonner dans
les pages dn livre cet es^saini fol5tre des Sidonie, des Louise et des
Musette; une larme perce à travers ngtre sourire quand le poète
de ces faciles amours envoie Minii mourir à l'hôpital. Tout cela
dans sa mesure a S')n agrément; mais l'intérêt est d'autant, plus vif
que les exigences de l'écrivain sont plus modestes. Le livre, qui ne
contient que des scènes et des récits, vaut beaucoup mieux que la
préface, qui expose une théorie, et dans laquelle on pourrait relever
plus d'une apostrophe au moins inutile adressée aux puriliiins du
monde, am puriinhis de l'art, mêlée à des dithyrambes en l'hon-
neur de la vie libre et de l'art indépendant. Ce sont là des tirades
de matamore, sorties du moule où les coulait jadis un des ancêtres
de la bohème, Cynno de Bi-rgerac, et dont se raillait ailleurs l'ai-
mabl.i Murger. Celle déclamation n'est pas dans sa voix; elle est
notée trop hiut pour lui.
A vrai dire, q'i'est-ce que cette vie artistique, si singulièrement
exaltée par l'écrivain, qu'il a cru devoir la rehausser par un pré-
tentieux barbarisme? C'est, nous dit-on, la vie vouée au culte pur
de l'idénl, ignorante ou înso'iriante de la réalité; c'est l'existence
tout extatique « de ces obstinés rêveurs pour qui l'art est demeuré
une foi et non un métior, et qui, par timidité ou par inexpé-
rience, s'imag'nent que tout est dit quand l'œuvre est terminf^e,
et attendent que l'admiration publique et la fortune entrent chei
eux par escalade et par effraction. Ils vivent, pour ainsi dir.', en
marge de. la socii*té, dans l'isolement et dans l'inertie. Ils sont logi-
ques dans leur héroïsme insensé; ils ne poussent ni cris ni p'ainles,
et subissent passivement la destinée oljscure et rigoureuse qu'ils
se font eux-mêmes... Ils sont vraiment les appelh de l'art, et ont
chance d'être aussi ses élus. Cette bohème-là est liArissée de dan-
gers; deux gouiï es la bordent de chaque côté : la misère et le
doute... Cette bohème est la préface de l'Académie, de l'Hôtel-Dieu
ou de la Morgue, h Te'le est la théorie; dans la pratique, il faut
beaucoup en rabaltr-;. Si nous prenons Murger lui-même pour
arbitre, à juger la question par ses agréables récits, elle sera bien-
, Google
2hh REVUE DES DEUS UU»nCS.
tôt tranchée. Ses personnages ne sont pas, à beaucoup près, des
victimes de l'idée, ni de pâles martyrs de l'art; ce sont de spiri-
tuels viveurs sans le sou qui appliquent chaque matin leur géDie à
des problèmes du genre de cetuî-ci : « comment paierons-nous notre
terme? » ou bien : « comment dlnerons-nous ce soii? « C'est là tout
leur souci, celui qui creuse un pli à leur front. Eii vérité, il n'est
guère question dans ces singulières aventures de la recherche d«
l'idéal; il s'agit très prosaïquement de vivre, de s'amuser, sa'iS qu'il
en coûte rien à leur paresse ou à leur bouree vide. Pourquoi donc
de pareilles existences seraient-elles les privil-^gir^es de l'iiiî^pira-
tion? Pourquoi les grandes idées, les sentimens sublimes, les nobles
formes de style, les dons les plus rares de l'imagination et de l'ex-
pression abonderaient-ils de préférence ]>anni ces jeunes gens qui
n'ont jamais invoqué d'autre muse que M"' Musetleî Pourquoi les
plus belles conceptions de l'art viendraient-elles spontanément
éctore dans une vie sans étude et sans travail? Pour ma part, je
n'ai jamais pu le comprendre; il est vrai que ce jugement est celui
d'un bourgeois, d'un philistin, et qu'à ce titre on le récusera.
Comme tous ces personnages, qui ont bien l'air fie vivre ou d'a-
voir vécu, sont dégénérés de ce modèle qu'ils o:it toujours devant
les yeux, et qu'ils ne savent reproduire que par les plus tristes cô-
tés! Avec quelle indignation le poète de ItoUa disavouerait cette
postérité d'orateurs d'estaminet et de rimeurs débraillés qui lui
font l'injure d'invoquer son nom! Lui, c'était un poète, « un de ces
hommes à qui le ciel, souvent au prix de misères, de faiblesses, d'in-
dicibles souffrances, semble livrer ses secrets, et qui, par une excep-
tion sans égale, en reçoivent un don merveilleux et divin de sentir,
d'exprimer et de peindre; enfans privilégiés qu'il faut aimer, juger
avec indiligence, car ils sont en ce monde moi us pour s'y gouverner
eux-mêmes que pour charmer et consoler les autres (1); » mais eux,
quel droit ont-ils à être jugés avec cette sympaihie qui désarme la
raison? Sur quel front de cette troupe vagabonde brille l'étincelle
céleste qui ne s'éteignit jamais chez ii>i parmi les risques effj'ayans
de la plus aventureuse existence? Nous voyons ici d'inexcusables
faiblesses, des prétentions inouïes, un désordre insensé de mœurs
et d'idées, — nulle part le signe supérieur, ce reflet de l'idéal sous
lequel tout s'éclaire et se transfigure. Ce n'est plus cette élégance
innée qui survit à la chute, ni cette fantaisie émue jusque dans ses
écarts les plus éti-anges, ni môme cotte débauche presque poétique
encore où l'on entend une douleur immorielie sangloter à travers
l'éclat de rire, et qui n'est que le désespoir de la passion; ici c'est
(t) H. Vitel, p«rilcB pronsncOes sur In lombc dUifreil de Mus'ot.
, Google
LA FIN DE LA BOHÈME. 2d5
la misère volontaire acceptf^e d'abord par lâcheté, puis cultivée
avec dilettantisme, transformée en une sorte de carrière spéciale
où l'habileté consiste à échapper au propriétaire et au tailleur, où
le triomphe est de vivre le plus longtemps possible sur le crédit
que l'on n'a pas : triste vie au demeurant, à peine consolée par
quelques rayons de soleil dont on ose à peine jouir entre deux
termes échus, ou par quelques amours de hasard qui s'envolent
par la fenôire de la mansarde le soir du jour où l'on n'a pas dîné.
Le fond de cette existence, c'est la chasse fantastique à ia pièce de
cent sous. Tous ces \\eux jeunes, qu'on nous donne pour les amans
platoniques de i'art, ne sont que des Gil Blas égarés dans les lettres.
Lesage n'eût pas manqué de croquer ces figures en quelques traits
6e sa sèche ironie; il appartenait à notre époque à la fois réaliste
et sentimentale de poétiser cette vie besoigneuse et ces incurables
N'exagérons rien de peur d'être injustes à l'égard du meilleur et
du plus inoffeiisif de ces bohèmes. Ni la vie ni le talent de Murger
ne méritent ces dures sentt'nces; mais il a créé un faux et triste
idéal de vie libre qui a égaré bien des jeunes imaginations, et les
a jetées dans des voies sans issue. Schaunard et Colline ont laissé
derrière eux une funeste école. Eux du moins, ils n'étaient que des
révoltés contre i'art, dont ils outrageaient le culte austère par leurs
extravagances, dont ils méconnaissaient les conditions les plus
hautes, te sérieux de la pensée, l'effort continu, la dignité de la
vie. Après eux sont venus les révoltés de la société , ceux qu'on a
nommés ou qui se sont nommés eux-mêmes les réfraclnires. L'âge
d'innocence de la bohème n'a pas duré longtemps; encore est-il
vrai de dire que ce n'était qu'une innocence relative.
Comment s'est faite cette transformation? De la manière la plus
logique et la plus simple : la littérature besoigneuse est devenue,
par une transition fatale, ia littérature envieuse. Dans la première
phase de la bohème, on voyait déjà poindre le germe des mauvaises
passions ; l'impuissance aggravée par la paresse, exaspérée par des
prétentions absurdes, aiguisée en une sorte d'ironie perpétuelle
contre tout ci; qui travaille ou s'élève, enfin ta volonté bien arrêtée
de ne prendre rien ni personne au sérieux plus que soi-même, et
l'horreur du sens commun poussée jusqu'à la déraison systémati-
que. TraiiS|'ortez ces instincts de ta bohème littéraire dans le mi-
lieu fiévreux du monde politique, sous l'atmosphère embrasée des
passions et des haines qui s'y allument, — ajoutez-y l'idée fixe de
parvenir par tous les moyens au sommet du pouvoir et de ta for-
tune, l'émulation d plorable que fait naître dans certaîni-s âmes le
spectacle des ambitions triomphantes et de la richesse scandaleuse.
■ Google
2&6 HEVtlE DES DEUX MONDES.
— jetez tous ces germes dans un tempéramont bilieux, dans uQ
esprit inquiet, ironique et dur, dans uns conscience qui dr^puis long-
temps a dévort! tous les scrupules, et vous verrez quelle moissoa
funeste et empoisonnée va surgir 1
G', st ce que nous avons vu et ce qui mérite d'être rappelé pour
l'édification des naïfs, s'il en reste dans un temps comme le nàtre,
plus propice à l'expt^rience qu'aux illusions. Donc un certain jour,
il y a cinq on six ans à peine (on dirait qu'il y a un aiède), un
changement presque subit se fit dans l;t Hitératni'e iC'gère chargée
de défrayer le public de nouvelles à la main et de petits scan-
dales. Un souille purifiant de généreuse colère avait passé par
l'âme des chroniqueurs à la mode, et l'on put espérer que la petite
presse allait devenir une école de mœurs. Certains amuseurs pu-
blics se firent moralistes, pamphlétaires, satiriques, avec un grand
suce ''S. A les voir poursuivre avec tant de zèle les gros abus et
les grandj^scandales , on eût dit qu'ils retrouvaient une vocation
perdue.^'élait d'un fouet implacable qu'ils Ilagellaicnt les Fran~
fais de la décddence, parmi lesquels on avait pensrt jusqu'alors
qu'ils occupaient une place distinguée, et leur satire acre dénonça
sans relâche à l'indignation des honnêtes gens la grande bohème, ^'
l'opposant ainsi, par une antithèse heureus.e, â la petite bohème,
trop méconnue. Certes la matière prôtaitt- il serait inutile de nier j
que ce temps si brillant en apparence et ce monde aux surf&ces
éblouissantes ne fussent secrètement minés par un mal étrange,
multiple de formes, d'une contagion irrésistible, et qu'e:i prêtant
l'oreille on ne pût entendre déjà comme le bruit vague d'une ruine
prochaine. Il y avait dans ces splendeurs je ne sai-s quoi d'artificiel
et de provoquant qui appelait l'écroulement; ces joius insensées, ces
frivolités malsaines, cutte fièvre de plaisir, cette fureur de fortune,
étaient comme un défi au sort, qui ne souffre pas les prospérités
immodérées, et qui les châtie par leurs excès mêmes. Ah I sans doute
le Paris de M. Ilaussmann, le bois de Boulogne vu un jour de
courses, l'insolente ostentation de la richesse de la France étalée
devant les yeux jaloux de l'Europe dans le palais de l'exposition,
enfin l'excès du luxe et des dépenses prodiguées par la main d'ua
pouvoir imprévoyant avec la complicité irrécusable d'une grande
partie de la nation, il y avait là une occasion d'inquiétudes patrioti-
ques. On eût compris qu'une indignation austère avertit la France,
complaisante ou entraînée. Ce qui étonna au premier moment, ce
fut de voir cette transformation de quelques-uns des écrivains qui
avaient le plus aidé à la décomposition des mœurs et de la raison
publique par l'aimable scélératesse de leurs œuvres et de leura idées,
par le sans-façon de leur scepticisme applaudi et populaire. On fut
■ Google
L& FIN DE LA BOHÈME. 2A7
charmé, mais surpris, de voir la petite presse, tant calomniée, de-
venir inopinr'ment une forme de la prédication liù'que, et te père
Bridai ne revivre à l'improviste dans l'auteur de la Vieillesse de Bri-
didi. Ce firt lui vraiment qui se chargea de châtier de la bonne façon
les bitrons d'Ëstrignud, et de déclarer « que du moment qne ces jolis
messieurs étaient reçus dans les meilleures maisons, qu'ils possé-
daient des galei'ies de tableaux qu'on venait visiter en pèlerinage,
et qu'ils exerçaient môme une certaine influence sur la fortune pu-
blique, il n'y avait pas deux partis à prendre : les gens non encore
gangrené.s n'avaient plus qu'à faire un paquet de Leurs hardes et à
s'expali'ier. w l'Ius tard, ce ne fut plus le baron d'Estiigaud qui
attira tes coups du pamphlétaire. Uu beau jour, nouveau Diogène, il
alluma sa lanterne et chercha un homme dans les rues de Paris. Il
ne t'y trouva |)as; mais, en passant devant les Tuileries, il s'y ar-
rêta, et ce fut là, dans les ombres du vieux palais, qu'il plongea tes
clartés vengeresses de son flambeau. Lui aussi, il devint un grand
justicier.
Qu'y avait-il au fond de ces colères qui n'épargnaient rien, qui
poursuivaient d'une invective enflammée les sentimens les plus in-
times, les plus inviolables pour les horuiêtes gens, et jusqu'à t'âge
innocent de celui à qui l'on ne pouvait repiocher que le ciime d'être
né? On a tlit que c'était la revanche des indignations longtemps
muettes et comprimées contre l'ordre politique et social ; mais qu'on
nous montre quelle passion dictait cette acre satire contre des puis-
sances et des splendeurs si voisines déjà de l'abîme. S'inspirait- et le
d'un sentiment de moralité supérieure à ce qu'elle condamnait, à ce
qu'elle nétiissait? On a le droit de le demander. La satire n'a sa
valeur et ne produit tout son effet que lorsqu'elle vient des hautes
régi'tns de l'âme, et que la passion de la justice l'anime. L'n Juvénal
suspect de n'être pas un stoïcien court le risque de n'être qu'ua
déctamateur. N'était-ce pas précisément le cas pour ce Juvénal im-
provisé au lendemain d'un vaudeville graveleux? La question n'est
guère douteuse aujourd'hui; elle s'est singulièrement éclaircie de-
puis quelque temps. Non, celui qui avait jeté sa bile et son fiel
{turbida biti-i) sur ces pages accusatrices n'avait jamais conçu
Pour lui, comme pour beaucoup de ses émules en pampTilet, il ne
s'agissait guère de faire régner la vertu sur la terre. On n'était pas
si naïf que cela. On s'enivra, d'abord sans arrière-pensée, de la po-
pularité facile que procure toujours chez nous la polémique contre
le pouvoir, et surtout la polémique par l'insulte; puis, quand le suc-
, Google
248 KETOE DES DEUX UONDESI.
ces grandit, on pensa sans doute à en tirer parti. Qu'il serait com-
mode et agréable, quand on aurait renversé l'ordre de choses actuel,
d'en établir un autre où l'on serait maître et tyran k son tour! Ce
n'était pas la liberté des autres que l'on voulait affranchir, ni le
droit que l'on tenait à venger; on s'en souciait bien! c'était le des-
potisme de la foule que l'on espérait mettre à la place du pouvoir
détruit. On pensait régner par elle et avec elle; ne tenait-on pas
dans ses mains le cœir de la populace? Serait-il donc si diflicile de
la diriger au gré de ses convoilisesT Le vrai nom de cette Némésis,
ce n'était pas la jus^ce, c'était l'envie.
La passion politique put faire alors illusion à bien des gens qui
jouissaient trop vivement de leur haine satisfaite pour mesurer la
véritable portée de ces coups si rudes, pour s'inquiéter de savoir s'ils
n'atteignaient pas bien au-delà du but; mais l'illusion n'était plus
possible quand on passait de la Lanterne aux Réfractaires. C'était,"
au fond la même inspiration, mais plus brutale, moins voilée souSj '
l'artifice et le mensonge de la politique. L'inspiration de ce livre
étrange et maladif, c'est la haine et la convoitise, la passion de la ..
révolte combinée avec la fièvre de l'argent. Je viens de le relire, et
je sors de cette lecture épouvanté. On y voit passer, comme dans
une revue infernale, l'armée de furieus qui plus tard s'illustrera par
les ruines de Paris. On voit défiler dans ces pages les paresses igno-
minieuses, les jalousies, les impuissances folles, les ambiiions'de-
venues féroces, sous la conduite de ce triste chef qui devait plus
tard se désigner au commandement suprême de ces légions fa-
rourhes comme « le candidat de la misère! » Que! chef et quelle
armée! Oiî se recru te-t-elleî Parmi tous ceux qui à Paris ont fait
naufrage, dont la civilisation n'a su ni reconnaître le génie, ni uti-
liser " les magnifiques énergies, i> et qui se sont perdus corps et
âme dans cetie tempête sans éclair. Naturellement c'est la faute de
la société, et tous ces naufrages sont à sa charge. Pourquoi ne paie-
t-elle pas des rentes à ces superbes paresses? « Mettez un homme
dans ta rue avec uo habit trop large sur le dos, un pantalon trop
court, sans faux-col, sans bas, sans un sou, eût-il le génie de Ma-
chiavel, de Taileyrand, il sombrera dans le ruisseau (1). » C'est
toujours l'idée fixe: le succès, la fortune; le type ne varie pas,
c'est Machiavel ou Talieyrand, « Il y a là un danger. La misère
sans drapeau conduit à celle qui en a un, et des réfractaires épars
fait une armée, armée qui compte dans ses rangs moins de fds du
peuple que d'enfans de la bourgeoisie. Les voyez-vous forcer sur
nous, pâles, muets, amaigris, battant la charge avec les os de leurs
(I) Iules Vallès, Ut Réfractairii.
, Google
LA FIN DE LA BOHÈME. 2&d
martyrs sur le tambour des révoltés, et agitant comme un étendard
au bout d'un glaive la chemise teinte de sang du dernier de leurs
suicidés! Dieu sait où les conduirait leur folie, n Toute celte page
est écrite dans un accent de prophétique menace. Il est vrai que le
dignitaire de la future commune ajoute une restriction à sa lugubre
prophétie. « Nous avons vu, dit-il, ce que valaient ces religions de
l'émeute, ces théories du combat! La liberté n'y gagne rien, la mi-
sère y perd, seulement le ruisseau est rouge. » Pourquoi n'a-t-il
pas mis à profil cet avertissement qu'il semble se donner k lui-
même? Ce n'est, hélas! qu'une lueur de bon sens qui va se perdre
dans l'orgie des insanités intellectuelles et des désirs furieux.
Nous avons marqué les deux premières phases de la bohème, d'a-
bord souffrante, puis militante. La troisième phase, à laquelle nous
arrivons, est celle de la bohème triomphante; elle date des élections
de 1860. L'entrée de M. Rochefort au corps législatif ne marque-
t-elle pas en effet une ère nouvelle dans les destinées de la bohème?
C'est à ce moment que se fondent les clubs exaltés et les journaux
agitateurs qui Sont sa gloire et son œuvre. Ces clubs ne sont rien
autre chose que l'émeute en permanence, ou mieux en représenta-
tion tous les soirs, et quant aux journnux, ils battent le rappel dans
tous les quartiers de Paris, sous les yeux d'un gouvernement affaibli
par ses fautes, presque désarmé par l'opinion, et d'une bourgeoi-ie
heureuse de se distraire en donnant des avertissemens au pouvoir.
Tout cela était-ce, comme le prétendait l'opinion radicale, le signal
des revendications légitimes, le réveil du peuple, l'aube de la li-
berté? Non, une aurore si.orageuse n'annonce pas un jour pur et
serein. Ces clubs et ces journaux, c'était la grande voix de la bo-
hème politique, et cette voix se faisait entendre bien plus loin, elle
remuait bien plus profondément les masses que la rhétorique offi-
cielle ei les colères mesurées de l'opposition pariementaire. Les agi-
tateurs les plus fameux de la foule sont des bohèmes qui se sont
exercés à la vie politique dans ces cafés qu'on appelle littéraires, je
ne sais trop pourquoi. Dans l'historique des derniers événemens, on
n'a pas tenu assez grand compte de celte éducation du bavardage
excentrique, de ce noviciat de l'extravagance parlée dans les longues
heures du soir, autour des tables où se réunissaient les vanités les
plus prétentieuses de la bohème parisienne. Il parait cependant que
c'est là que se sont préparés depuis deux ans plusieurs des épisodes
de notre tristti histoire. Écoutons un de ceux qui ont le mieux connu,
pour les avoir pratiquées à fond, ces mœurs étranges, et ne nous
■ Google
250 RETCE DES DEUX MONDES.
rebutons pas trop de ce langage réaiiste. Voici les habilités qui ar-
rivent. II Après avoir pataugé toute la journée dans la boue, ils vien-
nent s'enfoncer dans la discussion jusqu'au cou, faire Lrù'er leur
petit verre et flamber leurs paradoxes; montrer qu'eux aussi, les mal
chaussés, les mal vêtus, ils en valent bien d'autres, ils ont quelque
ch'.ise là ( ce mot d'André Cliénier a fait tourner toutes ces cervelles
vides). Les vaincus du matin deviennent les vainqueurs du soir. La
vanité y ti-ouve son compte; ils s'accoutument à ces petits triom-
phes, à ces orgueilleux I avardag&s, à ces disserlatiojis sans On, aux
témérités héroïques... De celte table d* estaminet, ils font une tri-
bune, ils parleiitlà, sous le gaz, les livres qu'ils devraient écrire à
la chandelle; les soirées s'achèvent, les jours se passent ; ils ont
causé trente chapitres, et n'ont pas fait quinze pages (I). » On ne
s'est pas assez délié de cette gi'nératîon politique qui a fait son ap-
prentissage dans les cafés du quartier latin ou des boulevards, et
qui de là un certain jour s'est répandue sur la France entière avec
ses mœurs étranges, ses tropes hardis, son bagage plus que léger
d'études, mais en revanche avec l'intarissable faconde et l'entrain
maladif que l'on puise dans les (lots verts de l'absinihe. Cette perfide
et malsaine liqueur aura eu son influence dans la désorganisation
cérébrale de Paris. La rai^decine s'en est déjà inquiétée, la politique
de cette dernière année s'en est ressentie. L'hygiène physique et
l'hygiène morale d'une nation se touchent de plus près que l'on ne
peut le croire : nous indiquons là une des plus dangereuses mala-
dies de notre civilisation. L'absinthe fait des orateurs et des poli-
tiques à Paris, comme l'opium fait en Chine des extatiques et des
hallucinés. Les uns et les autres se valent à peu de chose près; mais,
s'il fallait choisir, mou choix serait pour les silencieux plongés dans
une exta,se muette par le narcotique cher à rOiii.nt. Ceux-ci du
moins ne font de mal qu'à eux-mêmes,' c'est un lent suicide qu'ils
s'infligent, ils n'imposent pas à leur pays leur dictature bavarde et
leur délire impie. Leur rave est au dedans; ils ne prétendent pas le
réaliser au dehors sur les ruines et dans le sang.
C'est dans les clubs que l'on vit surgir tout d'un coup ces tri-
buns d'estaminet qui n'avaient encore exercé leurs talens que de-
vant uD auditoire spécial, en vue d'une popularité restreinte. Ceux
qui ont suivi ces réunions avec quelque attention et une doulou-
reuse soUicitude pour les symptômes du mal dont le pays était at-
taqué, les observateurs qui allaient là, non comme à ub spectacle,
mais comme à une clinique, ont pu remarquer que les orateurs les
plus applaudis étaient de deux espèces : des ouvriers iuteUigene,
(t) U» Rèfraciaint.
, Google
LA FIN DE LA SOHÈMB. 251
mais fiui avaient lu au hasard, sans direction, surchargeant leur
mémoire d : tirades indigestes et de déclamations antisociales, et des
étudians de dixième année, vieux bohèmes (jui avaient cessé dpuis
IoogLem[)s d'enlreleiiir tout rapport avec l'Ecole de droit et l'tcole
de médeciiie pour se vouer à la politique transœndaïue et à la ré-
génération humanitaire. Ajoutez à ce groupe, dt^jà fort respectable,
quelques médecins sans clientèle, quelques avocats sans cause, des
professeurs sans élèves, la rédaction des journaux qui paraissent
une fois, tous les déclassés des cai'rières libérales u qui portent un
diplôme de baclieliur dans les poches de leur habit troué, » vous
avez l'état-majur des clubs qui ont diverti peni'ant deux ans le Pa-
ris sceptique et blasé, qui ont éponvauté les gens raisonnables, et,
en troublant l'esprit du peuple, préparé le 18 mars. L'élément lettré
de ces réunions êiait en concurrence, pour le radicalisme des idées
(si l'on peut donner ce nom à de pareilles choses), avec le contin-
gent oratoire fourni par les classes ouvrières.
Cependant il y avait une différence capitale. Les orateurs ouvriers
avaîeut mal étudié, et ti'aitaient à tort et à travers les questions
sociales; mais ils y aiiportaient un sentiment sincère, un air de con-
viction, quelque cbose enfin qui ressemblait à de U probité dans la
déraison. Les irn'gulirrs de Paris n'avaient même pas cette excuse.
Leur folie éta.it une foHe voulue; les propositions lus plus insensées
n'étaient pour eux qu'un moyen de s'imposer et de réussir. Ils vi-
saient uniquement à cette sordide popularité qui était comme la
prime de l'extravagance. Ils se surexcitaient eux-mêmes par l'i-
vresse de la parole et de l'applaudissement facile. A la fin, ils étaient
devenus des énergumèiies, mais au commencement de leur triste
carrière ils n'avaient été que des artistes en excentricités; cela se
sentait encore à je ne sais quelle uote forcée dans l'expression et
dans la voix. Jacobins, oui, sans doute; mais avant tout rhéteurs et
comédiens.
En même temps Horissait la presse de la bohème révoli^tionnaira.
Elle a commencé à la MarsciUaise, elle a fini avec le ilôt d'ordre
et le Cri du peuple. On me permettra de négliger les nuances, qui
sont innombrables, les variétés, qui se multiplièrent tous les jours,
les imitnteurs à la suite qui tâchaient à force de violences de faire
leur récolte dans le même sillon, car il ue faut jamais oublier dans
ces esquisses de mœurs littéraires la question d'argent, qui a bien
plus d'importance que la question d'idée. Les cliefs eux-mêmes de
cette presse, les coryphées, visaient avant toute chose à la popula-
rité monnayi^e en gros sous. Leurs articles les plus scandaleux n'é-
taient qu'une réclame; en surexcitant les ardeurs populaires, ils
avaient en vue la rente au numéro. On cite dans les tristes jours
■ Google
262 REfCE DES DEUX MONDES.
qui ont précédé le 18 mars telle infamie qui a obtenu un suc-
cès de quatre tirages pour la même journée. Le marché des jour-
naux était ouvert à une surenchère perpétuelle de scandale dont
le public faisait les frais. Quelle industrie lucrative que celle qui
consistait à trafiquer du mensonge et de la calomnie, de la con-
science publique et de l'honneur privé 1 On songeait parfois au passé,
à ses souffrances, à l'obsession perpétuelle d'une criante misère.
Quelques années à peine séparaient ces brillans spéculateurs du
temps où ils n'avaient pas encore trouvé le moyen de battre mon-
naie, « C'est alors qu'ils s'enterraient dans un cabinet de 10 francs,
sans air, sans feu, sans tabac, en face d'eux-mSmes, pour lutter là
seuls avec leur pensée, pour faire jaillir d'un cœur ulcéré des
phrases joyeuses ou des pages sereines... Ces articles, ces pièces,
ce roman, ces vers, quand seront-ils acceptés, imprimés, payés?
Quand? Dans six semaines, six mois, un an peut-être. Seront-ils
reçus seulement? Pour qu'ils le soient, n'étouflera-t-il pas, cet
afTamé, ses cris les plus éloquens? Je le vois d'ici, lâche devant son
âme, jetant des cendres sur sa phrase et des fleurs sur ses haines, n
Que les temps sont changés! Les hainex ne se sont pas éteintes,
elles se sont développées; mais on n'a plus à les comprimer, on n'a
qu'à les répandre comme une lave ardente sur la première page
d'un journal, pour que cette page se couvre d'ori Le cœur est ulcéré
plus que jamais par l'envie. Eh bien 1 que l'écrivain laisse crier ce
hideux ulcère, qu'il l'entretienne même, cela rapporte; qu'il avive
la plaie, il y a là un trésor! Des idées, du travail, des étuiles éco-
nomiques, de la science, pour quoi faire? L'audace révolutionnaire
dispense de tout. Heureuse époque où un chroniqueur, devenu
candidat très sérieux par la grâce du peuple souverain, dc'mandait
sur ses adiches cinq minutes pour résoudre la question sociale! De
la probité, à quoi bon? C'est affaire au petit commerce, non au sa-
cerdoce de l'idée. Les autres formes de l'honnêteté ne sont rien,
ne comptent pas sans la vertu révolutionnaire; celle-ci a son privi-
lège. Qu'on laisse donc à la porte du journal tout ce bagage encom-
brant de préjugés et de scrupules. La grande idée suffit à tout; elle
confère la science et le mérite, elle purifie ce qu'elle touche, ell«
ennoblit le mensonge, elle sanctifie l'infâme.
Où l'on arrive avec de tels principes, nous l'avons vu, et le monde
en frémit encore. On pourrait suivre la gradation rapide que par-
courut certain journalisme, école de démoralisation populaire avant
d'être i'ofllcine secrète et le cabinet consultant du brigandage pu-
blic. Ce qui marque la première étape dans cette voie funeste, c'est
l'absence complète de sérieux, l'irrespect poussé jusqu'à ses der-
nières limites, la fantaisie dans le cynisme. Ces feuilles étaient plus
■ Google
JLA PIN DE LA SOIIÈME. 253
que légères, les consciences l'étaient aussi, et tout cela roulait
pële-mële vers l'abîme; puis vint la période de l'agitation à perpé-
tuité, le commencement ou plutôt l'essai de la terreur par l'injure
poussée jusqu'à l'hyperbole, la polémique la plus violente des per-
sonnalités substituée à la discussion des idées. Chacun à son tour,
parmi les plus honnêtes gens, dut compter avec ces Suétones de la
démagogie; mais voici la troisième période, celle où le journal se
fait l'instrument très actif et très réel de la teireur qu'il a célébi-ée,
appelée, et qui est enfin venue. Les bureaux de cette presse sont
devenus l'antichambre de La Roquette. Chaque jour, ces écrivains
font leur besogne, et quelli; besogne! Dénonciateurs publics, exécu-
teurs des hautes et basses œuvres, pourvoyeurs des soupçons po-
pulaires, nous les avons vus de près, ces sycophantes de la populace,
irritant la misère, versant à flots sur ses plaies leur littérature cor-
roMve, leur vitriol et leurs poisons. A quoi bon d'ailleurs caractériser
dans le délail ces hallucinations de la méchanceté humaine? Ce qu'il
faut bien comprendre, c'est que l'explosion de ces passions mau-
vaises n'a pas été aussi soudaine et aussi imprévue qu'on veut bien
le dire. Elle n'a surpris que ceux qui n'observent rien : toutes ces
passions haineuses se donnaient libre carrière depuis longtemps dans
celte presse; tous les programmes s'y étalaient impudemment. On
peut bien dire que depuis deux ans i! y avait des feuilles qui suaient
le crime. Que voulez-vous? Il fallait vivre et bien vivre. Op c'était,
parait-il, la méthode la plus expéditive pour lancer un journal. Les
bohèmes libérés avaient fait le serment de ne plus retomber dans le
bagne de leur misère; c'était à leur bonne ville de Paris de payer à
ces messieurs le luxe de leurs chevaux, de leurs voitures, de leurs
maîtresses et de leurs dîners. Puisque ce genre de littérature lui
plaisait, il était juste qu'elle en fit les frais. Il est bien avéré mainte-
nant que ces forfaits littéraires et politiques qui ont jeté l'horreur au
milieu de notre civilisation n'étaient pour beaucoup de ceux qui les
commirent ou les suggérèrent que l'envers de la question d'argent.
Il ne s'agit dans cette étude que des écrivains qui passèrent tout
d'un coup de la littérature légère à la révijjution radicale; on laisse
de côté le journalisme politique, où il serait facile de trouver des
fanatiques sincères et un délire de bonne foi. Là au contraire, si le
délire arriva plus tard, ce fut par la lutte et le péril croissant; au
point de départ, il n'y avait chez la plupart de ces écrivains qu'une
idée, celle de s'enrichir aux dépens des haines populaires. Chez
quelques-uns se joignit à cette passion celle du pouvoir acquis
n'importe à quel prix, partagé n'importe avec qui, et dût-il ne durer
qu'un jour. Être à leur tour les maîtres, faire trembler à leurs pieds
cette société qui les avait si longtemps relégués dans l'ombre, mé-
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25Ï REVUE DES DECX MONDES.
prisés comme des envieux et des împuissans:, dominer du haut de
ces tréteaux, pris comme un piédestal, ce Paris supprbj dans son
luxe et dans son insolence, quelle volupté d'orgueil et quel rêve!
Ce fut un immense accf-s de fatuité. On se grisa do la tonte-puis-
sance qu'une séri; de fatalités venait de faire tomber aux mains
des Irionipliateurs de ta me, et que ceux-ci laissaient prendre aux
plus eiïrontés, La commune distribua des portefeuilles! Ou l'taït
donc enfin qudqu'un, plus que cela, quelque tliose. On cl^iit délégué
à un ministère, presque ministre, souverain même, puisque cha-
cun dans sa splière était un despote irresponsable. On était la force
du peuple incarnée, sa fantaisie vivante substituée À to;ites les lois,
l'émanation de sa souveraineté. On avait tous les droits, y compris
celui d; vie et de mort; on n'avait aucune charge, pas m'>.nie celle
de rendre des comptes. Les limites de cette souveraine^ n'allaient
pas très loin, ell^s s'étendaient du Point-du-Jour au pont de Bercy;
mais enfin c'était tout Paris, incliné devant ces pachas, sortis la
veille de quelque bouge ou du coin d'un estamineti Quelle revanche
pour les humiliations dévorées en silence, pnur les larmes versées
par l'envie ou les cris dé l'impuissance éloufTi's par la rage ! Dans ce
genre d'infatuation poussée jusqu'à la dém:?nce, c'était un type que
ce délégué aux relations étrangères qui, pour en faire accroire au
monde et oubliant que le monde finissait pour lui à la han!îeue,
tentait des échanges de protocoles avec le commandanl prussien de
Saint-Denis, signifiait son avènement aux puissances, et se faisût
féliciter au Jmtrnul officiel par des représentans de républiques ima-
ginaires. C'était un type aussi, cet ancien secn'-taire dEugène Sue,
collaborateur obscur des Mystâres du peuple, menant à grand train
le gouveru .ment de l'instruction primaire, par laquelle i! prétendit
moraliser le peuple, et la rédaction d'un journal qu'il remplissait de
ses publications restées en portefeuille, et dont la révoliante obscé-
nité complétait l'œuvre de l'administrateur : admiralile port:ige de
l'homme d'état entre ses soucis patriotiques et sa sollicituLle d'au-
teur 1
L'attrait de ce carnaval et la curée di ce pouvoir n'avaient pas
attiré seulement la littérature légère : la science et l'art avaient
payé leur contingent au personnel do la haute administration. Quel-
ques demi-savans, mathématiciens et physiciens de hasard, ofiiciers
de santé, vétérinaires, quelques dessinateurs inc');ii|]rîi rt jaloux,
un peintre fou d'orguail, étaient devenus, selon leur in?;|iiralloii per-
sonnelle ou les vacances du pouvoir, magistrats chefs de la police,
généraux, miiires et adjoints, comptables, iiitendans, administra-
teurs des ])caui-arts. En même temps et de tous les points di.' l'ho-
rizon, au secours de la commune en danger était accourue en noirs
■ Google
LA Fin DE LA BOHÈME. 25&
bataillons la bohème féminine, conférencières et journalistes. Les
conférencières! c't^tait une industrie nouvelle, inaugurée depuis
quetq<ie ti;mps à Paris. On avait vu monter à l'assaut de ces chaires
improvisées, dans tes salles de spectacles on de cafâs-concerts,
eo attendant que cela fût possible dans les églises, d'étranges per-
sonnages d'im talent plus que douteux, d'un sexe inceria'n, ac-
cueillis avec plus de curiosité que de sympathie par cette popula-
tion, bif'n indulgente pourtant quand on o/Tre un attrait à son ennui
blasé. Éiaie;it-ce des femmes, ces orateurs qui venaient nous parler
si librement dd l'amour libre et réclamer d'une voix si aigre les
droits que le despotisme masculin refuse au sexe faible : le droit à
la passion, !e dnjit à l'émancipation définitive, le droit à la vie po'i-
tique? Oui, c'étaient bien des femmes, on nous l'assure, et je consens
à le ciTiiie; mais on ne peut rendre l'impression maussade que pro-
duisaient l'écho de ce* (^mentalions effrontées sur un esclavage
dont elles éLaîrnt la vivante et désagréable négation, le spectacla
de ces at iludes d'improvisation simulée, ces contorsions d'une in-
spiration sibylline dont on avait étudié les eflets dans un miroir,
ces gestes aigus, tout cet appareil d'un bavardage prétentieux et
superficiel, impertinent et banal, dont justice fnl bientôt faite par
les sifUets du public. Malheureusement les victimes de ces brutalités
des hommes eurent leur revancli", et l'Hôtet de Ville devint leur
proie. De gré ou de force, il fallut leur céder une partie du pou-
voir, et la conférencière put cro:re un instant qu'elle allait régner.
Sa parole et sa pluma se mirent bruyamment au service de l'iiisur-
rection, sa parole tous les soirs dans la chaire des églises envahies,
sa plume tous les matins dans les gazettes créées pour la circon-
stance. On connut enfin \?i jounmliste communeune, c'était la plus
acharnée à la vengeance. Nous ne citerons pas ces appels au crime.
Le plus maltraité dans ces feuilles absurdes, c'était M. Thiers. II y
est invaj-iablement représenté comme un buveur du sang et des
sueurs du peuple. Ah! les sueurs du peuple! en a-t-on ass;z abusé
dans ces derniers temps, et comme on les a follement dissipées !
Elles sont saintes et fécondes quand elles arrosent l'outil aux mains
de l'ouvrier ou la charrue sur le sillon; mais commi elles sont sté-
riles, ridicules et impies, quand elles tombent sur le journal incen-
diaire ou sur la tribune du clubl
L'émancipation de la femme, c'était la bonne nouvelle, l'évan-
gile de ces dames, les mères de l'église de la commune. Cela mar-
chait de pair avec l'émancipation du prolétariat, et ne laissait pas
d'élonner les naïfs, qui avaient cru jasque-lâ que les femmes et les
prolétaires s'étaient suffisamment émancipés eux-mêmes, k 11 faut
pourtant raisonner un peu, écrivait une de ces dames, croit-on pou-
, Google
256 REVUE DES DEUX UOHDE3.
voir faire la révolution sans les femmes? Voilà quatre-vingts ans
qu'on essaie, et qu'on n'en vient pas à bout. La première révolution
leur décerna bien le titre de citoyennes, mais non pas les droits.
Elle les laissa exclues de la liberté, de l'égalité. Repoussées de la
révolution, les femmes retournèrent au catholicisme... Entre leur
hostilité et leur dévoùment, i! faut choisir. Quelques-unes s-ns doute,
méprisant l'obstacie, fortes et convaincues, persistent malgré les dé-
goûts; m lis ces natures-là sont rares! » Je regrette que Proudhon ne
soit pîus parmi nous pour traiter de la belle façon cen nularrs-là. Il
les avait devinées dans un de ses derniers livres, et (lugellées avec
une verve d'invectives qui avait fait de cette fustigation une exé-
cution immortelle. Vraiment ces belles natures ne sont pas rancu-
nières. Elles passent parles verges de tous les apôtres du' socia-
lisme, et semblent les adorer en proportion des coups qu'elles
reçoivent. Toutes, plus ou moins, ressemi)ient à la Martine de Mo-
lière : que voulez-vous, si c'est leur plaisir d'être battues? Tout
récemment encore ii'ont-elles pas subi en silence cette foudroyants
apostrophiî de M. Bebel, une espèce de grand-prètre du socialisme
allemand? « Quant à la femme, à de très rares exceptions près, ell»
ne peut servir à la reconstitution de la société. Esclave de tous les
préjugés, atteinte de toute sorte de maladies morales et physiques,
elle sera la pierre d'achoppement du progrès. Avec elle, il faudra
employer au moral certainement, au phyaique peut-Cire, la raison
péremptoire envers les esclaves de vieille race : le bâton I » Assu-
rément tout le monde estimera que M. Bebel manque de mesure
autant que de galanterie; mais, quand on voit en quelK; estime la
femme est te;me par Proudhon et par M. Bebel, il est beau de sa
part, et c'est faire preuve d'une rare générosité, da se vouer au
culte de la révolution, dont elle n'obtient que le mépri:^ en attendant
le bâton.
Bohème que tout celai bohème recrutée au hasard dans la litté-
rature et dans la science, dans toutes les conditions, tous les âges
et tous les sexes. Nous avons vu paraître ce phénomène qu'il était
réservé à notre civilisation de produire : le monstre lettré, homms
ou femme, mille fois plus compliqué que Théroigne de xMértcourt
ou que Marat. Comment des intelligences cultivées, sensibles aux
jouissanciîs de l'art, aux raflinemens mêmes de l'esprit, ont-ellea
pu sa porter i ces égaremens de la raison, à ces férocités? Il y aura
là un su^et d'étude pour le physiologiste, l'aliëniste, aussi bien que
pour le psychologue futur. On y démôle à la fois un phénomèn»
morbide et un phénomène moral dont l'étude parallèle mérite d'être
tentée. Ce sera un trait bien étrange de ce temps que le souvenirde
ce voluptueux coquin en qui se mêlaient Fouquier-Tiuville et le
, Google
LA FIN DE LA SOHÈUB. 257
marquis de Sade , et qui, au moment d'aller exécuter les otages,
plaisantait avec tant de présence d'esprit sur les générations spon-
tanées. (I Elles rendent ia création complètement inutile, disait-îl,
et Dieu, s'il existait, ne serait bon qu'à fusiller. » Celui-là était un
aimable pédant de science. — Ce sera aussi une parole à recueillir,
et qui a bien son prix, celle d'un des plus jeunes et des plus élégans
despotes de la commune qui, au moment où il passait avec ses gar-
diens devant les restes de l'incendie, parmi les cris de fureur des
malheureux rassemblés autour de leurs maisons en ruine, s'éton-
nait d'un pareil accueil et s'en plaignait amèrement. — Eh quoi I le
confondre avec les brigands, lui un lettré, lui un artiste! — Cela
ne rappelle-t-i! pas le qualis arfifex pereo de Néron au moment où
il vit briller le glaive de son affranchi ?
111.
Sous quelles influences !a bohème en est-elle venue à ce degré de
perversion intellectuelle et morale? Quelles sont les causes qui ont
surexcité jusqu'au délire, jusqu'au crime, ces vanités d'abord tnof-
fensives, puis envieuses, à la fin .démoniaques? Il y a eu là des res-
ponsabilités d'origine et de nature très diverses, parmi lesquelles
il convient de faire une grande place aux influences littéraires. C'est
jusqu'à elles qu'il faut remonter pour expliquer cette transforma-
tion d'aventurîer3 de la littérature en aventuriers de la politique,
prêts à tout pour tenter l'assaut de la richesse ou du pouvoir.
On trouve dans l'œuvre oubliée de l'un de ces malheureux un
chapitre qui porte ce titre ; les Victimes du livre. Il commence à
peu près ainsi : u Cherchez la femme, disait un juge. C'est le vo-
lume que je cherche, moi, le chapitre, la page, le mot... Joie,
douleurs, amours, vengeances, nos sanglots, nos tires, les passions,
les crimes, tout est copié, tout. Pas une de nos émotions n'est
franche : le livre est là... Combien j'en sais, de ces jeunes gens,
dont tel passage, lu un matin, a dominé, défait ou refait, perdu ou
sauvé l'existence! Souvent, presque toujours, la victime a vu de
travers, choisi à faux, et le livre la traîne après lui, faisant d'un
poltron un crâne, d'un bon jeune homme un mauvais garçon, d'un
poitrinaire un coureur d'orgies, un buveur de sang d'un buveur
de lait, une tête pâle d'une queue rouge... Balzac par exemple,
comme il a fait travailler les juges et pleurer les mères ! Sous ses
pas, que de consciences écrasées 1 Combien parmi nous se sont per-
dus, ont coulé, qui agitaient au-dessus du bourbier où ils allaient
mourir une page arrachée à la Comédie humaine! On ne parle que
par millions et par ambassades là dedans... La patrie tient entre
,, Google
2â8 BETUE DES DEDX MONDES,
les mains de quelques farreursy canailles à filtre pluisir, spirituels
à faire peur, qui allument des volcans avec le feu de leur cigare,
écrasent verlu, justice, honneur, sous la semelle de leuis bottes
vernies... Que j'en ai vu de ces grands hommes de provime à Pa-
ris!,.. Combien on en a reconduit dii brifjade en brig.idii, <lc ces
illusions perdues! Les plus heureux jouent au La Palféiine dans
les escaliers dj ministères, les anticbambi'es de lliiancicrs, le» cafés
de gens de lettres, et font des mots, n'ayant pu Hiire autre chose!
Ils attendent l'htiure de l'absinthe après avoir laissé passer celle
du succès (1). H
C'est l'horrible vérité. Les derniers événeraens nous ont montré
plus d'un La Palférine qui, las d'attendre l'heure du succès, l'a
brusqué; on t'a vu traiter la fortune en créancier inipat'unt. Qui
pourrait nier que l'auteur de la Comédie humaine ait crr'ii une
émulation funeste autour des types tristement fameux qu'il a con-
sacrés? Les jeunes générations littéruires ont ressenii sou influence
dans leurs idées et leurs passions les plus secrètrs. il a été assuré-
ment un des agitateurs les plus puissans de l'imuginaiion et des
convoitises contemporaines. On a dit avec une parfaiie jus! ;s.se que
personne n'a fait faire autant de rêves d'or et de voIujjU; ai)\ jeunes
gens et aux femmes. Parcourez tous les cercles de cjt enfer .-ocîal
dont Balzac serait le nouveau Dante. Quelle pulsF^aiice décore tous ces
visages de damnés qui s'agitent, qui hurlent dans c.; tourbillon de
Paris? La passion, et, selon Balzac, la passion mo icnie s' résout
dans ces trois mots : la richesse et le pouvoir, qui sojit le moyen,
le plaisir, qui est le but. Que de jeunes cervelles il a troulJccs par
ces mirages d'une fortune soudaine ou d'uu niinistèie iNvrai:>em-
blable ! Combien ont cru voir se r(îaliser cette féei ie, < e niir- ge, le
jour où la commune est née ! Si Lucien de Rubempré av;ilt aU/ndu
l'aurore de ce beau jour, et s'il ne se fût pas tué stiip:(iv'iuc;rt dans
une heure de désespoir, sa fortune était faite. Lui aussi atiiait pu
être général, délégué aux finances (que! rêve ! ) ou cliaryé des af-
faires étrangères! Il a été bien maladroit de quitter si viii' una sX
belle terre, un Paris encore si riche, une républljue de Cocaïne!
Le romaa moderne a donc sa part et une louide pari dans la res-
ponsabilité des derniers événemens. Les exemples rju'îl a donnés
d'élégante friponnerie et de dépravation spirituelle ont ébloui et
fasciné nombre d'esprits faibles que protégraît mal contre leurs
propres penchans l'incertaine moralité dtj la société et du temps où
nous vivons. Beaucoup de ces malheureux qui n'ont fait leur édu-
cation, morale que dans ces livres se sont conduits à travers le
(i) Lm Béfractaires.
, Google
LA FIN DE LA BOHEHE. Z^Q
monde réel comme ils l'eussent fait dans le monde de ces fictions
grossièi-es et corruptrices. Ils se sont dit qu'ils feraient lem- chemin
dans la vie, et qu'ils tourneraient l'obstacle, s'ils ne pouvaient le
surmonter en face. « Il faut entrer dans la société comme un boulet
de canon, ou s'y glisser. » Us étaient, bien résolus à s'y glisser, s'ils
n'étalent pas les plus forts. L'essentiel était de se faire une place à
tout prix. Quand on n'est pas le plus fort, il faut èUe le plus fto.
Gela n'empêche pas de profiter de toutes les occasions qui peuvent
s'offrir, et, s'il se livre un assaut contre la société régulière, s'il
se tente une escalade du pouvoir, de se mêler au groupe des auda-
cieux aussitôt qu'ils ont réussi, — de crier victoire plus haut qu'eux
à la fenêtre de THôtel de Ville en agitant le drapeau rouge.
Cne autre influence avec laquelle il faudra compter dans l'bïs-
toîre morale de ces derniers temps est celle des singulières philo-
sophies qui avaient envahi et dominé la bohème littéraire. Pour
les désigner de leur vrai nom et sans politesse inutile, c'était
l'aihéisme. A Dieu ne plaise que je transporte les questions qui di-
visent les philosophes sur le terrain de la politique, et que je fasse
à une doctrine raisonnée l'injure de croire qu'elle dût être un jour la
philosophie officielle de la commune 1 On ne peut nier pourtant que
les collaborateurs futurs du 18 mars, ses amis de différentes caté-
gories n'eussent adopté depuis plusieurs années certaines théories
qui s'annonç^cnt bruyamment dans leurs feuilles et dans leurs
Uvrea. Une nuée de petits journaux prétendus littéraires paraissant
et disparaissant à divers intervalles et cachant sous différens noms
la même rédacUon monotone, la même doctrine mille fois ressassée,
avait précédé la grande œuvre qui s'avan^t à pas knts et graves,
VEaryclopéiiie de la nouvelle école. Là, sous les auspices d'un per-
sonnage trop fameux, le capitaliste de la secte, encore ignoré du
grand public, mais désigné à de grandes destinées par la vénéra-
tion du parti, s'étaient groupés les fortes têtes de l'école, les pen-
seurs, tous ceux qui avaient poussé assez loin leurs études pour
manier impunément de dangereuses formules. Réunis aux enfans
terribles du positivisme, aux enfans perdus de la science expéri-
mentale, ils formaient un bataillon nomiireux, préparé aux luttes
intellectuelles en attendant l'heure des luttes politiques. Parmi les
écrivains qui jouaient dans cette nouvelle encyclopédie les grands
rôles de l'ancienne, préludant de la même façon k une rénovation
sociale par une rénovation des idées, on n'aurait que l'embarras du
choix pour retrouver les magistrats^ les édiles, les titulaires des
grands emplois de la future commune, et même ceux de la répu-
blique socialiste, cantonnée depuis le & septembce dans quelques
municipalités de Paris. De cette volière massive, presque monu-
, Google
260 BEVDE DES DEOX HOHDES.
msntale de V Encyclopédie, l'on vit s'échapper dans ces derniers
mois tout un essaim de gros oiseaux de proie, surtout de vilains oi-
seaux de nuit d'allure équivoque et de vol suspect, qui s'abattirent
sur nos principaux édifices pour y établir leur nid et y nourrir tant
bien que mal à nos frais leur maussade famille. J'excepte, bien en-
tendu, de cette triste histoire quelques beaux esprits dilettantes de
l'athéisme fourvoyés par imprudence dans cette désagréable com-
pagnie, et qui s'en retirèrent avec le plus louable empressement
dès que se montra la cocarde rouge cachée jusque-là sous l'en-
seigne de la doctrine. Ils avaient pensé faire de la science pure;
ils désertèrent au plus vite devant une politique qui ne l'était pas.
Pour les autres, ce fut différent. Nos nouveaux Diderot, nos
d'Alembert, n'étaient décidément à comparer à leurs devanciers
ni pour le talent, qui était médiocre, ni pour la doctrine, qui était
détestable, ni pour le désintéressement, qui était nul. Les plus éle-
vés en grade passèrent sans transition des bureaux de YEncyrlo-
pédie à des bureaux plus lucratifs ; on dit qu'il y en eut d'un beau
rapport. Le plus alerte de ces écrivains dirigea avec de rares ap-
titudes la police de la délégation de Bordeaux avant d'être délégué
lui-même h la commune ; quant aux écrivains de seconde cat^
gorie, ils entrèrent d'emblée dans les comités d'armement créés
par cette providence spéciale qui favorise les sectateurs de la doc-
trine en ce monde pour compenser les félicités de l'autre, aux-
quelles ils ont renoncé en faisant profession entre les mains du
grand-prêtre, M. Mottu.
L'enseignement de cette école ne resta point à l'état purement t
théorique, enfermé dans les feuilles spéciales que personne ne lisait
ou dans ce monument encyclopédique où peu de cliens avaient pé-
nétré. Il descendit avec des allures plus vives, plus dégagées, dans
les journaux politiques du parti et jusque dans les clubs populaires;
mais là il ne put paraître avec avantage qu'à la condition de se
transformer. Ce n'était plus un physicien prétendu qui venait nous
donner le dernier mot de la science expérimentale, comme s'il était
en son pouvoir de le faire, — ni un professeur d'athéisme dissertant
sur le ridicule des causes premières ou le néant des causes finales,
ni un médecin raisonnant sur les conditions physiologiques des
phénomènes qu'on appelle l'âme, ni un chimiste nous faisant tou-
cher au doigt l'éclosion de la vie sans aucun recours à l'hypothèse
qu'on appelle Dieu, — ni même un critique discourant sur la quan-
tité de bile ou de sang qu'il faut pour faire un poème, un drame ou
un sermon. Non, tout cela, c'était de la pédanterie pure. Ces lourdes
doctrines, passées au creuset de l'esprit parisien, s'évaporèrent en
je ne sais quelle nuée légère qui retomba sur la presse en iin déluge
■ Google
LA FIN DE L\ BOHÈME. 261
de fines ironies et de traita acérés C(ftitre les vieilles croyances, les
vieilles superstitions, les Pnidhommes de la philosophie et les dieux
démodés. Tout cela tombait dm comme grôle et perçant comme
l'acier, bouleversant l'ancien monde et faisant place nette au nou-
veau. Ce fut un grand régal pour les badauds. On n'avait jamais vu
traiter de si cavalière façon de si graves sujets et de si vieilles gens.
Nous avions eu, dans la génération précédente, les héros du roman
de cape et d'épée; nous eûmes dans celle-ci les mousquetaires de
l'incrédulité. Du reste ils n'avaient pas dégénéré; ils étaient bien
de la même race, fanfarons, gascons, quelque peu charlatans. Tout
cela n'offrait pas encore de grands dangers. Soit; mais descendez
de quelques échelons dans la hiérarchie des journaux et des esprits,
vous verrez ce que va devenir cette raillerie, cette jactance d'im-
piété contre tout ce qu'on était habitué à croire ou du moins h res-
pecter. J'ai suivi avec une curiosité attristée cette dégradation de la
même idée depuis la littérature des cercles élégans jusqu'à celle des
bouges où elle vient expirer sous la forme de quelque feuille popu-
laclëre avant de tomber dans la hotte du chiffonnier; je l'ai suivie
dans sa triste odyssée à travers les journaux les plus «variés d'ori-
gine, de nuance et de format, jusqu'au Père Duchéne. Du scepti-
cisme rafîiné à l'injure grossière, il y a moÎQS loin qu'on ne le croit,
et les étapes sont bien vite franchies. Jamfds on n'avait si perfide-
ment et sous des formes si diverses travaillé àdémoraliser le peuple,
à détruire en lui toute foi, tout idéal, à faire le vide dans son âme
inquiète, sans savoir comment le remplir, si ce n'est d'appétits et de
jouissances malsaines, lin autre péril a été révélé par les événemens,
qui ne nous ont épargna aucune leçon. A force de railler les croyances,
on finit par en déshonorer les représentans les pius dignes de res-
pect et par les dénoncer au mépris d'aboïd, puis à la fureur de ta
foule. Comment se]^t-il possible qu'il en fût autrement? Les par-
ties vulgaires de rRumanité ne peuvent pas entrer dans ces fines
nuances où se complaisent les raffinés; elles ne prennent dans toutes
ces polémiques, dont l'écho descend jusqu'à elles, que les dernières
conclusions, les pius palpables, les plus matérielles, si je puis dire,
celles mômes que les esprits d'un certain ordre n'osent pas tirer de
leurs prémisses. La traduction populaire est immédiate, grossière,
irrésistible. Une fine critique tend à discréditer les croyances comme
l'œuvre combinée des rois et des prêtres en vue d'asservir les peu-
ples. Prenez garde, voici que derrière vous s'avancent des écrivains
d'un autre tempérament qui, au lieu de procéder par la raillerie,
procèdent par l'outrage. La terreur par la parole des journaux ou
des clubs annonce et appelle l'autre terreur. De vos ironies, on a
fût des insultes; après les insultes, les poignards ou les coups de
nigiUrrlbyGOOglC
262 BETUE DES DEDX MONDES,
fusil. Dans l'exécution des otages de La Roquette, qui pourra jamais
mesurer la part des responsabilités littéraires?
Est-ce parmi les influences de ce genre que l'on doit placer l'é-
ducation révolutionnaire que la bohème avait reçue, et qui faisait
tout le fond de sa science politique? Nous le pensons. K cet égard
encore, noua pourrions recueillir de curieux aveux, u Notre généra-
tion, disait l'un de ces tristes héros, n'a pas été avare de son sangl
Sur la route où nous hésitons a passé un peuple de courageux, et
dans les cimetières qui bordent l'arène est couché un bataillon de
martyra... Eh bieni si Ton déterre les morts, combien qui s'étaient
jetés dans la mêlée, grisés par l'odeur chaude de certains livres,
Ilisloires de la Montagne, des Girondins ou de Dix ans! Dès à pré-
s;;nt, je l'afTirme, tous, presque tous ces chercheurs de dangers, tri-
bons, soldats, vainqueurs, vaincus, ces martyrs de l'hisloirc, ces
bourreaux de la liberté, c'étaient des victimes du livre ! » On le voit,
nous ns donnons rien i l'hypothèse dans la recherche des causes
qui ont amené de si terribles effets; nous laissons parler les té-
moins : le cri des victimes a un accent inimitable.
Cette liste fracce à la hâte , d'un crayon fiévreux, est évidemment
incomplète; mais l'indication générale subsiste, elle est exacte,
nous pouvons la suivre. Il y aurait d'ailleurs à remonter bien haut
dans l'histoire de notre éducation nationale pour retrouver les ori-
gines des sentimens révolutionnaires confondus dans notre esprit
avec les priîmières impressions intellectuelles que nous avons re-
çues. Nous ne savons un peu (et encore nous les savons mal) que
deux sortes d'histoire : celle de l'antiquité classique et celle de la
révolution française. Tout le reste s'est graduellement effacé; mais
ces deux groupes d'événemens et de personnages ae meuvent et
vivent dans notre imagination; ils se détachent avec un étonnant
relief sur un fond vague de notions éteintes ^ de souvenirs lan-
guissans. Les héros des républiques antiques se mêlent à ceux de
notre récente histoire; c'est une sorte de compagnie illustre qui
hante nos espriis dans des attitudes choisies, avec des discours su-
blimes sur les vertus républicaines, sur la liberté, sur la patrie.
Tout y est grand, plus grand que nature; tout y est surhumain par
les sentimens exaltés, par la fierté indomptable, par le langage, où
l'homme s'efface sous le héros; tout cela est éclairé d'une lumière
trop brillante et placé datis une perspective d'immortalité. C'est un
monde légèrement surfait, quelque peu déclamatoire, qui ne res-
sembl* à rien de ce qui a réellement existé, résultat de notre édu-
cation classique combinée avec les lictions dont la révolution fran-
çaise a fourni le thème inépuisable. Voilà le fond de l'enseignement
politique , tel que la plupart des bohèmes l'avaient apporté du col-
, Google
LA FIX DE LA SonÈME. 263
lége et des écoles dans les luttes âpres de la vîe, pa-rni les tenta-
tions ard'ntes delà socif^té moderne, dans le conilît de leur misère
avec la richesse étalée de toutes parts, avec le pouvoir dont le pres-
tige brûlait leurs yeux et attirait luvinciblement leurs rêves. Toute
étude sérieuse des conditions de 'l'existence sociale, du progrès des
peuples et du prix auqu:;! il s'achèts!, toute méditation approfondie
sur les, lois V(^ritab!es de l'histoire, l'inanité de certains grands
mots, la vanité de certaines formules, ou sur les crimes trop réels
déguisés sous des noms pompeux, tout cela leur était étranger.
L'histoire judicieuse, véridique, fortement motivée de la révolu-
tion n'était pas faite pour leur plaire; ils se souciaient médiocre-
ment de l'enseignement des maîtres qui l'ont ramenée à la vraie
persppcîive en réduisant les hommes à de justes proportions. Il
leur fallait plus de fantaisie, c'est-à-dire plus de mensonge. Ce
n'éîait ]>as le drame des idées qui attirait leurs esprits vains et fai-
bles; c'était le tumulte des faits, l'agitation des places publiques,
les scènes de la convention, les épouvantes de la Conciergerie;
moins que cela, l'appareil théâtral, la mise en scène, les écharpes,
les panaches, la défroque des acteurs, les harangues et les dis-
putes, l'emphase et les injures; c'était aussi la partie romanesque,
les éli'vations soudaines et les renversemens de fortunes, les splen-
deurs et les ruines passant comme dans un rêve éblouissant et si-
nistre, d'où se dégageait à leurs yeux la grande idée illuminée
par li;s P'ux de Bengale de la poésie et de la rhétorique, aperçue
de loin comme dans une apothéose.
Noire génération a été nourrie de ces spectacles, de celte fan-
tasmagorie, où la révolution française fait la figure d'un drame
à décors et k grandis phrases. Qui donc a caressé ces imagina-
tions frivoles en les repaissant d'un faux idéal à propos de ces
événemens et 'le c^ hommes que le plus simple devoir était de ra-
mener à la mesurée la moralité humaine? Qui donc a exalté cet
enthousiasme maladif d'esprits vïolens et faibles pour une époque
où di; si grandes, de si nobles aspirations furent si follement com-
promises, si tristement souillées, pour une époque enfin qu'il faut
craindre de llatter de peur de devenir le complice de crimes inex-
piables dans le passé ou d'imitations funestes dans l'avenir? La ré-
ponse est sur toutes les lèvres. Nous les connaissons ces poètes et
ces rhéteurs qui ont transfiguré comme à plaisir cette histoire pour
avoir le droit de la glorifier par des dithyrambes sans fin ou par des
amnisties sans réserves. Voili les vrais coupables.
Ainsi s'est créée parmi nous la religion, c'est trop peu dire, Hdo-
lâtrie de la révolution, infaillible, impeccable, immaculée : c'est uo
culte soutenu par l'imagination plus encore que par la passion. La
, Google
264 BEVOE DES DEUX MONDES.
révolution a ses théologiens, elle a ses mystiques et ses dévots, ellt
a même ses tartufes, ce qui complète une religion. Tout est saint,
tout est sacré en elle; le rite par lequel on l'honore, c'est de l'imi-
ter de point en point. On reproduit avec une laborieuse exactitude sa
rhétorique pompeuse et les brusqueries de son langage, ses grandes
phrases et ses gros mots, les attitudes et les gestes de ses person-
nages. Trop heureux ceux qui, à, force de soins et d'études, sont
parvenus à ressaisir quelques traits de ces types consacrés! Chacun
veut se tailler un rôle dans cette histoire, et détacher de la grande
toile quelque figure dans laquelle il essaiera de s'introduire. Vous
avez naguère entendu Camille Desmoulins : c'était presque sa dé-
sinvolture et sa cruelle impertinence, — c'était tout lui, moins la
meilleure part, ses accto de sensibilité vraie et ses beaux mouve-
- mens d'âme. Vous avez frémi en reconnaissant la grande voix d»
Danton : oui, vraiment, c'était sa voix, c'en était la sonorité et
l'éclat; il y manquait la foudre, l'avocat perçait sous le tribun.
Marat, nous l'avons vu passer, il y a quelques jours, sur la scfeo»
que le sinistre acteur a de nouveau inondée de sang; mais le vrai
Marat aurait horreur de celui qui faisait son personnage, et qui a
réussi, grand Dieu! à diffamer Marat. Celui-ci dénonçait et pour-
suivait ses victimes, il ne les exécutùt pas. Barrère, je i'ai rencon-
tré hier; c'est toujours le révolutionnaire à la langue mielleuse, prêt
à monter son âme mobile à la note de tous les événemens. Tout cela
ressemble à une mascarade sanglante, à quelque lugubre et atroce
plaisanterie. Parodie misérable 1 c'est 93 moins la conviction ar-
dente, un 93 tout artificiel, et, puisqu'il est convenu que la terreur
a été une religion, disons que la terreur qu'on a voulu rééditer
devant nous était plus monstrueuse et plus criminelle que l'autre,
car c'était une religion sans la foi.
On a joué avec ces terribles souvenirs, on a essayé de les trans-
porter dans notre histoire. Ce que cet essai nii^s a coûté, nous le
savons maintenant, et ce qui fait horreur dans ce jeu sinistre,
c'est de penser que ce n'était qu'un jeu. En avons-nous fini au
moins avec ces parodies? 11 faudrait en finir d'abord avec cette
littérature théâtrale qui a enHammé tant de jeunes cervelles, et
leur a imprimé l'idée fixe de recommencer ce temps, ces événe-
mens, ces hommes. Proscrivons à tout prix par la discussion, par
la critique, par le mépris, cette école insensée qui fait de la ré-
volution non plus un moyen, mais un but, son propre but à elie-
méme, comme une autre école, qui s'est ralliée à celle-ci dans ces
* derniers temps, faisait autrefois de l'art pour l'art. Deux niaiseries
qu'on nous donne pour également sublimes, mais qui sont inégale-
ment graves par leurs conséquences : l'une n'exposant que ses
■ Google
LA FIN DE LA DOIIÈUE. 265
adeptes et ne les exposant qu'aux silHets du public, l'autre compro-
mettant le public lui-même et ensanglantant îes rues. 11 faudrait
aussi atteindre une autre forme du même mal, démasijuer sans pitié
tous ces courtisans et ces flatteurs de la puissance populaire, non
moin^ funestes que ceux des cours, qui ne ceatent dans leurs jour-
naux, dans leurs livres, dans les conférences, dans les clubs, d'exal-
ter le peuple, le noble peuple, le généreux peuple, et de le griser de
leurs vaines louanges partout où ils peuvent entrer en commanica-
tion avec son cœur héroïque, avec sa grande âme i adulaUon fatale
qui n'a pas contribué médiocrement à démoraliser la foule en la per-
suadant de l'infaillibilité de ses passions. On accuse l'empire d'avoir
fait de la mauvaise démocratie, du socialisme honteux. Des lois
comme celles sur les coalitions et sur les livrets, plusieurs autres
encore, purent compromettre gravement l'ordre moral dont l'ordre
matériel dépend. Tout cela est possible; mais ce qui est certain,
c'est que, si l'empire a trop donné à la mauvaise démocratie, il n'en
profita guère. Ceux qui en profitèrent, ce furent ceux-là mêmes qu!
avaient fait concurrence à ce jeu dangereux du pouvoir en allant
plus loin que lui dans cette voie fatale, les révolutionnaires de pro-
fession, les irréconciliables et radicaux de la chambre qui triom-
phèrent par ces fautes après les avoir partagées. Il est vrai que la
logique des événemens les a cruellement châtiés depuis en les ame-
nant de faute en faute à cette dure nécessité de fusiller leurs 'élec-
leurs : triste lendemain de tant d'ovations populaires!
Des idées et des exemples tombés de si haut, une éloquence ré-
volutionnaire tant applaudie dans les livres, au théâtre, à la tribune,
voilà ce qui aurait perdu la bohème, si déjà elle n'avait incliné par
ses propres vices vers la pente qui conduit aux abîmes. Soyons sé-
vères pour elle, il le faut; mais la justice veut que la responsabi-
lité soit partagée avec de plus illustres personnages qui avaient fait
alliance avec elle et ses journaux, lui prodiguant les plus Uns sou-
rires, les plus délicates flatteries, engagés dans un commerce de
louanges et de coquetteries avec ces fous, qui, tout fiers d'être pris
au sérieux, célébraient ces grands citoyens et leur ouvr^ent la voie
triomphale. Quelle part aussi, pour être juste, faudrait-il faire à ces
influences dans ce funeste esprit d'indiscipline que les journaux de
la bohème semaient dans les rangs de l'armée, préparant ainsi nos
défaites devant l'étranger et la défaillance de quelques bataillons au
jour de la guerre civile? Ce fut une active propagande et une con-
tagion fatale. On s'en repent maintenant; il est bien tard. Recueil-
lons pourtant ce précieux témoignage; il vient d'une bouche qui ne '
sera pas suspecte : « Dans ce désastre de la société qui s'écroule,
TOUS êtes, vous, l'armée, les représentans de la seule force, la force
■ Google
260 HETCE DES DEUX MONDES.
morale dont nous avons tant besoin pour nous refaire. La France se
meurt d'indiscipline après que pendant longtemps nous l'avoDS vue
mourir de servitude. Eh bien! vous êtes la discipline vivante... Et
j'entends ce mot dans son sens le plus régénérateur, le plus hu-
main, le plus efficace... Nous avons pendant quinz» ans attaqué
l'armée, nous nous sommes moqués d'elle sur tous les rbj tbmes et
sur tous les tons. Je vous en demande pardon. Nous sommes des
railleurs; nous avons voulu distribuer le ridicule, et c'est à nous
qu'il a été înlligé. Nous avons raillé la patrie, raillé l'armée; encore
une fois je vous en demande pardon en mon nom et au nom du
parti. 1) Tenons compte et prenons acte de ces repentirs oratoires
qui abondent aujourd'hui à la tribune ou au baireau. Ils prouvent
au moins que la popularité s'est retournée dans un autre sens, dans
te sens de la raison et du bon sens, et que nos illustres péuitens
commencent à s'en apercevoir ; mais il y a deux ans à peine quelle
verve d'^pigrammes, quelles railleries contre ces vieilles idoles du
cœur français, la gloire, l'honneur militaire, le drapeau, la patrie!
Les hommes de 93 avaient ce grand avantage sur les pâles comé-
diens qui ont prétendu les recommencer : leur âme brûlait de pa-
triotisme. Où pouvait-oa retrouver trace de cette flamme sacrée
dans Tâme froide et légère des jacobins modernes? La patrie, eux-
mëm«s le disaient aux applaudissemens des cafi^s ou des clubs, la
patrie, c'était un poteau gardé par un douanier.! Il ne faut pas s'é-
tonner si quelques-uns des soldats qui avaient recueilli les échos
de ces discours s'en souvinrent plus lard.
Tout cela, c'est notre histoire d'hier. Ajoutez à ces inluences di-
verses la complicité d'une bourgeoisie frondeuse qui applaudissait,
sans prévoir la fin, à cette œuvre de démolition sociale; joignez-y
l'indifférence profonde d'une société tout absorbée dans les affaires,
l'argent et les plaisirs, sans souci du reste, et au-dessous de celte
surface déjà minée les passions ardentes de quelques fanatiques qui
creusaient l'abîme où nous avons manqué périr, d'accord avec les
appétits surexcités des multitudes et la conspiration de \ ïnleriuitto-
nale : vous ne vous étonnerez plus de la profondeur de notre chute,
ni de l'étendue des ruines qui couvrent le sol de la France.
Les ruines matérielles se relèvent vite; mais pour les luîues mo-
rales il faut un plus grand et plus difficile effort. Sachons au moius
mettre à profit cette terrible leçon. Nous avons appris qu'on ne
joue pas impunément dans ce pays avec les phrases révoluUon-
.naires. Ce jeu peut se prolonger sans grand péril chez d'autres na-
tions, pas en France. Nous avons vu quel mal nous ont fait ces
écrivains voués à une détestable propagande par légèreté d'abord,
puis par envie et par haine ; nous avons pu mesurer les effets de
■ Google
L& FL\ DE LA BOHKUE. 267
•
cette litt<^rature sataniqtie tombant sur des populations ignorantes
et nerveuses comme la nôtre. Il y a dans cette race uni3 iocroyable
faculté d'application du mal; à peine a-t-il germé dans quelques
cerveaux malsains, déjà II fait elTort pour se réaliser au dehors. Chez
les autres [leuples, jusqu'à présent du moins, il peut rester indéfi-
niment à l'état de théorie, dans une spbère d'idéalité perverse; chez
nous, dès que la contagion nous a gagnés, il cherche une issue,
une application immédiatt^ al la trouve presque toujours. Ces pa-
radoxes venimeox et cruels, ces insoltes odieuses, cette dUTaniation
enragée, c'étaient pour les chercheurs de succès quelques louis dans
leur bourse, un peu d'encre sur du papier blanc; mais cette encre
devenait le lendemain du sang sur le pavé des rues; après-demain,
c'était un flot de pétrole dans nos maisons. L'idée mauvaise, le
blasphème social se change aussitôt en poignard, en torche incen-
diaire aus mains de la foule. On dirait que dans le tempérament
français la vibration nen'euse produite par une image d'orgie ou
de sang qui pas-io dans le cerveau a son contre-coup imuiL'dîat
dans une contraction musculaire qui lance le crime. Dans les temps
profondément troublés, il n'y a pas d'interïalle sensible entre ces
deux phénomènes.
La moralité de cette étude, ce sont les événeinens eux-mêmes
qui su sont chargés de la dégager. Une des conditions les ])lus
essentielles de celte régénération de la France à laquelle tout le
monde aspire, plus essentielle mômi; que la forme des institulioiis
qui doivent nous régir, c'est que la littérature et la presse se recon-
stituent par !e sérieux de la pensée, par le travail, par la dignité
de la vie, par Ij respect réciproque des écrivains entre eux et sur-
tout par le respect absolu des idées; mais pour cela il faut évidem-
Hienl qu'il n'y ait plus de confusion possible entre les idées saines,
libérales, qui représentent la civilisation par la liberté et la justice,
et les idées fausses, antisociales, qui représentent le retour à la
barbarie par l'arbitraire, la violence et le crime. Pour cela enfin, il
faut bien se garder à l'avenir d'idéaliser sous les mots charnians
de fantaisie, de vie Indépendante et d'art ibre, ces désordres de
mœurs et de cerveau, ces passions malsaines qui ont jeté hors de
leurs voies et perdu sans retour plus d'un talent que la nature avait
créé pour faire des vaudevilles ou des paysages et non des révolu-
tions.
£. Cabo.
■ Google
FUSILIERS-MARINS
AU SIÈGE OE PARIS
I.
On se rappelle la stupeur de Paris quand s'y répandît tout à coup
la nouvelle des deux défaites de Forbach et de Reischofen. C'é-
tait un dimanche, l'atmosphère était lourde, orag.^use, chargée d'é-
paisses vapeurs. Je me trouvas avec deux ou trois de mes cama-
rades de l'École normale; nous parlâmes de nous engager. Sans être
bien perspicace, on pouvait déjà prévoir que notre armée active
n'était pas de force à soutenir la lutte, et les raisons mêmes qui
avaient amené la défaite du maréchal de Mac-Mahon, le nombre des
Allemands, leur discipline, leur savante organisation, disaient asseï
qu'avant peu la France aurait besoin de tous ses enfans. Par cela
même qu'une loi spéciale nous exemptait de tout service militaire,
nous nous devions de donner des premiers l'exemple du patriotisme.
D'ailleurs un décret du ministre de l'instruction publique vintbien-
tôt renvoyer à des jours plus heureux nos examens d'agrégation.
Dès lors, débarrassés de toute préoccupation universitaire, nous
pouvions librement disposer de notre temps et de nos volontés.
Deux jours aprèê, une vingtaine d'entre nous avaient signé leur
engagement, soit dans la ligne, soit dans 1a mobile, soit dans les
chasseurs de VLncennes, et la semaine n'était pas écoulée qu'ils
étaient habillés, équipés, armés et installés dans les casernes pour
être dirigés sur le camp de Cfailons.
■ Google
LES FUSILlEBS-ilARINS. 269
Pour moi, une circoostaoce particulière m'attirait vers la ma-
rine. J'avais pour ami à l'école le fils d'un ofiîcier supérieur de la
flotte. Il m'avait bien souvent parlé de la vie des matelots, de leur
rude, mais bonne nature, de leur discipline, de leur courage, de
leur dévoùment à leurs chefs, et je les aimais déjà. Il était question
en ce moment de faire venir à Paris un certain nombre de marins
destinés à occuper les forts. Je me décidai à m'engager dans les
fusiliers de la marine, et le ih août au soir, muni de ma feuille de
route, je partais pour le port de Brest. J'y arrivai le 15 août, et je
pus dans la soirée assister au départ d'un bataillon de fusiliers-ma-
rins qu'on dirigeait sur Paris. Ils venaient de Pontanezen, caserne
située à 3 ou 4 kilomètres de la ville. Parens, amis, se pressaient
derrière eux; la foule les acclamait au passage, et, quoique lescœuis
fussent bien tristes, les chants, les railleries, les bons mots, se croi-
saient de toutes parte dans une langue inconnue pour moi. La bonne
tenue de ces hommes, leur air martial et décidé, me fortifièrent
dans la résolution nue j'avais prise de servir avec eux; mais mon
inexpérience des choses militaires était f^éjà un premier obstacle :
je n'ai jamais été chasseur, et c'est tout au plus si avant la guerre
j'avùs tiré dans ma vie une douzaine de coups de fusil. Or les
fusiliers sont un corps d'élite; destinés à former dans les colonies
des compagnies de débarquement, ils ont reçu une éducation spé-
ciale, et peuvent presque au môme titre servir de soldats ou de
matelots : la plupart de ceux que j'ai connus avaient fait campagne
au Mexique, en Chine, en Cochinchine. Aussi, quand j'exprim&i au
bureau d'armement le désir de faire partie des fusiliers-marins, on
me répondit que ce que je demandais là était chose impossible, qu'on
n'envoyait à Paris que des rappelés, d'anciens serviteurs, que ma
place m'était assignée d'avance, que j'allais être embarqué comme
tous les autres engagés volontaires à bord de la Bretagne, sorte de
vaisseau- école, où l'on m'initierait pendant un an à tous les secrets
du métier, tels que laver le pont, carguer les voiles et manier la
rame; de là, si je persistais dans ma résolution, je serais envoyé à
Lorient pour y apprendre le maniement d'armes et mériter par dix
mois d'exercices assidus le brevet de fusilier. En vain m'écriai-je que
j'étais venu pour me battre et non pour laver le pont d'un navire,
qu'avec du courage et de la bonne volonté on apprend à tenir un
fusil en trois jours, et que je n'avais pas besoin de passer sur un
vaisseau-école pour détester cordialement les Prussiens. Les règle-
mens me donnaient tort. D'autre part, personne ne comprenait ou
ne voulait comprendre les motifs qui m'avaient fait entrer au service;
on se raillait bien fort de ce qu'on appelait une folie, un coup de
tête, et, comme s'il se fdt agi d'un engagement ordinaire, plus d'un
■ Google
270 REVUE DES DECX UOXDES.
me demanda si je n'étais pas en mésintelligence avec ma famille.
Avec cela, mes afTaires n'avançaient point; tout occupée d'organi-
ser les batiillons qui devaient partir pour Paris, l'administralioa
s'intéressait fort peu aux malheureux engagés volontaires. Depuis
sept ou huit jours 'léjà, j'errais dans le quartier de Brest, rebuté
des uns et des autres; je pris alors le parti de m'adresser aux auto-
rités supérieures, et fe père de mon ami voulut bien parler de moi
au préfet maritime. 0 force des recommandaiions! ce f[iii semblait
impossible devint aussitôt chose faite, car en moins de deux li.iures,
équipé des pieds à la tète, j'étais inscrit d'office parmi les fusiliers-
marins, et embarqué avec cinq cents de mes nouveaux camarades à
bord de V Aber'vrach.
VAber'vriKk! ce nom bizarre mTntrigua dès le premier jour,
et, bien que d'autres soucis vinssent m'assatilir au moment où com-
mençait poor moi une vie si nouvelle, je n'eus pas de cesse que ma
curiosité ne fût pleinement satisfaite. Voici les renseignemens que
je recueillis. L Aber'trtuh est une petite rivière aux environs de
Brest; le navire sur lequel nous nous trouvions avait été, me dit-on,
pris dans le temps sur Iiîs Anglais; il fut débaptisé et reçut un nom
emprunté à la topographie du pays. AnjourJhui c'est une vieille
frégate toute vermoulue, toute démâtée, qui ne quitte jamais le
port et sert di; casernement aux marins quand le quartier est en-
combré.; mais cela ne m'apprenait pas la forme même du mot, et
je me vois encore glissant un soir le long de la coupée, pencher la
tête au-dessus du gaillard d'arrière pour déchiffrer tant bien que
mal sur une poutre du vieux navire, creusée par l'eau de mer, ce
nom breton par excellence. II y avait là du reste antre chose
qu'une vaine curîo.=ité. N'avais-j'î pas à dater mes lettres et celles
de mes camarades? En effet, soit qu'on m'eût vu écrire, soit que
tout autre in<lîce m'eût trahi, le bruit s'était bientôt n'pandu que
je maniais la pïume « comme le fourrier. » Dès lors je fus pres-
que officiellement charge' de la correspondance. Nous allions par-
tir pour une campagne périlleuse, et chacun, avant de quitter
le port, éprouvait le besoin d'adresser à ses parens ou .'i ses amis
on adieu qui serait peut-être le dernier, u Je suis en parfaite santé,
et je désire que la présente vous trouve de même pour notre plus
grand bonheur à tous en ce monde et dans l'autre, n Tel'e est la
formule invariable par laquelle on débute ; s'en écart 'r Si-rait man-
quer d'usage. Riun de plus simple d'ailleurs, ri?n de plus naïf que
ces lettres des matelots; rien de plus toiich.int aussi, car le cœur en
déborde, et moi, rédigeant sous leur dictée les recommandations,
les conseils et les adieu.ï de ces pauvres gens qui, pour la plupart,
laissaient au pays une petite famille ou de vieux parens, je sentais
■ Google
LES FDSItlERS-UABWS. 271
les larmes me mo;iter aux yeux. L'un d'eus vint me trouver un
jour d'un air timide et préoccupé; celui-là n'était pas marié, mais
n avait une prétendue^ qui, sans la guerre, eût été déjà sa femme,
et il voulait Tui écrire. Il éprouvait un certain embarras à faire ainsi
d'un étranger le confident de ses pensées les plus intimes, et ce-
pendant l'amour parlait plus haut. Sur sa demande, je m'instillai
dans la batterie sur l'affût d'un canon, et j'attendis qu'il voulût
bien commencer; pour lui, les yeuj en l'air et tournant lentement
son bonnet entre ses doigts, il cherchait, mais ne trouvait pas. Enfin
d'un ton dépité ; « Bah! dit-il, je ne sais pas; écris-lui comme si
c'était pour toi. " Et il alla se promener sur le pont. Resté seul, je
fis de mon mieu^; puis, quand j'allai trouver mon homme pour lui
lire quatre grandes pages d'une écriture bien serrée : « Oui, c'est
cela, c'est cela! murmurait-il en riant d'an bon gros rire; c'est ce
que je voulais dire, « et il regardait curieusement ce papier où se
tiouvaient exprimés des sentimens qu'il éprouvait si bien sans poa-
volr les traduire.
On se doute bien qne ma complaisance ne m'était pas inutile, car,
si je pouvais parfois rendre quelque service à mes camarades, j'a-
vais plus que personne besoin d'aide et de protection. Pigurez-vons
un malheut-eux jeune homme quittant à peine depuis qninze jours
les bancs de son école, ses livres, ses cahiers, ses habitudes toutes
littéraires, et jeté brusquement dans le monde des matelots. Je me
souviendrai toujours de la première nuit que je passai dans un ha-
mac. On venait de faire l'appel sur le pont; un roulement de tam-
bour donna le signal du repos, et aussitôt tous les marins, se pré-
cipitant par les écoutilles, gagnèrent en hâte le faui-pont. En temps
ordinaire et sur un navire régulièrement armé, chaque matelot a
sa place fixée, son numéro et son hamac; mais là, comme il s'agis-
sait d'une occupation provisoire, c'était à chacun de se faire sa
place, de s'établir oii il voudrait et comme il pourrait, de se « dé-
brouiller 11 en un mot, selon le terme consacré. Moi, qui ne con-
naissais que par ouî-dire les vaisseaux, les faux-ponts et les ha-
macs, j'allais me trouver bien embarrassé. Cependant j'avais suivi
la foule. Je fis comme les autres, et, me dirigeant à tâtons au milieu
de l'obscurité, — car on se couchait sans lumière, — j'atteignis les
bastingages et m'emparai d'un hamac. Restait à l'accrocher, mais
cela di'passait mes moyens. J'avisai alors un camarade qui, df'jà
installé, déshabillé, couché, se balançait délicieusement près de
moi, comme la belle Sarab des Orientales. « Eh I matelot, lui dis-je,
aide-moi donc à faire mon lit. » Pas de réponse. Je réitérai ma
prière, « Ah çàf s'écria tout à coop une giosse voix, as-tu bientôt
fini de te moquerde moi? » En effet, comme il n'y avait là que d'an-
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272 BEVL'E DES DEUX MONDES.
ciens marins, le vieux loup de mer ne pouvait s'expliquer tant d'in-
expérience. Je me hâtai de lui fiùre connaître ma position. Alors le
brave garçon, sautant à bas sans mo,t dire, accrocha mon hamac en
un tour de main, puis, avant que j'eusse songé à le remercier, il
avait déjà repris sa place, et je l'entendis qui disait d'un ton railleur
k son voisin de droite : « C'est un apprenti marin ! » L'apprenti ma-
rin, on lésait, n'est. rien moins que considéré dans la marine, sa po-
sition hiérarchique est nulle; il n'existe qu'à « l'état de devenir,
à l'état de peut-être, " comme disent les philosophes, et il lui faut
un an d'embarquement avant de s'élever au rang de matelot de
troisième classe 1 Je remis au lendemain l'expression de ma recon-
nùssance, et j'essayai de dormir; mais je n'étais pas fait encore à
cette situation délicate entre terre et ciel, je ne savais pas garder
mon équilibre, et, penchant tantôt k droite, tantôt à gauche, je ris-
quais à tout moment de rouler sur le pont.
Nous ne devions plus tarder à partir pour Paris. En attendant, on
nous faisait faire l'exercice. Comme de juste, ayant tout à apprendre,
je fis partie des arriérés. En effet, ils étaient là plusieurs qui, con-
gédiés depuis trois ou quatre ans, avaient perdu l'habitude des
armes. Grâce à un instructeur qui ne reculait pas devant les termes
énergiques, nous eûmes bientôt appris tout ce qu'il fallait savoir,
et au bout de trois jours nous étions à même de manœuvrer avec les
autres. On s'en remettait du reste aux événemens pour compléter
cette éducation un peu sommaire. Sur ces entrefaites. Tordre du
départ arriva; outre les fusiliers, il y avait avec nous des canon-
niers, des timoniers, des gabiers, bref, des marins de tout genre.
On nous distribua des vivres pour deux jours, et un beau matin, le
26 août, si je ne me trompe, nous mimes sac au dos, La population,
prévenue, nous attendait au passage ; du haut des fenêtres et des
balcons, les dames nous disaient adieu de la main. Sur les trottoirs,
la foule des mères et des amis cherchait à nous glisser entre deux
recommandations quelque bonne bouteille de vieille eau-de-vie;
mais cela n'était pas possible sous les yeux de nos officiers. Nous
traversâmes ainsi la principale rue de Brest en bon ordre, tes rangs
serrés, et à peine étions-nous arrivés à la gare qu'on nous fit
monter dans le train. En vain tous ceux qui nous avaient accompa-
gnés jusque-là se pressaient-ils autour des barrières, en vain s'ef-
forçaient-ils de violer la consigne pour se mêler à nous; chacun en
fut quitte pour retourner chez lui, emportant ses bouteilles et ses
provisions. C'était là le premier effet de cette sévère discipline qui
devwt être notre plus grande force et distinguer le corps des marins
entre toutes les autres troupes de l'armée de Paris.
On comprend dès lors que notre voyage ait pu s'accomplir sans
■ Google
KE8 mslLIEB S- MARINS. 27S
accident. Trop souvent les convois de militaires offrent le spectacle
honteux d'une foule d'hommes ivres, n'ayant plus aucun respect
de leur uniforme ; grâce à la tolérance des chefs, le jour du départ
devient une occasion de débauches, le prétexte de chants obscènes
et de libations immodérées. Gomment la discipline n'en soiiffrirùt-
elle pas? Nou!i arriv&mes à la gare Montparnasse le 27 août au ma-
tin; un brigadier des gardes de Paris attendait là pour nous con-
duire au fort d'Ivry, qui nous était assigné; nous fîmes la route tout
d'une traite, et à dix heures du matin nous défilions, clairons en
tête, sous la poterne du fort. On se rappelle dans quel état se trou-
vaient alors les fortifications de Paris. Les talus s'abaissaient en pente
douce jusque dans les fossés; l'herbe y poussait dme et moelleuse,
de petits sentiers rustiques serpentaient le long des courtines, offrant
aux promeneurs des chemins tout tracés : là venait s'ébattre chaque
dimanche la population ouvrière des faubourgs. Pendant l'été,
couchés sur le gazon, les petits bourgeois de la rue du Temple ou
du quartier Saint-Denis se plaisaient à consommer en famille le
poulet froid et le pâté traditionnels. Des ormeaux et des marron-
niers agréablement p'antés en quinconce prêtaient à ces festins
champêtres leur ombre tutélaire. De loin en loin, et comme pour
compléter le tableau, quelques pièces de canon, — ancien mo-
dèle, — allongeaient au-dessus des bastions leur gueule inofTensive.
Il s'agissait de changer tout cela. Le soir même de notre arrivée, on
se mit à l'ouvrage; un millier de marins venus de Toulon nous
avaient précédés de quelques jours dans le fort ; la garnison s'éle-
vait donc à près de 1,500 hommes. On nous partagea en trois bor-
dées; tandis que les uns montaient la garde à la poterne et sur les
murailles, les autres maniaient la pelle et la piocbe, ou déchar-
geaient des munitions. Au bout de quelques jours, le fort offrait un
tout autre aspect : les arbres avaient été coupés au pied, les talus
taillés à pic s'élevaient infranchissables; sur les courtines, des sacs
à. terre, disposés trois par trois en forme de créneaux, garantis-
saient la tête des tirailleurs; les bastions, aménagés avec art,
étaient percés de nouvelles embrasures; les poudrières se trou-
vaient à l'épreuve de la bombe, et d'énormes pièces de marine, his-
sées à force de bras, venaient avantageusement remplacer ces vieux
canons, œuvres d'art, bijoux de bronze, plus jolis que méchans. En
même temps on palissadait les fossés, et des torpilles étaient se-
mées aux alentours du fort; des planches garnies de clous, puis
recouvertes d'une faible couche de terre, devaient briser en ca»
d'attaque l'élan des assiégeans, et complétaient notre système de
défense. Partout, sur toute la ligne des forts du sud, même hâte,
même activité. Montrouge, multipliant les travaux, s'efforçait de
■ Google
27i BETOE DE£ fiCVS HOMtES.
combattre les désavantages de sa position, et Bicétre, pour se cou-
vrir, jelait eu avant de ses batteries, Kur le platKau dd Vrilejuil, les
redoutes dus H'iutes-Btvyères et du Mooliii-Sau^eL.
A vrai dire, il n'y av^t pas de temps à perdie. Les événemeos
se pr(^i[)itaient avec woe Iqgique imjiitfiyai)^ L'impuissance de
nos deux armées, coupéeti l'une de l'autix', )'abaBd'« des dt^ités des
Vosges et de la vallée de Ja Marue, rendai lut de (dus en plus pro-
bable un si^e de Paris. La nouvelle du désastre de S4'd:iD ne fît
qu'activer encore notre ardcnr et notre i^nergie. Le 3 septembre,
ordre doiis avait d'jà été donné de coucher tout h;ibilléa, le fusU
& port'''e rJe la nKiiti et la haTnruielte au JioiU (-'u caiitui aJia d'être
prêts A toute, alerti-; pour uia [>aj-t, je Ae d<^vais plus quitter mes
vëtemens avant Je 30 janvier, jour de noire re^lri^ dajis IWis après
]'arnii!,tice. Bientôt anivôrent les prenii/res Iroiifies du coj-ps de
Vinoy, On oulilie tr<»p, quanil on crîtiqu.: Ji'sa,ppréiirnsions du goa-
Ternt'inent de la défensu iiau«nale et son inaction duriint les de^ix
premiers mois, l'état profond de déuesse où se tioiivait ce mal-
heureux corps d'armée, qui êWit pourtant h rette heure notre plus
ferme apjuii. Arrivé trop lard pour la bataille, il 4^iait, dt^jà en fuite
avant d'avoir pu aiènie tirer un couj) de fusil. En grande partie
composé de jf unes j-ecrups ou d'Iiomnies tirés iW dépôts, il n'avait
pas 61 ne pouvait avoir cette cobé,sion, cette solidité nécessaire plus
que jamais en face d'un ennemi victorieux. De plus les fuyards de
toute sortie, les maraudeurs et les traînards de l'aroiée <le Sedan
mu]tipruii(int dans ses rangs les élémens de désordr.- et de démora-
lisation, frétait plus qu'uue r 'traite, c'é'ait presri^e une déroute.
Tous les corps et tous les wilforojes se trouvaient confondus : il y
avait là di:s zoiiavps en kéjw, des fantassins sans armes et des cava-
liers démontes; ils marc'MÛeist à la débandade, sales, déguenillés;
bea4]C0i.Lp de ces hommes étaieiit ivres, quelque^^- uns avaient pillé
en route, et ne se cacbait^nt pas pour montrer le finit de leura ra-
pines : des habits bourgeois, jusqu'à des robes de feuimes. C'est
alors qu'un oilicier su|)^rieur, un commandiint. je crois, vint à passer
pr^s de nous, hâve, pondr.MiJ!, dést'fjpéré, et, remarquant no de nos
officiers qui con1em|)lait à l'écart ce lamentaliJe spectai-.le : « Capi-
taine, lui dit~il gravement, on a vu certes des rhones bi a tristes
jusqu'ici, on en verra de plus tristes enore! » I'uîk il oontinua sa
route, nous laissant tous effrayi'* de ceM-e pré(t'<;)iao sipii^re que
l'avenir devait en que.lque sorte prendre à lÀebc d ; jusUfiifr.
A peine le corps de Vinoy était- il entré dans Paris, que déjà les
nhlaiis arrivaii^iL Le soldat {irussiea, oa l'a dit, «'est pa.s très
bravt! persfinnellenu'nt; il marche par grandes masses, pour obéir
à la corisigfie, mais saus enthousiasme et s^ns élan. Il faut faire
cep.-ndant une exception pour les uhians, ci.'S hardis cavaliers qui,
nigiunibyGoOglC-
* LES IDSIUElS-HiKUtS. 276
& deux ou trois, s'aTeaturent audacieusenient en pays ennemi, et,
S30S autre arme qu'usâ lance trop longue et un mauvais pistolet
d'arçon, éclairent la marche de leur armée. On commençiût à si-
gnaler leur pi-ésence dans les villages autour de Paris; ils avaient
tué des femmes, enlevé des chevaux et pillé des maisons. Bientôt
nous pûmes les voir de nos yeiix : ils accouraient par petites bandes,
au grand galop de leurs chevaux maigres, s'arrêtaient tout à coup la
lance au poing, reg'^rdaient un moment à droite et k gaurhe d'un
sûr effaié, puis repartaient comme des flèches. Parfois ils s'aventu-
raient ainsi jusque sous les murs du fort à portée de fusil. Un jour,
notre commandant remarqua dans la plaine trois uhlans qui, comme
pour le braver, considéraient curieusement les glacis du fort : ils
n'étaient pas à huit cents mètres. Le commandant se retourna, et,
frappant sur l'épauîe d'un fusilier : « Démonte-moi donc un de ces
coquins, u lui dit-il. L'homme saisit son fusil, épaula, visa, le coup
partit, un des uhlans tomba, et les deux autres prirent la fuite.
Alors le commandaut se mit à rire : « Un de moins, murmurait-il en
se frottant les mains, un de moins ! » Ce commandantétalt M. Kraiitz,
capitaine de vais.'ieau. Mathématicien par goût, il cache sous les
dehors d'un bon bourgeois l'un de nos oflTiciers les plus instruits et
les plus distingués. Du reste on n'a qu'à l'approcher pour recon-
nattie aussitôt un homme supérieur : à mesure qu'il parle, sa figure
semble s'éclairer; les traits, un peu forts, un peu lourds, prennent
une expression charmante de finesse et de raillerie; le fmnt, large
et haut, se déride; l'œil, tout petit, pétille sous la paupière épaisse;
Où il fallait le voir surtout, c'est lorsqu'on signalait k l'Iiorizon un
convoi ou des régimens ennemis passant sur la route de Choisy-le-
Roi. Alors un éclair de joie illuminait son visage; il Hiisait pointer
les pièces, et, tant que durait l'action, il restait près descanonniers,
jugeant lui- même des coups, applaudissant aux uns, rectifiant les
autres. Ces joui'S-là, on pouvait dire que le commandant KrantE dî-
nerait de bon appétit. Lorrain de naissance, il haïssait les Prussiens
d'une haine profonde; la vue d'une sentinelle pinissienne l'irritait
au dernier point, et il n'était pas tranquille qu'il n'eût balayé l'ho-
rizon. Il s'était fait construire sur le bastion principal un poste d'ob-
servation et de commandement, une sorte de terrasse, quelque
chose comme la dunette à bord d'An navire. Que de fois l'avons-
nous vu braquer de cet endroit sa longue lunette marine, cher-
chant partout sur qui frapper! Quelques jours après la capitula-
tion de Paris, un officier d'artillerie qae j'ai connu s'était rt^ndu
dans les lignes prussiennes chargé d'une douloureuse mission. Il
avait k rendre la batterie de mitrailleuses qu'il commandait pen-
dant le sii^ge. Par -un heureux hasard, il eut allaine à un colonel
pnissiea qui, contre l'habitude de ses compatriotes, était vrÛRient
n,g,t7cdb/G00gIc
270 KETUE DES DECX HORDES.
gftIaDt homme. On pot causer, et comme l'entretien roulait sur les
divers engagemeos qui avaient eu lieu dans les environs : u A pro-
pos, dit l'Allemand, connaissez- vous le commandant du fort d'ivry?
Pourriez-vous me dire son nom? Il nous a fait bien du mal, cet
homme, nous l'appelions le ravageur, n On comprend par là quels
furent le désespoir et la douleur du commandant Kranlz quand on
nous signifia l'aimistice. 11 nous fallait rendre nos forts, rendre nos
armes, et, bien que le gouvernement s'efforçât de cacher jusqu'au
dernier jour les conditions désastreuses de cet arrangement, nous
pouvions prévoir que l'Alsace et la Lorraine seraient le prix d'une
paix devenue inévitable. Je vis M. Krantz revenir de Paris après la
séance où avaient été convoqués les commandans des forts et autres
ofliciers supérieurs de l'armée pour entendre ofliciellement de la
bouche de M. Jules Favre les exigences du comte de Bismarck.
Blessé cruellement dans ses affections les plus chères, dans ses sen-
timens de Français et de soldat, il allait seul, à pied, le front
baissé, murmurant entre ses lèvres des paroles ÏDintelligibles. Ar-
rivé au fort d'ivry, dans ce fort qu'il avait fait si redoutable, dans
ce fort dont pas une pièce n'était démontée, pas une pierre enta-
mée, pas un terrassement démoli, il brisa son sabre de rage et ar-
racha les galons de sa casquette ; mais la réflexion le rendît plus
calme. Sur un navire en détresse, le commandant reste à boid le
dernier et donne ses ordres jusqu'au bout : le lendemain, M. Krantz
avait repris les insignes de son grade.
Suivant de près leurs éclaireurs, les armées allemandes étaient ar-
rivées devant Paris, et avaient pris place successivement à Pierrefitte,
à Chelles, à Athis; bientôt le cercle fut complet. Déjà un décret du
gouveniement avait enjoint aux babitans des communes suburbùnes
d'avoir à rentrer dans la ville avec leurs grains et leurs bestiaux.
Le siège commençait. Les premiers jours de notre arrivée, à l'heure
de la retraite, tambours et clairons sortaient du fort et traversa^nt
dans toute sa longueur le petit village d'ivry pour rentrer au bout
d'un quart d'Iieure; peu à peu, à mesure que se rapprochait l'en-
nemi, les sons aussi se rapprochèrent: nos clairons s'écartaient de
moins en moins, et c'était quelque chose de poignant que de sentir
ainsi chaque jour le lien de fer se resserrer autour de nous. D'abord
on s'arrêta au milieu du village, puis on se contenta de parcourir
deux ou trois rues; enfin on ne dépassa plus la poterne, et la re-
traite fut sonnée dans la cour même du fort. Néanmoins nous ne
craignions pas de pousser au loin des reconnùssances et d'affronter
l'ennemi; tantôt, fusil en bandoulière, pelle et pioche à la main,
nous partions cueillir les légumes et chercher sous le feu des Prus-
ûens la récolte que les paysans n'avaient pas eu- le temps de ren-
trer, car la question des vivres commençait à préoccuper les esprits;
nigiUrrlbyGOOglC
LES FDSILIEnS-HARraS. 277
tantôt, armés de haches, nous abattioos les maisons et les arbres
qui masquaient le tir de nos batteries. D'autres fois encore, avec
deux pièces de douze, nous allions jusque dans Vitry reconnaître
les barricades et les premiers travaux de l'assli'geant; Ifes obus
du fort fouillaient la route devant nous. C'est ainsi que notre temps
s'écoulait, utilement employé pour la défense et pour l'attaque.
Ici se placent les premiers combats livrés devant les murs de
Paris, l'un entre autres, le plus important, bien connu dans l'his-
toire du siège sous le nom de combat de Châtillon. Un engagement
sérieux avait déj^ eu lieu sous nos yeux près de Villejnif. L'action
du reste n'eut pas seulement pour tbé&tre le plateau qui domine
la vallée de la Bièvre, plateau dont la perte devait avoir pour nous
de si funestes conséquences; elle s'étendit à toule la rive gauche de
la Seine, et les forts du sud, depuis Issy jusqu'à. Cbarenton, purent
y prendre part. Je n'ai pas l'intention de raconter l'une après l'autre
les différentes affaires auxquelles j'ai assisté. Ces récils de bataille
se ressemblent tous; en outre te simple soldat est aussi mal placé
que possible pour voir et pour juger. Comme on l'a dit, celui qui
fait la guerre ne saurait en parler. Chaque combattant est isolé pour
lùnsi dire; du moins ignore-t-il ce qui se passe à cinquante pas de
lui. Plus d'une fois nous apprîmes par les journaux du lendemain,
non-seulement les détails, mais le résultat même d'une affaire dont
nous avions été les acteurs ou les témoins ; ainsi pour ce combat de
Châtillon, où toute la journée nous crûmes de bonne foi que l'avan-
tage nous était resté. Je me bornerai à. dire simplement mes impres-
sions et celles de mes camarades. C'était la première fois que nous
entendions les mitrailleuses; je l'avouerai, nous fûmes émus. Rien
de plus épouvantable en effet que ce bruit rauque et persistant
qu'on a justement comparé au bruit d'une toile qui se déchire, ce
crépitement sonore qui domine tout le tumulte de la bataille, et qiû,
lorB'iu'on l'a entendu une fois, ne peut plus s'oublier. Au moins
le canon a-t-il quelque chose de grand, de majeHtueux, et la mort,
quand elle se piésente ainsi, semble moins effrayante; mais cet
odieux instnimeni de massacre, cette petite roue qui tourne en cra-
chant des balles, cette machine qui fauche les hommes méthodi-
quement, par coupes réglées, comme la faucheuse à vapeur couche
l'herbe dans les prairies, la mitrailleuse fait peur. Je n'ai pas vu de
soldat, même à la fin de la campagne, qui se tUt habitué à ce bruit
affreux, et qui, en l'entendant, ne se sentit le cœur tristement serré.
L'échec de Chilillon dévoila leur faiblesse aux Parisiens, trop
confians. Évidemment, avant de faire à nouveau une tentative qui
eût quelques chances de succès, il fallait, en pri^sence de l'ennemi,
organiser une armée, créer une artillerie, fabriquer des armes et dea
munitions. La tÂche était ardue, compliquée, immense. Paris ne la
, Cooglc
278 BETUB DES DEtTI ■On>ES.
crut point ao-dessns de ses Torces. Malgré sa légitime impatience,
il coDseniit à dilTérer eeite attaque décisive sur laquelle tout le
monde comptait encore ponr percer les lignes prussiennes et opérer
une jonciioQ avec les forces de la province. Bourgeois et ouvriers,
tous se mirent à l'œuvre avec une activité fébrile, et, telle qu'aa-
trefoïs Carthage assiégée par les Romains, la ville devint en quel-
ques jours un immense atelier où s'organisa la défense, terrible et
savante, comme l'était l'atiaque. Cbez nous cependant, on redoublait
de vigilance; cbaqu? nuit, cinq cents hommes montaient la garde sur
les remparts. Combien d'heures ai-je passées ainsi, le fusil au bras,
les yeux llxés sur l'horizon, tandis que ma pensée s'égarait en mille
délourii! Un soir, il m'en souvient, j'étais de faction à l'extrémité
du basiioD qui regarde Paris: toute la rive gauche, avec ses mai-
sons et ses mooumens, s'étendait à mes pieds ; une sorte de brouil-
lard lumineux montait de la gran'Je cité comme d'une fournaise, en
même temps qu'un long murmure vague où se mêlaient le bruit des
voix, le roulement des voitures, le fj-acas des machines. Par ioter^
valles, un silTlement aigu déchirait l'air, et le chemin de fer de
D^'intiire passait, portant des vivres et des munitions, la nourriture
des hommes et la pâture des canons. Lue longue ligne de lumières,
se di^'Uichatit sur un fond sombre, marquait le cours de la Seine et
le quai de Bercy. En face, au loin, sur les hauteurs, à Villeneuve-
Saint-George, à Cheviily, à Thiais, des lumières bril'aient aussi;
mais c'étaient les feux prussiens, et mon cecur se gonflait de rage
quand je songeais à l'insolent ennemi qui nous tenait ainsi bloqués.
En ce moment, le vent m'apporta !e tintement lointain d'une clocbe
qui sonnait minuit. Je reconnus l'iiorloge du Panthéon , je la recon-
nus entre toutes : bientôt on eflet de tous k-s édifices pi biles, de
tous I s couvens, de tous les clochers, partit un furieux concert
d'horlnges sonnant l'heure à leur tour; mais nulle n'avait la voix
grave et douce, un peu lente, de la cloche du Panthéon, cette voix
que j'aimais pour l'avoir entendue si souvent. Maintenant S'?s ac-
Cens m'anivaient encore, mais j'étais devenu soldat; la Frarce était
vaincue, notre sol envahi, Paris assiégé, affamé, et les Prussiens
campaiejit à 3,000 mètres de la rue Soufllot.
Tous les forts- avaient été munis de feux électriques pour sur-
veiller l'approche de l'ennemi, car nous pouvions nous demander
encore si les Prussiens ne tenteraient pas d'entrer dans Paris par
surprise. Les appareils étaient confiés aux soins de timoniers es-
péfinienti^s; on s'en servait pendant les nuits sans luue. La lumière,
projetée à 2,000 mètres, courait d'un endroit à l'autre, s'arrêtait on
moment, et partait de nouveau pour éclairer toute la campagne
dans ses moindres détails : arbres, taillis, maisons, se détachaient
nets et précis au passage de cette clarté soudaine; les rayons la-
nigiUrrlb/GOOglC
LES FDSILnn&->IAKIN$. S79
mineax décrivaient sur le sol nn angle innni qui allait toujours
■m s'ëtargissant à mesure qu'ils s'écailakiit du foyttr; dans l'air,
à travers l'obscurilé silencieuse de la nuit, glissait une longue
traînée bknche où montaient, descendaient, tourbilloLinaient en
foule de petits points brilfans, impalpable poussière. Ou eût dit,
prodigieusement agrandi, un de ces rayons de soleil qui, ûltrant
furtivement par les fentes des volets disjoints, percent les ténèbres
d'une chamlire obscure; mais )a lumière était ici plus pâle, plus
mate, presque glaciale, avec des tons argenit^s assez semblables au
reflet du la lune. Parfois de deux forts voisins les feux sa rencoo-
traient et se croisaient comme des éclairs, t'ifil en était ébloui. Au
loin, ces flammes vag;iboiides, sautillant par la plaine, faisaient
l'effet de feux follets. Du reste nos v.iîllans canons de SO se char-
geaient, eux aussi, d'assurer notre défen>ive; il n'y avait pas de nuit
où le fort d'ivry n'envoyât plusieurs bordées sur lus pjsitions eo-
nemies. Seulement, pour ne pas gasiiiller la poudre, nos olliciers
avaient soin de pointer leurs pièces d'avance. Clique soir, on choi-
sissait UD but bien déterminé, — c'était telle noaison oit l'un suppo-
sait que les Prussiens étaient établis, — et on attendait la nuit. Tout
k coup, à un signal donné, douze bouches à feu partaient à la fois,
et les obus, décliirant l'air, allaient éclater en un même point; le
kodemain, la maison criblée, éventrée, percée à jour, n'était plus
qu'une ruine. Voulait-on de nouveau charger les canons et réitérer
l'expérience,-^ de petits morceaux de bois soigneusement encoches
donnaient la distance exacte des principaux repères; en lt;s appli-
quant à la pièce, on pouvait viser i coup sûr, changer la direction
ou s'en tenir au même but. A chaque bordée, le fort tremblait jus-
que dans ses fondemens; mais nous étions faits à ce bruit, notre
oreille an s'en étonnait plus, et, lorsqu'une fuis nous étions endormis
dans nos casemates, les détonations les plus formidables ne parve-
naient pas à nous réveiller.
Au milieu de tant de travaux et de préoccupations diverses, il
nous restait |>eu de temps pour les distractions. Nos marins pour la
plupart ue connaissaient de Paris <]ue ce qu'ils en avaient vu en
venant au fort, le boulevard Montparnasse el la barrière d'Italie;
mais, tandis que chaque jour des millitrs de soldats, mobiles ou
autres, se promenaient sur les boulevards ou dans les ru s de la
ville, c'est à peine si quelques roatelols pouvaient obtenir une
permissi.m. Heureux celui sur qui tonibjùt cette faveur! Celui-là
partait chargé des commissions de tous sts camarades, et le soir il
nous revenait avec une cargaison complète de couteaux, de pipes et
de paquets de tabac. Il y avait chez les marins une expression char-
mante pour désigner les permissions; on ne disait pas : tilUr à
Paris, on disait : aller à terre! En effet, ces braves gens se cooâ-
D„j,i7<-,ib,.GoogIc
380 lETCE DES DEUX KOSDES.
déralent dans le fort comme à bord d'an navire, et peat-ètre cette
idée leur readait-elle la résignation plus facile. Il n'est pas rare
pour eux de rester un an entier sans toucher la terre, et tel a passé
six mois en rade même de Kew-York qui n'a jamais mis les pieds
dans la ville. On se consolait en jouant : le jeu du res'.e n'était per-
mis que le dimanche, et c'est le loio qui, à tout prendre, avait les
préférences du matelot. Le dimanche donc, aussitôt après la messe,
des groupes impatiens se formaient dans la cour; les possesseurs de
cartons cherchaient une place commode à l'abri du vent, et alors
commençaient des parties inlerminables à peine interrompues par
l'heure des repas. De quelque côté qu'on se dirigeât, on entendait
partout crier des numéros, suivis chacun d'une ))hrase ou d'un mot
caractt^rÎBtJque, car les marins ont modiCé à leur usage les litanies
habituelles du noble jeu de loto. La nuit venue, on serrait soi-
gneusement les cartons et les boules, et tout était fini jusqu'au
dimanche suivant. Nous avions, il est vrai, d'autres amusemens.
Ain^ le soir, après la retraite, lorsque, retirés dans nos casemates,
nous avions pris place sur nos hamacs, quelque conteur prenait la
parole, et cherchait à tromper par ses récits naïfs les longues heures
de la veillée. Que vous dirai-je? C'étaient toujours des contes de
fées dont ia trame se déroulait capricieusement à travers un dé-
dale d'aventures fantastiques. On l'a remarqué souvent, les hommes
simples sont, comme les enfans, avides du merveilleux; il semble
que leur esprit, mécontent de la réalité, cherche dans le pays du
rêve un monde à sa convenance, un monde où tout soit plus beau:
l'illusion tout â la fois les charme et les console. Sorties du cerveau
fécond de quelque matelot digue émule de nos romanciers, ces his-
toires avaient vu le jour en mer pendant une traversée, au milieu
d'un cercle attentif de naïfs auditeurs; la mémoiru Cdële les aviùt
précieusement recueillies, puis transmises à d'autres conteurs. Pas-
sant ainsi de bouche en bouche, elles s'étaient enrichies à mesure
d'une foule de détails nouveaux, et, comme dans les écrits du vieil
Homère, on pouvait distinguer sur le canevas primitif la trace de
ces interpolations successives. Cric! s'écriait tout d'abord celui qui
demandait la parole, et, s'il s'exprimait couramment, si ses histoires
étaient intéressantes, si la princesse, après mille traverses, mille
persécutions subies, parvenait à épouser un petit matelot de Tou-
lon , et avait avec lui beaucoup d'enfans, les camarades en chœur
répondaient crac! Le récit commençait alors attachant, émouvant,
terrible, semé de précipices, de sorcières et de bêles féroces. Les
deux amans se perdaient, se cherchaient, se retrouvaient, puis se
perdaient encore. C'étaient des courses eflroyables par monts et par
vaux, sur terre et sur mer, une lutte engagée contre tous les élé-
nens. De temps en temps, pour constater l'attention de son audi-
, Google
LES fusiliehs-m&bins. 281
toïre, le conteur s'arrêtait tout à coup et lançait un cric interroga-
teur. Crac', répondait-on bien vite, et l'iiistoire continuait. Plus
d'une fois, je l'avoue, rassuré d'avance sur le sort des deux héros,
je m'endormis avant la fm , alors que la princesse était encore bal-
lottée par les Ilots, non loin des lies du Cap-Vert, ou égarée en robe
de soie dans les brousses du Nouveau-Monde; mais les marins
étaient insatiables : immobiles, la bouche et les yeux grands ouverts,
ils écoutaient jusqu'au bout, jusqu'au douzième enfant, et, quand,
en guise de conclusion, le conteur lançait une dernière fois le cric
traditionnel, il n'y avait pas de voix, si ce n'est la mienne peut-
être, qui ne le remerciât d'un crac énergique. Cricl crac! cinq mi-
nutes après, tout le monde était endormi.
Cependant, en dépit des agrémens du loto, de la faconde de
nos conteurs et du charme de leurs récits, cette vie monotone, cette
claustration nous pesaient-. Je m'étais lié avec un des hommes de
ma compagnie qui s'appelait Kerouredan. Imaginez un grand gar-
çon de près de six pieds, robuste et fort à proportion, aux épaules
larges, à la démarche houleuse, à l'air martial et bon enfant tout
ensemble. Toujours des premiers à l'ouvrage, il abattait un arbre en
trois coups de hache, et construisait un épautement en un tour de
main. Cette supériorité physique, hautement constatée, le rendait
parfois un peu vain, et comme un jour, épuisé de fatigue, j'avais
laissé tomber le sac à terre que je portais au rempart dont on com-
plétait les défenses, lui, éclataut de rire, se mil à railler grossière-
ment ce qui était impuissance, mais non paresse ou mauvais vou-
loir. Je me fâchai, je lui reprochai ses railleries peu généreuses; il
comprit qu'il avait tort, et à dater de ce jour nous fûmjs une paire
d'amis. Souvent, quand nous étions de garde aux bastions, je me
plaisais â le faire causer sur sa vie passée, sur ses voyages, sur ses
campagnes. Il parlait simplement, lentement, par po^^es, d'une voix
un peu triste qui allait au cœur. — Tiens, vois-tu, me disait-il, je
m'ennuie ici... Moi, ça me gêne quand je nu vois plus la mer. Il me
manque toujours quelque chose. Ahl U-bas, au pays, il fallait tra-
vailler davantage; on n'avait pas toujours comme ici ses trois repas
assurés. Nous partions à la brune, â trois ou quatre, dans nos pe-
tites barques; nous passions toute la nuit en nier sous la pluie, sous
le vent, seulement garantis par notre suroit, occup s â tirer sur nos
filets, les doigts si glacés parfois qu'ils nous refusaient le service.
Encore, si l'on avait pris du poisson i coup sûr; mais il y avait des
jours où nous ns faisions rien , absolument rien . Bast I au matin on
buvait un bon verre d'eau-de-vie, et la fatigue s'en allait, il n'y
paraissait plus. D'ailleurs, â certains jours, nous faisions bonne
pèche. Une fois, un patron de Paimpol, deux camarades et moi,
nous avons pris vingt-sept mille sardines en moins de deux jours.
nigiUrrlbyGOOglC
282 nBnm des dbsz ikmtdes.
Et puis, le dimancbe, je restais i la maison'. Je suis de Dooar-
nenez, et notre maisoD àooae sur U pU^. Moi, je CAaeliais en
haut; le natiD , j'ouvrais ma. fenétEe, et ta bonne odeur êe la mer
montait jusqu'à mot; )c voyais de bmd tit ies bateaux de pècbe
amairés dans le port, avec leurs votles repliées et leur Targe coqae
Doire que le Dot balançait doucement à la marée montante. Je
les conDusfiaia tous [mt leur» notas r ça me fktsatt plaâsîr, tandis
qn'iei, tiens, regarde ecHnme c'est laid. — Et il me montrait en
doigt la plaiae désolée qui s'étendait devant noua. Pas une toIt,
pas un crÎ! : les. populatiœs aTaient fut devant l'invasion. Sur le
bord des noutes désertes, des anas de décombres jonchaient la
terre : c'étaient les maisons que nous avions démolies pour dégager
le tir du tort; çji et là, de grands arbres abattus avec leur feuillage
desséclié faiisaicnt su« le sol de larges taclies sombres. A droite s'é-
levait le plateau de Millejuif, aride, poudreox, pelé, horrible à voir.
k gaueke, une petite traînée verte permettaLt seule de distinguer le
cours de la Seine, désetrte elle aussi. Non lois die là courait fa ligne
ducbemin de fer d'Orléans, sablée de sable jatine, avec sa double
rangée de rails, où depuis plus d'un mois les trains ae passaient
plus. L'atmosphère' était brûlante :■ les derniers rayons d'un soleil
d'automne, tombaatdu haut d'un ciel sans nuage, éclairaient de leur
lumière crue, qui faisait mal aux yeux, cette scène de moit et de
désolation. — A, propos, reprenait-il, je votHlraisbien savoir ce que
deviennent les autres là-bas, la petite sœur et la vieille, maintenaot
que je n'y suis plus; ça doit aller mal, je pense, et il leur faut tra-
yailler double. Ah! c'est que tout le monde travail** chez oou».
Dans )a mauvais!) saison, en hiver, quand les bateaux ne peuvent
pas sortir pouT la pèche, on va chercher du goënioo, et les fem<mes
s'en mêlent, elles aussi. Ce goémon, on le fait brûler, et la cendre
sert à fumer tes terres. Pauvres femmesl il faut les voir travailler
toute la journée, à peine couvertes d'un méchant chiffon de toile,
ayant de l'eau jusque soos les bras. Quand elles reviennent, elles
ont le corps tout noir de froid, comme ceux qui meurent du vomit».
Le vomito, j'en parle, »oi, parce que je l'ai vu. i'aî passé quatre
ans au Mexique, dix-buit mois dans les Terres-Chaudes, où je Éat-
sais partie des- contre- gnérilbs; j'étais ven« sur le Mamfna. Eo
ai-ji; vu mourir des- camarades! tis s'en allaient par douzaines. Je
tombai malade comme tes autres, mais je parvins à m'en tirer. Ahl
dame! en arrivant, j« trouvai du nouveau à la maison. Ti'oisde mes
frères éUient morts. C'est que nous (^lioos neuf enfuis d'abord, huit
Ëls, tous fbrts et grands, Ions marins, et «ne &lle; j'étais te plus
jeune avec na seeur. Deux sont morts en Cx'itnée, trois pendant mM
alsence; les demi derniers moimnent tfwïlque len^ après de ma-
ladie à moins de treote-daq ans, et moi, je restai seul avec la sceur
■ Google
LES FDEILIERS-H&BIHS. 283
et les vieux. Le père, lui, ne peut plus aller en mer. Nous n'a-
vons pas de barque, et à la saison des pêches je me mets au ser-
vice d'un patron. Enfin le ménage allait tant bien que mal, parce
que j'étais là. Aussi, quand j'ai appris que ceux de ma classe étaient
levés pour la guerre, je suis devenu furieux. J'ai couru cbez le com-
miasaiie avec des camarades : je voulais le jeter à. l'eau. — Mais,.
Jean-Marie, me dit-i!, ce n'est pas moi qui te fais partir, c'est la
loi. Je sais que tu es un brave garçon qui a toujours fait son de-
voir. Allons, du courage 1 Tiens, voilà vingt francs pour t" amuser
nn peu. — Je pris les vingt francs, et nous allâmes boire à la ville.
C'est ^gal, j'étais bien tiiste. Enfm maintenant m'y voilà; je me
battrai bien, je te jure, les balles ne m'ont jamais fait peur; seule-
ment, c'est plus fort que moi, je m'ennuie ici, sans la mçrl
Uél.isl le pauvre garçon ne devait plus revoir jamais cette mer
qu'il aimait tant. A la sortie du 31 novembre, Kerouredan faisait
partie des marins chargés de jeter les ponts sur la Marne. 11 tomba
frappé d'une balle en même temps que l'enseigne qui commandait
le détachement. La blessure était grave; on le porta à l'hôpital, où
il languit quelques jours; il put apprendre encore que la médaille
militaire lui était décernée, et ce fui tout. Douloureuse histoire,
n'cst-il pas vraiî que celle de cette famille qui complaît huit jeunes
hommes autrefois, et qui, sans marchander, en a sacrifié trois pour
le pays! Qui donc nourrira les ti'eux maintenant?
Mais déjà l'opinion publique réclamait une nouvelle sortie. Quoi
qu'on puisse dire de ses talens militaires, le général Trochu est un
excellent organisateur. En quelques jours, aidé du reste par la po-
pulation parisienne, qui à ce moment le soutenait tout entière, il
avait créé la défense. Tout s'était fait comme par enchantement :
des canons, nous en avions, et des fusils aussi, et de ta poudre, et
presque des soldats; l'enceinte et les forts étaient inabordables.
Désormais Paris se trouvait à l'abri d'un coup de main ; il s'agissait
de le débloquer. C'est alors qu'on eut l'idée de former avec les ma-
rins des forts trois bataillons de marche de 600 hommes chacun;
les canonniers restaient au service des pièces. On prit, comme de
juste, les fusiliers brevetés, les meilleurs du moins. Peu nombreux,
mais solides, ils devaient plus que personne aider à la fameuse
trouée. Je demandai à en faire partie. Ma pétition suivit la voie
hiérarchique, allant du cnpilaine au commandant, du commandant
à l'amiral, et fut en dernier ressort agiéée. Par une pariicularilé
curieuse, je me trouvais être le seul engagé volontaire dans ce corps
d'élite.
■ Google
lETDE DES DEUX MORDES.
II.
Former avec les marins des bataillons de marche, c'était re-
prendre l'idée de Napoléon I". Lorsqu'en 181 &, au retour de l'ile
, d'Elbe, l'empereur appelait à toi contre l'Europe coalisée tout ce
qu'il pouvait encore trouver de force et d'énergie au cœur de la na-
tion, un décret parut dans le Moniteur, ordonuant de vider immédia-
tement les vaisseaux, et de jeter à terre, sous le nom de régiment de
haut-bord, les équipages de la flottp. Profilant des embarras de son
plus terrible ennemi, le parti vendéen avait de nouveau pris les
armes au nom du roi dans tout l'ouest de la France. On lui opposa
les régiqiens de haut-bord, et les blaiwi durent convenir que ja-
mais, sans oublier même les Mayençais de Kléber, ils n'avaient
rencontré d'adversaires ansà redoutables. Leur mépris du danger,
leur force physique, l'espèce d'irrégularité qu'ils mettent dans leurs
marches et leur façon de combattre, tout, jusqu'à cet instinct du
matelot qui le porte à flairer sans cesse autour de lui et à renverser
aussitôt l'obstacle qui s'oppose à sa curiosité, rendait nos marins
admirablement propres à une guerre de coups de main, telle qu'on
la pratiquait alors en Vendée. A cinquante ans de distance, au siège
de Paris, les mêmes qualités devaient trouver leur emploi contre un
ennemi comme les Prussiens, qui percent les maisons de créneaax,
s'abritent dans des trous, évitent autant que possible la lutte corps
à corps, et semblent en toute occasion compter bien plus sur la ruse
que sur leur courage. Nul mieux que les marins ne savait déjouer
leurs stratagèmes, nul avec plus de résolution sauter dans les tran-
chées, escalader les murs, ou enfoncer à coups de crosse les portes
des maisons. On les a vus souvent à l'œuvre, à Cbo!$y-le-Boi, à
Clamart, au Bourget. Ils remplaçaient les zouaves, nos zouaves
morts à Frœschwiiler. Le fort dà Bicétre fournit un bataillon à lui
seul, 000 hommes; Ivry et Montrouge 300 hommes chacun : ce fut
le 2* bataillon. Quant au 3% il fut tiré des forts de l'est, Noisy,
Rosny, Romainvîlle : celui-là s'est fait bâcher au Bourget.
Hais notre équipement, bon seulement pour les forts, ne suflis^t
plusau nouveau râleque nous étions appelés à jouer. Successivement
nous reçûmes le sac lie marche, ras de carreau, comme disent les
militaires dans leur langage figuré, puis la capote, la longue capote
grise des mobiles et des soldats, destinée à nous confondre avec
eux, — car le grand col bleu, beaucoup trop reconnaissable, risquait
d'attirer sur nous l'attention particulière d'un ennemi qui ne nous
aimait pas, — et en dernier lieu la peau de mouton, si utile contre le
froid : on la mettait sous la capote. Je me suis laissé dire qu'il fal-
lait autrefois six mois pour préparer les peaux de mouton en leur
■ Google
LES rCSIUERS-UARINS. 286
conservant la lainei la nécessité aidant, on trouva le moyen de les
préparer en huU jours, et la malheureuse bëte était à peine mangée
que sa peau, travaillée, blanchie, nettoyée, allait sur le dos de quel-
que brave soirlat monter la garde aux bastions ou dans les tranchées.
Nous fûmes les premiers à qui l'on donna ce vêtement d'un nouveau
genre; la distri'.)ution se fit à Bicëtre. Au retour, les marins s'amu-
saient à imiter le cri du mouton. Terribles moutons, et qui n'en
avaient vraiment que la peau! A ce sujet, dût notre prestige en
souffrir un peu, je dois rectifier une erreur trop aisément accrédi-
tée. Sur la foi des journaux, l'imagination populaire se plaît à nous
figurer courant à l'Ennemi, la hache d'abordage à la main. Or nous
n'avions pas d'autres armes que la baïonnette et le cbassepot. On
nous avait bien donné au départ deux ou trois haches par compagnie,
mais des haches pour la cuisine, des haches pour couper le bois, et,
toutes les fois qtie nous chargions, c'était en vrais Français: à la
fourchette ! En même temps que nous quittions les forts, de nou-
veaux chefs étaient venus se mettre à notre tête. Mon bataillon, le
2', avait pour commandant M. Desprez, tué plus tard devant nous à
la seconde attaque de la Gare-aui-Bœufs. Je le vois encore, tel qu'il
nous apparut la première fois, avec son air sévère, ses traits secs,
sa haute taille, sa longue redingote bleue boutonnée et serrée au
corps, des. bottes qui lui montaient jusqu'à rai-jambe et le faisaient
paraître plus grand encore. Quand il brandissait son épée, on e&t
dit un géant. Nous étions arrôtt^s au bas du fort de Bicétre, sur le
versant occidenlff du plateau de Villejuif. De U, nous découvrions
la chaîne de hauteurs qui couvre le sud de Paris, Montra uge,Vanves,
Issy, ei tout en face Chàtil Ion, celle-ci aux Prussiens. La vue s'éten-
dait jusqu'au Mont-Valérien, dont les arêtes semblaient se fondre
àl'borJEOu; par intervalles, une fumée blanche s'élevait au-dessus
de sa crête, et l'écho lointain nous apportait le bruit de la détona-
tion. L'ennemi ne répondait pas; mais il était là, nous le savions,
au Fort-à-l' Anglais, au Moulin -de -Pierre, et ce silence sembl^ût
plus terrible encore que la voix du canon. Le coromandant Desprez
s'était placé au milieu du bataillon, formé en carré; d'une voix mâle
et forte, il nous disait notre devoir, ses recommandations et ses es-
pérances, (i Montrez -vous, disait-il, dignes de voire ancienne ré-
putation et de la confiance que Paris met en vous. U ne doit y avoir
ici que 'des braves; le bataillon d'Ivry-Montrouge se battra bien,
j'en suis sûr, et avec l'aide de Dieu, car le droit est pour nous, nous
parviendrons à chasser l'Allemand qui souille notre belle France, n
Du bout de son épée, il nous montrait Chàtillon. A ce moment, une
effroyable détonation lui coupa la parole. Ivry, Blcêtre et Mootrouge
tiraient à la fois contre les travailleurs ennemist qui venaient tout
à coup de trahir leur présence, u Vive la France! » s'écria-t-il.
n,g,t7cdb/G00gIc
286 BErOE DES DEDI UOXDEG.
H Vive la France I n répétâmes-nous après lui, et notre toîx se per-
dit dans le bruit du canon. Le ciBUr à tous nous battit plus vite;
c'était )à une scène que l'on n'oublie pas. Quelques jours après, le
commandant Desprez tombait un des premiers pour la délivrance
de la patrie,
tin poste nous avait été assigné au-devant du village de Vitry-
' sur-Seine, en face de Choisy-le-Uoi. Près de 14 se trouvait cette
fameuse Gare-aux- Bœufs, qui, prise par noirs deux fois, deux fois
abandonnée, devait plus tard sauter sous nos yeux. A cet endroit,
une tranchée pnifonde de 2 mètres reliait la Seine à la redoute du
Moulin-Saquet. Creusée par les soins du génie civil et fortifiée de
batteries, cette tranchée faisait partie de ia première Jigne de dé-
fense qui, en avant des forts, couvrait l'enceinte de Paris. Plus
tard, à l'imilalion des Prussiens, nous creusâmes encore au-delà
des trous de loup où tous IfS soirs deux hommes se glissaient
doucement : Français et Allemands eussent pu causer ensemble,
tant les sentinelles s'étaient rapprocht^es ! La partie des tranchées
qui nous était spécialement confiée s'appnyait d'un côté sur la
Seine, oîi les canonnières stationnaient toirjours sous vapeur, de
l'autre sur le chemin de fer d'Orléans, qui livrait passage aux wa-
gons blindés. Les wagons blindés! encore une invention du siège.
C'est à la Gare -aux- Bœufs qu'on s'en servit pour la première fois.
Il faisait nuit, et l'attaque devait avoir lieu au petit jour. Chaque
corps de trotipes, par des chemins dilîérens, gacmait en hàle son
posie de combat; on marchait en silence, les ra™s pressés, rete-
nant de la main les sabres- baïonnettes, dont le cliquetis eût pu
nous trahir, car il fallait surprendre l'ennemi. A tout instant pas-
sait un lancier avec des ordres; It allait au galop, suivant le fond
des fossés pour qui; la terre détrempée amortit le bruit de sa
course. Le hmnissement d'un cheval ou les hurlemens d'un chien
abandonné veniiient seuls troubler le silence de la nuit. Les fermes
désertes n'avaient pas de lumière, mais de temps en tem[)8 une fe-
nêtre s'ouvrait, une tête se montrait curieuse, inquiète, puis dispa-
raissait aussitôt : c'i'taient des paysans qui n'avaient pas voulu
quitter leur petit domaine; dans quelques maisons basses se mou-
raient les feux a'iumés la veille par les niohiles, et la flamme, se
reflétant sur les vitres salies, était rouge comme du sang. Les ma-
rins, selon la coutume, avaient été désignés pour marchur en tête.
Quittant la grande route, défoncée déjà par les pluies et par le pas-
sage des canons, nous avions pris la voie du chemin de fer, qui
nous oIT ait un terrain p'us commode, ^ous renconiràmes les wa-
gons bliiulés. Reli'^s deux à deux par des chaînes de fer, haletans,
funians, prêts à partir, ilsatendaieut le moment de l'action. — Bon-
jour, camarades; nous dirent à demi-voix les matelots qui les moo-
nigiUrrlbyGOOglC
i£B rUStUGBSHIABIKS. 287
iaieat. En eSet, ^pour les wagone bliodés. cornue pour tes ballmis,
comme ^sur toute «ntreprîse qw-exigeaàt des ihommes à Tépraure,
on avait piis -dea «larias. — Bonjour «t bonne chance! fat-ài ré-
pondu, et neB8 coalinu&mes ootre maie. Bientôt, par «nae terrible
bordée lancée sifr Gboisy-le-Aei, le fort<l'J<vry donnait je «igoal da
conïbat, auqu^ se joigiitpent Cbar-eoien, Bîcèlre et le UouJin-Sa-
guet. AlwB ncus vîmes s'avancer le monstre. Couvert de [^^ues '
de tôle qui descendaient Jus<|H'a!i bas âes iroues, il paraissait glis-
ser; le fsurneau de la machine semblait un œil immense dans la
iwit; la va^teur s'éciiap^ait violente, stridente; 3es rails criaient
Sftus le poids énormu : on se prenait k songer i. ces dragons 4ont
parle la fuble, et dont la seule vue glaçai/t d'ufiioi ies cœuf s les phis
braves. En quelijues winutes, la barricadequi conpnit la voie fut
abattues les wagons, démasqués, s'engagèrent au-delà ^du pont de
Vitry, et les grosses pièces de manne, cachées t^ans leni's tlancs,
se aiirent À Wuaer, B^peiculé pax les parois sonores, le bruit mon-
tait a.u ciel, épouvantable. Je oe sais trop le mal qe'a pu faire à
l'ennemi ce nouvel engia ^e giieia-e, mais on se sentait benreux
d'avoir pour soi un si puissant allié.
Après !e coaJ^at, It: séjour aux tranchées; après les bailles et les
obus, le fraid, l'insonuHJe et ia faim. Au deiDethruft, les balles va-
laient mieux. Il faut p'ius de vrai «ourage pour supporter paitiem-
ment la mlsèie oue pour marcber à T'Onnemi, et deux jotti'S de tran-
chée sont pi us durs ï passer qu' un j«ur de oamiDAU En France, pour
tout iiomme dScieur, le jourde bataille est un joarde fête. On parle,
ou rit, on s'agite, l'émotion vous (tenae u»e certaine galle commu-
nicutjve qui semble abiéger les lieiires; mais vivre des mois entiers
au fond d'un fossé, passer quatje nuits sar cinq les pieds dans i&
boue et le dos sur la neige, rester en faction jusqu'à dÏK-huit
heures de suite, voilà vraiment pour les caractères une cruelle
éjtreuve. Quelquefois au matin, MmAant de sommeil, épuisés «le
fatigue, nous deRoeurions le menton appuyé sur le canon de notre
fusil, pour nous tenir debout. J'ai entendu un matelot s'écrier,
comme on pcu-taît à l'aHibuIanoe un de ses camarades frnppé d'une
balle : n Est-il iieureux celui-là I il va couclier dans un lit! » D'au-
tres, dés /^érés, aiwaieat voulu moui-ir. Quand on «onge que nous
n'avons jamais été relevés, pour employer ici l'espressio» mili-
taire, et que depuis notre départ des forts jusqu'à la fin du siège
nous n'avons pas quitté la traiSchée, on oomprend qiue le temps ait
pu nous paraître Jong. U est vrai que neus faisions à l'occasion
quelque bonne promenade. Tel général voulait-il poasser une re-
connaissance de nuit, au Moulin-de- Pierre ou ailleurs, il écrivait à
l'amiral Potbuau, sous les ordws de qui nous étions placés : n J'm
besoLD de 3U0 bommee éoergiques, envoyer-isai 300 marins. » Un
D,g,t7„lb,.GOOgIC
28S lETOE DES DEUX HORDES.
bisCDit dans la musette et leurs cartouches à la ceinture, les marins
I>artaient, faisaient leur devoir, puis revenaient le lendemaio re-
prendre leur poste à la tranchée. Avec le sac de marche, nous avions
reçu, comme les autres soldats, la tente et les piquets qui servent
à l'établir; nous n'en avons pas fait grand usage. Pour ma part, j'ù
couché deux nuits sous la tente, deux nuits de trop, puis- je dire.
Que ce mode de campement ait ses avantages en Afnque, où îl ne
pleut guère, cela se peut; dans ce pays-là, ie terrain est toujours
sec. En outre, si les journées sont brûlantes, les nuits sont souvent
très fraîches, et il est bon de se tenir en garde contre ces brusques
retours de température; mais chez nous les conditions atmosphé-
riques ne sont plus les mêmes. Je ne parle pas de l'été, où l'on peut
dormir fort commodément le corps envelopffé dans sa couverture;
en hiver, il p'eut fiéquemment, et Jl n'est pas facile à un bat^llon
de trouver d'endroit où camper. Gèle-t-il au contraire, après avoir
enfoncé péniblement ses piquets de tente dans le sol durci, le sol-
dat se couche : bientôt la chaleur de son corps fait fondre la neige,
la terre se détrempe, et il se réveille dans la boue. Pour obvier it
ces inconvéniens, on nous fit construire, vers le mois de janvier,
des baraquemens en planches, en arrière du pont qui, près de
Vilry, coupe la ligne du chemin de fer d'Orléans. Par malheur, on
n'y pouvait dormir; à peine étions-nous couchés depuis deux ou
trois heures, que nous étions forcés de nous relever, glacés, perclus,
courbaturés. Nous préférions alors, serrés les uns contre les autres,
la tête enroulée dans un des pans de notre capote, nous accroupir en
rond autour d'un feu de bois vert dont la fumée nous arrachait des
larmes, et donnait à la longue à notre visage un teint bronzé re-
belle aux ablutions les plus consciencieuses.
Au lever du jour, quand il n'y avait plus à craindre qu'un feu
trop vif servit de but aux coups de l'ennemi, on s'occupait du dé-
jeuner; les plus robustes s'armaient de la hache et allaient couper
du bois, tandis que les autres écrasaient le café entre deux pierres.
Ce déjeuner du matin était encore notre meilleur repas, A midi, no
morceau de cheval beaucoup trop mince ne fournissait qu'une soupe
exécrable. Nous vivions séparés du reste du monde, à trois kilo-
mètres en avant des forts. Or il est mauvais que les rations vien-
nent de trop loin , et passent entre plusieurs mains ; explique qui
voudra ce prodige : elles se réduisent en route. Le soir, nous avions
le riz, le riz cuit au 8;1 et à l'eau. Quoi qu'en puissent dire les Chi-
nois, c'est bien le mets le plus fade, le plus insipide qui ait jamais
servi à tromper la faim. Aussi cherchions-nous par tous les moyens
possibles à relever notre ordinaire, et plus d'une fois les chiens du
voisinage, de chasseurs devenus gibier, furent les victimes d'un ap-
pétit qui ne pardounait pas. Nous recevions par jour un quart de
nigiUrrlbyGOOglC
LES FU3IL1ER3-1I&RINS. 289
vin, le ciuquîème d'un litre ou à peu près; c'est la ration du marin
en mer. Pour le matelot, le quart de vin est tout; avec un quart de
vin, on obtient de lui les efforts les plus mi^ritoires. Bien souvent,
dans les ports, s'agii-il par exemple d'embarquer du charbon à
bord d'un navire, l'ouvrage n'avance que lentement : chaque homme
songe, à part lui, qu'il lui faudra le lendemain laver son linge à
l'heure du repos, et cette secrète pensée modère son ardeur; mais
que le capitaine d'armes promette une ration de vin supplémen-
taire, la double, comme ils disent, aussitôt les hras s'agitent, les
pelles volent, trois heures durant on remue le charbon, et, quand
tout est iini, le matelot sait, noirci, mais radieux, passe à la cam-
buse pour toucher la double. En décembre, bien que le vin ne fit
pas défaut à Paris, on nous supprima pendant plus de huit jours
la ration habituelle. Il importait, paralt-il, de vérifier les quan-
tités que l'on avait en magasin. Les matelots furent complètement
démoralisés, et plusie irs de ce moment ont commencé à désespé-
rer du salut de la France. Ce n'est pas que le marin boive plus qu'un
autre; habitué à recevoir du vin chaque jour, mais en petite quan-
tité, il supporte mal les excès, et tel matelot ivre dont on se dé-
tourne dans la rue n'est pas allé bien souvent jusqu'à la fin de sa
bouteille : la liberté, le grand air, le manque d'expérience, tout a
contribué à lui tourner la tête.
A la suite des privations et des fatigues, les maladies n'avaient
pas tardé à sévir parmi nous. Cependant nos marins, tous dans la
force de l'âge, tous faits depuis longtemps à une vie pénible, pou-
vaient mieux qu'aucune autre troupe supporter ces souffrances.
Alors que les régimens de ligne se fondaient peu à peu, nous avions
conservé les deui tiers de notre effectif. Le matelot du reste est un
malade facile à soigner. Par tradition, ces braves gens attribuent
une vertu toute particulière au suc de réglisse noire, extrait inof-
fensif aimé de notre enfance : c'est là pour eux le remède souve-
rain, une sorte de panacée applicable dans tous les cas et guérissant
tous les maux, depuis les pieds gelés jusqu'à la Huxion de poitrine.
Chaque malin, quittant la tranchée, les malades venaient passer la
visite dans le village de Vitry. Une vaste grange, ouverte à tous les
vents servait de salle de consultation : portes et fenêtres avaient
été brûlées depuis longtemps, on ne s'en inquiétait pas; mais à
peine le major était-il entré, sa réglisse à la main, qu'un immense
concert de voix s'élevait autour de lui. C'était à qui tousserait 1«
plus fort pour obtenir un morceau des précieux bâ:.ons. A vrai dire,
il n'y avait pas autre chose à leur donner, les médicamens les plus
simples nous faisant défaut.
Eh bien ! en dépit de tout, le moral était boa. On plaisantait aux
TOm IQT. — lB7t. is
nigiUrrlbyGOOglC
290 KETCE DES DEUX MONDES.
dépens des Prussiens, on se riait de la misère et de ta maladie, on
narguait la mort, car l'homme s'habitue bien vite à l'idée de la
mort jusqu'à jouer avec elle. Nous chaînions quelquefois; il est vrû
que nos chants ressemblaient plutôt à des plaintes. Le matelot est
mélancolique au fond, et sa poésie s'en ressent un peu. Point de ces
gais refrains, de ces couplets joyeux qui plaisent tant au soldat de
la ligne; mais de longues et tristes mélopées, quelque chose comme
nos romances, des airs tralnans et douloureux. £t comment pour-
rait-il en être autrement? Quelle est l'existence de ces braves gens?
Encore enfcins, ils aident leur père de leurs petits bras, et disputent
leur vie à la mer en fureur; arrivés à l'âge d'homme, le servicn les
réclame. La discipline est terrible à bord : là jamais de repos, la-
beur incessant, consigne inflexible. Durant des mois entiers, ils vi-
vent isolés du reste des hommes, n'ayant d'autre distraction que
la vue de l'océan et le bruit de ses flots; rarement on leur permet
de descendre à terre, et tout oubli de la règle est rigoureusement
puni. Aussi quand, pour obéir à ce besoin de poésie si naturel aa
cœur de l'bonime, ils veulent chanter, eux aussi, ils ne peuvent que
se plaindre et raconter les misères du pauvre matelot, du gourga-
nier, comme ils disent, par allusion a,\a gourganeSy sorte de fèves
décortiquées qui entrent pour une large part dans la nourriture du
bord. A la fin pourtant, au dernier couplet, brille une lueur d'espé-
rance : un jour viendra où l'on sera libre, un jour où l'on reverra le
pays et les vieux parens, où l'on épousera la jeune fiancée, qui a
promis de rester lidèle, et tout sera oublié. De ces chansons, beau-
coup sout bietonnes : de celies-lÀ, je ne parlerai pas, je n'y ai jamais
rien compris. Heureusement il en est d'autres en français que j'ai
retenues; une m'a frappé surtout, la Chanson du cltarnier (1). Les
vers sont boiteux, les rimes pauvres, les licences nombreuses, mais
que ne pardonnerai t-on pas à ces aveux touchaas, à cette naïveté
charmante? Le matelot se plaint d'abord que le charnier contienne
une bien mauvaise boisson. — Des gourganes et de l'eau I maigre
régal, convenez-en. Encore si l'on avait toujours son quart de vin;
mais, hf^Iast à la moindre £aute, le caporal d'armes porte votre nom
sur le cahier de punitions, et voilà le vin supprimé. Bien plus, que
par malheur un jour, en allant à terre, il vous prenne fantaisie de
tirer bordiCy au retour les fers vous atteodent, et vous en avex pour
un mois au moins à Ixûre l'eau du charnier. £t étendant, preoez
votre mal en patience, A matelots, mes frères, car ù jamais nous
avons la chance d'obtenir notre congé.
(1) Le ehamitr tat une tonne pletne dViD qui reate à demem m le p<
' >ii J«uniaU£r« de l'équipage.
, Google
LES fCSItlESS-IURmt.
Cela se chantait en cbceur le soir, auprès Ôa fén, torsffae nom
avions par hasaitl un moment de repns, et qu'il nous élait permis
de passer la nuit daoa quelque ferme abandonnée. Bien que l'air fitt
triste comme les paroles, nous nous plaisions à ce modeste concert;
fraîches ou cassées, justes ou fausses, toutes les voix t-naient à
donner leur note, et tous, après avoir chanté, nous nous endor-
mions plus contens.
Mais ce qui plus que tout le reste soutenait notre courage, c'était
l'exemple de nos olTiciers. Vivant sans cesse au milieu de nous, ils
partngeaient noblement nos privations et nos faiîgues. Qui d'entre les
marins eût eu le droit de se plaindre, lorsque les chefs eux-mêmes
faisaient preuve de patience et d'abn<^gatîon7 Jamais, un seul jour,
ils n'ont quilt)^ leurs hommes. On leur avait creusé, pour leur faire
honneur, un petit trou en arrière de la tranchée : quelques mau-
vaises planches servaient de toiture, et garantissaient tant bien que
mai de la pluie et du vent; en revanche, la fumée, s'échappant avec
peine par les interstices, rendait ce séjour presque inh.ibi table.
C'est là qu'ils se retiraient lorsque rien au dehors n'exigeait leur
présence; c'rst là que, ayant pour tout nwuMe un tronc d'arbre à
peine équarri, on les voyait manger dans leur assiette de fer-blane
un maigre lambeau de cheval, ou une poigr»*e de rii apprèlé comm«
le nôtre par les soins d'un matelot. Souvent ils venaient causer avec
nous : bienveiltans sans faiblesse, affubles sans familiarité, sachant
toujours conseiver leur rang, ils prenaient part aux discussions
pour les tliiiger; ils se mettaient à la portée de tous, expliquaient
les évémmens, parlaient du devoir et de la France. Les matelots
^coûtaient en silence. Souvent aussi l'amiral Pothuau passait dans
la tranchée, et adressait aux b'mmes quelques paroles d'encoura-
gement. L'amiral était renommé parmi nous pour sa rare intrépi-
dité. U^é dans une maison de \itry avec tout son état-major, il
accourait au grand galop à la moiudre alerte, précédant de plus ds
T!Dgt pas tes lanciers de son escorte. On l'a vu à Montrouge, pen-
dant le bombardement du fort, monter à cheval sur les bastions et
rester ainsi des heures entières alors que les obus pleuvaiert de
toutes paris et venaient tuer les canonniers sous ses yeux. Le dan-
ger semblait l'attirer. Entendait-il siffler une balle, il relevait U
tête comme pour la chercher. A ce pitipos, il me revient une anec-
dote assez curieuse. L'amiral se trouvait en compagnie de quelques
officiers sur le pont de VJtry. Les ennemis, s'en étant aperçus, se
mirent à tirer du haut des maisons crénelées qu'ils occupaient en
face du pont. Les balles passaient rapides et nombreuses. Un offi-
cier supéi'ieur inclina légèrement la tftte. Ce mouvement toat in-
, Google
292 BETDE DES DEUX MONDES.
stincUr, tout naturel, n'exclut en rien le courage, et ït est permis
AU plus brave de saluer les balles; maïs l'amiral, se retournant, de
cette voix brève qu'on lui connaît : — Je croîs qu'on tire sur nous,
monsieur, dit-il. — Le mot était cruel et immérité, car nu] n'eût
osé mettre en doute la valeur éprouvée de l'oflicier. Lui-même plus
tard racontait en riant sa mésaventure; mais on peut juger par là
de l'boinme qui nous commandait.
Tandis que nous restions ainsi h demeure dans nos tranchi^es, les
autres troupes se succédaient autour de nous, et le village de Vitry
était comme un camp de passage où se croisaient les uniformes.
Les mobiles y vinrent : ceux de l'Hérault, ceux de la Somme, ceux
de Bretagne et de la Côte-d'Or. Je ne dirai rien des mobiles de
Paris, qu'on a trop peu vus. S'il est vrai que l'intelligence, l'in-
struction, le courage, ne sont pas inutiles au soldat, Paris possédait
là 20,000 hommes comme aucune armée du monde n'aurait pu lui
en opposer; malheureusement on ne sut pas mettre à profil ces
rares qualités, et l'indiscipline perdit un corps qui eût pu rendre
les plus grands services. Restaient les mobiles de province; ils
étaient arrivés en toute b&te à Paris avec leurs habits de tous les
jours, auxquels une bande rouge et quelques galons suraj'iutés ne
donnaient qu'imparfaitement l'aspect d'un uniforme. Les Bourgui-
gnons portaient la blouse, le vieux sayon gaulois, et je ne sais quelle
émotion mêlée de confiance me saisit lorsque je revis au milieu des
malheurs de la France ce costume et ce peuple qui avaient survécu
i l'invasion romaine et aux conquêtes de César. En peu de temps,
ils étaient devenus d'excellens soldats; ils valaient mieux que la
ligne, et cela se comprend. Formés précipitamment dans Paris
après l'investissement, les régimens de ligne se composaient pour
la plupart déjeunes recrues ayant à peine achevé leur croissance,,
incapables en tout cas de supporter les fatigues. Les mobiles au
contraire étaient tous de robustes garçons, âgés de vingt-dnq &
vingt-six ans et habitués aux travaux des champs. Aussi ne plai-
gnaient-ils pas leur peine; à leurs momens perdus, ils remuaient de
la terre, et, la pioche à la main, ils allaient eux-mêmes creuser les
tranchées qu'ils devaient le lendemain défendre à coups de fusil.
Les gardes nationaux nous étaient bien connus, eux aussi : on les
distribuait parmi nous en guise de soutien, un bataillon tout entier
pour une compagnie de marins; en réalité, il s'agissait de les aguer-
rir. Ils passaient une quinzaine de jours aux avant-postes, ne fê-
tant du service que ce qu'ils en voulaient prendre!, après quoi ils
rentraient dans Paris, tout fiers d'avoir reçu le baptême du feu.
L'expérience leur faisait défaut, sinon le courage et le bon vou-
loir; ils n'avaient de militaire que le costume; ils le comprenaient
eux-mêmes tout les premiers, et plus d'un cherchait à en impo-
D„j,i7<-,ib,.GoogIc
LES FUSILIEBS-MARINS. 293
ser. On ne saurait croire le nombre de gens qui prétendaient avoir
fait la campagne de Crimée! A les entendre, ils étaient tous an-
ciens soldats, tous ils connaissaient les tranchées, et ils en avaient
vu bien d'autres sous les murs de Sébastopol. Néanmoins ils per-
daient la tête au plus léger bruit, et nous avions fort à faire
pour les empêcher de tirer sur les troncs d'arbre et les taillis qui
garnissaient la plaine; ils voyaient partout des Prussiens. Quel-
ques-uns, plus modestes, reconnaissaient qu'ils n'avaient jamais
quitté le coin de leur feu : ce leur était un prétexte pour déposer
leur fusil et s'en remettre À nous du soin de ta faction. Les bons
bourgeois ci-oyaient nécessaire d'éroailler leur langage d'expres-
sions et de juremens pittoresques empruntés au vocabulaire mari-
time par respect pour la couleur locale, à ce que je croîs. Au matin
donc, à l'heure où le soldat fatigué entrevoit avec plaisir le terme
d'une longue nuit de faction, un garde national s'approchait en fre-
donnant : — Eh bien! vieux frère, comment vaî il vente frais ce
matin. Nord-nord-est, bonne brise. Brrrun! voilà trois jours que
nous sommes à la tranchée, et, ma foi, j'en ai assez. Pour vous,
c'est différent, vous êtes faits i la fatigue... Et dire que ces coquins
de Prussiens ne veulent pas démarrer d'ici... Ah! il faudra bien
qu'ils virent de bord tout de même, et nous leur donnerons la
chasse jusqu'au-delà du Rhin, tonnerre de Brest I Mais au fait, si
nous pi Cillons la goutte, matelot? Un peu de brise-lame, allons, là! —
Le brave homme tendait sa gourde remplie par les soins de la mé-
nagère; on buvait une bonne rasade, et la conversation continuait.
Qu'on n'aille pas'croire pourtant que le service se fit avec négli-
gence. Les gardes nationaux à la tranchée recevaient les ordres de
nosoOiciers; c'est dire qu'ils étaient à bonne école. Chaque nuit,
notre commandant faisait la ronde, suivi d'un second-maître et d'un
matelot. Je fus désigné une fois pour l'accompagner. Il avait neigé
pendant la journée; la lumière, frappant sur le sol blanchi, éclai-
rait de ses reflets blafards la plaine silencieuse où nos ombres glis-
saient comme des fantômes. Nous marchions à grands pas; de loin
en loin partait le qui vive? d'une sentinelle; le command^mt donnait
le mot d'ordre, et nous passions. Alors, autour des feux allumés
pour combattre le froid-, tout le monde se levait vivement et saluait
avec respect.
Depuis quelque temps déjà, je remplissais les fonctions de vague-
mestre. Tous les malins, j'allais au fort d'ivry porter et chercher les
lettres. La charge m'était légère-,"'<;ar, sans les plis et les dépêches,
mon petit sac eût été presque toujours vide. Les Prussiens, on le
sait, ne laissaient arriver à nous aucune lettre de province; d'autre
part, dans les tranchées, nous n'avions guère la facilité d'écrire. A
de rares occasions, nous nous mettions en frais de correspondance;
• nigiUrrlbyGOOglC
toi lETUE DBS DEUX HOHOES.
c'est lorsqn'nn camarade, élire des frères Godard, devait partir en
balloD. La veille, il venait nous voir, et dous le cbargroos oonfideD-
tieliemeat d'une foule de petits billets pour nos parens et nos amis.
D'ailleurs, si je n'avais pas de lettres î distribuer, je prenais soin
d'apporter d'Ivry des journaus que l'on s'arrachait. Bien que la po-
litique les occupe fort peu d'ordinaire, nos matelots souirrrueut, eox
aussi, de cette absence de nouvelles qui ne fut certes pas la moins
cnielle des privations pendant ce douloureux blocus. Un second-
mattre prenait le journal, et faisait toiU h;>ut la lecture. Le corps des
sous-oAicieTS dans la marine est admirablement composé; braves^
actifs, intelligens, quarti .'rs-mattres et seconds-mattres ont une
valeur réelle, bien supérieure à celle des grti<Uv de la troupe : mais
chez les matelots quelle ignorance! J'ai pu voir là combien l'in-
struction est ni^gtigfîe en France, et que de cboses on eût pu ap-
prendre utilement à ces hommes, probes pourtant et vraiment esU-
Dtables! La plupart ne s'expliquaient pas le mot de patrie; bien peu
connaissaient de nom Helz et Strasbourg, l'Alsace et la Lorraine.
S'ils se battaient courageusement el souffraient sans se plaindre,
c'était pour obéir aux ordres des chefs, par souci de fa discipline,
parce que les chufs et la discipline sont encore respectés  bord;
mais leur esprit ne s'élevait pas plus haut. Ils n'ont jamais compris
pourquoi, dispensé de tout service militaire, j'avais voulu m'enga-
ger. Du moins leur bcHi sens naturel, une sorte d'honnêteté instinc-
tive les mettait en garde contre les théories socialistes des journaux
avancég de Paris; ils faisaient justice entre eux de ces idies mal-
saines, nées de la jalousie, de la cupidité ou' de l'ambition, et,
quand ils lisaient le Combat, la Putrie en danger ou toute autre
feuille de cette nuance : — Oh! ces Parisiens! — disaient-ils en
haussant les épaules. J'avais remarqué de bonne heure l'éloigne-
ment du marin breton pour le Parisien. Voici comment je rtxpli-
querais : on trouve quelques enfans de Paris dans la marine; ce
sont pour la plupart de jeunes ouvriers qui ont mal tourné, comme
dit le peuple. Chassés de tous les ateliers, reniés par leur famille,
sans argent, sans abri, ayant perdu le goût du travail, ils n'ont
plus qu'une seule ressource, celle de s'engager. En arrivant, ils
apportent à bord leur esprit, leur entrain, leur langage expressif
et coloré, mais aussi la paresse, l'indiscipline, l'amour du désordre
et de la débauche, tous leurs défauts habituels; ils peuvent amuser
parfois, jamais ils ne mériteront Teslime ou l'affection de leurs ca^
marades. De là cette défiance du matelot pour ce qui vient de Paris.
Dernièrement encore un journaliste bien connu, organe du parti
extrême, prétendait que Ja commune avait su gagner à ses idées
tous les marins présens au siège. H. Thiers avait donc fait preuve
de prudence eo les renvoyant au plus tôt citez eus. Or cela est
nigiUrrlbyGOOglC
LES FUSIUERS-HAHINS. 205
fans. Ces marins, je puis l'affirmer, eussent, tout comme les au-
tres, teergifjnement condimné et combattu i' insurrection. Nos ba-
taillons de marche faisaient partie des 12,000 hommes qai après
l'araiistice obtinrent de rester armés; un mois plus tard, lorsque
nous fûmes sar le point de quitter Paris, on nous retira ces armes,
nécessaires surtout aux troupes qui demeuraient, et pendant quel-
ques jours nos sentinelles montèrent la garde autour de la caserne
de la Pépinière, n'ayant à la main qu'un bâton de tente pour écarter
les curieux. Uo homme vint à passer, un de ces gamins vieillis,
comme on en voit trop dans les jours d'émeute, les yeux creux, le
visage inculte, la voix cynique et éraillée. — Oh I ces fusils de fer-
blanc! dit-il en ricanant. Le marin se sentît froissé, et, relevant
fièrement la tête, repartit aussitôt : — C'est avec ces fusils-là pour-
tant qu'on pourrait vous allonger des coups de bâton. — J'adoucis
un peu l'expression. Sans en attendre davantage, l'homme se bâta
de disparaître, poursuivi par leS risées de la foule.
Il s'en faut cependant que la population parisienne nous vit de
mauvais œil. Bien au contraire, par tous les moyens possibles, elle
cherchait à nous témoigner sa sympathie et sa reconnaissance. Paris
offrait alors un curieux spectacle : on eût dit un camp immense re-
gorgeant de soldats, d'olTiciers surtout. Aux tables des cafés et des
restaurans se rencontraient les costumes les plus bizarres et les
plus coquets : partout des plumes, des soutaches, des aiguillettes
et des galons ; mais aucun uniforms, si brillant qu'il fût, ù' attirait
l'attention comme le grand col bleu et le petit bonnet du matelot.
C'était justice, on les voyait si peu I Les journaui n^ tarissaient pas
d'éloges pour ceux qu'ils appelaient toujours les « braves marias.»
Dans les rues, les petits enfans nous suivaient en chantant à tue-
téte sur un air conna :
Les marins de U république
Honuicnt le vaisseau U Vtngtwl
n Vive la marine I «nous disaient les bourgeois en passant, et plus
d'une fois, dans les cafés et dans les cantines qui s'étaient établis le
long des boulevards, lorsqu'un matelot tirait son argent pour payer :
« Les marins ne paient pas, » lui répoodait-on. lin matin de jan-
vier,— le 13, je n'ai pas oublié la date, — nous suivions au nombre
de cinq cents les boulevards extérieurs; nous revenions du Moulin-
de-Pierre, où quelques jours auparavant, dans une audacieuse re-
connaissance, les marins avuent surpris tout un poste ennemi; mais
cette seconde fois l'ennemi, sur ses gardes, avait prévenu et re-
poussé l'attaque. Six heures durant, nous restâmes accroupis der-
rière le remblai du chemin de fer de l'Ouest, au milieu d'une pluie
d'obus qui ëcrétaient les murs au-dessus de nos tètes, et par un
■ Google
296 RETUE DES DEUX MONDES.
froid de 10 degrés, attendant que les autres troupes eussent opéré
leur retraite, car nous devions partir les derniers. Les casernts du
fort d'l.~sy brûlaient dans le lointîùn, la flamme montait jusqu'au
ciel avec un crépitement sinistre, et sur les coteaux couverts de
neige venaient se refléter les clartés rougeâtres de l'incendie. Ëofm,
au point du jour, lorsque le brouillard du matin se fut répandu
sur nous comme un vaste manteau, nous pûmes nous retirer; mais
il eikt été dangereux de prendre la route que nous avions suivie la
veille au soir pour venir de Vitry, On nous fit passer par Paris. La
grande ville commençait à s'éveiller : dos officiers sous leurs cas-
quettes, avec leurs longues barbes et leurs cheveux blancs de givre,
avaient un faux air de divinités mythologir|ues; tous, mourans de
faim, harassés de fatigue, les pieds meurtiis par une longue marche
sur un terrain glacé, nous nous traînions péniblement. On put voir
alors les Parisiens accourir sur le seuil de leur porte ; on nous ap-
portait du pain, du vin, de l'eau-de-vie ; les hommes nous serraient
la main, et les femmes pleuraient.
Le dénoûment approchait cependant, dénoûment cruel, inévi-
table, que notre patriotisme cherchait à reculer encore, mais qui
n'en était pas moins prévu par tous les esprits sensés. L'échec de
Hontretout venait de prouver une fois de plus que Paris, réduit à
ses seules forces, ne parviendrait point à se débloquer. Le bombar-
dement si longtemps attendu avait enfin commencé à la plus grande
joie de toutes les Gretchen des pays allemands, impatientes de re-
voir leurs fiancés; chaque nuit, les canons Krnpp criblaient la rive
gauche de leurs énormes projectiles, et je me rappelle encore quelle
rage nous montait au cœur quand nous entendions sifller au-dessus
de nous ces obus qui, impuissans contre nos tranchées, allaient tuer
dans leur lit des femmes, des enfans, di.'s vieillards. Paris aurait
tenu malgré tout; mais la famine arrivait en aide aux Prussiens, le
pain allait manquer; dans tes bas quartiers, la mortalité était ef-
frayante : on parlait de 5,000 décès par semaine. Les habitans des
communes suburbaines, qui étaient rentrés dans !a ville aux pre-
miers jours dd l'investissement, nous revenaient peu à peu; sous la
proteciion de nos avant-postes, ils fouillaient la terre gelée pour
chercher dans les champs quelques légumes oubliés. Tous avaient le
teint hâve et maladif, les traits amaigris, les yeux brillans de fièvre;
les femmes surtout faisaient mat à voir : le corps à peine couvert
d'une mauvaise robe toute déchirée, elles traînaient à leur suite de
petits enfans transis et affamés. Les enfans nous demandaient en
passant un peu dj notre riz. Si du moins nos armées de province
avaient pu tenir la campagne! Quand j'arrivais avec mesjoumaux :
— Eh bien ! vaguemestre, me demandait-on, quoi de nouveau ce ma-
Un7 — IlÉlasl messager de malheur, je n'apportais jamais que de
nigiUrrlbyGOOglC
LES FDSILIEBS-U&HINS. 297
tristes notivelles. Les désastres se succédaient coup sur coup, au
nord, à l'ouest, au midi, partout, sans nous laisser le temps de
respirer. Après Orléans, Saint- Quentin; l'occupation de Dieppe
après celle de Rouen. Le dernier coup nous fut porté par la prise
du Mans. Chanzy battu, c'était notre suprême espoir détruit, la
France définitivement vaincue, Paris contraint de se rendre. J'a-
vais appris la nouvelle au fort d'Ivry en ouvrant les journaux. Je
revins à pas lents, le cœur navré. J'étais porteur d'un pli pour le
lieutenant de vaisseau commandant auprès de Vitry la batterie de
la Pépinière. Cet officier, M. Chasseriau , est un homme de vrai mé-
tite, spirituel, instruit, qui travaille (il travaillait encore à la tran-
chée dans sa petite cahute en planches mesurant 3 pieds sur &),
et qui aime bien son pays. En arrivant, j'étais si pâle qu'il pressen-
tit un malheur^ sans rien demander, il prit le journal que je lui
tendais. A peine eût-il lu quelques lignes qu'il pâlit à son tour et
me regarda. Je détourntûs la tète : nous avions tous deux de grosses
larmes dans les yeux.
Quelques jours après, l'armistice était conclu, mais cet armistice
ressemblait trop à une capitulation. Tout te monde ea connaît les
pénibles clauses ^ nous dûmes rentrer dans Paris. Ces tranchées où
nous étions restés si longtemps, ces forts que l'ennemi n'avait pas
même osé attaquer, parce qu'il y eût trouvé des hommes prêts à les
défendre, un coup de plume les lui livrait. La famine triomphait
de nous. Le 33 janvier, dans la matinée, l'ordre du départ fut
donné. Les Prussiens suivaient à /pielques pas en arrière ; nous re-
vîmes successivement tous les lieux que nous avions traversés cinq
mois auparavant, le village du Petit- Ivry, les faubourgs, la barrière,
et à deux heures de l'après-midi nous franchissions le mur d*en-
ceinte. Ah! nous avions rêvé un autre retour! C'eût été après la
victoire, avec des chants de joie et des fanfares, au milieu d'une
foule heureuse nous acclamant au passage. Sous les arcs de triomphe
élevés pour nous recevoir. Quelle amère déception ! Le ciel avait
une teinte grise et sombre, couleur de plomb, comme si la nature
elle-même eût voulu s'assooierau deuil de la France. Il faisait froid,
nos clairons se taisaient; nous marchions en bon ordre, d'un pas
régulier, car ces vaincus avaient conservé la dignité dans le mal-
heur. Les capotes étaient fripées et salies; mais les fusils brillaient
comme à la parade, et les hommes, le sourcil froncé, l'œil farouche,
manœuvraient gravement. La foule nous regardait passer silen-
cieuse, comprenant notre douleur et la respectant; on se montrait
tout bas nos braves officiers, qui mordaient leurs lèvres de rage, et
serraient convulsivement la poignée d'une épée désormais inutile.
Aux détouis des boulevards, nous rencontrions d'autres troupes de
marins qui revenaient des forts. Moins beureux que nous, ceux-là
,, Google
298 RBTDB DES DEUX H0KDE5.
n'avaient pu conserver leurs armes, cette dernière consolation du
soldat vaincu; canons et chassepots, il avait fallu tout rendre; on ne
leur avaii laissé que leurs sacs. Plusieurs, furieux, dans un accès
de généreuse révolte, avaient préféré briser leura fusils, et ils gar-
daient les culasses mobiles cacbëes au fond de leurs musettes. Ohl
qui pouiTftit dire ce que nous avons souffert? Quand je pense à cette
douloureuse journée, je sens encore mes yeux se gonfler de larmes
et le rouge me monter au front. J'aurais peut-être oublié bien des
choses, j'aurais peut-être pardonné aux Prussiens notre long séjour
aux tranchées, nos dangers, nos privations, nos misères, nos pau-
vres camarades frappés à mort; mais il est une chose que je ne leur
pai'donnerai jamais, c'est cette honte du retour qu'il nous a fallu
subir. Du moins les marins avaient-ils fait leur devoir, et, si Paris
ouvrait ses portes, ils n'avaient rien à se reprocher. En partant, ils
ont emporté l'estime de tous, même de leurs ennemis. M, Hamet,
commandant du fort de Montrouge, racontait le fait suivant, qui
s'était passé snus ses yeux. L'heure fixée par les conventions était
arrivée. Un officier prussien attendait à la tète de son détachement
que le fort fût évacué pour y entrer à son tour, grave, raide, em-
pesé, l'air fier et méprisant. Au moment où les derniers marins pas-
saient par la poterne, ses lèvres, dédaigneusement plissées, eurent
comme un sourire de satisfaction, lin vieux quartier-maître s'en
aperçut, un de ces loups de mer qui n'ont jamais eu peur. Il alla
droit à l'Allemand, et d'une voix vibrante: — Ne riez pas an moins I
dit-il en serrant les poings. — L'officier comprit sa faute, sa figure
devint sérieuse. — Rire de vous, je ne le voudrais point, répondit-il
aussitôt avec la courtoisie la plus parfaite, je songe plutôt à vous
admirer I
Peu de jours me restaient à passer encore parmi les fusiliers ma-
lins. Dès notre retour à Paris, M. Lamothe-Tenet, capitaine de
vaisseau, avait pris le commandement en chef des trois bataillons;
sa belle conduite k la seconde affaire du Bourget avait fait de lui
un des officiers les plus connus et les plus estimés de l'armée. Je
ne dirai pas comment nous fîtmes logés à la caserne de la Pépinière,
comment plus d'un mois nous attendîmes que l'assemblée fût con-
stituée, et, choisissant entre la paix ou la guerre, décidât ainsi de
notre sort. En cas de reprise des hostilités, toutes les troupes ré-
gulières présentes à Paris devaient, on l'avait dit, Être dirigées sur
l'Allemagne. Notre vie fut celle de tant de soldats — prisonniers
comme nous, avec cette exception toutefois que jusqu'au dernier
jour la discipline fut sévèrement maintenue et respectée dans notre
corps. De ces vaincus, beaucoup, démoralisés par le malheur et coi^
rompus par l'inaction, ivres, sales, en lambeaux, ressemblaient pins
il des meodians qu'à des soldats, et traînaient leur uniforme dans
nigiUrrlbyGOOglC
LES rOSOIEHSHMABINS. 299
toutes les boues; les Prussiens cependant caracolaient sur la place
de la Concorde! Ah I elle est bien vraie, la parole d'Homère : « que
Dieu enlève la moitié de leur âme à ceux qu'il prive de la liberté. »
Nous du moins, avec nos armes , nous avions su garder le respect
de nous-mêmes, et nous ne fûmes pas complices de cette nouvelle
honte infligée à la France. Enfin l'attente cessa; les députés, réunis
à Bordeaux, avaient ratifié les préliminaires de paix; nous étions
libres. En raison des condidons particulières où je me trouvais,
j'obtins d'être congédié à Paris même. J'évitais ainsi un pénible
voyage : il m'en eût trop coûté de revoir en vaincu cette ville de
Brest, que j'avais quittée au mois d'août, plein de confiance et d'es-
poir; la rentrée dans Paris m'avait assez fait souffrir. D'ailleurs nos
bataillons s'étaient partagés en détachemens : chaque marin devait,
selon l'usage, regagner le port d'où il était sorti, et je n'aurais eu
avec moi au retour qu'un petit nombre de mes compagnons d'armes.
Ceux de Rocbefort partirent d'abord, ceux de Cherbourg, puis ceux
de Brest et de Toulon.
Adieu donc, camarades, vous allez rentrer au pays; vous reverrez
la maison basse, assise au bord de la plage, avec ses murs de ga-
lets, son toit en pente couvert de chaume qu'effarouche le vent, et
les piquets plantés devant la porte où sèchent les filets; vous rever-
rez vos parens, vos amis; vous reverrez la grande table et le foyer
où une place vous attend depuis si longtemps. Hélas I je sais des
familles où l'on attendra toujours! Voici la vieille barque qui vous
servait k gagner votre pain; voici tous vos instrumens de travail,
les harpons, les paniers, les avirons usés sur le milieu, la lourde
voile réparée pendant votre absence. Allons, en merl bon vent et
bonne pèche I Comme vous avez lutté contre l'étranger, luttez au-
jourd'hui contre les Sots. Au bruit des canons et de la mitraille va
succéder le fracas de la tempête, le grincement des cordages, le
mugissement des vagues en courroux. Pour moi, rendu à, une exis-
tence plus tranquille, je ne vous oublierai pas; partout où aborde-
ront vos navires, partout où flottera votre pavillon, je vous suivrai
avec le cœur, et lorsqu' enfin, au jour de la revanche, la patrie ap-
pellera encore à elle tous ses enfans, oh ! ce jour-là nous nous re-
trouverons, camarades. Comme autrefois, nous marcherons à l'en-
semi, nous reverrons les champs île bataille, nous défierons encore
les balles et les obus. Le ciel alors nous donne la v»:toire, et puis-
siez-vous dans l'histoire de nos triomphes avoir une page ausâ belle
que dans le douloureux récit de nos nuUheurs,!
L. Louis Lakdb.
■ Google
MARINE D'AUJOURD'HUI
LA FLOTTII DE LA HBR-NOIRB.
Le xrii* siècle avait assisté à une entreprise merveilleuse, la
création de la marine française; cette marine avait osé naître et se
développai- en face des flottes déjà considérables de la Hollande et
de l'Angleterre. Notre siècle devait être témoin d'une audace non
moins grande : nous avons vu la Russie préparer en silence «ne
lutte qui semblait impossible, et se proposer de surprendre l'Angle-
terre et la France en flagrant délit d'infériorité. L'entreprise de
l'empereur Nicolas n'eut pas une meilleure issue que celle de
Louis XIV. Si les Français cependant n'avaient eu à combattre que
lesAnglmsàLaHougue, si les Russes en 1854 n'avaient eu à se me-
surer qu'avec une des deux flottes alliées, on serait moins fondé
peut-être à taxer de présomption la pensée lentement poursuivie
des deux souverains. La flotte du grand roi n'avait contre elle
que le nombre; les quarante vaisseaux du tsar furent surtout ré-
duits à l'impuissance par l'extension qu'avait prise depuis quelques
années sur les deux rives de la Manche cette marine de l'avenir
dont les préventions les plus opiniâtres n'avaient pu arrêter
progrès. Supposons un instant que l'art naval fût resté statioa-
nûre, on reconnaîtra qu'il n'eût pas été si facile, même & l'Angle-
terre et à la France réunies, de tenir enfermés dans Cronstadt les
vingt-cinq vaisseaux de la Baltique, dans Sébastopol les quimti
■ Google
LA FLOTTE DE LA UEB-KOIBE. 301
v&isseaux de la MerrNoire. La Russie a prolîté de la leçon. Nous ne
la trouverons plus en arrière d'aucune idée nouvelle; mais, chose
singulière à dire, si elle s'est laissé attarder dans une circonstance
aussi grave, si elle a montré un attachement ]M-esque aveugle à l' an-
cien ordre de choses, c'est que la fortune lui avait donné, — qu'on
me passe le mot, — un empereur trop marin. L'empereur Nicolas
avait voulu que la flotte russe, dans laquelle il mettait son espoir,
se formât sous ses yeux. Il assistait à ses évolutions, prenait un in-
térêt particulier à ses exercices. Il s'était à ce jeu imbu de tous les
préjugés des vieux oITiciers contre la marine à vapeur. Quand la
guerre éclata, il reconnut, mais trop tard, la faute qu'il avait com-
mise. L'histoire est remplie d'erreurs semblables : chaque progrès
méconnu s'est vengé en changeant la face du monde.
Ce ne fut point cependant sans quelque émotion que les deux puis-
sances coalisées s'aperçurent aux premiers symptômes de guerre de
l'avance importante que la Russie avait su se ménager. L'Angleterre
toutefois ne crut pas devoir en cette conjoncture recourir au suprême
expédient de la preste; elle se contenta d'activer par des primes plus
élevCes les engagemens volontaires. La France fit appel aux res-
sources de l'inscription maritime. Ces ressources dépassèrent toutes
les espérances. On avait épuisé pour armer déjà deux escadres les
dépôts établis dans nos cinq ports militaires. Les grandes pèches ve-
naient de quitter les ports de commerce, emmenant au loin plus de
12,000 marins. Comment arriver à former les équipages de la troi-
sième escadre promise à l'empereur, promise à l'Angleterre, qui
comptait sur son concours? La pèche cfitière et le cabotage firent les
frais du nouvel armement. On prescrivit la levée des marins qui
avaient accompli une première et même une seconde période de
service. En quelques jours, les équipages demandés furent au com-
plet; ils ne furent pas seulement au complet, ils furent admirables,
entièrement composés d'hommes robustes, aguerris, et dès le pre-
mier jour prêts à faire campagne. Un embarquement de trois ans au
moins sur les bâtimens de l'état les avait façonnés aux diverses fonc-
tions qu'ils allaient être appelés à remplir. Toute médaille malheu-
reusement a son revers. Pendant que les ports de guerre se réjouis-
saient, la consterniition régnait dans les ports de commerce. Un long
cri de deuil et de désespoir avait accueilli sur tout le littoral les or-
dres du ministre. C'étaient pour la plupart des pères de famille, des
patrons de pêche que cette brusque levée venait de ravir à leurs tra-
vaux, et dont l'industrie se trouvait ainsi compromise. Le souvenir
de celte année néfaste ne s'est pas encore effacé. Le succès obtenu a
donc été payé bien cher, puisqu'il a pu attirer sur U grande institu-
tion qui venait de manifester sa puissance d'une façon si éclatante
, Google
302 BETIIB MS DEDI MOIOWS.
les senles critiqaes fondées qv'oo huî ait jamais adressées. Le miDÎSr-
lère de la Ettarine, e» cette oecaskn, qiû n'était vraimeDt pas asses
iiDpérieose pour motiver nn tel déplokraent de ngueDr, avait péché
d'abord par excès de confiance; quand il se trouva pris au d^xHirm,
il pécha par excès de zèle.
L'administratioD de cette époque était très éprise des intérêts et
de la gloJre du département qui lui était e<Mi6i. Son premier eflbrt
fut exagéré. Pour le justifier, il eût fallu que la patrie fût en dai>-
ger. Nfrtre amour^propre seul était en péril. Cet amour-propre, il
lamt bien le dire, ent nne satisfaction qu'im n'aurait osé rêver à
complète : trois escadres apparaissant à la ftns snr les men dans
un si court délai 1 h. France primant l'Angleterre de vitesse, pré-
sente partout, dans l'Archipel, dans la Uer~Noire, dans la Baltique,
et partout se montrant avec honneurl Quel triomphe pour notre
organisation ! quel argument pour ceux qui la défendent, mais
aussi quel avertisseoient de n'en point abuser !
La campagne de Crimée a singuiièremoit grandi le r61e de ta
marine. Ce n'est pas seulement comme un puissant et vaillant auû~
liaire que )a marine est intervenue dans celte lutte : la Hotte y a été
pendant plus d'un an la base d'opérations de Tannée. C'est par ce
pont jeté en travers de la Mer-Noire que viennent incessamment les
monitions, les rraforts, les vivres, tout, jusqu'au b<NS de chauf-
fage. Pendant ce temps, une autre armée traverse en toute hâte les
plaines boueuses, les steppes immenses. Elle arrive épuisée par les
fatigues d'une longue marche; elle apporte le typhus, elle trouve en
arrivant la famine. En vun, la sainte Bussie redouble ses sacrifices,
et veut soutenir encore cette guerre i bras lendn. il faut qoe Sé-
bastopcd succombe, car Sébastopol est trop loin de Moscou, et, tant
qu'il y aura des flottes alliées, Marseille sera trop près de Kamiesb.
Voilà ce que vaut aujourd'hui l'ascendant maritime; voilà ce que
peuvent pour la destinée des empires les flottes du xii'' sièclel
Deux escadres se sont partagé la tàfhe de seconder l'armée de
Crimée dans ses opéralioiis : l'escadre de la Méditerranée, comman-
dée par le vice-amiral Hamelin, l'ef cadre de l'Océan, commandée
par le vice-amiral Biual. C'est sur le vaisseau le MonteMh, au-
tour duquel se groupait cette seconde escadre, que je suis entré
dans la Mer-Noire an mois de juin 1854, que j'en suis soni au mois
de novembre 18&5. Le Mottfebtllo étoil un ancien vaisseau à trois
ponts dont la construction remontait an temps du premier empire,
Od l'avait récemment pourvu d'une machine à hélice de 120 che-
vaux qui pomait, quand la mer était calme, lui imprimer une vi-
tesse de 6 à 7 milles à l'heure. J'avais vivement insisté auprès de
l'amiral pour qu'il arborât soo pavillon sur ee vaisseau mixte. L*a-
, Google
LA FLOTTE DB U. UEK-NOIRE. SOS
mirai avùt cédé à mes instances, mais non, je dois le dire, Ganjs
quelque bésitation. Le Montebello avait la réputation d'être un
mauvais voilier, et Je rêve de la plupart des oOiciers de marine
était encore à cette époque de ne demander à la vapeur qu'un se-
cours éventuel. L'ancien vaisseau de ligne, doublé d'une ff^gate à
roues qui pût le remorquer au busoin, leur semblait préférable à
ces navires hybrides dont la cale ne pouvait plus contenir que des
approvisionnemens insuffisans, et qui, mal servis par leurs voiles,
étaient souvent trahis par leur machine. N'avait-ou pas vu le Na~
poUon lui-même, ce vaisseau qui faisait des pas de géant, qui trô-
nait devant Abydos deux ou trois autres vaisseaux après lui, manquer
de soufile et s'arrêter court au milieu des escadres qu'il venait d'é-
blouir par ses prouesses? La marine à hélice, dans sa plus haute
expression, semblait n'avoir d'haleine que pour deux ou trois jours
de marche : la marine à. voiles était moins prompte sans doute à
franchir les distances, mais on la trouvait toujours prête à répondre
au signal. Ce n'était pas la lampe dont il faut à chaque heure visi-
ter le mécanisme et alimenter le récipient. Si la paix, qui durait
depuis quarante ans, n'eût point été troublée, la vieille machine
n'eût pas probablement accepté de si tôt sa déchéance. Les courans
des Dardanelles et du Bosphore, qu'elle ne pouvait refouler sans ua
vent favorable, mirent à tiop forte épreuve ses facultés restreintes.
Toutes les objections qui s'obstinaient à plaider encore en sa faveur
s'eiïacèrent devant le besoin impérieux de rapides transports et
d'arrivées ponctaelles. Le nouvel instrument ne devait pas d'ail-
leurs avoir un bien long règne. Les vaisseaux à vapeur avaient re-
légué dans rbisioire les vaisseaux à voiles; ils se virent à leur tour
chassés de l'arëoe par un engin de date plus récente. Les murailles
de fer succédèrent aux boulevards de bois. L'arcliitecture navale
en fut troublée jusque dans ses fondemens; l'artUlerie en resta
longtemps déconcertée. Il lui fallut enfiii céder à l'impulsion qui
emportait tout en avant, La lutte s'établit entre le canon rayé et le
vaisseau cuirassé. Cette lutte dure encore, et de l'issue que la
science lui réserve dépend la conslitutioo de la marine à venir.
Qui pourrait en effet saisir au passage l'expression essentielle-
ment changeante et fugitive de l'art naval au xix' siècle? La marine
d'aujourd'hui, ce n'est pas cependant le navire pi^rissable dont le
type se transforme sans cesse; c'est bien plutêt le personnel qui
monte aujourd'hui notre flotte. Laissons ce personnel changer à son
gré ses vaisseaux, ^ous le reconaatlrons toujours à son admirable
e^ril d'ordre et de discipline. Ce sont là les dieux lares que la ma-
rine française emporte avec elle, sur mer ou daas les camps, partout
Où peut l'appeler le service du paya. La part acUve et glorieuse que
■ Google
30& REVDE DES DEUX MONDES.
nos officiers oot prise à la guerre de 185i explique aisément le rdie
qui leur a été dévolu en 1870. La campagne de Crimée a été pour
eux la grande école; nous pouvons en méditer encore avec fruit les
leçons.
Le second empire n'a pas, à proprement parler, d'histoire mari-
time, mais il n'a pas non plus de fastes militaires dans lesquels la
marine n'ait inscrit ses services. Quand, pour me distraire du pré--
sent, j'essaie de vivre avec mes souvenirs, quand il m'arrive, dans
' la solitude que le temps m'a faite, de feuilleter mon journal de
bord, je m'aperçois que ce sont les mouvemens de nos armées, tout
autant que ceuT d<: nos flottes, qui en ont rempli les pages. La
campagne de Crimée entre autres n'a eu pour tliéâtre que l'horizon
qui pouvait être embrassé de la dunette de nos vaisseaux. Mous
avons, de cet observatoire, suivi, jour par jour et pendant de longs
mois, les prodiges de valeur et de patience qjii ont signalé notre
année à l'admiration du monde. Ce que j'ai vu, je vais le raconter.
I.
Tout un règne s'était écoulé pour notre marine d:ins l'attente
d'une crise qui n'éclata jamais. Chaque année appelait nos flottes
devant Besicka; chaque année les renvoyait déçues à Toulon. Une
génération entière d'officiers vieillit ainsi à l'entrée des Dardanelles.
L'amiral Lalande était mort en 18&5 sans avoir entrevu la terre
promise. Ses élèves devaient être plus heureui. L'amiral Hamelin,
le premier, franchit les portes de la Me^-^oi^e. Il était réservé à
l'amiral Bruat de voir crouler les remparts de Sébastopol. Le vice-
amiral Bruat avait été appelé, dans les derniers jours du mois d'oc-
tobre 1853, au commandement de l'escadre qui se rassemblait à
Brest sous le nom d'escadre de l'Océan. Il m'écrivit sur-le-champ
pour me proposer d'être son chef d'état-mijor. « Nous conUnuerons
ensemble, me disait-il, les traditions de votre digne père et celles
de l'amiral Lalande. » L'escadre de l'Océan se croyait destinée à
opérer dans la Baltique. Elle reçut l'ordre d'entrer dans la Médi-
terranée. Les Busses vendent de franchir le Pruth, et menaçaient
de se porter au-delà du Danube. On h&ta notre départ pour Galli-
poti. Une armée anglo-française se trouva bientôt rassemblée à
l'entrée de la mer de Marmara.
II y avait lieu de croire que les progrès des Busses ne nous lais-
seraient pas le temps d'aller défendre Constanlinople; on éprouvait
même quelques craintes pour la sûreté des Hottes mouillées dans le
Bosphore. Il fallait assurer du moins leur retour et se créer en même
temps une base d'opérations d'où l'on p&t, à un jour donné, re-
, Google
LA FLOTTE DE LA HER-NOIRE. 305
prendre l'offensive. Pour répondre à ce double objet, un fossé de plu-
sieurs mètres de profondeur coupa l'istbme de Gallipoli d'une mer à
l'autre. La pré(^aulion parut sage aux Anglais, et, quand il 8'.igit de
se ra;)pro:her de Constantinople, je me souviens d'avoir vu leurs
géni^raux indiquer du doigt sur la carte un autre isthme, plus voi-
sin du Bosphore, à travers lequel ils traçaient déjà en pensée de
nouvelles lignes de défense. L'ascendant moral n'était donc paa, au
début, de notre côté; il ne se déplaça que par suite des lenteurs du
siège de Silistrie. Ce ne fut pas le moindre mérite de nos braves
généraux d'Afrique d'avoir su promptement !e ressaisir en dépit
des exagérations qui s'obstinaient à grossir les forces et les res-
sources de l'armée russe. Cette armée, qu'on disait innombrable,
demeurait arrêtée sur les bords du Danube. EUe se fondait dans les
marais au milieu desquels on l'avait campée. Elle n'appuyait pins,
comme en 1821, sa gauche à une flotte maîtresse de la Mer-Noire.
Privée d'un pareil secours, elle était plus près de repasser le Prulh
que de franchir les Balkans. Les alliés pouvaient évacuer sans
crainte la presqu'île de Gallipoli; ils résolurent de se porter en
avant, et leurs troupes commencèrent à se concentrer à Varna. L'ne
partie de ces troupes prit passage' sur l'escadre de rOc<'an. Au mois
de juin 1854, nous défilions devant Constantinople et faisions notre
entrée dans la Mer-Noire. *
Nous amenions à l'amiral Hamelin six vaisseaux de ligne, dont
trois vaisseaux à hélice, le Montebello, le Jean-Bart et h Aapotéon.
La flotte alliée n'avait possédé jusque-là que trois vaisseaux à va-
peur : un vaisseau français, le Charlemagne, deux anglais, le 5/m*-
Pareil ni V A gamemnon. Le pavillon des amiraux Hamelin et Dun-
das était arboré sur des vaisseaux à voiles, la Ville-de-Paris et le
Briianniit. La flotte que nous venions de rallier s'était déjà pré-
sentée devant Sébastopol. Elle avait reconnu le« fortifîcatinns sous
lesquelles la flotte russe s'obstinait à rester abritf'e, et l'on assure
que la grave pensée d'une expédition en Crimée naquit du projet
d'un coup de matn qui eilt mis au pouvoir de nos troupes la partie
de ces défenses qu'on jugeait la plus accessible. L'idée insensible-
ment avait fait des progrès; tout à coup elle prît des proportions
inattendues. Inquiets de l'attitude de l'Autriche, les Bui^ses avaient
levé le siège de Silistrie. Les armées alliées n'avaient plus d'objectif,
tin an d'elTorts et de préparatifs leur aurait à peine suffi pour se
mettre en état de poursuivre l'ennemi, décidé à reculer. Attendre
ainsi l'hiver dans les cantotmemens de Varna, c'était ruiner le mo-
ral des troupes, les exposer à se dissoudre sous la double influence
du climat et de l'oisiveté. Quelle opération cependant pouvait-oi;
tenter avant l'hiver, si ce n'est une opération où la flotte tiendrait
TOI» sor. — ItTl. SO
nigiUrrlbyGOOglC
300 lEVCE DES BEUX KONDES.
lien de tout autre moyen de transport? On avait le désert devaat
•oi, ce désert, ii est vrai , par lequel étaient venues les grandes io-
vasioiis des barbares; mais on n'avait pas les chariots qui servaient
aatrefois aux migraUons des peuples. 11 n'y avait donc que deux
partÎ3 à prendre : traiter à Varna, ou porter la guerre en Crimée. Je
m'étonne aujourd'hui que nous n'ayons pas tons recoona dès le
principe à quel point cette alternative était inévitable.
Diverses circonstances peuvent expliquer des hésitations dont les
(rfns fermes esprits eurent leur part. Porter les forces alliées sur
la rive asiatique de la Mer-Woire , c'était isoler l'Autriche et l'arrê-
ter sur la pente de l'alliance qu'elle semblait disposée à conclure.
C'était aussi jusqu'à un certain point cesser de couvrir ConstanU-
nople. D'un autre côté, à quoi serviraient les échecs inHigés aux
Basses, les réductions de territoire qu'on leur imposerait, si l'on de-
vait laisser la capitale de l'empire ottoman sous la menace perpé-
tuelle de SébostopoU Les Anglais discernaient très clairement ta
nécessité d'en finir avec ce guetteur incommode. La seule chose qui
les embarrassait, c'était de trouver le moyen de le supprimer. Oq
ne possédait aiicnne notion précise sur la Crimée r c'était toujours la
farouche Tauride inabordable aux étrangers. Le voyage de Pallas,
déjàvieuT de près d'un ùècle, était encore le meilleur document que
l'on pût consumer. Fort exact dans ses descriptions, ce voyageur ne
laissait pas cependant pressentir bien nettement ce que devt^naient
eo été les divers cours d'eau qui descendent des montagnes. La Bel-
bek, la Katcba, l'Aima, la Bolganac, ét^uit-elles au mois d'août des
rivières ou des torrens desséchés? Avant de songer à débarquer,
cesame on en arait le projet, entre Eopatcria et Sébastopol, il était
indispensable d'éclaircir cette question. La (lotte à la rigueur pou-
vait nourrir l'armée, elle ne pouvait pas l'abreuver. Dii~sept vais-
seaux partirent de la baie de Baltchick, sous les ordres de l'amiral
iBruatet de l'amiral Dundas, pour aller opérer une reconnaissance
dont le résultat devait décider fa poursuite ou l'abandon de l'expé-
dition. Bad bofiom, no irater, tlupid seldiers! <i mauvais fond, pas
d'eau, les soldats sonrt stupidesl n tel fut le signal laconique par
lequel, sous les murs mêmes de Sébasti^ol, un humoriste anglais
exprimait l'impression que cette exploration lui avait laissée; mais
cette boutade n'était pas une (^nion skieuse. Le fond était excel-
lent; l'Aima, quoiqu'on fût au cœur de l'été, coulait encore à pleins
bords, et les soldats qui voulaient aller en Crimée avaient r-iison.
Le retour des escadres à Bahcbick. permit de discuter de plus près
le plan du débarquetneoL Pour choisir le point oii s'opérerait la
descente, il y avait trois considérations c^itales qu'on ne devah
junaie perdre de vtie : l'armée ne pouvait marcher, puisqu'elle
■ Google
Ll FLOTTE DE S.X MER-NOIRE. S07
manquait de moyens de traasporb il lui futkit camper près d'un
coure d'eau, «llo était tenue de resler poun-ivre en commuuicatton
constante avec la flotte. C'était tléàgner d'avance la a»ne tîmitiJe où
elle preodrajt terre. Cette aone s'étendait de l'embouchure de l'Aima
. à l'wnbonchure de ta Belbek. Le maréchal 4e SaJjiit-A,rDa«d eût
préféré la presqu'île Chersonèse. Il trouvait là, pour se mettre au
besoin sur la dêTensà-ve, une forte posiiiou qui le tentait. Oa con-
naît la stiucture de la péoùisule où débarqua Jadis saint WJadimir.
La prestfu'Ile Cbsrsooèse'est i»rnée, du côté du aotd, par un boh-
dain df^c-hirement 'du eol -qui la «épane de la Crimée ,prtq>fieo)ent
*te. Cet enfoncemoBt Bornae la i»de de Sébasêapol. Lne série de
ravins ooiipe en outre la presqu'tle dans une direction per^ncU-
culaire à celle qu'affecte Je grand bras de mer où sont mouillés las
vaisseaux. Chaque ravin, en aboutissant au rivage, devient une
Mise. Il y a ainn neuf ravins et neuif anses ^tincts sur dû es-
pace 4« ■« milles eHvirOD d'éteodae. De ces neuf basâns, la 'dé-
fense en avait wnelt^é (jualre; elle avait négligé les cinq autret.
Les baies d« Peshana et de Jtereon ne creusaient dans k rivage
(ju'uHe courbe presque insansible^ mais celles de Kazatoh, de Sa-
micsh et de Streletzka y marquaient des décsupares pEefbades tMt
aussi bien que l«8 darses de la quarantaine, de l'ai'tilleTÔe, de l'anii-
ratrté et â-a carénée, oompii^ee dans la vaste ^iceinte de ta rade,
^es bassins ^aërisurs étaient malbeureasenient ouverts aux vents
' du nord, les v^its tes {vtusvioJsos quisoafllentrsur la Mer-Noire; «d
oe ^lensait pas qu'on y pût trouver un -mouUlagj. On compreadiB
facileiuent notre eneur ■: les Ausses eux-mAoïes l'avaientiiartagôo.
Aucune précauUon n'avaù. été prise pour interdire aux vaisMaux
ennemis l'accès de ces porta inôcannus..L'eipérieBce et la nécessité
pouvaient seules redreesor Jes jugemaos à cet égard. La marine
d'ailleurs eut-elle changé d'Bvis, e^-elle adapté pour y débai-quffl:
Tarmée la' presqu'île Cbtvsoaèse, que le général en cèef, éclaM
par k réilexion, aurait refusé d'y dgsoeodre. On lui avait fait ob-
server que pas un filet d'-eau n'acroeajt oe pilatean u'ide. Il sem-
blait 'doiRC impossible d'y asseoir im csn^, à plus forte raison de
s'y établir pour kire un 'siége. Après s'âtre longtamps consulté, il
futendii décidé qu'on débarquerait à l'onbouchtaw de la Ratcha.
Le Times se ohxrgea de l'onaoncer à l'Ëunspe.
La Providence semble quelquefois se plaine & tromper les espé-
rances les phi8 judicieuses. lEu revanche, elle fait souvent tourner
DOS plus grandes im^nideDces Jk uMre profit. L'indiscrétion du
ri'riMHKeiTitÀooDvaiBcne'lesflaSHesqoejnsuB n'avions (Msle doe-
.«ein d'aUer «n Grimée, 4p» ce firojet, à IraulecMDt avoué jusifK
dans ses moindres âéCùU, n'Ëtait qti'tcuâ ttiate Juàiilo, et qu'au ^ieu
D„j,i7<-,ibvGoogIc
308 BEVUE DES DEOX HONDES.
de dégarnir la Bessarabie, c'était dans cette province qu'il fallait
nous attendre et se renforcer. Malgré toutes ses instances, le prince
Hentcbikof dut rester en Crimée avec 23,000 hommes d'infanterie,
1,200 sabres et 36 pièces de campagne. Ce ne fut qu'au dernieï
moment qu'on lui envoya quelques bataillons détachés de l'armée
du Caucase.
Il faut s'être trouvé à Varna an mois d'août 185A, avoir assisté
aux péripéties des conseils qui se tinrent à cette époque, pour bien
comprendre l'énergie de ta détermination qui jeta noire armée sur
la terre lointaine où elle ne pouvait espérer de salut que dans la
victoire. Il faut surtout se rappeler au milieu de quelles circon-
stances cette grave résolution fut prise. En arrivant sur la rade de
Baltchtck, nous y avions appris la reconnaissance désastreuse de la
Dobrutscha. Le choI(^ra etiit dans l'armée. Quelques jours apiès, il
s'abattait sur la flotte^ jamais épidémie ne fut plus foudroyante. On
eût dit que l'air qui nous entourait avait cessé d'être respirable.
Les escadies se hâtèrent de quitter la rade pestilentielle; la plupart
des vaisseaux cherchèrent au large une atmosphère plus pure. Nous
préférâmes aller diiposer nos nombreux malades sous des tentes que
nous dressâmes dans la plaine de Varna. A bord de quelques na-
vires, !e choléra avait passé à l'état chronique, chaque jour il dé-
signait et emportait deux ou trois victimes. Sur le Monttbello, il
balaya d'un coup d'aile tout ce qu'il avait marqué pour la destruc-
tion : deux cents hommes sur onze cents périrent en quatre jours;
nous pûmes alors reprendre en quelque sorte haleine, et nous nous
comptâmes, étonnés de nous retrouver encore si nombreux. L'ad-
mirable* sérénité de notre chef, sa gatté communicative, eurent
bientôt ramené la confiance parmi nous.
L'orage qui avait fondu sur les flottes s'était à peine dissipé que
déjà les préparatifs de l'expédition reprenaient leur cours. J'aime-
rais à raconter avec quelle entente et quelle activité ces préparatifs
si importans ont été conduits; mais je veux éviter de me perdre
dans de trop minutieux détails. Ce serait d'ailleurs la tâche du
chef d'état-major de l'escadre de la Méditerranée plutôt que la
mienne. L'honneur d'avoir débarqué l'armée du maréchal Saint-
Arnaud en Crimée appartient toubenlier à l'amiral dont le pavillon
flottait à bord de la Ville-de-Paris. L'amiral Hamelin commandait
en chef les deux escadres qui formèrent l'armée navale de la Mer-
Noire. Le commandument en chef crée seul la responsabilité. Jus-
qu'au mois de décembre 1854, nous n'avons été que des subordon-
nés dévoués. Notre rôle indépendant commence avec les mauvais
jours. A l'escadre de la Méditerranée le débarquement triomphant
d'Old-Fort 1 A l'escadre de l'Océan les longues épreuves de Eamiesh.
nigiUrrlbyGOOglC
LA FLOTTE DE LA UER-NOIBE.
II.
Le sort en était jeté. Nos vaisseaux avaient reçu quatre divisions
d'inTanterie, les vaisseaux anglais cinq divisions et un millier de
chevaux, l'escadre turque deux brigades, sur le concours desquelles
on comptait médiocrement. La cavalerie française, faute de navires
qui la pussent transporter, avait été renvoyée à Andrinople. Le
8 septembre, les (lottes alliées appareillaienl; de la rade de Baltchick.
Jusqu'au dernier moment, on avait douté que nos chefs voulussent
persister dans cette aventure. A Varna môme, on s'imaginait en-
core que la desttnalton avouée était Sébastopol, la desLination réelle
Odessa. Les bruits les plus aiarmans se propageaient avec une per-
sistance incroyable. On assurait qu'on ne trouverait pas moins de
140,000 Russes en Crimée. 11 fallait on grand sang-froid pour ré-
sister à toutes ces rumeurs. Les généraux cependant n'hésitaient
plus que sur le choix du lieu où ils iraient aborder. Pendant que
les flottes erraient dans la Mer-Noire, airêtées par des vents con-
traires, cette importante question, qu'on avait crue tranchée, venait
d'être remise inopinément à l'étude. En débarquant sur les bords
de la Katcba, on aurait, disait-on, à opérer une descente de vive
force, et l'on ne tarderait pas à être abandonné de la llotle. On en
revenait ainsi par un long détour à parler de EafTa, combinaison
qui s'était déjà produite, mais qu'une grave objection avait fait
écarter. Kafla est en effet à 200 kilomètres de la place qu'on vou-
lait conquérir. On ne pouvait, sur la côte de Crimée, trouver une
rade plus sûre, un point de débarquement plus facile; seulement,
après avoir choisi KaHa pour hase d'opérations, arriverait-on jamais
' sous les murs de Sébastopol7 Pour bien des esprits, la chose ét^t
au moins douteuse.
La flotte continuait à se rapprocher du cap Tarkan, son premier
rendez-vous; un immense convoi l'avait ralliée en pleine mer, et
l'on ne savait pas encore où cette masse confuse irait jeter l'ancre.
On délibérait avec anxiété. Le général en chef, qui se trouvait en
proie aux plus vives souffrances, n'assista pas au conseil. Une nou-
velle reconnaissance fut faite avec son aveu, et de guerre lasse on
finit par s'arrêter à un compromis. L'armée consentit h marcher
sans transports, à blvaquer sans eau. La marine lui promit un dé-
barquement qui ne serait pas sérieusement inquiété. Entre Eupato-
ria et l'embouchure de l'Aima, à quatre journées de marche de Sé-
bastopol, le rivage d'Old-Fort offrail, une plage découverte, flanquée
par deux lagunes. Cette plage, que la flotte pouvait balayer de son
artillerie, était merveilleusement propice à la descente. On s'y pré-
, Google
510 REn'E DBS DEUX MORDES.
cîpita, oubliant les Inquirludcs les plus exagérées comme les plus
légitimes, enivré de i'enihousiasree do moment. Ceux qui préten-
dent qu'à la guerre il ne faut jamais rien donner au hasard, qui
veulent des succès assurés et sa montrent impitoyables envers la
duiaite, feront bien de médilev la campagne de Criiiiéc.
Cnofiicier russe, le lieutenant Stetenkoe, observait, par ordce
du prince Menlcbikof, la partie da la côte vers laqu'Ile s'éiaient
dirigées- nos flottes. I! vit nos premier» bataillons se i-aiiger sur la
plage et y former bientôt un vaste front de bandièra. Ce fut le seul
ennemi témoin de notre débarquement. L!invasion de la Grimée
s'était accomplie sans coup férir. Le prince Mentchikof no montra
nulle émotion en apprenant cette noux-elle. Depuis longtemps, U s'y
attendait. 11 avait pref»8cnti et annoncé que le» alliés trouveraient
toute autre o^fération impraticable, qu'ils n'iraient point en Bessar-
rabic, qu'ils n'iraient pas davantage à Kaffa, et que ce serait entre
Hupatorîa et Sébastopol qu8 la première action, s'engagerait. Si
jamais les lettres que le prince écrivit à cette époqjie sont desliiées
à voir le jour, on sera surpris qu'un langage aussi ferme et aussi
sen^é n'ait pas produit à Saint-Pélersbourg plus d'impr«9si«n.
Le premier soin de nos troupes, dus qu'elles eurent formé- les
faisceaux, fut de creuser des puits dans lu sable. 0;i u'y recueiJIit
■ qu'une eniï saumàtre. Les soldats s'en contentèrent; les cbn.vaus se
montrèrent d'aboi-d plus di(licili;s. Les préparatifs du d'part se
traînèrent pendnol trois jourss L'armée leva enfin le camp.,, et la
flotte la suivit en côtoyant de près le rivage Dans l'api-ès-inidi, oi»
fit balte sur les bords de la Bulganak. Jusque-là, on n'avait point
aperçu de troupes russe»; mais on vit alors apparaître dans la.
pTaine de longues files d'escadrons dont lus ca&r.]ues brillans relui-
saient au soleil. Cette cavaleiie s'approcha de nos lignea, Quelrjues
canons furent mis en batterie pour la recevoir. Les escadrons russes.
se replièrent; ils avaient reconnu nos forces. De part et d'autre, on
86 prt'parait pour le lendemain à la bataille.
Le prince Mentchikof n'avait pas voulu nous att^nOre dans Sé-
bastopol. Il avait la prétention de nous en barrer k roule. Son ar-
mée s'éiait grossie de quelques régiaiais envoyés en toute bâte à
son aide; il y avait' joint les troa|)es de maiine qui formaient la
garnison dus vaisseaux, et avait occupé les hauteurs au. pied des-
quelles se déroule le cours sinueux de l'Aima. Malgré les renforts
(ju'elle avait reçues, l'armée russe restait encore inférieure en-
nombre aux armées alliéesi mais le prince avait une confiance ab^-
solue dans la forte position' qu'il avait choisie. Il apparteJiait aux.
allies de prendre l'offensive, lia devaient attaquer à sept heures
du matin : ce ne fut qu'à midi et demi que dos premiers soldat?.
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LA FLOTTE DB LA HEH-MOIBE. 311
commencèrent à gravir la falaise. Us avaient travei-sé à gué la ri-
vière et montaient lentement, les uns suivant à la file un sen-
tier, les autres rt^pandus à droite et à gauche, se faisant un chemîn
des aspérités de la roche. Au sommet de la falaise s'étend un vaste
plateau à peine accidenté par quelques mouvemens de terrain. T3ne
lueur étrange a brillé tout à coup au-dessus de cette plaine déserte.
C'est la pointe des baïonnettes qui scintille. Nos soldats ignorent le
danger qui les menace. L'ennemi est sur leurs têtes sans qu'ils
puissent soupçonner sa présence. La ligne d'acier peu à pi;u grandit
et devient plus distincte.
A bord d^ nos bâûraens, une incroyable angoisse a serré tous les
cœurs. Plus de doute! ce sont des bataillons en marche. Yoili Les
casquettes blanches de l'armée du Caucase. L'ennemi s'est enfin
montré à découvert; 11 se penche sur l'escarpement. Nos tirailleurs
se rejettent en arrière. — C'est une déroute! — s'écrie-t-on de
toutes parts. — Non, ce n'est pas une déroute : c'est le commence-
ment de la victoire. Nos vieux soldats d'Afrique sont faits à ces sur-
prises. Chacun d'eux, en reculant, a choisi son poste. Le moindre
rocher les abrite, le" plus léger pli de ten'ain leur sert à s'embus-
quer; ils i-épondeiit sans s'émouvoir au tir ])loDgeant des Russes.
Un chasseur à pied sort d'une anfnictuosité à mi-côte, il épaule
son fusil, penche sa tête sur la crosse, et vise longtemps avant de
faire feu. Quelle précaire existence lient-11 ainsi sut-pendue au bout
de sa carabine? Le coup part, un cheval noir galope sans cavalier
à travers la plaine. — Cette fois ce sont les longues capotes grises
privées de leur chef qui reculent; nos soldats s'élancent, la crête
dn plateau est en leur pouvoir.
Les alluvions de l'Aima ont jeté à l'embouchure du fleuve comme
un pont étroit entre les deux rives. Des soldats passent l'un après
l'autre sur cette barre; leur défilé menace de se prolonger jusqu'à
la nuit. An loin, dans l'intérieur, un village est en flammes. l£s
cosaques, qui viennent d'y mettre le feu, s'enfuient de toute la vi-
tesse de leurs chevaux. Derrière eux, l'incendie dévore les meules
de blé. Partout le pétillement de ïa fusillade est marqué par de
minces colonnes de fumée. La bataille se dessine, elle tend h tour-
ner les Russes par leur gauche; mais où sont donc les Anglais? Il
est trois heures de l'après-midi, et les Anglais ne paraissent pas
encore. Les voici, les voici enfin! Leurs bataillons, alignés comme
k la parade, marchent sur une batterie qui fait de larges trouées
dans leurs rangs. Au centre ondoie et brille un vaste drapeau de
SMC. La batterie charge et lire; les Anglais ne cessent pas d'avan-
cer. Tout à coup les avant-trains des canons russes s'approchent;
la batterie, rapidement attelée, remonte au galop la colline. Hurrah
■ Google
312 BETUC DES DEUX MONDES.
pour nos alliésl Quel obstacle imprévu les arrête? D'où vient que
ces masses victorieuses, près de franchir le retranclieinent évacué,
tourbillonnent? Les habits rouges sont charg-^s à la baïonnette. Pas
un coup de feu; c'est une lutte acharnée, une lutte corps à corps
qui s'engnge. Les Anglais dispersés se répandent dans la plaine.
Les réserves par bonheur sont à portée. Formés en seconde ligne,
les higldiinders et les guards ouvrent leurs rangs pour laisser passer
les fuyards. A leur tour, ils s'avancent; c'est un nouveau mur qui
marche. Tout l'effort de l'ennemi vient se briser contre ce front in-
trépide. La victoire cependant hésite encore; nos soldats la déci-
dent. Maîtres du plateau, ils descendent en foule dans la vallée. Ce
mouvement est pour les Russes le signal de ta retraite. La bataille
s'éloigne, et nous voyons s'éteindre les dernières lueurs du canoD.
Tel a été pour la (lotte le spectacle de cette grande journée. Les
Anglais, qui seuls avaient de la cavalerie, devaient tourner la droite
des Russes et les rejeter vers la mer, où nos bâtimcns se tenaient
prôts à les accabler. Divers incidens conduisirent à un résultat in-
verse. Ce furent les Anglais qui abordèrent les Russes de front, et
nous qui, tournant le (lanc.gauche de l'ennemi, le rejetâmes sur la
route de Symphéropol. La stratégie est un grand art; mais les plana
dressés sous la tente se modifient singulièrement sur le terrain. Les
vaincus ne furent pas poursuivis. Leurs pertes avaient été consi-
dérables; les nôtres n'avaient pas laissé d'être sensibles. Cepen-
dant la k' division tout entière, une brigade de la première et le
contingent turc étaielit intacts. Ces troupes avaient pris peu de part
au combat. On les eût probablement lancées sur l'ennemi, si la nuit
n'était survenue. Il fallut tout un jour pour reformer les bataillons
décimés, pour enterrer les morts, pour transporter les blessés sur
les navi es qui devaient les déposer à Constantinople. On dit que
les blessés d'une armée victorieuse guérissent vile; quand on a
vu l'air radieux des blessés de l'Aima, on le croit sans peine, la.
flamme du patriotisme illuminait jusqu'aux traits des mourans. J'ai
assisté au lendemain d'autres victoires, je n'ai jamais retrouvé uq
pareil enthousiasme. L'Aima, c'était notie première revanche depuis
Waterloo : le cœur de la France en fut soulagé.
La route de Sébastopol était ouverte. Les flottes continuèrent
d'escorter l'armée, et jetèrent l'ancre devant l'embouchure de la
Katcha. Un aviso alla reconnaître l'entrée du port. Il revint annon-
cer que les Russes avaient coulé dans la passe cinq vaisseaux de
ligne et deux frégates. Cette opération avait eu lieu avec une telle
précipitation, qu'on n'avait pris letemps de retirer des vaisseaux
coulés ni les canons, ni les munitions, ni les vivres. La plupart des
bouches â. feu qui armaient les forts du nord avaient également été
, Google
LA FLOTTE DE LA UER-NOIRE. 0x3
jetées à la mer. Le prince Mentchikof campait avec les débris de
ses troupes dans la plaine de Balaklava, et les Russes semblûeot
vouloir se borner à dÉfendre la rive méridionale du port, sur laquelle
s'élèvent les établlssemens de la marine. L'autre rive est protégée
par la citadelle de Sievernaïa. Cette citadelle est un ouvrage bas-
tionné capible de recevoir 10,000 hommes; mais la fortilication
n'avait pas été entretenue, et l'escarpe tombait en ruine. Le prince
croyait que les alliés empoiteraient cet ouvrage avec l'éJan qui ve-
nait de déconcerter son plan de défense à l'Abna. Quant à l'aclion
des flottes, il en exagérait aussi la portée. Du toutes les places du
inonde, Sébastopol était peut-être celle qui possédait les moyens
les plus formidabliis pour repousser une attaque maritime. L'arme-
ment des ports et de la rade comprenait A39 canons. J'ai entendu
un illustre maréchal faire à ce propos une remarque bien juste ; si
l'on osait tout ce qu'on croit l'ennemi capable de tenter, si l'on
mettait dans ses propres projets la moitié seulement de la témérité
qu'on prête à ses adversaires, l'histoire ne serait remplie que de
traita d'audace; mais les fortifications prennent une tout autre face,
suivant qu'on les considère du dedans ou du dehors. Pour se per-
mettre de brusquer les choses, il eût fallu être dans le secret des
découragemeiis du prince Mentchiitof.
' Dans les armées alliées, on avait toujours pensé qu'un siège ré-
guli>;r était inévitable. .On était parti de Varna avec le dessein bien
arrêté d'ouvrir la tranchée devant la citadelle. Près de mettre ce
plan à exécution, nous noua aperçûmes que les pièces de gros ca-
libre qui garnissaient les ouvrages avanc's envoyaient leurs boulets
au-delà des bords de la Belbek; on n: pouvait songer à établir ses
magasins sous le canon de l'ennemi. Il fallait donc mettre la rivière
entre le camp et les travaux d'approche. CetLe disposition offrait de
graves inconvéniens. Ne valait-il pas mieux transporter soudaine-
ment l'att^tque sur la rive où l'on n'était pas attendu? Grosse ques-
tion à résoudre, et qu'il fallait résoudre dans un moment où le com-
mandement allait changer de mains.
Le maréchal de Suint-Arnaud ne vivait plus depuis deux mois
que par l'efTort d'une volonté énergique. Des crises terribles avaient
plus d'une fois répandu l'alarme dans le camp. Même après le dé-
part de Varna, il était douteux que le maréchal pût toucher la terre
de Crimée. La victoire sembla l'avoir alTranclii de la nécessité de
vîvi e. Pareil au prophète, il laissa retomber ses bras dès que l'en-
nemi fut en fuite, et cessa une lutte que d'atroces souffrances
avaient mise au-dessus des forces humaines. Le vainqueur de l'Aima
léguait à son successeur une l&che dîflicile. Le triomphe dont il
emportait l'honneur dans sa tombe n'avait rien conclu. 11 restait
■ Google
31a BEVUE DES DEUX 1H»IDES.
a-vaBt de se rembarquer à prendre S^Mstopol, et Sébastopol, ay^at
eu le loisir de coznpLer ses ennamis, se désespérait plus de les re-
pouBser.
IlL
Le général Canrobert avait remplacé le maréchal de Saint-Ar-
naud. L'esprit de décision qui nous avaîL ^ hardiment laocds dans
cette campagne ne cessa pas d'inspirer les résolutioos du comman-
deneat. L'armée reçut de la flotte quati'e jours de vivres et prit, à
■ travers les loontagnes, le chemin de la presqu'île Chersouèse. A
ceSte nouvelle, le prince MentchîlLof quitta, brusqitement la plaine
de Balaklava pour se porter sur Symphéropol et Batchi-Serai'. II
reatoit ainsi en communicatioa avec les provinces de l'empire. S'il
ne pouvait sauver Sébastopol, il sauverait au moins la Crimée. Il y
eut un moment de surprise dans la flotte quand on n'aperçut plus
les tentes de notre amiée, et une cruelle période d'angoisse lors-
qu'il fallut passer quatre longs jours sans nouvelles. Les premiers
éclaireurs parurent enfm dans la piaLne de Balaklava. Les alliés
desceudaieut des hauteurs de Mackensie; les Russes remoutaieot
vers Sj-mphéropol. Les deux armées avaient échangé leurs positions.
C'était la nôtre qui occupait la presqu'île Chersonèse; c'étaient Idfe
troupes du prince .Uentchikof qui allaient camper sur les bords de la
Belbek. Ce croisement s'était l'ait sans combat. Il n'y avait eu qu'une
rencontre fortuite dans les bois entre les deux arrière-gardes. Si
l'on se repolie aux délibérations qui avaient précédé le départ de
l'expédition, on sera étonné de voir avec quelle facilité les objec-
tions les plus fondées en apparence s'étaient évanouies devant des
nécessités impérieuses. Après avoir déclaré qu'on ne pouvait mar-
cher, dépourvu qu'on était de tout moyen de transport, on avait
pris terre à plusieurs jours de marche de Sébastopol; avant d'avoir
trouvé à vivre sur le pays, on s'était séparé de la flotte^ sans certi-
tude d'y rencontrer de l'eau, on venait de se jeter dans la presqu'île
tA l'on n'avait point osé débarquer. La campagne de Crimée pour-
rait s'appeler la campagne des résolutioas imprévues; mais tout
réussite ceux que le ciel seconde.
Par suite du changement de front qu'avaient opéré les alliés, les
Anglais auraient dûcette fois s'appuyer À lamer, laissant nos troupes
eontiauer à former l'aile droite. Un autre arrangement prévalut.
L'amiral Lyons, avec un détachement de la flotte anglaise, avait
occupé le port de Balaklava, sur le revers méridional de la pres-
qu'île, nous laissant la baie de Kamiesh pMir y établir nos maga-
fâtts. Cette combinaison entraioait la formation de la ligne en ordre
■ Google
LA FL93TB DZ LA lUlt-NOISE. 315
reQversé. Les Ironpes dont KAmiesh éuit la base d'opérations n!au-
raicDt pu coaservei' la droite aaj^<^ lears coaunauicatioiis se crot-
saâseat avec cdies de l'armée qui devait tirer ses approvisioBne-
meits de liilakiava. Les Anglais croyaient avoir fait daâs eette aoae
étroite et profonde, dont le premier aspect rappelle un peu celui de
Mnbon, u»e acquisitioD merveilleuse. Us s'y étaient iustaltùs avec
uoe socte d'avidité jalouse, comme s'ils avaient oraiot qu'on Leur
disputât Leur conquéts. La fortune se domia encore en cette occur-
rence le laaiia plai&ii d» déjouer les calculs de la prudcHoe humaine.
Le port de Balaklava fut tueiitôt encombré par lus bâtimans qaii s'y
accumulèrent. Les vivres et les muuiiiocia qu'on débarquait ^ns:
cesse restèrent abafidonnés sur les qoais sans pouvoir giavir le»
rampes abruptes par lesquelles- il eût fallu les amener au camp. Le
nuMiilIage extérieur, bal tu par las veots du sud, mit. en constmt
péril les nuïres forcte de s'y airèter. Baiaklava troupai dj tout
point les espérances qu'on en aivait conçues. Dans Kamiesfa au-coo-
traire, nous parvtniMes à loger une llut&e et, jusqu'à sept vaisseaux
d<i ligne. Les vents de nord-ouest entraient bien daosla baie, comme
on s'y était allendu^maisiiis souillaient rai émeut et soulevaient peu
de ni^r. Uue pente très douce reliait le fond du. iwrt au sonamet du
plateaui. On n'eut point de peine à. en faire uoe route carrossable.
ËoTm, dernier et précteuï avantage, malgré la violence des l£m^
pêtes qui mirent à si forte épreuve la solidité de nos cliainesi, les
vaisseaux mouillés davant KÂiuiesb ne fui'cuit jamais séiieusement
ea danger. Ce mouillage qu'on redoutait^ parce qu'il y fallait jeter
l'ancre par des foods de àù brasses^ so trouva être en somme le
meilleur mouillage de la côte.
Pendant que le pciace Meotcbikof se préoccupait, avant tout de ne
pas laisser cerner soa armée^ qui se eliargeail: doue de nous arrètsr
devant Sébastopol? C'étaient 15,000 marins qui dans Sébastopol
défendaient leurs, propres foyers, La-flotlt* rus:!» de la Mer-Noire,
constituée jadis par la main vigoureuse de l'amiral La^aref,. n'était
pas. seuleatent une flatte conifiDe celle de la I)ulii(^e. C'était, aussi
une colonie marititoe, transportée à l'extréioité d<e l'empire poux
teiûr Constantiauple en. écb.;c. L.ei peuples dont la situalioD est
assiise, qui n'ont plus de b>Ltt nationiù à pouDSuivre, se feront diffir
cilement une idée de l'enthousiasme religieux, et patnoli<{ae qw
animait ce camp de croisés.. Chaque fois que l'ordre ar^vait de
Saint-Pétersbourg de dl^ioser la. flotte pour un prochain départ,
les équipages croyaient Le laoABent venu d'aller célébrer b. messe
dans S.iin te- Sophie. De semblables aspirations simpJifient beau-
coup la lâche du. chef, mais- ici les chefâ étaient aussi enthousiastes
que les matelots. L'offlcier qui. avajt succédé à l'ainiital La^axef étùt
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316 BErCB DES DEUX MONDES.
le vice-amiral Nakimor, soldat presque sexagëoaire. Les doges de
Venise contractaient autrerois de solennelles fiançailtes avec 1" Adria-
tique. Nakimot avait marqué dans Sëbastopol la place de sa sépul-
ture. Il n'adni3tlait pas qu'il pût survivre à la ville sainte qu'il avait
la mission de défendre.
A côté du commandant ds la flotte, il faut citer l'aide-de-canip
général de l'empereur, le vice-amiral Kornilor, dont le pavillon
flottait à bord de lafiégate à vapeurle (f/flrfi»m>.CIiefd' état-major
maritime du prince qui, en sa qualité de gouverneur -général de la
Crimée, commandait en chef les forces de terre et de mer, Korni-
lof représentait dans la flotte d^ la Mer-Noire l'esprit di la jeune
marine. 11 était ambitieux et avait sujet de l'être, car à l'âge de
quarante-cinq ans il était arrivé à ce grade élevé auquel un mérite
reconnu de tous lui donnait des droits incontestables. Les décisions
de quelque importance étaient en général inspirées par lui. Homme
de métier, Naklmof fuyait les responsabilités politiques. Quand on
connut à Sébastopo! la bataille de l'Aima, l'émotion fut extrême au
camp des marins. Quelques cipitaines voulaient sortir du port et
aller se jeter tête baissée au milieu de la (loUe alliée. Kurullof sou-
tînt qu'il fallait exécuter à la lettre les ordres de l'empereur, dé-
truire au besoin les vaisseaux et donner aux équipages la garde des
remparts. Le prince Mentchikof approuva l'avis de son chef d'état-
major.
Je me suis promis de n'entrer dans aucune controverse; je ne
puis cependant passer sous silence une opinion généralement ré-
pandue. On a dit que, si les alliés avaient essayé de pénétrer dans
Sébastopo] le jour même où ils débouchèrent sur le plateau de Ba-
laklava, ils n'auraient rencontré que peu de résistance. Les Busses
ont les premiers contribué à accréditer ce bruit; mais peu de ré-
sistance suflit pour arrêter quelques bataillons qui viennent, sans
réserves, se heurter à des batteries. La vérité est qu'à la guerre on
peut quelquefois tout oser, parc« que l'ennemi, frappé de terreur,
s'empresse de détruire de ses propres mains les obstacles qu'on
n'eût pas réussi à franchir. Telles paraissent avoir été les disposi-
tions des Russes. Qui les soupçonnait le 23 septembre? Qiii donna
le conseil de tenter sur-le-champ l'assautï Qui refusa de souscrire
aux lenteurs d'un siége7 Le premier devoir d'un peuple, s'il veut
vaincre, est de se montrer juste envers ses généraux. On n'infuse
pas autrement l'esprit de discipline dans la troupe. L'assaut im-
médiat eût donné beaucoup au hasard, le siège au contraire ne
compromettait rien; la place, suivant les règles, devait tomber,
disait-on, à la quarantième garde. Ce fut, — je crois ce fait bien
acquis à l'bistoire, — avec l'assentiment tacite de toute l'armée et
■ Google
LA FLOTTE DE LA MEH-NOIRE. 317
de toute la flotte que l'on assit le camp devant Sébastopol, que l'on
s'occupa de mettre à terre le parc de siège et que bientôt après
on ouvrit la tranchée, — cette tranchée destinée à avoir un jour
quarante kilomètres de développement et à être armée de huit
cents bouches à feu.
On n'a pas creusé beaucoup de tranchées en face de pièces de 68
portant à plus de cinq kilomètres; on n'a pas souvent fait le siège
d'un arsenal pouvant mettre ses immenses ressources à la disposi-
tion de quinze mire canonniers. Le prince Mentchikof était rentré
dans Sébastopol, et nous n'étions plus les seuls à remuer de la terre.
Travaux d'assiégés! disait-on; mais ces travaux grandissaient à vue
d'ceil. La place se couvrait d'une enceinte dont aucune de nos bat-
teries ne ricochait les faces. Les marins qui n'avaient, comme moi,
étudié t'art des sièges que dans les livres commençaient à ne plus
comprendre ce qui se passait sous leurs yeux, a Ce sera, leur répon-
dait-on, un immense duel d'artillerie. » Pour ce duel, il fallait au
moins l'égalité des armes. Le parc de siège que nous avions ap-
porté de Varna ne pouvait tenir tète aux pièces de gros calibre que
nous opposaient les Russes. L'armée dut demander des canons plus
puissans à la flotte. Le 3 octobre, l'escadre française débarqua
19 pièces et 1,100 hommes. Au bout d'un an, des appels successifs
avaient porté ce contingent à 128 bouches à feu et à 2,434 hommes.
L'escadre anglaise forma de son côté une brigade navale destinée à
servir les premiers canons à boulets ogivaux dont il ait été fait
usage. Celte batterie prit lé nom des pièces dont on l'avait armée;
ce fut la fameuse batteiie de Lancastre, Comme des cavaliers qui
ont mis pied à terre, les marins de la (lotte assiégée et ceux de la
flotte assiégeante se trouvèrent pendant onze mois face à face. L'œil
constamment fixé sur la même embrasure, ils étonnèrent les deux
armées par la précision de leur tir, non moins que par la constance
de leur courage.
Nos travaux avaient été plus d'une fois rasés. On les avait repris
avec persévérance. Le moment d'ouvrir le feu approchait. Pendant
" qu« le gros des escadres alliées restait mouillé à l'embouchure de
la Katcha, l'amiral Bruat, détaché devant Kamiesh, exécutait les
reconnaissances qui lui avalent été prescrites, et faisait baliser leS
approches de la rade. La marine et l'armée espéraient pouvoir fou-
droyer de concert les défenses de Sébastopol. Le 17 octobre, nous
fûmes éveillés par un feu terrible. Les batteries de siège avaient,
dès les premiers rayons du jour, dégorgé leurs embrasures. Muettes
jusque-là, elles essayaient pour la première fois leur puissance. Les
batteries russes ripostaient avec énergie, la terre eu tremblait, et
l'ébranlement du sol semblait se prolonger jusqu'à bord. Vers dii
■ Google
'318 BETUE DES DEUX HOKDCS.
heures, tout à coup 4e feu ct^se; nous n'avions rien prévu de sem~
blable. Le canon de l'aj-mée se taisait an moment où celui de la
flotte allait -parler.
Déjà en effet accourût du imouillage de la Kutcha {'«scodre de
l'amiral Hamelin. Une brume épaisse l'avait jasqu'alors dérobécà
nos yeux. T4ous nous hâtons. Les vaisseaux à voiles et les frégates h
vapeur s' aocociptent; les v.iiisseauz àhéticeappareillent. La corvette
le PUiton éclaire la roule; ^e •Charlem/igtie «t le Itfontebello arrivent
les premiers soos le canon des fbrta. Des boulets ont fait jaillir l'eaii
près de nous. Une forte «ecousse ébrante le vaisseau. C'est ira étiras
qui ■vient de traverser la dunette eous les pieds mômes de l'aBiiral.
D'autres 'dbus eifllent dans lu m&ture ou frappent A la flottaison. Dcb
boulets rouges ont mis trois fois le feu à bord. Debout sur les para-
pets. Ira canmmiers russes rechu-gent leurs pièces. Nous jetons
l'ancre enfin, et nous travaitltons inous embosser. Les escadres al-
liées se développent lentement sur deupc rangs <raidentés. Quatorze
vaisseaux français, dix vniaseaux anglais et deux vaisseaux turcE
fonsent autour des fortifications ^ Séibastopoi un double cmissant
<]ui s'étend des batteries de la Quarantaine aux batteries du f^é-
graphe. On se bat aw milieu d'une fumée intense. V Agamemnon,
■fjflt monte l'amiral Lyons, a pénétré dans un des replis du récif qui
défend, mteuz encore que les feux oraÎ3<!s des deux rives, l'entnfe
•de la rade de Sétastopôl. U raonille à ?60 mètres du fort Constan-
tin. Le Sans-Pareil «t le Loiidon ont suivi i'Aff«mfmHon. Cette dî-
TÏsion se trouve assaillie par des feax fSongeans; elle appelle hien-
tift de «otrreaux vaisseaux à Bon aide. Le Sodney le premier répond
A oe stgoat; TBalheureusemcHt il va damier sur l'extrémité du récif.
V Albion, Je Que^n, le ■Hellerophen, se sont approchés à leur tour.
Vigoureusement attaqué par les vaisseaux anglais et par quelques-
•nns des vais!<eauz de notre aile gaucfae, le fort Constantin chancelle
■ sous ses trois étages de batteries. Les hauteurs du Télégraphe n'en
font pas moins pleuvoir sur le détachement que commande i'amîral
Lyons une grêle de projectiles. La moitié de la flotte anglaise ne
peatiplue avoir qu'une pensée : sortir du mauvais pas où l'audace
de son chef l'a conduite. Des frégates se dévouent et enlèvent le
Bodnry du banc ajr lequel, au début de l'action, ce ■vaisseau s'est
échoué. Aucun trophée ne restera eatre les mains de l'ennemi, mais
oe n'est pss de ce côt«^ (pie le feu des 'Russes sera éteint.
le ChaHemitgitF, le Montebello, le iFrivdtimd, la Vitle-de-Parit,
le Valmy,ie fJyjvi fV^ le,VH^»A*(>n, ont attaqué les forts du sud. lis
sont appTiyés par Y Alger, ie ifean-/tgrt, le Marettgo, la Ville-éx^
MarteiUe,h SiiffreH, te Bayant, le /upiter,qm tirent dans les cré-
neaux de la première ligne. Les faauts-fonds dont ia ligne d'embsB-
, Google
LA FLOTTE DE LA UCR-NOÏHE. 519
sage a âù suivre le contoar ont obligé notre escadre à jeter l'ana'e
à 1,806 mètres environ àts batteries ôe la Quarantaine. Malgré ta
distance, qui enlève à noire tir nne partie de son effiracité, la dé-
fense sur h rive méridionale parait à peu près réduite. Vers quatre
heures, le feu reprend avec nne vivacité nonvelle; les bastions
mêmes de la place se joignent aux batteries dn bord de mer. Les
bombes, les obus pieuvent autour de noaa. L'ennemi heureusement
ne peut apercevmr que la pointe de nos mâts, qui surgissent comme
des balises au-dessus d'un océan de fnmée; ses coups portent trop
haut. Le nnage protecteur qui nous environne ne lui permet pas de
les rectifier; si ce nuage se dia^pait, si les Russes abaissaient de
quelques degrés leur tir, notre position deviendrait critique. Les
boulets ne cessent de siffler au-dessus de nos tôtes, bien pen s'en-
foncent dans les flancs de nos navires. Sous !e canon des Russes dès
midi et demi, embossés vers une heure, nous n'avons pas eu abord
du Montebdlo trente minutes de combat sérieux.
Les vapeurs opaques étendues autour des deux flottes ont aussi
envahi le ciel. Le soleil apparaît à travers ce brouillard comme un
globe de sang. Nous le voyons descendre lentement vers l'hori-
zon et annoncer la fin prochaine du jour; nous n'attendons que ce
moment pour nous élwgner. Les vaisseaux ang'ais, plus maltraités
que les nôtres, ont déjà commencé leur mouvement de retraite.
L'impunité relstive doat nous avons joui et un meilleur succès m
nous abusent pas sur le résultat de nos eflorts. Lorsque nous nons
serons retirés, l'ennemi n'aura qu'à relever ou à remplacer ses
pièces démontées, ses terrassemens seront intacts; l'enjeu n'est pas
égal : nous engageons dans la partie un capital de 50 ou 60 millions,
les Russes en seront quittes pour quelques pelletées de terre.
La journée du 17 octobre fut peut-être une faute, mais elle fut,
si je puis m'exprimer ainsi, une faute nécessaire. A. la guerre, on
ne peut s'empêcher d'en commettre beaucoup de ce genre. Il fallût
prouver k l'année que nous ne voulions pas a^ister en simples
spectateurs à ses combats, que nous étions prêts au contraire &
courir, pour la seconder, tous les risques, i prendre notre part de
tons les sacrifices; mais notre intei-ventioB prématurée eut un ra-
convénient grave : elle détruisit hi puissance morale dont les flottes
étaient investies. Si l'on eût attendu, poor les envoyer sous les murs
de Sébastopol, que nos batterie» de siège eussent i>ris swr celles de
l'ennemi un ascendant marqué, il est probable que la seule ap-
proche de tant de vaisseaun eftt frappé nos adversaires de terreur.
Un bombardement général eût alors singulièrement facilité la tâche
des colonnes d'asfsaut. Après l'attaque infructueuse do 17 octobre,
on ne pouvait plus compter snr l'effet d'une démonstration floirt le
■ Google
320 BETUE DES DEC! MO-ÏDES.
prestige s'en était allé ea fumée. Les vaisseaux peuveDt traverser
les passes les plus fonnidablenieDt défendues, si ou ne K-s arrête
par des ob.-^tacles sous-marios ; ils peuvent détruire les murailles
de pierre, faire évacuer les batteiies gazonnées, lorsque ces ou-
nages sont à peu près de niveau avec leurs canons : ils sont im-
puissans conu-e des feux qui les dominent. Leur triomphe en tout
cas restera stérile tant que des troupes de débarquement ne se
tiendront pas prêtes à envahir les batteries réduites au silence. La
flotte alliée eût épuisé toutii'S ses munitions sans faire avancer d'un
pas la reddition de Sëbastopol. On lui avait demandé une diversion,
et la diversion avait été faite; malheureusement nous étions dans
une saison où les beaux jours sont rares, et il fallait un beau jour
pour s'embosser devant Sébastopol. On avait donc brusqué l'at-
taque; personne n'était prêt, l'effort qui devait tout emport.-r avait
été décousu, successif, au lieu d'être simultané. C'eijt été k recom-
mencer, si l'on eût pu recommencer avant que l'armée se fût mise
eu état de reprendre l'ofl'ensive.
IV.
L'armée avait trouvé un adversaire beaucoup mieux préparé
qu'elle ne le supposait. Le duel d'artillerie n'avait pas tourné à son
avantage, et les parapets qu'elle avait élevés n'avaient pu, avec leur
épaisseur strictement réglementaire, arrêter des projectiles inusités
jusqu'alors dans la guerre de siège; des magasins à poudre s'étalent
effondrés et avaient fait explosion; les plates-formes des batteries
s'étaient affaissées sous le poids de nos grosses pièces de marine;
enfin le feu des Russes avait dépassé toute attente. Les vaisseaux
étaient arrivés fort à propos pour occuper l'ennemi et donner aux
nôtres le temps de se remettre d'une si chaude alerte. Sur aucun
point cependant, nos canonniers ne manquèrent de fermeté, il fal-
lut leur réitérer plusieurs fois l'ordre de cesser le feu. Les Russes
ne se montrèrent pas moins intrépides; s'ils fléchirent un instant,
ce ne fut qu'au bastion central, où les éclats de la maçonnerie ren-
daient la batterie réellement intenable. L'amiral Kornilof fut tué
dans ce bastion en voulant ramener les artilleurs ù. leurs pièces.
Après le combat du 17 octobre, il se fit comme une pause dans
le siège. Chacun réparait en silence les dégâts infligés à ses batte-
ries, et en construisait de nouvelles. Les vais-eaux de l'amiral Hrf^
melin, ceux de l'amiral Dundas et de l'amiral Lyons éuient retour-
nés à la Katcha. Nous avions repris notre poste devant Kamiesh. La
situation s'était beaucoup assombrie, il ne faut pas oublier que la
flotte n'avait pu promettre de rester en communication avec l'armée
■ Google
Là FLOTTE DE LA KE«-N01BE. S'il
lorsque viendrait l'hiver. L'expédition n'avait même été résolue que
sur la déclaratioo d'un consul anglais qui avait résidé de longues
années à Kertcii, et qui s'était fait garant d'un temps maniable sur
les côtes de Crimée jusqu'aux derniers jours d'octobre. On était
donc très impatient d'en finir; mais on pouvait à peine prévoir
comment on en finirait. Les Russes, pleins d'ardeur, renaissant à
l'espoir, appelaient des provinces les plus éloignées leurs réserves,
lis mettaient la bêche aux mains des condamnés, et faisaient sortir
de terre une place de premier ordre, armée de canons tels que ja-
mais ville de guerre n'en avait vu montés sur ses remparts. De fré-
quentes sorties conduites par des oiTiciers intrépides, le plus sou-
vent par des officiers de marine, commençaient à nous faire perdre
l'ascendant que nous avait valu la bataille de l'Aima. L'ennemi de-
venait de jour en jour plus entreprenant.
Le 2h octobre, de nombreux bataillons russes débouchèrent à l'im-
proviste dans la plaine de Balaktava, et enlevèrent deux batteries de
position confiées imprudemment à la garde du contingent tunisien.
Nous occupions dans la presqu'île Chersonèse des lignes très fortes,
mais d'un développement trop grand pour l'elTectif des armées al-
liées. La cavalerie anglaise voulut reprendre les pièces que l'ennemi
emmenait; elle fournit sans succès une charge très vigoureuse, et
revint après avoir subi de grandes pertes. Les Busses restèrent
maîtres du champ de bataille; nous les vîmes avec une profonde
tristesse relever les blessés tombés entre les deux lignes. Les An-
glais, humiliés, montrèrent pour la première fois à cette occasion
une certaine aigreur. Quand la fortune hésite, la bonne intelligence
devient dilTiciie à maintenir dans les armées combinées. Des coups
de vent violens régnaient déjà sur la Mer-Noire, le ciel était triste,
le sol boueux, les nuits froides; tout prenait autour de nous un as-
pect de mauvais augure.
Le 5 novembre, une brume épaisse était étendue sur KamieSh.
Une vive fustlUde se fit entendre à terre. Vers midi, le brouillard se
dissipa. Nos soldats se montraient épars dans la plaine; des batail-
lons russes restaient massés au pied des remparts. A trois heures,
de longues lignes de baïonnettes brillèrent au milieu des taillis qui
couvraient alors le plateau d'inkermann. De petits nuages de fumée
s'élevaient de toutes parts, semblables à des huiles de savon, et s'é-
vanouissaient dans l'air en formant des spirales et des couronnes.
Nous avions de nouveau sous tes yeux, mais cette fois sans nous en
douter, le spectacle d'une grande bataille. Le lendemain matin,
nous courions dès le point du jour au camp de l'extrême gauche.
Des batteries y avaient été attaquées et tournées à la faveur du
brouillard. On ne savait rien de précis sur ce qui s'était passé à la
TOM mv. — 1871. 21
, Google
S22 RCTOB 0E9 DBOX HOK9ES.
(frcnte, la gauche croyait aroù- eo à snfKporteir le principal effort.
An qaartier-g<ftnéral, nous tromimes d'antres impressions. La sortie
des Russes contre les onvrages de gaecbe n'avait été qu'une <Kv«r-
»oa ; c'était & quatre lieues de Kainiesb, sur le plateau même d'ia-
kermann, qoe s'étftil jouée ta grosse partie : là s'étaient cboquéee
des masses coBsidérables. Pendant me partie de la journée, l'eiis-
lence des armiées atliAes y avait été m péril. Les p«eCe« naJKi» des
Ang:leis avSKBl été surpris avant l'aube. Les Anglais se gardenf mal,
et mettent je ne sais qael puéril orgueil & ne poioC se garder. Les
boulets russes avaient atteint les seldtats daas les tentes, tes che-
TMx an piquet; il avait fathi totrte la sotidité de nos alfiés pora* qu'il
ne s'ensuivit pas une panique. Sans s'émouvoir, ils avûeni pris les
iffmes, mais Us s'étaient trouvés en fface de colonnes profondes. Ho-
gagées dans un ravin trop étroit, ces coleiïnes heureusement ne
parvenaient pas à se déployer; eiles reDowreiaJent sans cesse leurs
rangs devant un ennemi qae la lotte époisait. Quatre-vingts pièces
d'artillerie mises en batterie dès le début da conrfnt soutenaient ces
masses d'assaittans. Nos aHîés devaient soecmnber. AccaMés sous Te
nombre, ils ne poBvaieot défendre plus VsngtemipS' Taccès iu pla~
lean. Les Rnsses, tronvant enfin pour se déployer le champ libre,
allaient tout inonder, quand soudain, aunrilieu êa fracas de ta movs-
queterie, te clairon des leoav^ se fVt entendre. Ces vaitlass soldats
arrivaient an pas de course. Avec eux aceooraient les tiraillenre al-
gériens, bondissuil comme des panthères k travers les taiHis, et
s'aim<Hiçant de loin par levrs cris aaovsges. Ces premiers bat^looG
ae Jetèrent aa milieu de la nél^ sans attendre les troopes qui l«s
MRvaient ; ils snffireot ptm change la face des clioses. Les Russee
avaient espéré noss retenir par une faosse attaqs»; si te coup d'oeil
de nos généraux eût hésité, VU n'efttcfaTremeat et pn>mptement dis-
cerné où était le péril véritable, les Anglais étaient peniws, et nous
étions probablement perdus avec eux. L'ennemi avait ea s«jet de
compter sur la victoire, il ne pouvait se réagner k y renoocer. Do
fond de ta vallée, les régïmens russes continuaient de monter k Fas-
saut. Les pentes do ravin se couvraient de monceaux de cadarfes.
L'artillerie ennemie se décida la prenrière à plier; rinfanterie, n'é-
tant plus semtenae, recula d'abtnrd en bon ordre, mais elle ne pot
conserver longtemps cette fière attitude. Les bataillons russesarri-
vérent dans nn ai&eux pëte-méle sur les bords ât la Cbemaya; ta
retraite était deveme ime déroote.
Il y a des victoires qui, smiMables à la victoii'e aiïée-des statuaires
et des poètes, ne laissent point sous lenrs pas de carnage, li es est
d'autres où le succès s'achète par de vastes hécatonibeB; biltermaiM
évoquait le fantôme d'EyIau. Nous avions parcouru le chao^ de ba-
■ Google
I^ FUtJrE De LA XRB-NOIRE. 1X3
tiiUâ de l'Aima : les morts y étaient «Jair-sesiés, pas ud blessé s'é-
tait n&té sur le terrain. A Lakermaan, vingt-quatre heures -aftèa ta
fia du oombat, ob n'avait pu dégagea* encore les ibouesdb dis anas
«le victimes Eous -les^fuels ils râiaieat étoufiés. Use batlaiiie 'qui sv-
plombait la plûne avait (été un des p«ints loe plu6 vlvemeot dit-
pûtes ; les vainqueurs la nommèrent ii la batterie de l'abattoir, m
Les Buases y anaiewt -été tités par aûllien; mais ils c'aYÙairt paa
péri sans TeugeaDce. L'&ivràe an^aise surtsut atvait iait des partes
éDomes; die Benbla comme aaàaotie par son tiianpbe. X partir
d'lnk«nna»D, presqoe tout le poids de h, lotie .peftoimba «ur aoua.
Blessa daas son ongueil, arrêtée .aattdain daûs son élaa, la Baaie
avait prodainé la guerre sainte. N«ds avioas vu ies aouveamx batail-
lons Risses, introduite à ootiK ânsu dans âébastopol, en sortir beats
par les popes 4 se ruor, rvree de foi re^giense et fi 'rn tJimiisiafiair.
sur l'eBTahiaseur; peu s'^ta était ÊtUu ipi'ils ne aoiw notassent à h.
mer. Le dasiger auqHcl nous venions ^'^chapper ii-appa tous les
«sprits; ehaouB oauptit ■edBctt'Kneat que le lempe des ciMips
it main 4l»M. passé. AGb de pouFsuivni avec uae sécurJtré «hÂ-
saate les opératHos du siAge, il fallait avant Umt s'aStivûe eai la
défensive, igroesir son effectif, cwvrir le caii^ parijee reliaacbe-
nens, en on mot se meUie à l'alMi de («nlativee senltUlies à eeJle
qu'on venait de repousser. Ce fut la seconde périade <le la caai-
lagae.
Cette pénode aéra l'iéteniel lieoaeur de la naiioe fraaçaise. Il ne
^agÎBBait plus «eulraïaat d'entretenir Is petite armëe que ows
amans déliarqHée ea Criatëe; il <ali*^ faire aflaar dans cette pres-
<4|H'ile, par ua -courant <ccattina. Ses boasmea, ies elKTaus. les «unî-
tÎDOB, lies vivres. En -«luelquets bmis, tnoie notre flotteifatairr^ed.
Las navires à. vapeur naus ssanquaieit eiMore; aos vais8ee*Li à
«ailes, aoQlte par des éqnipagies -qu'on axait néduila de aoùiâÉ,
s'daocÈrentverE tawifab en aocamptitt&Dt des toiirg de iwce ^î
ne Jaiss^eat pewt-élre iadifiârant iqae outra paya. Les lAnglais ne
^j trMDpèrurt pas; ôls aiaiirÈreQt ceile audacâ et ceoe ioùviié.
laiiBiEDnb«mariiie«efi''f:ljatDHiDb'ée eux avectaatd'avaatage.
ha semiMeat tki danger pdUic avait daublé nus farces, et noire
corps d'oÉicters, cImhî, pea Botubretu, rompu au iméiier par uoe
«QDjstJurte pratÂfiie, -était petrt-fttne le premier corps d'otScieiB ^î
fiât aiois BU moade : i «owp sâr, fl itùl Je pins «ier«É. On ne se
awTient plus de l'^Hooi •qm'inEpirait la Uer-fJoire aux acoeas asn-
gaienrs; nous l'avons ni sauvent traversée, dans taw les .sens et
tlans toMes les «ûsdbb, ine nons amos faîivnblkr Ma roaon si-
EoAre. Awat j'expâdickn de Crimée, les cuspa^les d'assurarors
k teaiBieiit pour nac ite mers lee plus daagansnsfis d« glèbe. On
n'fl&t jiwnin adiaÎB <|ue des nàasmix à wiliaB k pusswC înipuDÊ-
,,.Go-oglc
su KEVOE DES DECX MONDES,
ment sillonner eo liîver; on se fût Siirtout refusé à croire que des
esc&dres songeassent à n'<>ter moul'i' es sur les côtes de Crimée au-
delà du mois d'octobre. Le salut de rannée nous en faisait cepen-
dant une loi. Si les flotte s'éloignaieat, l'biver aurait bientôt vengé
la défaite d'inkermanD. Tel était l'espoir des Russes, babitnés à
compter sur leur climat.
Cha'^iie eipédiUoD maritime a eu sa tempdte. L'eipédition d'Al-
ger a failli sombrer dans la baie de Sidi-F<;rnich; mais qu'était ce
coup de vent d'été auprès de l'ouragan qui se décbatna sur les Hottes
alliées le 1& novembre 185&7 Vers huit heures du matio, le veut
s'éleva du sud; il fraîchit graduellement en tournant à l'ouest. La
mer à midi était énorme. Les navires de commerce passaient à la
dérive le long du Monlebelh, qui tenait ferme sur ses ancres. Le
rivage se couvrit derrière nous de cadavres et de débris. Au mouil-
lage de la Katcba, les navires de guerre eux-mômes étaient en péril;
les uns se voyaient contraints de couper leur mâture pour éviter
d'aller à la côte, d'autres s'abordai'-nt, plusieurs perdaient leur
gouvernail : c'était un pèle-méle alTreux, un encbevëtrement in-
croyable. A la même heure, le Henri IV, le Pluion et un vaisseau
turc étaient jetés sur la plage d'Eupatoria. La tourmeote heureuse-
ment f<it courte, elle passa comme un tourbillon sur la flotte, la
laissant en partie désemparée.
Peut-être eùt-ce été pour les Russes le moment de faire sortir
leurs vaisseaux du port, ils nous eussent trouvés dans une singu-
lière confusion; mus pour mettre leur (lotte dehors il leur eût fallu
la réarmer. Rappeler les' équipages à bord des bàtimens, c'était
anéantir la défense de la place; Sêbastopol n'eût plus eu de rem-
parts le jour où les matelots auraient manqué pour y servir les
pièces. L'ennemi resta fidèle au plan qu'il avait adopté. L'attrait
d'une tentative hardie et pleine d'éclat pouvait le séduire; il pré-
féra réparer les brèches que le coup de vent avait faites à son esta-
cade. Quatre vaisseaux et trois frégates furent employés à créer un
second barrage intérieur. Le sacrifice de la flotte était depuis long-
temps arrêté en principe, on voulait que ce sacrifice sauvât au
moins l'arsenal. Il est vrai qu'on allait ainsi simplifier singulière-
ment le blocus. Nous n'avions plus que six vaisseaux russes à sur-
veiller; nous primes le parti de renvoyer en France tous nos vais-
seaux k voiles, et nous ne gardâmes sur la côte de Crimée que des
vaissertux il hélice. L'amiral Hamelin arbora son pavillon sur une
frégate à vapeur; l'amiral Bruat fit entrer le Montebello dans le
port de Kamiesb. Quand le Montebello eut suffisamment éprouvé ce
mouillage, d'autres vaisseaux vinrent y prendre place à ses côtés.
Les Anglais se réfugièrent dans la baie de Kazatcb, baie voisine,
plus ouverte, mais presque aussi sûre. Deux services distincts occu-
D„j,i7<-,ib,.GoogIc
LA FIOTTE DE LA HEB-NOIBE.
përcnt aloi's la marine : un détachenient d'élite monta la garde de-
vant Sébastopol, le reste des flottes se dévoua sans réserve k la
tâche laborieuse d'approvisioQner l'armée.
Le vice-amiral Hamelin avait été promu au grade d'amiral, juste
récompense d'un grand service rendu avec le plus loyal dévoûment.
11 y a double mérile k contribuer si bien au succès d'une opération
quand on n'a cessé de la di^conseiller et d'en montrer avec insistance
les périls. La dignité d'amiral ne se prétait pas à un rôle secondaire,
et le rôle principal devait appartenir désormais à l'armée. Le 2i dé-
cembre, l'amirai Hamelin remit le commandement en clief au vice-
amiral Ëriiat, et le lendemain matin il partait pour Constantinople.
Le vice- amiral Dundas venait d'être également remplacé par le
contre-amiral Lyons. Les gouverneniens déçus dans des espérances
trop promptes fondent toujours un certain espoir sur l'emploi
d'hommes nouveaux; mais l'instabilité du commandement est un
pauvre remède, bien que ce remède plaise généralement à la foule.
La situation dont nous héritions n'était pas de celles dont on sort
par un trait de génie; elle demandait beaucoup de persévérance.
Les tranchées étaient inondées, et la construction des nouvelles
batteries avançait lentement. Les travaux de l'ennemi nous com-
mandaient cependant de nous bâter. Les Russes, quand nous ne
marchions pas sur eux, marchaient sur nous. Plusieurs de leurs
ouvrages prenaient déjà les nôtres en écharpe. Les transfuges
nous parlaient, il est vrai, du découragement qui régnait dans
la place. A les en croire, la ville ne résisterait pas à un assaut.
Les soldats étaient mal nourris, méconlei s, harassés de fatigue.
Les marins, mieux soignés par leurs oITiciers, souffraient surtout du
feu violent auquel on les tenait constamment exposés. On citait des
équipages de 1,000 hommes qui se trouvaient déjà réduits à 250.
On ne vflit à la guerre que ses propres misères; combien de fois
s'est-on retiré devant un ennemi qui se disposait à céder! Les dé-
serteurs exagéraient sans doute les facilités que rencontrerait un
assaut; ils ne nous trompaient pas quand ils nous entretenaient de
la détresse qui régnait dans Sébastopol. Si une des deux armées
devait user l'autre, c'était à coup sûr l'armée qui restait maîtresse
absolue de la mer. Les ressources qui affluaient k son camp par ce
chemin facile lui donnaient une puissance de résistance et de re-
nouvellement bien supérieure à celle de l'armée ennemie. Nos pertes
cependant étaient considérables. Dans le seul mois de novembre,
on avait évacué sur les hôpitaux de Varna et de Constantinople
5,000 blessés ou malades; mais c'était déjà beaucoup de pouvoir
■ Google
33» RBTtB DES DEUX UUKDFS.
les tncaçr. Les anbulances rosses se remiplisseicnl aussi vite que
In Bâtres, eNes oe se vidaient pas ausm aisément. Sauffnr patien-
meat dans l'espoir que l'ennemi scmBrinût davantage, tel était le
caractère que tendait à prendre cette lugubre campagne dépourvue
de l'émotion des combinaisons stratégiques : lutie toute nouvelle
pour des soldats qu'on avait jusqu'alors cités pour leur élan bien
jAvs que pow Irar résignation I L'épremc était dure, elle fot vic-
torieusement soutenue; elle le fut d'ane façon si complète qu'il
bllat bien admettre qas, sons l'inthience de nos grandes institn-
tioB» BirtHaires, le tempérament de notre armée s'était en quelque
sorte modpfié. On ne poavait se refuser désormais à inscrire à edté
de ta farie française cette verts Dm ncms tare, la patience fran-
çaise. Cest de cette èpocjmi que date la syaipatbie qui o'a cessé de
nom unir i Tarmée. Noos almânes le soldat pour les soalTrances
qne nous le voyions si béroî'^enient endurer; il noas aima parce
qoe noos eempatis^n» à ses manx.
Cher nos- alliés, ta fusion morale des. deux anves ne s'opéf^ pas
ri aisément, le marin anglais CMisen-e presque involontairement
vi»-à-vi3 des- soldats dô la reine une morgne qui toocbe de bien
près aa i»*prls. il lea assiste , îT est vrai, dan» leur détresse, mais
la finsmi ne viendrait pas autrement au secours cte la cigale. Que
de W» j'ai enteoda reprocher à ces pauvres diables, the i^i* kelp-
lem fêlions^ disait-on, de se laisser moarir de fi-oid et de faim
par insMciance I Ils moaraient eo- elTet par cGataînes, victimes des
privations, victimes (fttB climat rigonrenx, et les quais de Bala-
klara étaient encombrés d'objets de campement et de vivres. Ce»
imivfs Teutons, brusqneioent sevrés des douceurs de la caserne,
reseemblaient à des cnfans qui ne sauraient se passer de )eur ooar-
riee. Née malhenr* ont aigri nos jugerocns. On a beau jeu aujoar-
dTioi pour célébrer les prétendues vertus de» armées étrao^tres;
nûs, j'en atteste le» souvenirs de tous les officiers qoi ont fait la
campagne de Grimée, si l'on pouvait nous tenir ce lajigage à Varna,
qui eôl osé vanter d'antres tionpes que les nôtres" quahd nous
Aitms sur tes plateaux de la Cbersonèse? Aui feux de nos alliés,
an yeux de do» ennemis, nous apparûmes alors, suivant nne ben-
rrase expression que j'ai retenue, bien moins comme des soldats
que comme « les véritables dieux de la gwerre. e
Il faltiil s'adresser aux Turcs pour faire approvisionner le camp
anglais. Le Turc devint la bêle de somme de nos alliés. L'Ai^teis
était ricbe; il B'eûtpas compris qu'on hésitit à le servir quand ii se
montrait si bien disposé à payer. Ajontons que le prix de celle as-
nstance était. la seule solde perçue par le contingent ottoman. Le
fidèle OsmanK cependant ne murmurait pas. « Le sultan, disait-il,
Doas paierait, a'rt avait de l'argent. »■ Le soldat turc a de grande»
■ Google
U FLOTTE M Li. HEn-XOlRE. 327
vertus inilUaires. Le jour où oa lui donnerait pour le commander
des (^(kien iasti'uits et S60sihle8 au pomt d'hoaneur, il pourrait
étonner eticore le monde. Ce i^ui manque à l'armée ottomane, ce ne
aont pas tes âoldats, ce ne sont pas mÊme les généraux ; c'est l'oF-
ficiBT subalterne. La classe moyenne est inconnue dans l'organisa-
tioo militaire de la Xarquie, ,parce qu'elle a'&iiste pas dans la so-
ciété tiuQue. Une réforme sociale pounait seule dormer à l'ariBée
du sultan des officiors <pi jnéritaeseot plus de oonfiauce.
Malgré le vice si grave jobôrent à sa cooslitutkin, cette armée
n'en avait pas utotus arrMé les masses russes qiù croyaient arriver ,
sans obstacle jusqu'à Conetanlinople. £lle lâs avait arr:ët^e6 pes-
<iant que l'Euro^ (urjprise délib^aît escore. Sa présence sur les
bords du Danube Avait suffi pour couvrir la route de la ca^ùtale ; on
crut pouvoir lui donner une autre destination le jour «i les Autri-
diitas vinnrat occuper les ptrinûpautés. lie gouvernement de la
Porte &t alors passer de iHMiveaus baiaiJloiu en Crimée, -et ce lut
ÛBoer-Pacba, tout refpleodltss&Dt de l'éclat de sa dienalère cam-
pagne, q«i leçat l'onlre de Tenir ae »ettre à. leur tête. Les soldati
qpie aoiB avions emnKaàs de Varna se tfouvèrest ainsi soustraite
an râle huBÙliaat qoi leur avaii été ntoervé. Ils suivirent à Eu^a-
TÛle seul cbef 'qui paraieoe en Tudquie s'être préoccupé du bieo-
ètre de aes troupes, et <|ui, ,gr&ee à cette 8olIîcitad«, les a toujoun
trouviàes iidëles i l' béate du daaxer.
Les armées alliées avaient cruellâmeat soBfïert eu décembre;
elle« n'avaient pa prévoir «e qu'elles sotiffiiraieat en janvier. En
décembre, il n'était point encore tombé de neige, le A janvier de
r«oaée 1S&5, la pfemlÈFe ceucbe blaocbe couvrit la terre. Les
gcandes teetes, les sabote, les peatis de momtoa, toutes ces précau-
tions tardives aar lesqneUea oo com{>tait pour passer Tbiver, mao-
quaiient encore. Le bois de ctut^^ge ^1 aussi défaut, les ct^s de
vigae, les taillis de diôoes avaient été consumés. On avait fouillé le
sol pour en arracher les raciues, d^oé les nawes que la tempête
jetaitsur le rivage. On s'avait respecté que les crux plantées sur les
tombes. Des détachefflaens erraient sur la plage, attendant que le
flot y apportât cfuelque d^ria. On ne pouvait songer k allumer des
feuj pour ae garao^r du froid, car oa n'en pouvait pas «êiue en-
tretâolr pour. mire les aUneos. J'ai vu uncaootde guerre s'échouer
à d'entrée de Kamiesb; dix minutes après son échouage, il n'en rea-
tait j>Iu8 uae pUucbe : irae nuée de ûldats e' était abattue sur cette
épave et l'avait déchirée. Tout ce qui s'en allait du bord à la dérive
aviwt, le ttérae sort. Quand on racontait ces larcios au général en
càef, DOn pa« certes pour s'en plaindre, nais pwir essayer de faire
naître un aonrire sur des lèvres qui œ souriaieBt plus dï^is loog-
lenipB, «a a'obteoajtt qae cette répwise, dans laquelle se révélaient
nigiUrrlbyGOOglC
323 BETDE DES DEDX MONDES.
toutes les angoisses du commandemeDt : h les panvres gens ! comme
ils doivent souffrir I » Ceux qui souffraient surtout, c'étaient les sol-
dats qui, de garde dans les tranchées, assaillis chaque nuit par les
sorties des Russes, attendaient l'ennemi les pieds dans la boue, et
n'osaient pas môme quitter sous la tente leurs chaussures endw-
cies par le froid. Ceux-là tous les matins arrivaient sur des four
gons ou sur des cacolels à Kamiesb; c'était « le convoi des pieds
gelés. H On les expédiait par milliers à. Consiantinople. La douleur,
la crainte, s'ils survivaient, de rester estropiés, leur arrachaient des
larmes. Je ne crois pas que jamais spectacle plus lamentable ait été
offert à notre compassion. On ne pouvait d'ailleurs écarter cette
idée sombre : oîi s'arrêteraient les ravages du froid? Ce qui tue un
homme peut tuer une armée, quand toute l'armée est soumise aux
mêmes intempéries.
Le 8 janvier, il y eut dégel, mais le 13 la neige recommençait à
tomber. Le vent l'accumula dans les tranchées. Ce ne fut que le 18
que l'on put reprendre les travaux, car les travaux se poursuivaient
sous la pluie, sous la neige, en dépit de la gelée. 207 pièces étaient
déjà en batterie, et l'on creusait la troisième parallèle. 3,&00 hommes
gardaient les tranchées; 1,200 se tenaient en réserve. Ce n'était là
qu'une portion du siège divisé en deux attaques. Nous nous étions
chargés de l'attaque de gauche, l'attaque de droite avait été con-
fiée aux Anglais, et le hasard leur avait donné la clé de la situation.
On s'était acharné jusqu'alors à s'approcher du mur crénelé qui
reliait, en guise^e courtine, deux des bastions primitifs de la place.
On avait cru qu'en renversant un pan de cette muraille on pénétrer
rait sans peine dans Sébastopol ; mais la défense avait, de son côté,
mis le temps à profit. En avant du mur crénelé, elle avait Jeté ses
embuscades; en arrière, elle avait étage batteries sur batteries. Ce
terrain qu'on s'obstinait à conquérir pouce à pouce, que chaque
nuit arrosait d'un sang généreux, ne conduisait plus qu'à une bar-
rière infranchissable. On finit par comprendre que l'issue du siège
était ailleurs. Le mamelon que couronnait la tour Malakof attirait
depuis quelque temps tous les regards; maître de ce point domi-
nant, on devait être maître de la ville. Les Anglais n'avaient plus
un effectif en rapport avec l'importance de la tâche qu'ils avaient
assumée. Ils nous cédèrent cette attaque décisive, et les Russes vi-
rent bientôt avec étonnement trois mille travailleurs pousser la
tranchée vers l'importante position qui n'avait encore été canoonée
que de loin.
Si l'on eût pu sordr de la presqu'île Chersonèse autrement que
par la victoire, le moment eût été mal choisi par l'armée française
pour acApter ce surcroît de besogne. Le bois avait d'abord man-
qué; maintenant c'était le fourrage, les attelages disparaissaient
nigiUrrlbyGOOglC
LA FLOTTE DE LA HER-KOIRE.
à vue d'ceil. La marine heureusement sauva tout. Aucune missïoD
ne lui parut indigne de son dévoûment. On vit, par cet hiver rigou-
reux, des vaisseaux qui portaient autrefois cent canons, d'autres
qui avaient encore en tête de mât un pavillon de contre-amîral,
arriver devant Kamïesh chargés de balles de foin. La neige tombait
toujours, mais les vaisseaux apportaient le moyen de s'en préserver.
Ce n'était plus pour le soldat que les frimas étaient à craindre;
c'était pour le marin, qui partait de tout temps, traversait à toute
heure les détroits, se hâtait sans être arrêté par la nuit ni par la
tempête. Tous les navires ne sortirent pas intacts de ces épreuves.
La frégate la Sémillante disparut dans les bouches de Bonifacio,
sans qu'un seul des hommes qui la montaient survécût pour venir
raconter ce désastre. La marine avait le juste sentiment de ses res-
ponsabilités, la plus grande était de secourir l'armée qui mourait
devant Sébastopol.
Vers la fin du mois de février, il y avait environ 85,000 Français
en Crimée, 16,000 Anglais et 25,000 Turcs. L'armée russe comp-
tait à peu près 100,000 hommes. Les forces étaient si également ba-
lancées que les opérations du siège devaient nécessairement traî-
ner en longueur. Ce n'était plus, i proprement parler, un siège,
c'était une succession de combats soutenus la pioche à la main.
Deux camps retranchés se trouvaient en présence; ils poussaient
leurs têtes de sape et leurs mines souterraines l'une vers l'autre.
Le principal effort des assiégeans s'était transporté de la gauche à
la droite; les assiégés avaient couru en force de ce côté. Pour aller
jusqu'à Malakof, il fallait maintenant passer par le Mamelon-Vert.
L'ennemi avait fait de cette colline un de ses ouvrages avancés. Il
y avaitamenédu canon, et gênait considérablement nos approches.
Nous devions creuser nos parallèles dans un tuf que la bêche réus-
sissait à peine à entamer, et qui ne couronnait nos parapets que de
pierres presque aussi dangereuses que les projectiles. Le terrain qui
entravait nos travaux rendait bien aussi ceux de l'ennemi plus pé-
nibles; mais l'ennemi avait de moindres courbes à décrire, puis-
qu'il SB trouvait à l'intérieur du cercle dans lequel noué tendions à
l'envelopper. La nature du sol lui offrait d'ailleurs une compensa-
tion. Au lieu de talus inclinés qu'auraient pu gravir aisément nos
colonnes, chaque ouvrage nous opposait une escarpe naturelle. Les
Russes, en approfondissant leurs tranchées, avaient taillé cette es-
carpe droite et raide dans le roc.
Le mois de mars était venu. Nous pouvions nous considérer comme
quittes envers l'hiver; la situation n'en était pas moins critique. Les
Russes étaient parvenus à faire passer l'offensive de leur côté; ils ne
cessaient d'assaillir nos travaux, encore à l'état d'ébauches. Les
8 qu'ils employaient dans ces sorties en faisaient de véritables
, Google
SSO mVDB BCS DEL'K MOHBeS.
bstùllee. Le dâconragânieitt mus gagnait feu à peu. >os bataUlons
d'éJite, AaaX oa éuit tenté d'abiuer, psroe qii^8 réusâisfateiU là où
de noÎM vaill&etes troupes aHeaient éciwué, se ibodaieiU «vec use
rapidité déaeapéruite. Qouid on ieur «outcait ces beaui vaieseaox
à l'ukore d^ram Samio^, qoi devaient les rameaer triompbuis
dasiE la patrie, les flyiB baves soldats haaspaîent ]ea épt/uka.
a Det yûsieaai] diiaKat-Us., oUonfi dooc! des cbaJo<ipes suf&-
ront. » DasG la nuit ids 22 mare, ans tranchées furent envaJtiee;
celles dee Anglais lur^t ua iostaat abukdMinées par leurs dëfe»-
ssnrs. Nous dods trouvàates (wifi à revers. Le terraio noua resta
toutdois; naais à quel prixl Près de ADO tiemmee étaient étendus
&Ê£ le cbam^ c?« ibataÂlle. Oa avait latte cwfM à corps à coups
de fcaMDHetle, à ooiq» de crosse, à ooupfi de pierres, dans l'ob-
sceiité profonde, distîngoaat à peine ses aaiia de ses enaesus,
pendant que le canon russe tirait à l'aveugle et etopôdiait t'aosail-
laat'de reoaier. Le lendonEnii, il fallat-Dii armistice pour eoterrer
les morts. Cette boucherie iinaiY]ua bBUFCBSeBieDt le point ctilmi-
Qsnt-de la nésiâlaace. k dater de ceworneat, lesToies de la mer se
trouvant ap)aitie&, «elles de terre étant dégradées par le dégel, nous
primes tout à coap «or l'ennam use avance considérable. Les re»-
forla MOUS arrivèrent en ioale^ l'arioée msse oe «e recruta plus «v«c
la laba» énergie. Les im^aia, le 26 mara, avaient repartie leur ef-
fectif & '22,000 boinnet; l'arme française comptait f 02,000 int»*-
naâres.
Les soldats, si on laissait aller les >chMesilew^ifie,trai4craiBDt
peut-être plus ^'tlle que ies eabinels. U y a dans la guerre des phases
qui âÙKent iper lasser les ploa mdes coocafies. Lorsqu'on apprit
ao camp lU mort de T'iempereor Nicolas, le l>ruit 'd'<uae paix pro-
clame Y tFOu«^ iacileaient crâanoe. Le soldat français est saiis fielf
sa hane, essence légèBe, s'évapore au premier fiftiifil&. Si l'en peut
lid adresser un rapnedw, c'est pt^séffleot de faire de la guenre
BU geo'Cit dcn'y point ^^iporter une pasuon asscb forte. Uaecato»-
joun prêt à se battre pour une i^stion d' amour-propre ; an ne
SBKBit le passionner ponr une «question d'é^adJibre. IKtes-liii : « il
y ^ de d'hanDeiv de Q'inranterie française 1 n U se jette «n avant,
ooDBme nu caursier neireuK, il a senti l'âpama; nais n'essayez pas
de lui faire longteaips comprendra que povr Ja sécurité de I'Eup^bc
CMstBDiÎDOple doit appartenir aux Tores. Il tôt trouvera pas dans
cette convenance politique une raison suffisante d'éterniser la lutte.
iBieo des causes, il faut le dine, oontriboaient en Criaîée au ma-
rB«nie géiécaL De iKNiveaux batailtom y arrivaient sans cesse. Us
Sfipartaieiit .an milieu de tronpes déoonra^s le joyeoz eodwD-
aiasiQe<de irenti<ée en campante; nais le <!ho1âra, .presque éteint
depiÙB notre départ de Varna, semblait se réveiller à ce brait inao-
nigiUrrlbyGOOglC
LA FLMTl BB LA MIR-HOIU. SSt
coutnmâ. 11 préleTEtit sa dtue sor noa renrorls. Il y avait comme na
acclimatement nécessaire fnOBT tous les corps qvi déjtarqaaie&t h
Samresb. Lorsqu'on était acclimaté, tora<|u'(H> avait payé aa dette
au fléau et sa part au canon, on se trouvait ramené par vne pente
îflsenstbie au niveau des premiers occnpaos : on désirait la paix, od
la désàrait pour jouir des faOBoeurs obteniu et du doux sonvenir
des dangers bravés; on la désirait surtout parce qa'on s'entre-
voyait pas la fm du Etége. Qtfôlques âmes fortement treii^>6es réa-
gissaient seules cCHitre cette leodance. Gbee certains oEÂciera, le
sentiment religieux avait pris sae tonte résignt^e et mystique; le
découragement ne peuvûi les atteindre. D'antres puisaient tenr
énei^ dans une sorte de fermentatioB guerrière. Hilitairgs par
tempérament, ils ne songeueet qu'au bonhenr d'avoir éobangé
ponr ces giorieui périls le service monotone des garnisons. Qnd-
goes-uns, — je les pourrais citer, — relisaient Plntarque on Vir-
gile. Ils se senbùent instinctivemeiit sur le terrain où germent les
grands hommes, les leçons d« colley leor revenaient en mémoire,
et leur héroïsme se maintenait presque sans effort dans les régions
^iqaes. Tout ce qa'îl peut j avoir de noble dans le caur fannais
s'exaltait ainsi en face de la mort toujours présente, et entendant
le sentiment général eût pu se traduire par ces mots que je tronve
inscrits dans un journai) du si^e à la date du b avril : « bruh de
paix; — attente et maladie partout. »
Des conférences diplomïliqoes s'étùeat ouvertes à Vienne. Pour
tgi h&ter le résultat, l'ordre arriva de rouvrir le feu et de presser
les opérations avec «ne nouvelle vtguenr. Do'nt dream upon iht
peœe, écrivait-on aox gtoéranx anglais. « Ne songex qu'à prendre
Sébastopol, )r mandait-on anx aAtres. La Rusûe n'était pas assez
fanmiliéë poar qn'on pût lui demander l'abdication de ses espé-
rances; notre suprématie militaire n'était pas assez affiraéc peur
que noBS passions nous moatrer coocilians. Les puissances occi-
dentales ne voulaient pas que tant de sang eût été versé en pure
perte, et qn'un arrangement prématuré laissât en quesUon l'exis-
tence de remfnre ottoman. Celte ténacité était sage. Il ne faut pas
s'engager légèrement dans nae gnerre; mais il ne £uit pas> non
plus, au premier incident, brusquer la paix sans trop regarder aux
conditions. Les pûx h&Uvement conclnes ne sont que des trêves
pendant lesquelles les intérêts égtnstes se consultent et les alliances
les phis nécessaires se dissolvent. Cette question des alliances, la
ptrfilîque française l'a généralement négligée ou tenue pour secon-
daire; TAngleterre n'y a jantaie été indifférente. L'activité de sa di-
plomatie BOUS a presque autant servie pendant la campagne de
Grimée qa« l'intrépidité de ses troupes. Noos lai avons dû l'iaole-
nigiUrrlbyGoÔglC
332 IBTCE DES DEUX MONDES.
ment de la Russie, bien que cette puissance possédât la sympathie
secrète de la Prusse et celle à peine dissimulée des États-Unis; doub
tui avons dû également ta fidélité de l'Autriche et le concours ines-
péré du Piémont.
Nul, à coup sûr, ne s'était attendu à voir le Piémont se mêler de
cette querelle. Les Piémontais y intervinrent, il est vrai, à titre
d'auxiliaires plutôt que de beliigérans, comme auraient pu le faire
les bandes suisses au moyen âge. Nous avions pour réparer nos
pertes une source intarissable. Les Anglais ne savaient plus com-
ment recruter leur armée. Débarqués 28,000 à Old-Fort, ifsavaient
reçu depuis le mois d'octobre 10,000 hommes. Sur ces 38,000 sol-
dats, l'i.OOO avaient disparu. Le gouvernement de la reine aurait
volontiers renouvelé contre la Russie la vieille guerre des subsides;
il ne pouvait improviser une armée nationale. Après avoir appelé à
eux tous les conlin^ens que l'empire turc avait pu leur fournir, nos
alliés pressèrent le gouvernement sarde d'envoyer un corps d'armée
en Crimée; 10,000 hommes, commandés par le général de La Mar-
mora, s'embarquèrent à Gênes pour Constantinople. L'annonce de
ce départ nous parvint en même temps que les ordres qui nous
prescrivaient un eiïort énergique.
Quatre cents bouches à feu, approvisionnées à 700 coups par
pièce, s'apprêtaient à tonner. C'est un grand jour que celui de l'ou-
verture du feu. Tout dt^^pend des premiers momers. Celui des deux
adversaires qui prend l'avantage le conserve pi-esque infailliblement.
Il tient l'ennemi sous son canon, l'empêche de réparer les parapets
et les embrasures dégradés, le châtie dès qu'il fait mine de re-
prendre l'olTensive. Le Q avril, par une matinée pluvieuse, l'armis-
tice tacite qui depuis deux mois laissait nos batteries silencieuses
fut soudainement rompu. La ligne qui coupait en travers la pres-
qu'île se couvrit d'un bout k l'autre de fumée. Un feu roulant gronda
sur quatre lieues d'étendue. A midi, notre supériorité était établie;
c'était une victoire. Quels en seraient les fruits? Allait-on cette fois
jeter nos colonnes hors de la tranchée et enlever â ^escalade les
remparts dj Stbastopol? Il n'y avait que les nouveaux débarqués
qui pouvaient nourrir de pareilles illusions. Les ouvriers de la pre-
mière heure appréciaient mieux la portée du succès obtenu. Les
sapeurs, arrêtés dans leurs travaux, pouvaient désormais les pour-
suivre; voilà ce que nous avions gagné. A la distance où nous étions
encore de la place, toute attaque de vive force était impossible. 11
fallait chi:miner patiemment, régler notre tiret ménager nos muni-
tions de façon à pouvoir toujours soutenir nos travailleurs. Dans ce
combat d'artillerie, il ne s'agissait en définitive que d'une chose,
savoir à qui resterait le dernier mot. Il resterait non pas au plus
, Google
U FLOTTE DE LA UER-NOIRE. 333
impétueux, non pas au plus vaillant, maïs à celui qui approvision-
nerait le mieux ses batteries, en réparerait le plus vite les dégâts
et maiutiendt'ait son feu le plus longtemps.
Cette solution prosaïque fut un désenchantement amer pour bien
des esprits. L'n siège cependant a ses lois, ses nécessités, qu'on ne
peut impunément méconnaître. Mieux vaut les envisager d'un œil
ferme que se lancer à l'aventure dans des combinaisons qui ne font
que retarder ou troubler l'opération principale. Ce qui distinguait
le siège de Sébastopol de tous les autres, c'est que l'ouverture de
la tranchée n'avait pas été précédée d'un investissement. On n'a-
vait pas devant soi une place entourée de toutes parts, dont on pût
supputer les ressources, et qu'on fût certain d'avoir par épuisement,
si on ne l'enlevait par un coup d'audace. L'idée d'investir Sébasto-
pol commença donc à se faire jour. On ébaucha des plans de cam-
pagne qui trouvèrent grande faveur chez le soldat, mais qui, de
l'avis des juges les plus compétens, n'avaient aucune chance de
réussite. Nos- alliés, de leur côté, proposèrent d'affamer la place en
coupant par des expéditions maritimes ta plupart des avenues
qui y conduisaient des vivres. On céda' sans conviction à leurs
vœiy.
Le 3 mai, 12,000 hommes partirent pour Rertch, embarqués sur
les deux escadres. Le 6, ils revinrent à Kamiesh ; un contre-ordre
let avait arrêtés en route. L'idée de faire campagne, de déboucher
par Yalta sur les derrières des Russes, avait pris le dessus. ,\u lieu
de se disséminer, on voulait se concentrer. En réalité, on no savait
plus ce qu'on voulait, car trop de volontés devaient concourir au
môme but pour qu'il fût possible de les maintenir d'accord. Les
expéditions combinées traversent inévitablement ces périodes d'hé-
sitations, jusqu'au jour où quelque esprit absolu vient les faire ces-
ser. Cet esprit absolu se trouva. Il s'enferma dans un projet unique,
et aucune objection, aucun murmure, aucun ordre, ne parvinrent à
l'en faire sortir. Quand, le 19 mai 1855, le général Canrobert se
démit, avec une noblesse bien rare dans l'histoire, de ce comman-
dement en chef qu'il avait glorieusement exercé, le siège de Sé-
bastopol entra dans une phase nouvelle. Nous avons vu, onze ans
plus tard, le général Grant, campé devant Richmond, écrire à ses
amis qu'il réduirait les armées du sud « en les pulvérisant. » Le
général américain n'avait fait que profiter de nos leçons. li définit
alors d'un seul mot le système de guerre qu'avait inauguré le gé-
néral Pélissier. Ce caracièie opiniâtre, en succédant au général
Canrobert, compta ses soldats et ses ennemis; il ne compta plus ses
pertes.
E. Jdr[E!1 de la Graviére.
■ Google
FORMES DE GOUVERNEMENT
DANS LA SOCIÉTÉ MODERNE
1. filntipn dt la irtmce pollliqvr, psr M. do Parirn, lice-prèsidonl du conieil dital, oiemW
do l'institat, 1870. — II. Du FatTKti Jt govvmunenl « dti toi jKi la rruùsrtti pn
IL H. fmmj, ncmkts d* l'IsRilut, tSW. — in. te Siûma it la it^iU ^maru, par
11. DiBBiij da aiialu, a^aiilH pUniputaïUkiia da Ruiaia mi £i4*it.
L'année dernàère, au moment où la France allait être de neo-
veau «menée i renverser le goavemement étabU et & s'en donner
OB aabie, deux écriracns de graode eipérienoe publiaient chacun
un livre aur les dÎTerses arganisaliana politiques des société. Ils
exasûoaîieBt l'uo et l'autre les cantclères qui difilingoent («s diffî-
rentes iormes de90tiivern£iaeDt,les causes qui en assurent le suooès
ou en déteraÏDent la cbole. Lenra ouvrages n'étaieut pas iusfMr^s
par les ciroonsta^tces du jour. Celui de U. de Parieu est le rroit de
toute uoe vie de lectuies assidues, d'annotations coascieacieuws et
de réAeiiMHis impartiales sur les meUlcurs ouvrages du ecieace po-
litique 4aii« toutes les langues. 11 y a trente ans que M. Passy pré-
pare son livre et déjà plus d'une ûâa il en a In des cbapitres à l'In-
Btitut. D'où vient donc que œs deux oavrages ont paru i l'heure
précise où la France, en quête de la forme de gouversemeut qui (v
«Hivieot le mieux, allait avoir i les consulter? N'est-ce point parce
que leurs auteurs, peut-être sans s'en rendre compte, sentaient
comme tout le monde que de grands cbangemens se prépaiaient, et
,, Google
DE» FOUIES Dtr GouvEB?mn:yT. X&
qiK le HwmeDt était v^u oè les homme» ^ ftvaieat réQétkâ mAro-
Oient sar ces diffiôl^a prflfJèmes àe k politique ponvaietit utileMient
eomimiiiiqiiei' au pu^ïlic tes vésultaits de leurs longs travaauî
Contraste piquait -. àtf ce9 âeit écrivains, c'est le bairt digntQatie
de remprre qui » le plus de conflance dans l'aventf de la iémcy-
et&tie, et t'écsnomiste libéral qai en a le rnoin. a Suivant moi,
dit M. de Pstitim, l'efïet particulier de }a dénwcratàe pure peut et
doit être d»ne les étaU cinlîfiés \s pli» grand direioppenieiit de la
Uberté' et de l'^g^^é i la Toie. La déinocratûe vraie &vorise cesdeux
principe» d'ess nHUHère sinm^aée-, et réeiproquemeat en la déve-
loppaift OD fortifte la démocraiie. » — « N'oubljoas pas, ajcpote ail-
leHTS l'aDcie» viee-pFésideBt dn cooseil d'état, que, si le imto des
césars rappelle un grand déreioppeineit de poutnr sans stabilité, il
rappelle auâsi la nomiptioa réciprBqae des giavreman» et des goa~
vtmés, une décadence enfin dk>Bt le clinstianiBine doit anjounf Ire
préserver le monde. » I) y arrait sans demie quelque mérite à émettre
setnblabte jogeraeot devant celui qui venait d'écrire le panégyrique
de Cesnr.
m. H. Pasey s'attache à examiner de«x questions priacipeileE^^Tv
AjmineHt les autre». D'abord d'où pnmeMent les différences que
Pon- rencontre dams les formes ete gOTwemetne** des diverses na-
tions, et ces différenves vont-elTes disparaltref Secondement tes
sociétés modernes (iniront-elles, comme on le croit généralement,
par se constituer en républiques? Ce n'est pas k des considérations
théoriques que M. Passy demande la réponse à ces questions, c'est à
l'étude des faits histOTÎques. Sous c« rappwl, son ouvrage surpasse,
Je crois, tout ce qui a été publié jusqu'à ce jour, comme applica^
tion de l'histoire à l'eiamen des prdtrfènies pÔKtiques^ Mfmtesiiiiiicu
»«98t s'est appiiyé sur Fhistoire',, mais trop souveirt k l'aippm d'Wn
IR'imipe juste il cfteunfait douteux de fastiquité «« uoe laeedMe
absorde racontée par hb TOyageur ignorant. Oa admire d'autant
pins le génie de ce grand Iwrmne, qui a su tirer des vdrilés lunù-
neirses d'aussi pttoyabtes tflénïens ; mais ce qui convainc, c'est la
raison de récmain et aoa l'aalorité de» fait» qu'il iavoq«e. \a
plupart du temps, le 9«t raixmnefnent amait aparté phie de Iv-
mières. Les e«vnige» anemands sur îa science polititpie svat nom-
breux, parce qoe c'est une des branciïefi de fenseignenent supé-
rieur, et beaucoup de professeirFs »nt p*bné des traités eompïets
sur VAUfffJtteines Siatawerkt{i). La partie historique y est eiposée
(I) L«9 TOluHin«usoanioi de HK. Uabl,. Bluolaclû et Loreni-Stcn, prarcïscur i
TMiiveriité de Vienne, méritent surtout d'Wiirer L'attention. — Ajant resté dans l'A!-
lem:igne nifridionil'ï et en Sulwa , ti t« riglma RprisenUtir étùK es vigatnr, ïtii bbI
pn *ù ftuiier le miîesBrsme.
, Google
3S(J KEVUE DBS DEUX HONDES.
avec une érudition toujours sûre ; mais l'origioalité manque trop
souvent par la raison très simple que l'Allemagne n'a pas encore
joui de la pleine liberté politique. En Angleterre et en Amérique,
nous trouvons des auteurs éminens qui résument l'expérience d'une
grande race habituée au régime représentatif et libre, L^wis, Brou-
gbam, Mill, Lieber, Bagehot; mais l'empreinte anglo-saxonne est
si profondément marquée dans leurs écrits, qu'on ne peut y trouver
les rusons pour lesquelles les autres peuples n'ont pas su conquérir
ou garder la liberté comme les Anglais. Or pour nous, voiU la
grande question. Le livre du diplomate russe dont nous donnons le
titre en tôte de cette étude n'est pas sans mérite, mais il se tient
dans les généralités philosophiques et glisse sur les faits actuels.
M. Passy passe en revue tour à tour l'histoire de la Grèce, celle
de Borne, de la France, de l'Angleterre, des Pays-Bas, de l'Italie,
de tous les pays européens, et il démêle avec une sûreté qu'on ne
peut trop admirer les causes qui ont ici amené le despotisme, et
qui là ont fait triompher la liberté. Chacun de ces chapitres histo-
riques est lumineux de bon sens et renferme mille enseignemens
dont jamais mieux qu'en ce moment on ne peut apprécier la jus-
tesse et l'utilité. Je résumerai brièvement les conclusions de ce livre
remarquable en me réservant d'en discuter ensuite certains points,
avec toute la déférence qu'inspire naturellement une telle autorité.
I.
Ce qui fait la dilTérence essentielle des formes de gouvernement,
c'est, d'après M. Passy, la part plus ou moiiis grande de pouvoir
qu'ils assurent au peuple. Dans les monarcbies, le pouvoir suprême
est exercé en tout ou en partie par des souverains héréditaires.
Dans les républiques au contraire, tous les pouvoirs émanent de
l'élection, et la nation se gouverne elle-même par ses élus. Ce qui
distingue nettement la république de la monarchie, c'est que dans
l'une le peuple conserve et que dans l'autre il abandonne la souve-
raineté constituante. Chacune de ces formes de gouvernement pré-
sente une infinité de nuances qui les éloigne ou les rapproche les
unes des autres, mais les traits caractéristiques de chacune d'elles
se prononcent de plus en plus dans le cours de l'histoire.
Voyons maintenant d'où provient la diversité des formes de gou-
vernement. Partout la tâche des gouvernemens a été la même:
maintenir la paix et l'ordre dans tes états qu'ils régissent, et en
assurer la défense contre les attaques de l'étranger. Voilà ce que
les peuples ont toujours exigé de leurs gouvcrnans. Or les condi-
tions des divers états ayant été et étant encore très différentes, les
,, Google
DES FOBXES DU GODTEBIfEHENT. 337
gouTcrnemcns n'ont pu remplir leur mission en suivant les mêmes
procédés, et en s'assitjettissant aux mêmes formes. II a fallu accor-
der aux souverains un pouvoir d'autant plus grand, d'autant plu«
absolu, que les populations se trouvaient plus divisées, moins capa-
bles de s'entendre et d'agir en commun. C'est là une loi univer-
selle, et tout peuple qui i'a méconnue en a été puni par la déca-
dence ou la mort.
Les causes qui, en provoquant les dissensions intestines, ont fait
naître le despotisme sont nombreuses, et M. Passy énumère les
principales en montrant comment elles ont agi. Ce sont les hostili-
tés de race, la diversité des croyances religieuses, les dissentimens
entre les diverses classes de la société, la diversité des intérêts lo-
caux, la trop grande étendue du terriioire. En examinant chacun
de ces points, M. Passy apporte une telle abondance de preuves,
qu'à moins de dénier toute valeur à l'expérience il faut bien ad~
mettre cette loi, qu'on pourrait formuler ainsi : plus dans un pays il
y a de causes de dissensions, et plus ces dissensions sont profondes,
moins il y a de chance que le peuple conserve le pouvoir, et plus il
y en a qu'il l'abdique entre les mains d'un maître.
La réflexion seule sulTit pour nous révéler ce que M. Passy nous
montre ici l'histoire à la main. Pourquoi les hommes vivent-ils en
soàétéî Pour jouir en sécurité des fruits de leur travail. Tout gou-
vernement qui ne donne pas cette sécurité est donc inévitablement
destiné à périr. Les hommes sacrifieront toujours la liberté à l'ordre,
parce que l'ordre est la condition même de la vie dans une société
civilisée, tandis que la liberté n'est qu'une manière de vivre. Sans
ordre pas de travail, et sans travail pas de pain. Une nation aimera
mieux vivre asservie que périr d'anarchie en l'honneur de la liberté.
Ceci établi, pour savoir si les socii^tés modernes arriveront à se
constituer en républiques, il faut voir si les causes de discordes et
de troubles qui ont toujours amené le despotisme vont disparaître.
Or c'est là ce que M. Passy ne croit pas. Parmi ces causes de dis-
cordes qui menacent l'avenir, il n'en cite qu'une seule, ce sont les
idées socialistes, et on aurait désiré qu'il eût donné sur ce point plus
de développement à sa pensée. Il est vrai que d'épouvantables ca-
tastrophes ne sont venues que trop tôt apporter aux paroles de
U. Passy une lugubre et sanglante confirmation. Aussi longtemps,
dit-il, que la vie républicaine donnera une activité dissolvante &
ces causes de division, il faudra bien admettre des pouvoirs dont
l'existence ne dépende pas des volontés dont ils ont à contenir les
dangereuses ou criminelles aspirations. Et ainsi, quoi qu'on fosse,
le pouvoir monarchique finira toujours par renaître des nécessités
mêmes de la situation.
,. Google
3S8 KETEE DBS I»DX «OlffiES.
Hais, objectera-l-on, la aoiMtrchieoe feutrasse maintenir iso-
lée sur un sol comitlétemeat nivelé par -là démocratie et s^s l'^puî
d'une aristoccatie puissante. Lee Bociâléa, à [mesure ^U'ellea aequiè-
rent plus de hiaières et d'eitpéirieiice. aspirent k se g'Kiverjier elles-
mdmes. Déjà partout en Europe, «auf ec .Ruesie, îles >peu|j[e6 ont
repris en main la plupart des jttDuvoirs qu'ils avaient déléguf^s À
leurs gouvernans, et tes monarchijs absolues se seut trafisfoi mées
en monarobies parlementairee. Ce aiouvefntjntrcontiuuera.parceque
les causes qui l'ont provoqué n'ont pas cessé d'agir, et prennent
au contraire une force nouvelle. Le temps approche donc où toutes
les nations, les unes plus itùt, les autres plus tard, ne laisseront
plus sutsister d'autres pouvoirs que ceux qui, par l'élection, repré-
sentent directement la volonié populaire, et>aÎDsi elles adopteront
la forme républicaine. Telle estJjten l'idée, générale quitloroine, et
elle est si répandue que même beaucoup de souverains la {>art^;eot,
et ont cessé de croire à l'éternité des dynasties.
Cette opinion si accréditée rencontre en M. Passy im contradic-
teur armé d'argumens qui donnent à réHOcliir. Ce n'est pas qu'il
ait contre la république des préventions tLosiJlrs; loin de là, il ad-
mire la forme républicalrte : il montre qu'en Grèce, en ilaliç, «Ile a
présidé à l'épanouisBement de civilisations qui., par la splendeur
des beaux-arts, des lettres, des spéculations pjiilosophitfaes, et par
la grandeur des caractères, nous &|)paraiâsent cnmme les jJus .beaux
momens de l'histoire humaine. M. Passy me semble êtie sur ce
po:nt dans la situation d'esprit de tous les hommee^e notre 4emps
qui ont réfléchi sur les questions politiques. Autrefois la r<^pi^ljque
était l'objet pour les uns d'un ardent entbousiasme, pour les Autres
d'une violente aversion mêlée d'eiïroi. Ces sentimeos ont presque
complètement disparu. Le grand problème de notre temps est éco-
nomique et social plutôt que politique. Ce qui occupe avant tout
les hommes, c'est de savoir non pas comment les fwuvoirs, imais
comment les richesses se répartiront. Lis^'z les manifestes des co-
mités révolutionnaires, écoutez ce tfui se dit dans les ateUers, t&cbez
de suEpreudre les voeu; encore muets des masses .profondes qai
vivent du salaire. De quoi s'agit-il 7 De^oader une forme de gou-
Ternementf>luS']ibre, d'abolir la royauté? Non, c'est-à peine^ l'on
en parle; ce que l'on veut, c'-est mettre. la main sur lies instrumens
au traviiil, sur la terre, sur le oipital, pour le r^partirtatre les tra-
vailleurs associés en corpor^ioiis, afm de leur xissnrer une plus
Iarge;part des produits. La république, le suffrage -universel, formes
creuses, dit-on, qui enthousiasmaient les dqpes, mais qui n'aug-
mentent pas les salaires.
D'autre part, lisez les livres récens consacrés aux -études po&-
,, Google
DBS Mbheï dv eoCTEnntHENT. $39
tiques, cent de W\\ , de Prevost-Paradot , de Bagehot : république
ou monarchie représentative, les ailleurs semblent n'y faire nolle
différenfe. Ils cherchent les formes d'on bon gouvernement, et les
règles qu'ils formulent s'appliquent aussi bien à la forme républi-
caine qu'à la forme monarchique. Ces questions qui autrefois re-
muaient tairt les passions, on les discute donc aujourd'hui avec un«
impartialité parfaite et une méthode tonte scientifique que n'in-
fluencent plus ni engouemens, ni hostilités.
Ce qui porte M. Passy à douter de l'aVénement prochain et unî-
Tcrsel de la république, ce Sont les enseignemens de i'histoire.Il
fait d'abor;] remarquer que la chute de raristocratle ne doh pas en-
traîner, comme on le dit; ta chute de la royauté, attendu que la
royauté a grandi sur les ruines de l'aristocratie, Pt que son pouvoir
s'est accru dans la proportion exacte où diminuait celle des nobles.
A Rome, femplre s'est établi en écrasant les patriciens, puis en les
asscrvissanl. Dans l'Europe moderne, les souverains n'Ont fondé
leur autorité qu'en brisant les résistances des grands propriétaires
féodaux. Le seul pays où le roi n'est jamais parvenu à établir le
pouvoir absolu est celui où l'aristocratie a survécu jusqu'à nos
jours. « On a vu, ajoute M. Passy, des républiques se transformer
et subsister en monarchies, il est sans enempie qu'une monarchie
d'une certaine grandeur ait rôiissi à se transformer et à subsister
en république. Parmi celles qui l'ont essayé, les unes, accablées par
les dissensions d'une violence croissante, ont fini par succomber
sous les armes de l'étranger, les autres sont revenues sur leurS pas,
mais à travers des dictatures plus ou moins longues et oppressives.
Tel a été jusqu'ici le cours constant desévénemens, età moins qu'il
ne survienne dans la situation, le tempérament, les isndiinces et
les aptitudes politiques des nations de l'Europe des changemens
que n'annonce aucun signe précurseur et auxquels les enseigne-
mens du passé défendent de croire, tel il demeurera durant tout
l'avenir, sur lequel les données du présent a-otorlEtcnt k former des
conjectures. » A ne consulter que l'histoire, les conclusions de
Bf. Passy sont inattaquables. Tontes les républiques de la Grèce
vont se perdre dans l'empire d'Alexandre, et toutes les républiques
italiques, gauloises, 'hispaniques et libyques dans l'empire romain,
L'Europe au moyen âge, du nord an midi, était pleine de répu-
bliques. Combien en reste-t-il aujrkurd'huiT Une seule, la Suisse.
Deui grandes nations, la France et l'Angleterre, ont tenté par des
efforts héroïques de fonder la république; toutes deux ont échoué,
et ta seconde à deux reprises déjà. La grande république polonaise
s été dévorée par l'absolu tisore moscovite, et, quand on a écrit son
histoire, on u'a pas cra pouvoir lui donner de titre plus jilste que
■ Google
3A0 KETOB DES DEUX MONDES.
celui de l'Anarchie de la Pologne. Chacune des grandes secousses
qu'a, subies l'Europe a été mortelle à quelque république. Les
guerres de la Tm du siècle damier, entreprises pour eu fonder de
nouvelles, ont fini par tuer presque toutes celles qui existaient, et
ta guerre de 1866 a mis fin à la carrière des deux seules qui eussent
survécu en Allemagne, Hambourg et Francfort. 11 est donc incoo-
lestable que le témoignage de l'histoire devrait faire désespérer de
Tavenir de la république.
Cependant on ne peut toujours conclure du passé à l'avenir.
L'esclavage ayant existé de tout temps, on le déclarait étemel, et
pourtant il a presque complét«meRt dispai-u. C'était un aiiiome en
politique que la forme républicaine ne convenait qu'à un petit état,
et cependant nous voyons une république s'étendre sur tout un
continent, grandir avec une rapidité vertigineuse et devenir la plus
grande puissance de l'univers. L'axiome ét^t vrai autrefois, il De
l^st plus aujourd'hui. C'est que la république se fonde sur la com-
munauté des volontés, amenée par l'échange des idées. Or autrefois
les hommes ne pouvaient guère se communiquer leurs pensées que
par la parole. Les limites naturelles d'une république démocratique
étaient dânc les murs d'une cité. Aujourd'hui le livre, le journal, le
télégraphe, apportent à tous au même moment la même impression
et étendent le cercle de l'agora aux frontières d'une langue ou aux
limites d'un continent. Voici doue uu grand obstacle à l'établisse-
ment des républiques supprimé, rien que par la progrès des inven-
tions techniques.
Des progrès dans l'ordre moral feraient disparaître bien d'autres
obstacles. Supposez un moment les hommes assez éclairés pour dis-
cerner leur véritable intérêt : comme l'intérêt véritable de tous re-
nde dans le respect de la justice, en poursuivait cet intérêt ils
établiraient l'ordre, et, sous l'empire de l'égoisme bien entendu, ils
feraient régner la justice entre eux. Plus donc les hommes com-
prendront que le vrai bonheur consiste dans l'accomplissement du
devoir et dans la pratique de la justice, plus ils seront capables de
se gouverner. Ceci n'est pas une simple hypothèse. Depuis plus de
deux cents ans, nous voyons dans la Nouvelle- Angleterre des socié-
tés se gouverner librement elles-mêmes par l'élection de toutes
leurs autorités sans exception, autorités politiques, autorités admi-
nistratives, autorités judiciaires, autorités ecclésiastiques, sansavirfr
besoin qu'un roi vienne mettre l'ordre dans leurs rues ou un pape
dans leurs consciences. Les babitans du Massachusetts, du Hnine,
du Vermont, du New-Jersey, du Bhode-Island, du Hew-Hampshire,
étaient tout simplement des gens éclairés, religieux, raisonnables,
et par suite ils ont su faire des lois justes et obéir aux lois qu'ils
■ Google
DES POBUES DD GODTEKNEHENT. SJtl
awient fûtes. Ainsi la république s'est maintenue. Pour que le
même régime s'ét&blisse et subsiste en Europe, il suffirait donc que
les peuples européens, dans toutes les classes de la société, ac-
quissent des lumières aussi saines, un bon sens aussi solide, une
religion aussi raiseanable que les habitans de la Nouvelle-Angle-
terre. Nous sommes, hélas 1 loin de cet état, et on ne peut dire
quand nous y arriverons, car nous ne soupçonnons même pas la
distance qui nous en sépare; mais qui oserùt afiîrmer que ce but m
sera jamais atteint?
Les obstacles qui, d'après M. Passy, s'opposeront dans l'avenir i
l'établissement de la république, n'existeront pas moins pour U
monarchie constitutionnelle, car, de ces deux formes de gouverne-
ment, l'une est aussi fragile, aussi délicate, aussi difficile à manior
que l'autre. 11 faut donc aller plus avant et se demander si les so-
ciétés modernes, inévitablement travaillées par les dissensions so~
ôales et l'hostilité des classes, pourront supporter des gouverne-
mens libres. M. Passy a distingué deux sortes de gouvernemens :
ceux où le pouvoir se transmet héréditairement, et ceux ou tous
les pouvoirs émanent de l'élection, c'est-à-dire d'une part des ré-
publiques, de l'autre des monarchies. Cette division ne me parait
pas porter sur le fond même des choses et sur l'essentiel en poli>
tique. Si on s'y tient, il faudra ranger dans une même catégorie le
régime en vigueur aux États-Unis, dans les états romains, à Ve-
nise autrefois et dans tous les ordres religieux. Le gouvernement
de l'église catholique est l'absolutisme le plus parfait qui ait jamais
existé et qui se puisse concevoir, puisque , le pape infaill ible étaat
te souverain maître des consciences et le suprême arbitre de la vé-
rité, il faut lui accorder une obéissance passive, non-seulement
pour les actes, mais pour les pensées et les croyances, de sorte qu«
rien n'échappe à l'étreinte omnipotente, et qu'il ne reste pas même
au fond de l'&me le moindre refuge pour l'indépendance humaine.
Néanmoins dans cette église le souverain est élu, et aucune fonc-
tion ne se transmet par l'hérédité. C'est donc une sorte de répu-
blique. Dans l'autre catégorie, il faudra mettre ensemble le goa-
vernement de la Russie et celui de la Grande-Bretagne, qui toos
deux sont des monarchies. Peut-on cependant voir deux régimea
plus différens sous tous les rapports? Évidemment la distinction en
gouvernemens monarchiques et en gouvernemens républicains rto-
oit souvent ce qui est très dissemblable, et sépare ce qui est presque
identique. Ainsi la façon dont les Anglais et les Américains se gou-
vernent se ressemble tellement qu'il est vrks difficile de marquer la
différence. Passez des Éiats-Unis au Canada, le régime est identi-
quement le même, sauf qu'ici il y a un gouverneur nommé par h
■ Google
reine Victwria, mais soa pouvoic est blea plus limité qae oelui àa.
pFésidMit de l'Uiùoa. Allèa du Canada en Australie: et de U au g^
de BoiH>e-Ë»péraDC8, voua trouverez les mêmes insUtulioas, le»
mêmes traditions, les marnes habitudes, en politique, le m£me sd/"-
goternmeni.< Transportez-vouâ en Bussiet vous êtes encore sous une
monarchie, mais «n réalité tous êtes dans vn autre monde-
La vraie distinotipn est plutôt celle-ci : dans ceFtaîo^. pays, la
volonté qui dirige réellement les affiûres est celle du souveraio;
dans d'autres pays, c'est celle de la nation. Le régime politique des
preaiers est un gouveraeRieotdespttique ou absolu, le régime des
seconds un ^uvernemeot libr6 ou représentatif. Certains états sont
dans une période de transition et dans une situation mixte, la Prusse
pareiemple. £n Prusse-, ta volonté de la nation exprimée par le par-
lement librement élu eierce une inQuence très grande sur la clirec»
tioo des affaires; mais es cas de conflit c'est la volonté du souverain
qui l'emporte. En Rnssie et en Angleteire, il n'y a pas de conflit :
en Buasie, parce que la nation n'oee pas résister au souverain ; en
Angleterre, parce que le souverain ne songe pas à résister à la na-
tion. Le régime russe est francbemeni; absolu,, le régime anglais
francbement. représentatif. Que le pouvoir eiéeutif soit aux mains
d'un roi héréditaire ou d'un président élu,. si c'est, en définitive la
volonté de la oatiein formulée par ses représentaos qui l'emporte,
la situation est la même, le pays so gouverne lui-même,. et c'est là
l'important. H faut aller au fond, sans se laisser tromper par les
apparences du régime constitutionnel bu de la division classiqjae
des trois pouvoirs. Sous tous ces dehors, oQiest parvenu à établir
dans deS'pays très civilisés un régime ausà complètement despo-
tique que dans les empires asiatiques. Qu'un souverain nomme les
chefs des provinces. et des communes, que pas leur inIlueDce il
fasse nommer des reprësentass tout ^à sa dévotion, que par la
crainte de déplaire ou pai- l'espoir d'avancer les juges prâ>'iennent
ses ordres, et cei souverain, réunissant dans ses mains les pouvoirs
exécutif et judiciaire, £era de la nation ce qu'il voudra.
Dès qu'on admet ladistinction que je viens de rappeler, on voitftHS*
sitAtquQ ce qui est en question aujourd'hui, c'est l'avenir ooO'de la
république, mais des gonveraemens libres. Si les soaiétéa moderqes
se croient menacées d'unei dissolution sociale, et si elles s'époo-
vanteot à l'idée de l'a(narchie, 1% monarchie constitutionnelle u
leur «ffrira pas un refuge.plus assuré que la république. Dans la
moDarchie constitulionnelle comme dans la république, le pouvoir
dirigeant émasedu peuple. Or, si c'est des coBvoittses :du peuple
queJa bourgeoisie s'alarme, c'est au régime abstda qu'eJle^dMnaD-
dcra la force de zéûstaace qu'elle désespéreza.de tiouvos M ellfr-
, Google
DES Bomism m coevaRinxiiiT. SU
m^me. 11 en a tonjoufS'ëtôainsk Poiu écbappsr à la gnerre: dvile,
Rtnne se livre à \ugaât« sans. réserve. De la mâme façoD.etponr les
métees Ttiotifs la FX'anss s^&baadonae à Napalôon 1*', puisi Napo-
léon ilV. Quand on songe qu» cette denûève abdicatioaa.eu- lieu
ap<ës la c&mpagne de Moscou et de Leipzig, après les deux inva-
sions et surtout après les deux éqmpéeS'de Boulogne et-do Stras-
bourg, on doit dire qu'il est imposoible de pcéroir eatfce lea mains
de quel sauveur se jettera une nation, que la teEreurdcS'C0iiviil8itHis
sociales eiïare. Ce qu'il nous faut donc examiner, c'est^ géaécaljsaiit
la qifeslioR soulevée par H. PaBsy; si lt« sociél^B marcbciiib vers le
gouvernement libre ou vers le gouverDenentde^oiîque.
FI peut sembler étrange de poser une semblable question au
SIX' siècle, si lier de ses découvertes scientiftquesv de ses appllca:-
tions de la science h l'industrie, Aa pix>grës:de ses lunières, de ses
conquêtes dans le nioitdephysique. CoioinenGl l'houoie, foi mesure
et' pèse les corps célestes, q«i s'est asservi i'édaic pour transmettre
sa pensée, qui en quelques bondo parcourt la surface du globe, qui
dempte tous les élémens pour les faire travailler à la aalisfaclioQ
de ses besoins, ce roi de la création, éclairé par les intuitions de
son g'me et appujë sur l'expérience si laboueusemeotrecueiJUe et
si savamment interprétée des siècles, ne parviMidra pas à trouver
une forme de geuvernenient qui respeote sa dignité, sa liberté, «t
il lui ^udra toujours, comme ta brute, se courber sous. un. suitre
et marcher sous sa verge t Étrange contraste en effet : Ut taiiL d«
puissance et de clarté, ici tant d'obscuvité et de faible^e. Il faut
bien le dire cependant, se n'est pas d'aujourd'hui seulement que des
esprits dairvoyftns ont eru que la société actuelle aboutirait au des-
potisme. L'écrivain qui, sans pénétitep au fond des problèmes^ reli-
gieux et économiques, » mieux analysé qu'aucun homme de.soa
temps l'état politique des peuples modecnes^ T<ici|ueville, a cru voir
t^éltiver au bout de la rout& où nous sommes engagés, le spectre du
despotisme démocratiqne, u Oa dirait, écrivait-il, que ctoque pas
que les nations modernes font vers l'égaiité tssi ra^nproche du de»*
potisme; Il est plus facile d'établir un gouvernement Eibsolu- et des-
potique chez un peopte où les conditions sont égales que cbea tout
autre. » Tocqueville se s'arrête pasJà; il va jusqu'à décrire les ca-
ractères du despotisme' démocratique eu des ternies qu'on ne ipeut
oublier, tadt ils sont forts et justes. <> Je voiss ditr-iL, tme foule m-
Bombrable d'hommes semblables'et égaux qui tournent sans repos
sur eusc-mèmes pour se pcocurer de petits et: vulgaires- plaLsics,
dont ils. retiq>lii8Mnt leur- ime.^ Au-dessus, d'eux s'élèNeiuapauvmr
BMnense et-tutélaire, qui se' charge seul d'assum leurS' jouissances
-et de TciUer suc leuc sort. Il est alisalu, détaillé, régulier «Ldom.
, Google
su lETUI DES DEUX IfOIlias.
Il De brise pas les Tolontés, mais il les amollit, les plie et les dirigei
il Torce rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on
agisse; il ne détruit pas, il empâcbe de naître; il ne tyrannise poîat,
il gène, il comprime, il énerve, il éteint, il bébëte et il réduit enfin
chaque nation À n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et
industrieux dont le gouvernement est le berger. * Cette peinture,
tracée il y a quarante ans, ne la voyions-nous pas naguère encor*
réalisée sous nos yeux, et ce régime, si l'on n'y prend garde, n'est-il
pas celui qui nous attend dans l'avenir?
Ce qui nous empêche de nous alarmer de ce péril, c'est que nous
sommes portes à croire que la liberté est inséparable de l'égalité,
et que de la démocratie doit sortir ou la république ou tout au
moins un gouvernement représentatif. Nous avons détruit les privi-
lèges de la noblesse, l'indépendance des assemblées provinclaltis et
des communes, les droits des corps de métiers et de toutes les cor-
porations, en un mot nous avons jeté à terre tout ce qui pouvait
faire obstacle à la volonté ae la nation. C'est ainsi que nous espé-
rions fonder la liberté. Ne se pourrait-il pas que nous n'ayons Mt
que niveler le terrain où s'élèvera le despotisme?
Dans toutes les sociétés 'antiques dont nous connaissons bien
l'histoire, la marche des transformations politiques a été la même.
On dirait presque l'effet d'une loi historique. La plèbe lutie contre
l'aristocratie pour obtenir l'égalité des droits. Elle l'obtient enfin,
renverse toutes les barrières et abolit tous les privilèges. La démo-
cratie s'établit, mais bientôt les bases de l'ordre social sont atta-
quées, les guerres civiles éclatent. La situation devient intolérable;
on veut y échapper à tout prix. Alors apparaît un maître qui ras-
sure les riches, flatte les pauvres et les corrompt tous deux, car un
pouvoir qui s'appuie sur les terreurs des uns et les convoitises des
autres abaisse le sens moral et dégrade tes caractères. « C'est un
fait général, dit U. Ji'ustel de Coulanges, et presque sans exception
dans l'histoire de la Grèce et de l'Italie, que les tyrans sortent du
parti populaire et ont pour ennemi le parti aristocratique. » Arîs-
tote, qui, après avoir étudié toutes les omslitutions et toutes les
révolutions politiques de la Grèce, en a déterminé les caractères
ayec une pénétration sans égale, nous dit : u Le moyeu d'arriver à
la tyrannie, c'est de gagner la confiance de la foule. Le tyran com-
mence toujours par être un démagogue. Ainsi tirent Pisîslrate à
Athènes, Thèagène à Mégare, Denys h Syracuse. » N'avons-nous paa
TU ce programme suivi exactement de nos jours? Napoléon 111 avut
écrit V Abolition du paupérisme, et il s'est toujours proclamé l'em-
pereur des paysans et l'ami des ouvriers. C'est par le suffrage des
s qu'il avait établi son pouvoir et l'avait fortifié jusqu'au der-
■ Google
DES rOBHBS DU GOUTEBNEJIENT. 315
nier moment. L'histoire confirme ainsi les craintes que l'étode de
ta condition pt^itique des sociétés modernes inspirait à Tocqueville;
c'est une raison pour veiller au danger et pour chercher le moyen
de le conjurer.
il.
Il ne faut jamais oublier que plusieurs circonstances favorisent
aujourd'hui l'établissement de l'absolutisme. Parmi celles-ci, Toc-
queville a mis fortement en relief la concentration aux mains du
souverain de tous les pouvoirs locaux, administrât! rs et réglemen-
taires, l'y ajouterai tes armées permanentes et les inimitiés de
classe à classe.
Celui qui a en mûn le pouvoir, roi ou président, sera presque
toujours tenté de l'étendre. 11 est naturel que tout homme cherche
à faire sa volonté et à écarter ce qui y résiste. L'un y est porté
parce qu'il aime les plaisirs et les richesses, un autre parce qu'il
aime la guerre et la gloire, un troisième parce qu'il voudra agran-
dir son pays ou faire du bien à ses sujets. L'ot»tacle aux volontés
du souverain résidait autrefois dans la faiblesse du pouvoir exécutif
et dans la force de résistance des grands feudataires, des provinces,
des villes, des corporations. En Amérique, il se trouve d'abord dans
l'esprit de la nation, ensuite dans l'extrême division des pouvoirs,
répartis entre une foule de conseils locaux et d'administrations in-
dépendantes. Dans les pays constitutionnels d'Europe, il n'existe
que dans les assemblées délibérantes qui représentent la nation;
mais à cAté de ces assemblées se trouve l'armée, dont l'esprit est
complètement différent.
Le rôle du parlement consiste dans le contrôle, la critique et
l'opposition, celui de l'armée dans l'obéissance. Une chambre qui
(^it et ne discute paë est un corps servile qui ne sert & rien qu'à
masquer le despotisme. Une armée qui discute et n'obéit pas est
un danger public. Ici règne la parole libre, Ik le commandement
sans réplique. Les militaires savent que pour eux il n'y a de succès
que si toute l'armée jusque dans ses derniers membres est mue par
les ordres d'un chef unique. Comment pourraient ils apprécier le mé-
canisme d'une constitution politique où tout pouvoir doit rencontrer
on contre-poids, et où l'esprit de résistance a sa place marquée et
nécessaire? Aussi voient-ils souvent dans le parlement une source
permanente d'anarchie et dans les représentans des bavards malfai-
sans, tout au moins quand ils discutent le budget de la guerre. Il
ne sera jamais Tort difficile au souverain de tirer parti de cette op-
position naturelle pour se débarrasser d'un parlement qui le géoe,
■ Google
3M BB^TB BBrDCOS IMMBH».
et l'on peut dire, je croîs, que sar le eontineirt emopéeti le réginne
reprâsenUtif if existe ffue par la tolénnoe de la royauté. C'est uoe
m&xime constante, profofidément gravée (fans l'esprit des Anglais,
qu'une grinde armée permanente met la liberté en péril, et ils ont
multiplié les précautions pour éloigner ce danger. Il est écrit d ins
le bill of riglits qu'aucun corps d'armée ne peut ëlre maintenu
sans le consentement du parlement. Le mutiny hill n'est jamais
voté qne pour un an, et, s'i^ n'était pas renou^eié, t' armée se dis-
soudrait, car désobéir aux ordres des chcft deviendrait «t «te li-
cite. La constitution des Étate-BnisdH qne le congrès ne peut vo-
ter les fonds de l'armée que [tour deux ans, et les Américaine ont
potrr principe de réduire le- nombre de* troupes au plus strict né-
cessaire. Le danger a donc été clairement aperçu par les Dations
qui ont eu l'expérience des instittrtionsliferes, et il feudrait être
aVengle pour ne pas le voir. Ces! à partir du moment où la royauté
a pu entretenir une armée permaneilte qu'elle est parvenu.; Prendre
son pouvoir absolu. C'est grâce aux légions qae l'empire s'est établi
à Rome, et sous l'empire ce sont les prétorien» qui ont di^osé de
la couronne. Il est inutile d'tn»)ster sur les analogies que présente
la situation actuelle. Que faire cependant? Pent-oniespértr que le»
peuples désarmeront au moment oâ éclatent les plus formidables
crises sociales, et o& les ambitions' dynastiques, euploiiant les at-
tractions et les antipathies des nationalités, menacent L'liuj>Of)e de
nouveaux boufeversemens? Smis doute, si les peuples européens
étaient prévoyans et sages et s'ils étatient maîtres de lenr sort, ils
régleraient leurs dilïërends sans tirer l'épée, et ils péduiraieni leurs
armemens, qui, par tes énormes impôts qu'ils exigent, sont une
source de misère et de danger pour la société; mita les peuples
malheureusemeat ne 90nt encore ni prévoyans ni sages^ et ils ne
disposent pas de tt>ur destinée; Lesgrandes armées permanentes
sent donc un mal qu'il faut subir; et pour lee'insdtuoions libres ud
danger qu'il fandra viser à conjurer.
£t d'abord l'Armée devrait-elle voter? Il peut sembler inique
d'ôter le droit de vote à ceux qui remplissent la gigt-iense mis»oa
de défendre le pays contre ses ennemis du dahorsi et du dedans;
mais, dans l'organisation politique, chaque fonction a des devoirs
particuliers qu'elle doit rei*iplir et des restrictions auxquelles elle
doit se soumettre. Bans off pays libre, tout eitoyen doit aveir le
droît d'assister auï réunions pubMques pour défetidre bls opinions
et attaquer ceHefidu partC au pouvoit-, et cependi»! il ne convient
pas que lé juge, qui doit être absoltimunt impartial, se jette' dans
la mg(ée des partis ani prises. H fkat en tout peser les avantages
et te» iBconvâBiens;- or- le vote <tW' militaire8"préi9eiite les-plua
■ Google
DBS FOBIIEB DO «OQVBRNSMBNT. 3(7
goinâa dangers. Uoe année que l'esprit de parti envahit et possède
peut ou se diviser en deux corps bosliles qui donoeront le signal de
la guerre civUe, comioe à Bome, ou;dicte£ ses volootés el imposer
UD mattre au pays,: comme dans ]ea proflunciameaios ,àa Mexique.
Celui qui vote doit pouvoir B'élairer par ia discussion publique. Or
les discussions politiques, détruiraieol la disc:i|>line qui est l'âme de
l'armée, et le jour où les militaires tréquenteraient les clubs tout
serait perdu.
Quand OB accorde le vote, il Taut supposer que le acruUn sera libre
et sincère. Et pourtant que.pent faire le gouvernement, si la majo-
rité des voix de l'armée se pronooce contie tuiï L'armée est son
poÎDt d'appui. Si ce point d'appui se dérabe, si l'armée <^clare
son bostiÛté publiquement dans le scrutin, le gouvernement est
fi:&ppéÀDKtrt. 11 ne lui reste qu'une ressoui'ce, la guerre. Avant de
tomber, il fera donc la guerre. C'est ainsi que doimer le vote aux
soldats, c'est exposer le pays aux risques d'une guerre non prévue,
non pr^arée^ non voulue. Lors du dernier plébiscite, ^apolOou III
a été vivement alarmé du vote hostile decertains rt''gimens. Ce vote
émis dans les casernes, sous, l'œil des oflicicrs, était en effet l'ia-
dioe d'un profond méconlentemeat. L'empereur du devait avoir
aucun goût pour la grande guerre : eti Italie, il avait du comprendre
qu'il n'y entendait rien. L'appi;! au peuple venait de retremper son
pouvoir. L'opposition avait perdu pied. H avait pu détendre la
compression. i.es libertés accordées, loin d' ébranler, avaient conso-
lidé soa irône. IL avait arraché au roi de Prusse une humiliante
concession. Rien ne l'obligeait donc k jouer celte dernière carte,
réoervée pour l'extrémité suprême, la. guerre; mais on lui a fait
croire, ou il a cru à la défection de l'armée nvinifesUe par ses. votes,
et, comme nul gouvernement ne pourra jamais vivre avec l'hosti-
lité de. ses troupes, cousutée au scrutin, en face du pays, l'historien
de César a fcanchi le Rubicou : aléa jacta est. Qu'on y prenne garde,
l'heure peut toujours venir inopinément où le gouvernement me-
nacé de l'abandon de ses troupes croira devoù: tenter cette chance
redoutable où la destinée des nations est en jeu.
Le régime représentatif et l'armée permanente sont deux institu-
ûooA dont les principes s'eiclueet. L'élection qui donne* la vie à
l'une détruirait Kautre; on peut même aller plus loin et dire que
ces deux iastiiutions sont incompatibles. Elles ne peuvent subsister
longtemps c6te à côte siu* le même sol. L'une fmira toujours par
tner L'autre* Le moyeu de diminuer le daager consiste à faue voter
les militaires dans les mêmes urnes que les autres citoyens. De
cette iaçon }eur suffrage n'est pas relevé à part, et leiir méponten-
tement, s'il existe, n'est du moins pas allichô au:^ jeux de toù^
, Google
SAS ' UTDB DBS MDX HOirDBS.
J'ai dit qoe l'hostilité des classes peot aussi contribner à réta-
blissement du despotisme dans nos sociétés démocratiques. Ce point
exige quelques déTcloppemeos. Ici encore l'histoire nous apporte ses
eoseigaernens. Les choses se sont passées dans l'aotiquiié exacte-
ment comme nous tes voyons se dérouler sous nos yeux, et ce qui
rend cette expérience plus décisive, c'est que, la Grèce étant coaTerte
d'une foule de petits états indi^pendans avec des lois très diffé-
rentes, les mêmes révolutions se sont produites partout, mais point
en même temps (1). Par une série de luttes, tes plébéiens ont con-
quis l'égalité des droits politiques; mus restait l'inégalité des con-
ditions, qui leur parut bîentdt insupportable. Pour faire cesser cette
inégalité, eOet de lois, ne suffisait-il pas de changer les lois? Dis-
posant du suffrage et nommant les législateurs, c'est ce qu'ils es-
sayèrent de faire. Tantôt on mettait tous les impAts h la charge des
riches, tantôt on confisquait leurs biens en les forçant à l'exil oa
en les condamnant à mort. Ailleurs on décrétait l'abolition de toutes
les dettes, ou l'état s'emparait de toutes les propriétés pour en faire
un nouveau partage. Les riches naturellement se défendaient par
tous les moyens. Entre eux et les pauvres, l'hostilité étut perma-
nente, violente, et à chaque instant aboutissait à la guerre àvile.
a Dans toute guerre civile, dit Polybe, il s'agît de déplacer les for-
tunes. >> oLes cilés, dit M. Fustel de Coulanges, flottaient toujours
entre deux révolutions, l'une qui dépouillait lea^^ches, l'autre qui
les remettait en possession de leur fortune. Cela dnra depuis la
guerre du Péloponèse jusqu'à la conquête de la Grèce par les Ro-
mains. 1) Sparte, ayant armé ses ilotes pour repousser l'ennemi,
fut obligée de les combattre dans une lutte atroce, parce qu'ils vou-
laient se servir de leurs armes pour se rendre maîtres des pro-
priétés.
Comme les plébéiens, même victorieux, ne parvenaient pas à éta-
blir l'égalité des biens, les luttes recommençaient sans cesse. Enfia
les cités, épuisées par les dissensions sociales, découragées, lassées
de tout, se réfugièrent dans la servitude pour avoir au moins quelque
repos. Les tyrans parurent; ils sortirent partout du parti populaire
et s'appuyèrent sur le peuple. Les familles patriciennes seules a'a-
bandooaërent jamais toute résistance. Cette marche des choses,
partout identique, s'explique; elle résulte de la nature même de
l'homme. Donnez le suffrage à celui qui n'a pas le hien-élre, il est
inévitable qu'il voudra se servir de l'un pour acquérir l'antre.
Les sociétés modernes ont cet avantage sur les cités anciennes,
(I) H. Fntlel d« CoDlangM a ré*um< Kne nus ItuninenN udcUIod ce cAU da Ittis-
Uin uelinuM daai u CUé ontiqti*.
, Google
DES FORMES DU GOUTEKNEUENT. 3A0
que le christianisme a répandu des idées de justice et de fraternité
JQCODDues à l'antiquité; majs d'autre part notre situation écono-
mique est bien plus diUlcile. Les sociétés antiques pouvaient sub-
sister au milieu des dissensions civiles les plus violentes. Tandis
que riches et pauvres se disputaient le pouvoir, le travail n'était
pas suspendu parce qu'il était accompli par les esclaves, qui, quoi
qu'il arriv&t, continuaient & fournir aux besoins des partis en
lutte. Aujourd'hui ces esclaves, c'est-à-dire ceux qui accomplissent
le travail manuel, sont devenus des citoyens; ils ont acquis le droit
de suflrage, et ce sont leurs exigences qu'il faut satisfùre ou com-
battre. Les cités antiques ont supporté les luttes sodales pendant
des siècles avant de demander le repos aux tyrans. La société mo-
derne n'y résisleriût pas un an.
Notre état économique dilTère aussi complètement de celui du
moyen âge. Le sort.de chaque homme était alors fixé et en même
temps assuré. Le cultivateur était attaché à la glèbe et soumis aux
COTvées; mais il avait toujours uoe portion du sol à cultiver moyen-
nant une charge fixe, et les biens communaux, partout très éten-
dus, lui fournissaient un pâturage pour son bétail, du bois pour
construire sa demeure et pour chauffer son foyer. Il ne pouvait
aspirer à sorUr de sa condition ni à s'enrichir; mais il n'avait pas
à craindre le dénûment absolu. Par les liens de la commune, il
était fortement attaché au sein maternel de la terre à laquelle il
était rivé, et dont il ne pouvait être détaché. Ses espérances ici-
bas étaient très bornées, mais ses inquiétudes l'étaient aussi. La
corporation offrait â l'artisan le même genre de sécurité que la
commune rurale garantissait au cultivateur. Le salaire était fixé
et protégé contre la concurrence par les privilèges des métiers. Pas
de crise ni de chômage : le travail avait une clientèle connue et
assurée. Entre le maître et l'ouvrier, la distance était & peine sen-
sible ; tous deux travaillaient côte à côte dans le même atelier et
vivaient de la ^éme manière. Les discussions d'intérêt n'étaient
pas rares, mais elles ne pouvaient prendre, comme en Grèce ou
comme aujourd'hui, la forme d'une hostilité de classe à classe. La
situation des boutiquiers était la même que celle de l'artisan. Seuls,
les marchands qui trafiquaient avec l'étranger avaient plus de place
pour se mouvoir et plus de moyens de changer leur condition en
s' enrichissant. Tout à fait au-dessus, la noblesse, protégée par ses
armes, ses châteaux-forts, ses richesses et les préjugés de caste,
vivait comme dans un monde à part, inabordable et armé.
La société se trouvait ainsi complètement enchaînée dans le ré-
seau compliqué de ses coutumes traditionnelles. EUe était immobile,
mais siahle. C'était un régime de classes subordonnées semblable. &
, Google
3t>0 SSTtlS DES DEUX K0NDE6.
celui qiii en Egypte a donné à la société one assiette sî solide, une
durée si longue et produit également de si prodigieui monomens.
Les souffrances des individus étaient parfois extrêmes, parce que la
violence des grands n'était point arrêtée par la main tutéhire et
toute-puissante de l'état, et parce que le commerce et la science ne
savaient pas encore combattre les disettes et les maladies. La société
éuit consUmmert troublée par ia guerre, et périodiquement déci-
mée par la famine et la peste; mais en temps ordinaire les ftmes
étaient calmes, et en temps d'épreuve résignées. Lee hommes n'é-
taient point tourmentés par le besoin de changer de condition, car
ils n'en voyaient pas le moyen. Ils ne connaissaient ni l'ambition de
parvenir, ni la soïf d'accomuler des richesses, car cela était hors de
leur portée. Leur sort étant fixé sur la terre , c'est dans l'autre
monde que s'étendiient leurs espérances. Quel contraste avec les
démocraties anliqnes et modernes, où tous, ayant mêmes droits,
s'agitent sans cesse pour parvenir à tout et s'emparer de tonti
Ce n'est pas que l'idée d'établir une plus grande égalité dans le
partage des richesses n'ait pas surgi au moyen Âge : elle s'est ^it
jour en France, en Angleterre, en Allemagne, surtout dans les cam-
pagnes, quand l'excès des souffrances causées par la gierre rédui-
sait les cultivateurs au désespoir; mais, comme ces idées ne sortaient
pas de l'organisation même de la société, une fois les jacqueries
comprimées, l'ordre habituel se rétablissait, et l'hostilité des pau-
vres contre les riches ne devenait pas, comme en Grèce, un mal
constitutif de la société.
Aujourd'hui toutes ces institutions du moyen âge, qui étaient en
même temps des entraves et des refuges, ont disparu pour faire
place à une situation démocratique très semblable i celle de l'anti-
quité, avec cette différence qu'elle renferme tous les hommes au
lieu d'un dixième d'entre eux. Chacun est libre, mais isolé; chacun
se fait sa destinée, mais il n'a plus ces institutions tutélaîres qui l'a-
britaient et le soutenaient, la commune et la Oorporatton. Ghacan
peut monter au faite sans que rien l'arrête, mais aus» tomber dans
le déoûment absolu sans qne rien l'en tô-e. L'un , par son travAil,
son habileté, sa prévoyance ou sa bonne chance, arrive à l'opulence;
l'autre, par paresse on par accident, reste ou retombe dans la mi-
sère. L'inégalité de droits ne sépare plus des classes fermées où on
se résignait à demeurer parce qu'on s'en pouvait sortir, mais l'iné-
galité de richesse n'en subsiste pas moins entre des catégoiiira d'in-
dividus qui s'en irritent parce qu'ils envient tout ce qui s'élève au-
dessus d'eux. La compémion g-'nérale est la toi de la société. Les
premières pla^s sont aux plus actifs. Cefit la lutte pour l'existence
transportée de l'ordre coologi^ue dans l'ordre ticuaomique. Cette
■ Google
DES MUIES DO OCMfTKBREHENT. S61
compâtitîOD «st h source de toas les progrès, le .grand recsort qui
met tout en mouvemant,, qui enfante toutes dos mervËilles indus-
trielles, qui crée toutes nos ricbesses; mais eJ^te r^mnd aussi une
agîtatiofi incessante, uoe inquiétude pennanenie, une iastaliilitë
universelle. Nul n'eat content de son sort et iH)l n'est assuré du len-
demain. Celui qui est riche veut, accuniuleu toujours plus de ti-
cbesses, celui qui est pauvre tremble de perdre son gagne-paio.
Le mécaiiisioe de la production, des échanges. et du crédit est
admirable de perfection et de puïss^oce ; mais plus il est pariait et
compliqué, plus il est exposé à se déranger^ La grande industrie a
établi entre le maître et l'ouvrier une distance immense. Autrefois
tous deux travaîlJaient côte à côte, et vivaient de la même vie; au-
jourd'hui le maître dispose d'un capital énorme, et fait partie des
classes supérieures, tandis que ies ouvriers sont groupés dans de
vastes fabriques, autour de la machine qui fournit la force motrice.
Cela produit une séparation, une hostilité ii^coniiue autrefois.
La grande industrie produit des quantités énormes de marchan-
dises; pour Içs vendre, if lui faut le jnarcbé du monde, mais ce
marché est soumis À mille fhiotuatJons qui toutes se font sentir au
fond des ateliers. Un pays atigmtnte les droits k l'importation ; c'est
un débouché perdu. Lue invention nouvelle nécessite la transfor-
mation d'un genre de fabrir^tioji ou en amène le déplacement; les
commandes vont ailleurs; il faut fermer les ateliers, les maîtres
soutTrent ou scmt ruinés, les ouvriers perdent leur emplcù oudoivept
se soumettie k une réductioQ des aalaîres.
Autrefois le salaire était réglé par la coutume ou par le tarif offi-
ciel; aujourd'hui il l'est par le rapport qui existe entre les bras et
les capitaux cherchant de l'emploi. Les ouvriers soujnis k cette loi
de l'tilTre et de la demande se sont dit : Pourquoi ne pas nous coa-
lîser pour fixer le tauK de nos salaires et l'imposer à nos maîtres
en nous mettaat en grève, s'ils refuseut d'accepter nos conditions?
Ces grèves se sont .multipliées, comme on J'a vu, surloui eu Angle-
tene. C'est un état de guerre permanent avec ses luîtes, ses vic-
toires et ses défaites. Seulement les ouvriers ne parvenaient pas à
imposer leurs condiiions, parce que les, patrons, l'eussent-ils voulu,
oe pouvaient pas les subir. La raison eu est simple. La facilité des
échanges intej'nalionaux est si grande aujourd'hui, que le monde
entier ne forme plus qu'un .seul naarcbé. Le manufacturier ne fa-
brique pas pour £çu) pays seul, mais pour tous les pays. II s'en-
suit que le ,pri^ d^s ^larchantlisss doit 6,iie k peu près le même
partout. Le fabricant.ne peut donc augmenter le salaire sans aug-
menta' ses prix, ce qui l'caipâchecait de vendre ef l'obligerait de
fermer son usine. , .
,, Google
352 KETtI DES DEUX HORDES.
Cest sÎDsi que l'unité du marché commercial amène le DÎvelle-
ment des salaires. Il ea résulte qu'une grève locale ne peut déter-
miner une hausse locale des salaires sans tuer l'industrie dans cette
localité et sans par suite enlever aux ouvriers le moyen même de
subsister. Une expérience cent fois rt'pétée a prouvé cela jusqu'à
l'évidence. Comment donc arriver au but qu'on poursuit? Il n'y a
qo'un moyen, ont pensé les ouvriers, c'est de faire entrer dans la
coalition les ouvriers du monde entier et d'employer comme arme
de guerre industrielle la grève universelle dans le mélier oA l'on
veut que le travail soit plus rétribué. De cette façon une hausse des
salaires est possible sans que la concurrence de l'étranger frisse
échouer les grèves locales. C'est ainsi que VAnociation intenta-
tioniile est sortie -de l'unité du marché commercial.
Quand cette association se sera établie partout, on aura en pré-
sence dans te monde entier, d'une part tous les chefs d'industrie,
d'autre part tous ceux qu'ils emploient et salarient. Comme elle se
donne pour mission l'émancipation définitive des classes laborieuses,
elle agit à la façon de la révolution religieuse du xvi* siècle. Elle
passe par-dessus les frontières des nations, elle fait oublier les hos-
tilités de race, elle déracine l'amour et jusqu'à l'idée de la patrie.
Les compatriotes sont des ennemis, s'ils sont chefs d'industrie; les
étrangers sont des frères, s'ils vivent du salaire. Les ouvriers de
Londres, de BeHin, de Pesth, ont applaudi aux luttes et excusé les
crimes des ouvriers de Paris. C'est une sorte de religion cosmopo-
lite : elle inspire le prosélytisme, pousse à la propagande et remplit
les âmes qu'elle possède d'un fanatisme tantôt mystique et tantôt
farouche. La situation économique étant à peu près la même dans
les diiïérens pays, elle trouve dans tous les mômes griefs, tes mêmes
aspirations, les mêmes étémens inflammables. Les agitations sociales
ne sont pas locales comme les agitations politiques; elles sont uni-
verselles comme les fermentations religieuses, parce qu'elles s'a-
dressent à des besoins généralement sentis et à des convoitises qui
dorment partout au fond de l'âme humaine.
La solidarité de tous les marchés monétaires a jeté dans le monde
économique une cause nouvelle et très grave de perturbations. Les
crises commerciales, comme les ouragans, nées dans un pnys, par-
courent successivement tous les autres, semant partout les ruines
sur leur passage. Qu'une crise éclate en Angleterre ou aux États-
Unis, le monde entier en reçoit le contre-coup; les commandes di-
minuent, le travail s'arrête, et ceux qui vivent du travail soulTi-ent,
Autre cause de malaise : le salaire du plus grand nombre des ou-
vriers est forcément réduit à ce qui est indispensable pour les faire
subsister, par la raiioD qu'ils ne fournissent pour unsi dire que la
■ Google
DES FOBHES DD GOCTEBNBHENT. 353
force brute de leurs bras, et que cette.force peut être empruntée
aux animaux domestiques et à la vapeur, moteurs moins coûteux
que les muscles humains. Ces ouvriers les moins rétribués et les
plus nombreux sont encore les moins mécontens de leur destinée;
ils n'ont pas commeDcé à regarder au-dessus d'eux. Ceux qui s'ir-
ritent le plus de leur sort et qui veulent à tout prix changer l'ordre
actuel, ce sont les ouvriers d'élite, qui ont pris les habitudes et les
besoins des classes supérieures, auxquelles ils portent envie; mats
ces derniers s'efforcent de communiquer leurs haines aux autres,
et ils y sont déjà en partie parvenus.
En résumé, voici le sort que l'industrie moderne a fait aux arti-
sans. Elle les a émandpés de toute entrave, elle les a arrachés à
l'étreinte des corps de métier, elle les a groupés en masses com-
pactes dans certains centres et autour des machines, elle a aug-
menté leur salaire; m»s en même temps elle leur a donné des be-
soins nouveaux et les a exposés sans défense à toutes les fluctuations
du monde des affaires, si souvent bouleversé par les transformations
industrieltes et par les crises commerciales.
Dans les campagnes, uu changement semblable s'est produit. Ut
aussi on trouve plus d'activité, plus de goût pour toutes les amé-
liorations, plus d'efforts pour s'élever et s'enrichir, mais aussi plus
d'incertitudes, plus de tourmens, plus de causes de dissensions et
de luttes. Autrefois la propriété de la terre n'était pas à la portée
de celui qui la cultivait. Chacun avait sa part à mettre en valeur,
qui restait la même. Aujourd'hui le paysan peut acheter la terre. Il
le fait avec passion, et cette passion produit des miracles d'écono-
mie et de laJ>eur; mais aussi elle le remplit d'agitations et de dé-
sirs. II a dès lors appris à connaître les tourmens de la dette et de
l'hypothèque en même temps que le stimulant de l'ambition. Jadis
les prestations du locataire en travail ou en nature étaieift fixées et
réglées par la coutume; aujoiu-d'hui elles le sont par la loi de l'offre
et de la demande, à laquelle le métayage même n'échappe plus. La
hausse des fermages est pour le fermier une cause de tourmens pé-
riodiques, une soiu^e d'inimitiés et de défiances entre lui et le
propriétaire.
Partout donc où l'on jette les yeux sur nos sociétés démocra-
tiques, on retrouve cette hostilité des classes qui a déchiré jadis la
Grèce, et que les coutumes traditionnelles du moyen âge avaient
assoupie. Maintenant une idée nouvelle a été proclamée; inscrite
dans la plupart des constitutions, elle s'est emparée de tous les es-
prits : c'est que tes hommes sont égaux. L'Évangile a introduit dans
le monde cette audacieuse nouveauté, que les philosophes même les
plus utopistes de l'antiquité n'avûent pas aperçue. Ce principe, il
tOHi UUT. — 1871. S3
nigiUrrlbyGOOglC
8&t uroK DU DEUX mokdss.
est Tiai, n'était qo'ao idéal qui oe devait se réaliser qa'apite on
graod bouleversemeot cosmique, sur a une nouvelle terre et sous de
nouveaux cienx; ■ mais, le milienium attendu n'étant pas arrivé, la
réConne, les consUtalJons des Etats-Unis et la révolution française
en ont fait un idéal terrestre, dont nécessairement les démoczates
modernes voudront poursuivre l'^plicatitm. C'est eu vain qu'on
tentera de ta limiter à l'égalité des droits politiques. De réalité de
droit, ils voudront passer à l'égalité de fait. Jusqu'4 présent, l'idée
de l'égalité oe s'est pas implantée avec assez de force pour devenir
une conviction vivante, ardente, décidée à tout pour atteindre son
but, sauf dans quelques grandes villes et dans certaines catégories
spédales d'ouvriers; mais répétée sans cesse dans les meetings, pas-
gant de bouche e/a boucbe comnie un mot d'ordre et circulantou-
vertement ou ea silence dans l'Europe entière, elle sera embrassée
comme uo dogme par toutes les classes qui ont intérêt à la croire
vraie, et qui en attendent une amélioration de leur sort.
La France a été deux fois déjà profondt^ment troublée par l'ex-
plosion violente de ces idées, et cette explosion a eu lieu cbes elle
plut6t qu'ailleurs, parce que le Françus si laisse entraîner plus que
les autres peuples par la logique abstraite, parce qu'il donne aux
idées plus de retentissement, plus d'expansion communicative, et
qu'il veut en poursuivre la réalisation immédiate; mais ce n'est pas
pour la France que le danger est le plus sérieux. L'égalité des con-
ditions y est très grande, et plus de la moitié de la population jouit
d'uae part de la propriété foncière ou mobilière. Une liquidatioa
sodale, comme on dit aujourd'hui, une coniiscation de la propriété,
comme on disait dans les républiques antiques, n'est pas à craindre,
parce que ceux qui ont intérêt à défendre l'ordre sont plus nombreux
que ceux qui ont intérêt à l'attaquer. L'égalité de fait, déjà en gruide
partie réttlisée, préservera donc toujours la France des tentatives
d'un bouleversemeat entreprises au nom du principe de l'égalité de
droit; mais en Angleterre, où la propiiété est concentrée aux mains
de 30,000 familles, où les ouvriers de la campagne sont exclus de
la possession du sol qu'ils cultivt;Qt, où les masses innombrables
des ouvriers de l'industrie ont déclaré la guerre à leurs maîtres, où
enfin l'inégalité éclate à tous ies yeux, le danger est plus grand. Le
travailleur rural n'est pas encore remué par les aspuations égalj-
taires, les ouvriers oe la ville n'ont pas l'babitude des armes ni la
traditioa révolutionnaire, et la bourgeoisie, fortifiée par la lutte des
partis et par le lelf-govemmenl, saura se d^eodre mieux qu'ailleurs.
Seulement, supposée que dans quelques années, quand tes idées de
réorganisation sociale auront envahi toute la classe laborieuse, une
grande guerre éclate, airétant le commerce et fermant les ateliers :
les cooséqueuces pourraient en être épouvantables, car la révolu-
nigiUrrlbyGOOglC
DBS FOUIES DD «OTirCURGHEin-. S&6
ction sodale ne se concentrerait pas dans la capitale ainsi tja*ea
France, elle se répandrait comme un incendie dans tes villes oianu-
facturières et dans les campagnes, et elle aurait un but à poursuivre,
qui serait de mettre la propriété aux mains de tous.
En France, une grande faute des gnuvernemens, que les Anglais
n'ont pas commise, a été de concentrer la vie dans la capitale aux
■dépens di s provinces; c'est pourquoi les révolutions sociales éclatent '
périodiquement à Paris, Dans les grandes villes, t'extréme opulence
et l'extrèine richesse se touchent, se coudoient et se rencontrent
parfois sous le même toit. On a laissé accumuler à Paris un
nombre immense d'ouvriers arrachés aux bonnes influences du lieu
natal. Souvent sans lien de faftiille, sans foyer, sans culte, sans
appui, leur vie est dillîcile, leur emploi précair.;, leur ignorance
grande, leur moralité ti-ès ébranlée; puis, dans leur sphère dorée,
les oisifs leur donnent le spectacle scandaleux de liurs vices, de
leurs prodigalités, d'une existence que condamnent et la morale
chrétienne et la science économique. Comment ce contraste ne
provoqûerait-il pas un esprit de haine et de révolte? Le gouver-
nement a enlevé aux campagnes des millions employés à élever
des palais, des boulevards, des jardins, des salles de théâtre, i
rassenibîer ainsi comme à plaisir les élémens et les prétextes d'un
bouleversement social. Dans les campagnes, la vie est saine pour
le corps, saine pour l'àme; elle est simple et active. La dUfô-
rence des conditions est adoucie par les relations personnelles. Le
riche donne aux pauvres de bons exemples, de bons conseils, tout
au moins de bonnes paroles. L'opposition des classes n'est pas ab-
sente, miiis elle n'est pas exaspérée jusqu'à la fureur, jusqu'à la
rage destructive. C'est aux champs que se produit la principale ri-
chesse. I s subsistances, dont dépend en dérmitive le bien-être da
pays. Et cependant les gouvememens, sans voir les dangers qui me-
nacent l'ordre social, ont vidé les provinces d'hommes et d'argent
pour attirer dans la capitale les ouvriers par des travaux improduc-
tifs, les gens aisés par la concentration des pouvoirs politiques et
par l'attrait de tous les plaisirs : politique insensée à laquelle 11 iaut
mettre un terme en donnant aux provinces et aux communes l'ib-
dépendanc! administrative et la disposition des ressources qu'elles
Créent, et qu'aujourd'hui les grandes villes consomment. Si 1» dé-
mocratie se maintient en Suisse, c'est parce qu'elle est une détno-
■cratie rurale sans grandes villes.
in.
J'ai essayé de montrer que la crise social^ qui a livré les démo-
craties auliques au.t mains du despotisme reparaît dans nos démo-
, Google
SM UTDB »n DEC! MOntBS.
oaties modernes avec certaJns tnïts particuliers qai U rendent
encore plus redoutable. Dolamment l'égalité de toos reconnue par
le* l<H5, par les constitatioas et par la religion, les armées perma-
nenles et l'organisation de l' industrie, du commerce et du crédit.
Je ne crois pas pourtant que ceui qui veulent bouleversa' l'ordre
actod puissent l'emporter. Les révolutions entreprises au nom de
droits politiques ont souvent triomphé; les révolutions entreprises
au nom d'intérêts matériels ont toujours échoué. Les jacqueries,
même quand elles ont en lien contre d'iniques privilégies, ont été
étouffées dans le sang. Cest que ceux qui se lèvent, poussés par
des souffrances physiques ou plutôt par des coDvoiiises, n'ont pas
et ne peuvent avoir le degré d'iofelligence nécessaire pour airîver
ao succès. Au contraire ceux qui iuvoqufnt un droit sont mus par
dès idées abstraites; ils peuvent par conséquent avoir cette trempe
de caractère et cette force d'esprit qui donne la victoire et pennet
d'en organiser les résultats. Néanmoins, qaoique les partisans
d'une reconstruction sociale soient destinés à être toujours vain-
cns, leurs tentatives seules et leurs menaces jetterùent probable-
ment dans les classes aisées assez d'inquiétude pour les pousser
dans les bras d'un maître. II faut donc chercber le remède i une
situation aussi grave.
On invoque de toutes parts une compression impitoyable, et l'on
parle d'une sainte-alliance des états européens, d'une sorte de croi-
sade dirigée contre les idées communistes. Est-on bien sûr de l'ef-
flcacité de ces moyens 7 En Angleterre au contraire, on vient d'ac-
corder de nouveaux droits aux associations de métier, et Ml a eu
raison. La compression n'aboutirait pas, et elle créerait peut-être
un double danger. Elle n'aboutirait point, parce que les idées qu'on
veut étouffer passent de bouche en bouche, d'atelier en atelier, de
pays en pays, sans qu'on en puisse suivre la trace. Au moyen âge, à
certains momens, elles se sont répandues dans toute l'Europe occi-
dentale malgré l'extrême difliculté des communications. Aujourd'hui
ce n'est point par les meeting» ou les journaux que {'Association
internationale a réuni ses nombreux adeptes. En proscrivant cette
association, on la transformerait en une société secrète dont le mys-
tère augmenterait l'attrait et l'influence'. Quant aux dangers que
créerait la compression, les voici. Ce serait une déclaration de
guerre aux ouvriers, qu'on traiterait en ennemis en édîctant contre
eux des lois exceptionnelles. Sans doute i! faut réprimer toute con-
spiration qui a pour but l'emploi de la violence; maïs peut-on inter-
dire aux travailleurs de s'entendre pour régler le taux de leur sa-
laire, pour fonder des associations de secours mutuel ou des sociétés
de consommation et 4e production? Le second danger serait qu'en
empêchant toute manifestation des idées qu'on redoute on endormit
nigiUrrlbyGOOglC
DES FOBUES DU GOUTESNEIfENT. 357
la vigilance du ceux qui doivent les comballre en leur inspirant
une fauRSB sécurité. Un mal existe-t-il dans la société, il vaut mieux
qu'il se révèle dans toute son intensité. C'est de cette façon seule-
ment qu'on fait ce qu'il faut pour y obvier. Les Français et les An-
glais ont suivi à cet égard deus méthodes différentes. Les premiers
ont toujours comprimé la manifestation des idées anarcbiques, afîn
d'en prévenir la contagion; les seconds leur ont laissé toute lati-
tude, d'abord par respect pour la liberté, ensuite pour esciter ta
TÏgUance de ceux qui étaient menacés. Jusqu'à présent, la méthode
anglaise de traiter ce genre de mal a mieux réussi que la méthode
française.
Ceux qui ont peur ne seront pas très éloignés non plus d'abdiquer
tout droit aux mains de l'église ou de l'état : mauvais calcul, égale-
ment dicté par l'imprévoyance. Sans doute il ne faut rien négliger
pour répandre dans toutes les classes un sentiment religieux, morali
raisonnable, surtout réglant tous les actes de la vie; mais donner le
pouvoir au clergé serait le sûr moyen d'ébranler ce sentiment, déjà
si afTaiblt. Aux États-Unis, le clergé n'a aucun privilège, aucun bud-
get : il est respecté. Sous l'ancien régime et sous la restauration,
l'église était .une puissance : la religion était en butte aux attaques
incessantes des amis de la liberté. C'est inutilement d'ailleurs qu'on
demanderait au clergé d'étoufier les idées égalitaires, il n'y par-
viendrait pas. C'est la Bible à la main que les paysans ont réclamé
au xvi''siëcle l'égalité des biens; les couvens donnent l'exemple du
communisme; enfin entre le prêtre qui promettra à l'ouvrier le
bonheur dans l'autre monde et le démagogue qui te lui garantira
dans celui-ci, le choix ne saurait être douteux. Ce n'est donc pas la
théocratie qui sauvera la société actuelle.
Ce n'est pas davantage le despotisme. Le despotisme ne peut
nous donner le repos, car ce n'est pas un gouvernement stable.
Quoiqu'il se proclame héréditaire, en fait ii est presque toujours
viager. Dans l'empire romûn, la transmission héréditaire du pou-
' Torr est une exception. On a défini le régime en vigueur en Russie
l'absolutisme tempéré par le régicide. Lederoier empire en France
avait proclamé à la fois l'hérédité de la couronne et la responsabi-
lité du souverain. Or ces deux principes s'excluent. Si celui qui
exerce le pouvoir exécutif gouverne par lui-môme et se rend ainsi
responsable des actes du gouvernement, il faut qu'il soit soumis à
l'élection comme un président de république, ou qu'il puisse être
renvoyé par une manifestation légale de la représentation du pays
comme un ministre constitutionnel, sinon on aura des révolutions
périodiques. Un souverain a-t-il commis des fautes graves et subi
des revers dont on peut le rendre responsable parce qu'il sa est
,,GoogIc
358 umz DES deux mondes.
l'autear, ou bien il sera renversé du Uiot par le pays poussé à
bout, ou bien son fils avecU couronne bérîlerade son impopularité
et la dynastie oe prendra point raiciae. Le despotisme n'ofTre donc
plus de DOS jours aucune cbance de stabilité. Il n'en a guère même
dans les états asiatiques, où les révolutions de palais iuterrompent
constamment la transmission héréditaire du pouvoir. (J'est quand
le souverain est maitre absolu de la vie de ses sujets qu'il perd
toute sécurité pour la sienne.
La Bruyère a dit, et Montesquieu a répété, a qu'il ne faut ai art
ni science pour exercer la tyrannie. » Cela est vrai tout au plus
dans des pays peuplf^s de foules inertes, faites pour l'esclavage.
Gela est compléiemcnt faux dans des pays où fernit-ute le besoin de
la liberté, et qui ont à leur côté d'autres nations libres. Alors, pour
maintenir le despotisme, il faut une habileté exirénie et un bon-
heur non interrompu. En dissimulant l'exercice du pouvoir absolu,
en assurant aux riches des plaisirs, aux classes laboiienses de bons
salaires et de gros profils, en n'ayant que des succès dans ses en-
treprises, le rrgime despotique peut se mainteiiir même au sein
d'une nation trè:i policée; mais si, harcelé par ropjio.-iii.ion et obligé
de détourner l'aiL^-ntion vers le dehors, il tente des aventures qui
échouent, il est perdu.
Dans les pays où le despotisme est accepté et justifié par l'état
arriéré des popiihitions, il ne dégrade pas; c'est un n'gime naturel,
conforme aux besoins de la société. Quand il s'élahlii chez une na-
tion éclairée, il corrompt les âmes, d'abord parce que ce régime est
contraire alors à la nature, ensuite parce que ce n'est que dans
l'aiïaiblissement général des caractères et dans l'écrasement com-
plet des âmes (ières qu'il peut trouver chance de durer. Ainsi donc,
dans notre monde occidental, ou bien le despotisme sera un gou-
vernement instable, appuyé sur l'aimée et soumis à des révolutions
périodiques, ou, s'il parvient à durer, c'est qu'il aura pu anéantir
toute indéiieodauce et avilir complètement les âmes. Ce n'est pas
là, j'espère, l'abri où les sociéti's modernes iront chercher l'ordre
et le repos. On est ainsi ramené vers les gouvernemtns libres, —
monarchie constitutionnelle ou république. — 11 nous reste à exa-
miner les avantages et les inconvénieos que présente chacune de
ces formes de gouvernement, et à voir dans quelles conditions elles-
peuvent s'établir et durer.
Emile de Laveleïe.
■ Google
LE BUDGET
ÉCONOMIES ET NOUVEAUX IMPÔTS.
Noua ne coniinencerons pas par faire la douloureuse énumératîon
des charges annuelles que les conséquenres de la guerre et de l'in-
surrection vont faire peser sur les finances de notre pays. Tout
homme attentif ans aiïaires publiques s'est livré à ce triste calcul
et connaît approximativement la vérité; je dis approximativement,
car les uns ont, peut-être par découragement, exagéré l'augmen-
tation des dépenses, et d'autres, effrayés par l'énormité des chif-
fres, sont restés au-dessous de la réalité. Les erreurs ne pourraient
pas aujourd'hui être rectifiées, parce que plusieurs dépenses ne
sont pas connues ou ne le sont que par des évaluations incertaines,
et que par conséquent l'ensemble ne peut pas être miisuré exac-
tement. M. Thiers, dans son discours sur l'emprunt, a estimé le
surcroît de nos charges à 356 raillions, et à 55fl millions en y com-
prenant 200 millions d'amortissement. D'après les financiers les
plus pessimistes, nous avons îiesoin d'environ 600 millions par an
pour payer les intérêts des emprunts contractés pendant la guerre
et de ceux que rendront nécessaires soit le service de l'indemnité,
soit le découvert des exercices antérieurs et spécialement celui
de l'année 1871. Ces déficits viennent non pas seulement des dé-
penses militaires, mais aussi de la diminution des recettes. L'effet
des révolutions n'atteint ordinairement que le produit des impAts
de consommation, et laisse entier celui des contributions directes
de répartition. La guerre d'invasion a des conséquences plus graves,
elle arrête la perception des impAts directs et indirects dans les
pays occupés, et substitue l'envahisseur aux autorités du terri-
toire envahi; elle accable les habitans de réquisitions qui obligent
le gouvernement, après la paix, & concéder des dégrëvemeos pour
, Google
S60 BCTDE DES DEDX MORDES.
l'année courante. Partoat, même dans les provinces non occupées,
elle restreint les dépenses individuelles, et suspend l'essor des taies
de consommation; enlîn elle aboutit à des démembremens qui en-
lèvent au trésor les sommes que versaient les provinces cédées.
Si à ces dépenses extraordinaires et k ces perles de recettes nous
ajoutons le taux relativement élevé d'intérêt que nous avons à
supporter par suite de l'ébranlement de notre crédit public, l'éva-
luation de la somme que nous aurons à inscrire au budget ne paraî-
tra pas exagérée. L'exagération, s'il y en avait une, ne pourrait
être qae d'une faible importance. Le problème consiste donc à
cbercber les moyens de faire face à une augmentation annuelle
de 600 millions. >
I.
Les économies sur les dépenses ne peuvent évidemment donner
qu'une petite partie de cette somme, et, quoi qu'il en coûte, nous
serons obligés de recourir à l'établissement de taxes nouvelles,
peut-être aussi, sous le coup de la nécessité, à des impâts pour
lesquels nous avions jusqu'à présent manifesté une invincible ré-
pugnance.
Alors mente que la suppression des emplois inutiles ne procurer
rait aucune diminution de dépenses, il serût bon de prendre cette
mesure, parce qu'il y a toujours avantage à simplifier et à écarter
tout ce qui est parasite. 11 est reconnu que, dans plusieurs admi-
DistratioDs, le nombre des employés a été augmenté souvent sans
autre motif que ta volonté des ministres, qui profîtûent les uns de
leur puissance, les autres de leur cbute pour placer des protégés.
Assurément l'esprit d'opposition a, sous tous les régimes, beaucoup
exagéré cet abus; mais sous ces déclamations il y a un fonds de vé-
rité. Aussi, sans estimer bien haut les ressources que nous pourrions
tirer de ce cdté, nous croyons qne la suppression des emplois inu-
tiles doit former le premier article des réductions sur le budget
des dépenses (1). 11 serait dilTicile de dire pour quelle somme cette
diminution doit être comptée, car le gouvernement est seul en
mesure de déterminer ce qui, dans les différens services, peut être
conservé ou doit être réformé. On vient de faire à Versailles une
expérience qui jettera un grand jour sur ce problème. Lorsque les
administrations centrales ont été transportées près de l'assemblée
naUonale, les employés n'y sont venus qu'à peu près dans la pro-
portion du tiers au quart; si tous n'ont pas été appelés, c'est que le
(t) Le budget des dâp«n>a« été étudié dtna le numéro du l" Juillet. Leidérelop-
pemens que notre cotUborateur a donnéi k wa travail uoui pennettent de pasaer
npidement anr cette paitie d« notre aujet.
, Google
iE BUDGET RECTIFICATIF. 361
séjour à Versailles donne droit à une indemnité quotidienne, et que
par des raisons d'économie le gouvernement a voulu restreindre
autant que possible le nombre de ceux qui recevraient ce supplé-
ment. Nous sommes bien loin de penser que le tiers des employés
auffïra pour expédier lus affaires lorsque la vie administrative aura
repris son développement normal. L'însulTisance du nombre des em-
ployés a même quelquefois gêné l'expédition des atTaires pendant
que les services administratifd étaient installés à Versailles; m^s, ù
les bureaux des miaislères ne peuvent pas définitivement être ré-
duits à la mesure qu'exceptionnellement les circonstances avaient
fait établir, les ministres ont du moins eu l'occasion d'étudier sur
le vif les besoins réels des services placés sous leurs ordres et pu
distinguer ce qui est indispensable de ce qui est superflu.
L'extension de la gratuité à certaines fonctions aujourd'hui ré-
munérées pourrait être une deuxième source d'économies. Cette
mesure est-elle, comme on Va souvent aflirmé, inconciliable avec
l'esprit démocratique? Si cette proposition était vraie, il faudrut
supprimer la gratuité dans les cas où elle existe, et notamment don-
ner des traitemens aux 37,000 maires et aux 60,000 adjoints qui ad-
ministrent nos communes. Pourquoi ne donnerait-on pas aussi des
jetons de présence aux membres des conseils-généraux, d'an ondis-
sement et municipaux? L'ouvrier qui vit de son salaire ne pourrit
pas, sans se condamner à la gène, accepter une position de fonc-
tionnaire sans traitement. Aussi se garde-t-il de la rechercher, et il
est assez raisonnable pour ne point crier k l'inégalité. La loi en effet
ne doit garantir que l'égalité de droit, c'est-à-dire l'aptitude légale
à remplir les emplois pour tous les citoyens, à quelque catégorie
sociale que le candidat appartienne. L'égalité des moyens, des res-
gources, dâ la fortune pour se soutenir dans la recherche des fonc-
tions publiques n'est due à personne. Ces conditions appartiennent
& iégiiliié de fait, que ni le législateur ni aucun pouvoir humain
ne pourrait maintenir dans la société. Si une fonction est gratuite
ou mal rémunérée, c'est à chacun de nous, qu'il soit ouvrier ou
bourgeois, à mesurer sa fortune et k calculer s'il peut la remplir.
Jusqu'À présent, l'esprit démocratique ne s'est pas soulevé contre
la gratuité des fonctions de maire, d'adjoint, de conseiller-général
ou municipal; pourquoi condamnerait-on l'extension de la gratuité?
Les traitemens attachés aux places qui pourraient être gratuites sont
défendus surtout par des intéressés auxquels l'esprit démocratique
importe peu, et qui, pour soutenir les abus dont ils profitent, se
Krvent d'argumens d'une élévation apparente.
On parle beaucoup de décentralisation et de aelf-government,
mais peut-être ne remarque-t-ou pas assez que ces innovations ne
peuvent point prospérer dans un pays, si le goût des fonctions gra-
, Google
302 ICrCK DES DECX MOTIDCS.
tuites n'y est pas répandu. 11 faat donc savrâr avant tout ai en
France cet esprit de désintéressement peut nattre, ou si, pour em-
ployer nn néologisme adopté par l'usage, \t fonctiomnarirme rétribué
est un mal sans remède. L'occasion est excellente pour le recher-
cher, puisque les essiis de décentralisation coïncident avec des be-
soins d'économie comme il n'y en eut jamais d'aussi pressans.
La gratuité une fois admise en principe, il reste à déterminer les
fonctions auxquelles on peut l'appliquer. Éridemmeot cette inno-
vation ne doit pas être étendue à celles qui exigent un travul in-
cessant. Les deroirs permanens et pénibles qu'elles imposent se-
raient un obstacle au recmtement parmi les personnes riches oa
seulement aisées. On ne pent donc pas ne point rémunérer les
employés proprement dits, c'est-à-dire les auxiliaires qui, à des
degrés divers, préparent des arrêtés que d'autres signent, et tra-
vaillent obscurément i faire des actes dont ils n'ont pas l'honneur.
Comme ils n'exercent la puissance publiqne à aucun degré, la gra-
tuib^ leur ferait subir des sacrilices sans compensatiMi. Quelles sont
les conditions qui peuvent assurer un recrutement convenable des
fonctions publiques non rétnbuées? il faut d'aborB que celui qui
s'en charge y trouve de la considération et de la puissance; il faut
aussi qu'elles soient conciliables avec les habitudes d'une vie oc-
cupée par d'autres soins, tels que l'administration d'une fortune
même considérable ou l'exercice d'une profession lucrative. Or ce
cumul n'est guère possible que dans les carrières de l'admiaistra-
tion active, celles précLsément qui offrent le plus d'analngie avecles
fonctions de maire, et aussi les seules qui donnent la puissance, la.
considération, sans absorber entièrement les personnes qui en sont
investies. De ce chef, l'économie certes ne peut nous procurer de
grandes ressources, et nous n'en parlerions même pas au point de
vue fmancier, si malheureusement nons ne vivions dans un temps
où les plus petites réductions doivent être comptées. C'est à ces
fonctions seulement que les Anglais appliquent la gratuité. Le
shérif, premier magistrat du comté, reçoit, il est vrai, une in-
demnité; mais la somme qu'on lui alloue est Tort au-dessous des
dépensas qu'entraîne cette charge brillante. Aussi a-t-il fallu que
la loi ordonn&t l'acceptation sous peine d'amende aux personnes
désignées pour cette magistratare dispendieuse. D'un autre côté,
le législateur a voulu que ce sacrifice ne durât pas plus d'une année
et fixé le temps qui doit s'écouler avant que la même personne ne
soit obligée d'accepter de nouveau cet onéreux honneur. Les juges
de paix qui en Angleterre jugent et administrent (car dans ce pays
la séparation des pouvoirs judiciaire et administratif n'est pas,
comme chez nous, une maxime de droit public) , les juges de paix
tiennent des sessions dont le caractère mixte les fait ressembler
nigiUrrlb/GOOglC
LE BUDGET BECTIFICATIF. 363
taotôt à nos tribunaux correctionnels et tantôt k nos conseils-géné-
raus. Ils sont choisis par la couronne parmi les grands proprié-
taires et donnent gratuitement leur temps aux aflaires judiciaires et
administratives du comté. La spécialité des fonctions de la magis-
trature ne permettrait pas chez nous d'y appliquer la gratuité. Ea
Angleterre même, la magistrature est rétribuée lorsqu'elle remplit
des fonctions purement judiciaires, sans mélange de puissance ad-
ministrative.
Est-il possible de réaliser sur d'autres services des économies plus
importantes? On a souvent, et avec raison, dit que les budgets de
la guerre et de la marine sont les seuls qui pourraient fournir des
réductions eflîcaces. Or il est vraisemblable que de longtemps nous
ne pourrons rien demander au ministère de la guerre; alors même
que par l'adoption du principe du service obligatoire, tel qu'on le
pratique en Allemagne et eu Suisse, nous parviendrions à diminuer
l'efTectif sous les armes, nous serions obligés de m^ntenir nos
crédits parce que nous aurons, pendant plusieurs années, à sup-
porter les dépenses que rendra nécessaires la recomposition de
notre matériel. Les désastres de la guene nous ont enlevé d'im-
menses approvisionnemens d'armes, si bien que presque toute
notre artillerie est à refaire. Les dépenses seront d'autant plus con- -
sidérables que nous serons forcés d'armer uu plus grand nombre
de soldats, car, si toute la nation est aimée, comme le conseillent
les succès des troupes allemandes, noua aurons à nous procurer
une plus grande quantité d'armes et à tenir notre armement au
courant des dernières inventions. Ainsi les réductions sur le per-
sonnel [en admettant qu'on en puisse faire) seront employées à aug-
menter les crédits pour le renouvellemeat du matériel. — Nous
pouvons faire des économies plus sérieuses sur la marine. Cette
partie de nos forces n'a pas souiTert pendant la campagne, et les
réductions sur les dépenses auront setilement pour effet de sus-
pendre les développemens de nos flottes. Aussi nous suffirait-il,
pendant quelques années, de nous maintenir dans la bonne situa-
tion maritime que nous avons conservée au milieu de nos malbeurs;
nous pourrons» sans la compromettre, modérer les crédits de ce
budget, et c'est le parti qu'a pris le gouvernement, car dans le bud-
get rectificatif des dépenses il propose une réduction de 70 millions
sur la marine. Les autres services, par k diminution des travaux
publics extraordinaires, par ta suppression de quelques emploi»
parasites et l'extension de la gratuité à quelques fonctions aujour-
d'hui rémunérées, fourniront une trentaine de millions. Là est, se-
lon nous, la limite des réductions, et nous sommes convaincu que
la diminuUon des dépenses ne dépassera pas une cenlaine de mil-
lions. C'est aussi l'opinloo. que M. Tlùers a. exprimée i la tribune,
nigiUrrlbyGOOglC
36A BETUE DES DEOX MONDES.
dans son discours sur l'emprunt, lorsqu'aprës avoir indiqué le
chifTie de 120 millions il s'esl inierronapu pour ajouter sous une
forme dubitative : « C'est peut-être beaucoup. » Le surplus, c'est-à-
dire environ &00 millions, doit être demandé à l'augmeotatiou des
impôts anciens ou à la création d'impêts nouveaux.
H.
Les partisans de l'impôt sur le revenu ont saisi cette occasion
pour proposer de nouveau leur système. Il est donc vrai que, par-
tout où on l'établit, cette contribution est la ressource des mau-
vais jours et la fille des grandes crises. L'Angleterre ne s'est ré-
signée à la subir qu'en 1797, pendant la guerre de la révolution
française, et en 18â2, après l'agitation produite par la ligue des cé-
réales. Encore ne l'a-t-ellc supportée qu'avec l'espérance de voir ce
mal transitoire diminuer peu à peu et même disparaître délinitive-
ment, La France, si nous sommes obligés d'y recourir, l'acceptera
aussi comme une conséquence forcée de ses désastres, comme un re-
mède douloureux h des soulTrances extrêmes. Comme il est presque
sans exemple dans notre histoire financière qu'une contribution dont
le produit est important ait disparu, quelque mal assise qu'elle fût,
réDéchIssons bien avant d'introduire l'impôt sur le revenu, et n'y
recourons que s'il nous est impossible, sans ce moyen, de remplir
DOS engagemens. Il faut d'autant plus y réfléchir que dans notre
pays cet impôt se trouve en présence d'objections spéciales qu'il
n'a pas rencontrées ailleurs. Nous n'aurons pas en elîet de peine à
démontrer qu'en France le revenu est atteint de plusieurs manières.
La contribution foncière n'est qu'un impôt sur le produit net
moyen des propriétés bâties ou non bâties, et le trésor reçoit de
ce côté environ 170 millions. C'est moins qu'il ne recevait en 1791,
car le principal fut, à l'origine, fixé à 240 millions. La réduction
s'explique par la création postérieure de taxes de consommation
et de droits de mutation dont l'incidence réfléchissait sur les pro-
priétaires du sol. Malgré cette diminution, la contribution foncière
est dans certaines communes égale au cinquième du revenu, et
toute addition serait extrêmement onéreuse. Un impôt de 5 pour
100 sur le revenu porterait la charge à 25 pour 100 ou au quart.
Il est vrai que, dans beaucoup d'autres communes, l'impôt fon-
der est plus léger, et descend jusqu'au dîx-septième du revenu.
Est-ce une raison pour écraser par une augmentation les contrées
qui sont surtaxées? — La contribution personnelle -mobilière est-
elle autre chose qu'un income-Uix sur la valeur locative de l'habi-
tation? C'est même un impôt général sur les revenus de toute es-
pèce, et on lut 8, bien à tort, donné la qualification de mobilier, car
■ Google
LE BUDGET RECTIFICATIF. 365
nous le payons, que nos rentes viennent du so), d'inscriptions sur
le grand-livre, de créances soit hypothécaires, soit chirographaires,
ou de l'exercice d'une profession. Les agens du fisc s'inquiètent
peu de savoir si nous nous acquittons envers notre propriétaire avec
de l'argent envoyé par des fermiers ou avec des coupons déta-
chés d'actions et d'obligations. Les mêmes observations sont vraies
de la contribution des portes et fenêtres, avec cette particularité
qu'il est didiciie de déterminer si c'est le propriétaire ou le locauire
qui ta paie. Le premier en fait l'avance au trésor, mais la loi lui
accorde un recours contre le second, et celui-ci cherche à se dé-
fendre par les clauses du bail contre cette action rôcursoire. Quoi
qu'il en soit, c'est le revenu de l'un ou de l'autre qui supporte cette
charge. Les patentes atteignent les profits ou honoraires des pro-
fessions tant commerciales que non commerciales, — par un droit
fixe qui varie suivant la nature de ta profession et la population
de la ville, — par un droit proporlionnel d'après l'importance des
alTaires présumée suivant la valeur locative de l'habitation et des
locaux affectés à l'exercice de la profession. Ainsi toutes nos con-
tributions directes de répartition ou de quotité sont assises sur le
revenu tantôt directement évalué, comme en matière d'impôt fon-
cier, tantôt présumé d'après des signes extérieurs, ce qui a lieu
pour les impôts mobilier, des portes et fenêtres et des patentes.
Aucune n'a pour base le capital, de sorte que des valeurs considé-
rables, qui constituent des fortunes importantes, sont presque
affranchies des cbaiges puUiques. Ainsi les collections de tableaux
ne contribuent pas pour la part la plus faible aux receltes du tré-
sor, et il en est de même des terrains ou emplacemens qui, dans les
grandes villes où on peut les vendre au mètre, sont uniquement im-
posés comme terres arables de première qualité, quoique souvent
ces biens constituent des patrimoines à chiffrer par millions.
Le terrain n'est donc pas libre chez nous pour établir un impôt
sur le revenu. Nous ne pourrions que greffer ce nouvel impôt sur
d'autres impôts, ce qui augmenterait la bigarrure déjà grande de
notre système financier. Quand les Anglais l'ont adopté, ils se trou-
vaient en présence d'un impôt foncier presque nul (le produit en
était de 30 millions de francs) et d'une taxe sur les fenëties qui ne
tarda point à disparaître des ressources de l'échiquier. Les taxes
locales n'y faisaient pas obstacle; d'abord ces contributions ne pro-
fitaient pas au trésor public, et correspondaient d'ailleurs à des dé-
penses déterminées du comté ou de la paroisse, à peu près comme
nos centimes spéciaux pour les chemins vicinaux, le cadastre et
l'instruction primaire. Nous comprendrions, sans le conseiller ce-
pendant, que, dans une période de calme eX de prospérité, on pro-
posât de remplacer toutes les contributions directes par un impdt
nigiUrrlbyGOOglC
369 EETQX DES QEin MONDES.
général sui le revenu, assis d'après la déclaration des pallies etcon-
trAIé par une commission ; mais en sommes-nous W et pouvons- nous,
dans la crise que nous traversons, bouleverser tout notre système
financier, abandonner des recettes connues pour courir après des
résultats incertains, renoncer à des taxes que perçoivent des agens
exercés et auxquelles nos habitudes sont li^onnëes, pour une tnuo-
vation qui dérouterait le personnel des finances et ferait violence i
nos coutumes? Personne encore n'a mis en avant ce projet radical,
et les promoteurs de cette imitation anglaise se sont bornés à, pro-
poser un impôt supplémentaire. Pour ie propriétaire foncier et le
commerçant patenté, la mesure équivaudrait à une addition de cen-
times qui dépasserait peut-être le chiffre des 45 centimes de 1848;
on pourrit même soutenir que les centimes additionnels seraient
préférables, puisque la perception n'exigerait ni agens nouveaux,
ni changement dans tes procédés de l'assiette et du recouvrement.
n est vrai que, par les centimes additionnels, nous n'atteindrions
pas le revenu des capitaux mobiliers; mais cette observation con-
duit & dire que, si nous ne voulons pas faire de doubles emplois
avec les impôts déji existans, l'impôt sur le revenu doit, chez nous,
Être limité aux capitaux mubiliers. Le projet se rapprocherait alors
beaucoup de la proposition qui a souvent été faite de taxer les va-
leurs mobilières.
Il existe cependant une différence sensible entre les deux idées.
L'impôt sur les valeurs mobilières atteindrait chaque action, obli-
gation, rente ou créance, et cette imposition aurait pour résultat
de déprécier immédiatement le titre d'une somme égale au capital
dont la taxe représcoterait la rente, Si 100 francs de 4 1/2 va-
lent 1,820 francs au taux de 82 francs, ils ne vaudraient plus que
i,800 francs le lendemain du jour où on les grèverait d'une taxe de
1 pour 100, La charge serait donc supportée par le propriétaire
actuel, qui, au moyen d'une perte sur le capital, paierait pour tous
les porteurs qui se succéderont. A la vérité, on en pourrait dire au-
tant des surcharges sur la propriété foncière ; mais les mouvemens
dans les prix des terres sont plus lents que ceux des valeurs de
Bourse, de sorte que les additions aux contributions foncières se
répartissent mieux enfre les propriétaires successifs en cas de vente
et de revente. D'un autre côté, si le bien reste dans la famille, le
propriétidre retrouve, p-ar la marche progressive du prix des terres
relativement à l'argent, la compensation à la moins-value momen-
tanée de son immeuble. Un impôt sur le revenu des capitaux mobi-
liers n'aurMt pas les mêmes conséquences qu'un impôt sur les va-
leurs mobilières, parce qu'il na portenût pas sur tel ou tel titre
déterminé. Le conti-ibuable ferait une déclaration générale de son
revenu sans avoir k faire connaître ni te nombre, ni les numéros,
nigiUrrlbyGOOglC
LE BDDGET BECTIFICÀTtr. S67
ni U qualité des valeurs dont il est propriétaire, et dès lors per-
sonne ne pourrait dire de quelle somme est grevée annuellement
une action ou une obligation. £a elTet, le revenu aurait été di^laré
en bloc pour un total Ibroié avec des élémens fort divers, avec les
intérêts de créances sur particuliers et les coupons de rentes ou
obligations de l'étai, des villes et des compagnies. Comment en ce
cas déterminer la part pour laquelle chaque litre entre dans le total
de la taxe? Entre l'impôt sur le revenu mobilier et l'impôt sur les
valeurs mobilières, il y a plus qu'une nuance, il y a une différence
profonde qui se mesure par les effets.
Si donc jamais l'impôt sur le revenu entre dans notre législation,
il faudra ou qu'on remplace les contributions directes actuellement
existantes par un impôt général sur le revenu, ou que la taxe nou-
velle soit limitée au revenu des capitaux mobiliers. Autrement on
tirerait deux ou trois moulures du même sac. lUéme ainsi restreinte,
l'innovation donnerait encore prise à la plupart des objections qu'on
élève contre l'impôt général du revenu et spécialement à celles qui
touchent aux difficultés de l'assiette.
L'obstacle principal à l'impôt sur le revenu tient aux facilités
qu'auront les contribuables pour dissimuler uns partie de leurs
richesses. Jusqu'à présent, nos lois n'ont frappé que les revenus os-
tensibles, et se sont bornées, pour ceux qui se cachent, à les saisir
en vertu de présomptions fondées sur des signes ap|>ftrens. Si on
veut atteindre directement le revenu des capitaux mobilers, il fau-
dra de toute nécessité demander la déclaration des parties ûiiéres-
sées. De deux choses l'une : ou cette déclaration sera contrôlée, ou
on l'acceptera sans examen. A défaut de contrôle, la fraude annu-
lera le produit de l'impôt, et si on fait la vérification, les agena
du fisc mettront la main sur les affaires les plus secrètes des con-
tribuables. Celui-ci, pour cacher une position gênée, déclarera des
revenus qu'il n'a pas. Le contrôlera-t-on pour le réduire? Celui-U
fera des déclarations iosuflisantes et résistera, ne serait-ce que
pour lasser les agens du fisc et arriver en bataiilanL à consommer
sa fraude. Ces difQcuUés seraient d'autant plus grandes chez nous
qae nous croyons avoir démontré la nécessité de restreindre l'im-
pôt sur le revenu aux valeurs mobilières, c'est-à-dire à une ma-
tière dont la dissimulation est aisée. En Angleterre, la contribution
atteint à la fois les biens apparens et les richesses qu'il est facile
de cacher, de sorte que '.& difficulté ne porte que sur une partie de
la matière imposable. D'ailleurs le produit de l'impôt est considé-
rable, et l'efficacité financière en diminue le caractère vexatoire.
En France, on ne pourrait imposer, — équitablement du moins, -~
que la richesse prompte à fuir, et, comme le produit serait relati-
vement faible, les vexations inséparables de cette taxe paraîtraient
nigiUrrlbyGOOglC
36S RETDE DES DEDX MONDES.
d'autant plus douloureuses aux cîtoyeus. Il est du reste probable
que nous pousserions l'imltalion jusqu'au bout, et que de même
qu'en Angleterre nous exempterions les revenus au-dessous d'un
chiffre déterminé. Sans aller jusqu'au chiffre de 3,750 fr., adopté
d'aboi'd par la loi anglaise, nous n'imposerions que les revenus au-
dessus de 1,200 francs; mais cette dispense nécessaire enlèverait au
trésor public une grande partie des recettes, car les fortunes sont
■tellement divisées chez nous que les rentes de 1,200 francs forment
la masse la plus considérable de la richesse du pays.
Deux députés, MM. Houssard et Louis Pas^y, ont fait à l'assem-
blée nationale la proposition de supprimer l'impôt mobilier pour y
substituer un impôt de quotité fixé au vingtième du revenu des ca-
pitaux mobiliers, dont ils estiment que le produit atteindrait la
somme de 116 millions. It en résulterait une augmentation de re-
cettes de 60 millions environ. Ce serait à notre avis moins un imp6t
sur le revenu qu'une taxe sur les valeurs mobilières, car la charge
pëseraitsur chaque titre déterminé par sa nature et son numéro, ce
qui aurait pour conséquence de déprécier iustantanémeoi la valeur
en capital des actions, obligations ou créances; nous avons en effet
démontré que le .caractère distinctif de l'impôt sur le revenu lient à
la déclaration faite en bloc, et que le droit sur les valeurs mobi-
lières frappe chaque titre déterminé. Les mêmes observations s'ap-
pliquent au projet de M. Flottard, qui propose de soumettre le paie-
ment des coupons et intérêts des actions, obligations on créances à
l'emploi d'un bordereau revêtu d'un timbre pnipoitionnel et appelé
timbre-quittance. Seulement la taxe de M. Flottard ne serait pas
aussi élevée que celle de MM. lioussard et Passy (3 pour 100 au lieu
de 5 pour 100); mais, dans les deux projets, chaque titre serait grevé
d'une taxe qui aurait pour conséquence de faire baisser du jour au
lendemain la cote de la Bourse. Il faudrait, pour lui donner un nom
approprié à sa nature, l'appeler impôt sur le capital et non impôt
sur le revenu. Ajoutons que ces contributions n'atteindraient pas
une quantité considérable de matière imposable. D'abord les rentes
sur l'état seraient épargnées en vertu d'une disposition expresse,
et il faut reconnaître que cette dispense serait conforme aux prin-
cipes. Serait-il équitable qu'en vertu des pouvoii-s iuhérensà la sou-
veraineté l'état pût retirer le lendemain une part de ce qu'il avait
promis la veille comme partie coutraclanteî La réduction serait
d'ailleurs non-seulement injuste, mais impolitique, parce qu'il en
résulterait une atteinte funeste au crédit public dans un temps où
le crédit est la dernière ressource du pays. Des moyens variés par-
viendraient aussi à soustraire les créances chirographaires, et la
crainte d'une amende môme égale au quintuple du droit ne pré-
viendrait pas la fraude, car le contiûbuable espère échapper à la
nigiUrrlbyGOOglC
LE BUDGET hectificatif. 369
surtaxe qui n'est qu'un mal éventuel, et préfère (c'est ua fait dont
l'observation est constante) s'exposer & ce péril, dont la réalisation
est douteuse, plutôt que de supporter l'impôt, mal immédiat et cer-
tain. Ces objections expliquent que le gouvernement ait reculé de-
vant cette innovation et mieux aimé recourir aux augmentalions
des contributions indirectes.
m.
Le ministre des finances a procédé moins par création d'impôts
nouveaux que par augmentation des anciens, toutes les fois qu'une
surtaxe lui a paru être supportable. Il propose cependant de taxer
les papiers et les allumettes, dont la fabrication avait jusqu'à présent
été franche d'impôts, et de soumettre à un droit d'enregistrement
proportionnel les contrats d'assurance, qui ne payaient qu'un droit
fixe; mais la plus grande partie des sommes dont le trésor a besoin
est demandée par le budget rectifié soit à l'augmentation ou au ré-
tablissement des taxes anciennes, soit à la répression des fraudes
qui réduisent le prodoit des contributions, surtout celui des droits
de timbre et d'enregistrement.
La fraude la plus fréquente est celle qui consiste à dissimuler
une paitJe du prix en matière de vente d'immeubles. Aujourd'hui
l'administration, pour faire la guerre à cette fraude, n'a pas d'autre
moyen'que de requérir l'expertise des biens vendus; mais elle ne
fait de procès que s'il s'agit d'un Écart considérable, et presque
toujours le prix apparent est fixé de manière qu'il y aurait témérité
à le contester, La crainte des amendes et du double droit ne suffit
pas pour assurer la sincérité des déclarations, parce que la prime
de la dissimulation est forte quand il s'agît d'un droit aussi élevé
que celui dont les mutations immobilières sont grevées (5 francs
&0 cent, en principal et 6 francs 60 cent, avec les deux décimes de
guerre). Les moyens que le projet de budget propose sont rudes
et d'une efficacité assurée. Si le prix entier est dû, le vendeur
n'aura d'action en justice que pour la somme portée à l'acte. Si la
somme entière ou seulement la part dissimulée a été payée comptant,
l'acquéreur aura le droit de réclamer au vendeur, pendant une
longue période de temps, tout ce qui excédera les éoonciations de
la vente. Il est sûr que, sous les coups de cette menace, dont les .
effets seraient à redouter pendant trente ou au moins pendant dix
ans, le vendeur ne consentira pas à se faire le complice du men-
songe. Cette idée n'est pas nouvelle, car déjà en 1863 elle avait été
introduite dans un projet de loi sur la matière, et on la retrouve
dans un autre projet qui fut en 1869 soumis au corps législatif.
■ Google
370 RETOB DES DEOX UOKDES.
C'est d'ailleurs une imitation de ce qui a été décidé par une joris-
pradeuce aujourd'hui bien fixée sur la cession des oUtces. Comme
la dissimulation du prix des charges trausmissibles a pour consé-
quence de soustraire les traités à l'examen de la chancellerie, les
tribunaux y Yoient une entreprise contraire à l'ordre public. Aussi
le vendeur est-il non-seulement privé d'action pour les sommes
non déclarées, mais exposé à la répétition de ce qu'il a indûment
reçu. Si on n'avait pas assuré le contrôle par ce moyen énergique,
les oITiciers ministériels auraient continué à payer ces prix exor-
bitans qui trop souvent ont été le prélude et la cause de chutes
désastreuses. Un motif d'ordre public justiûe la dispo!«ttion qui ac-
corde la répétition à l'acquéreur, bien que celui-ci soit peu digne
d'intérêt lorsqu'il profite de la rigueur du droit pour ne pas tenir
sa parole. Un intérêt fiscal est-il suflisant pour étendre des dispo-
siUons qui sont une véritable récompense de la mauvaise foi? Quel-
ques voix dans la commission du budget se sont élevées contre cette
innovation, la traitant d'immorale, et demandant qu'on n'introduisit
pas dans nos lois cette semence de corruption. Suivant nous, la me-
sure sera tellement efficace que les effets démoralisateurs n'en sont
pas à redouter. Le vendeur ne s'exposera point à l'action en répéti-
tion, parce que, n'étant pas chargé de payer les droits de vente, il
n'aura pas d'intérêt à se faire le complice de l'acheteur contre
le trésor. Si la disposition proposée est, comme on le lui reproche,
entachée d'immoralité, le remède est dans l'efhcacité de la répres-
sion, parce qu'elle est tellement sévère qu'il n'y aura jamais lieu à
l'appliquer. Le vendeur serait d'ailleurs mal fondé à se plaindre,
parce qu'il lui est facile d'éviter le recours en exigennt la déclara-
tion de tout le prix. Ce qu'on pourrait avec plus de fondement re-
procher à cette disposition, c'est d'être excessive, car peut-être au-
rait-it suffi, pour prévenir tout concert frauduleux entre les parties
contractantes, de les condamner toutes deux à une forte amende.
Cette appréhension suffirait probablement pour empêcher le ven-
deur de concourir à une dissimulation où il n'a aucun intérêt. Le
ministre a sans doute craint que les parties ne s'entendissent pour
se partager le bénéfice de la fraude, et que cet appât n'enlev&t à la
sanction par les amendes et le double droit une grande part d'ellica-
cit^. Quoi qu'il en soit, le gouvernement espère que de ce côté, sans
augmentation des tarifs et par l'effet de la sincère application de la
loi sur l'enregistrement, nous obtiendrons environ 16 millions. Dans
ce total est compris le produit de l'enregistrement des baux. Ce
droit, qui n'est exigible actuellement que sur les baux écrits, serait,
d'après le projet de loi, dû pour les baux, même verbaux, toutes les
fois que par des mentions dans les actes ou par l'inscription au rôle
des contributions directes l'administration en prouverait l'existence,
nigiUrrlbyGOOglC
LE BDDfilT UCIinCATIF. 371
On antre article du projet a pour but de combattre les fraudes
auxquelles a donné Heu l'ouverture de crédit. D'après une jurispru-
dence qui a prévalu, l'acte où est constituée l'hypothèque qui ga-
rantit l'opération n'est pas taxé au droit proportionnel d'obligation
(1 pour 100); ce droit n'est exigible qfu'à la réalisation, c'est-à-
dire au moment où le créditeur verse les sommes entre les mains
du crédité. Or presque dans tous les cas il est impossible de prou-
ver ces versemens, car le prêteur se contente de simples billets
non enregistrés parce que l'ensemble de l'opération est garanti
par une hypothèque. Partant de cette idée qu'ordinairement les
crédits sont réalisés jusqu'à concurrence de moitié, le ministre pro-
pose de percevoir 50 cent, pour 100 au moment de l'acte, sauf à
exiger le surplus, si la réalisation est pins tard prouvée. La première
partie du droit proportionnel serait d'ailleurs définitivement ac-
quise, alors même que le crédit ne serait pas utilisé, car c'est un
principe en cette matière que les droits légalement perçus ne sont
pas restituables.
Nous ne trouvons pas dans le projet une innovation qui, en
1869, avait ét(5 proposée au conseil d'état. 11 s'agissait de substi-
tuer, pour l'assiette des droits de mutation par décè?, la valeur vé-
nale à la valeur capitalisée d'après le revenu multiplié vingt fois. Au
premier abord, on ne s'explique pas cette différence entre. la vente
et la succession. Pourquoi dans un cas perçoit-on sur la valeur
vénale, tandis que dans l'autre on prend le revenu multiplié par
vingt, différence considérable qui diminue de moitié le produit du
droit sur les transmissions par décès? Si on adoptait la valeur vé-
nale dans les deux cas, le droit de succession serait doublé dans les
campagnes et un peu diminué dans les villes, où les maisons rap-
portent plus de 5 pour 100. Il est facile de comprendre que le gou-
vernement ait reculé devant une disposition qui aurait pour consé-
quence de faire peser sur les biens ruraux une charge exorbitante
et de dégrever les propriétés les plus productives. Les héritiers on
légataires d'ailleurs doivent les droits sur l'actif brut de la suc-
cession, sans déduction des dettes, ou, pour employer le mot tech-
nique, sans dislraclioH de* charges. L'acheteur au contraire ne pwe
que sur le prix net, ce qui explique suffisamment pourquoi le tarif
est plus élevé quand il s'agit d'une vente qu'en matière de suc-
cession.
Le projet de budget ménage le commerce en même temps que
les propriétaires fonciers. On n'y voit point figurer en effet d'aug-
mentation sur le timbre proportionnel des effets de commerce.
L'administr.ition cependant aurait trouvé là une ressource considé-
rable et dont la charge serait peu sensible, car le tarif en vigueur
n'est pas élevé, et on pourrait, selon nous, le doubler sans que la
■ nigiUrrlbyGOOglC
372 BETUE DES DEUX MONDES.
surtaxe parût trop lourde aux cootribuables. Quel souscripteur d'un
effet de 100, 200 ou 300 francs s'apercevra qu'on lui demande 10
ou 15 ou 20 centimes au lieu de & ou 10 centimes? Jamais taxe ne
satisferait mieux à XaneHhfsie de l'impôt, et cependant cette me-
sure procurerait, sans faire crier les imposés, une vingtaine de mil-
lions au trésor.
Quant au timbre sur les journaux et écrits périodiques, le projet
propose de remettre en vigueur la loi de 1860. On reprendrait donc
la distinction eatre les journaux avec feuilleton et les journaux sans
feuilleton. Les premiers seraient soumis à une surtaxe de 1 centime
par feuille (3 centimes par feuille pour les premiers et 5 centimes par
feuille pour les seconds). Ces droits sont assurément élevés, si on
les compare an régime de complète exemption sous lequel vit au-
jourd'hui la presse, mais modérés par rapport aux droits qui la gre-
vaient avant le décret abolitif du timbre. La question du reste sera
reprise lorsque le rétablissement du calme permettra de discuter
une loi organique de la presse. Aujourd'hui le retour, à titre de
mesure provisoire, à une loi qu'avait adoptée une assemblée libé-
rale sous la constitution de ISAS, nous paraît être la mesure la
mieux appropriée aux circonstances, puisque le temps manquait
pour réviser la législation. Nous devons cependant faire remarquer
que la taxe de 1850 est aggravée parce qu'elle s'ajoute à l'impôt
sur le papier. L'exposé des motifs évalue à environ 8 millions le pro-
duit du timbre sur lus journaux. C'est presque un dixième de ce que
doivent donner les surtaxes de timbre et d'enregistrement dont le
gouvernement attend une somme d'environ 00 millions. Sur ce to-
tal, il faut s'attendre à quelques mécomptes, car les produits de
plusieurs articles sont d'une évaluation dillicile. L'élément dont le
résultat est le plus sûr, c'est assurément le deuxième décime addi-
tionnel que le projet propose d'ajouter à tous les droits sans ex-
ception psrçus par l'administration du timbre et de l'enregistre-
ment; le rendement en est évalué à environ 31 millions. La qualité
de taxe additionnelle permet d'en apprécier le produit avec certi-
tude, parce que les calculs sont établis sur un principal connu.
Le projet demande aussi beaucoup aux contributions indirectes,
et spécialement aux taxes sur les boissons. Les droits de détail et
d'entrée sont trop élevés pour qu'on pût songer à les augmenter;
mais la vente en gros ne donne pas tout ce qu'elle pourrait produire,
c'est pour l'atteindre que le projet double les droits de circulation,
a 11 parait possible de les doubler, dit l'exposé des motifs, ce qui
laissera encore le nouveau droit au-dessous du tarif imposé en 1817.
L'équité commande d'ailleurs de réduire l'écart qui existe, au profit
des classes aisées, entre le droit de circulation et le droit de dé-
tail, » Certes l'écart reste énorme malgré cette augmentation, puis.
■ Google
LE BUDGET SECTinCATIF. 37S
que le âroit de détail est de 55 pour 100 en principal ou 18 pour
100 avec les décimes [ad valorem), tandis que le maximum du droit
de circulation, ou 2 francs iO centimes par hectolitre, ne dépassera
pas la proportion de 6 pour 100 de la valeur. Une aussi grande
différence serait injusiiriable,'si l'énormité du droit de déiail n'a-
vait pour but, peut-être même pour effet, en grevant la consom-
mation du cabaret, de retenir l'ouvrier dans sa famille. Cette pen-
sée humaine ne sera réalisée que le jour où l'approvisionnement
de l'ouvrier pour la consommation domestique ne sera pas chargé
des mêmes droits que la consommation au cabaret. L'achat par
25 litres au moins (c'est la quantité qui est nécessaire pour la vente
en gros) est au-dessus des ressources normales des petits ménages,
et l'inégalité devant l'Impftt entre la classe aisée et la classe pauvre
sera choquante tant qu'on n'aura pas trouvé le moyen, par l'orga-
nisation des débita à emporter) de libérer la consommation domes-
' tique. Les débits à emporter sont une institution connue en An-
gleterre, et il y a déjà longtemps qu'on a proposé d'imiter ce qui
est pratiqué chez nos voisins. Cette amélioration a notamment été
signalée en 1850, lorsque l'assemblée nationale fit procéder, sur
l'impôt des boissons, à l'enquête qui donna lieu au remarquable
rapport de M. Bocher. Malheureusement cette idfie n'a pas été de-
puis môme étudiée, et le droit de détail a continué de grever la vie
de famille aussi bien que les dépenses d'auberge. Peut-être est-ce
une des causes, — nous ne croyons pas que ce soit la seule, —
qui ont détruit le charme du foyer et poussé les ouvriers vers la
fréquentation des cabarets. 11 faut que notm loi soit changée en ce
point, et si, malgré tout, les mauvaises habitudes l'emportent, que
la responsabilité retombe sur le vice. Nous demandons avec la plus
vive insistance que la plus petite part ne soit pas imputable aux
défauts du ré^me fiscal.
Le projet frappe sans ménagement les absinthes, eaux-de-vie et
alcools, qui, à l'avenir, paierûent 125 francs de droit de consom-
mation par hectolitre, au lieu de 75 francs qu'ils supportaient de-
pute 1852. L'énormité du droit n'entravera-t-elle pas la consom-
mation de façon à nuire soit au commerce, soit au trésor? Cette
éventualité ne serait pas à craindre d'après l'exposé des motifs,
car la valeur vénale de l'eau-de-vie a souvent varié de 60 à 200 fr,
par hectolitre, sans que la hausse ait réduit la consommation. Or
une surtaxe de 60 francs est bien inférieure à l'écart entre ces
deux extrêmes, et il n'est pas à craindre d'après l'exposé des mo-
tifs, qu'elle ait pour effet d'arrêter la vente des alcools. C'est pos-
sible, et nous l'espérons; mais il ne faudrait pas pousser trop loin
cette manière de raisonner. Si la consommation s'est soumise sans
,, Google
37i BETini DES DEUX HOnCES.
fl^fair au prix extréioe de 200 Iraocs par hectolitre, riea ne prouve
qu'elle se maiotiendrait encore jusqu'à 250 fr. Or l'eUet de la sur-
taxe porterait la valeur vénale jusqu'à ce chiffre, si l'innoTa^OD
financière coïncidait avec la cherté des alcools. Cette rést^rve faite
sur l'exactitude des motifs, il faut rtconnaltre que cette taxe, si elle
n'a pas la propriété de supprimer le vice, avertit durement le con-
sommateur du mal que ces boissons peuvent causer à sa aanté. II
est certain que l'élévation du prix des absinlbes et alcools produite
par la surtaxe n'empêchera pas les mauvaises habitudes; mais
l'ivrogne du moins ne suivra point son penchant sans être prévenu
par les exigences fiscales qu'il cherche des plaisirs dangereux. C'est
parce que cette boisson est peu digne d'intérêt que le ministre
propose de la frapper sans ménagement.
Le projet étend les droits de licence (un droit de 20 francs par
an) aux bouilleurs de cru, c'est-à-dire aux propriétaires qui brû-
lent eux-mêmes les vins de leur récolte. Cette disposition ne peut
pas être approuvée, parce que le bouilleur de cru n'exerce pas une
profession distincte; c'est un propriétaire qui transforme lui-même
sa récolte, et son opération est analogue à toutes tes manipulations
du raisin. La violation des principes serait d'ailleurs inexcusable,
parce qu'elle ne pourrait pas s'expliquer par les besoins du trésor.
L'exposé des motifs en effet n'évalue pas à plus de &(),000 francs la
somme que produirait cette extension du droit de licence.
Les lois en vigueur distinguent, au point de vue fiscal, les bières
fortes et les petites bières. Les premières paient un droit de fabri-
cation de 2 fr. AO cent., et les secondes un droit de 60 centimes
par hectolitre. Cette distinction disparaîtrait d'après le projet, et
toutes les bières seraient soumises au droit le plus <^levé, de sorte
que l'unification des tarifs se ferait tout au rebours des vœux con-
stamment exprimés par les brasseurs, qui demandaient l'adoption
d'un tarif unique sur le pied du droit le plus faible. Si le projet était
adopté sur ce point, la taxe serait quadruplée à l'égard des bières
laibles, qui, dans les départemens du nord de la France, sont em-
ployées, surtout pendant la saison de la récolte, pour rafraîchir les
ouvriers ruraux. Cette surtaxe qui grèverait environ 2 millions
d'hectolitres paraîtrait d'autant plus exorbitante que les bières fai-
bles sont uniquement consommées par la classe ouvrière, et que la
taxe ne serait pas plus élevée pour les bières fortes, dont l'usage
est plus particulièrement destiné aux classes aisées. Comme le
produit de cette augmentation ne dépassera point 1,200,000 ou
1,300,000 francs, peut-être trouvera-t-on avec nous que la somme
est petite par rapport aux inconvéniens politiques de cette mesure
fiscale. Nous ne ferons au contraire pas d'objection contre les 4roit8
nigiUrrlbyGOOglC
LE SODGET BBCnFICATir. 375
-sar les eûtes à jouer. Par le doublemeat des Uxes anciennes, on
prélèvera environ 1,500,000 francs sur nos plaisirs, et nous con-
seillerions même de prendre davantage sur cette matière impo-
sable, si l'élévation du droit ne devait pas avoir pour effet d'arrêter
le développement de la consommation.
IT.
Laissons ces réformes secondaires et abordons la partie impor-
tante du projet. C'est la matière des douanes qui mérite aurlout
d'attirer notre attention, parce que les réformes que propose le
gouvernement sont telles que nos relations commerciales avec l'é-
tranger en seraient bouleversées. C'est un revirement qui non-seu-
lement emporterait les traités de 18B0, mais qui étonnerait même
tes partisans du système protecteur, car les innovations proposées
s'éloignent des principes admis par cette école depuis Colbert, ou
plutôt depuis Henri IV. En effet, les opinions qui sont généralement
attribuées au ministre de Louis XIV avaient été avant lui expri-
mées au XVI* siècle par Barthélémy I^affemas, et formulées par
René de Blragues, rédacteur d'un édit de 1678. La règle que les
fondateurs du système protecteur regardaient comme incontestable
consistait à épargner les matières premières employées par nos
manufactures, et à imposer les produits fabriqués au dehors et im-
portés en France. C'était une manière de favoriser doublement
rindu.Btrie, soit en évitant le renchérissement de la fabrication,
soit en défendant nos produits fî^riqués contre la concurrence
étrangère. 11 y avait là une protection efficace et un système co-
hérent.
M. Pouyer-Quertier, qui cependant appartient à l'école de Col-
bert, a l'intention de changer ce qui a été admis par ses maîtres et
de taxer à 20 pour 100 ad valorem les matières textiles, cotons en
masse, laines en suin ou lavées, lins, chanvres, soies grèges, à peu
près tout ce qui est mis en œuvre par nos filatures et nos fabriques
de tissage. Chose digne de remarque, les produits fabriqués & l'é-
tranger sont épargnés par les nouveaux tarifs. On pourrait croire
que M. Pouyer-Quertier est conTerti au libre échange, puisque, 4
l'inverse de Co'bert, il semble disposé & oarrir nos portes aux pro-
• duits ouvrés. Qu'on se détrompe : il y a dans son projet la doctrine
apparente et ia doctrine cachée; cette dernière se trouve dans deax
articles qui méritent d'être mis en relief, bien que les rédacteurs
du projet les aient relégués à une place modeste. C'est dans les
joticles 20 et 21 que se trouve la véritable pensée du gouvem»-
, Google
376 BEVUE DES DEUX UONDES.
meut. Aussi en faut-il citer ici le teste, tant ces dispositions mé-
ritent que la portée en soit déterminée avec soin.
« Article 20. Des drawbacks pourront être accordés à la sortie des
produits fabriqués avec les matières atteintes par ces droits. Le taux
en est fixé par un arrêté du chef du pouvoir exécutif, rendu après
avis du comité consultatif des arts et manufactures.
H Article 21. Les produits étrangers similaires de ceux qui profite-
ront des drawbacks seront frappés de surtaxes correspondantes à
ces dratubacks, et déterminées aussi par des arrêtés du chef du
pouvoir exécutif, o
Autant vaudrait dire que le commerce international de noire pays
ne sera plus régi par la loi, mais par des arrêtés qui supprimeront
ou établiront les droits, sans autre formalité qu'un avis du conseil
des arts et manufactures. Lorsque le commerce a plus que jamais
besoin de sécurité, la loi organiserait l'incertitude et découragerait
les efforts persévérans, car avec un semblable régime toute longue
entreprise serait impossible. A-t-on oublié que l'échelle mobile a
succombé sous le poids des diRicultés que l'instabilité des droits
créait aux calculs des commerçans? On pourrait le croire, puis-
qu'on nous propose d'étendre à l'ensemble des douanes les défauts
qui ont ruiné la législation sur les céréales. Au point de vue poli-
tique, ces nouveautés seraient la négation du régime parlementaire,
et, pour le commerce, ce serait l'alaoguissement des aflaires par
l'appréhension des changemens trop brusques de tarifs.
Nous avons été surpris aussi de voir reparaître le système des
drawbacks, que nous croyions dëfmitivemeot abandonné et con-
damné par l'expérience. H est démontré en effet, pour les indus-
triels de toutes les catégories, que la restitution à la sortie des
droits perçus sur, tes matières bmtes donne lieu à d'insurmoQ~
tables difficultés. Comment reconnaltra-t-on la substance sous les
mille transformaUoDs qu'elle subit7 Si c'est de la laine, retrou-
vera-l-on les quantités introduites dans des tissus mélangés de co-
ton, de soie ou de vieilles laines provenant d'effilochages? Saura—
t-on déterminer la proportion de la teinture et tenir compte des
degrés divers auxquels se fait la charge des couleurs? Les mêmes
difficultés se présenteront pour l'industrie de la soie, puisqu'ella
est aussi mélangée avec des laines et des cotons. Plus que touts
autre substance, la soie a la propriété d'absorber la teinture, si
bien qu'à Saint-ÉUenne on emploie les couleurs à forte dose
pour donner à des rubans d'un tissu très léger une consistance
qui les fait ressembler à des rubans épais. D'un autre côté, la
soie ouvrée sort sous des formes très variées, non-seulement en
Ussus purs ou mélangés, mais en objets difficiles à mesurer, tels
■ Google
LE BUDGET BECTIFICATIF, 377
que les boutons, les lacets, etc. Od se résignerait peut-être à
ces difficultés, si le régime proposé devait procurer au trésor
des ressources importantes; mais, loin d'y gagner, le trésor est
exposé à perdre. Les manufacturiers en effet peuvent habilement
faire sortir en produits ouvrés des quantités de matières supé-
rieures à celles qui étaient entrées à l'état brut. Ils n'ont, pour
réaliser ces bénéfices sur la fortune publique, qu'à faire sortir des
laines ou des soies produites à l'intérieur et des cotons introduits en
fraude. Ainsi le trésor serait obligé de restituer plus qu'il n'aurait
reçu. Ne vaudrait-il pas mieux, au point de vue financier, établir
des droits purement fiscaux de 1 à 5 pour 100 que d'élever jusqu'à
20 pour 100 des taxes restituables à la sortie? L'administration des
douanes percevrait moins, mais les recettes seraient acquises défi-
nitivement, et l'état ne serait pas exposé à perdre. Il est vrai que,
d'après le projet de budget, le drawback donnerait lieu à la per-
ception d'un droit correspondant sur les produits fabriqués simi-
laires venant de l'étranger; le produit de ces taxes d'importa-
tion ne compenserait pas, tant s'en faut, la perte résultant de
la restitution à la sortie. Nous importons peu les produits simi-
laires à ceux que notre industrie fabrique pour l'exportation. Pour
les soieiies notamment, le droit d'entrée ne rapporterait presque
rien, tandis que la restitution des droits à ta sortie porterait sur
des quantités considérables. Il en serait peut-être autrement pour
les cotons parce que, depuis la cession de l'Alsace, notre industrie
cotonniëre fabrique plus pour la consommation intérieure que pour
celle du dehors. Le drawback pour ces produits équivaudrait donc
à peu près à un droit protecteur, et peut-être vaudrait-il mieus l'ô-
taï)lir ouvertement et directement par la loi que de le créer comme
conséquence de la restitution à la sortie ordonnée par arrêté ou dé-
cret. En somme, la partie du projet qui est relative aux douanes
n'est que le rétablissement pur et simple du système protecteur en-
veloppé sous le nom d'une compensation au drawback.
Nous regrettons que le gouvernement ait soulevé ta question du
régime économique et ue se soit pas borné à des mesures d'un ca-
ractère purement fiscal. En présence de notre situation financière,
nous devons tous avoir pour unique préoccupation de créer les
ressources dont nous avons besoin, et le libre échange doit être
relégué au second plan. Pourquoi ne renvoyons-nous pas la discus-
sion de cette question si complexe et si difficile au moment où nous
aurons le temps de lui donner les développemens qu'elle comporte?
Si les questions constitutionnelles ont été réservées, il serait bon
aussi de ne pas trancher, dans une discussion trop rapide, des pro-
blèmes qui suspendent et inquiètent des intérèla nombreux. Or le
■ Google
378 lEVDB DES DBDX MONDES.
budget rectificatif de 1871 ne donnera lieu qu'à de courts débats,
et si, malgré l'urgence, la délibération se prolonge, le trésor en res-
sentira une perte d'autant plus grande que la mise en recouvrement
des nouvelles taxes aura été plus retardée. N'a-t-on pas souvent,
— et avec raison selon nous, — reproché au gouvernement impé-
rial d'avoir à huis clos, par un traité de commerce, sans discuBsioa
préalable, modifié le régime économique de la France, — d'avoir,
sans entendre les intéressés, disposé d'intérêts considérables T Pre-
nons garde de ne pas encourir le même reproche, et ne croyons pas ,
être en r^gle avec les principes parce que nous accordons de courts
instans à la discussion que nos prédécesseurs avaient eu le tort
plus grave de supprimer. N'écourtons pas la délibération en la pla-
çant dans un ensemble qui demande nn examen rapide.
La pratique du drairback sur les sucres raflinés a démontré que
le trésor est exposé à perdre, et que la restitution des droits à la
sortie peut constituer une véritable prime d'exporlaiion. Comme
le rendement ofiîciel était fixé à 80 de sucre raffiné pour 100 de
sucre brut, les ralTmeurs qui employaient des procédés pour tirer
85 et 86 pouvaient se faire restituer des sommes que jamais ils
n'avaient versées. C'est pour éviter ce préjudice qu'une loi de 1866
substitua au drmriack l'admission temporaire en franchise. Par ce
changement, l'état était exposé à, ne pas perctivoir tout ce que lui
attribuaient les tarifs, mais du moins il ne pouvait pas rendre plus
qu'il n'avait reçu, et la prime, s'il y avait prime, se trouvait re-
portée de la consommation du dehors sur celle de l'intérieur.
M. Pouyer-^uertier ne nie pas ces propositions, et son exposé des
motifs en contient l'approbation. « En fait, dit-il, on avait greffé
sur le drairback une véritable prime, c'est-à-dire qu'on avait cal-
culé les allocations de manière à foire restituer par le trésor beau-
coup plus qu'il n'avait reçu. » Aussi le ministre veut-il que le
drawback soit rigoureusement limité au remboursement des taxes,
ajoutant que, « dans son fonctionnement normnl, il est inattaquable,
car il n'est pas rationnel de demander l'impôt des douanes k une
marchandise qui ne pénètre sur notre territoire que pour en res-
sortir après avoir alimenté le travail français, n Mais par quel moyen
assnrera-t-on l'égalité entre les perceptions et les restitutionsî
Nous n'en connaissons pas, et, si on en a découvert quelqu'un, c'est
un secret que l'exposé des motifs ne nous a point révélé.
Après avoir confié au pouvoir exécutif le soin d'établir les drtno-
backs, le projet lui donne aussi le pouvoir de créer des surtaxes de
pavillon. Alarmées par cette dangereuse faculté, plusieurs chambres
de commerce des villes maritimes, notamment celle du Havre, ont
fait observer qu« les surtaxes donneraient lieu à des représailles
■ Google
LZ BUDGET RKCTirtCATIF. 379
qui nuinuent aa développement de notre marine marchande. « La
navigation à vapeur, a dit la chambre du Havre, tend à rempla-
cer la Davlgation à voiles. Or une des ressources de la naviga-
tion à vapeur, quand elle est à l'étranger, est d'aller dans deux ou
trois ports voisins les uns des autres, et de prendre diuis tous ces
ports du fret non-seulement pour les ports de France, mus encore
pour des ports étrangers, par exemple pour Buenos-Ayres et Rio-
Janeiro, pour Anvers et Liverpool, en même temps que pour Bor-
deaux et Le Havre. Elle a une antre ressource, comme au reste les
voiliers sans emploi : elle peut faire un voyage intermédiaire avant
de rentrer en France, portant sa marchandise d'un port étranger
k un autre port étranger, de Buenos-Ayres à Nen-York par exemple,
de Rio-jaueiro à ta Nouvelle-Orléans, de Montevideo à Maurice ou
au Chili ; puis retour en France. » Toutes ces opérations seroht in-
terdites à notre marine par les surtaxes que les gouvememens im-
poseront k notre pavillon, surtaxes dont t'eSTet sera de protéger les
navires ponant les pavillons étrangers.
L'augmentation des droits sur les cafés et les sucres ne donne
pas prise aux mêmes objections que les droits sur les matières pre-
mières. Ce sont des denrées destinées à la consommation, et, comme
nos habitudes ont fait de ces objets de luxe des objets dont nous ne
pouvons nous priver que difficilement, les impôts dont on les frappe
sont très protl\iciifs. Les sucres seraient surtaxés de trois dixièmes,
ce qui portera le droit à 5A francs 60 cBUtimes par 100 kilogr., ou
16 fr. d'augmentation, soit 16 centimes par kilogramme ou environ
8 centimes par livre. Les cafés, dont la taxe avait déjà été portée
en 1S66 de 50 à 100 fr. par 100 kilogrammes, payeraient 150 fr.,
soit une augmentation de 25 cent, par livre. Si on les compare aux
rigueurs de notre situation, ces modifications paraîtront modérées,
et le projet sur ce point mérite d'autant mieux d'être approuvé
qu'au moyen de ces augmentations le trésor recevra 63 millions, à
peu près le cinquième de la somme (263 millions) que le ministre
des finances attend du remaniement des douanes. Le droit sera
cependant trouvé rigoureux relativement aux chicorées, car elles
entrent pour des quantités considérables dans la consommation des
ouvriers, et nous savons que déjà la nouvelle du projet a causé dans
le département du Nord une émotion qui n'a pas été étrangère au
revirement politique qui, dans cette contrée, a signalé les dernières
élections.
Nous convenons qu'il est fort aisé de trouver des objections et
tris difficile de découvrir des solutions; mais le public que nous
représentons ici a le droit de critique et de réclamation. Nous ne
terminerons pas cependant sans rendre au projet du gouvernement
■ Google
3S0 BETDB DES DEDX HONDES.
ta justice que beaucoup lui ont refusée. N'a-t-on pas trouvé qu'il
était conçu avec une extrême timidité et gardait trop de ménage-
mens pour un système fiDancier vicieux qu'il faudrait refaire de
fond en comble? On attendait mieux de M, Pouyer-Quertîer, le fou-
gueux orateur du corps législatif, qui parlait des questions fman-
cières avec l'ardeur d'un tribun, et en même temps avec une pleine
connaissance des détails. Au contraire, — et la déception est grande,
— M. Pouyer-Quertier, a-t-on dit, conserve tous les cadres, se
bornant h de petites mesures comme un commerçant qui cherche
à sortir d'une crise, non par une entreprise hardie et féconde,
mais par des rognures sur ses dépenses domestiques et de légères
augmentations sur ses prix de vente. Ces reproches sont à nos yeux
l'éloge de M. Pouyer-Quertier. 11 a pensé avec raison que le rema-
nieAient des impôts est une entreprise qui convient surtout aux
temps de calme, et qu'il y aurait témérité à l'exécuter lorsque nous
avons sur le sol français une armée qui attend, pour commencer
l'évacuation, le paiement de l'indemnité, lorsque pour nous libérer
nous n'avons qu'un terme très court et que nous sommes obligés
de faire appel au crédit pour des sommes dont le chiffre dépasse
c^lui de tous les emprunts connus. Les impôts d'un pays sont la
garantie de ses dettes, et son crédit se mesure à la solidité de ses
Anances. Or notre système fmancier est depuis longtemps connu en
France et à l'étranger. Ceux qui prêtent savent quelles sont les
ressources de l'état. Y aurait-il eu prudence, la veille d'un emprunt
qu'on a eu raison d'appeler colossal, & troubler ces notions et à je-
ter le public des capitalistes dans l'incertitude sur nos ressources
futures? Fallait-il aux notions connues substituer des appréciations
confuses et faire douter les prêteurs de la solidité et de l'étendue
du gage? M. Pouyer-Quertier a pensé qu'il valait mieux augmenter
les droits existans que de recourir à des innovations dont le public
n'aurait pas eu avant l'emprunt le temps de mesurer la portée. Il a
été récompensé de la justesse de ses idées et de la sagesse de ses
propositions, car le public lui a répondu par une véritable explosion
de confiance. On ne peut pas en effet donner un autre nom à la sou-
daineté avec laquelle près de 6 milliards ont été souscrits en quel-
ques heures.
A. B&TBIE.
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LA REVANCHE
DE JOSEPH NOIREL
PKBUlkEB PÀRTIB.
I.
Si le parfait bonheur n'est pas de ce monde, od en trouvait tou-
tefois le semblant, il y a quelques années, dans une maison de
campagne située à trois ou quatre kilomètres de Genève, sur la
grande route de Saint-Julien, à. laquelle elle se relie par une longue
avenue de poiriers. Cette maison, que ses habitans ont baptisée du
nom de Mon-Plaùir, offre aux passans un agréable coup d'œil. Bâ-
tie an sommet d'un tertre gaionné, entourée de massifs de verdure
et d'un parterre de roses, elle domine au couchant un verger, au
levant une vigne en pente, que bordent un ruisseau et une saulaie.
Le propriétaire de ce riant domaine était un bourgeois de Ge-
nève, M. Thomas Mirlon, fabricant et marchand de meubles, qui
entendait son métier et que son métier avait enrichi. Cet heureux
homme sentait son booheur ; il le portait sur son honnête figure, sur
ses joues enluminées et replètes, dans son regard vif et assuré,
dans son sourire, où se peignait une aimable bonhomie qui n'avait
jamais naià son commerce. Il faut convenir que, si le ciel l'avait
aidé, cet homme aux larges épaules et au râble épais s'était brave-
ment aidé lui-même. Courageux au travail, dur à la peine, il avait
cet esprit de suUe qui mène A tout, cette bonne humeur qui simpli-
fie les difficultés, cette attention circonspecte qui préserve des faux
pas. Bien qu'il eût comme un autre le désir de tenir sa place et de
faire figure dans ce monde, il avait toujours strictement réglé sa
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3S2 lErUB DES DEUX MOTTDES.
dépense sur son revenu. Mettant, pour ainsi dire, sa vanité au ré-
gime, il ne lui avait jamais rien accortlé aux dépens de ses affaires,
qui s'en étaient bien trouvées. Enfin la richesse était venue avec
d'importantes commandes, dont il avait su tirer parti. Une société
qui avait construit l'un après l'autre plusieurs grands hôtels aux
bords du lac Léman avait passé avec lui un marché à forfait pour
les meubles. Il avait réalisé dans cette entreprise des bénéfices con-
sidérables, où sa conscience ne trouvait rien à redire. Il n'était pas
bomme à fournir à personne de la marcbandise de pacotille; mais
il savait s'arranger de manière que le preneur fût content et que
le bailleur le fût plus encore. D'habiles placemens, d'heureuses
spéculations avaient triplé et quadruplé son gain; il était devenu
gros monàeur. A mesure que sa fortune s'était arrondie, il avait
satisfait peu à peu toutes les convoitises secrètes qui depuis long-
temps couvaient dans son cœur, et s'étaient irritées par les dél^
que leur imposait sa sagesse. Ou l'avait vu acheter pièce par pièce
«ne terre sur laquelle il avait jeté son dévolu, puis y bâtir un pa-
villon dans lequel il venait passer en famille les dimanches et jours
de fôte, puis remplacer le pavillon par une maison élégante et cos-
sue. L'année d'après, il avait une écurie, deux chevanx et une voi-
ture, et de ce jour il fut au comble de ses vœux, 11 est bon d'ajouter
que M. Mirion n''avait aucun des travers qui rendent les parvenus
insupportables. Quoiqu'il fût bien aise de prouver qu'il avait du foin
dans ses bottes, il ne tranchait nullement du marquis de Carabas,
et ne se piquait point de morguer ses voisins ou de les éclabousser
par son luxe. Il continuait de travailler et de tenir boutique comme
par te passé. Peu soucieux de se déclasser, ou, comme on dît à Ge-
nève, de grimpionner, il ne cherchait pas à frayer avec les gens de
haut parage, et il était demeuré fidèle à toutes ses vieilles amitiés.
Au surplus, sa maison ne ressemblait pointa un château, sa voiture
était une calèche bien suspendue, maissansprétentions, et sesdeux
chevaux étaient d'honnôtes percherons, bons trotteurs, mais qui
n'avaient garde de se méconnaître et de prendre de grands airs
avec les passans.
Plutarque rapporte que les envieux de Sylla lui avaient donné le
surnom d'heureux et que le grand homme ne s'en offusquait point,
mettant lui-même la fortune de part dans sa gloire et se targuant
du commerce d'amitié qu'il avaitentreienu avec elle. Comme Sylla,
M. MirioD avait ses envieux qui lui disaient : — Oh 1 vous, MiricHi,
vous êtes l'homme heureux par excellence ; vous avez eu toute votre
vie une chance incroyable. — M, Mirion, sans se fâcher, leur ré-
pondait : — Mes amis, vous avez raison, je suis né sous une bonoe
étoile. La nature m'a bien traité; elle m'a donné un coffre de fer,
■ Google
LA BErXNCHB DB JOSEPH KOIML. 38S
uB bon estomac, des bras et des jambes qui ont toujours ùmé à se
remuer et une certaine lueur cte boo sens qui m'a servi à me con-
duire. J'ai eu de la chance, j'en conviens. 11 n'en est pas moins vrai
que j'ai commeolë petitement, et, si je suis arrivé, je me permets
de croire que j'y suis bien pour quelque chose. — Et, ce disant, il
caressait d'un œil amoureux sa mûsoQ, sa remise, sa vigne et ses
poiriers. — Ce qu'il y a de beau, ajoutait-il, c'est qae tout ceci a
été gagné bonnëtement. Je ne suis pas comme tel et tel. Nous avons
des principes, nous autres. Je peux mettre la main sur ma con-
science, elle n'a rien à me reprocher. — M. Hirion aimait à parler de
sa conscience et de ses principes; c'est un travers qu'il partageait
avec plusieurs de ses compatriotes.
Si M. Alii'ion était un homme heureux, M"' Mtrion était assuré-
ment une heureuse femme; mais elle n'avait pas le sens rassis et la
tranquillité d'humeur de son mari. Son bonheur était bruyant,
gesticulant, un peu lyrique. Petite, grassouillette, ronde de taille
et de visage, pirouettant sur elle-même comme une toupie, elle
avait le sang aduste comme une fourmi, et ses yeux et sa tangue
étaient aussi remuans que ses jambes. Elle allait, venait, tournait,
et virait Svins déparler ; toujours hors d'baleine, ses deux grands
plaisirs étaient de s'agiter et de se raconter. A vrai dire, elle n'était
pas exempte de ce défaut auquel les Anglais ont donné le nom de
tnobism. Elle professait une admiration peut-être exagérée pour sa
maison et pour tout ce qui faisait partie de sa maison, y compris ses
canards et ses canaris. Ses poiriers étaient les plus beaux de tous
les poiriers, les roses de son jardin avaient une suavité de parfum
inconnue aux autres roses, l'eau de sa pompe avait un petit goût
de noisette vraiment incomparable, ses poules pondaient quatre fois
plus d'œufs que celles du voisin, et ces œufs, l'explique qui
pourra, avaient presque toujours deux jaunes. Bref, Mon-Plaisir
était un endroit unique, béni du ciel, où tout venait à souhait, où
l'herbe poussait plus dru que partout ailleurs, où la pluie ne tom-
bât jamais qu'à propos et quand on l'appelait , vrai paradis éclairé
d'un soleil qui était non le soleil banal, celui de tout le monde, mais
un soleil affecté au service particulier de M. et de M'"' Mirion. Les
innocentes imaginations de sa femme faisaient sourire le marchand
de meubles. 11 l'en raillait quelquefois. — Ma bonne Marianne,
lui dîsait-il, il y a des choses qu'il est permis de croire ; mais mieux
vaut les garder pour soi, sous peine de prêter à rire. — Elle se
récriait, — Tant pis pour les rieurs 1 répliquait-elle. Ce sont des
jaloux qui rient jaune. — De son côté, elle lui reprochait de ne pas
tirer assez d'avantage de sa nouvelle situation, de ne pas donner
assez à la montre, à la parade. Elle estimait que le faste et le bruit
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38& BETHE DES DEDX UONDks.
sont l'accompagDeineDt nécessaire du'boohenr, l'enseigne de la
boutique. Ses ambitions secrètes étaient d'avoir sous ses fenêtres
un grand bassin de marbre avec des tritons et un jet d'eau, de
planter devant sa grille une statue allégorique, Se remplacer la
bonne Savoyarde qui la servait à table par un grand diable de do-
mestique en cravate blanche, et de donner chaque semaine un fes-
tival où l'on tirerait beaucoup de fusées sur la terrasse, — car elle
avait un faible pour les fusées. Malheureusement les allégories, les
cravates blanches et les feus d'artifice ne disaient rien au OBur de
M. Mirion. Il aimait ses aises, le confort; mais il estimait que la
vanité coûte gros et ne rapporte guère. Au reste, ces légers dis-
sentimena n'amenaient jamais de sérieuses contestations dans le
ménage. H"" Mirion adorait son mari, qu'elle considérait comme
un grand homme, et se résignait à ses refus comme aux décrets
d'une sagesse supérieure à la sienne. En revanche, M. Mirion se
plaisait à reconnaître les mérites solides de sa femme et tous les
services que lui avait rendus jadis son esprit d'ordre et de con-
duite. Elle gouvernait sa maison avec une attention, une vigilance
infatigable, ayant l'œi) partout, à la cave comme au grenier, à
l'office comme k la cuisine, et joignait h ses qualités de ménagère
accomplie les talens d'un cordon-bleu émérite. Il y avait là de quoi
lui faire pardonner sa passion malheureuse pour les triions.
Le bonheur de ces excellentes gens étail communicatîf; ils ai-
maient à répandre autour d'eux leur liesse et leur épanouissement
de cœur. Poules, chats et chiens, tous les pensionnaires de Mon-
Plaisir faisaient bombance, goûtaient les douceurs d'une vie grave
et commode sous un gouvernement paternel et miséricordieux.
Parmi les animaux domestiques qui avaient trouvé à Mon-PIaisir le
vivre et le couvert, les plus choyés étaient dejix vieilles filles, pa-
rentes de M, Mirion, qui les avait recueillies sous son toit moyen-
nant une modeste pension. L'une, M"* Baillet, était sa tante mater-
nelle. On la désignait plus communément dans la maison sous le
nom de la tante Amaranthe, parce que l'amaranthe était sa cou-
leur, témoin les rubans de son bonnet, les prétîntaiiles de ses robes
et ses bas du plus beau pourpre. En dépit de ses soixanle et dix ans,
cette honnête demoiselle était merveilleusement conservée; pre-
nant grand soin de sa personne, tirée à quatre épingles, l'air et le
ton un peu précieux, les épaules effacées, le menton relevé, elle
marchait droite comme un cierge, et quand elle était assise, i! n'ar-
rivait guère que son dos efUeurât le dossier de sa chaise. Elle avait
quelque lecture, quelque expérience du monde. Ayant passé dix
années comme demoiselle de compagnie dans une grande famille
mecklembourgeoise, elle en avait rapporté des maximes, des apho-
, Google
LA RETAKCHE DE JOSEPH NOIREL. 385
rismes, tout un code de bienséances morales et sociales. Quand je
dis qu'elle connaissait le inonde, dans sa pensée le inonde était es-
sentiellement le JMecklembourg. A l'entendre, rien ne pouvait se
comparer à la cour de Schweriii, la plus somptueuse de toutes les
cours d'Allemagne. Les grandeurs dont elle avait approché l'avaient
éblouie à ce point qu'il n'y avait pour elle de pays respectables que
ceux qui possèdent un ordre équestre, et se laissent administrer à
forfait par un prince qui a des beiduques et des coureurs. Elle con-
naissait k fond l'almanach de Gotha, savait sur le bout du doigt
toutes les généalogies, ne tarissait pas en anecdotes plus ou moins
apocryphes sur la grande -duchesse régnante et sur la grande-du-
chesse mère. Elle avait eu l'heur d'assister à un bal de la cour. Ce bal
était le grand événement de sa vie ; elle l'avait conté cent fois, elle
était toujours prête à recommencer. H. Mîrion secouait les oreilles;
mus M°" Mirion écoutait ce miraculeux récit avec un plaisir tou-
jours nouveau, Fiëre de posséder sous son toit une personne qui
avait vu des princes en chair et en os, il lui semblait que, grâce à
la tante Amaranthe, elle était quelque peu apparentée au grand-
duc de Mecklembourg.
Bien différente était M"' Grillet, cousine germaine de M. Mirion,
petite femme lluette, qui semblait n'avoii' qu'un souille de vie et ne
laissait pas de vivre. Un peu contrefaite, la taille déjetée, une
épaule plus grosse que l'autre, bien qu'elle ne payât pas de mine,
elle avait eu jadis l'imagination romanesque ; mais son roman avait
mal tourné : elle s'était follement éprise d'un mauvais plaisant qui
s'était amusé à la mystifier, et l'innocente créature avait été long-
temps à s'apercevoir qu'il se moquait d'elle. II lui était resté de
cette mésaventure une disposition méfiante, une extréme.timidité;
il lui semblait que le monde était plein de chausses-trapes, et qu'il
y faut regarder à trois fois avant de mettre un pied devant l'autre.
Chat échaudé craint l'eau froide; elle redoutait par-dessus tout le
ridicule, les perfidies et les jugemens des hommes. Elle se deman-
dait en toute occurrence ; Qu'en dira-t-on? et de peur qu'on en dit
quelque chose, elle cachait sa vie, mettait la sourdine à ses pen-
sées. M"" Mirion lui reprochait d'avoir des idées trop étroites et lui
en voulait un peu d'avoir pris le parti de son mari dans l'impor-
tante question des tritons. Consultée par son cousin, M"^ Grillet
avait déclaré, en traînant ses mots suivant sa coutume, que des tri-
tons tout nus sont un ornement peu convenable dans une maison
honnête, que sûrement le voisinage en gloserait. Toutefois M"" Mi-
rion ne pouvait lui contester le mérite de se reudre utile dans la
maison. Si elle n'avait jamais vu le Mecklembourg, si elle n'avait
jamùs contemplé face à face la graude-duchesse mère, elle s'en-
TOME iciv. - 1871. 25
nigiUrrlbyGOOglC
386 K£TtIÏ DES MDZ MONDES.
tendait au jardina^, et possédait tiji remarquable talent pour con-
fire les prônes à l'eau-de-vie.
Dans tous les concerts, il y a one fausse note, et dans la foute qui
fTatlache au char des triomphatears il se glisse d'ordinaire nn es-
prit rebours qui se charge de leur rappeler la fragilité de leur for-
tune. C'était le frère alué de H. Hirion, plus connu sous le nom de
l'oncle Benjamin, qui remplissait à Mon-Plaisir le rôle de faosse
note ou d'avertisseur. II y faisait de longs et fréquens séjours, et
M"' Mirion le comWait de prérenances, le bourrait de sucreries pour
adoucir son humeur frondeuse; mus, bien qu'il f&t dans le fond le
meilleur homme du monde, il trouTMl à redire à tout. Peut-être y
STsit-il un peu de jalousie dans son &ît. ht brave menuisier qui
nvait donné le jour à HH. Thomas et Benjamin Mirion avait jti^
dans sa sagesse qne son fils Thomas ne serait jamais un homnae
d'esprit, et il t'avait retiré de bonne heure du collège pour lui mettoe
en main le rabot et la varlt^. Il avait conçu au contraire la plus
haute idée des facultés de Benjamin et n'avait reculé devant aucune
dépense pour luifaire suivre ses études. — Le gaillard, disait-il avec
complaisance, sera l'aigle, le génie de la famille. — Après avoir fait
ses classes avec succès et remporté tous les prii, le génie nai^ant
de Benjamin s'était subitement noué, et tous les soins qu'on avait
pris de son éducation n'avûent produit qu'un maître de mathéma^
tiques très ordinaire, lequel courait le cachet, gagnant tout juste de
quoi joindre les deux bouts, pendant que le borné Thomas, prenant
son vol, venait d'inscrire le nom des Mirion dans le livre d'or des
millionnaires genevois. Benjamin voulait tout le bien possible à son
frère , mais il estimait que la fortune est une sotte qui place mal ses
faveurs, — Pourquoi Mon-Plaîsir est-il à lui, se disait-il, et pas à
moi? — 11 s'endormait sur celte pensée et la retrouvait le matin
sous son oreiller, ce qui ne l'empêchait pas de se fiicher tout rouge
contre les jaloux qui parlaient légèrement de son frère. — Il a été
honnête et habile, leur>répondait-il d'un ton bourru. A quoi tient-il
que vous ne fassiez comme lui î — L'oncle Benjamin en usait comme
ces mères qui fonailletit leurs enfans, mais n'entendent pas que les
autres s'en mêlent.
Il ne passait pas deux heures à Mon-PIaisir sans y décocher quel-
ques lardons qui mortifiaient la suscepliblc vanité de sa belle-sœur.
Comme il avait le coup d'oeil géométrique, il trouvait à critiquer
l'alignement de ses arbres fruitiers et de ses rosiers; il soutenue
que les murs n'étaient pas d'aplomb, que les losanges des parquets
n'étaient pas égaux, et que les escaliers étaient manques, la hau-
teur des marches etia largeur du giron n'étaient pas dans la propor-
tion requise. Au besoin, pour justifier son dire, il s'armait du fU
■ Google
U lETAKCHB DE lOSEPH KOIBEL, $S7
à plomb, du pied de roi et de l'équerre, et, impassible antant que
tenace, il coBtnùgnùt l'indignée M"' Mirion à écouter jusqu'au boat
ses démonstrations; — Il lui tournât le compas dans le cœur. Ce
qui était plus graye, il prétendait que Mon-Plaisir n'étdt pas l'en-
droit le plus sain de la terre, qu'il s'exbalùt da ruisseau qui bor-
dait au levant la propriété des buées dangereuses pour les larynx
délicats. Le matin, à déjeuner, il lai prenait régulièrement des
qtdntes de toux saccadée et persistante. — A qui en as-tu. Benja-
min? lui demandait son frère avec un peu d'impatience. — C'est an
sort, répondait-il; je ne viens pas ici sans y attraper un rhume. —
Sur quoi M"" Mirion faisait de grands bras. Dans l'intimité, elle ac-
cusait son beau-frére d'être un mauvais génie, d'avoir l'esprit de
travers et un caractère insupportable ; devant le monde, elle affec-
tait de parler de lui avec les plus grands éloges, comme d'un
bomme tout à fait supérieur, qui bonorait son pays. Elle poussait
fesprit de famille jusqu'à rbérolsme.
Quoi qu'en pût dire l'oncle Benjamin, je croîs que Mon-Plaisir
était un endroit aussi sain qu'un antre; je crois aussi, sans les avoir
TUS, que les rosiers de M°" Mirion faisaient honneur à ses soins,
mais elle avait dans ce monde nn bien autre sujet de gloire et d'in-
time satisfaction. La plus belle rose de son chapeau, l'ornement la
plus précieux de sa maison, la fête de ses yeux, son orgueil sn-
prême, son triomphe, c'était sa fille. ÏI est certain que M"' Margue-
rite Mirion était belle, tout Genève au besoin en ferait foi. Grande,
élancée, d'une superbe venue, la gorge, les bras faits au tour, des
mains et des pieds de duchesse, des cheveux d'un blond cendré
très bouffans et ramenés en arrière, de beaux yeux bruns, doux
comme le velours, un teint éblouissant, un sourire dont la gr&ce était
relevée de je ne sais quoi de simple, d'ouvert et de franc, quand
elle se promenait, sans penser & rien, le long de l'avenue de poi-
riers qui descendait à la route, les passans s'arrêtaient devant la
grille pour la contempler, et se disaient : Quelle belle plante I C'étût
le mot qui venait à la bouche en la voyant. Comme une plante, elle
n'avait eu que la peine de croître; la nature avait tout fait. Bien
que M'" Marguerite Mirion n'ignorât point qu'elle était belle, bien
qu'elle jouît du plasir qu'on avait à la regarder, il n'y avait pas en
elle le moindre grain de coquetterie, et sa simplicité ignorait toutes
les petites pratiques, toutes les petites roueries du métier de jotie
fille. Elle pouvait s'en passer, laisser les petits moyens aux deœi-
beautcs qui ont des inquiétudes; la sienne était indiscutable. Quand
sa mère la conduisait le dimanche au temple, leur entrée faisait
toujours sensation; les tètes se tournaient de leur côté, et dans
toute l'assistance circulût un petit chncbotement d'admiration bien
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388 lETUE DES DEUX MOIfDES.
dota aa cœar de H"* Hirioo. M. Hirion en tenût aussi; îdol^re
de sa fille, qoand il la contemplait, il se sentait gi-andîr de deux
coadto. Il n'y avait pas jusqu'à l'oncle Benjamin qui ne rendit les
armes à Marguerite. Il étut fort galant avec elle, lui prodiguait les
marrons glacés, lui débitait des madrigaux; toutes ses économies
d'argent et de poésie y passaient. Il lui dis^t quelquefois eo la pre-
nant par le menton : — Ob ! la belle fille que voilà ! Comment diable
eft-tu venue au monde? Ton père a des yeux de grenouille, ta mère
est une ragote : comment y sont-ils pris pour bâtir ce chef-
d'œuvre? S'ils étaient de bonne foi, ils conviendraient qu'ils t'ont
ramassée sous un chou.
Qui dit fille unique et belle dit en général enfant gâté. Quoiqu'ils
s'y fussent appliqués à l'envi, H. et M"' Mirion n'avaient pas réussi
à g&ter leur fille. Son naturel généreux avait résisté aux complai-
sances excessives dont on l'entourait. Tous ceux qui l'ont connue
savent qu'elle n'était ni personnelle, ni bautaine. La tante Ama-
rantbe et M"* Grillet attestèrent que son humeur était égale et ac-
corte, qu'elle s'occupât des antres, qu'elle avait des prévenances
et des attentions délicates. Ce qui dominait chez elle, c'était ta par-
faite pureté du sentiment, une grande noblesse de caractère. Elle
était au-dessus d^ tous les calculs sordides, de toutes les petites
passons basses; elle n'avait pas la peine de s'en défendre, elle en
étMt préservée par une candide ignorance du mal. La vanité sert à
quelque chose. Si Marguerite avait passé toute sa jeunesse dans la
muson paternelle, son esprit, je le crains, s'y serait épaissi; elle
aurait contracté de mauvais plis et d'incorrigibles travers. Par bon-
heur, madame sa mère avait décidé de lui faire donner ce qu'elle
appelait une éducation superfine, et à cet effet elle avait eu le cou-
rage de s'en séparer pour la placer dans un célèbre et aristocra-
tique pensionnat du canton de Vaud. Marguerite s'y était trouvée
en présence de filles de bonne maison. Dans ce troupeau d'élîte,
elle avait fait mince figure; malgré ses beaux yeux, la fille du fa-
bricant de meubles avait été reléguée à l'arrière-plan. Elle n'avMt
point part aux faveurs; on ne lui donnait que son dû et on la te-
nait de court, k cette école, elle avait appris à faire des comparai-
sons qui lui av.iient formé le jugement. Elle avait appris aussi i se
taire et à se contraindre, ce qui est le fond d'une éducation super-
Bne; mais, grâce à Dieu, elle n'y avait rien perdu de sn gaîté, qu'elle
rapporta chez ses parens, comme elle venait d'accomplir sa dix-
septième année. Elle y rapportait encore un certain bagage d'écri-
vasseries et de lectures bien ou mal digérées, des clartés confuses
de beaucoup de choses, un assez joli talent de musicienne. L«
»ir d« son arrivée, quoi qu'en puissent dire M. Mirion et la timorée
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U REVANCHE DE JOSEPH NOIREL. 380
M"" Grillet, la maison fut illuminée de haut en bas, et la terrasse
éclairée à giorno par des transparens et des pots à feu.
Mon-Plaisir était une connaissance nouvelle pour Marguerite; il
avait été acht^té pendant son absence. On lui avait donné la plus
jolie chambre, décorée et meublée comme on peut croire. Ce n'é-
taient qu'astragales et festons, des guéridons de palissandre et une
table en marqueterie, un tapis de Perse, des riduaux en cachemire
blanc, des bibelots et des (leurs partout. Marguerite était amou-
reuse de sa chambrette. Elle y passait des heures toute seule, allant
et venant de son pas d'oiseau, faisant leur toilette à ses jardinières,
entr'ouvrant un livre et interrompant sa lecture au milieu d'une
phrase, ou s'accoudant à sa fenêtre et contemplant d'un œil épanooi
le verger, la route, les collines, le Jura, heureuse de vivre, de res-
pirer et de n'avoir pas vingt ans, ignorant l'ennui, le printemps aux
joues, le cœur plein de cette galté légère qui se sufiit à elle-même
et se passe de l'espérance. La cloche du déjeuner sonnait. Elle des-
cendait à la salle k manger ; elle disait k la tante Amaranthe en
l'embrassant : — Eh bien I c'est donc si beau que cela le Mecklem-
bourg? — ou, prenant la cousine Grillet par la taille, elle l'entraî-
nait au jardin en disant : — Allons voir comment se portent nos
rosiers. — Chemin faisant, elle cueillait une fleur qu'elle posmt
dans ses cheveux. En rentrant, elle se mettait au piano, jouût une
barcarolle ou chantait à pleine voix une romance d'amour, tout
entière à la musique et ne se souciant guère des paroles, qu'elle
croyait comprendre et qui étaient pour elle de l'hébruu. Le soir,
elle brodait, contait des histoires de pension, ou bien, se peloton-
nant dans un fauteuil, elle se laissait faire un doigt de cour par
l'oncle Benjamin, quand il était là, et ri^t comme une folle k ses
galanteries de madrigal. On se séparait à dix heures. Elle remontait
dans sa chambre, et il lui arrivait quelquefois d'ouvrir sa fenêtre pour
regarder la lune; mais il ne se passait rien entre elles de particu-
lier ni d'intjme, elles n'avaient pas grand'chose à se dire. A demi
déshabillée, elle s'agenouillait, et, la tête appuyée contre sa jardi-
nière, elle faisait son oraison mentale, qui se réduisait à dire au
bon Dieu : — Tu es bon et tu es sage, tu sais ce qu'il me faut; mus,
si c'est possible, que chacun de mes jours ressemble à celui-ci. —
Après quoi elle s'endormait d'un somme profond, tranquille et sans
rêves, heureuse le matin en ouvrant les yenx de découvrir qu'il y
avait un soleil et que la vie était là, debout à son chevet, qui l'at-
tendait.
On croira sans peine que les pensées de M" Mirion allaient plus
vite et plus loin que celles de Marguerite. Sa vanité maternelle se
préoccupait de l'avenir, et dans ses oraisons mentales elle n'avût
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300 BBTDB DES DEUX KOIIDES.
garde de dire an bon Dieu : DemaÏD comme anjoard'hoi. Elle lai
disait plutôt : — Ta sais de qui je veux te parler; quaod donc vien-
dra-t-il? Fais, graod Dieu I qu'il ressemble autant que faire se peut
à un prince des contes de fées 1 — Ce qu'elle comprenait le mieux
d^s l'Évangile, qu'elle lisait beaucoup, c'est la parabole des talens
et le devoir sacré qui nous est imposé de placer notre bien au de-
nier cinq, si possible, parce qu'il nous sera demandé compte un
jour du c^itai et des intérêts. Le ciel lui avait donné un trésor; le
placement de ce trésor était la grosse affaire de sa vie. Elle tombait
souvent dans des revues sans rive ni fond; quand elle en sortait,
elle disait à son mari : — Veux-tu savoir à quoi je pense? — Parbleu !
répondfut-il en secouant le menton, il ne faut pas être malin pour
le deviner. La tète te grouille de gendres, petits et grands, mïùgres
ou gras, dont la plupart ne me reviennent guère. A quoi te mènent
toutes tes songeries? Jouissons du présent, arrive qui plante. —
M"* Mirioa avait le bon sens de ne point faire part à sa fille de ses
imaginations et de ses visées, et Hiû-guerite était à mille lieues de
les deviner. Le pasteur de la paroisse, qui n'était pas un sot, disait
d'elle : — C'est une eau dormante; laissez-la dormir. — Elle faisait
comme son père, elle jouissait du présent, ne rêvait ni de mariage,
ni de maris, Elle avait l'esprit si peu éveillé sur certains chapitres
qu'elle ne s'aperçut pas que le fils d'un riche marchand toilier s'é-
tait mis, sous le prétexte de jouer au billard avec M. Mirion, à venir
chaque dimanche à Moo-Piaisir, et que ces visites réglées étaient
pour elle. L'insouciance de cette belle indifférente empêcha le pré-
tendant de se déclarer; mais il fit parler par un tiers. M. HÛion
était tenté de dire oui; M*"* Mirion poussa les hauts cris, déclarant
que ce parti n'était pas digne de sa filJe et ne figurait point dans sa
collection. I) fut éconduit, et on n'en dit mot à Marguerite. Si on
l'avait consultée, qu'eùt-elle répondu? Comme tous les cœurs plus
tendres que passionnés, elle avait une certaine mollesse de volonté
et quelque indécision dans l'esprit. Au surplus, elle avait peu ré-
fléchi sur ces matières ; elle aurût dit : — Mon Dieu I si vous
croyez... je ferai ce qui vous plaira.
Dans cette heureuse maison, il y avait pourtant un malheureux.
Ce n'était la faute de personne. Bien venu, aimé de tout le monde,
traité, quoique étranger, comme *un enfant de la famille, son sort
eût été envié de beaucoup de gens; mais il y a bien des raisons de
sou&ir ici-bas, le chagrin a bien des visages, la tristesse bien des
mystères, et à qui se permet de nous dire : Vraiment de quoi vous
plaignez-vous? n'aves-vous pas tout à souhùt? nous avons sou-
vent le droit de répondre : Qu'en savez-vous? Le cœur mécontent
dont je parle était celui d'un ouvrier de M. Mirioa, garçon de vingt-
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LA RETàBCHB DE JOSEPH KCMSEL. 3S1
cinq ans, nommé Joseph Noirel, aux cheveux cb&t&in-somtffe, de
ttdlle moyeane, nûnca d'eacolure et d'épaules, nerreux de bras et
de volonté, et qui faisait mervdlles de ses dix doigts. Sa vive intel-
ligence parûssait sur sou visage un peu pâle, qu'allumaient de su-
bites rougeurs. Â vrù dire, ce visage n'était pas le plus régulier du
monde; la bouche était trop grande, le nez trop fort. Eu revanche,
les yeux gris clairs comme les yeux de certains lévriers, comme
l'eau transparente de certains ruisseaux, étaient pleins de mouve-
ment et de lumière; le regard venait de loin et portait lûn. A de
certaines heures, on y lisait toute une histoire, qui n'était pas gaie.
Le pauvre garçon avait eu de déplcnrables parens. Son père était
un de ces ouvriers à tout faire qui ne font jamais ri^. Il avait es-
sayé de tous les métiers, s'était dégoiité de tout, sauf de son incon-
dnite et de sa fainéantise. Rongé de besoins comme d'une incurable
lèpre, étranger à tout sentiment d'honneur, ivrogne avec délices,
amoureux de sa gueuserie, à peine avaàt-il travaillé huit jours, il
plantait là le patron, faisait le plongeon, disparaissmt dans quelque
bonge, où s'engoullraient ses sous; après quoi il rentrait un matin
au logis, la poche vide, l'œil étdnt, la langue pesante, et disait à
sa femme avec un rire épais : — Eh bien I quoi ? On a fait la noce.
— Retourne d'où tu viens, lui répondait^elle; il n'y a pas dans la
mùson de quoi nourrir une anûgnée.
— Tu mens, répliquût-ili le galopin a bien dû rapporter qu^-
que chose.
C'étut eu effet le galopin, c'est-i-dire Joseph, qui dans les jours
de misère était chargé de ftùre aller la marnùte. U partait le matia,
par ordre supérieur, avec un morceau de pain sec dans sa poche
et un panier au bras, et s'en allait de m^ûstm en maison vendre des
allumettes ou quêter des aumônes. Malheur à lui quand la recette
était maigre ; les camouflets pleuvaient sur ses joues dru comme
grêle. Un jour, las de gravir des escaliers et d'être souffleté pour sa
peine, il avait levé le pied ; on l'avait rattr^é, roué de coups, ce
qui lui avait âté i' envie de récidiver. Toutefois sa mève n'était bru-
tale que par accès ; sujette à des atteadrissemens, pour cons(4er le
galopin des rebuffades qu'il essuyût, elle l'emmenait de loin en
loin passer une scùrée dans un café chantant, où, les yeux écar-
quillés, les oreilles béantes, il entendait durant des heures les
gargouillades de M"° Zéphyrine, première chanteuse de l'Eldorado
de LycHi. C'étaient là ses fêtes, son paradis intermittent. Le lende-
mûn, il devait recommencer à trotter, à débiter de porte en porte
son petit boniment, i pleurnicher pour attendrir ces bons mes-
sieurs et ces bonnefl dames, triste métier auquel, gr&ce à Dieu, il
ne put jamûa mordre; il le faisait à contre-ccBur, l'oreille basse,
1 un chien qu'on fouette. Il y avait en lui je ne sais quelle
nigiUrrlbyGOOglC
392 BETUE DES DEUX HONDES.
fierté native qui protestait et qu'il avait héritée, je pense, de
quelque bis^eul. Quand on refusait de croire à ses récits ou qu'on
le traitait de mendiant, il lui arrivait de se redresser et d'en-
tonner à pleins poumons un refrain de M"' Zéphyrine. De telles
frasques n'étaient pas pour améliorer ses affaires ; chaque jour
s'augmentait le nombre des maisons où il n'osait plus se présenter.
Chaque jour aussi le taudis pateniel devenait plus triste, plus
inb^itable; pour avoir quoi mettre sous la dent, le ménage ven-
dait ses meubles, vendait son linge. Le père Noirel avait eu une
attaque de delirium tremem; il était désormais incapable de tout
travail. Sa femme lui faisait des scènes effroyables; on se prensut
aux cheveux, on épuisait le vocabulaire poissard. L'enfant assistait
pâle, frissonnant, à ces orageux débats. Heureusement Noirel eut
une seconde attaque; il fut emmené à l'hôpital, où il mourut, et
dix mois plus lard sa veuve fut affligée d'une goutte sciatiqae
qui la rendit impotente des bras et des jambes.
Le pasteur de la paroisse procura un asile à la percluse dans un
hospice d'incurables et recueillit l'orphelin sans feu ni lieu. Il parla
de lui à M. Mirion, le recommanda chaudement k sa charité. Joseph
avait alors treize ans. M. Mirion le fit venir, l'interrogea. Après dé-
libération, il consentit à se charger de l'enfant, à lui donner la table
et le gîte, et à le prendre en apprentissage. Comme il arrive sou-
vent, cette' bonne œuvre devint plus tard une bonne affaire; mais
au débutje galopin donna beaucoup de fil à retordre à son patron.
Le métier qu'il avait fait jusqu'alors lui avait laissé de fâcheuses
habitudes; il y avait contracté la haine de toute règle et de toute
discipline, l'amour des grands chemins, un fonds d'humeur vaga-
bonde et polissonnante qui se trahissaient par de brusques échap-
pées. On avait beau lui tenir la bride haute, il parvenait à s'esqui-
ver, faisait l'école buissonnière, passait des journées à battre le
pavé. M. Mirion le chapitrait d'importance, lui administrait de
longues et sages morales que le vent emportait, des coups d'é-
trïviëres qu'il n'avait pas l'air de sentir, ayant la peau dure et cette
fierté dont les verges n'ont pas raison. Ce qui agit sur lui avec plus
d'efficace que les mercuriales et le reste, ce fut le goût du travail
qui lui vint tout àcoup et se déclara comme une passion. On aime à
faire ce qu'on fait bien; un beau matin, Joseph se sentit la vocation,
et de ce jour il fit peau neuve; il eut le cœur à l'ouvrage, les bras
plus actifs et les jambes plus tranquilles. Cette métamorphose se
révéla par l'amour respectueux qu'il conçut pour ses outils : il les
maniait avecles plus grands égards; une tache de rouille blessait
ses yeux, il consacrait volontairement ses loisirs k l'affïtlage des ra-
bots, des dédanes, des gouges, dès scies à refendre et à chantour-
ner. Ce que voyant, M. Mirion commença de prendre en affection
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LA BETANCHE DE JOSEPH NOIKEL. 39S
son protégé; il estimait que l'amour de l'outil est le signe infaillible
du talent. Il s'i^merveillait aussi de sa dextérité de main, qu'égalait
la souplesse de son esprit, et prononça qu'il irait loin. Il lui fit ap>
prendre la géométrie, l'art du trait. Joseph ne s'en tint pas là; il
étudia tout seul pour l'acquit de sa conscience la trigonométrie, la
perspective, et devint un habile dessinateur. A vingt-cinq ans, il était
un menuisier hors ligne, le meilleur ouvrier haut la main de M. Mi-
rion,qui l'employait exclusivement à des travaux de fmeébénisterie
et prenait ses avis sur tout le reste. Bien qu'il fût de fait une manière
de contre-maître, il n'en avait point le titre; il était simplement le
consulteor officieux de M. Mirion, travaillant à ses pièces et tou-
chant un honnête salaire. Comme avec cela il logeait et mangeait
chez le patron, il pouvait faire des économies; il les employait à
payer intégralement la pension de sa mère, toujours percluse et qui
s'obstinait à vivre. Dès qu'il l'avait pu, il l'avait retirée de l'hospice,
l'avait casée à ta campagne chez des paysans. Grâce à lui, elle ne
vivait plus de la charité publique, et de ce côté la fierté de Joseph
était contente.
Il semble qu'après tout Joseph Tfoirel n'avait pas à se plaindre
de la destinée. Le gratteur de portes avait eu, lui aussi, de la
chance; ne rencontre pas qui veut un Mirion sur le chemin de la
vie. Bien logé, grassement nourri, sans inquiétudes pour le pré-
sent, sans grand souci d'avenir, aimant son métier, estimé de tout
ce qui l'entourait, de quoi se plaignait-il? D'une misère : sa situa-
tion était fausse, et les situations fausses sont insupportables aux
âmes fières. Il menait deux genres de vie qui se contrariaient; à la
fois ouvrier et quart de bourgeois, il ne savait pas bien ce qu'il
était, et ses camarades de travail ne le savaient pas non plus, ce
qui mettait une muraille entre eux et lui. Chaque matin, ils le
voyaient arriver de la campagne en voiture avec M. Mirion , lequel
venait souvent le trouver â son établi pour causer avec lui h voix
basse et sur un ton d'intimité. Au coup de midi, il le faisait appeler
dans son cabinet, où ils déjeunaient ensemble en tëte-à-téte; le soir,
la voiture revenait les chercher. En vain Joseph était-il le plus sûr
des camarades, en vain témoignait-il en toute rencontre à ses frèret
les travailleurs qu'il se sentait ouvrier, qu'il ne voulait être autre
chose; il y avait dans ses manières, dans son ton plus fin que le
leur, dans son langage plus choisi, je ne sais quelle marque de su-
périorité, de respect de soi-même qui les tenait à distance. Aussi
bien leur était-il suspect, étant à leurs yeux un personnage équivo-
que, le commensal et le favori du patron, presque un monsieur.
Quelques-uns le traitaient tout bas de mouchard, mais tout bas.
Bien qu'il eût l'air frêle et de petites mains soignées qui lui avaient '
valu le surnom de demoiselle, Joseph aviût prouvé dans plus d'une
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SOA IBTCE DES DEOX HORDES.
occasimi qu'il étût franc du colUer et qne ses poignets étaient d'ft-
der. Aussi lui faisait-on bon visage, mais oa affectait de ne parler
de rien devant lui ; oq avait ourdi dans l'atelier cette CMispiration
du silence (jm vous tient un homme en quarantaine.
II en allait tout autrement à Mon-Plalsir. La famille bourgeoise
où il était entré par une sorte d'adoption avait une entière confiance
en Ici. A table ou ailleurs, M. et Û"* Uiriou s'euireteDùent en sa
présence de leurs petites afiaires, de leurs secrets de ménage. Quand
on a le goût du poison, -on en trouve partout. Joseph était Gène-
Tois, c'est dire qu'il était susceptible, ombrageux , et pesait sur les
petites choses. Il lui arrivait de s'oflusquer de l'extrême confiance
qu'on lui témoignait; il pensait : — M*" Hirion n'aurait pas dit ceù
et cela, moi présent, si je n'étais pour elle un être saos conséquence
avec qui on n'a pas à se gêner. — Il se disait aussi : — Dieu I que
de bontés on a pour moi I mais la bonté n'est pas l'amitié, c'est un
bien autre visage. — Au surplus beaucoup de choses l'avertissaient
qu'il n'était pas l'égal des gens avec qui il dînait; les dcMoestiques,
comme il arrive toujours, se chargeaient de le lui faire sentir. La
femme de chambre qui servait à table, après avoir dit k H. Mirion
d'une voix Qùtée : — Monsieur veut-il se servir? — changeait de
note pour crier brusquement à Joseph : — Voulez-vous du bœuf? —
Ce voulez-vous du bœuf et le ton dont cela était dit lui étùent in-
supportables; cela signifiait : mon bel ami, ta place n'est pas ici. U
redoutait surtout les dîners de gala que M. Hirion donnait de temps
& autre à ses amis. U avait demandé à manger ces jours-là dans sa *
chambre, mais son patron lui avait répondu : — Pourquoi donc
cela, mon garçon 7 n'es-tu pas de la famille? — II se sentait dépaysé
dans la société de ces petits bourgeois en goguettes qui le traitaient
avec une familiarité sous laquelle perçait la morgue. Dans l'une de
ces réunions, il entendit M°" Mirton dire à une de ses amies :
— Étonnez-vous qu'il nous soit si attaché I que ne nous doit^il pas !
— Ce mot lui revenait sans cesse en mémoire, il se le répétait sou-
vent à haute voix, et la pain qu'il mangeait lui semblait amer. Per-
sonne au demeurant ne soupçonnait ses secrets déplaisirs. L'excel-
lent M. Hirion n'y entendait point malice; je ne sais s'il e&t été
plus affligé ou plus indigné d'apprendre que son ouvrier n'était pas
le plus heureux de tous les Joseph de la terre. U aimait à le voir,^à
Iç regarder, non-seulement parce que sa ligure était celle d'un
homme qui lui était fort utile, mais parce que cette ligure *était
celle de la meilleure action qu'il eût faite en sa vie, d'une action
qu'il emporterait sûrement en paradis. — Ce gùllard est né coiffé,
pensait-il; sans moi, il aurait crevé, comme son père, à l'hûpital,
'oo, qui sait? dans une cellule de pénitentiaire, il nous doit un fa-
meux cierge, à la Providence et à anà. Trouvei-mû donc un second
nigiUrrlbyGOOglC
LA RETIMCHS DE JOSEFH KOIBEL. S96
oarrier qui vive comme tm coq en p&te dans la maison de son pa^
trou, se formant le cœur et l'esprit dans la sodété des boimâtes
gensl — Gr&ce à Joseph, la cooscieuce de M. Mirion était en fdte
tous les jours que Dieu £ait. Il lui disait le matin en lui appliquant
nn grand coup de poing dans !e dos : — Avez-voua bien dormi,
heureux scélérat que tous ètes7 — 11 était incapable de se douter
que l'heureux scélérat aurait mieux dormi dans un galetas, et que
sur son lit d'édredon il faisait parfois de mauvais rÊves où il se sen-
tait comme perdu dans une immense solitude.
Il était fâcheux pour Joseph qu'il ne posséd&t pas cette indépen-
dance du cœur qu'on appelle l'ingratitude. Il est certain que l'in-
gratitude simplifia tout; mus n'est pas ingrat qui veut. Joseph sa-
vait mieux que personne tout ce qu'il devait à M. Mirion, et, le
sachant si bien, il trouvait inutile qu'on le lui rappelât. 11 n'avait
garde d'oublier où M. Mirion l'avait ramassé. Toutes les scbnes de
son enfance ét^ent demeurées gravées dans son cerveau. Quand il
remuait ses souvenirs, il se retrouvait à un âxième étage, dans un
sale taudis dont les murs avaient ce visage af&eux que donne le
désordre à la pauvreté; il voyait dans un coin son père cuvant son
vin, en face de lui sa mère debout, le front crispé par la colère,
vomissant contre l'ivrogne un torrent d'insultes, et montrant à la
destinée ses deux poings convulsivement serrés. Il se rappelfût
aussi ses dégoûts, ses écœuremens, et toutes les mauvaises pensées
qui lui passaient par la tête quand il s'en allait sonnant aux portes,
'son panier au bras, vêtu d'une méchante loque en serge verte,
percée au coude, qui se ressouvenait d'avoir été un rideau, et d'un
pantalon très mÛr dont les trous laissaient voir sa chemise efiilo-
chée; il se voyait tour à tour tirant la langue aux valets de chambre
qui le rudoyaient, ou s' asseyant sur une marche pour faire de ses
doigts bleuis par le froid le compte des sous qu'il avait en poche
et des coups qu'il empocherait le soir, ou bien encore, pour se dis-
traire de la malechance, traînant dans le ruisseau ses souliers écu-
lés et causant familièrement avec l'égout, sa plus chère habitude et
sa grande amitié. Quand il comparait ses commencemens, ce qu'il
avait fûtii devenir avec ce qu'il était, il lui semblait qu'il y avait
dans sa vie une solution de continuité, qu'il était né une seconde
fois. D'où lui était venu cet amour du travail qui l'avait sauvé, cette
fierté qui avait redressé son âme, ce seoUment d'honneur qui lui
faisait détester toute bassesse et toute licheté? Et qu'il y avait loin'
aussi du taudis paternel à cette famille de braves et bonnes gens
qui l'avait recueilli, à cette hospitalière maison où eon naufrage
avait trouvé on port, à cette élégante mansarde qu'il habitût, dont
la fenêtre encadrée de vigne grimpante donnait sur un bout de pe-
louse et sur un bosquet de chênes où chaque printemps les rosai-
, Google
396 KEVCE DES DEUX MONDES.
gnols s'égosillaient. Non, il ne songeait pas à nier sa dette; mais il
aurait voulu qu'âne occasion se présentât de l'acquitler d'un seul
coup, et de dire ensuite à ses bienfaiteurs : — Nos comptes sont
réglés, nous voilà quittes. — Faute de trouver cette occasion, sa
reconnaissance tournait à l'aigre, l'abreuvait de fiel et d'absinthe,
et, comme il arrive souvent, c'est à la société qu'il s'en prenait des
sourds mécontentemens qui le travaillaient. Il se disait que ce monde .
est mal fait, qu'on lui rendrait service en le refaisant. Il avait lu
en cachette plusieurs ouvrages socialistes, et qu'avait-il besoin de
lire? Certaines idées sont partout aujourd'hui; on les respire dans
l'air. Celles de Joseph étuent fort confuses, et à la pratique elles
eussent souffert quelques difficultés. Comme il avait du bon sens, il
ne donnait pas dans le communisme, ne déclamait point contre l'in-
f&me capital. Il estimait au contraire que le capital est la meilleure
chose du monde, mais qu'aujourd'hui il ne remplit pas ses devoirs,
qu'il est trop avare de sa personne, qu'un ouvrier laborieux devrait
toujours trouver à emprunter de quoi lever boutique et travailler
pour son compte. Parfois, quand il était à son établi et que sa main
faisait rapidement courir le rabot, sa pensée courait plus vite en-
core, li se mettait alors à fredonner une chanson ; au bruit de cette
chanson, il voyait le vieux monde s'écrouler dans une tempête, et
de ses cendres calcinées sortir un autre monde tout battant neuf,
où tout allait bien, où il y avait de l'air pour toutes les poitrines et
de la place pour tous les coudes, où toutes les fiertés se sentaient à _
l'aise, où personne n'avait à porter sur ses épaules cette lourde
charge de la reconnaissance qui pèse comme une montagne, bref un
monde idéal et parfait dans lequel les Joseph Noirel traitaient de
pair à égal avec les Thomas Mirion. Quelles merveilles n'accomplit
pas une chanson I mais on ne peut chanter toujours, et, quand le
son de leur voix ne les berce plus, les Joseph se réveillent et se re-
trouvent Joseph comme devant.
Je n'ai pas dit le plus sérieux de ses chagrins, celui qui donnait
du corps et de la consistance à tous les antres. Il avait conçn et
nourrissait au plus profond de son être une de ces passions qui sont
des maladies, l'un de ces amours qui ont des griffes et qui mordent
le coeur jusqu'au sang. Cet amour était sans espoir; il aurait autant
valu pour Joseph qu'il se fût épris d'une étoile. Il avait viogt-deux
ans quand un soir avait paru à Mon-Plaisir une grande belle Hlle
qui revenait de pension. 11 l'avait connue petite sans lui prêter
grande atten tion, il ne l'avait pas revue depuis; il la retrouvait fûte
à point pour être mangée. Elle lui parut belle comme un rêve, et k
peine eut-il passé deux minutes avec elle, il sentit qu'il y avait un
tour de plus à la chaîne qu'il portait au cou, que Hon-Plaisir était
ime prison d'où il n'aurùt plus le courage de sortir.
D„j,i7<-,ib,.GoogIc ■
LA BETAnCHE DE JOSEPH HOIBEL. 397
A la vérité, pendant la première semaine, il ne ressentit pour
Marguerite qu'une vive admiration, mêlée d'une intense curiosité.
II sentait qu'il ne pouvait rien y avoir entre elle et lui, qu'elle était
hors de portée, que ses cheveux lins comme la soie, la clarté de son
teint, le velouté de son regard, la fraîcheur de sa voix et de son
rire, tout cela n'était pas à son usage. 1! était comme une petite
pauvresse de la rue contemplant à la devanture d'un magasin de
joujoux une de ces belles poupées qui tournent les yeux et qui par-
lent; elle sait bien que la poupée n'est pas de son gibier, mais re-
garder est une façon de posséder, et, Dieu soit loué, la pauvreté a •
des yeux. Peu k peu Joseph découvrit que Marguerite était aussi
bonne que belle, qu'elle avait une âme franche comme l'or, sans
mélange de petites sottises bourgeoises, et qui n'avait rien laissé de
son naturel entre les mains de sa tendre mère et de ses maltressas
de pension. 11 s'enhardit à causer de temps en temps avec elle, à la
questionner timidement et chapeau bas, bien entendu. 11 était cu-
rieux de savoir de quoi était faite la poupée, ce qu'il y avait de-
dans. Ses études l'enchantaient, et Mon-Plaisir lui paraissait un
lieu tout nouveau. Le soir, en revenant du travail, il se disait : Je
vais l'entendre rire et chanter! Et il lui semblait qu'il aviût désor-
mais du bonheur sur la planche.
On a bien raison de dire aux eofans : Regardez, mais ne touchez
pas. Il arriva qu'un matin de jour férié Joseph s'en fut au bout de
la campagne travailler à un ajoupa dont il avait fait le dessin; c'est
à cela qu'il amusait ses loisirs. Ce jour-là. M"' Mirîon s'était levée
de bonne heure pour fêter l'aurore. Chaussant des pantoufles en
maroquin ornées de rosettes couleur groseille, tenant à la main,
comme une marquise d'autrefois, une jolie badine à pomme d'or
que lui avait donnée l'oncle Benjamin, elle entreprit de faire tout
le tour de son domaine. En passant devant l' ajoupa, elle avisa Jo-
seph et s'arrêta pour le regarder travailler. Tout à coup tombèrent
quelques grosses goiittes de pluie. — Je me sauve, dit-elle, j'ai
une robe qui craint la pluie. — Elle voulut prendre par le plus court,
traverser en biais un champ fraîchement labouré. Au troisième pas
qu'elle y fit, l'une de ses pantoufles resta embourbée au fond d'un
sillon. Debout sur un pied, s'appuyant de son mieux sur sa badine,
elle appelait au secours et riait comme une folle. La pluie redou-
blait. Joseph accourut, et une audace subite lui vint. — Vous n'ar-
riverez jamais au bout de ce champ, lui dit-il. Voulez-vous que je
vous porte? — Elle y consentit sans se faire prier. Il commença pai-
6ter sa jaquette de futaine dont il l'envelopjja pour garantir sa rube;
puis il l'enleva dans ses bras sans trop savoir ce qu'il faisait; et
quand il s'aperçut que c'était lui, que c'était elle et qu'il la serrait
contre sa poitrine, un frisson lui traversa le corps, et il trébucha
, Cooglc
8M KETOE DES DEOX HO^IDES.
comme ivre àe joie, fl se mît à courir, enjambant les sillona; il lui
semblùt qoe ce qu'il tenait dans ses bras était k lui, qu'il en pou-
> vût faire ce qu'il voulait et l'emporter an bout au inonde. Dans an
moUTement que fit Mai^erite, ses cheveux frAlèrent la jone de soo
porteur. II s'arrêta, pris de folie; mais son regard rencontra deoz
grands yeux limpides où il y avait comme un abtme d'innocence.
Ces yeux loi rendirent sa ruson, il se remit en marche. Dès qu'il
eut déposé son fardeau sur la première marche do perron : — Et
ma pantoufle ï lui dit-elle. — Maladroit que je suisl répondit-il.
■ Elle m'a éch^pé de la mùn. — II mentadt; il s'en fut la chercher
partout, sauf dans sa poche, où il l'avait coulée en marchant. C'est
bientôt fait d'oublier une pantoufle. On ne s'avisa pas que Joseph
la retirait quelquefois du fond d'une armoire. Quand il la tenait
dans ses mains, elle lui racontait une histoire, toujours la mâme,
qu'il écoutait sans se lasser, non qu'il se fit la moindre illusion;
j'ai dit qu'il avait du bon sens. Il savait fort bien que, s'il avait été
autre chose qu'un simple ouvrier, M"* Mirion n'aurait pas consenti
qu'il )aport&t;mai3quevouIez-vousîil s'étut passé dans un champ
labouré un événement, et cet événement était désormais la meil-
leure moitié de sa vie.
De ce jour, Joseph eut une idée fixe, et cette idée lui rongeait le
cerveau et le cœur. II eut la force de ne se point trahir, de dérober
à tous les yeux son secret. Sa mansarde était juste au-dessus de la
chambre de M"' Mirion. Personne ne soupçonnait que chaque soir
il se couchait tout de son long sur le plancher, et qu'il y collait son
oreille. Le plancher était épais et sourd; il n'entendait rien, mais il
croyait entendre. Il éprouvait un trouble indicible i se dire : Elle
est là; sa vie et la mienne ne sont séparées que par l'épaisseur
d'une solive. Quand il fermait les yeux, il lui semblait que le plan-
cher devenait transparent, qu'il la voyait allant et venant avec le
bourdonnement d'une abeille. Souvent il s'endormait sur la place
et faisait des rêves délicieux, quitte à maudire au matin les inexo-
rables cruautés du réveil.
Marguerite était bien loin de se douter de ce qui se passait dans
le cœur de l'ouvrier; si elle l'eût appris, elle fût demeurée con-
fondue d'étonnement. Elle ne s'occupait guère de Joseph que lors-
qu'elle le voyait. 11 lui'inspirait de l'estime et quelque amitié. Son
père lui faisait souvent son éloge : — Vois-tu, Margot, lui disait-il,
ce garçon est un trésor. Je n'ai garde de le lui dire, parce qu'il ne
faut pas gâter les gens; mais cela fait de ses doigts tout ce que cela
veut. Et puis du jugemgnt à revendre I Tel que tu me vois, il m'ar-
rive' souvent de le consulter sur des choses de conséquence. Les
bonnes actions portent bonheur, c'est du jour qu'il est entré dans
ma maison gua mes petites alTûres ont prospéré. — Ntm-seulement
D„j,i7<-,ib,.GoogIc
LA. BETÀITCHB M KMEra HOIBEL. SM
Maigoerite, sur ta foi de ma père, était portée à bien penser de
Joseph, mais elle aimait dans l'occasion à causer avec lai. Ce qu'elle
lui entendait dire ne ressemblait pas à tous les petits commérages
qai se papotant autour ^elle; il tranchait sur le petit milieu bour-
geois dans lequel elle vivait par une sorte de liberté d'esprit qni
lui plûsait eaDS qu'elle s'en rendit ccHnpte. Le petit bourgeois a le
goût des pM-tes fermées, non-seulement parce qu'elles empêchent
les courans d'ûr, mus parce qu'une porte ouverte l'inquiète : elle
peut livrer passage à quelque cbose de déplaisuit, comme une idée
ou une révolution; ~— l'ouvrier tient la sienne toute grande ouverte
poi» se donner de l'ûr et pour lùsser entrer l'avenir. Il n'entre
souvent par cette porte que des chimères et quelquefois d'eflroya^
blés erreurs; mais se trompa est encore une façon de vivre. Bref, il
semblait à Marguerite que, lorsque son père avait ses amis à dloer,
la conversation sentait un peu le renfermé, et que dans le peu que
disait Joseph Noirel il j avait du souffle, quelque chose qui gonflait
les poumons, un je ne sais quoi qui vraùt de l'&me et qui annon-
çait un homme. Ce n'était qu'une imprvs^on confuie qu'elle ne
pren^t pas la peine de débrouiller; ses rosiers et ses cMiaris l'oc- '
cupalent davantage. Si Joseph était parti pour l'Australie, elle toi
aurait souhaité bon voyage, et de temps en temps elle eût demandé
de ses nouvelles; il n'en eût été que cela.
On a beau avoir du bon sens, on se prend à croire à l'impossible;
autrement de quoi servirait l'espérance, .cette fille de la folie? Il y
avait des heures où Joseph.se disait : Et pourquoi pas? 11 s'était
mis a lire des romans; il y cherchait avec avidité des aventures qui
ressemblassent à la sienne. Des bergers épousant des princesses,
cela se rencontre, surtout dans les contes de fées; mais sa raison
prenait de terribles revanches qui l'accablaient. Quelle apparence
que son amour insensé fût jamais payé de retour? Et A supposer que
ce miracle s'accomplit, à quoi cela le mènerait-il, sinon à se briser
la tête contre un mur? Il se représentait l'indignation, le cri d'hor-
reur de M""" Mirion, si elle apprenait jamais que du fond de son
néant un Joseph Noirel avait osé lever les yeux sur sa fille et son
idole. La bonne dame était si loin de croire qu'une telle énormité fût
possible, qu'il lui échappa plus d'une fois de causer gendres en pré-
sence de Joseph. Un soir que, lisant le journal au coin du feu, il
était resté au salon plus longtemps que d'habitude, elle dit tout à
coup k son mari qui sommeillait dans son fauteuil : — Vous êtes
étonnans, vous autres homm^, vous vives au jour le jour, arriva
que pourra.
— Eh bien ! qu'est-ce qui arrive donc? fit-il en se secouant. L«
feu serait-il à la maison?
, Google
iOO BETUE DES DEDX HONDES.
— 11 arrive que, quand on est père, od a des devoirs, et que tu ne
t'en soucies guère.
— Allons, voilà que je néglige mes devoirs parce que je ttàs un
somme au coin du feu. Quelle mouche vj>us a piquée, madame Ma-
rianne Mirion?
— Quand on est assez heureux pour avoir donné le jour à une
Marguerite, répliqua-t-elle d'un ton doctoral, on a pour premier
devoir de lui trouver un établissement digne d'elle.
— La la, l'éternelle question des gendres! — Et se levant: —
Faut-il que je prenne le train pour m'en aller oflrir ma fille au
prince Charmant?
— Je ne comprends pas qu'on plaisante sur des sujets pareils.
Je te dis que nous ne voyons pas assez de monde, que nous avons
tort de passer l'hiver à la campagne, comme des loups. Passe en-
core si nous nous mettions à donner quelques fêtes...
— Avec accompagnement de fusées, interrompit-il.
— Tes plaisanteries m'agacent, reprit-elle avec humeur. A t'en-
tendre, Thomas, on dirait parfois que tu es un homme léger.
— Ohl pour Uger, nous ne le sommes point! dit-il en prenant
avec ses deux mains la mesure de sa large bedaine. Va, ne te fâche
pas, ma chère bonne. Je t'ù dit cent fois qu'il n'y a pas péril en la
demeure. Vienne la Saint-Martin, notre poulette aura tout juste ses
vingt ans. Et puis tu es si dilTicile! II te faut, ma parole, un gendre
fait sur commande! Que ne pries-tu ta tante Amaranthe d'écrire un
mot par une occasion à son grand ami de là-bas, le duc de Meck-
lembourg? 11 a peut-être un cousin en disponibilité (jui serait notre
aiTaire.
Il vit qu'elle allait se fâcher tout de bon, et il ajouta en lui pas-
sant la main sous le menton : — Soyez sage, et tenez-vous bien
tranquille dans votre petit coin. Votre mari mignon a découvert que
dans ce monde on ne trouve pas souvent ce qu'on cherche, mais
qu'on trouve quelquefois mieux que ce qu'on cherchait.
Aux premiers mats de cet entretien, Joseph avait ressenti une
secousse électrique, et son journal lui échappa des mains. Il le ra-
massa, le replia du mieux qu'il put, sortît, et ne dormit pas de la
nuit. A partir de ce jour, il devint sombre. Il ne mangeait plus que
du bout des dents; on lui demandait ce qu'il avait, il répondait
qu'il n'avait pas faim, et cette réponse paraissait sudisaiite. I! tra-
vaillait d'arrache-pied ; mais il ne chantait plus. II n'en rêvait pas
moins. Il adressait de tacites prières aux tempêtes, il les suppliait
de faire hâte, la besogne pressait; à la Saint-Martin prochaine, Mar-
guerite aurait vingt ans, d'un jour à l'autre M"" Mirion pouvait
mettre la main sur un gendre. II appelait de tous ses vatux avec
■ Google
LA. REYANCHE DE JOSEPH NOIBEL.
une sorte de rage le grand branle-bas qui nivellerait tout, qui met-
trait à pied les gens qui sont en selle, qui ferait justice ^e tous les
préjugés et de tous les mépris, la société idéale dans laquelle on
verrait M"' Mirion venir trouver Joseph Noirel pour lui dire : —
Marguerite vous aime ; elle est à vous.
Le 31 juillet 1869, à deux heures de l'après-midi, M. Mirion était
occupé dans sou cabinet à vérifier une addition. Quand il eut fini,
sa plume derrière l'oreille, il monta au premier étage, où étaieut
ses ateliers, pour y donner des ordres. En redescendant au maga-
sin, il se trouva en présence d'un étranger, dont le geste et la dé-
marche avaient une précision militaire. Sa figure frappa M. Mirion.
C'était un homme de quarante-cinq ans au plus, de taille médiocre,
de tournure aristocraiique, qui avait le teint basané, la moustache
noire et les cheveux grisonnans, le nez aquilin, un peu crochu,
des yeux enfoncés et perçans, un regard d'épervier. Son visage an-
nonçait l'intelligence et la volonté; l'expression en eût été dure et
presque inquiétante, si elle n'avait été adoucie par un demi-sourire
qui avait quelquefois du charme, il venait d'entrer pour examiner
une collection de bahuts style Louis XIII, que M. Mirion avait déni-
chés dans un couvent du Valais et quil avait fait restaurer par Jo-
seph, lequel excellait dans ce genre de travail. Il passa en revue ces
vieux meubles sans rien trouver qui lui convint; il finit par jeter
son dévolu sur un petit pupitre portatif, ouvrage vénitien d'assez
bon goût. 11 tira de son carnet une carte de visite où il écrivit son'
adresse, priant M. Mirion de lui faire tenir son emplette à l'hôtel le
plus tôt possible, parce qu'il aurait dès le soir même l'occasion de
l'expédier chez lui, en Bourgogne. Sa carte portait : le comte Roger
d'Omis, ancien capitaine au 3" zouaves.
— La fleur de mon bric-à-brac n'est pas ici, reprit M. Mirion
après avoir ordonné à l'un de ses commis d'empaqueter soigneuse-
ment le pupitre. Ma fille, monsieur le comte, adore comme vous
les vieux meubles; elle a mis mon magasin au pillage. Sauve qui
peut! Ce que j'avais de plus beau a été emménagé à Mon-Plaisir.
— Qu'est-ce que Mon-Plalsir? demanda M. d'Omis.
— C'est ma maison de campagne, répondit M. Mirion, presque
étonné de la question. Il y a li, voyez-vous, deux crédences, avec
des moulures, des tarabiscots et des petits btfnsbommes partout...
C'est à s'en lécher les doigts. Ma femme s'en déferait volontiers;
elle se plaint que ce sont des nids à poussière et que le frottage des
cuivres donne beaucoup de mal aux domestiques. Ce que fille veut.
,. Google
JH
M3 ft£TIIE DES DEUX HOKDCfi.
père le veut, et je g^arde mes cr^dencfis. Si vous étiez <uirieux de les
T<ùr, je vous engagerais à donner ua coup de pied jusqu'à Mod-
Piaieir.
M. dX)rnis le remercia Iroidemeut, et s'excusa en alléguant
qu'il devait partir le lendemain pour une excursion à Cbamonix;
puis il fut reprendre son chapeau, qu'il avait déposé sur une
chaise. Au même instant, la porte du vaste et sombre magasin
s'ouvrit toute grande, et M'" Marguerite Mirion, vêtue de rose de
la tâte aux pieds, entra comme un rayon de soleil. ' — Petit père,
cria-t-elle, je viens te dire que j'ai des emplettes à laire, que j'ai
oublié ma bourse et que Je viens te voler la tienne. — Et, fouillaot
dans le gousset de son père, elle en retira un napoléon, qu'elle ût
disparakre entre la paume de sa main gauche et son gant.
— Quand je vous disais qu'on me dévalise I s'écria M. Mirion en
se tournant vers M. d'Omis, qui, k moitié dissimulé dans l'ombre
d'un buITet, tenait ses yeux de proie fixés sur Marguerite. Elle
aperçut alors l'étranger et lui lit une inclination de télé iOi rougis-
sant légèrement. — Puisque j'ai été surprise en flagrant délit,
dit-elle, il ne me reste plus qu'a me sauver. — Et, saluant de nou-
veau, elle gagna la. porte.
— La voiture sera ici à six heures précises, lui cria son père.
Nous feras-tu attendre comme l'autre jour?
— Vous savez que j'ai tous les défauts, lui répondit -elle, £t elle
s'envola.
M. d'Omis fit un ou deux tours dans de magasin, comme un
bomme qui se consulte; puis il dit à M. Mirion : — Vos crédeuces me
trottent dans la tète. J'ai une si grande envie de les voir que je re-
tarderai mon départ; à quelle heure puis-Je me présenter chez vous?
— C'est demain dimanche, répartit M. Mirion. Je passerai tout
le jour à Mon-Plai^ir, et vous y trouverez des gens très honorés de
vous recevoir; mais ne vous attendez pas à. voir un château. Cest
une maison bourgeoise, tout ce qu'il y a de plus bourgeois. Nous
autres, bourgeois...
M. d'Omis n'attendit pas qu'il BÙi achevé sa phrase: — A de-
main, dit-il, et il sortit.
A six heures, comme M. Mirion montait en voiture avec sa fille,
il avisa au bout de la rue M. d'Omis, qui lisait une affiche, et
qui, au moment où la calèche passa, se retourna, regarda et salua.
— Qui donc est ce monsieur î demanda Marguerite à son père.
— Un comte, ma chère, qui viendra demain à Mon-PIaisîr voir
mes crédences ; mais ne le dis pas à ta mère. L'idée de recevoir
chez elle un si grand personnage lui mettrait la cervelle à l'envers;
elle n'en dormirait pas de la nuit, et je crois. Dieu me pardonne ,
qu'elle serait capable de pavoiser la maison. ,- i
LA UTAdaiE BS JOSEPH dCHREL. &{t3
— Mon Dieo i fit-elte, dd comte est à peu près an homme.
— Oh I toi, tu es mademoiselle Philosophiel lui répoadit-il en
lai donnant une tape sur la joue.
Le leiidemùn, k deux heures sonnantes, le comte Roger d'Omis
arrivait à Hon-Plaisir. M. Hirion se trouvait seul, sa femme et sa
fille étant allées en visite dans le voisinage. Il se prodigua pour Taire
accoeii à l'étranger, et le conduisit tout d'abord aux crédences ,
qu'il lui montra dans le plus grand détail, sans lui épargner un ove
ni un quart-de-ront). M. d'Oruts regardait, admirait, raais sans
enthousiasme; chaque fois que la porte s'ouvrait, il se retournait
vivement et paraissait déçu de ne pas voir entrer oe qu'il attendait.
Quand on eut épuisé le chapitre dffs crédences, M. Hiri<m offrit à
son hôte de lui montrer sa maison, et le promena de la cave au
greniL'r, de la basse-conr au jardin, s' écriant d'un ton de modestie
confite: — Mon Dieul tout cela ne mérite pas d'être™; ma maison
n'est pas »a château. Cependant cela n'est pas trop mal dans son
genre. — M. d'Omis le suivait et l'écoutait, parlant peu, hâiliant
peut-être, maie ne s'en allant point. On rentra par la salle de
billard. M. Miricn proposa au comte de faire une partie, 11 y cou-
sentit. 11 jousùt à merveille, fit une belle série de carambolages.
Gomme ils achevaient leur seconde partie. M™* Hirion parut, accom-
pagnée de sa fille. M. Mirlon lui présenta l'éti-anger. Elle ouvrit de
grands yeui, changea ds couleur. Son émotion redoubla quand, sou
nari ayant prié M. d'Ornis de rester à dîner, celui-ci accepta
l'invitation sans trop se faire prier. Elle prit M. Mirion à part, lui
reprocha vivement de ne pas l'avoir prévanue. Avoir un cwnte chez
soi, et ne lui offrir que la fortune du pot 1
— Ne t'agite pas, lui répliqua-t-il ; pour l'amour de Keu, ne
t'agite pas. Notre hôte est un bonhomme qai se passera très bien .
de perdreaux truffés.
Elle ne laissa pas de s'agiter. Elle courut en hâte chez M"* BatUet
la prévenir de l'événement et la supplier de se mettre en frais de
rubans et d'esprit, afin que leur hôte trouvât à qui parler. Le ciel
soit béni. M"* Baillet avait vu le graud naonde ; elle devait savoir
ce qu'on dit âun'comte;puiselIe destendit à la cuisine, oùeli« tint
une coosullalion avec sa cuisinière, s'intenompant à chaque minute
pour s' écrier: — Ni poisson, ni gibier, ni volaille ! Ce sont des choses
qui n'arrivent qu'à moi. — Cependant, comme elle était femme de
ressources, elle eut bientôt dominé la situation, et, nouant autour
de sa taille un grand tablier de toile écnie, elle se mit à pré-
parer un saupiquet dont elle avait inventé la recette et des
beignets à la crème que l'oncle Benjamin lui-même déclarait in-
comparables. De son côté, la tante Amaranthe, tout en se coiffant,
avait fait la toilette de son esprit. Quand elle descendit au salon,
, Google
hOh lETDE DE5 DEUX IIOXVES.
plus AmaraDlbe que jamais et la léte appromioiuiée d'agréa-
bles reparties, elle fut surprise de trouver Marguerite se dis-
posant à jouer au billard avec le comte d'Omis. Elle lui avait
confessé qu'elle faisait quelquefois la partie de son père, et il lui
avait demandé la permission de mettre sou talent à l'épreuve. Elle
y consentit avec cette Eacilité d'humeur, celte aimable simplicité
qu'elle portiùt en toutes choses. Il trouva qu'elle avait d'faenreuses
dispositions, mais qu'elle manquait de principes.
— Des principes! dit-elle en riant; mais demandez à ma tante,
je me pique d'en avoir.
— Heureusement cela s'acquiert, répondit-il en souriant do bout
(les lèvres, et il entreprit de lui donner une leçon en règle. Au bout
d'une demi-heure, il lui déclara qu'elle avait fait des progrès sur-
prenans. M"* Baillet ne disait mot; mais cette partie de billard ne lui
plaisait pas. Elle avait peu goûté aussi la plaisanterie sur les prin-
cipes. A Schwerin, il en pousse jusqu'entre les pavés des rues; elle en
avait rapporté plein ses poches, et quand elle déballait, elle prenût
un air de circonstance. U y a des choses dont on ne plaisante pas.
On se mit à table au coup de sept heures. H*" Hirion se crut
obligée de recommander son dîner à l'indulgence de son hôte. II
l'avait prise au dépourvu, sans compter que le dimanche on faisait
maigre chère à Mon-Plaisir pour que la cuisine pût avoir sa part
dans le repos dominical. Ces précautions oratoires étaient super-
flues; à Mon-PIaisir, l'ordinaire même était excellent, le saupiquet
se trouva délicieux, les beignets aussi. Du reste H. d'Omis semblait
prêter une médiocre attention à son assiette; il mangeait peu, parlait
moins encore ; il examinait, il observait. M'" Baillet fit un effort gé-
néreux pour ranimer la conversation, qui expirait à chaque instant.
Par une suite de transitions laborieuses, elle mit le Mecklembourg
sur le tapis, et entama le récit de ce fameux bal de cour qui était
le grand événement de sa vie. M. d'Omis parut ne l'écouter que
d'une oreille; il se souciait des deux Mecklembourgs réunis comme
de ce qui se passe dans la lune. A son tour, l'oncle Benjamin monta
sur la brèche, et s'efforça d'amener l'entretien sur les vins de Bour-
gogne. U demanda à M. d'Omis si ses vignes étaient plus proches
de Deaune que de Nuits. M. d'Omis répondit que ses vignes n'étaient
nulle part, qu'il habitait à dix lieues du vignoble, dans la Haute-
Bourgogne, pays de pâturages et de bois. Ce fut Marguerite qui
réussit à rompre le charme. Elle avait lu sur la carte de visite de
M. d'Omis qu'il avait servi dans le 3' zouaves. Elle le mit sur ses
campagnes. H s'anima tout à coap. Il avait fait la guerre du
Mexique ; il conta la prise de Puebla, où il avait reçu deux blessures
heureusement légères. H narrait avec feu, sans chercher à se faire
valoir, et son éloquence produisit ime vive impression sur sou au-
U REVANCHE DB JOSEPH NOIREL. ft05
ditoire. M"* Mirion buvait ses paroles. De temps à autre, elle pous-
sait le coude de M"° Grillet, assise à côté d'elle, et lui disait tout
bas: — Comme il parle! c'est admirable.
Cependant, Puebla prise, i! retomba dans un morne silence. Il
regardait devant lui en tordant le bout de sa moustache. En vain,
quand on eut passé au salon, Marguerite le pressa-t-elle de nou-
velles questions, il ne répondit plus que par monosyllabes. A dix
heures, il se leva, prit congé, refusa la voiture qu'on lui ofTrait,
alluma un cigare et partit k pied. Lorsqu'il fut au bout de l'ave-
nue, il s'assit sur une borne, et il resta là, son chapeau enfoncé
sur ses 'jeux, son cigare entre les dents, contemplant tour à tour
les étoiles et la poussière du chemin. A quoi pensait-il? Sa mé-
ditation eût duré peut-ôtre jusqu'au petit Jour, si un gros chien,
qui rftdait sur la route et à qui ce rêveur parut suspect, ne l'avait
salué tout à coup d'un frénétique aboiement. Furieux d'être ainsi
dérangé, il se leva, ramassa une grosse pierre, la Jeta de toutes ses
forces au molosse, qui s'enfuit en huriant. Après cette exécution, il
s'achemina vers Genève, où il arriva passé minuit.
Pendant ce temps, les réflexions, les commentaires allaient leur
train à Mon-Plaisir. A peine M. d'Omis était-il sorti que M"" Mirion,
s'approchant de son mari. Un avait passé la main sur les deux
joues en lui disant : — Es-tu gentil, Mirion, de nous avoir amené,
ce monsieur ! Voilà un homme comme il faut, et tout à fait distin-
gué. Comme il a grand air et de grandes manières ! Rien qu'à sa
façon de se lever et de s'asseoir on devinerait qu'il est comte. Et puis
ce récit qu'il nous a fait... Le cœur me battait; je croyais entendre
le canon, la mitraille et les trompettes. Il me semble vraiment que
je suis allée au Mexique...
Son enthousiasme était si vif que personne n'osa la contredire, à
l'exception toutefois de l'oncle Benjamin, qui ne négligeait aucune
occasion de rabattre le caquet, c'était son mot, à sa chère belle-
sœur. — Si votre comte, lut dit-il de son ton sardonique, a le la-
lent de discourir, il a aussi celui de se taire. A peine avait-il achevé
de prendre Puebla, il est resté une grande heure sans desserrer les
dents. C'est de la morgue, ou je ne m'y connais pas. Dame! il se
disait : En voilà bien assez pour de si petites gens. Aussi bien, belle-
sœur, votre cuisine n'était pas de son goût. Il n'a guère fait que
pignocber. Il lui faut des truffes à ce monsieur. Dieu sait comme
en ce moment il daube en son par-dedans sur le saupiquet, sur
l'amphitryon et sur toute la boutique I
— Vous êtes une vraie langue de la Pentecôte, Benjamin, lui ré-
pliqua-t-elle avec aigreur. Il n'y a pas moyen qu'on ait un plaisir
ici sans que vous vous amusiez à passer dessus comme une chenille,
et quoi qu'on mange dans cette maison, on avale toujours un peu
, Google
i06 lETL'E DES DEUX HONBES.
de VOS poils. M. le comte d'Omis m'a dit à inoi-inème, votre ser-
vante, que mes beignets liaient excellens. S'il n'a pas grand appé-
tit, c'est que ses blessures probablement lui oot afTaibli l'estomac,
et s'il a fini par se taire, c'est qu'il laisse à d'autres le soin de ba-
varder à tort et k travers et de dire à tout propos leur mot, dont OQ
n'a cure.
Bavi d'avoir mis sa belle-sœur en colère, l'oncle Benjamin allait
ponrsniTre sa pnnte; mais M. Uirion, i son ordinaire, intervint
pour séparer les combattans. — Tu sais bien, minette, dit-ii à sa
femme, que Benjamin a la rage de chipoter, la ne le referas pas;
d'ailleurs dans tous les gouvememens bien constitués il faut tou-
jours qu'il y ait une opposition. L'oncle Benjamin est la gauche de
la maison; mais, sois tranquille, c'est une gauche dynastique.
M"' Mirion remonta de bonne heure dans sa chambre; elle épi cu-
vait le besoin d'être seule. Pendant que }e comte d'Omis était im-
mobile sur sa borne, elle était non moins immobile dans son fau-
teuil. Bien quR, la soirée durant, le comt.; n'eût pas adressé le
moindre compliment à sa fille, M"' Mirion l'avait surpris plus d'ane
fois regardant Marguerite à la dérobée, et ce regard était singulier.
— Serait-ii possiMe?... se disait-elle. — Puis, se reprenant ausà-
tôl : — Non, cela ne se peut, ce serait trop beau. — Elte dormit
mal, elle rêva toute la nuit qu'une souris blanche grattait à sa
porte, qui par instans s'entr'ouvrait. La souris allait entrer quand
on fAcheux coup de vent lui refermait brusquement la porte au nez.
Ce rêve était symbolique. La soui-îs blanche représentait une idée
audacieuse qui tournait autour du cerveau de M" Mirion, grattant
et cherchant à s'introduire ; mais, malgré elle, son bon stjiis, con-
cierge bourru, repoussait cette rôdeuse avec perte.
Le lendemain, chacun reprit le coure de ses petites affaires sans
penser autrement an comte d'Omis-, M"" Mirion au contraire y
pensa beaucoup. Vers le milieu de la matinée, il lui vint un pres-
sentiment, et il se trouva que ce pressentiment était juste, ce qui
fortiHa singulièrement la confianM qu'elle pouvait avoir en sa judi-
ciaire. Après le déjeuner de raidi, elle dit i sa fille, qui était en né-
gligé de maison : — Vraiment, Marguerite, vas-tu garder jusqu'à
ce soir cette vilaine robe giise?
— Mais tu sais bien, maman, lui répondit sa fille, qu'il ne nous
vient jamais de visites le lundi.
— Quelque chose me dit qu'il nous viendra quelqu'un aujour-
d'hui, reprit- elle. Fais-toi belle, ma chatte-, c'est plus silr.
La docile Marguerite monta dans sa chambre faire sa toilette. Elle
redescendit toute pimpante, et, tirant à sa mère une grande révé-
rence : — Eh bien! suis-je à ton goût?
— Tu es adorable, ma poule. A ton âge, une jeune fille doit toa-
,, Google
LA RBrANCHE' SB JOSEPH NOIREL. 4û7
jours être soas' les armes. Tieas, mets la rose que Toici dans tas
cbereux ; ta sais bien que les Heurs te vont à merveille.
— Ah çà ! je crois que vous atteod^jz aujourd'hui un empereur et
deux rois, dit-elle en rianl.
— Fais ce que je te dis. J'aime à te voir jolie; mais, sais-tu.?...
tu as nn défaut, tu ris trop. A la longoe, si tu n'y fais pas attea-
tioo, cela pourrait te gâter la bouche. Il y a un moyen bien Simple
pour se faire une jolie bouche ; il sulTiC de prononcer quelquefcûs le
mot pomme... Essaie; d^ pomme. Tu verras...
— Pomma, pomme, fil Marguerite en jetant un coup d'œil dans
ta glace. Oui,, c'est fort joli; mats décidémeat j'aime mieux rire
ou chanter.
Elle se mit an piano et entonna une romance. M""* Mirion, qui
brodait dans l'embrasure d'une fenêtre, levait à tout instant les
yeux de sa tapisserie pour regarder dans la campagne. Tout À coap
elle tressaillit; elle venait d'apercevoir à l'un des tournans de la
route UD point Dwr qui s'achemioait du côté de Mon-Plaisir. Elle
ne quitta plus des yeux le point noir, son visage s'illumina; elle le
rit bientôt monter l'avenue. Elle n'eut garde d'avertir Marguerite,
qui CMïtiDuait de chanter, tournant le dos à la porte, et qui ne vit
pas la porte s'ouvrir, M. d'Orois entrer. Le comte salua de la main
M™ Miiion et resta debout, attendant que l'air fût fini. Marguerite
alla jusqu'au bout de sa romance; puis elle ferma le piano, se re-
tourna, aperçut l'ennemi. Elle éprouva un moment de trouble qui
la rendit plus jolie que si elle avait dit pomme vingt fois.
— Et voilà, s'écria H"' Mirion, ctHume elle chante quand elle est
seule ou en famille, et qu'elle ne s'applique pas!
— Que serait-ce, monsieur, ajouta Marguerite «a levant les bras
au ciel, ai vons entendiea ma voix des dimanches!
— Je préfère m'en tenir à celle de tout à l'heure, répondit-il en
s'inclinant. Elle me plaît infiniment. — Ce fut le premier compli-
ment qu'il lui lit, ce fut aussi le dernier.
M™' Mirion proposa au comte de faire le grand tour du clos. Elle
tenait à lui montrer Marguerite en plein air, en plein soleil, pour
lui pronrer qu'elle avait une de ces beautés qui ne redoutent rien.
Elle tenait aussi à lui faire voir Mon-Plaisir tout entier, du cèdre
jusqu'à l'hysope. M. d'Omis connaissait d'avance le cahier des
cbar^s, et apparemment il avait une intention. Chemin faisant,
on ramassa (fans le jardin M"' Baillet, dont les anecdotes eurent
cette fois plus de succès. M. d'Omis, qui était arrivé avec la ferme
résolution d'être aimable, écouta sans sourciller le long catalogue
des perfections de la graude-duchesse mère, ce qui fit hausser
beaucoup ses actions dans le cœur de l' ex-demoiselle de compagme.
M™» Mirion trouva pour la première fois de sa vie que la tante
, Google
408 BETDE DES DEI3X MONDES.
Amaranthe abusait un peu du Mecklembourg. Elle l'ioterroDipait à
tout bout de champ pour faire causer sa fille, pour la mettre en
scène. Elle s'écriait : — Marguerite, toi qui sais la botanique, dis-
nous doDc le Doin de cette petite fleur lilasl... Marguerite, toi qui
sais rastronomie, quel quartier de la lune avons-nous?... Il faut
vous dire, monsieur le comte, ajoutait-elle, que ma fitle est un
vrai puits de science. On a tant perfectionné l'éducation des jeunes
filles, sudAut dans ce paysl Elle a passé cinq ans dans un pen-
sionnat où l'on apprend tout, absolument tout. L'enseignement y
est donné par des professeurs qui sont tous des bommes du pre-
mier ordre. Marguerite a rencontré là des filles de grande maison,
avec qui elle était à tu et à toi. Eh bien! elle a quitté sans regi'et
ce beau monde pour revenir se coudre au jupon de sa mère. Elle a
un caractère bien particulier; elle est souple comme un gant et se
trouve heureuse partout. Je lui dis quelquefois : Tâche donc d'avoir
un défaut; c'est un chagrin pour une mère que d'avoir une fille trop
parfaite... Puis, s'interrompant pour ramasser dans le gravier une
petite pierre blanche : — Marguerite, toi qui sais la minéralogie,
comment s'appelle donc ce caillou 7 — Je l'appelle un caillou, ré-
pondait Marguerite. Mes dii professeurs de premier ordre ne m'en
ont pas appris plus long. — Cette pauvre Marguerite ne savait où se
mettre, ni comment se dérober à la grêle d'éloges et de questions
dont l'assaillait sa mère. Elle prit le parti d'en rire de bon cœur, et
son regard rencontra celui de M. d'Omis, qui, en dépit de sa gra-
vité habituelle, riait aussi. Cet échange de gatté les lia plus que
n'aurait pu le faire un long entretien sur l'astronomie.
De discours en discours, on acheva le tour du clos, et M. d'Omis
ne parut pas trouver le temps long. Quand il prit congé. M"" MirioQ
lui demanda si elle n'aurait pas le plaisir et l'honneur de le revoir.
Il répondit qu'il partait le lendemain pour Ghamonix-, qu'il y pas-
serait quelques jours, qu'à son retour il viendrait faire ses adieux à
Moo-Plaisir. M°" Mlrion le suivit des yeux jusqu'au bout de l'ave-
nue ; puis, contrefaisant la voix et l'accent de l'oncle Benjamin :
— Soyez sûre, belle-sœur, s'écria-t-elle, que ce monsieur daube
gur l'amphitryon et sur toute la boutique... Quel homme insuppor-
table que ce Benjamin, et qu'il me tarde de le revoir pour lui dire
son faiti — Heureusement pour lui, l'oncle Benjamin ne vint pas
dîner ce soir-là; il se tint prudemment au large. Il avait une sorte
d'instinct qui l'avertissait de toutes les bonnes fortunes qui surve-
naient à sa belle-sœur. Les jours où M"" Mirion l'attendait de pied
ferme pour triompher à ses dépens, l'opposition dynastique oe pa-
raissait pas à Mon-PIaisir; impossible de lui dire son fait.
La seconde visite de M. d'Omis laissa M'°' Mirion dans un état de
surexcitation nerveuse qui faillit prendre sur sa santé. Cette fois la
■ Google
LA. REVANCHE DE JOSEPH NOIREL. A09
porte s'était ouverte, la souris blanche était entrée. Ce qui la veille
encore lui semblait absurde commençait à lui paraître presque vrai-
semblable. Quand elle entrevoyait la possibilité que cela fût vrai,
qu'un Jour l'événement se réalisât, qu'un jour elle en pût trom-
peter la nouvelle dans la ville, les faubourgs et les campagnes,
elle avait des crispations, des spasmes, sa tète bouillait comme
une chaudière. Ellç était comme un pêcheur dont l'ambition se bor-
nait à prendre dans ses filets une perche ou une carpe, et qui voit
une truite énorme, une vraie truite saumonée rôdera l'entrée de sa
nasse; cette aventure le rend tremblant et pantois. Les grandes
espérances sont toujours accompagnées de grandes appréhensions;
M'" Mirion n'osait croire encore à sa fortune. Son humeur changea.
Elle devint taciturne; personne ne lui semblait digne de recevoir la
confuJence de ses rêves, de ses impatiences et de ses craintes. Une
semaine se passa. Qu'était devenu M. d'Omis? Point de nouvelles.
La boune dame sentait ses espérances décroître par degrés. Elle
était maussade, nerveuse; elle bourrait son monde, sa fille elle-
même, dont l'insouciante gaité ne songeait pas à s'informer si le
comte d'Omis était encore de ce monde. M. Mirion disait à sa
femme : — Ah çàl qu'as-tu donc? — Elle lui répondait : — A quoi
bon le demander, si tu ne le devines pas?
Il y avait dix jours à peu près que M. d'Omis s'était mis en route
pour Chamonix, quand une après-midi, vers quatre heures, — c'é-
tait un treize et un vendredi, — M, Mirion, humant l'air sur le
seuil de son magasin, vit surgir son bomme au bout de la rue, le-
quel, venant droit i lui, lui demanda d'un air grave la faveur d'un
instant d'entretien. M. Hirion l'emmena aussitôt dans son cabinet.
Sa première pensée fut que M. d'Omis désirait lui emprunter de
l'argent : — Oh I oh ! mon bel ami, lui disait-il intérieurement, nous
sommeâ plus durs à la détente que tu ne le crois. Tout le monde sur
le pont, et soyons fermes à l'abordage.
Quelle ne fut pas sa stupéfaction quand le comte, s'étant assis,
lui dit à brùle-pourpoint, d'un ton net et posé : — Monsieur Mirion,
je viens vous demander la main de votre fille.
M. Mirion fit un soubresaut et se retînt au bras de son fauteuil
pour ne pas tomber. Il lui sembla que tout le mobilier de son ca-
binet exécutait une valse à deux temps autour de lui. — Vous dites,
monsieur le comte?... fit-il d'un air interdit.
— Je vous répète, monsieur Mirion, que je viens vous demander
la main de votre fille.
II y eut un silence de quelques minutée, pendant lequel M. Mi-
rion cherchait vainement à rassembler ses idées. Il se dis^t : Est-ce
un farceur? se moque-t-il de moi? — Cette aventure lui panùssait
énorme et le prenait au dépourvu.
nigiUrrlbyGOOglC
ilO HETUE DBS DEUX MONDES.
M. d'Oi'DÏs se lassa d'attendre sa réponse. — Iiemettez-\ou3, lui
dît-il, et veuillez m'écouter. M"' Mirion a trop de charmes pour que
TOUS puissiez TOUS étonner que, dès le premier instant où je l'ai vue,
sa grâce, sa beauté, aient fait sur moi la plus Tive impression. Ce-
pendant j'ai quarante-cinq ans, je ne suis p!us homme à faire un
coup de tête ou de cœur; à mon âge, on raisonne, on calcule, et tous
voyez que j'ai pris le temps de la réilezion. Depuis quelques an-
nées, je suis las de ma vie de garçon, de ma solitude; j'aspire à goû-
ter les douceurs de la vie domestique, maïs de la vie domestique
telle que je la comprends, et je crois avoir trouvé dans votre fdle la
femme qui me convient. D'abord elle est protestante, et j'ai juré de
n'épouser jamais qu'une protestante; j'ai ia sainte hm-reur des con-
fessionnaux et des confesseurs, j'entends que ma femme me dise
tout et ne dise rien de mes affaires à personne. On prétend en pays
catholique que les protestantes manquent de grâce et de souplesse,
qu'elles ont l'esprit guindé, de la raideur, trop de quant-à-soi. 11
suffit de voir votre fille pour se convaincre du contraire. Elle est
charmante, elle a de l'aisance dans les manières, de lagatlé dans
l'esprit, de l'aliandon, du goût, avec cela une simplicité, une mo-
destie qui m'enchantent. Elle est femme, très femme; je serais heu-
reux et fier qu'elle fût la mienne, et je suis revenu de Chamonix
pour vous le dire.
— En vérité, monsieur le comte, lui répondit M. Mirion, croyez
que je suis très honoré... Mais je ne sfùs trop... J'étais si loin de
m'attGiidre... Il faudra que j'en confère avec ma femme... Il est
donc bien vrai?... Peut-èLre vous faites-vous illusion... Sans doute
mes petites aiïaires ont prospéré... Cependant il se pourrait faire...
Oui, je crains que !a dot...
— La dotl interrompit M. d'Omis. Je n'en veux point. C'est en-
core un de mes princiiies. J'estime qu'une femme doit appartenir
entièrement à son mari, et qu'à cet effet elle doit tout tenir de lui.
Le patrimoine des d'Omis a beaucoup diminué depuis un siècle, la
révolution l'a singulièrement ébréché; mais enfin, soit en terres,
soit en rentes sur l'état, je possède un revenu de vingt-cinq mille
livres. C'est plus qu'il n'en faut pour vivre h;ureux quand on a
comme mol des goûts simples, et qu'on ne donne rien à la vanité.
Si vous le désirez, je vous mettrai en rapport avec mon notaire, qui
vous fournira tous les renseigiiemens k ce sujet. Monsieur Mirion,
je suis prêt à constituer à ma femme un douaire dont elle jouira
de mon vivant et après ma mort; mais point de dot! ni grosse, ni
petite...
Et à ces mots, se levant : — Faites comme moi, mon cher mon-
sieur, prenez le temps de la réflexion. Et surtout, je vous prie, lais-
sez votre fille entièrement libre d'agréer ma demande ou de la
LA RETAKCRE DE J08CPH NOIREL. Ail
refuser. Je pars demain pour l'Oberfand; dans huit jours, je serai à
Zuricb. Faites-moi tenir votre réponse à l'hôtel Baur.
Là-dessus, i! s'indina et se dirigea Ters la porte, suivi de l'ébahi
M. Mirion, qui dans son troub'e aTait planté son mouchoir sur sa
tête et s'essuyait le front avec son bonnet de veloure. — Que va
dire Marianne? s'écria-t-il enfin.
Ce fut sa première réflexion, et la première phrase complète qu'il
rénssît à prononcer. Il envoya aussitôt à son cocher l'ordre d'atte-
ler; puis ii héla Joseph. — Eh! garçon, dépêchons! Je me sens an
appétit formidable. Au diable les affaires! Allons-nous-en dtner.
Joseph s'avisa que son patron avait un air extrîiordinaire, l'air
d'un homme allumé, d'un gi^néral qui vient d'emporter d'assaut
une tour Mabkof et un Grand- Redan. Durant tout le trajet, M. Mi-
rion ne cessa de gourmander la lenteur de son cheval : — Nous ne
marchons pas, disait-il à son cocher. Si ton cheval n'a plus que
trois jambes, il faut ie dire.
Joseph ne comprenait rien à cette hâte (lévieuse.
A peine descendu de voiture, M. Mirion courut au salon, où sa
femme était seule. 11 s'approcha d'elle en se dandinant sur ses
hanches, la prit par la taille et la fit tourner deux fois sur tlle-
mème. Puis, la regardant au blanc des yrux ; — Je te le donne en
cent, je te le donne en mille. Devine si tu l'oses.
Elle devint très rouge, mais elle n'osa pas deviner. — Qu'est-ce
donc? lui dit-elle. De quoi s'agit-ilî
— De la chose la plus étrange, la plus extraordinaire, la plus
inouie.
. — Ne me his pas Isnguir; parl«, accouche.
Il accoucha enfin. Dès les premiers mots, elle devint très pâle,
poussa an cri, se laissa tomber dans un fauteuil. M. Mirion s'ap-
prêtait ;i lui jeter de l'eau à la figure; elle lui fit s^gne que c'était
inutile, qu'il lui laissât seulement le temps de se reprendre. Quand
elle fut revenue de son premier saisissement, elle se répandit en
un torrent de questions entremêlées d'exciamalions qui l'empê-
chaient d'entendre les réponses. M. Mirion finit par loi mettre les
deux mains sur la bouche en loi disant : — Laisse-moi parler, tu
causeras plus tard.
Lorsqu'il eut tout expliqué, tout raconté par le memi, et qu'elle
se fut vingt fois écriée ; — Mirion, il vaut la peine de vivre, nous
avons gagné un quine à la loterie! — il lui dit : — Ce n'est pas
tout, minette. Je m'en vais de ce pas conter l'affaire à. Margot. Il
faut qu'elle ait le temps de faire ses petites réflexions, car j'ai pi-o-
mis de la laisser libre; elle dira oui ou non à son choix.
11 soi-tait déjà du salon, elle le retînt par le pan de son habit. —
De quoi te mèles-tuï lui cr'a-t-elle. Vous avez, vous auti-es hommes,
Google
412 RErUE DES DEUX IIOSDEB.
une façon brutale de dire les choses. Je saurai mieux que toi pré-
parer notre poulette.
A ces mots, gravissant précipitamment l'escalier qui conduisit à
la chambre de Marguerite, elle ouvrit la porte, la repoussa du pied
derrière elle, étendit ses deux bras vers sa fille, et s'écria : — Veriez
embrasser votre mère, madame la comtesse d'Omis. — C'était sa
manière d'entendre le grand art de la préparation oratoire.
En ce moment, Marguerite était occupée à ranger sa chambre.
Elle n'en laissait le soin à personne, tant ses bibelots lui tenaient au
cœur. Elle se retourna, regarda sa mère, les bras ballans, son plu-
meau à la main, se demandant de quoi il retournait et quelle était
cette plaisanterie. — Mais embrasse -moi donc, Margot, reprit
M"' Mirion. Il t'aime, il t'adore, il a fait lui-même sa demande. —
Et lui arrachant son plumeau : — Que fais-tu donc là? Les épous-
setages Uniront par te gâter les mains. — Elle entraîna sa fille vers
la fenêtre, resta un instant en contemplation devant elle; puis la
baisant sur les deux yeux, ces beaux'yeux bruns qui opéraient des
miracles : — N'est-ce pas que tu l'aimes? Je l'avais bien deviné.
Quel bonheur que les choses s'arrangent ainsi !
— Si j'aime qui? répondit Marguerite, qui ne se remettait pas de
son effarement.
— Lui, lui, le comte d'Omis.
— 11 est donc vrai que le comte?...
— Tout ce qu'il y a de plus vrai... Pauvre petite! tu ne m'avais
point fait de confidences; mais je savais bien que tu l'aimais.
— Comment veux-tu que je l'aime? Je le connnis à peine.
— La belle raison ! lui répliqua M"" Mirion avec un sourd gron-
dement de colère. L'amour vient comme cela, tout d'un coup. Quand
j'avais ton âge, je vis un jour de ma fenêtre ton père traverser la
Fusterie, et je sentis que mon cœur était pris.
Marguerite ne put s'empêcher de rire. — Le mien n'est pas de
si bonne composition, répondit- elle. J'ai beau faire, je me sens in-
capable d'adorer un ■monsieur que je ne connais pas.
— Alors, continua sa mère en haussant le ton, tu trouves sans
doute que le comte d'Omis est laid, mal bâti...
— Je n'ai point dit cela.
— Difforme, bancal, bossu...
— Dieu m'en gardel mais s'il fallait aimer tous les hommes qui
ne sont pas bossus...
— Ou bien tu lui reproches peut-être de ne pas savoir se pré-
senter, de manquer de manières...
— 11 en a d'excellentes, et je conviens qu'il a l'aîr distingué.
— Ou bien encore c'est sa façon de parler qui t'offusque. Il ne
sut pas s'exprimer, il a la langue embarrassée...
nigiUrrlbyGOOglC
LA BEV&KCUE DE JOSEPH NOIBEL. Al3
— Point du tout.
— Ce récit militaire qu'il nous a fait...
— M'a fort intéressée.
— .Ces deux blessures qu'il a reçues à la piîse de la Puebla...
— J'aimerais mieux qu'il ce les eût pas reçues, et je souhaite
qu'il puisse les oublier tout à fait.
— Tu vois bien que tu l'aimes! s'écria M^'Hinon, — et, se tour-
nant vers son mari qui entrait dans Ja chambre : — Elle l'aime,
elle l'aime, elle en convîentl Je suis la plus heuieuse des mères.
— Ta, ta, ta, dit M. Mirion, qui avait recouvré son sang-froid,
il n'y a rien qui presse, et Marguerite a tout le temps de se con-
sulter et de savoir si elle aime ou si elle n'aime pas. Au préalable,
j'entends tenir dès ce soir un conseil de famille. Mon père en usait
ainsi dans les grandes occasions, il s'en est toujours bien trouvé.
Benjamin vient dtner, nous aurons tout notre monde sous la main,
et chacun dira librement son mot. Deux avis valent mieux qu'un.
Ce régime de discussion parlementaire était peu du goût de
M"" Mirion ; mais, son mari insistant, elle se rendit : elle aurait du
moins, pensait-elle, l'avantage de pouvoir dès le soir même conter
ce grand coup de partie à toute la famille rassemblée. Qu'allait dire
son beau-frère? Quels yeux énormes il ouvrirait! Les membres du
conseil privé furent prévenus qu'en sortant de table il y aurait une
séance à huis clos dans le salon pour débattre une afTaire d'impor-
tance. Le dîner fut sérieux, solennel. Tous les convives sentaient
dans l'air ]aj)esanteur d'un événement. L'avisé Joseph, à qui on
n'avait parlé de rien, soupçonna qu'il se tramait quelque chose et
s'inquiéta. Quand il eut pris son café, s'apercevant qu'il était de
trop, il se hâta de se retirer dans sa chambre.
Alors chacun prit place ; on forma un cercle autour du président
debout devant la cheminée, et on attendit dans un religieux si-
lence. Marguerite se tenait un peu à l'écart près de la lampe, les
yeux collés sur g& broderie. Sa figpre ne disait rien ; mais elle cassa
plus d'une fois son (il. Après un exorde ému, M. Mirion conta
l'aventure, qui produisit sur son auditoire une prodigieuse sensa-
tion. On s' en tre-re gardait, un murmure circulait dans l'assemblée.
Rouge oomme un coquelicot. M"" Mirion humait, savourait l'émer-
veillement qui se peignait sur les figures, comme un gourmet boit à
petits coups un délicieux nectar. Elle n'avait pas manqué son effet.
— Mes chers amis, dit en finissant M. Mirion, nous nous serions
fait une conscience de prendre aucune décision sans vous avoir
consultés. Il s'agit du bonheur de ma fille, que vous portez tous dans
votre cœur. Que chacun de vous s'exprime librement et conscien-
àeusement. La parole est pour commencer à ma cousine, M"' Gritlet.
La cousine Grillet, à qui sa timidité serrait la gorge, se défendit
, Google
hlk BEVUE DES D£UX MONDE».
fort de l'honneur qu'on lui voulait faire; mais on la paressa tant
qu'elle dut s'exécuter. Changeant k chaque mot de C49u1eur, elle
allégua que l'émotion, la surprige... ; bref» elle avait grand'peine à
s'expliquer, mais elle éiait bien aise de témoigner toute la joie que
lui causait un si pro<ligieiix événement. Elle prenait sa part, sa pe~
tite et modeste part de la gloire ({ui en rejaillissait sur toute la fa-
mille, y compris le cousinage. Toutefob, s' excusant de la liberté
grande, elle confessait qu'il y avait une ombre à son bonheur; elle
craignait les coups de langue, lesgloseriea des envieux. Les grands
arbres attirent la foudre, et les grandes fortunes les quolibets. Ne
reprocherait-on pas h M. Miriou dà se méconnaître, d'oublier ses
origines? Le monde est si méchaut! Un autre point l'inquiétait:
M. d'Omis a'était-il point catholique? Il y avait là encore matière
à jaser. Qu'en penserait le pasteur qui avait travaillé à l'instruc-
tion retigiease de Marguerite? Qu'en penserait la femme du pu-
teur, qui n'entendait pas raillerie sur l'article du catéchisme?...
— Qu'en penseront sa servante, son bceuf et son im 1 interrom-
pit M'°' Minon, qui bouillait d'impatience. Eb I qu'ils en pensent ce
qui leur plairai ne sommes-nous pas bons pour leur répondre?
Cette interniplion et les yeux furibonds que braquait sur elle sa
cousine troublèrent entièrement M"' Grillet; elle demeura court, et
ne retrouva sa voix que pour passer condamnation et approuver
d'avance sans réserve la décision que prendraient dans leur sagesse
son digne cousin et son excellente cousine.
La tante Amaranth.: prit ensuite la parole et déclara résolument
que M"" Mirion avait cent fois raison, qu'il est impossible de con-
tenter à la foi.4 tout le monde et son père, que ce serait pitié de s'ar-
rêter aux propos des sots et des jaloux. C'était la Providence elle-
même qui, pai' une renconti e tout à fait extraordinaire, avait voulu
procurer à Marguerite un élablissument digne d'elle, de sa beauté,
de sa grande tournure, di; son caractère angélique et de ses beo-
rjuses dispositions pour tous les arts d'agiément. Elle était née
pour le grand monde, elle ne manquerait pas d'y réussir; avec un
peu de pratique, ellj ne se trouverait déplacée nulle part, pas même
i la cour de Schwerin. D'ailleurs M. d'Omis lui semblait posséder
toutes les qualités propres à faire le bonh -ur d'une femme ; il n'é-
tait point léger et frivole comme la plupart de ses compatriotes. Il
suffisait de le voir pour s'assurer qu; c'était un homme grave, de
sens rassis, plein de jugement et d'expérience, riche de toutes les
' vertus dcm .'Stirjues et sociales. Conclusion : ce serait follede laisser
échapper une occasion et un miri aussi providentiels, ce serait de
galté de cœur se condamner à un éternel repentir.
— Voilà pai'Ierl s'écria M'"' Mirion, qui, se levant de sa cbaïse,
courut embrasser la tante Aœaranthe. , - t
L\ nEVA.\CHE DE JOSEPU NOIREL, kH
Onand ce fut au tour de l'oncle Benjamin, il chanta un tout autre
air. — Puisqu'on me fait l'honneur de me consulter, dit-il, je me
prononce catégoriquement contre ie mariage projeté.
— N'îrez-vous pas chercher votre pied de roi pour rendre plus
rigoureuse voCre démonstration? lui cria aigrement sa belle-sœur.
Il ne se laissa point démonter par cette interpellation et continua
comme suit: — La vanité e^ une mauvaise conseillère. Je com-
prends, belle-sœur, qu'il est charmant de pouvoir dire à tout pro-
pos : la comtesse ma fille, on ma fille la comtesse. Cela se pro-
nonce à pleine bouche, et cela fait ouvrir de grands yeux aux
badauds; mus, que diaUel c'est le bonheur de votre ftlle qui est
en cause; n'allez pas le sacrifier à-votre petit amofir-propre. Quand
Margot sera comtesse, en aura-t-elle la jambe mieux faite et le
cœur plus léger? Je crains au contraire qu'elle ne perde à ce métier
celte belle et charmante galté qui est, si j'ose m'exprimer ainsi,
le rayon de soleil de cette maison. Aussi vrai que les trois angles
d'un triangle sont égaux à deux droits, on n'est heureux que
parmi les siens, dans le monde de ses souvenirs et de ses habi-
tudes. Où la chèvre est attachée, il faut qu'elle brouie; si elle s'en
va courir les bois. Dieu la garde du loupl Croyez-moi, ce n'est pas
dans un château de Bourgogne que Margot trouvera ]a paix du
cœur et la joie de l'esprit. Qui vous dit que tous ces d'Omis, que le
diable emporte I ne prendront pas de grands airs avec elle, qu'ils
ne lui feront pas sentir en toute rencontre qu'elle n'est point de
leur monde? îe les vois d'ici la traitant sons jambe, lui demandant
d'uB air narquois des nouvelles de son père le menuisier et de sa
chère maman, qui passa sa jeunesse à- auner de la toile dans UQ
magasin de la Fustcrie, Et son mari lui-même... Je veux qu'il soit
amoureux d'elle 4 en perdre los yeux. L'amour passe, on s'avise
qu'on a fait une mésalliance, et ou s'en venge par un peu de mé-
pris et beaucoup de dédain. Qu'il vous souvienne de ce que disait
Pança en quittant son lie et retrouvant son âne : — Chacun doit
rester chez lui et faire «on métier. — Et il ajoutait : — Je laisse ici
les ailes de la vanité qui m'ont enlevé dans les airs afin de me faire
inaB|;er aux hirondelles et aux oiseaux de proie. — Belle-sœur,
mariez-moi votre fille à un t»n bourgeois, qui ïoil de notre pâte et
ne se croie pas sorti de la cuisse de Jupiter, à un brave homme
qui ne méprisera ni sa femme, ni la mère de sa femme, et k qui
vous pourrez dire comme feu M°" Jourdain z — Mettez-vous là,
mon gendre, et dînez avec moi.
Ainsi parla l'oncle Benjamin, radement, grossement, peut-être
avec bon sens. Marguerite cessa un moment de pousser l'aiguille,
elle allongea furtivement le bras et donna une tape sur l'épaule de
son oncle en signe d'amitié et d'approbation. Par bonheur M" Mi-
,. Google
AlO HEVOE DES DEUX UOKDES.
non ne s'aperçut pas de ce jeu muet. — Parlei-moi de ces pro-
fesseurs de mathématiques! s'écria-t-elle ; c'est dans les logo-
griphes qu'Us apprennent à connaître le monde. — M** Hirion
confondait les logogripbes et les logarithmes.
— Je n'ai pas tout dit, reprit l'oncle Benjamin. Qu'est-ce après
tout que ce comte d'Omis dont vous voilà si fort entichés 7 Le
connaissez-vous î Pas le moins du monde. C'est pour vous l'in-
connu, un X. Êtes-vous sCtrs seulement qu'il soit comte? Rappelez-
vous certaines histoires qui se sont passées à Genève, et qui
prêchent la prudence. Ne se pourrait-il pas faire que ce prétendu
comte ne fût qu'un aventurier, un chevalier d'industrie? Je vous
parie la prunelle de mon œil droit qu'il n'y a pas un château d'Omis
dans toute la carte de France. Au surplus, je me connais en phy-
sionomies; la sienne ne me revient pas. Il a quelque chose au
foud des yeux qui ne dît rien de bon. Vous m'objecterez qu'il ne
veut point de dot. Et voili justement ce qui m'est suspect. Il ya
du louciie dans ce grand désintéressement. Les vrais comtes
n'épousent pas des bourgeoises sans dot. Celui-là ne demande rien
pour avoir le tout ; il vous grugera jusqu'à votre dernier sou...
Déliez-vous de toute la race des d'Omis, de leurs châteaux en
Bourgogne, et Dieu protège l'innocence! J'ai dit.
Cette péroraison de l'oncle Benjamin jeta un froid dans l'assis-
tance. A l'exception de M"* Mirion, qui envoyait à tous les diables
son beau-frère, chacun se dit : En vérité, s'il n'y avait dans cette
affaire ni comte ni château, voilà un mariage qui serait bien mal
accommodé. En dépit des baussemens d'épaules de sa femme,
M. Mirion ne put s'empêcher de trouver qu'il y avait quelque appa-
rence de raison dans ce que disait son frère, et reprenant la parole :
— Soit 1 dit-il. Je conclus à un plus ample informé. Défions-
nous et allons bride en main. M. d'Omis m'a bien proposé de me
mettre en rapport avec son notaire ; mais il ne m'a pas dit le nom
de ce notaire, et, triple imbécile que je suis, je n'ai pas songé à le
lui demander. Ce diable d'homme est vif comme une locomotive...
Dare, dare, je viens vous demander la main de votre fille. Dare,
dare, je m'en vais de ce pas dans l'Oberiand... Et à cette heure
où le prendre ? où lui écrire? Bah I nous pouvons nous passer de
lui et de son notaire. Nous ne nous soucions pas de savoir à quoi
m«nte à mille francs près la fortune de notre homme. Il nous suffit
de nous assurer qu'il est comte, qu'il a un château et des terres,
et qu'il jouit d'une honnête réputation dans son pays. La meilleure
des diplomaties est la diplomatie secB'ète. Nous allons mettre en
campagne un émissaire, un agent sûr... Et tenez, j'ai notre affaire,
y y a ici , dans cette maison , un brave garçon qui nous est très
attaché et qni avec cela, quoique ouvrier, est très avisé, fin comme
LA RETANCBE DE JOSEPH NOIBBL. A17
l'ambre. Il s'en ira là-bas, les mains dans ses poches, et, sans faire
semblant de rien, il prendra langue. A son retour, Joseph Noirel
nous dira qui méritait d'en être cru des défiances de monsieur mon
frère ou des haussemens d'épaules de M"" MîrioB.
Plein de son idée, M. Mirion, sans plus tarder, s'en fut conter
l'aflidre à Joseph Noirel. li le trouva dans sa chambre, où il s'était
enfermé sans lumière.
— Eh bieni garçon, lui dit-il, que fais-tu donc là dans cette
obscurité profonde? Je crois que tu dors.
— Je le croîs aussi, lui répondit Joseph, qui n'avait point la voix
d'un homme endormi.
Il se hâta d'allumer sa lampe. Son patron s'assit en face de lui,
et, posant ses coudes sur la table : — Tu es un brave garçon, Jo-
seph, en qui j'ai toute confiance. Tu sais que je n'ai point de secrets
pour toi et que je t'ai toujours considéré comme un des membres
de la famille. Or il se passe ici de gros événemens, et tu peux nous
rendre un service très essentiel et très délicat. Tu as du sens, tu
sais te conduire, je compte sur toi.
Là-dessus il le mit au fait. Joseph reçut la bordée en plein cœnr.
— Mais qu'as-tu donc, Joséphin? loi ditM. Mirion. Comme te voilà
pâle I 0£i as'tu pris ce visage débilTé? Je m'aperçois depuis quel-
que temps que cela ne va pas. Tu manges peu, tu as les joues ava-
lées, les yeux brouillés. Un peu de repos et i'air de la Bourgogne
te remettront. Heureux scélérat! tu vas faire le pied poudrorx pen-
dant trois ou quatre jours. Je te permets, à ton retour, si les nou-
velles sont bonnes, de t'arrôter à Beaune, et d'y vider plus d'une
bouteille à la santé de Marguerite et à la mienne; mais ne bois pas
en allant. Un agent de la diplomatie secrète doit avoir l'esprit libre
et la langue à son commandement.
Si accablant que fût le coup, la fierté de Joseph réussit à faire
bonne contenance. — Comptez sur moi, répondit-il, je saura! m'y
prendre. — Il y avait une question, une seule, qu'il brûlait d'adres-
ser à H. Mirion; mais le courage lui manquait. II chercha, tâtonna;
enfin , après bien des détours , d'un ton presque dégagé : —
L'aime-t-elle ? osa-t-il demander.
— Que te dirai-je? repartit M. Mirion. Elle l'aime ou elle ne l'aime
pas, comme on veut. Avant le dtner, j'ai entendu à travers la porte
qu'elle disait à sa mère : — Mais je ne le connais pas ! C'est du bon
sens, cela. Bast I tout dépend des nouvelles que tu nous apporteras.
Sois tranquille, elle l'aimera, si nous l'en prions. Elle a un si bon
caractère 1
Victor Cherbuliez.
{La uconde partit au pnehain »
,, Google
SOUVENIRS
LA ROUMÉLIE
I.
LES COUtIDNAUTÉS GRECQUES ÏT LES PAYSANS TOHCS.
La Turquie d'Europe est encore peu connue. Chaque année, la
Sublime-Porle adresse à. nos chancelleries de longues circulaires
qui ont pour objet de nous apprendre ce que nous devons penser
de l'administralion du sultan et du sort fait aux raïas. Ces docu-
mens ofliciels, où on sent !a main de politiques habiles, ne sauraient
contenir toute la vérité. C'est beaucoup que la Turquie s'occupe de
l'opinion de l'Europt;; elle admettra sans peine que nous ne puis-
sions de tout point la croire sur parole. Les rapports de nos agens
diplomatiques, — ceux du moins qui sont publiés, — ajoutent peu
aux renseignemens que la Porte fournit elle-mën»e. C'est une habi-
tude des recueils pr<)&entés aux chambres de ne donner que des
faits très généraux. Le livre bleu anglais échappe en partie à cette
critique. Le foreign office fait imprimer non-seulemect les conven-
tions intervenues et les messages des ambassadeurs, mais les rap-
ports de ses consuls; il impose à ses secrétaires d'ambassade l'obli-
gation d'étudier tous les trois mois, dans le pays oit ils sont fixés,
une question importante de politique, de législation ou de com-
merce. La série de ces travaux forme aujourd'hui une belle collec-
tion qui doit faire envie à la France; il faut espérer que nous finirons
par suivre un exemple aussi houorable. Si riches cependant que
■ Google
LA ROOUÉLIE. Al9
soient les documens britanniques, le point de vue national y do-
mine presque toujours, et ils sont loin d'être complets. De plus, à
l'intérieur du pays, très souvent la Grande-Bretagne n'a pas de
représentans, ou confie ses intérêts à des Levantins naturalisés An-
glais. Si précieuK donc que soit le blue-book, et bieu qu'il faille
toujours le lire avec soin, pour connaître la Turquie cette lecture
ne saurait suffire.
Le désir de comparer la vraie Turquie à celle que ne cesse de
nous dépeindre le grand-vizir Ali-Pacha a été un des principaux
motifs de ce voyage. Que sont dans la pratique ces réformes tant
vantées? Quel est le sort fait aux raïas? que devons-nous penser de
leurs plaintes? Comment s'exerce dans les provinces l'induence des
grandes nations européennes? On n'étudie pas ces questions en se
bornant à parcourir Gonstanlinople, Le Caire, Smyrne. Il est certes
fort agréable de visiter les grands seigneurs du Bosphore et de re-
cevoir chez eux une hospitalité princiëre; ils vous diront cependant
très peu de chose de leur pays, et leurs rares confidences ne pour-
ront que vous tromper. Fuad-Pacha, qui semblait représenter l'es-
prit occidental dans l'empire, excellait à déjouer la curiosité la plus
habile. Il le faisait avec une grâce charmante. Quand, après des
heures passées dans ses kiosques et dans ses jardins, il vous avait
parlé de l'Opéra, de nos politiques célèbres, du roman du jour, on
le quittait ravi de son accueil; mais on ne savait rien, sinon qu'il
avait beaucoup d'esprit. Fuad-Pacha a fait école. Pour juger les
Turcs, il faut les voir en province, loger sous leurs toits, vivre de
leur vie; il faut être, autant qu'il est possible, un inconnu au milieu
d'eux. Alors que d'agréables surprises, et que la vérité se montre
aisément! On ne saurait non plus connaître les Grecs, les Bulgares,
les Arméniens, si on se borne à voir la société chrétienne de Con-
stantinople. Dans la capitale, elle se compose, elle s'anange pour
faire illusion à l'étranger. On doit se résoudre à quitter le Bosphore
et ses calques, à s'en aller un peu au hasard dans ce vaste empire,
d'autant plus sûr de bien observer qu'on sera un voyageur plus
modeste.
A la On du mois d'aoîit 1838, je quittais Constantinople pour ga-
gner par mer Bodosto. Je devais de là me diriger vers Andrinople,
la plus grande ville de la Turquie européenne après Stamboul, visi-
ter Fllibé, chef-lieu d'une vaste province, voir ainsi toute la grande
plaine de Boumélie, monter ensuite dans cette région montagneuse
qui sépare la Boumélie de la Macédoine, descendre la Marilza et re-
venir au point de départ par Énos, Gallîpoli et les villes de la côte,
C'était une excursion de quatre mois environ. La Boumélie compte
trois races très différentes, des Turcs, des Grecs et des Bulgares,
sans parler des Israélites, des Arméniens, des Tcherkess et des
, Cooglc
S20 RErUE DES DEDX MONDES.
Persans-babistes. Ce mélange de populations si diverses devait être
lin des principaux intérêts du voyage. Il était curieux de comparer
les Hellènes de la Grèce libre à leurs frères soumis encore à une
domination étrangère, de voir de près ces Bulgares qui ont soulevé
tout d'un coup en Europe une question religieuse si importante,
prélude de leur réveil politique, de rapprocher les administrateurs
turcs de ce pays de ceux qu'on voit en Egypte, en Syrie, en Asie-
Mineure. A un autre point de vue, ce voyage ne pouvait manquer
d'un attrait tout particulier. La Boumélie est la Thrace des anciens,
ce pays encore mystérieux qui se trouve niélé aux plus lointaines
origines de la Grèce. Les ruines de la Thrace, ses monumens, n'a-
vaient jamais été étudiés. Se pouvait-Il qu'un premier explorateur
ne trouvât, dans ces contrées une riche moisson de faits nouveaux?
— Le lecteur sait maintenant le lien qui unit entre elles ces pages,
écrites jour par jour, souvent sous des impressions très diverses.
Hodoato, 15 septembre.
Rodosto est bien une ville turque; on y voit des négresses, des
hommes qui portent de longues robes de couleurs variées, et des
femmes voilées. La première fois que je mis le pied en Turquie , je
débarquai à Volo, à quelques heures de laBéotie. La Grèce, malgré
son soleil et ses costumes, est occidentale. A Volo, nous rencontrons
tout de suite deux employés de la douane coiffés du turban vert,
vêtus de longues pelisses grises; une nourrice, la figure couverte
d'une bande d'étoffe gros bleu, étale sans scrupule une puissante
poitrine noire comme l'ébène; un Arabe trslne un dromadaire. Nous
sommes en pays oriental; même pour le voyageur le moins attentif,
l'aspect d'une ville grecque et celui d'une ville turque, dès le pre-
mier abord, sont très différens.
Rodosto s'étage sur un amphithé&tre de collines. Quand on la
voit de la mer, l'aspect en est charmant : des minarets , des arbres
verts, des mai<;ons blanches, que faut-il de plus sons cette lumière?
De loin, toutes ces villes de la côte de Marmara se ressemblent;
qui en a vu une les a vues toutes. A l'intérieur, elles ne diffèrent
pas beaucoup non plus les unes des autres; ce sont partout des rues
irrégulières, souvent en escalier, toujours défoncées et semées de
grosses pierres, de vastes cimetières plantés de cyprès, de longs
murs sur lesquels s'élèvent des maisons ornées de schaknisirs, —
balcon fermé qui fait partie de la chambre, — d'après l'étymologie
persane le lieu où le shah prend l'air.
La ville a deux ou trois khans, ce sont les seuls hôtels du pays;
il faut plaindre le voyageur qui se voit forcé d'y loger. Le khan n'a
de bon que les écuries. Les chambres sont des cellules de quelques
pieds où vous chercberici en vain un seul meuble; les plus belles
LA ROUUÉUE. A21
ont un petit banc de bois et une glace. L'étranger balaie le plan-
cher, y étend l:i couverture qu'il a eu soin d'apporter, et dort
quaud il peut. Ou m'avait procuré à Constantinople une lettre
pour un des maîtres d'école de Rodosto, Constantioi; cet excel-
lent homme m'a reçu comme le meilleur de ses amis. Les Grecs
sont le peuple le plus hospitalier du monde. Ils se vantent d'être
pkiloxénes, amis des hôtes, ce titre leur est bien dû; pour eux,
les étrangers viennent toujours de Jupiter. M. Constantini avait si
grande hâte de me fêter, qu'il n'a pas lu tout entière la lettre que
je lui remettais; il m'a dit plus tard qu'il ne reconnaissait ni l'é-
criture, ni le nom du signataire. Mon ami Petro avait parlé de
mon voyage à un de ses parens appelé Dîmitri. Dimitri ne con-
naissait personne à Rodosto, il s'est adressé à T^icolas, Nicolas à
un autre; d'intermédiaire en intermédiaire, on a fini par me trou-
ver une lettre que Petro m'a remise; il ignorait qui l'avait écrîtet
miùs ne doutait pas de l'accueil qui me serait fait. Ce brave garçon
ne se trompait guère. Ainsi sont les Grecs. L'hospitalité est certai-
nement un devoir dans des villes où il faut rester dans la rue, ou,
ce qui ne vaut guère mieux, loger au khan, si on n'a pas quelque
maison amie pour s'abriter; heureusement le caractère grec se
prête très bien h pratiquer les devoirs de ce genre. On hôte est une
distraction pour des gens qui en ont si peu; il sait des nouvelles,
— que de beaux discours ne va-t-on pas échanger avec lui ! — Un
Grec n'hésite jamais à vous recommander à un Grec. Je viens de
faire quelques excursions sur la côte , où les villages sont tous hel-
léniques, li Savei-vous où aller loger? Allez chez un tel de ma
part. » Mon carnet est couvert d'adresses que m'ont données»
celle-ci un petit marchand de tabac chez lequel je faisais une em-
piète, celle-là un brave homme qui est venu s'asseoir à côté de mot
pendant que je prenais mon café sur la marine. Ces adresses étaient
excellentes. C'est un plaisir pour un Grec de vous recevoir ; seule-
ment d'ordinaire , quand ses discours sont épuisés , vous ferez bien
de prendre congé de lui. Dès que la conversation languit, le temps
de seller votre cheval est venu. La période d'enthousiasme pour un
hôte grec, Constantini et quelques autres exceptés, dure quarante-
huit heures, un peu plus, un peu moins.
On sait que dans l'antiquité chaque ville avait des proxénes. Un
Athénien par exemple était proxène de Corinthe , un Amorgien de
l'Ile d'Ikos. Le proxène recevait les étrangers de la ville qui lui
avait donné ce titre. Les hôtelleries de la Grèce antique ne valaient
guère mieux que les khans d'aujourd'hui. Les archéologues ont dé-
montré que les auberges sont une création romaine. La proxénie
était une nécessité dans le monde grec d'autrefois; si elle imposait
certains devoirs politiques , comme de suivre des procès d'étran-
, Cooglc
A22 RETDE DES DEUX MONDES.
gers, de faciliter leur commerce, elle était surtout, semble-t-il, une
institution d'hospitalité. Et de fait, si un Grec de Ttiasos par exemple
fût arrivé autrefois à Bisanthe comme je viens de débarquer à Ro-
dosto (1), il n'eût eu qu'à se féliciter de trouver dans la ville un
proxène de son pays.
Quiconque a voyagé dans les pays grecs garde de nombreux sou-
venirs de ses hôtes. C'est un plaisir que d'entendre cet inconnu de
tout à l'heure, qui vous appelle mon ami et mon frère [pkilif
adelphé), vous prodiguer sa science, dérouler devant vous ses rai-
sonnemens, écouter le rhytfame de ses belles phrases. L'an dernier,
dans un petit village d'Aicadie, près du Styx, à peine étions-nous
assis que le proxène nous dit ; a C'est une belle journée pour moi,
vous allez me tirer enfin d'une grande inquiétude; dites-moi, est-il
vrai que ce pauvre abbé de Condillac soit mort? Ce serait une
grande perte I » Un Grec de Paris avait donné sa bibliothèque au
village; déjà on y apprenait le français, la philosophie; le hasard
voulait que l'abbé de Condillac y fût devenu légendaire. Notre hôte
du lendemain, un petit cultivateur comme le précédent, daas une
maison perdue au fond d'une vallée sauvage, n'eut point de repos
qu'il n'eût entendu notre opinion développée sur l'utilité d'un con-
seil d'état. Ce sont des exemples entre mille ; mais un Grec a tou-
jours un motif particulier de curiosité quand 11 vous fait si large-
ment les honneurs de chez lui.
Rodosto est la ville la plus peuplée de la côte européenne sur la
mer de Marmara. Bien qu'elle soit déchue de son ancienne grandeur
du moyen âge, elle est encore une petite capitale. La grande pro-
vince de Roumélie (vilayet d'Andrinople) est divisée en cinq ar-
rondissemens ou sandjaks. Rodosto est le chef-lieu d'un de ces
arrondissemens que les Turcs appellent sandjak de Tekfourdagbi
(la montagne de l'empereur). Située à mi-cberain entre Constan-
tinople et Gallipoli, à dix ou douze heures par mer de chacune de
ces deux villes, elie-est une escale de commerce assez fréquentée.
C'est là qu'arrivent en partie les produits de l'intérieur, c'est là
qu'on vient débarquer quand on se propose de pénétrer au centre
de la province. La population y oÉfre ce mélange des religions et
des races les plus diverses qui se retrouve si souvent en Turquie.
On compte à Rodosto 13,000 Turcs, 6,000 Arméniens, 4,000 Grecs,
500 Juifs, 60 catholiques et 25 protestans. Chacune de ces religions
forme une communauté qui a sa vie propre.
Les Turcs font ici triste figure. Leur quartier est délabré, leurs
maisons tombent en ruine; on n'y reconnaît guère le luxe oriental
qu'on cherche par habitude dans tous les lieux qu'ils habitent. 11 eat
(I) Biuuttw ut le nam ancien de Rodouo.
, Google
U RODHÉLtE. AS3
vrai qu'à l'izitérieur ces maisons presque toujours sont d*une pro-
jM-eté minutieuse; mais les canapés recouverts de toUe blanche, les
planchers luen lavés, les murs crépis à neuf, la verdure que les
Ottomans savent distribuer autour d'eux avec tant de goût, ne peu-
vent faire illusion; les hôtes de ces demeures sont pauvres. Ils sent-
iment s'interdire tous les métiers qui leur donneraient un peu d'ar-
gent, la plupart vivent péniblement du revenu de quelques terres,
restes d'une ancienne prospérité; ils n'ont pas le courage de les
cultiver eu3-même3, et, comme la corvée n'est plus à leur disposi-
tion, ils laissent en friche la moitié da leurs domaines. Presque tous
sont accablés de dettes. Lear grande ressource est d'obtenir un petit
emploi chez le gouverneur, une place à la douane, et de fwro payer
alors ce qu'ils peuvent aux ruas qui s'adressent à eux. Cette incurie
est étrange, elle frappe les yeux de tous les côtés. Le télégraphe
passe à Rodosto, qui est une station importante, les employés sont
Grecs. On ne trouverait pas dans la ville un médecin turc, les s^es-
femmes sont les seules personnes de religion ottomane qui pratiquent
la médecine^ on hésite encore dans les provinces à mettre les chré-
tiens dans la confidence des harems, les Turcs de Constantinople ont
Qwins de scrupule. La ville n'a pas de port, les bateaux s'arrêtent
assez loin en mer, et, quand le temps est mauvais, on court risque
de ne pas débarquer; les anciennes digues byzantines seraient pour-
tant peu difficiles k réparer. Des barques montées par des Juifs
viennent vous chercher au bateau pour vous amener à la marine.
Sur la mer de Marmara, un grand nombre de bateliers sont Israé-
lites, c'est là un fait qui ne se retrouve guère dans le reste de l'O-
rient. Arrivé près du bord, il faut s'aventurer sur des pilotis délabrés
où se tiennent le douanier et l'inspecteur des passeports; tantôt en
sautant d'une pierre sur une autre, tantôt en suivant une planche
mal assujettie, vous parvenez au bureau du directeur du port. Bien
n'est plus misérable, rien n'indique plus d'abandon. Une compagnie
turque dessert Rodosto, c'est-à-dire que la compagnie est officielle-
ment ottomane, reçoit une subvention de l'état, et figure sur les sta-
tistiques, à l'usage de l'Europe, parmi les œuvres d'utilité publique
dues à l'initiative de la Porte. Sur le prétendu bateau osmanlis qui
m'a amené, le capitaine était Ëpirote , les matelots étaient Grecs : le
salon, si on peut appeler ainsi la misérable cabine des premières,
avait pour tout ornement une magnifique gravure qui représentait
deuï vapeurs grecs célèbres dans tout l'Orient pour avoir franchi plus
de vingt fois le blocus de Crète; des drapeaux helléniques complé-
taient la scène. Les Turcs regardaient cette image sans y voir mal, ou
plutôt n'y faisaient pas même attention. Nous ne sommes qu'à quel-
ques heures Ai Constantinople ; il n'y a cependant ici de poste tur-
que qu'une fois par semaine, et encore ne s'y (ie-t-on guère. Depuis
«21
le xvu* tÛKK, ViBtnthe z partie le dnîi d'eiTTvra- ihs ies kàt
)««n tu coBTiier de rambanàe q&i nmsc k KaoBt-Bf par W-
doiM, ifidriaopîe et Sofii. Cett â oe cojrner qo . Tod r^Ht ks
lettres importanieB et sarViut les rileors prédeoses. La peae tar-
4)aeeiliL poste aairichknae fient serrîeE par d<s Taian qai roni iob-
joan ui gmtd uvt ; teJoa le ootabn des cois qu'ils ont i porto-,
îlt tioHKat ea labee deut et troi^ béoes. L* Csnc de I^abinde tes
read insensibles sl tout ce qu'a de dur na iDt-ûer aasâ fanga^:
parla piui«, par lest^eî], en loot iem[»,îlsd.>nDeiiisDriearfiieTa].
Oe peut, tt oo le vevl, voyager en leur cMcpapiie à un prix ■•-
déré; ntaû l'étriioger qui les a suivis seuJeaieat nu jour es bmé
pour loogiemps. Prendre la pœie e»t uae école qu'on ae bit p»
dem fots ea Turquie. Les Turcs i«iiibie;it oe ]-(»ni sinquiéia' des
cOTreapondaDCfcS; oe serait là pounant db service de première mi-
lilé. Sur le Bosphore, qui est uoe loneue suJLe non iutemmipiie de
villages et de palais, oo n'a aucun iDoveii d'envoyer régulîàeiBeiit
une let.re: il faut avMr recours à des esprès. et cepra-iiant toaies
les demi-beures des baLeaux-wDDÎbus font escale aux principaux
points. Le coutraste est graod avec la Grèce. Dans les canloos les
yUui reculés, le courrier d'Ailiêueâ arrive tous Ic« jouis. Cn people
quia plus de cloquante jouroatixqooiidieDS, et qui écrit auuni qu'il
parle, devait Mentir la nécessité des p'jsies.
La population ollomaoe à Bodosio dimiDue visiblement. Eo pré-
wiice d'une misère qui ne cesse de giandîr, les familles itombreuses
devieuaeot très rares; des gens de noble origine ont un enfant ou
deux U'Ut au plus. Il n'en est aio&i que depuis peu; les cbrétleos
m; rappellent irès bien l'aocieuDe puissance des be\â. Il est facile
de retrouver dans ce pays l'hisUiire de ruines très rapides. Adhhi-
rat-ElTeDdi avait dans sa jeunesse dû ou douze fermes, des haras
magnifiques et de belles maisons. Ses régisseurs l'ont volé; il s'est
laissé engager dans des spéculations sur les blés. L'iotervention
|j1us active de» EuropC-ens dans les affaires de la Turquie a rendu
impotysible cette justice sommaire que les Ottomans exerçaient au-
trefois à leur profit. Aujourd'hui il est vieux et réduit à de pauvres
revenus, u Du reste, disent les Grecs, c'est un brave homme : il pré-
tait sans compter; beaucoup d'ciitre nous ont profité de sa bonté, u
c'est-à-dire l'ont exploité. La dilapidation est une habitude des
maisons turques; dans les harems riches où il y a quelquefois dix ou
quîn'ze personnes, tant femmes du maître que domestiques, les exi-
gences sont excessives; la clleolële nombreuse dépense aussi de
son côté ; une maison qui souvent n'a pas un luxe éclatant épuise
une grande fortune faute d'ordre et de comptes bien faits.
Mahomet, pour qui j'avais une recommandation d'un personnage
important, est venu me rendre ma v'isite. U paraissait soucieux ;
LA ROUntLIK. h2b
comme il parle très bien grec, — ce qui est rare, — la conversation
était facile. Je me suis enquis de ses tristesses. <i Voici bient&t la
fête où j'ai coutume d'habiller mon harem à neuf; comptez : deux
femmes et neuf suivantes, c'est là une grosse dépense; tuniques,
voiles, férédjés. Une de mes femmes a rapporté de la dernière foire
de Silivri des fourrures dont je n'avais nul besoin et des bijoux très
chers, ce qui diminue de beaucoup mon revenu de cette année. »
Comme je m'étonne qu'il ne puisse mettre son monde à la raison :
(i Vous en parlez bien à votre aise I Du coucher du soleil jusqu'au
lendemain, je suis enfermé dans le harem, où il n'y a d'homme que
moi; je n'ai pas la liberté de vivre ailleurs; là je suis non pas mattrë,
mais esclave. Ce que mes femmes peuvent me donner d'ennuis quand
elles s'entendent, vous ne l'imaginez pas; les suivantes sont plus
tracassières encore que les autres. Il faut céder, elles le veulent;
mais j'y perdrai mes derniers paras. »
Le palais du gouverneur est une maison de médiocre apparence.
On arrive jusqu'à la pièce de réception au milieu des soldats qui ont
leur poste dans l'antichambre. Ce sont des zaptiis{(ies gendarmes)
vôtus avec ce négligé qui dislingue les soldats ottomans en pro-
vince ; à peine reconnalt-on leur uniforme d'étoffe sombre ; ils font
ta cuisine à la porte môme du salon. Cinquante de ces gens-là sont
toute la garnison de la ville, et je ne sais si dans le sandjak on
trouverait cinquante autres soldats. Le gouverneur porte le cos- '
tume de la réforme, fez rouge, gilet blanc, redingote noire à pans
droits; il est accroupi sur un canapé, dans une chambre mal crépie
qui n'a ni rideaux ni onieinent. C'est un jeune homme de bonne
mine; il a passé quelque temps dans la clientèle d'un grand sei-
gneur ; on lui a donné ce poste pour lequel il n'avait aucune prépa-
ration. 11 supplée à son insufTisance par une dignité froide et aussi
par cette habileté prudente qu'ont le plus souvent les hommes de sa
race. Créer à la Porte le moins de difficultés possible, ne pas pro-
voquer de plaintes, maintenir lus chrétiens des dilTérens rites dans
l'obéissance en les flattant tour à tour, assurer, ou peu s'en faut,
la levée de l'impôt, tel esL le principal de son rôle ; s'il le remplit à
peu près, il restera ici jusqu'à la chute de ses protecteui's; d'ici là, il
espère réunir assez de balchichs pour attendre durant la disgrâce
des jours plus heureux. Le percepteur des douanes assiste à ma vi-
site. Ce pauvre homme est très embarrassé; un ordre de son mi-
nistre l'envoie dans la même fonction à Bagdad; l'avancement est
de quelques centaines de francs. 1) ne parle pas mieux l'arabe que
le grec, cela ne l'inquiète guère : il est indifférent à la longueur du
voyage, qui va lui faire perdre quelques mois et lui coûter ses ap-
pointemens d'une année; mais quelle route suivre? il soupçonne que
Bagdad est très loin. Je le renseigne de mon mieux, non sans ad-
A26 REVUE DES DEOX MONDES.
mirer l'habileté des Turcs, qui sont propres, paratt-il, à remplir une
fonction en toul pays, et aussi l'aisance, qui m'avait déjà étonné,
avec laquelle on leur fait traverser dans toute sa longueur ce vaste
empire.
Tous lés raîas, c'est-à-dire les non -musulmans, sont divisés en
communautés selon la religion. Chaque commonaoté se gouverne
par elle-même et comme elle l'entend; pour ses affaires propres,
son indépendance est absolue. Un conseil la représente dans ses re-
lations avec la Porte. Ces conseils sont électifs. Une fois par an on
S3 réunit au temple ou à l'église, et là on nomme par l'élection ceux
qui doivent veiller aux intérêts de tous. En temps ordinaire, ce cwi-
seil a l'initiative des décisions à prendre ; mais, quand des questions
graves se présentent, tous les membres d'une même communauté
se réunissent et discutent. Les Grecs surtout excellent à pratiquer
ces libertés communales. C'est là la seule forme de gouvernement
qu'ils comprennent. Très inexpérimentés quand il leur faut, à
Athènes par exemple, se faire aux règles du régime constitutionnel,
ils ont toutes les qualités que demande la gestion de leurs affaires
municipales, La vie politique est très active dans ces petites répu-
bliques; comme autrefois, l'éloquence et la brigue y tiennent une
grande place, et cependant les affaires n'en vont pas plus mal. Le
raia doit au gouvernement la dlme et les autres impôtït; en échange
de ces sacrifices, l'état ne lui fait aucun avantage; i! ne s'occupe ni
de travaux publics, ni de l'instruction, ni de l'église. L'instruction et
l'église sont le grand souci des communautés grecques. « Un village
grec sans didaskal (sans maître d'école), dit un proverbe, est aussi
rare qu'une vallée sans montagne. » Aux environs de Rodosto, dans
de pauvres bourgs, où on ne compte pas plus de cent maisons, le
maître d'école me montrait sa bibliothèque; il avait là les classi-
ques de la collection Tauchnitz. K Rodosto, la communauté a créé
depuis longtemps deux écoles primaires; elles comptent — l'une
160 élèves, l'autre 70; l'enseignement n'est pas obligatoire, mais
personne ne consentirait à en priver ses enfans. Le gymnase ou fcde
hellénique devrait être ce qu'on appelle en France un lycée. On y
enseigne les mathématiques, l'histoire, les figures de style, la géo-
graphie et même le français. Les classes sont au nombre de cinq.
Le directeur n'a d'ordinaire qu'un ou deux aides, ce qui est bien
peu. Les élèves les plus instruits servent de moniteurs aux autres;
c'est donc l'enseignement mutuel, généra! du reste dans toutes les
villes grecques de la côte. Les frais de l'instruction publique ne de-
mandent à la communauté que 6 ou 7,000 francs en moyenne. Les
maîtres sont peu payés, les redevances individuelles et volontaires,
toujours nombreuses en pays grecs, rendent leur position moins
difficile.
LA lODUÉUE. 427
La. c^se de la communauté reçoit : 1° les fonds laissés par héri-
tage, 2° une partie des revenus des églises, 3° le montant des coti-
sations annuelles. Le budget se règle tous les ans d'après les dé-
penses prévues. Selon les ressources, on décore les églises, on en
bâtit de nouvelles, on élève un hospice, on fait venir d'Athènes un
maître excellent, on envoie à l'université un jeune homme qui donne
des espérances, on répare un chemin dans le quartier. La commu-
nauté ne se borne pas à régler ses dépenses, elle institue des con-
seils de justice qui arrangent à l'amiable les différends entre ortho-
doxes. Il serait triste de voir trop souvent des Grecs aller au tribunal
turc pour un procès grec. Les anciens sont nommés arbitres; au be-
soin on élit une commission pédale, et même on remst une décision
au vote du peuple tout entier. Parfois aussi les intérêts locaux né-
cessitent le départ d'une délégation pour Constantinople; ces petites
ambassades portent la supplique de tous. Rien ne fait plus d'hon-
neur aux Grecs que le bon sens avec lequel, sans lot écrite, sans
constitution, ils savent régler leurs affaires intérieures. La démo-
cratie la plus large est la loi de ces communautés. L'égalité d'édu-
cation y est presque complète; la fortune n'y établit pas de gi-andes
différences entre les uns et les autres. Le pauvre est rare parmi
eux ; celui même qui vit de son travail quotidien n'est jamais soumis
à cas durs labeurs si fréquens dans nos sociétés. Sa vivacité d'esprit
ne s'altère jamais; à l'agora, k l'église, au cabaret, le marin, l'ou-
vrier, le riche propriétaire, sont toujours des égaux.
La communauté arménienne a été autrefois plus puissante qu'au-
jourd'hui; les Arméniens, si nombreux au moyen âge et jusqu'au
siècle dernier en Roumélie, quittent le pays à mesure que la pau-
vreté y fait des progrès. Cette race est avant tout commerçante :
elle ne se livre ni à l'agriculture, ni à la marine; elle fait le cour-
tage, la banque, la commission; il ne lui déplaît pas de rendre
beaucoup de services aux Turcs, et pour cette raison elle est sou-
vent mal vue des autres sociétés chrétiennes. Douée de finesse sous
une apparence lente et presque lourde, elle n'a ni l'indépendance
ni l'espi'il si brillant des Grecs. Elle rappelle par beaucoup de traits
de caractère la nation juive; mais elle a plus de tenue, plus de res-
pect de soi. A Rodosto, les Arméniens ont quelques belles maisons
meublées avec luxe, une église très ornée; ils aiment à vivre chez
eux, en famille, sortent peu, si ce n'est pour leurs affaires; les pota-
bles presque seuls dirigent la communauté, dont les tendances sont
surtout aristocratiques.
Les quelques protestans que l'on compte à'Rodosto ne savent pas
pour la plupart très bien à quelle religion ils appartiennent. Depuis
vingt ans environ, les sociétés bibliques font en Orient une propa^
gande active, leurs missionnaires voot partout; les cartes qu'ils pu-
, Cooglc
A28 KEVUE DES DECX MONDES.
blient des lieux où ils ont prêché et fait des conversions sont inté-
ressantes. En Syrie, en Palestine, en Egypte, en Asie-Mineure, en
Grèce, jusqu'en Arménie, ils ont des églises. Leurs pasteurs, an-
glùs, américains et allemands, disposent de sommes considérables;
Us font preuve d'une rare intelligence, et cherchent plutAt encore
& répandre la civilisation que les dogmes d'une secte particulière.
C'est ainsi qu'ils s'attachent surtout à montrer l'importance du tra-
vail et des sciences modernes. A Beyrouth, ils ont créé de toute
pièce un laboratoire de chimie industrielle pendant qu'ils établis-
saient une imprimerie arabe. Dans des pays peu peuplés, comme
ici, ils ont dû se borner à de courtes visites; la seule prédication a
peu d'influence sur des Grecs ou des Arméniens. Cependant de pau-
vres gens, attirés par les aumônes, sont venus les entendre lors
de leurs passages, quelques-uns ont été séduits par l'élévation et
la charité de leurs discours; mais dans peu d'année.';, si la prédi-
cation ne se renouvelle pas, ces prosélytes seront retournés à leurs
premières croyances. *
Voirie mieux possible les religions diverses qui se partagent cette
ville est certainement l'intérêt principal d'un séjour à Rodosto. L'in-
dustrie locale est à peu près nulle; la culture des vers à soie, qui
occupe quelques habitaos, ne fait que des progrès médiocres. Un
mur antique, formé de pierres colossales, est peut-être tout ce qui
reste de l'ancienne Bisanthe. L'église de la Panagia Rheumatocra-
torissa (la vierge impératrice du torrent) conserve un office manu-
scrit qui explique ce nom bizarre. Au moyen âge, la Vierge, patronne
du sanctuaire, a dispersé des barbares sur les bords d'un ruisseau
encaissé. On remarque dans cette même église les longues épitaphes
en latin oratoire d'exilés hongrois qui reçurent un asile sur ces
côtes après la paix de Carlovitz. Les Magyars ont le culte de ces
tombes, ils y viennent presque chaque année en pèlerinage de Pesth
et de plus loin.
PADidoD, !0 septembre.
De Rodosto à Panidon, la rotite est d'une heure le long de la
plage; c'est un plaisir de la faire à pied. La campagne, plate et
dénudée, offre peu d'intérêt; mais la mer de Marmara est admi-
rable. L'Ile de Proconëse au premier plan, les côtes de la Bltbynie
à l'horizon, sont baignées dans une vapeur étincelante de ce gris
lumipeux propre à l'Orient; la mer immobile et chaude est du plus
beau bleu, couverte au loip seulement de teintes plus pâles. Le vil-
lage de Panidon est grec, le maître d'école et les notables me re-
çoivent; ils veulent que j'interroge les élèves, et, commeje leur laisse
ce soin, ils leur font raconter la bataille de Salamine, puis celle de
Platée, puis celle de Marathon, l'histoire de leurs pères, comme
ils disent. Ces bambins ont très bien lu leui' Plutarque. Après l'exa-
LA ROUUÉLIE. &2Q
men, j'emmène maître et écoliers à la recherche des inscriptions. 11
y avait évidemmeot, au temps romain, sur l'emplacement qu'occupe
Panidon, une ville importante qui a laissé de nombreuses ruines,
mais dont le nom est encore inconnu. C'est nu tour du maître d'é-
cole de s'instruire; il veut porter dans sa classe chariue objet que
j'étudie. Nous inaugurons un musée ; le didaskal se complaît à faire
un long discours où Xénophon et les dix mille, qui sont venus par
là autrefois, les Grecs d'Athènes, qui y viendront un jour, ont leur
place. J'ai le plaisir d'examiner en détail une hypogée très intéres-
sante, un tombeau souterrain où la niche principale est ornée
d'une architrave gréco-thrace. Nous n'avions aucun monument de
la sculpture propre aux Tbraces. Ce sont les motifs du style grec,
mais ornés de bucranes et surchargés de torsades d'un goût bar-
bare. Pour comble de bonheur, Panidon possède cinq mesures de
capacité de la belle époque grecque, des étalons oRiciels, objets
presque introuvables dans les plus riches collections de l'Europe,
où on n'a pu en jauger jusqu'ici que trois seulement. 11 faut être
archéologue pour comprendre la joie infinie que donnent de pa-
reilles trouvailles. Voilà une ville que l'histoire ne nomme pas, et
dont la science retrouve aujourd'hui la topographie, le culte, les
arts, la constitution.
Cboni, SI Hpiembre:
Pour suivre la mer au sud de Rodosto, il n'y a pas de route; je
suis allé à cheval à £oumbaou, joli petit village sur la côte, en-
suite à Awdin, qui est perdu au fond d'une grande vallée, puis à
Ganos, enfin à Chora. Le loueur de chevaux était un guide ex-
cellent. A Awdin, village de 150 feux, on ne voit pas moins de
trente-huit églises. Ce nombre n'a rien d'étonnant en pays grec.
La petite ville d'Ios par exemple, dans l'tle de ce nom, au nord
de Santorin, compte autant de sanctuaires que de maisons, et, ce
qui est assez curieux, ils tiennent presque tous à des habitations
dont ils dépendent. Aucun peuple n'élève plus facilement des cha-
pelles; pour un vœu, pour un succès, on veut être agréable à taPa-
nagia ou aux saints. Dans certaines parties de la Grèce, il est très peu
de familles, pour peu qu'elles soient seulement dans l'aisance, qui
n'aient bâti leur église. Il en était de même avant le christianisme.
De là cette foule 4'é<l'''ces en l'honneur des héros ou des dieux. Pau-
sanias, dans sa description de la Grèce propre, en cite à chaque
pas, et encore a-t-ii dû en oublier beaucoup ; le goût pour les nom-
breuses chapelles a été dès l'origine et reste un trait du caractère
national chez les Hellènes. Toute la cAte, depuis Conslantinople
jusqu'à Gallipoli, est occupée presque exclusivement par des Grecs,
Chaque village s'administre comme la communauté orthodoxe de
Rodosto. Les Turcs y viennent une fois par an pour l'impôt; on
, Google
A30 BBTUE BES DEDX UONDBS.
pourrait les oublier, si un Grec ne baissât à toute beure ses maîtres
infidèles. C'est partout pour l'étranger qui passe le même accueil,
la même gatté, la même amitié improvisée. Tous ces petits ports
ont des bateaux qui font le cabotage. L'activitl^ y est très grande,
les fortunes n'y sont pas rares. On trouye dans les maisons UD
confortable suffisant; les chambres, vastes, aérées, ouvertes presque
toujours sur la mer, garnies de divans qui font le tour de la pièce,
sont élégantes et simples. Les peplomata qui servent de lit, grandes
et moelleuses couvertures qu'on étend le soir sur le plancher, m'ont
toujours paru excelleos.
Ce matin, pendant que je suis sur la plage, je m'entends appeler
par mon nom; c'est Dimitraki, le tailleur de la rue de Minerve à
Athènes, qui me fait ses amitiés. Ce Dimitralti avait un peUt com-
merce qui n'allait pas mal. Qu'est-il venu faire ici, à 200 lieues de
chez lui? J'apprends qu'on lui a parlé d'une bonne spéculation; it a
fermé boutique, laissé sa femme et ses enfans, et s'est embarqué.
Ses espérances étaient un leurre; il avait eu trop de confiance. Pour
se consoler d'avoir fait 200 lieues en vain, il va en faire 500. Ses
bagages sont prêta; il a roulé tout son bien dans sa couverture; son
passage est arrêt" sur un bateau à voile qui part pour Beyrouth et
arrivera on ne sait quand. « Vous connaissez Beyrouth, n'est-îi pas
vrai que j'y trouverai de bonnes affaires? » Que s'il réussit en Syrie
aussi mai qu'en Thrace, que s"\\ fait d'ici de là des escales de deux
mois, qu'importe? la mer est calme, ses compagnons sont bons cau-
seurs. 0 Dimitraki, que vous êtes bien de votre race ! vous vous
laissez prendre au moindre mot, et toutes les déceptions du monde
n'altèrent pas votre bonne humeur. Jamais un voyage n'a effrayé
un Grec; le mouvement lui plaît, la nouveauté le ravit. Quant à l'a-
venir, il lui faut si peu pour vivre, il est si ingénieux I Beaucoup
de Grecs passent leur vie sur les grands chemins ; ils donnent sur
le pont des navires et dans les khans, vivent de peu, travaillent
quelquefois, et sont contens. Un Grec qui n'a vu que sa ville ou son
village est introuvable.
Les journées durant celte excursion sont toujours les mêmes. Le
malin, on serre la main de ses hôtes; pour prix de leur hospitalité,
ils ne veulent qu'une chose, la promesse cordiale que vous les rece-
vrez quand ils viendront à Paris, Paris tient une grande place dans
ces rêves que bien peu réaliseront. Vers midi, les chevaux s'arrê-
tent au kban; vous allez frapper à une nouvelle porte. Après les
salutations d'usage, les confitures et le café, il faut visiter la ville.
On se promène par les rues, causant, interrogeant, non sans faire
les stations obligées aux bakhals les plus renommés par leurs su-
creries. Le soir est venu ; le rii au citron et la poule cuite à l'eau
ou le mouton rôti sont sur la table : la maltresse et les filles de la
n,g,t7cdb/G00gIc
LA BOUHELIE. Â31
maisoQ s'empressent à vous servir. Votre bote vous parle de la
Grèce, de la tyrannie des Turcs, de la grande idée. A quoi s'est
passé tout le jour 7 A mieux comprendre les Grecs andens en écou-
tant les descendans de Périclës et de Thucydide.
S! Beptcmbre.
Retour à Rodoslo. Quand on a visité un certain nombre des villes
ou villages grecs des environs, on peut négliger les autres. Les
Grecs connaissent bien tous les lieux de ce pays qu'occupent les
leurs, et vous donnent des renseignemens qui suHisent. La variété
du reste n'est pas le caractère de ces petites communautés. Ainsi
Midia et Dei kos sur la Mer-Noire, villes du sandjak de Tekfourdagbi,
de même que Vyza, doivent ressembler beaucoup à Rodosto. Depuis
le Rosphore jusqu'aux Dardanelles, on trouve une vingtaine de gros
villages presque exclusivement grecs, à peu près tous bâtis sur
l'emplacement de colonies antiques. — Beaucoup conservent, du
moins pour les chrétiens, leurs noms primilils; les noms turcs ne '
sont en usage que dans les relations avec l'autorité. Tcbarkeni s'ap-
pelle Tiristasis, iEregli Ileraclea, Silivri Sulymbria, et ainsi des
autres. Dès le vi' siècle avant notre ère, il y a plus de 2,000 ans,
les Hellènes étaient venus s'établir dans cette partie de la Thrace.
Les barbares occupaient l'intérieur du pays, comme aujourd'hui les
Turcomans et les Slaves; ces cités avaient pour elles la mer, qui
était leur domaine, et quelques champs autour de leurs murs. Leur
bistoi^e est inconnue. 11 n'est pas difGcile de s'imaginer au milieu
de quelles préoccupations s'écoulait leur vie. Leur organisation po-
litique ne difl'érait guère de ce que nous voyons aujourd'hui. Le
receveur des impôts ne venait pas une fois par an, il est vrai, cher-
cher la dime; mais il fallait compter avec les rois odryses, qui
étaient les Turcs de ce temps. Beaucoup de ces cités devaient un
tribu régulier; moyennant cette redevance, elles restaient libres
chez elles. Les habilans faisaient le commerce : ils étaient comme
aujourd'hui le^ inteimédiaiies des hommes de l'intérieur et des
marchands étrangers. Chaque cité avait ses archontes, son sénat ;
c'étaient les notables et les proëdres (présidens) d'aujourd'hui. La
religion,. les écoles, le cooimerce et les beaux discours restaient
comme maintenant la grosse affaire. Chaque année, quelques jeunes
gens s'en allaient courir le monde, soit pour s'enrichir, soit pour
entendre les philosophes à Mcomédle, à Nicée ou à Athènes.
On ne saurait vivre dans toutes ces villes sans reconnaître com-
bien les Grecs se modifient peu. La persistance de ce peuple à gar-
der ses caractères est un des faits qui frappent le plus en Orient;
comme les Juifs, il est immortel. Voici cette côte par exemple; que
d'inva^ons n'a-t-elle pas sitbies 1 Dans l'antiquité, ces cités » éloi-
, Google
132 RETDE DES BEUX MONDES.
gnées de leur métropole étaient menacées tous les jours; leur vita-
lité a résisté à tous les barbares. Plus tard, ni les Turcs, ni les
Slaves, ni les Normands, ni les Francs, n'ont pu les détruire. Plu-
sieurs d'entre elles ont été renversées, brûlées ; elles renaissaient de
leur ruine. Après tant d'années de misères, elles conservent encore
d'antiques traditions. C'est déjà mue chose surprenante qu'elles '
n'aient pas oublié leurs noms. Leur langue diffère assez peu du grec
ancien ; le romaïque n'est qu'un dialecte, peut-être un idiome po-
pulaire d'autrefois, qu'on partait, mus qu'on n'écrivait pas. Je vois
tous les jours ici des usages aussi vieux qu'Homère. Tous les same-
dis par exemple, on porte au cimetière, sur les tombes récentes,
du blé bouilli et des raisins secs, les fruits de Déméter et ceux de
Dionysos. Les assistans mangent pieusement le repas funèbre en
répétant des chants dont le sens est tout païen : « il faut nour-
rir le mort, qui est à l'étroit sous la terre; nous ne le laisserons
manquer de rien, nous lui prouverons que nous pensons à lui. »
Que cette idée est peu chrétienne! Le pope assiste à la cérémonie,
mais pour la forme ; ces colyvia sont un souvenir di^ passé le plus
lointain. Ce culte si étrange se retrouve dans le monde grec tout
entier. Les pères de l'église l'ont proscrit en vain, force leur a été
de céder aux exigences de la race, à cette piété qui s'occupe peu
de l'âme et du paradis, mais qui veut assurer le bonheur tout ma-
tériel des ombres. Le banquet est devenu chrétien; les théologiens
l'expliquent par vingt raisons toutes subtiles et fausses. Un des bas-
reliefs antiques les plus fréquens dans ces contrées représente un
cavalier qui tue une hôte fantastique. Sous le nom de saint George,
nombre de ces marbres, qu'on a simplement ornés d'une croix, dé-
corent beaucoup d'églises et reçoivent des offrandes; dans le culte,
que de détails moins chrétiens que païens! La piété des Grecs pour
les souvenirs est incomparable. Aucun sanctuaire, si ruiné qu'il
soit, n'est abandonné ; on y brûle des cierges , la fête du saint s'y
célèbre régulièrement. Un Grec découvre une chapelle au milieu
des pierres et des ronces, là oii vous ne verriez rien, si on ne vous
avertissait. Le serai de Constantinople renferme une source consa-
crée autrefois à Jésus sauveur chalcéen (du palais de Chaicé). Durant
trois cents ans, les Grecs n'ont pu venir y faire leqrs dévotions;
le palais du grand-seigneur était inaccessible aux raïas. Chaque
année cependant, à jour fixe, les fidèles se réunissaient au pied du
palais pour honorer de loin et en secret cette source pieuse; au-
jourd'hui elle n'a rien perdu de sa célébrité. La persistance du sou-
venir va quelquefois bien plus loin. Sur le Bosphore, que les Turcs
ont couvert de villages, les paysans grecs les moins instruits n'ont
pas oublié certains noms classiques sur lesquels les hellénistes dis-
putent, lis ont appelé de tout temps Hiéron (sacré) le promontoire
■ Google
LA BOUUÉLIE. A33
OÙ s'élevait aa iv' ^ëcle avant notre ère Je temple le plus célèbre
du Bosphore, et cependant l'arcbéologie n'a fait sur ce point de
découvertes décisives que depuis quelques jours. A deus heures
plus loin, un joli fleuve, qui était connu des anciens depuis l'expé-
dition des Argonautes, se nomme encore pour les Grecs le Bivas,
comme au temps de Jason et de Médée. L'antiquaire fera toujours
bien de se .laisser guider par ces souvenirs populaires. Les Grecs, sî
mobiles, ont par certains côtés une ténacité tout orientale.
Aujourd'hui le trouble est grand chez le gouverneur du sandjak;
notre ambassadeur, H. Bourée, demande par le télégraphe quelle
est la population de la ville. L'autorité turque ne peut dire aucun
chiffre pj'écis; les chrétiens ne sont pas beaucoup mieux renseignés.
Cependant un voyageur européen ne renonce pas facilement au
désir de rapporter des données aussi exactes qiie possible. Pour le
canton ou cazm de Rodosto, qui s'étend à deux ou trois lieues tout
au plus autour de la ville, en faisant l'enquête soi-même, on a
quelque chance d'arriver à un résultat certain. Cinq homgs sont
exclusivement grecs : FJeochorio, Scholari, Panidon, Koumbaou,
Naipkeui, qui contiennent en moyenne de 200 h 600 maisons; une
maison suppose en général 5 habitans. J'ai compté 2à bourgs turcs
contenant ati total SIS maîrons, ce qui fait seulement une moyenne
de 13 feux par bourg. Ces villages turcs, comme on le voit, ne
sont que de gros hameaux. Dans la campagne de Rodosto, la po-
pulation, si mes calculs sont exacts, serait de 1,600 Turcs et de
8,000 Grecs, ce qui, en tenant compte de la population de la ville,
donnerait pour le canton 15,000 Turcs et 12,000 Grecs. Dans le
sandjak, 1 s autres chefs-lieux de cazas sont Khireboli, Lulé-Bour-
gas, Tchorlou, Hérékli et Vyza. Les Turcs et les Grecs s'y trouvent
à peu près en égal nombre. Bnurgas a 1,600 maisons, Tchorlou
1,100, Vyza 600, Khireboli 500, Hérékli 200. A Vyza et à Tchorlou,
les Grecs ont un gymnase ou école d'enseignement secondaire. A
Tchorlou seulement, on trouve une communauté arménienne; elle
est de 100 maisons. D'après les renseignemeos qu'a recueillis avec
soin M. Constantini, la population totale du sandjafc serait de
110,000 habilans. Quant à étudier comment fonctionnent les difTé-
renies a<?mtnistrations du sandjak, les bureaux de fmances {Vencaf
et X'emlar), les conseils de justice, ce n'est pas quand on n'a vu
encore qu'une province qu'il faut le tenter.
!3 septembre.
Nous avons quitté Tekfourdagki ; toute la journée, trois forts
chevaux nous traînent en arabas. L'arabas est une longue voiture
très soliile. On y étend un matelas sur lequel on se couche; des
TOME aciv, - 1871. »
, Google
JI3& «ErUE DES- DSDX. HOTDES.
cott-'^siss sspporbenti la tétB, oL, cooime une vast» couvert v& vou8<
envdcppe lout entier, on< peut dire qu! an voyage :9or on titroolaat..
Chemin fau<ai)t, oous reneontnxis'd'aatres voitures >pareitlest il &uX
((u(3l(|U& t&inps pour ne paasimnre quand on voit ainsi passer un
boD ménage grec, t'faomme et 1« femme «ouetiéa oomme des per-
sonnage» de conleB de fées et traînés par un aUalage aus sanneUes
bruyantes. Aderai est.aconoupîià mes pieds. Cet homme est »n boo'
domestique, il acliargénosTaiise» de proviaions; il sait par expé-
rience que; si cm n'emporte ri^i, on^ D&man^ pas. En sortant de
BodostOj la! voiture s'engag» au iBil)eu> dfune vaste plaîae; il n'f &
pas de roule, mais on reconnatL les traces des voitures, et c'est là<
un renseigjtemeot exceJlent. De tempe entemps^ nouetnu'ersoDS
desniarais' : c'est la. seule partie du. voyage qui soit bonne; quand
le terrain est solide les caliots devi^ioeiU vite insuppontables^
Adanai rt'pëte qu'on se fait à tout; pour un Buropéen une. expédition
de ce g^iiro.est une courte raaladie où<il a seulement la bonne for--
tune d'ètie alité. Adami est (ireo; il est né-sur le Bosphore, à Tfaé-
rapia. Visici trois mois que je l'ai à mon service; il i a été tailleur,
jai'diiiier,.o/révre, cuisinier; l'espéraoee d'un beau voyage l'a ea»>
gagé à> me suivre. Il diffère beaucoup de Doesdanaestiques préoé^
dens. Cbi'itto; l'Ëpirote, était venu à Atbén?»- avec la pensée de
faire son droit à l'université; il n^'accompagnaitipour gagner qu^-
qiteargentien attendant qu'il pasBit- sa thèse. Le code etla gram-
maire le pi-éocciipaient trop; il était toujours à cheval sur lee lus
et sur la synt;ixe. Nik.olaiu< le Macédonien, avait la manie des long»
disco^rrs; il se perdait dans des subtâlîtéS' très harmonieuses, maiB-
qui prennent du temps i les allitérations et les proverbes étaientisa
passion. ILne pouvait faire une emplette sans s'attarder à une série
de dilemmes tout socratiques pour embarrasser le marcbaud; il étiût
subtil à l'excès, sophiste et rhéteur. Cesont li des défaut» grecs,
mais en voyage ils deviennent daDgerem. Adami parle quand on-
l'interroge; il doit n'être Grec qu'à nraitié^
Le pnys que nous traversoBs est: désert; ce' sont d'immense»
plaines. La terre est grasse et fertile, mais on ne la cultive pas.
S'il y avait une route praticable dans cetteprovince, ces campagnes
De pourraient être aussi désolées. Les Ootomans-d'aulrefois avaient
moins d'incurie. Kous côtoyonS' une magnifique route pavée de
grosses da'Ies, comparable aux plus belles œuvres romaines; elle'
était construite dès le xvi* siècle, les inscriptions sont encore à leur
place et noirs donnent cette date. De tous les côtés, les ruines des
villages abaodojiQés indiquent une aneienne prospérité; ies-babitans
sont paiirsv ila sont allés s'eoferiioer daua les villes; les ronces ont'
tout envahi,. on est venu là chercbendes pieiTes. Beaucoup de ces
villages étaient encore peuplés II y a un demi-siÈcle, d'autres août
nigiUrrlb/GOOglC ■
hk ROCHÉLI£.. A3&.
déserts ilepuis longMmp»; 90 D'y reconnaît çhis ni le* nues, m les>
maison^; le cimetière seul, objet d'uae piétâ particulière, est eacorfti
întAct. Tout ce pay» est désolé. Il est r&cilii de comprendre maiate-
nant pourquoi on ne charge à Bodosto que 700,000 kilés (1) de bU.
A midi, nous déjeanons k Buyi^-Kara-Kerli (grande neige noire).
C'est un très petit vUhige turc, la première étape sur la route de
Rodasto ài Aiidrinople. Adami apporte sous l'auveat du kbaoi Ja
table du pays, haute d'un pied; force est de s'asseoir à la turque; le
khaa n'a à nous oiTtir que du café. Le cabaret est rempli de paysans
osinanlis qui fument en silence; ils s'enferment là dès le malin, allit-
ment leur pipe et passent des heures entières dans la plus étrange
apathie , pl'itôt endormis qu'éveillés. — Nous n'avons aucune idée
d'une paresse aussi complète; leur démarche même indique unei
mollesse profonde, ils traînent dans la rue leurs baboucbeS' comme
s'ils avaient peine h. marcher. Les- babouches et la pipe sont les
signes esléi'ieiirs de la décadence ottomane. Comment îmagiaer des
hommes actifs chaussés de pantouQes qui ne tiennent pas dans les
pieds, et avec lesquelles on ne peut marcher qu'à pais cosiptéai
Quelques peuples de l'iiurope fument autant que les Tmcs, lus Al-
lemands par exemple, qui consomment pan tête trois foi» plus de
tabac que les Français, les Grecs, qui ne quittent guère la cigai'ettâ:
mais la pipe turque est un monument. On ne peut sortir avec le
narghilé sans un domestique qui porte la CM^fe où on met l'eau, la
foyer où il faut sans cesse attiser la feu, et les tuyaux de deux ou
trois mètres qu'on lixe à la bouteille. La pipe plus simple est en^
core très- loi^ue ; il faut la poser à terre pour s'en servir. L'n peuple
qui s'embarrasse de tant de difficultés ne peut guère songer qu'à
s'asseitir, et c'est ce qu'i! fait. Le Turc fume depuis le lever du jour.
Dans lu cabaret, on ne prend d» liqueurs, ni vin, mais des sucre-
ries, des sirops, qui ne sont pas des toniques, et surtout l'étemel
café, servi dans des tasses un peu plus grandes que nos dé» i
coudre.
En face de nous, un Ture assez j.mne sort de sa maison ; sa pelisse
verte, imrdée de fourrure, indique une certaine aisance; un domes-
tique lient derrière lui une pipe et un tapis. 11 vient a'asseok pi-ès-
de moi sous l'auvent, et, apràa m'avoir regardé avec indiiïérence,
me demande di* quel conamerce je m'o;cupe : — Je ne fais aucun
commerce. — Mais alors pourquoi voyagez-vous? — Pour voir le
pays. — Il n'y a pas graiid'chose à voir ici. Cependant à Andfi-
nople vous trouverez des arbres ; à une lieue de Baba-Eskisi, vou»
verrez une fontaine et des cyprès : ne manquez pas de vous y arrê-
ter. — Pendant ce temps, sun narghilé est allumé : mon inteilocu-
(1) Le kili vaut un p«a plut d'.ua tacttoUtra.
, Google
hZQ BErUE DES DEUX MONDES.
leur se tait, ses yeux vagues n'ont plus d'expression, il aspire len-
tement les bouffées du toubéki; il restera là jusqu'à ce que le
muezzin monte sur le minaret pour la prière du soir et crie de sa
voix perçante ; Allah ' Allah I
En passant dans les rues, j'aperçois la cour et l'intérieur de quel-
ques maisons; tout cela est très pauvre. Les f mmes y font la grosse
besogne. Elles sont ici moins réservées qu'à Constant! nople. Pen-
dant que je chiîrche sur une inscription turque la date d'une fon-
taine, quelques-unes viennent y puiser de l'eau; la chaleur du jour
leur a fail ôter leur voile, elles ne le remettent pas en ma pri^sence :
— D'où est l'étranger? veut-il boiie? Comme il est fatigué! que di-
rait sa mère, si elle le voyait ainsi? — et mille propos d'une grande
bonté. Elles m sont pas jolies; la fatigue altère leurs traits de
bonne heure.
Autour du village, nous voyons quelques champs cultivés ; le
paysan turc lalioure juste ce qu'il faut pnur qu'il ait de quoi vivre
l'année qui vient. A une demi-heure de Kara-Kerli, le désert re-
prend ses droits. Un champ reste inculte cinq ou sis ans, quelque-
fois sept; la charrue rappelle celle d'Hésiode, c'est à peine si
elle égralîgne !e sol. On ne connaît pas ici l'usage du fumier, et ce-
pendant la terre donne un assez bon rapport, — A Baba-Eskisi,
gros village turc peu remarquabli', où nous arrivons le soir, l'ac-
cueil d'Achmet-Eiïendi est cordial. Il sait quelques mots de franç^s.
Il est venu ici pour essayer d'appliquer nos métho(!es d'agricul-
ture. Les bœufs du pays ne peuvent irainer nos charrues ; c'est là
un fait qu'on a souvent signalé en Oiient; les bêtes de scmime y ont
moins de vigueur que chez nous. Les charrues du reste se sont bri-
sées; on ne peut faire venir des ouvriers de France pour les répa-
rer, puis le paysan est très tenace d;ms ses habitudes. — Il n'y a
rieu à faire, voyez-vous, me dit Achmet. — Il fume et dessine de
grandes lettres arabes rouges et or sur fond noir. Il est jetme et
intelligent; comme beaucoup de Turcs de ia nouvelle génération,
il est désespi^ré. Récemment je visitiùs les grands tchifliks (fermes)
qui sont à l'embouchure de la vallée de Tempe. Selim-Eiï,'ndi, qui
les administrait, était élève de notre école de Grignon. Il avait là
dix-huit grandes fermes dans une situation excellente; les héritiers
du grand-vizir Reschiil-Pacha l'avaipnt chargé d'y essayer les pro-
cédés européims; il l'avait tenté, mais bientôt il avait fallu laisser
la vreille routine reprendre sou cours. Ces belles terres paraissaient
abandonnées. J'ai vu depuis à Conslanrinnpii le propriétaire de ces
tcbilliks, un très illustre colonel de vingt .ms qui aura sans doute
un jour ou l'autre de hautes fonctions à la Porte; il m'a demandé
si ses fermes de h. vallée de Tempe étaient sur t'Adrialique, et si en
huit jours il pourrait espérer s'y rendre sur un bateauà vapeur de
nigiUrrlb/GOOglC
LA BOUHÉLIE. AS?
l'état. L'ignorance des Turcs est sans limite. Ce colonel m'avait reçu
dans un cabinet de travail meublé à l'européenne et du meilleur
goût. Voltaire, Rousseau, tous nos cla.ssiques om:iient sa biblio-
thèque; nos journaux étaient sur sa table, à côté de l'Esprit des
lois, ouvert au chapitre de la constitution anglaise. A six mois de
là, j'ai trouvé le livre à la même pagel — Nous visitons un des
tchiUiks d'Achmet. La teiTe est souvent fertile en Orient; on s'é-
tonne que les procédés européens appliqués par des hommes in-
telligens y réussissent si mal. Achmet et St;IIm savent quelques-
unes des raisons de ce fait; il faut ajouter que sous ce soleil nos
engrais sont d'un mauvais usage, que les moyens de communica-
tion restent toujours dilTiciles. l'uis la mort appelle la mort; dans
un pays généralement bien cullivé, tout réussit, les ressources
abondent; ici tout est difTiculté. Quelques étrangers qui se sont
établis en Grèce, en Eubée par exemple, près de Chalcis, près de
Xérochori, dans des conditions qui paraissaient excellentes, font
leurs frais, et rien de plus. — Si nous nous étious donné la moitié
moins de peine en Amérique ou chtz nous, me disait l'un d'eux,
nous serîoDS millionnaires.
Comme presque tous les Turcs, Achmet n'a pas l'empressement
oratoire des Grecs; — il est rare qu'un Osmanlis ne sache pas garder
une réserve qui nous touche; — il parle peu, répond souvent qu'il ne
sait pas ; sa distinction et son bon sens sont réels. La soirée toute-
fois est un peu longue, quand, par une heureuse fortune, arrivi; un
très petit nain qui se présente sans se faire annoncer. C'est un fou
du moyen âge, comme on en trouve beaucoup en Turquie, le seul
pays où ils existent encore; il monte sur la table; par sesgesies,
ses tours de force, ses propos joyeux, il ravit mon hôte; demain
il passera dans l'appartement des femmt^s; puis il ira ailleurs. Il
voyage ainsi depuis de longues années, toujours bien reçu, tou-
jours logé, nourri et payé. Quand il frappe à une porte, on sait
ce que cela veut dire, — cette vie turque est si triste, qu'elle
accepte les distiaclions les plus puériles.
Ce matin, grand émoi à Baba-Eskisi. Le mudir de Filibé, qui
revient du pèlerinage de La Mecque et retourne à son poste, s'est
arrêté ici; il ramène quatre femmes achetées à Constantinople;
contre l'habitude des Tares, il parle trop haut, et raconte impru-
demment que cette acquisition lui a coûté très cher, mais qu'il es-
père retrouver son argent : il offrira une de ces femmes à riman,'la
seconde au cadi, la troisième au moulésarif; une senle entrera dans
son harem. Cette conversation est revenue aux oreilles de M. B...,
Autrichien logé au khan. M^'B..., qui est Levantine et sait le turc,
est allée trouver ces pauvres lilles; il n'est que trop vrai, elles
■ Google
A3S SETUE DES DEDX MONDES.
ne suivent pas le mudir de bon gri^ ; une sorte de patron qoi les-
DODirissBit à CoDsUmtinople les a vendues. Elles ne savent pas Uen
eomment-eHes sont tombées autrefois dans les moins de l'homme qui
les xvait depuis leur enfjHice. Autant qu'on peut le deviner par les
renseignemens très vagnes qu'elles donnent, elles sont originaires du
Caucase. La Porte répète très -haut que, flepuis les rtfomies d'Abdul-
Hedjid, on ne vend plus d'esclaves dans l'empire : voilà une vente
bien constatée. M. B... veut signaler ce scandale, re|)rocher aa
gouvernement turc ses mensonges : il ira voir le v«li d'Andiinople;
msus -de ce cAté, il n'espère guère ; le fils de ce gouvei neur a reçu
lui-^mème la semaine dernière uue belle t^cîav* en cafliau. Mieux
vaut écrire tout de 3uit« à l'internonce «l'Autriche, M. le baron da
Prokesh-^l'Osten, pour qu'il proteste au nom des traités contre un
acte aussi honteux. Le ministre des alTair^ étrani^es est habitué
à ces sortes de plaintes qui ne l'effraient pas; avec un peu d'habi-
leté, tout s'arrangera; le mudir gardera ses femmes, mais vok^ autre
fois il sera moins imprudent. Cepcndimt l" intervention d'un Frane
lui pamll désagréable : sa grosse figure est pourpre de co'ère. Il
fait monter ses femmes en arabas, et s'en va. Ce sont de petites
personnes, leurs mains sont blanches , leur teint rosé , leur taille
fine> Lesrr type, autant qu'on peut le reconnaître sous le voile qui
les couvre, est charmant.
11 n'y a pliisde marché pitblic d'esclar\-8s dans l'empire ottoman,
mais l'Abyssrnîe fonrait toujcrurs des eunuques; on en décharge
chaque année de bdies cargaisons au Caire; ce sont les jeunes en-
fans que vous voj-ez ensuite dans les grandes villes boullia de graisse
■et d'insolence, couverts de bijouK d'or, vôtus avec un luxe d« plus
mauvais goût. Quant aux femmes, ce n'est poi'nt un secret qu'on
en vend à Gonstantinopk ; elles sont en général Circassiennes;
les Turcs prisent davantage les Européennes et, dit-on, les Fran-
'çaiaes. Il csï hors de doute qu'assez souvent des hommes nu service
des pachas viennent chercher des odalisques en Occident; unn fois
entrées dans les harems, elles sont musulmanes, L't personne ne
BSJt plus ce qu'elles deviennent. Il arrive Jt ce propos des aventures
■assez éUanges. Un Français voyagent, il y a ui an ou deui, sur
le chemin de fer de liyon à la Méditerranée en compagnie d'un Le-
vantin. A une station, cet homme, qu'il avait trouvé aimatle et poli,
le qtritte'on instant, k J'ai là, dit~il, une douzaiire de femmes que je
mène snr te Bosphore; je leur 'fsis k vie douce durant Ja route,
elles aniront le temps de Venmnyer dans tes tiarems. a
La femme du motrtésarif de Filibé, qui ert une personne de noble
erigine, encore 'beHe, mais un peu sur le retour, vientt de passer ici
«vec un trern prinder, trois voitures et douze cavaliers d'escorte.
■ Google
LA HOUnéLIE. i30
ISr'R... ta connaît et a ëfê la saluer. Eih a remarqué dans sa: suite
une fille de quinze ans qu'elle n'avait psœ vue autrefiâs en visitant
le'hârem du gouverneur; «ommeelle enfaissdl 'l'observation : — Que
Toulez-vous, /louhouna (c'est:lc mot qui en tore répond' à madame),
il faut bien faire quelque 'diose pour son -seigneur'! — Ces sortei
de caideaux dans l'aristocratie ^ottomane ne sont pas rares (-1).
SI. se^mbre.
Au matin, nouB qnittuin Acbmet. — LosOsmanlis, aie iKl'-il,
^ient au:tivf<»s le peuple Le plus rù^e da mcnide; île ne man-
quftirat jamaiis de donner à ieur hôte les pressas de l'hospitalité.
Tout cela lesC bien ofacngé. II n'y a rien ici an bazar <qtie je puisse
TOUS olTrir; prenez du moins cette piastre Joule neuve, si vous avez
soin de la garder elle vous sera bientôt précleu:-e; eile vous rappel-
lera.le pauvre Achmet; avec les armées elle sera pour vous le talis-
man de l'amitié! — ■Certes je ne perdrai pas ce souvenir si simple.
Achmot me reconduit but la route ; je lui demande ce qu'il va faire
auj<mrd'hui. — Uo& Dieu, ce que je faàs tous les jeurs : (amer et
€kaslB).r des lettres arabes. — Nous nous senrons la main. — Vous
écrirez pe«l-étre un jour, ajoute-t-il en me qmtlant, que vons êtes
venu chez moi; je l'écrirai aussi. Vous ne lirez pas mes paroles
turques, je oe lirai pas vos paroles françaises; mais elks se ren-
contreront'dans l'étemité et elles en seront bevreuses.
Le plus simple est de faire quelques lieues i pi«d -, raral>as por-
tera les bagages et Adami. La pJaiae est toujocrs tirûlâe et triste;
mais cette iinnaensité a son charme. Parfois nous apercevons de
grands ponts oranumentaax qsî s'élëreot à droite ou à gauche sur
de petits ruisseaux; tes bords sont mftnîcagetixi puis il a fallu
compter avec les débordemens de l'iiîver : oe sont là de beaux
restes de l'ajicîenne pnissanœ osmanlis. Je védtle la daté de quel-
qoes-uns inscrite sur des plaques de marbre en chiffres tores; prGs-
<pie tous remontent aux xyi* et xvii* siècles, au temrps où la Roumélic
avait des voies pavées. Dans ces solitudes, par leur masse impo-
sante, leurs hantes arcades, oee ponts rappellent les aqueducs de la
campa^e de Rome, ils en oat la majesté et la tristesse.
Talar-Keui, petit village créé d'hier, ne ligure pas sur la carte
excellente de Viquesoel, datée de 18^. Auprès la guerre d« Grimée,
la Porte a donné asile aux musulmans da Caucase qui vouktent
(1) Js dev«ja rencontrer plua lanl A^Ubé M. GuUUame L«}ean, dé}i>att<ilBt'du mal
qnl rient de l'enleTer et cependant toujours âoei^ique, toujoun pouédé, malitri m
•anté compromiae p»r tant de fallgaes, de la passion de voir et de voir encore de*
[. Les obwrTatloni qu'il artit Ûtei sar Tearlatiige en Orient le t»o^
I. Vojodu kbB la RNDwdalSwAtiSTU.
, Google
hàO BETDE DES DEUX HONDES.
quitter leur pays. Elle en a transporté un grand nombre en Rou-
méUe; il était facile de leur attribuer des terres dans ces solitudes.
Les petits villages tatars prospèrent peu ; ces hommes sont à peine
sortis de la barbarie; plutôt que de cultiver leurs champs, ils ei-
ploitent les voyageurs. Il n'est pas rare de les voir se réunir, et
tomber à l'improviste sur un village turc ou grec, qu'ils mettent k
rançon. Quaud les zaptiés arrivent, les pillards ont disparu. Ces
Tcheikess font le désespoir des fonctionnaires turcs, auxquels ils
créent mille difficultés. Ce sont de beaui hommes, fortement char-
pentés, et malgré cela très alertes ; leur nez busqué, leui-s yeux
noii'S, leur visage énergique, leur donnent un aspect étrange, ils
sont la terreur d'un pays qui sans eux connaîtrait, sinon le bon-
heur, du moins une paix profonde.
A Hafsa, Adami ne veut pas que nous déjeunions au khan, il
avise un paysan turc qui cousent à noua recevoir. Cet homme, qui
n'est pas riche, a une maison de triste apparence ; quand on entre
cependant, elle est agréable : une terrasse de sapin bien équarri
donne sur un jardin; des plantes grimpantes monteitt le long des
poteaux et retombent en guirlandes; quelques fleurs bleues, quel-
ques cactus, tranchent sur cette verdure si fraîche, La pièce princi-
pale, qui s'ouvre sur une terrasse, est très propre, sans autre meu-
ble qu'un vaste canapé recouvert de percale blanche; à droite est
la chambre du mari, à gauche celle de la femme. Bientôt 1ns tapis
sont étendus sur la terrasse; quatre petits coussins, autour de la
table, indiquent les places du maître, de son fils, d' Adami et la
mienne. Le (ils apporte un vaste gâteau cuit au four et couvert
d'une pâte aux œufs et au lait. L'eau de groseille sucrée remplace
le vin. Le repas se fait en silence; le bambin nous sert, puis dtae
dans l'intervalle; sa gravité est irréprochable, on croirait voir un
mufti au conseil de justice. Ce calme est un don de nature chez les
Turcs, ils naissent dignes et réservés. Dans cette maison si petite,
la femme, qui a tout préparé, s'est si bien cachée que nous partons
sans l'avoir vue.
Hafsa a un beau khan, en ruine depuis des années. C'est un vaste
édîflce, comme on en trouve beaucoup sur la route de Aodosto à
Sofia; ils datent du temps où s'élevaient les ponts gigantesques que
nous remarquions tout à l'heure. Des écuries, de vastes cuisines, un
grand nombre de petites chambres, des cours (!e iOO mètres de
long et plus le composent; le voyageur y trouvait un confortable à
souhait. Les hautes portes sont monumentales; une mosquée ornée
de deux minarets, des salles de bains chauds, complètent ce cara-
vansérail. On s'est servi pour le constiuire de grosses pierres de
taille bleuâtres. Aujourd'hui ce khan est une carrière où on vient
■ Google
LA ROUJlÉLtE. à&t
chercher des matériaux, en attendant qu'on le vende aux enchères
publiques à quelque Grec entrepreneur de démolition. Les Turcs
font de l'argent avec leur gloire passée.
En sortant d'Hafsa, uo commencement de route nous étonne
agréablement : deux fossi's en indiquent la largeur. II est donc vrai
que la Porte songe à faire un chemin carrossable dans cette plaine!
du peu plus loin, vingt Bulgares, requis par corvée, apportent des
pierres pour un pont d'une arche. Bientôt nous apercevons Andri-
nopte (en turc : Ëderné, l'AdrianopoIis des Grecs); déjà les arbres
deviennent moins rares, les Jardins commencent & border la route.
ha. ville appaiatl au loin sur une vaste colline; c'est un monceau de
verdure au-dessus duquel s'élèvent de longs minarets et des cou-
poles. Les maisons se cachent dans c!es jardins, au milittu des pla-
tanes et (tes cyprès -, aux abords seulement , quand déjà nous tra- *
versons les cimetières, les toits couverts de briques rouges nous
apparaissent. C'est bien ainsi que je m'imaginais la première capi-
tale des Osinaiiiis en Europe.
Je dis à. Yarabadji (cocher d'arabas) de me conduire au meilleur
khan; le khan principal d'une si grande ville doit être logeable.
La voiture s'élance au galop au milieu des trous et des pierres qui
remplissent les rues; nous nous arrêtons à Vauberge de l'Etoile;
l'enseigne tst en franç^iis. Je paie au cocher, qui est Turc, les à6 fr.
convenus; il veut un cenifical comme quoi je suis content de lui;
j'écris les plus grands éloges qu'on puisse donner à un arabadji, et
je signe. Le pauvie homme me rend mon attestation. — Cela ne vaut
rien, — et il imite le geste d'un Ture qui couvre d'encre son cachet,
passe le papier sur sa langue et y applique l'empreinte; — mais
je n'ai pas de cachet; ma signature vaut autant. — Je vous prenais
pour un honnête homme, et vous me donnez un certificat sans ca-
chet ! Je lui promets d'aller demain au bazar et de me faire graver
un cachet turc, où j'ajouterai à mon nom, selon l'usage, de s[)len-
dides èpiihètes : « très fort, très puissant et savant en toute science. «
-Ce cocher était tout à fait du peuple; les Turcs lettrés commencent
k savoir ce que valent les signatures. Cependant, même à la Porte,
chaque fonctionnaire a nn sceau; un Osmanlis ne quitte jamais le
■sien. L'usage du sceau est aussi vieux que l'Orient lui-môme. Les
contrats sur brique en caractères cunéiformes, qu'on trouve 4 Pii-
nive, portent les cachets des vendeurs et des acheteurs; les Grecs
' anciens ne signaient pas non plus; ils appliquaient sur les tablettes
ItuTsymbolon,
Le khan de VÉtoHe est digne de sa réputation. Quatre corps de
-maisons à un étage entourent une vaste cour au milieu de laqufille
s'élève une jolie fontaine; les murs blancs sont ornés de bordures
■ Google
ft42 ItETUB DBB DEUX UONDES.
bleues très discrètes; les boiseries en sapin, rabotées avec snin, ont
toute leur fralsbeur. Les c^anbnes occupent le premier; e^les don-
nent sur une grande galerie hies ièeée : celle qtie j'ai choisie a une
table, une glace et un caaapé; le prâ estde trois pjaf^tres p.-kr jour
(60 centimes). On ne sert pas k dîner as kfaan; mats tout près est
Bne cuimne. Tunis les voyageurs ont vu en Ocient ces reslaurans
turcs; œ sgnt de très petitss pièces oA le public u'eatre pas : les
pistt, 4es msi'Riitgs, les fbuvoeaux les l'emplissent, «t laissent juste
au patron une place oii il cicoole; po<r -quelques {taras, il vous passe
dans la rue ce que vous dioieissez. Les resteucans de Ponipéi res-
semblent tout à fait aui cuisiBes >des Osmanlis. Les plats tu0C3
sont e^icellenH, très liitnpks, mais un ^eu igras; les viandes grillées,
te pilau de riz, les brochettes de morceaux de moulen roulés et
rôtis (le kibub), se 'peuvent >niaiiquer de iiUire aui Européens.
Mon voisin de gauche au kban pule fpançniR; c'est un officier de
Tannée régulière musulmane détaché près de l'école militaire d'to-
drinople; il a fait ses études à Saint-Cyr. Comme il n'a pas de fa-
mille, que J'aubeoge est neuve, qu'on y tTou^'e de l'air et du soleil, il
loge à l'au'ber^. Sa oliambre«st aussi peumenblée que la mienne; j'y
remarque seulairant us beau tapis et quelque; livres. Il est sérieux
et d'ine réserve parfaite; cenme il arrive si souvent chez les jeuaes
gens turcs, >e fond du caractère chez Jtu paiiak triste. Le gouver-
■nemenit envwe des élèves eo Europe; on croira diflioilfHjn* qu'à
leur retour, s'ils ne sont fiss très ]»oliégés, «q. leur tient peu de
compte de leurs vo^'ages et de leurs étodes. On les place mal, sous
les ordres d'homntes igDorains>et dn vieux paiti; ils se voient froissés
de tontes les manières, bientôt ils deviennent des mécoatens et
tombenten disgrâce. C'est <Ià un fait presque général. Le nombre
des jeunes gois d^iivenir en Turquie est assez grand ; on les décwi-
rage, Lurs qualitf^s iinissenrt -par se perdre, firx ans après sa sortie
de Saint-Cyr, Selim-Effendi est encore lieutenant, tandis que le
grade de colonel est donné à des adolesoens.
ItoQ vcMsin de drmteest ua Grec de PéiB; il «st «rvivé au kban
aa mois de mari dernier pour suivre vn-fM^cës devant le tribunal de
commerce. Tous les mardis il se Tend à la séance, mais sa cause ne
vieirtpas; il 'voit qu'il passBra rbrver à Andrineple. S'il avait ptésvu
tant ded^Ticulcés, eât-U fait ce long voyage pour use cn'ancede
1,009 piastres?'Geseiniuis toutefois o^Dit pas altéré sa bonne hu-
meur; il songe seulemeal à trouver une diambrc mieux close pour
quand viendra le mois de décembre. — Je passe une soirée ial6-
ressante avec Selim-EfTendi; demain nous oonmencerons à visiter
cette ville d'Kindrinople, qni eonqïtc plus de 100,*OOÛ babilans. Ce
doit ttre 1& «ne des^étapes principslei de Hton voyage.
Albert Duuont.
n,g,t7cdb/G00gIc
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
On en dira ce qu'on voudra, on noosaoci'sera même, si l'on veut, cTa-
voîr l'orgueil de nos oialheorB, Ih France n'a point certainemeiït perdu
le privilège d'être pour le Eaooâe on objet d'étonnement et d'étude.
Depuis un an, elte a prrssé pw toutes les crises, elle a connu les an-
goisses les plus poignantes, rangcâsBe'de la défaite dans la guerre arec
l'étranger, l'angaisse de la guerre càvilc; elle s'est trouvée presque Mins
«rmée et sans gouvernement b l'henre où «Lie avah le pins besom de
se concentrer dans un gigantesque effort de dérense. Dix fois «lia a
semblé près de périr; elle vit encore cependant, et à tout ^ireDdre, si
elle n'est pas au bout de sas épreuves, 'si elle a bien des obstacles de
toute sorte à vaincre, bien des 4c4idls toujoiffs menaçans à doubler,
elle commciice du moios depuis quelque temps à voir un peu plits clair
dans ses oITaires, et à secouer à demi cette Btnprar qui suit d'incompa-
Tables catastrophes. La vraie dîBcnlté powp la France, depuis cinq mois
Burtont, a été de se ressaisir elle-m&ne, de reprendre pied en quelque
sorte sur itn terrain effondré, de déblayer ses rmnes et de'se dégager
de la conTusioB d'une guerre meurtrière compliqnée d'une révolntion
mal dëfrnie. Plus que jamais elle est h oette œam laborieuse et néces-
saire dont le prix est rindépendaaoe reconquise, plus que jamais elle a
besoin de fermeté, de bonne conduite et de raison virile pour résoudre
ce douloureux et <tcul<puiMant problème d« sa râsorrection ; mais déjà
-ce n'est pluscomme au premier moment, où tont lui manquait i la lois,
j)ù elle semblait, dans l'étourdissemeat de les désastres, ne pas bien
savoir etle-mfime ce qu'elle v«tilait et ce 'qu^'ethe poDyait. La F^ranee n'a
pis fait encore beauoovp de chemin sans doute, elle a du moins revu à
BB tdte «n goivemetnent .sensé qui ta soutient et la dirige dans la voie
de réparation où elle est«otréa. Son armée, ralliée dans le péril et ra-
menée w combKt, lui.«iniDDtPi «jnes&sévexûlitaiu n'est p»ûit tarie-Xe
■ Google
hh& REVUE DES DEUX U0NDE8.
succ'ls aussi éclatant qu'inattendu de son dernier appel au crédit lui a
révélé ce qu'elle garde de ressources et ce qu'elle in3))ire toujours de
ctinDance. Les élections qui viennent de s'accomplir lui font un certain
éiiuilibrc jusque dans cette instabilité où elle a consenti à s'abriter tem*
poiairement. Les mouvemens, les agitations, les préti niions coniraires
des partis, n'ont d'autre eiïet que de lui rendre par degrés la conscience
de cette politique de libéralisme et de modération qui est dans sa na-
ture, de sorte qu'il est bien permis de dire encore que tout vient à point
à qui sah attendre-, tout concourt à régulariser, à fortifier cette situation,
qui n'a rien de dérmitif, il est vrai, qu'on appellera provisoire, puisque
tfcst ainsi entendu, mais qui en fin de compte est la France se gouver-
Daut, agissant par elle-même, se réorganisant sous sa propre inspiration
avec M. Thiers pour conseiller et pour guide.
Quel est dans ces circonstances le sens du dernier manifeste de M. le
comte(IeChambord7 11 y a dans l'histoire et dans la politique d'éiranges
péripéties qui, en dépassant les combinaisons ordinaires, n'ont pas moins
une action directe et immédiate sur la marche des choses. Au milieu du
tumulte des partis, il y a des manifestations excepiionnelles qui res-
semblent à la tévélation soudaine et imprévue d'une situation. Le ma-
nifeste de M. le comte de Chambord est une de ces révélations et une
de ces péripéties. C'est l'acte aussi noble qu'inipoiitique d'un esprit sin-
cère et convaincu qui pousse la loyauté « jusqu'au sacriCce, » comme*
on l'a dit, qtii aime mieux s'exposer à voir sa cause à jamais perdue que
de laisser l'ombre d'un doute sur ses idées, sur les principes qu'il per-
sonniHe. Il n'y a point à s'y tromper en effet, le manifeste du 5 juillet
est une abdication naïve, d'autant plus caraclérisiîque qu'elle est abso-
lument inconsciente , et tout contribue à imprimer à cette scène de
l'histoire contemporaine un caractère émouvant. Voilà un prince jeté
autrefois hors de France par un orage populaire lorsqu'il n'était encore
qu'un enfant innocent des fautes sous lesquelles succombait la monarchie
dont il était l'hérilier légitime. Depuis plus de quarante ans, il est pro-
scrit, et cette proscription il l'a portée incontestablement avec une di-
gnité simple, sans aigreur et sans impatience, ne descendant jamais jus-
qu'à une pensée de conspiration et ne laissant pas échapper une occasion
de rendre témoignage de son attacliement pour la France. Le jour où
son exil est levé et où il peut rentrer momentanément, comme un hfite
à peine aperçu, dans ce domaine de Chambord qui lui vient d'une sou-
scription fram^ise, il tient à ce que personne ne se trompe sur lui, à ce
qu'il n'y ait « ni malentendu ni arrière-pensée, a comme il le dit ; il se
fait une obligation d'honneur de prévenir jusqu'à la visite des princes de
sa famille qui, en allant saluer en lui le chef de leur race, pourraient
avoir une opinion en politique; il ne consulte pas ses amis ou il n'é-
coute guère ceux qui vont lui porter des conseils; il se recueille sous
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BErUE' — CHRONIQUE. iA&
les ombrages de Chambord, sur ce sol français où il est à peine depuis
trois jours, et il dit à la France : « Je suis le passé, je suis le droit mo-
narchique dans toute son inlégrité, sans mélange et sans transaction.
Qu'on ne me pnrlc pas de conditions que je ne dois point subir, pas
plus pour mon drapeau que pour mon principe. Mon drapeau, à moi,
est le drapeau blanc. Je l'ai reçu comme un dépôt sacré du vieux roi,
mon aïeul, mourant en exil; il a flotté sur mon berceau, je veux qu'il
ombrage ma lombc... n Au fond, tout est là, et, cela fait, le comto de
Chambord R'est évanoui; il n'est plus resié que te roi Henri V. qui ne
pouvait plus évidemment demeurer parmi nous, qui a dû se dérobsr
de nouveau en disant aux Français : « Quand vous voudrez! a
Certes, aux yeux de ceux qui ont l'esprit assez élevé pour lout com-
prendre, et le cœur assez large pour aimer la France de toutes les épo-
ques, de tous les régimes, pour ceux qui savent allier ce que nous ap-
pellerons !e seniirnt'nt historique, cette racine première du patriotisme,
au seniimeiit des oéces'^it'Js modernes, le drapeau relevé par M. le comie
de Chambord a sa part dans les gloires du pays. Rien au monde cepen-
dant ne peut faire que depuis quatre-vingts ans la France n'ait point eu
d'autres couleurs. Nous n'avons pas envie de refaire la chanson du Vieux
drapeau, de Béraiiger; il n'est pas moins vrai qu'il existe, il a été mêlé
à près d'un siècle de notre histoire. Sous les plis de ce drapeau, la na-
tion française a marché au combat, elle s'est identifiée avec lui, elle l'a
teint de son sang ei illustré de son hiiroîsme; c'est le drapeau de ses
victoires et de sps infortunes. Mille fois elle a tressailli jusqu'au plus
profond de son âme en le voyant passer criblé par la mitraille enne-
mie, noirci par le feu, devenu une guenille sanglante et augusle; par
lui, elle a ressenti toutes les exaltations ou toutes les trislesses du pa-
triotisme. Kst-ce qu'un abandonne un drapeau parce qu'il a été mal-
heureux? On s'y attache au contraire avec une fldéltté plus ardente et
plus dévouée, comme au symbole vivant et émouvant des amertumes
et des secrètes espérances d'un peuple. C'est avec lui qu'on est tombé,
c'est avec lui qu'on veut se relever. M. le comte de Chambord n'a pu s'y
méprendre que parce que la fatalité de l'exil l'a fait nécessairement
étranger à cette vie nationale qui, elle aussi, a » son principe, son
honneur, son drapeau. » Évidemment, à ses yeux, tout ce qui s'est ac-
compli sous les couleurs nouvelles ne compte que comme un inter-
mède orageux et funeste, et pour mieux accentuer sa pensée, d'ailleurs
il ne s'en cuclie pas, ce qu'il propose à notre pays, c'est de « reprendre,
en lui restituant son caractère véritable, le mouvement national de la
fin du dernier siècli', » >n d'autres termes, de recommencer 1T89 dans
des conditions plus orthodoxes.
Assurément c'est une vulgaire indignité des partis d'aller répéter aux
populations des campagnes, comme on l'a fait dans les dernières élec-
, Google
hht BEfDI DES DCUX HOMDBS.
lioDS, qti'iuie restaii£ati<Hi Dionarchi<|ue serait nécaa sûrement la résur-
rection des droits seigneuriaux, des abus et des priviléfes d'autrefois;
mais qdTid oous proposer de revenir à 1788, de reprendre l'Iiistoiro là
où l'andeiine monarchie avait mis son signet, c'est un peu nair : c'est
demander à la France de biDer d'un trait tout ce qui s'est passé, d'ou-
blier tout ce qu'elle a été, de se renier ^e-mime. Ou a beau étra coa-
vaincu, on ne demande pas ces chocea^là à tout un pays, et Henri IV,
que le Bourbon d'aujourd'hui invoque en l'imitant aussi peu que poa*
sible, Henri iV eût été bien capable d'âtre plus habile, sans cesser d'être
boonéte, en trouvant que Paris et la France valaient une messe et même
un drapeau. Évidenuuent U. le comte deChambord n'asongé en aucune
fai;on à être habile, il n'a voutu^u'ôtre sincère, et il a réussi au prix des
chances qu'il pouvail avoir encore, au risque de faire du son manifeste
une abdication, de n'fiire plu« que le passé, et de s'exposer à dispa-
raître enveloppé dans les plis de son drapeau. C'est ce qu'on appelle
tuer son principe- en l'aSirmant.
M. le comte deChambord n'a point vu en effet que non-seulement
il s'isolait dans celte masse de la France nouvelle accoutumée depuis
quatre-vingts ans à d'autres pensées, mais encore qu'il infligeait à ses
partisans eux-mimes la plus douloureuse perplexité; il les plaçHit su-
bitement dans celle alieruaJive de se séparer de leur prince ou de
rompre avec la France. Que pouvaient faire des hommes qui o:il vécu
de la vie de leur pays, dont quelquesHus venaient de combattre sou)'
ce drapeau qu'on leur demandait aujourd'hui de désavouer? Il y a ea
sans doute, il y aura encore parmi eux de» fidèles obtinés qui suivront
leur roi jusqu'au bout, jusqu'an suicide politique. La phip.irt, il faut le'
dire, n'ont point h<^sité , c'est du moins ce qu'on peut conclure d'une
note qu'ils ont fait publier. Ils laissent à M. le comte de Chambord la
responsabilité de ses inF^inilions personnelles, et ils dêcl;irent qu'ils
restent, quant à eux, « dévoués aux intéEétsde la France et àses liber-
tés, pleins do déférence pour ses volontés; u ils refusent de se séparer
de ce drapeau, qui a été celITi de nos soldats devant l'ennemi étranger,
le drapeau de l'ordre social devant l'anarchie, et c'est ici précisémeat
que le manifeste du 5 juillet prend une portée politique qui avait peut-
être écha[^é au prince dont il porte le non, qui est de nature k Eéagir
sur l'ensemble de la situation actuelle de la France.
U n'y a point à s'y méprendre, un événement de ta gravité la plus'
décisive vient de s'accomplir. Par le faVt, il y a toujours sans dont*
des monarchistes dans l'assemblé» comme dans te pays, le paiti l^i-
timiste n'exige plus, et c'est H. le csiete de Chamboixl qui l'a tué,
sans le vouloir, de la main qui a signé les déclarations du 5 juillet. £a
croyant sauver le drapeau, il a dispersé l'armée. Jusqu'ici^ les l'égiiimisteg
francs, par les positions sociales, par U.foftuBâcc^ume par lesitradî-'
■ Google
MTCE. — CBROBIQDB. A47
tioDS, formaient ane itiasES homrabis eO puissmte qvi n'avait aocune
peine à être à la Uns libérale et monarchique, à^cnnfonilre ditas les
m^es opinions, danslss mêmes Beatimens, saloyatilé envers son prince
et sa li(k-lilé aux idées de liberté^ de araveraioMé nationale, qui sont
âeventies l'essence intime de ta France moderne. Les lé^innîMes avaient
l'ambition assurément très noble et très: politique d'être, au nom d'un
chef qui ne len avait pas enoore désaTOués, les négoeiatotirs d'ua nou~
veau traité d'alliance entre le principe de la monarcteif) traditionnelle et
la France fatiguée de révolutionSL Ils auraient râu«t ou ik n'auraioit
pas réussi; c'étiiit dans tous les cas leurraison d'être et leur force. C'est
dans CCS conditionsqu^ils «xistaieatcomnie parti actif et militant, qu'ils^
avaient repris un rang et une influence' «Uns les affaires publiques. Dès-
ce moment et' par suite de Iflruptureqni vient de s'-accomplir, tout est
changé; Le' prince dont le pani légitimÎEte semblait le mandataira a
retiré s«s pouvoirs, lu négociation esDron^ne. Ce qui reste; c'est d'un
côté le principe de la légitimité redeveoiD une abstraciion ou une reli-
g!ie de l'Itisioire, ou, si l'on veut, un drapeau sans^armée, et dlun autre
côté un parti simpitmenl conservateur, une sorte de torysœe indépen-
dant, ne relevant désormais cpaede lui-même, ddgagé du lien qui le
rattachait à un chef reconnu, libre de se pwter à la défense du pays
selon son inspirairiin;
Que cette rupture soudaine et éclalaite' ait àù- être une éprenve
cruelle pour de& hommes sinoèresi qni mëlaimt peut-èirc d'ailleurs
quelques illusions à leurs opinions et à lenrs espi'raacos, oui sans
doute; mais ce qui est bien certain, c'est qu'en aoceptant cette épreuve
sans raibk-sse, sinon sans émotion; en se pitmonçant avec cette netteté,
le9 légiliniistest qu'on appelle déjà des dissidens; ont montré te plus
ferme et le plus séfieu» esprit poliiique. Ils ont accompli l'acte d'un
parti di^'ne- d'avoir une action dans les affaires du pays. Ils ont témoi-
gné pratiqui-ment de leur sincérité en prouvant que- lorsqu'ils parlaient
de la souvcraineié nationale, lorequ'lls rfeervaient ses droits, ils ne
disaient pas un vain mot. Ce'qui sortira de li, ce qui pourra se fonner
de combinaisuns nouvelles, on ne peut guère leprcs-seutir encore! on
ne peut disiin^er qu'un fait bien clair; c'est que politiquement cette
crise intime oi profonde du parti légitimiste a une counéqueiici; immé-
diate et des plus sérieuses au point de vue de la psoification du paj's,
Elle siinplilie et allège en quelque sorte la marche des clio^est elle dis-
sipe tous ces fatiiômes de reMauratioa monarchique dont l'évocation
perpétuelle n'avait d'autre effet que d'entretenir une açiiation factice;
elle fait cnljnplus que jamais de la situation actuelle le rendez-vous de
louiea les boun'S votâmes, de toutes les forces liliérales et conserva-
trices. En tout ceci, à vrai dire, la victoire est au pacte de Bordeaux, à'
U. Tbiers et à lapolîtiqne qu'il représente.
, Google
ihS lEruc DES DECX MUSDES.
Qu'on ne ^y trompe pas, ]es bomioea seosës et bien inspirés da parti
monarchique qui, vraisemblablement sans y songer, ont contribué à ce
réiuliat, ces hommes ont donné un exemple; il serait par trop élran^
qu'au moment où les légitimistes se séparent de leur prince pour oe
point se séparer de la gouveraineté nationale, il y eûi des républicains
persistant de leur côié k mettre la république au-des-'us de cette souve*
raineti! même, opposant le droit divin de leur imasinaiîon et de lenr
volonté au droit divin de M. le comte de Chambord. Sans doute les ré-
publicains éclairés répudient cette doctrine dictatoriale, et ils ne mettent
rien, pas même l'inslitulion qu'ils préfèrent, au-dessus du verdict de la
France, unique arbitre de ses destinées et de ses formes de gouverne-
ment. Pour ceux-ci, la souveraineté nationale est le principe supérieur
et dominant. Ce que fera la souveraineté nationale sera lé-^iiime. Il reste
à savdr si les républicains qui ont la prétention d'être les rcpréseutans
privilégiés de la république pensent de même, s'ils ne se réservent pas
ce droit supérieur et antérieur qui n'est qu'un dro^t permaueni de con-
spiration et de révolution. M. Gambetta, qui vient <ie rentrer it l'assem-
bl<:e, a bien eu l'intention de s'expliquer sur tout ceci dans un discours
qu'il a prononcé à Bordeaux; il est malheureusemeni un peu dilTicile de
voir clair dans ses explications et de savoir ce qu'a voulu dire l'ancien
dictateur de la défense nationale, qui semble remonter sur U scène avec
l'umbiiion de devenir le chef du parti républicain. M. Gambetia assure
que la république est le gouvernement de droit, que contre le droit il ne
saurait y avoir que des prétentions illégitimes qu'un ne pourrait même
invoquer, u un consentement surpris à l'ignorance et à la faiblesse, >
d'où il suit évidemment que la république est au dessus du suffrage uni-
versel ignorant ou faible. Ceci une fois admis au surplus, M. Gambetta
est bon prince; pourvu qu'pn lui passe la république, il ne s'oppose pas
à ce que les hommes de toutes les opinions soient admis à gouverner les
affaires du pays dans l'intérêt de la république. Tort bien : seulement
M. Gambetia ne s'aperçoit pas qu'il fait tout jusie le raisonnement de
M. le comte de Chambord, qui ne refuse certes pas d'accueillir tout le
monde, à la condition que tout le monde commence par s'incliner devant
son principe, et, sans établir aucune espèce de comparaison, M. de Per-
sigiiy, de soq temps, dans ses célèbres circulaires, disait exactem^t la
même chose au nom de l'empire. Des libertés, il en avait les mains
pleines, il ne demandait qu'à les répandre, — lorsqu'il n'y aurait plus de
partis, c'est à-dire lorsque l'empire serait reconnu et accepté par tout
le monde « comme gouvernement de droit, »
Voilà comment les opinions les plus extrêmes, les plus opposées, se
rencontrent invinciblement sur un point, parce 'qu'elles ont toutes la
prétention et l'orgueil de disposer de la France, parce quu chacun veut
le droit pour soi, lorsque le droit n'est qu'à la nation, qui seule peut se
, Google
REVOE. -7 CHRONIQUE. hh9
prononcer comme elle l'entendra, sans avoir à tenir compte des liens
dans lesquels on veut l'enchaîner. A quoi tient la force de la situation
actuelle? C'est que justement elle est l'expression sérieuse et franche
de la souveraineté nationale, c'est qu'en se proposant la paciCcation pa-
triotique et libérale de la France, elle lui réserve le droit de décider au
jour voulu de ses destinées et de son gouvernement, et c'est ce qui fait
aussi que, par une sorte de logique du bon sens et de la raison, toutes
les manifesta lions qui se succèdent dans un sens ou dans l'autre tour-
nent en déCnilive au profit du régime qui a été fondé sous la garantie
de l'illustre chef du pouvoir exécutif.
Rien assurément ne le prouve mieux que les élections qui viennent de
se faire, et dont le résultat n'a pu tromper que ceux qui voient toujours
la réalité à travers leurs illusions ou à travers leurs craintes. Ces éleo-
tions, à vrai dire, elles sont une manifestation assez exacte de la situa-
tion. Ehl sans doute celte situation, c'est la république, et le scrutin
du 2 juillet est en général favorable à la république. La vérité est que
sur plus de cent élections, près de quatre-vingts ont tout au moins
l'apparence d'une signification républicaine. Paris cette fois a été quel-
que peu dépassé par la province. Paris a été plus sage que les dépar-
temens les plus conservateurs : il a nommé seize des candidats que lui
présentaient les journaux modérés, et tout en faisant sa trouée dans la
mêlée électorale parisienne, en triomphant malgré tout. M, Gambetta
lui-même n'est venu qu'à un rang assez modeste. Pour le coup, la répu-
blique a donc moins bien fait ses affaires à Paris qu'en province, où
elle a recruté un certain nombre d'adhôrens nouveaux, et sous ce rap-
port les élections du 2 juillet ne ressemblent pas sans doute absolu-
ment aux élections du 8 février. Qu'y a-t-îl donc là de bien étonnant?
Les élections n'ont pas été plus libres, elles se sont faites seulement
dans des conditions dirrérentes. il y a cinq mois, ii s'agissait avant toat
d'arrêter une effroyable guerre qui menaçait de submerger la France
tout entière. La république acceptée avec plus ou moins d'empresse-
ment, avec plus ou moins d'inquiétude, ne s'était manifestée que par
une dictature qui faisait violence au pays, non-seulement en l'enlral-
nanl dans une guerre à outrance, mais encore en lui imposant l'abso-
lutisme lyrannique et subalterne d'agens discrédités. Les populations
votaient alors pour ceux qui leur promettaient le plus résolument la
paix et ta Dn de la dictature. Cinq mois se sont écoulés depuis ce mo-
ment; on a retrouvé la paix, la paix extérieure et la paix intérieure,
La France rendue à elle-même a pu respirer sous un régime d'équité
réparatrice qui s'appelle la république , et le pays vote pour la répu-
blique.
Est-ce à dire que ce vote du 2 juillet soit une victoire pour tous les
genres de république, et tranche d'une façon quelconque la question
mn loiT. — 1811. n
yGoo^c
mbDft da ta enmtiairiwi définiii»» dft U Fnw»? G» aenit à amp sAr
rîDlanwAutkia ia plas «mnai *t la pbm hmnrtoe d'as* inaaif (dation
yapntoire^ U saOt d'iatansger an iastant W réwtkat de ce acnuu paor
flo rirmflttr le seas. 1^ biL mi tpia la pli^ait des caubdais, le gé~
B^nl Faidimcbe Uû-mrtea aoMi tam iiaa le»paarsiiivaw las plas ofae-
can dfi la. d^Mlatâta. la fpSaaiiUiaai ea "h'M'j" la dnpean de U ré-
pnbUq^ avec U. Ihîan. l» plufuct, bien Iwa de neUn d'annce
L'instiiuiitMi i^iiblicaiafi. au-dasaus da la saufciaiaoïi natîcii^a, râss^
wieat ejywaaégKau las droûsde «aa sauatninaté. La phifansaaoat
oitens au pays et ont été élus pouc soamiic la gpoinirDaiBsat actuel, le
pacte da. BordeaiH, ceUa trêve des peibi> i^ «si U ooadiûea praaière
d'une rjorçtaviaxioa. in^utûla ai dénialAresaie de la France, ijb sota-
tta du 2 jiùUet sa cbangs doitf peint i"^" tia II fimn 1 la staetian aD-
luaUe teUe ({u'elle a été laile mr lea ^véoemeasv il L'é^miibra paut ainsi
due» et U l'assura ua peu mieux. Sao>.SBodiâer l'aesuaUés dasssoa ea-
^U ni iDâae dana sa nuiorité, il 1^ pacifie ea ({uelque sorte, il doone
uiM force de plus.à ceUe uA>tt de biea public qoa 31. Tbian a Lbeareose
(oEtuoe de parsomuliej:. et qae pataoona na roiapcaiL ûapuoéoieat. Ce
ne souLpaa les ffl£iaarehjste& qui poucraiejBl y soager au leadeouia da
acciUiadaS j^illaletdumwùîastedaiNL la coaita de Cbaoïbord , ce ne
soBtpas non plua las républicaûs i)ui du& leur iapaosBe* «eenûaot
louclier à ce pacte 4)ufila oat û souMeaL iavoqoé GODune uae gacanlie.
Cauz fui pceadraient l'iMiiiative d'une takk rapturs assumecaienl dans
loua laa cm. une terrible nspansabilit^ et tisqueraiwit très- Cort d'âtre
désaiwvés pu la pay&. car ca qin le pay^ daaiaada aujourd'Utùda loute
la focca d»ses. toiéréts ai da aaa inUiDasv ee a'aA paiat certaiaenant
^'on. iETÎM ae» pUiea par Ses agitanoas bcticea, par des caoAii» pas-
atonnis^ ca qu'il deaianda k se» représeatase owama k saa gousraine-
meatr Ceat de travailles iofiesaaiomêiiL, obatmémaoli k la rakrvaCk en
ayant inujoucs piéseuM ii l'asprit catle paoséa qu'une pactie da notre
iBfriliHce reatc eccupéiBparL'eaneaii,etque chaque nâgliganee, cbaQue
buam détBMicbfii, ftoniip déclamatitJa inutile a^ute au iBaiu da nos
pnkviacas-qui sont eocofe lwr,ées,à lliov^asian étEai^èce.
L» fortaae, une fiwtuBe itrangaioent aévÀra poui noua, &'est plu à
raBBflBtUer dan& un- court espace de temps de telle» eaUstroptwts, de
tellea swpviseh qu'oc s'apenjoit. i peina d» l'iiiipréYu et d» la grandeur
das ehflsee. A»MHK>ua npprocbé u& instant, par la peosiâe tout ce qui
a'eat acsem^ sa Burepe dws sea dsuza noi& dûoi la dernjàre beiire
aanaeiauiaufd'hui'? C'est UpluaprodigieiuaaccumijUlioo d'évâaeaiet»,
da ràvokiiians morales al paliUquea; c'est une aaïuïa qui nia. pawt4U'e
point son éfçaie dans les siècles, si on calcule tout ce qu'elle aura tu
passen. GompUxenieSltL: aa ces q|uelquA6 iBnis.ua empire d'Alleougne
<attett>iutitué.sf>a&UBQK»tsQasauvecaiiiaqiûii.'eaisiaitDiËme.pa6.1iMB-
, Google
BETDS. — CHEONIQUE. ifil
qjie la. Dation, germanique était déj^ vieille, .et la France vaincue, dé-
m£iiibrée,. rej^tée ea arri&re par des malheurs sans nom, est.réduite en
quelq^iç aorte àrecommeDcer son hiatoim. D'un autre côlé', pour laipr&-
miëre (ois depuis des aiàcles, depuis rinstitution du. pontificat, un pape
se. trouve avoir régné pluside viog^-cinq ans* il a dépassa les anniU de
iRerre, ei au mémfi instant un petit prince du. Piâmont va< ceindre à
Boms une couronne qiienuL n'a jamais portée,. consacrant en pleiaCi^-
tole,, par la prise de poasessian d& la ville étemelle, l!unité îtalienna,
désonnai» accomplie. Tout c^eA(£hieri ausa. bieaquanosi désastres,
aussi bien que la reconstitulioa de cet empire d'AJIentagne arg^ueilleuse-
ment et dang^euseœent fondé sur nos rêvera. Ey a.eu des époques où
un. seul de ce» événemcna aîU certes sulD el. auidelà. pour, remuer, le
monde.
Tout est.révoUition aujourd'hui,, ce qulse passa en Italie est. une ré-
volution,, unedes scènes extraordinaires .^e l'histoire. Cea est doncfait,
OQ quj'oo croya^ presque impossible est réalisé; le.programme do Cavour
est.accompli jusqu'au haut. Depuis Hier, depuis le 2 iaillet, MoTtitcapilaié
n'est plus un. vain mot.. 11 n'j; a qu'une chose changée dans le programme
de Cavxiur. Ltltalie n» devait, aller à Rome qfi'avec l'aEseatiment de la
&aoce, ou tout aui moîoS'Sous la. protection du principe de uon-inter-
Tentiûu sauvegardé par la.Rraiice; elle y est allée sans nous demander
notre, opinion, à une heure où nous étions assez occupés ailleurs pour
quliln'y eût oi couaeulemeut, ni refus possible de notre, part. Au mo-
ment où' nos désastres se précipitaient l'an dernier, on commouQ^t &
dis£iog:uerdéjàce q|il allait se. passer. L'Italie se mettait, elle aus», en
campagne,. et se disposait.à marcher sur Rome; puis tout d!un coup le
ildèau. tomb^t.et oousséparait de l'ùnivecs. Pendant cinq, mois, nous
n'avonS'plus compté,, nous a:vons été des étrangers dans les affaires du
monde, à peine avous-nous su. tout ce q^'on faisait saos nous en Italie,
oomme en OrieiU. Quand. la rideau s'est relevé,. tout était accompli. Le
pouvoir temporel avait vécu; de son domaine souverain, de la veille, il
n'avait plus que le Vatican, etson xardjoi l'Italie tenait garnison à.Rome,
le parlement de Florence réglait les conditions pratiques du changement
dérruitif de lai capitale,, et il discutait,, il votaiL la loi des garanties pa<
pales,. ca qu'on, pourrait appeler la chante nouvelle de l'iodépeudance
spirituelle du saint>siége. La question était résolue dès ce moment sans
nul doute. Auiaurd'bui elle est tranchée. bien plus souverainement en-
core par le fait. accompli.. Le gauvenement italien a déméoagé de Flo-
rence, il est à Rome, où toutes les administrations, vont se concentrer,
où. le parlement se réunira désoimaiSk C'est le 2 juillet que le roi
Victor-Emmanuel a fait décidément et solennellement son entrée dans
aa nouvelle capitale, au milieui des acclamations et des Êtes dont 1«
bniiLiBleatit. enoore.
..Google
!i5*2 RETUe DES DEUX MONDES.
Le roi ga!anl hommt s'est montré à lafeoëlre du Qiiirinal, d'où, au
temps passé, aux jours des conclaves, on aouonçait au peuple romaîo
l'avènement des noureaux papes. Des bals ont été donnés au vieux Capi-
tole dans la mile de la Louve et dans la salle des Oies, peu accoutumées
à cette musique. Tout est pour le mieux, les Italiens sont satisfaits; Flo-
rence, l'aimable ville toscane, a vu sans regret partir tout ce monde
officiel qui était venu la déranger dans ses habitudes, et Rome inaugure
joyeusement son rôle de capitale avec ses ministres, ses chambres, sa
garde nationale, ses cérémonies officielles et ses journaux. Tandis que
l'Italie mariait sa jeunesse à ces grandes ruines roAnaines, dans un coin
de la ville, au fond du Vatican, il y avait cependant encore un vieux
pape qui pouvait entendre comme une rumeur de ces fêtes étranges et
le bruit du canon signalant l'entrée de Victor-Emmanuel. Il a eu, lui
aussi, tous ces derniers temps, ses réceptions et ses députations de ca-
tholiques accourus pour le saluer à l'occasion de son jubilé pour cette
vingt-cinquième année de règne qui jusqu'ici n'avait jamais été célé-
brée. On dirait que le pape Pie IX n'a tant vécu que pour ajouter un
phénomène extraordinaire de plus à cet autre phénomène de la transfor-
mation de l'Italie et du pontiGcat, pour personnifier jusqu'au bout cette
crise de Rome et du monde catholique. Pie IX a-t-il eu l'intention de se
dérober h cette épreuve et de quitter le Vatican à l'approche de ce pou-
voir nouveau venant s'installer souverainement à Rome? Toujours est-il
que jusqu'ici il n'est point parti, il est resté aupiès de la Confession de
saint Pierre comme s'il ne pouvait être ailleurs. ,
Ceux qui ne doutent de rien et n'écoutent que leurs passions auraient
voulu peut-être qu'il ftt un éclat; ils lui auraient conseillé de s'éloigner
en secouant la poussière de ses sandales, de sortir de Rome par une
porte tandis que Viclor-Emmanuel entrait par l'autre porte. Et après,
où serait-il allé? quel coin de terre aurait-il pu choisir qui ne fût un
lieu d'exil et oîi le prestige de la papauté n'eût souffert bien plus que là
oii il est? Quelle piiissanœ européenne, fQt-ce la plus catholique, aurait
pu faire à sa souveraineté la place que l'Italie lui laisse encore?
Voilà donc cette révolution accomplie et cet ordre nouveau inauguré,
— le pape au Vatican, le roi italien au Quirinal, Rome devenant la ca-
pitale de l'Italie sans cesser d'être la résidence du pontife. Que soriira-
t-il de là maintenant? Comment se concilieront ces deux pouvcnrs, dont
l'un, dépouillé de toute juridiction temporelle, reste avec des préroga-
tives de souveraineté reconnues, sanctionnées par l'Europe? Ce que
Pie IX n'a pas fait dans le premier moment, la fera-t-il plus tard? S'exi-
lera-t-il du Vatican au risque de laisser à son successeur l'héritage d'un
pontificat réduit à errer sur les chemins du monde? C'est peut-être après
tout une question de temps et de conduite pour les uns et pour les au-
tres. Quoi qu'il en soit, c'est là visiblement une de ces révolutioils qui,
, Google
BEVDE. — CHRONIQUE. A&S
une fois accomplies, no reviennent pas sur elles-mêmes, et le roi Vicior-
Emmanuel a pu dire sans jactance : h Nous sommes maintenant à Rome,
nous y resterons. » Par une coïncidence étrange, c'est le passé qui
s'évanouit au même instant à Rome sous la forme du pouvoir temporel,
h Paris ou à Chambord sous la forme de la royauté pure. Ce qui est
moins douteux encore, c'est que nous n'y pouvons rien, ot il serait même
utile qu'il fût bien entendu que la France ne s'attache point à l'irré-
parable.
Nous concevons l'émotion des évëques français qui, depuis quelque
temps, essaient, par des pétitions multipliées, de ramener l'attention de
l'assemblée nationale sur les affaires de Rome. L'occasion n'est point
malheureusement des mieux choisies. Si c'est un acte tout religieux,
une marque de fidélité envers le saiat-siége, une pastorale Fullisait. Si
les évéques prétendent donner un sens politique à leurs démarches,
qfie veulent-ils? Ont-ils l'étrange pensée d'engager la France dans une .
guerre nouvelle pour rendre au pape sa souveraineté temporelle, pour
chasser l'Italie de Rome? Qui oserait proposer sérieusement cette poli-
tique dans une assemblée? Que notre gouvernement, par un de ces con-
gés diplomatiques qui sont la ressource des situations délicates, ait cru
devoir dispenser récemment notre ministre à Florence d'aller assister à
l'inauguration de Rome capitale, il le pouvait sans nul doute, il le pou-
vait d'autant mieux que la France n'a été nullement consultée dans les
derniers événemens. C'était pour lui une manière de d^ager sa responsa-
bilité et de montrer quelques ménagemens au pape dans une crise dou-
loureusB. Au-delà, il n'avait plus rien à faire, même diplomatiquement,
et la meilleure preuve que le gouvernement français ne voulait pas aller
plus loin, c'est qu'il a pris lui-même le soin de déclarer que ses rtia-
tioDS avec l'Italie n'étaient nullement altérées. La seule question qu'il
ait à se poser aujourd'hui est celle de savoir dans quelle mesure et sous
quelle forme il doit désormais se faiie représenter à Rome vis-à-vis du
gouvernement Italien et vis-à-vis du souverain pontife.
L'essentiel est que cette situation soit netie, qu'il ne s'y glisse aucune
de ces arrière-pensées qui commencent par créer des froisscmens et qui
finissent par aboutir à des relations troublées. Il ne s'agit pas de savoir
si celte révolution aurait pu s'accomplir autrement, elle est accomplie.
La France, comme les autres puissances de l'Europe, n'a qu'une chose
à demander à l'Italie, l'application la plus libérale possible de la loi
qu'elle a votée elle-même pour garantir l'indépendance spirituelle du
saint-siége. C'est au cabinet de Rome, puisqu'il y a désormais un ca-
binet de Rome, de faire que la question soit résolue de façon qu'elle
ne puisse renaître. En un mot, aujourd'hui comme par le passé, ce
qu'il y a de mieux pour la France et pour l'Italie, c'est une politique
de sympathie et de bonne intelligence. Celte poliiique, elle a eu à
, Google
094 BErOE DES DEDX VONBEE.
vatDcre tt6S dIfficuUës âes deux cdt^s Ses ftlpBS, c'est encore ta -ptilitigue
de 'l'avenir flans frnt'értt des deux paj-s, Uy a sans Boule àTtome-et
à Florence des ■hammes'gEÎ otfblieut guelgirefois, qui se 'figurent Stne
ié -profonds fliplomaies, de véritables 'hértiiers Ce 'HaCHiaviél , jran»
qn'its excitent teus les ombrages -contre la Pranue, jjarce gu'îls 110111
cberdher Tnalotennnt leur providence à "Beflin, 'Il y n beureusemeat
aussi des hommes qdi se souviennent mieux, et lorsque Técemmein,
dans une discussion parlementaire à l'occasion ds cette question du
percemedt iiu'Saini^Gothard qui, ■après avoir 'fait quelque'brdit il y a
un an, vient d'être résolue sans qu'on y ■ait pris garde, 'lorsque dans
câlte discussionun oratctrr.'M.'Mortlini, S'est lilu'à montrer un danger
pourTItàlie tlu cûtéiie nos frontières, M, Peruzzi a répontiu dans on
élan dtreureuse et 'forte inspiration : « On ne doit pas dire qil'i! faut
regarder nos'frofltlères>avec crainte.. .'Quant à. moi. Je regarde les fron-
■ tJères "sfgnâ'ées;par Thonorable'M. Mordini, et 'je me rappelle qu'en
WSQ elles'livrèreMtjassa^e'à un secours généreux, aux soldats de la
France gui combattirent avec nousà'Masenta et à Solferino... » Ce
sont-Ià ceux qui ont' le droit depaHer pour' l'Italie, parce que ce sant
tes ouvriers par qui elle exiàte, et 6' est par'Valtîancede'le France gdlls
ont pu conduire leur œuvre jusqu'au iou t. eu, de ujzade.
XS&A.1S ET JtaXIIlKS.
UN.jtaMAN.&aauiJsi£iD.'junaBN>is.
a N'jyez pas. penr, 'disait M'. Sâinté-Benverau début d'une-ar ses^Ho-
digues causeries, Je ne viens pas vous entretenir "des Lettres iTune Pi-
rUvienne. » On sera rassuré saBs'doûte guand nous aurons averti que
l'auteur nonmoinsgue le livre est le sujet de ces pages desiiiiées' à tirer
de la nécrppole'des vieux- romanciers une nlémoire qui ù'est pas indigne
'de sympathie; Certes cette, jeune sauvage de nilusire sang des Incas Ji'a
pas conservé- pour nous 1^ môme charme qti'felle avdt pour nos arrière-
grarid'mÈres. Sa métaphysique prétentieuse nou3 trouve fort incrédules,
surtout guarid oous'réflébhissons que sa CBrrespondance, avant gb'eHe
eût appris à' écrire, était exprimée avec des nœuds'dansdes' fîls'desbie.
Ses éternelles letires'a'araour'à son cher'Aza, qui nepeutlui-répoudre,
nous (ïitiguent parce qu'il n'y a pas .de terme à la séparation ; nous re-
grettons ensuite de nous être inléressés en pure perte quand nous ap-
, Google
uns. — fxsnttQOx. 458.
pKùms 'Qiie ririfidèle kxa a remtocé \ sa 'Pètuvrene. l^crmoBr de Hé-
teiviHe puur oelle-d qui ne Tâme pas, ec ^i n'eDletid pas le irançile
durut la moitié du Tédt, ne iHtHmittn pas ponr nous cette iotrigne k
distaooe entre deux Incas ^DOt db seiri ■ la p«nfle.
R ne s'tgit donc pts de protnirer b «e livre oubfiS Ses IMteim non»
veaux, bonne fortune qu'il ne coonatt |AfK'âe[nrisl0Dgim années^ cas
pauvres vieilles «atours, sous leore 'gfAces llétries, -sont iSteintes, Inm
éteintes. Et puis, «fa«l momeiA serait |flos mai f^oi^ pour reporter
sa pensée \eC3 des conoeptîoBS imagîniàres qui tTaunnent pas m6me le
mérite d'amoser? En TevKi<%«, il ne sera pas sms à-iprepos de tirer Ae
l'onbli qwrtqoes traits de ce Toman li'une femme qm . après awir étë
dnqaante-trei.1 ans tnafbeureuse sans fWiguer le pobHc de ses plaitftes,
enfeitna Sans ce livre élëgiaqoe Ireauconp moins Se taimne qoe de
philosophie morale et sodale, Ijes TfflexioBs dont * est Tcmpli Totfletrt
particulièrement sur les tnfleors, sur la condition des temmes «t Tftat
de la société. l.es pensées snr 1* amour y occupent la pclite place comme
elles roccupaient désormais dans le cœur de hauteur : elles trahisseiït
Tige de l'écrivain et rexpérience acquise. T(fl qu'il est, fourrage pro-
voqua des admirations passionnées, tes grands succès s' wpffiquent toi-
jours par quelque motif sérieux : cerlaines pensées singulières, 'hardies
même, tirent plus sans Aoute poor la réputgrtion des tiîtns pitwimnu
que 'les romanesques amem-s -des detK 4nca9 et ïeur maalère deflorws-
pondre avec des fils 4e soie.
Les coBlemperains de M" ■de Graflsny koos «ut fourni peu de détmls
sar son cempie. ^le "vint fort tard i Pans n^yaAt pas imni» de jqna-
rrate-tnns ans \ la 'suite de M"* de Cnise, duchesse de KitJhelieii,
sans argent, TelËguée par SB pnm-eté, par rabsenoe de tout -éclzl, dasa
une bun^Me sitHstim : tf/ie maBqoaît vtAme -de oette facilité d'esprit qui
servait alors d'argent complam k plus d'une fonne dont la ooaditîoa
n'Ôtait pas meilleure que b àeime. "Ceux qui ta voyaiem la coimaJS-
saient pour une personne de naissance distinguée, mais sans fortune,
ayant tenu sa place dans la société èe Luiévitle, sue femme leVtrAe qsi
venait de passer deux mois à Ctfey et avait joué la comédie dans oe
sanccuaire renommé destetiFes, des^ences«t defesprit. Sept tms ^4-
coulèrent sans qu'elle soi^« â sortir de l'ebscurité hm la retenait «ne
position itonr 6 tour gênée ou dépendante ; paw la première fow eih
e»aya sa ptnme inexpérimentée, en 171|S,'dans nne ihaveUe mpagrasU,
qui avait pour sujet cette pensée, '« que les mauvais exemples produisent
autant de vertus que de vices, n H y avait là un écho de la société oi
elle n'avait fait que passer, un de œs paradoxes nfx ^amusait Fesprit d»
Voltaire, qnand il voulait sediver^ k ^a façon des princes i^ui prennent
leurs ftats sous le voile de l'racogmie. 'tout ce que oons savons de W
début, c'est que ta ;iâiilo9eplHe de H"* de-Srafigny fut trouvée ploistmte.
■ Google
i56 BEVUK DBS DEUX UOHDES.
On riait sans doute de la bonne dame de province qui se prenait au sé-
rieux et tranchait du philosophe. Piquée au vif, elle se mit à l'ouvrage et
publia en 1747 un livre qui fut le roman de femme le plu3 curieux du
siècle, car je ne crains pas Aa placer les Ltllres péruviennes, toutes défraî-
chies, toutes démodées qu'elles sont, au-dessus des œuvres de M°"* de
Fontaine, de Tencin et Kiccoboni.
Les Lettres péruviennes furent suivies d'un autre succès, celui de ta
comédie de Génie, sorte de drame en prose qui profita fort innocemment
d'une cabale montée contre La Chaussée, le maître du genre attendris-
sant vers cette époque. Le talent féminin, au grand dépit de son rival,
eut les préférences des comédiens et du public. Pour la première fois
de sa vie, depuis ces deux ouvrages. M"' de Grafigny était en veine de
bonheur. Elle dut en être étonnée; le malheur était comme sou élément :
elle dit dans une de ses lettres de Cirey que le chagrin la suivrait jusque
dans le paradis. Ces bonnes fortunes si peu normales dans son exis-
tence n'eurent pas de suite. Sa vie reprit la même allure sauf le chan-
gement île situatio:i qui ne diminua point ses épreuves. Elle resta jus-
qu'à la fin endolorie et plaintive sans faire aucune autre confidence à ses
amis de Paris que celle d'une tristesse qui se laisse voir, mais qui ne
parle pas.
Nous en savons un peu plus que les lecteurs du siècle dernier sur la
biographie de M"" de GraDgny, Nous avons les lettres qu'elle écrivit à
son ami Devaux de Nancy, durant les deux mois de séjour qu'elle fit à
Cirey. Ce Devuux, littérateur, faisant des vers as3i?z mauvais que M'»" de
Grafigny comble d'éloges quoiqu'elle les corrige avec goût, était lecteur
de Stanislas, roi de Lorraine, un lecteur qu'on avait donné à ce prince
à son grand étonnement, et dont il comptait, disait-il, faire autant
d'usage que M. de Voltaire, cet autre potentat son voisin, faisait de son
confesseur. La plus grande familiarité régnait entre Devaux, Saint-
Lambert, Desmaresl, et l'auteur des Leltres d'une Piruvieune. On s'ap-
pelait Pampan, Pampichon, Pelil-Sainl, Groi-Chien; c'était de l'intimité
provinciale et bien lorraine. Il y avait même quelque chose de plus entrg
l'un d'eux, le docteur Desmaresl, et celle qui a signé ces lettres. Cette
correspondance, écrite au courant de la plume et sans aucun souci des
indiscrets, au moins dans la première pailie, nous en anrait appris
beaucoup plus sur M"' de Grafigny, si elle n'avait eu pour objet d'in-
former Xancy et Lunéville des nouvelles du héros, du dami-dieu de Ci-
rey. Aussi ne faut-il pas s'étonner que l'on y ait cherché seulement
l'intérieur de Voltaire et de la dame du logis, et qu'elle ait été publiée
en 1820 sous le titre de Vie privée de VoUaire et de i!"^ Du ChâleUl.
Là est bien réellement l'intérêt de ces pages qui sentent le commé-
rage et la cachotterie, simples d'ailleurs et abandonnées jusqu'à la
trivialité. Cependant il est aisé d'y entrevoir bien des choses que
, Google
REVUE. — CBROMIQOe. 457
M"* de GraFlgny n'avait pas à dérober ni même à apprendre à ses bons
amis de Lorraine, ses chagrins, sa pauvreté, ses intimités, certaines
liaisons plus étroites encore. Son mariage avec M. Huguet de Graflgny,
exempt des gardes du corps et chambellan du duc de Lorraine, avait
été un enfer. Séparée de lui après bien des années de patience, elle
rivait dans une gène assez grande pour que sa destinée dépendit quel-
quefois d'une pauvre somme de deux cents francs attendue des mois
entiers. Assiégée par les dettes criardes dans les refuges où elle cachait
son délaissement et son veuvage, elle était obligée de dérober aux
curieux les petites rentrées que pouvaient lui procurer ses amis, et
quelquefois privée des hardes demeurées comme gages entre les mains
de quelque logeur trop rigoureux. Lorsqu'elle vint à Girey, en plein
d'hiver, elle fut redevable à une amie qui avait équipage d'avoir pu
traverser les mauvaises routes qui séparaient Nancy du séjour de
M"" Du Châlelet sans faire naufrage dans les profondes ornières. Elle y
arriva ne possédant pas le premier écu de l'argent nécessaire pour
chercher une auire demeure. On sait pourtant que Cirey, si hospitalier
d'abord, cessa bienlôt d'être tenable. La reine de ces lieux veillait sur
son empire jivec une jalouse défiance; elle ouvrait les lettres de ses
hôtes. Il est vrai qu'elle en payait te port, ce qui ne sufDsait pas pour
acheter la propriété des secrets qui pouvaient y être contenus ; il est
vrai aussi qu'elle cachait sa curiosité derrière l'intérêt très sincère
qu'elle portait à Voltaire, ce qui ne justifiait pas tout à fait l'établisse-
ment de son cabinet noir. Les misérables sont patiens: la pauvre noble
dame supportait sars rien dire la censure exercée sur sa correspon-
dance, c'est-à-dire sur le dernier aliment qui restât k son cœur. Après
tout, elle n'était pas la seule à endurer cette tyrannie; M"* de Champ-
bonin, une autre amie des deux amans, une autre hôtesse dans celte
maison littéraire et princière à la fois, subissait le même joug. Bien
plus, celui-là même dont te nom illustre faisait tout l'ornement de
celte riche demeure, l'astre dont M"' Du Chàtelet se disait simplement
le satellite, n'élait-il pas le premier esclave de cette volonté qui ne
perdait rien assurément à être celle d'une femme ! M"" de Grafigny se
résignait donc à recevoir des lettres décachetées; mais un jour une
missive de l'honnête Devaux, qui joignait à un grand goût pour le bavar-
dage un penchant très prononcé pour les expressions impropres, donna
lieu de croire à ta fougueuse et 1res impérieuse Emilie que ti"". de Gra-
flgny avait coaimuniqué à ses curieux amis tout un chant de la Pucelle,
c'est-à-dire de quoi faire arrêter Voltaire ou tout au moins l'obliger à
prendre ta fuite.
Un malentendu, qui consistait dans la confusion du mol plan avec
celui de chanl, valut à la malheureuse réfugiée non-seulement une
scène affreu.se que lui firent le poète, trop enclin à s'effrayer, et sa
nigiUrrlbyGOOglC
iB8 BETTS ara iieds iimrau.
mdtreBse, trop prompte i s'eapcnter, «ns «neore ■□ moii de sao¥-
frances phy^^aes «t morales, sus porspecthe assmëe «Tan sertir fivia
de quelqaes pttees d'argem, et rf'eodurer arasi 'nae Atmiisa pire foa
la plos 'proTonde misère. Un motif Jiitai inprrin (TiiitérStse pni«e m-
jonrd'hoi sur Vxalear des iMtnt pèruvimmi. Silo fut sans donte uac
des victiiDes des (jhangeiiieiis ^litiquss idoni la fjornàoe eut 1 «oulMr
àoefte époque. Dansane de bm Ittlrea, «aie «at aar te point -àt raamtte
eO'détail ses infbrtoMB; Ruoiellfe i^-Mv^te ootiit w mameotoii «lie vmtt
de dire que te récit nreit raitiplsarar Voltaire à <ohaudeBlanaes. OkIIb
sont donc tes misftpes qui le toadtèreat w Sort T V* de-Grsflgny as tait,
parce -qa^lie ^ri?alt à Devauc, qui ne les «ODmiBsait que trop. Les
emplois que soq mari avait ooctqiée dan raBciesne vemr de Lmrame,
qaelqaes allaùmsobsoares i]B nmivelle oour, tanécxnsité de Vëloignar,
permettent de suppewr 'que les vicissitudu poHtiqBes 4e son prys n'it-
vwflDt pas ■été •gai* ionumce sur aa deatmée. La pauvre LorraiDa *vA
perdu sa iratiaiialité an passant sousIh mata de StmislBS. L'année mêm
oâ'ComniBncéi<ein1espérd9riiiatîoaS'de11'"deer)^ny avait vu s'acb»-
mîiier pour un pays étraDger ce qui Testait de la maisoo docate. Le der-
nier duc fvsit troqué sdo "hérirage pour aa tirAne et le titre de tas pèm
pour œlui d'empereur-âpoux de la souveniae d'iutrîclie. Vettaîre a n-
contë arec Aequenee cette première épreuve de notre ohbre LorraiBB
qui devait, bélas'I U Toir reneuvetée 'et bien ag^vée«em trente-tiwiB
ans plus tard. »■• de Craapiy, lorsqu'elle quitta Wancy, partait ipoor
l'exU. AjQUbMis à tmtes «es causes de Chogriu une blessure qu'aD»
semble aroir TeSBentie phn 'vivement que tontee les antres. Site arat
lusse dans celle ville «ne HOeciisn ii laquette die 9e rattacbait nec Té-
Dor^e d'une passion d'arriëre-saism, d'une darmàt« «c|>âranae. Ce Des-
marest , dont elle avait (cor à tour désiré et tedouté la teaue à Qkcf,
rompait avec «fie sans vetoiu-. Elle avait passe œs deux mois assez pé^
blés déjà, 'd'al}Drâ privée Ae sa présenoe«t soutoot deseEneuvelleB, p«to
alarmée par la cariosité de W" Do CUtelet , -qui voulait le voir, «tie
négligeait rien pour rappeler. iQne lettre comme en ne sah enéorire<qu«
lorsqu'on n'ahne jâus, st surtout lonqu'on 'est trop aimé, dëcide de «m
sort. Nancy ne la revit point; elle partit pour ?aris wec 2<I0 franc»,
son unique fOTtune , «t la promeme ^une reoMcmaadntioB pour 1P" la
duchesse de 'IticlieReu. Elle y fut rejoinie par ne jeune nièce. M"**
Ligcevltle, 'd'enœ faiuHe|4iis vnïIle-eiKOTeetiioDimoiBspniwe. Cétatt
l'indigenoe s'abritent sous l'aîle de la panvreté-. csite jeune fille fut plu
ttrdW-flehrétiœ.
Les Lettres péruviennes condamoeot les mœurs et les Geubines ¥m-
çcùses de plus d'une manière. EHea ne ménagent mi les «nuitis ni Jes
maris : les uns 'sont lâcbes, ddloyans. Bans respect iriilidélité; les aulras,
prodigues et avares tout i la feis.sactnlîentsiDvettt le bien ée leurs «iD-
times à ' iBor lUiertiiwge. 'Eltes -ne- wn t TWB TDéms ' sévères qMMrr "te ' hne.
C'était' 1«' moment où P«n'a[i^uâisaiiMdeitoittespuS9'mii^onyaif{;'Mat
te jnoatle -semblait tÉpétor:
.tu» âe Graftgny, qui-n-'étàlt qve'du'^gronB ibooSb- de Lénine, >était
[klas simple ':-eHe «arTHitd^BDknre-psr-ttXi^eHoe qd^'on yeT<d le nécw-
vire à'coarir aprfts le^uperflu. Elle-'a'élë la première^ de sen temps, au
miMftsdaseifQ litïéraiure yroframeatlllce.'à' faire te proofes du liu(e;-ëile
a précédé Rousseau sur ce point-caawie'aurqvMqiies'autres. Il n'y» pas
^u tf en >6tre «urpri3';>alîe venait d'BaeiproviRce éloignée, 'inâépen-
danie.'sinon'd'tiRe'TépUblicpieiétFan^re'i ki'Piatioe; «llC'éMit- pauvre
a)inme'lfli;<x»>Riiae lui eUe oraît^ttsint,' dépassé ndtme ie moment où
im écrinaioa'tootsa les idées peFsenaeNes qti'Jl'QUPa, sll' est' capable
ld'eii'svoir;'coin[ire lai'«lle'piiblîait/ffiH'<enviro[iB'lle êimpianCe BD3,'te
livre où Mie .iHettafttoaet^reenttin8n8de<'4aD ane.'Le TopprMtmiient
ile"eesdeax«8pritssifo>ildiBpropeTtràBiiés Ala'pooriHitjon le'sent.'que
He'BontrerileuFsan^t^ies. [L'avémmeut de Rousseau -fut eamiae one
nxplosioD' dans 4e'n«Bde;ll'tini6eul tend il ^tra dans sa grande renom-
atée;'tVun'«eul'Coup'il'ût'«aanbUre(»i«fiti«v»ir touiflS'tesMées^ftl
ttsvait plus tarU développer. l>^n'eD£Gt-pa3>'iine,"eii<s98 écrits postérKina.
idont legerme >viBiUe ne 'Soit dans -ses tleox'iiiecouits 'adressés & l^«ta-
iMnîe de BijaD..II-y'3 «iaâi'de 'rièbeslHeuiRMns>lesdlell'd'Orieat,'qui
oeuvrent isut >è- otrup-'avec bniitrV-éclat>ide Jeurflaràiaon estidigaede la
nagnffleence de 'leurs coiilenrs.'be môdesteialeDt de M»*'de'OFaiigiiy
'fleurit deiRtâneen nne'fois, feie&-q<!i'avcc:i>ea«(;oupiBi«inS' d'éclat; et
wie fois' qu'-ette aut fait 'enteH'diB'eeqtt'elle.avaitidaBS le' cœur .'ce fat
fini : dMS^ ce'pMit-TûBaan.d*aa'BiériCe' sesondaire eUe~Avait-.ditaoaJdBr-
aief mot.
Il était aussi féaervé tà'M** 'âeiaid[[^ï''.de<iisquer la première' Ides
paradoxes toufcbantilapropri44é;-c'eBt làile casactére le plus singaliende
'son.ouvrage. FaHte'd'im^atre'Mnne.'oii'estiJsten èbligé-xtequàlillerce
roman de socitliste.'N^Uez'fias «ar oenoti kuaginer que yauteur expose
une doctrine'iiouvéHe-sar'là'iaciété.lOQS igraiides jprétenttons ne sont
pas deve te«p9-tà. On causàft/on pramaMit sssi caprice sur des uto-
pies saus omMéquence, oonmae «ur l'état' aamuge Ues' hommœ primitifis
ou'snr l'histoire des Trogiodjrtes ; mais onil'avaitpas de théoiie aociéle
toute faite pour ctnager ie'maiJde du jovr au lendemain, iiyailkuis
«gt-iPlHen'isar que lesociéliune 'Soit aae âhose'-sérieuBË'î'Le aoot est
bien coami, mais la bboae/onne^l^'pas' trouvée. 'S'il était w^ique te
Bocialisnie fût la retherthe d'un moyen honnftle et'psalieable pourobs-
curcir la distinction entre le tien et )e mirai, c'est sue rectaerdie ttam
■ Google
àOQ BEVUE DES DEUX HONDBS.
laquelle un peu de Trivolité réussirait toujours mieux que la méthode
scienlifique. L'imagination s'accommode surtout de ce qui est loin de la
vie réelle : elle rêve l'âge d'or, le communisme, la suppression des
murs de clACure et des limites des champs; elle ouvre les pories des
maisons, elle délie les cordons de la bourse la plus sern^e. Mais lâchei
de meure un peu de réalité dans ces songes, aussitôt la bourse se f<.'rme,
la porte est close à triples verrous. Restons dans le domaine de la fic-
ti,on, si nous voulons faire du socialisme ; c'est là qu'il e^t à sa place. On
m'accordera du moins qu'un roman a autant de droit à se dire socia-
liste que la iliéorie la plus n^bitieuse. Il n'est ni plbs ni moins utile et
il a te mérite d'être moins ennuyeux.
Rousseau, très franchement, regarde les maux introduits par la pro-
priété comme irréparables : M" de Graflgny. plus hardie ou plus na!ve,
croit savoir par quel moyen ils auraient pu être évités; elle estime que
les princes, au lieu de vivre des impôts qui leur sont payés par leurs
sujeis, devraient nourrir leurs sujets des richesses de l'état; c'est dire
que ceux-ci seraient les pensionnaires viagers des rois qui posséderaient
tout. Sans doute, c'est une Péruvienne qui parle, et cette conception,
conforme à l'état barbare, se trouve à sa place dans les lettres de Zilia;
M"' de Graflgny ne voulait pas tout à fart, j'imagine, faire du roi très
chrétien un Incas, fils du Soleil. Cependant le roman n't'tait pas une sim-
ple fantaisie : suivant l'habitude du temps, l'auteur mettait ses pensées
sous la plume de la jeune sauvage. l.a tendre Zilia, dans sa correspon-
dance amoureuse avec Aza, multiplie les critiques et les jugeraens comme
le sage Usbek des Lettres persanes, dans une correspondance non moins
amoureuse avec tout un sérail. Peu importe la valeur de leurs idées res-
pectives : l'auteur des Lettres péruviennes n'y tenait pas moins que Mon-
tesquieu; elle y tenait davantage peut-être, si l'oa en juge par le ton sé-
rieux et triste de ses pages. En effet, dans le rapprochement qui a été
fait des deux livres, rapprochement écrasant pour M"' de Graflgny, si
l'on ne voit en présence qu'un modèle et une copie, on a oublié de
rappeler la différence des Ions. Le présideut à mortier de Bordeaux
songeait à s'amuser liri-mêrae avant d'amuser ses lecteurs; mais la pau-
vre réfugiée de Nancy qui, la plume à la main, n'était pas gaie, compo-
sait son roman avec des souvenirs, des réflexions mélancoliques et des
larmes. Ces singularités d'un monde idéal qu'elle bâtissait loin de sun
pays et de ses vieux amis, elle les prenait au sérieux. Elle croyait de
bonne foi que la pauvreté venait de la faute dés princes, et, suivant la
formule adoptée depuis, que la société était mal faite.
11 Au lieu que le Capo-inca est obligé de pourvoir à la subsistance de
ses peuples, en Europe les souverains ne tirent la leur que des travaux
de leurs sujets: aussi les crimes et les malheurs vienaent-ils presque
tous des besoins mal satisfaits.
, Google
BEVUE. — CHRONtQDE. 401
<< Le malheur des nobles, en général, naît des dtfllcultés qu'ils trou-
vent à concilier leur magnificence apparente avec leur misère réelle.
Il Le commun des hommes ne soutient son étnt que par ce qu'on ap-
pelle commerce ou industrie; la mauvaise foi est le moindre des crimes
qui en résultent.
B Une partie dn peuple est obligée pour vivre de s'en rapporter à l'hu-
manité des autres; les efTets en sont si bornés, qu'à peine ces malheu-
reux ont-ils suffisamment de quoi s'empêcher de mourir.
CI Sans avoir de l'or, il est impossible d'acquérir une portion de cette
lerre que la nature a donnée à tous tes hommes. Sans posséder ce qu'on
app'^lle du bien, il est impossible d'avoir de l'or, et par une inconsé-
quence qui blesse les lumières naturelles et qui impatiente la raison,
cette nation orgueilleuse, suivant les lois d'un faux honneur qu'elle a
ÎDventéj atlache de la honte h recevoir de tout autre que du souverain
ce qui est nécessaire au soutien de sa vie et de son état. Ce souverain
répand ses libéralités sur un si petit nombre de ses sujets, en compa-
raison de la quantité des malheureux, qu'il y aurait autant de folie à pré-
tendre y avoir part que d'ignominie à se délivrer par la mort de l'im-
possibiirté de vivre sans honte, n
Comment n'être pas frappé de la profonde tristesse empreinte dans
ces dernières lignes? Elle montre combien les pensées qui précèdent
sont au fond personnelles à l'auteur, et en même temps elle excuse ce
qu'il y a dans ces pensées de déraisonnable et de faux. Celle qui rêvait
de telles chimères avait connu le désespoir des malheurs sans remède;
ses pensées semblent avoir parcouru tout l'intervalle qui va de ta pau-
vreté irréparable à l'idée du suicide. Ziiia est beaucoup plus Française
et Européenne qu'elle ne paraît, et ses plaintes ne lui sonfpas inspirées
uniquement par la sympathie et la surprise. Elle gémit d'un état social
donl'elle souffre; seulement elle voudrait le guérir en exagérant le mal
même dont elle est témoin. Les pauvres de toutes les classes ne reçoi-
vent pas assez, elle prétend les mettre à l'aise en donnant tout au roi.
Cette idée n'était pas aussi absurde au premier abord qu'elle nous
semble l'être aujourd'hui. Comme l'argent que l'on payait au prince
semblait la cause de l'appauvrissement, il n'y avait qu'à renverser les
choses, le prince au lieu de recevoir donnerait de l'argent à tout le
monde. Chacun de ses sujets aurait sa part : quoi de plus simple? Il
suffisait que la large main qui donnerait k tous eût'dans ses coffres ce
qui était éparpillé dans toutes les cassettes. Et comme on partait de ce
principe qui pour beaucoup de gens de notre temps est encore un ar-
ticle de foi, que la provision universelle est inépuisable, voilà tout le
monde pourvu d'avance et content. Les grands n'épuiseraient plus leurs
ressources pour tenir leur rang et faire figure; ils ne seraient plus les
magnifiques indigens dont Zilia plaint la gêne et méprise le faux luxe.
, Google
ksi HETOE DSS. DEUX UONOES.
Chevaus, éq;iipage9i.b&tel3, maisaBa de plaisance, icaitSeniLpïTiî par'
la munificeiu». royade^ On- ne verrait pltu> Ibs cejptaaa. ({".un. sang, iW
lustca. Uunbéi daas.la misère„aii de {>auvras. veuves, de. noble lignag*
Tivant d'aipédisaft. Lagéairo^ilâ du monan}pe.aa seraiuelle pas indér
finie comme ses trésors? Il n'y aurait plus ni ruine en haut,, ni détresH
ea.bos,.9aDS compter.que la.miU«u uismpliraitile venus, le-conuserce
n'étaot-plua obU^ derecoufinè la nuuvsif&^foi'. L'auteur ne s'eat-pai
demandé si ceux..qfii étuenbeobas, où. ils. recevAteiU. leur pitance,,!»
damaDdecaient-paa à.Atra enbaat, où- ils seraient.oomblës. de tous, les
dons. CetlsiqtieatioB était, tropiodisocètepoiir qfi'elle.y songeât..
Avoos-Dous le droit de mépnaer bienifort l'utofiie da. Slia,, et celles
du. tempt «duel ne: aont-eliaa. pas. qpeLquefoia- aussi exoliq^ies^ ausà
grosière3.T. Je n'y vois souvent, de diftéracce q^ ^u& les mots. A. la
place dti roi mettez l!état;.comlàea da nosisy^tèmeasomliBtes ne. var
lent.;^ miaui que Iss.rêves.de La-Bénivienne I- BoinRDs,,at,q(iJ.pis.est,
vieux- romans, voilà, ca. qu^ii y a. an. fbnil da nos biUawasées coupables,
de DOS cbimërea empaisonaées. Deux diBîârances. pourtant sépaiEst
ceUes-ei de ceuxclà, le chariaiaDÎ3mfiïpédant.q^ s'^le dans lea-lbâo-
ries, et les crimes qu'elles font commettra.
On parila souvent da;paraBilianM, et je ramu(iii8.q^d.ceus qpL alfeo-
tent dsse servir de es mot l'appliquent toujours au servlteure des mor-
narchies. Us' abusent dacertaias scandales donLLa. souvenir ttès T&xnt
leuD fournit ce qu!ils ciieccheDt,,d8s eflats oratoitea^Ilesttrès vrai q)ie
la. myauté, en. li'rajice,, a. depuis- ua siècle ou. deux entrstenu uagcaud
nombre, de parasites : puasitâs- de La noblesse, donL les. rois avaient
commeoeé la ruine en leur 6tant leurpart.de gDuvemeiDent,.el.dOQt ils
achavaient la. dâcooâtura eu loa candamaant. à. La. prodigalilé'; paraates
ds la pauvreté, qpi sont de tous. les, tempst et qui vivaient alors dans
des baa-fonds où la lumi^e des.cé.vo]ulioDfi oa les. avait, pas encoce at-
teints;, parasites de l'enlre-âeux, ou de le boiir.geoisie,. qui ne: vivaient
nLd!aiimôaes,.ni de pensions sun la, cassette rayalsi mais de l'énorme
quantité de petites places dont. la. csntialisation francise entialenait la
passion et lé goût. non moins Eranijaia^ Cette habitude ds compter sur le
™ pour vivre: faisait de la oour. etda tout le, peuple. brillant de^Vec-
saillesiun assemblage d!indigpns fastueux. Elle s'étale de la. meilleure
fioi du monde dans les lignes que nous avons citées de H"' ds GrâTignj;.
Faut-il croire. cependant que Le parasilisme. soil. particulier àilarmo-
oarchiaf Etq^ dirons-nous de celui, d'uae. certain» tépubliqjieT. En
1793, on.lBCouvredanoisdedraîts.de L'homme, q|i£. Saih&Iust déûniï-
sait le dnoit de manger du.paiui;.&nl&71,,oa.ie.dég^3e sous le nom db
solde de la. garde nationale. Au. fond,,, c'est louj,oiirs la mém& meladifi
qjiî dévora l'état,, la même plaie q^i s'étend de plus en. plus. Iles cévo-
LutionSfOnt bouleversé: les. canditiQiimsaasichaugfB les babilades. Avant
, Google
S9 il étail htatM» d» Fetawir dae. paitiGuUflift, mus- ce^voiE du prioee
<tiuli utt 9à\9[àgC'«aKiéw AiiisuiKl'bui ii est, eacore hofitmix de tendre la
auia k aea QaacitoïeDft; nati il gaea» pour trte aatusei de- mendier à la
liort&obftU Eé^btk^a&le noyeiiidi virre suis caorii; las chaouesdii tra-
vail ttt de L'Kibiirùé iadûidueUe. Caiu qui refisereisiui d'être les- cUeiis
dfl l'uBistaoc» puhliquet ee font, «i besoin Im paraeitsa arntéa da la
(taude cuîBiDfi du cemmiipûiUA. SoeiAJisma, solidarité,, ooHectiwtii or-
gfiaiaatiaa dutiruiail, droit au trauaj^b, sptods wtsts q^itout eels^^ai L'on
veut Atra «ai., e'eM paragiiius» c^il hut «lir»k
L.BEulâBU'àbkMa;l>,répuUiqiUt dDiU,aouaioBKi>eaUiJad'in6truiiie
lit pcooàs, i^a tût. ^fut l4 g^DénaJcisar ea^ coiktioiuiU, sx» le; soupçooBsr
pftu(-Mr«it dus tradilifioa (|ui awt dir«cbeaie*it contiairea kaoa «stnoe.
AutteroH lo roi,, earfansfr, timl conaidéflieMnue le pAreds sessujats.
Do obéissait à ses ordres, môme tjraaQfques, avec tnattasa^ mais sans
Béwdta, saiw U fawBQ ou lo utâpiift qfi'iaagii» l'injitistice q^uand elle
lieni (^uB raurpatsun. Oq obéiautt somms k un fàte ttrit^i on mpec-
taat lea eaporlMaea&, at dans l'eapôr dt, le Sécbir un jour. Ce n'est
p» marvaiUQ qu'on atten^t de kû di» aatmm dai» le faesoiu et mâme
U «ihaisuni» dan» la déuwue. Oa étaib fort près àa œtat ipe tous^ ka
biens da- la famille lui aopBrleoEiieDt. fiious sommes Meo loin de' ce
tcmps,^ et c'est une surpriâfr ^ ooofcuadjce lea ^aita sensés qu'il ji ait en-
axK dea.persûBMS s'ifflagiaaoL qi^'ili feut. taveoir. Mats ce qui dâvrait
étODser plus encore serait. q|ue la réftttbUq^e préLmidlt ncmplaeer iB' loi
dans «ne foaUioa pecaoïuieUe u tsès oc^reaM d'entretenir le» paces-
seuz. ou. les maladroits d« U maisos. Le coi le pouvait k la rigueur;
biea que le poète latiiiL représente las reia avec de très longs bn», les
Mmâst» de cciu-ci a'allaieot qfi'k &eax qur étsâtat h leur ponée^. La
lépubiique est. paftQHt : elle ne paut ù ae doit traushAs dUr Louis XIV.
Csua qui en lât|8 et aujpiud'tuii l'ont pepcéseutéa comme usa- màr» oa-
pable da UHicrir sas, sofans- aîonl fait qu'une dgHre de rfaélorique ou
un BBsasooge daageraux. La république est uua fluniUe àsancipée
doat tous 1^ membres ssni fraies et sa doivaot muUiellameat des se-
coues frateroela. Il n'y a. pEB U d£ chef ai de pâre qui puisse avoir ses
enfaus gàiés.. C'esl auE £[aads fcôres ^ sacoodar les- petits,, et aux peUts
à grandir par leur mérite ou leur travail.
La meilleure preuve de l'ignorance où étaient M°» de GraCgny et ses
lecteurs des hardiesses dont on la pouvait accuser est la société même
où elle téauU On la trouve entourée des hommes les moins opposans,
les plus détachés du parti philosophique, les plus satisfaits du>régime
sous lequel ils vivaient, pourvu qu'il restât ce qui a reiju le nom assez
juste de monarchie tempérée par des chansons. C'est le comte de Caylus,
Duclos, Collé surtout, peut-être Crébillon fils, honnête dans sa vie, à ce
qu'il parait, autant qu'il l'était peu dans ses livres. Tout ce monde con-
, Google
A6i REVUE DES DBCS MONDES.
cevait une vague inquiétude en voyant les témérités des philosophes, se
moquait de l'Encyclopédie, applaudissait discrètement aui épigrammca
de Plron sur Voltaire. Duclos s'entremettait pour faire jouer les pièces
de M" de Graflgny, Collé allait les applaudir, écrivait même pour l'une
d'elles, sur le danger de trop éclairer le peuple, une scène qui ne put
pas servir, que Collé n'a pas voulu perdre et qu'il a insérée dans son
journal. Cétait le banc de la droite dans ce parlement littéraire que
composent les écrivains dn xvui» siècle. C'étaient de petits conservateurs
qui conservaient simplement et de leur mieux la vieille France joyeuse,
les vieux auteurs gaulois que Voltaire ne pouvait souffrir, les compila-
tions égrillardes, telles que les Élrennes de la Saint-Jean, signées du
nom de ces Messieurs, et surtout le Caveau, institution bachique et chan-
tante qui a survécu à la révolution et a fini non sans gloire avec Désau-
giers et Béranger.
M"* de Grafigny, reprenant après Cinie le cours de ses échecs, de ses
revers et de ses dettes toujours croissantes, mourut en 1758. Ses cha-
grins de tonte sorte l'avaient rendue sujette à des évanouissemens sin-
guliers; Collé rapporte qu'un jour, après une défaillance qui dura quelque
temps, elle reprit la phrase qu'elle avait commencée avant sa syncope.
Sa mort fut très sensible à cet ami, qui a fait d'elle un éloge à peu près
complet et lui reconnaît un seul défaut, maiâ fort grave à ses yeux. Elle
laissait f|2,000 francs de dettes elTectives, que sa succession permettait
difficilement de solder, h Elle était cruellement volée, dit-il, par ses
domestiques, et sa dépense était excessive pour elle sans qu'elle s'en
aperçât; elle allait toujours, u Collé pratiquait l'économie comme s'il
n'avait pas été poète et chansonnier; suivant l'habitude des gens très
économes, it se montre fort sévère. L'un et l'autre étaient dans leur
rôle. Collé, bourgeois, fils de comptable, sinon de financier, faisait la
pelote avec ses rentes que le Caveau n'entamait pas. M"' de Grafigny,
une noble dame, presque une grande dame, vivait péniblement, mais
sans compter. Si M"' de Grafigny n'avait pas eu de dettes, il est pro-
bable qu'elle n'eût pas prëlé à son héroïne des idées socialistes. Mais
c'était le bon temps pour les paradoxes et il eût fallu bien de la perspi-
cacité pour apercevoir un danger dans ce roman d'une femme malheu-
reuse et d'une marquise ruinée. louis éhehne.
, Google
LA REVANCHE
DE JOSEPH NOIREL
SBCONDB PAKTIE (!].
III.
En faisant le grand tour du clos avec M. d'Omis, M"" Mirion l'a-
vait questionné sur son château , et, bien qu'il n'iwmât pas les
questions, elle avait réussi à lui faire dire que son château était
situé à cinq kilomètres d'Amay-Ie-Duc, chef-lieu de canton de la
Côte-d'Or. Joseph reçut l'ordre de prendre le chemin de fer de Paris
et de s'arrêter à Beaune, où il coucherait. Dans l'auberge où il des-
cendit, personne ne connaissait Omis. Ce début lui parut de bon
augure, et sa première nuit se passa bien.
Il repartit le lendemain matin par la diligence d'Amay, C'était
son premier voyage ; il ne connaissait du monde que Genève, son
lac, sa vallée enfermée de tïiutes parts entre de hautes montagnes.
Le pays'qu'il avait sous les yeux l'étonnait. Il se donna le plaisir
de gravir à pied la côte qui sépare le vignoble du plateau, la Bour-
gogne vineuse de la Bourgogne boisée. Il sondait du regard les plis
et les replis de la vaste piaine qu'il laissait derrière lui, les collines
en gradins qui déroulaient en cercle leurs lignes fuyantes, les hori-
zons bas et lointains. Soit la nouveauté de ce spectacle, soit le
plaisir de se mouvoir et de respirer un autre air, son imagination se
mit au beau; il eut un de ces momens heureux de l'âme où elle refait
le monde à sa guise, et lui prête des complaisances qu'il n'a pas.
Il atteignit Arnay vers midi et y prit d'aibord le temps de manger
un morceau. Ce qui lui gâta s^ digestion, c'est que le premier pas-
Ci) Voyei la Rtoue du 15 juillet.
TOIIB ÏCIÏ. — I" AOBT 1871. »
nigiUrrlbyGOOglC
A66 BEVUE DES DEUX UONDES.
saot qu'il interrogea lui indiqua très nettement où étîdt Omis et le
chemin qui y conduisait. Joseph le remercia de mauvaise grâce et
se mit en route. Il se disait, pour se consoler, que, si le village était
authentique, il n'était pas encore prouvé que le comte le fût.
Tout cbemiu ne mène pas à Omis. Je ne sais si Joseph y mit de
la mauvaise volontâ. mais 11 prît trop .à drwte, s'égara dans les
bois. Un paysan le ramena sur la bonne voie. Le soir venait quand
de la crôte d'une colline il avisa, au bord d'un ruisseau, un village
dominé par une terrasse ^'ombrageaient deus ormes magniûques.
Sur le derait de œtle «errasse était l'église ; en airière de l'église,
on apercevait un passage voûté qui conduisait à une grille, laquelle
s'ouvrait sur une grande cour d'honneur. Au fond de cette coui-, il
y avait un château, un gros château à mâchicoulis et à tourelles
coiffées de girouettes, au-delà duquel s'étendait «n parc touS'u,
qui formait des massifs de verdure pi-esque noire. A la vue de ce
château bien véritable, Joseph commença de croire au comte d'Or-
nis, et son front se rembrunît. Ce fut le cœur pesant qu'il entra
dans l'auberge du Cheval-Blanc, située à i'un des bouts du village,
et s'y fit servir à souper.
Après souper, il passa dans la cnisine, tâcha de lier conversation
avec l'aubergiste, M™' Guibaud, grosse Bourguignonne à la face ré-
jouie, veuve depuis trois ans et très disposée à convoler. Elle était
occupée à remettre en état sou moulin à caTe, qui s'était détraqué.
— Vous ne savez pas vous y prendre, la mère 1 lui dît Joseph, et,
lui étant le moulin des mains, il entreprit de le raccommoder.
Cela le fit bien voir de la Bourguignonne, d'autant qu'elle le tro«-
vaiit joli garçon. Elle lui demanda d'où il venait. Il se donna pour
un ouvrier qui avait eu des paroles avec son patron et qui s'en
allait chi^rcher du travail à Dijon ou ailleurs; mais il n'était pas
pressé d'arriver, disait-il, ayant quelque pécune en poche et le
goût de voir du pays.
— Vous habitez un joli endroit, ajouU-t-il. A qui donc appar-
tient ce château qud est planté sur une terrasse?
— Quelle question! Au comte d'Omis.
— Un grand blond que j'ai rencoiitré tantôt en voiture?
-~ 11 n'est ni grand ni blond, et en fait de voiture il n'emploie
guère que celie des cordeliers; c'est le plus grand marcheur du
paya. Je ne sais qui vous avez rencontré; mais M. le comte e^ en
voyage, en Suisse, dit-on.
Le doute n'était plus possible : le comte était aussi vrai que le
château. Jo^qih garda un instant le silence, puis il reprit: —
Quelle espèce d'homme est-oe que ce comte?
— Ma foil dit-elle, il a une bouche, deux yeux et te nez au mi-
lieu du visage. Pourquoi me demandez-voos ça? GooqIc
LA REVANCHE ££ JOUPU NOIBEL. k67
— GesL qu'il y avait sur ta route deux passans qui parlaient de
lui. L'un d'eux. disait : Le comle d'Omis est luiiBécliaDt diablfi, qw
cead sa fenune très malbeuseuse.
— Vous avez enteodu de travers. M. kcomie s'âpas-de /enune,
et il n'y a pas d'autre comtesse d'Omis .yue la mère du comte, qui
vit avec lui. II n'est guère à croire qu'il se made jamais. Il a gua-
Eanle-cinq ans et ne se soucie point dee ieaun£&. U aime mieux
ses cbiene et sou fufiil de chasse.
— Dites donc tout de fiuite que jc'esl un original.
— Un original, comme il vou£ plaka. Le fait est qn'il y «n a qai
l'aiment et qu'il y en a ^ ne l'aiment point. Et ce qu'on peut dir«
aussi, c'est qu'il est plus cbiclie Ae ses paroles ijue de £0d argent.
Vous pourriez bien le rencontrer viqgt ibis dans le village a^ks en-
tendre le wa de sa voix.
— Je n'aime pas les gens i}ui ne jMtflent point, fit Joseph. Usant
quelque chose à cacher.
En ce moment, un homme en blouse bleue se pencha vers l'âtre
pour allumer sa pipe et ^t à Joseph : — Vous avez raisoa, mon
gars. Et ceux qui vous ont dit que le comte d'Qrois rendait sa femme
malheureuse avaient diablement raison aussi.
— A cela près qu'il n'en a. poiûX, dit JB"" Guibaud.
— Qu'est-ce que cela fait? reprit l'autre d'un t«) colère. U pour-
rait en avoir une, et jour de DLeuI comme je La plaindrais!
— Il serait capable de la battre? demanda Joseph.
— -Gomme plâtre, morbieuJ
— Pauvre ïemmel une vraie Geneviève de BrabantI dit l'auber-
giste avec un gros rire qui découvrit toutes ses deui&.
MMs l'homme en blouse n'^était pas eu luuBeur de rire j — C'est
un brutal, reprit-il, et je voudrais bien voir qui oserait soutenir le
contraire. C'est au Mexique qu'il s'est fait la main. L'hiver passé,
un enfant eut le malheur de J'eflleurer d'une ^lote de neige; il se
jeta sur lui comme une bftte iïauvB, fit peu s'en est fallu qu'il ne
l'assomHiât surplace.
— U était en colère, père Chazet; cela paut arriver à Paul et k
Jacques, repartit M*"* Guibaud. Le fait est que d'ordinaire id salue
honnêtement le monde.
— Honnêtement! vous nous parlez d'avant le Mexique, répliqua
l'autre en s'âchauflaaL C'estle Mâxjguequivons change un boaune.
II est revenu grincheux comme un sanglier qui défend sa bauge.
On lui réglera un jour ses comptes à celui-là. Si jamais Ja reue
tournait..»
n n'acheva pas sa phrase, et,juip)pe allumée, il partit en fredon-
nant l'air du Ça ira. toseph avait mangé des yeux le père Chaset,
gravé au burin dans sa méawùne chacBiie«3e ses partdes. L'auber-
■ Google
468 REVUE DES DEDX HOKDES.
giste lui dit : — Il est boa que vous sachiez que le père Cbazet est
un rouge qui bracounait sur les terres du château. H. le comte
l'a averti une fois, deux fois; la troisième il l'a attrapé suf le fût,
lui a dressé procès-verbal et l'a fait mettre à l'amende.
— C'est égal, lui répliqua Joseph, ce Bourguigoon-là me paraît
an homme de bon sens.
— Le père Cbazet est un radoteur, dit un petit vieux au chef
branlant qui s'approchât du feu pour s'y chauffer les mollets, car,
été comme hiver, il avait toujours froid. C'était le maître d'école,
M. Machillard. — M. le comte d'Omis, poursuivit-il, est un digne
homme, que Dieu bénisse ! En voilà un comte qui n'est pas fier et
qui n'a qu'un coup de chapeau, le même pour tout le monde. Où
est-ce ^'on fabrique encore des comtes comme celui-là? 11 n'y a
qu'une chose à lui reprocher : il ne se marie pas, il ne fera pas
souche. Il a donné à la commune une fontaine et un lavoir; il de-
vrait lui faire aussi cadeau de vingt petits d'Omis, là tout grouil-
lans, pour conserver la graine.
— Vingt petits d'Ornis, monsieur Macliillard ! Ce serait peut-être
trop, dit M'"' Guibaud, qui en toute chose paraissait incliner pour
lesjustes-milieux.
— Mettons-en dix, et laissez-moi tranquille, repartit M. Machil-
lard en toussotant.
— Pourquoi donc votre comte ne se marîe-t-il pas? demanda Jo-
seph; est-ce qu'il n'y a jamais pensé?
— Si fait, autrefois, quand il avait l'humeur à ça; mais depuis
deux ans... Vous savez, depuis l'accident, l'assassinat...
— Ne ressassez pas ces vilaines histoires-là, dit M"' Guibaud,
Dans le temps, elles m'ont tenue vingt nuits sans dormir.
— Quel assassinat? fit Joseph en posant le moulin sur la table.
— Mais vous ne savez donc rien? d'où sortez-vous? lui dit le
petit vieux en le toisant d'un regard de pitié.
— J'arrive de Lyon, dit Joseph. On n'y apprend rien de rien.
M. Machillard tira sa tabatière de sa poche, y prit une pincée de
tabac, et la tenant entre son pouce et son index : — Voici le fait,
jeune homme. Le comte d'Ornis avait un ami intime qui demeurait
ici près, à Riviers, c'était le marquis de naoïix. On était, voyez-vous,
comme peau et chemise, courant, chassant, dînant ensemble, tou-
jours fourrés l'un chez l'autre. C'était Oreste et Pylade. Or il arriva...
— Je me sauve , dit l'aubergiste. Quelle rage de raconter des
horreurs 1
— II arriva ceci, continua M. Machillard d'un ton dogmatique.
Le marquis était venu, à son ordinaire, dîner et passer la soirée
chez le comte d'Omis. C'était le 26 février 1867. 1! faisait ce jour-
là un froid de tous les diables et un vent à décorner les bœufs. £t
U RETANCHE DE JOSEPH NOIREC. A69
voyez, jeijne homme, ce que c'est que les presseDtimens. 11 faut
vous dire que j'entre dans mon lit tous les soirs au coup de dix
heures. Je le répète souvent à M™* Macbillard, ce sont les habitudes
réglées qui vous conservent un homme; je ne vous dis que ça, pro'
fitez-en. Eh bieni ce soir-là, je ne pouvMs me décider à m' aller cou-
cher. J'avais des démangeaisons dans l'estomac et dans les jambes,
une sorte d'inquiétude... 11 me semblait qu'il allait se passer quelque
chose. Et voilà que tout à coup, minuit venait de sonner...
— Vous entendîtes une détonation? interrompit Joseph.
— Quelle bêtise, jeune homme! Est-ce que les couteaux déto-
nent? C'est fini, la jeunesse ne sait plus écouter... Je vous racontais
qu'à minuit les deux amis s'étaient dit bonsoir. Le marquis sort,
b'averse le parc. Quand il est au bout du petit pont qui conduit au
petit bois qui conduit à la route de Riviers... M'écoutez-vous cette
fois?... Quand il est au bout du petit pont, un homme embusqué
derrière un chêne se jette sur lui et lui enfonce un couteau en plein
cœur. 11 tombe, mais raide mort!^ Ce que c'est pourtant que de
nousl Voilà un beau garçon qui venait de dtner, et de bien dtner,
et qui avait l'humeur guillerette, car dans ce temps on buvait du
meilleur au château... Puis... raide mort, vous dis-je! On ne le
trouva qu'au matin, et on courut avertir M. d'Omis. II fallait le
voir. Tour à tour il s'arrachait les cheveux, ou il pressât dans ses
bras le corps de son ami, comme s'il avût voulu le rappeler à la
vie. Quel désespoir! C'était déchirant. Tout le village vous le dira.
— Et a-t-on découvert l'assassin? demanda Joseph.
— Mon Dieu! que vous êtes pressé! On ne peut tout dire à la
fois. Eh ! oui , on a découvert l'assassin, et on lui a fait son affaire,
à celui-là. C'était un vagabond, une sorte de bohémien, qu'on ar-
rêta vingt-quatre heures plus tard. Il a nié mordicus jusqu'au bout,
- le drôle; il a fièrement disputé sa tête à la justice. Malheureusement
pour lui il avait des taches de sang sur sa blouse, et dans ses poches
la montre et le porte-monnaie du marquis. Croiriez-vous qu'il a sou-
tenu, l'innocent, qu'il avait ramassé ce butin au pied d'un chêne?
Est-ce que la justice coupe dans ces histoires-là 7 Quelle apparence
qu'un porte-monnaie et une montre s'en aillent se promener tout
seuls dans les bois? On trouva aussi sur lui un couteau. Un expert, il
est vrai, prétendit que ce couteau ne tenait qu'à un clou et n'avait
pu servir à tuer un homme; mais il fut prouvé, clair comme le jour,
que le chenapan avùt après coup démantibulé son braquemart.
— Ne s'est-on pas assuré, reprit Joseph, que la blessure avait à
peu près la même largeur que la lame du couteau?
— Auriez-vous par hasard la prétention d'en remontrer à la jus-
tice, jeune homme? Les juges ont été mis au monde pour juger. Si
TOUS supposez qu'ils puissent se tromper, où allons-nous? mon
■ Google
170 BETUE IftS DEUX UOHVES.
Dieu, oà aHons-nons? Le fait est qu'on l'a g:tri]lotmé, ce scéliÏTat,
«t qtt^l ne l'atatt pas i<Aé.
A ccV endroit de sov réàt, H. MàriiHlarâ ïroma sa prise de tabac;
pois il cria : — Voos potwer rerenir, madame Guiliaud. fai fini
SMS Mstoire-.
— €*es» bien heareoT, dSl-eflte ea w rapprochant.
— Pour eencfore, reprit-il, depom F* mort du marquis, le comte
d'Orni» est devenu un antre bomme; ftisqu'al^s, il aimait à s'amu-
ser, à jouer... H jouait trop', e* même gros jeu. Son ami mort, quel
chflogemen! r Plus de plaisir», adieu les caTtujs. lï est resté cfix-buît
mois sans articoler plas de vingt paretes. Triste, maigre, de wm
h^llé, il avait l'aîr d'un corbillard, Bntore ne sortait-il guère. Il
passait des semaines elaqueinuré cher lui, ses portes et ses vrfets
hermétiquement closv coBmw s'il avait juré de faire de sa maison
CTO tombeau, et laissait ITierbe foisonner dans ses cours, les orties
dans son jardin. Ce n'est que depuis srr nrois qu'iî a un peu repris
à la vie; îl a recommencé à se promener, à parler, et dernièrement
il est parti pour aller se distraire en Suisse, en conrant les mon-
tagnes. Cest égal, jusqu'à son dernier jour, il n'oubliera pas son
ami Iç marquis, ce qui tous prouve qu'il a un cœur d'or, cet
bomme, el que les pères C&azets sont des esprits cornus et des
débttans de eoquecrgrues.
Cela dit, 11. Machillard remit sa tabatière dans son gousset, sa-
lua la créfnaill^re et les casserofes, et partit. — Un cœur d'or, je
le veux bien, dit l'aubei^iste à Joseph ; mais il est bon que vous
sachiez que M. MacMllard a des obligations à M. le comte, qui
d^ns le temps l'a tiré d'embarras en le cantionoant pour dis mille
francs.
— D'où yi conclus, dit Joseph, que l'homme vaut ses récits. Us
sont comme lui sujets à caution. .. Voilà votre moulin raccommodé,
ajoutai-t-il. Bonsoir la compagnfe.
Dix beores sonnaient. II sortit, ses mains dans ses poches, ga-
gna la place de l'église, poussa jusqu'à la grilîe dn château. ETÏe
était fermée. Sar la foi des indications que lui avait données
M. Machillard, il rebroussa chemin, suivit la route jusqu'à ce qa'il
trouvât sur sa di-oite une traverse et un petit bois. H s'engagea dans
ce bois et atteignit bientôt la tête d'un petit pont rustique, jeté sut
un ruisseau étroit, maïs profondément encaissé. Bien qii'îf RA
brave, Joseph ne put se défendre d'une certaine émotion, La lune,
qui était dans son plein , éclairait l'endroit où lé crime avait été
commis. Elle semblait marquer la place, elle disait : C'est ta. Les
ai-fties d'alentour regardaient et se souvenaient. Joseph se décida
pourtant à traverser le pont, qui était fermé à son autre extrémité
par une barrière. 11 l'enjamba sans peîne et s'introduisit dans 16
LA REVANCHE DE JOSEPH KOIBEL. A71
pu-c; n avait gardé de son enraoce le goût d'escalader les clôtures
et d'entrer chez lés geos autrement q,ue par fa ports. Malgré le
secours dé la luoe, «jui faisait de sou mieux pour lui montrer soa
cËemiD, il ne put le trouver, tant les sentiers étaient mal tracés et
envahis par le gazon, tant les massifs Marbres étaient épais. Plus
d'uiie fois son pied trébucha contre uo chicot,, plus d'une fois son.
chapeau resta pris dans, les branches d'un chêne. II fmit par se re-
buter, et revint sur ses pas. Comme il se disposait à repasser U bar~
riére, il s'avisa qu'uii homme &'était aritété à l'autre boni du pont.
Cet homme, qui lui tournait le dos, tenait dans sa main droîle un
rotin, dans sa main gauche une laisse attachée au collier d'un grand
danois. U s'était accoudé sur la balustrade du pont et regardait
l'eau couler; puis il se prit à dire à demirvoix : — Tais-toi, mon
vieux. Ce qui est fait est fait. — A qulpaflait-iJ, à l'ombre dn mar-
quis ou à son chien? Celui-cî prît la liberté de lui répondre par an
lugubre hurlement; peut-être avait-il flairé la présence de Noirel.
L'homme lâcha une bordée de jurons» regarda autour de lui, et,; ne
voyant personne, fit tajre le danois en le menaçant de sa trique,
après quoi ils détalèrent tous les deux. Joseph leur laissa le temps
de s'éloigner, franchit le pont, regagna son auberge. Il y domyt très,
mal et passa une partie de la nuit à. se battre contre son traversin
et sa couverture. Un commis-voyageur qjui couchait dans la chambre
voisine l'entendît s'écrier à deux regrises : — Non, vous ne l'aurez
pas. Elle est à moi... •
U se réveilla au petit jour, le cerveau, hrîsé. Après avoir déjieuné,
il résolut de visiter, avant de partir, îe château et son parc pour se
mettre en état de ré[iondre aux innombrables questions dont M°"Mi-
rion ne pouvait manquer de Taccabler. H trouva cette fois la grille
ouverte, franchit sans ri^ncoatrer personne la grande cour d'hon-
neur, et descendit par un escalier gironié dans un jardin où l'on
apercevait çà et fà quelques touffes de violier ou quelques roses
fanées. Quand il eut traversé le jardin, il se retourna pour contem-
pler la façade du château. IT fut frappé du caractère de morne
tristesse qu'offrait cette vaste construction gothique, où dix familles
eussent tenu à l'aise, et qui n'était habitée q^ue par un homme, tin
corps de logis en saillie était seul dans un état d'entretien sufljsant,
et apparemment c'était le seul logeable; le reste avait été aban-
donné aux araignées et aux rats ; on eût dit un grand corps atteint
de paralysie et qui ne vit plus que par le cœur ou la tète. Portant
tour à tour ses yeux de ce jardin sans (leurs h ces murailles grises
qui se souvenaient d'avoir longtemps vécu et qui ne savaient plus
bien à quoi elles servaient, Joseph se prit à dire : — Que ferait-
elle ici de sa galté 7
Il pénétra dans le parc, qui avait la forme d'un entonnoir et des-
, Google
&7? BETUB DES DEDZ MONDES.
cendait en se resserrant jusqu'à une pièce d'eau enviroimée de
saules pleureurs. Le gazon et les sentiers étaient jonchés de bois
mort, les arbres formaient par endroits d'impénétrables couverts et
d'inextricables fourrés. Joseph se fraya difficilement un chemin jus-
qu'à l'étang, qui avait été jadis un vivier et qui n'était plus qu'une
grenouillère. Les saules creux laissaient pendre dans l'eau leurs
branches ëplorées, et lui cachaient entièrement le ciel. Au milieu
d'une pelouse qui précédait l'étang se dressait une statue en marbre,
laquelle représentait un général, son épée à la main. Cette statue
avait perdu son nez dans la bataille des siècles. Le socle portait cette
inscription: «Jacques d'Omis, maréchal de camp et commandeur
de l'ordre du Saint-Esprit, né en 1635, mort à la bataille de Ner-
winde en 1693. »
Joseph remonta vers le château. Il se dirigea vers le corps de
logis habitable et habité, dont les portes et les fenêtres étaient ou-
vertes. Gravissant un perron en fer à cheval, il plongea son regard
dans un grand salon meublé avec luxe, mais un peu fripé, et qu'un
tapisâer, assisté de deux aides-de-camp, était en train de rhabiller.
Assise dans une bergère, une vieille femme les regardait faire, une
béquille à la main, tout en causant avec un grand llandrin qui, de-
bout devant elle, promenait ses dents sur la pomme d'ivoire de sa
badine. Cette vieille femme avait assez grand air, une tigure fine et
dure, le menton pointu, les lèvres minces et serrées, des yeux proé-
minens, e\j billes d'agate, un regard très vif, qui n'exprimait pas la
bonté, et s'accordait avec sa voix aigre comme une crécelle.
— Je vous répète, mon cher du Rozan, que mon fils est un in-
grat, disait-elle. Depuis son départ, il ne m'a écrit que deux fois,
et quelles lettres! De vrais télégrammes; vous en connaissez le
style. H Arrivé à Genève, acheté une montre; arrivé à Fribourg, en-
tendu les orgues; arrivé à Berne, visité les ours; arrivé à Zurich,
promenade sur le tac; le temps est beau, je me porte bien, tâchez
d'en faire autant, n Et voilà tout. C'est égal, vous connaissez ma
faiblesse; j'ai toujours adoré ce monstre, et je mourrai dans l'impé-
nitence finale.
. En ce moment, elle aperçut Joseph arrêté sur le seuil. — Qui êtes-
T0U3Î lui cria-t-«lle. Que voulez-vous?
— Je suis un pauvre ouvrier qui fait son tour de France, lui ré-
pondit Joseph d'un ton piteux, qui était un ressouvenir, et si c'était
un effet de votre charité...
— Allez-vous-en, interrompit-elle en colère. On ne" reçoit ici ni
tes mendians, ni les rôdeurs.
— Lesrôdeursl Croyez-bien, madame...
Mais elle leva sa béquille : — Mon cher marquis, mettez donc cet
homme à la porte I ( ooqIi'
LA REVANCHE DE JOSEPH NOIREL. 473
— J'y suis déjà, il est inutile que M. le marquis se dérange, lui
répondit Joseph en changeant de gamme et battant en retraite.
Coname il traversait la cour dallée, il aperçut, causant avec un
valet de chambre en livrée, le mystérieux inconnu qu'il avait ren-
contré la veille sur le petit pont. Ce personnage, qui avait un grand
nez de perroquet rouge comme une betterave, d'énormes favoris du
plus beau roux, très fournis, et l'encolure d'un fier-à-bras, disait à
son interlocuteur : — Ainsi votre maître n'est pas ici?
— Il est en Suisse, vous dis-je, monàeur Bertrand, et nous ne
l'attendons que dans quelques semaines.
— Diable I cela ne fait pas mon compte, reprit-il en assénant sur
une dalle un grand coup de son rotin. Ne peut-on du moins savoir
— Puisque je tous dis qu'il n'écrit pasi... M. le comte regrettera
sans doute,... ajouta-t-il d'un air de déférence; mws il ne pouvMt
deviner... D'habitude on ne vous voit à Omis qu'au premier prin-
temps.
— Il me semble que je suis bien libre d'y venir quand il me plaît,
répliqua l'autre d'un ton rogue, et d'ailleurs il aurait pu m' avertir.
— Sans doute, sans doute, dit le valet de chambre en cherchant
à le dépiquer; mais vous sentez bien qu'il n'y a pas de ma faute...
Venez vous rafraîchir, monsieur Bertrand. M°" la comtesse est là,
elle sera bien aise de vous voir.
— Le diable emporte votre vieille comtesse I Elle me laisserait
deux heures devant elle sans m'oETrir une chaise et un verre de vin.
Sur ces entrefaîtes, le grand danois, qui était un méchant ani-
mal, après avoir tourné un instant auteur de Joseph, poussa un
aboiement furieux, et fit un mouvement pour se jeter sur lui. Par
bonheur, Joseph prévint son attaque en lui détachant un coup de
pied qui l'envoya retomber quatre pas plus loin. — Qu'est-ce que
c'est que ce monsieur? s'écria M. Bertrand en se tournant vers
Noirel. Respectez mon chien I
— A la condition qu'il respectera mon pantalon, lai riposta Joseph.
— Mille bahuts! il fait l'insolent, reprit M. Bertrand. Mon petit
cbât£Ûn, je vais l'administrer une correction,
Joseph, qui avait les nerfs montés, retroussa prestement ses
manches, et, les poings serrés, marcha droit sur l'ennemi, qu'il re-
garda sous le nez. Il avait l'air si déterminé que M. Bertrand recula
d'un pas. Le valet de chambre s'interposa.
— Que venez-vous faire ici? demanda-t-il à Joseph avec hauteur.
— J'avais trouvé la grille ouverte, répondit-il. Je suis entré pour
regarder; mais c'est un endroit si hospitalier, votre château, qu'il
n'est pas à craindre qu'on m'y revoie.
Cela dit, il rabattit ses manches et s'éloigna d'un pas tranquille,
■ Google
&7& BETUe DES BETX KOSDES.
poursaùî par tes htrrlemens dit gramï danois, qtn se tenût pni-
demmeM à distanec. Il fUt bteotât à l'atiberge, oà il s'empressa de
solder sa dépeme.
— Vous avea visité tt cSâteanf lui demanda l'accorte aubergiste.
— Un joR endroit qne votre ch&teau'l lui répondit-it. C'est gai
comme une geôle, et on y trouve tout un assortiment de gens ai-
mables, depuis dtes roquets qui vous mordent le gras des jambes
jusqu'à de vieilles douairières gracieuses comme un porc-épic qui
Tient d'avoir des raisons.
— Dame! fit-elle, quand M" la comtesse est dans ses humeurs...
Ilfciîs c'est une femme qui fait tant de bienl
— Dieu bénisse ses obligés! Elle doit leur parler fort obligeam-
ment... A propos, ajouta-t-il, qui est un M. Bertrand?
— H. Bertrand est îci?ïl est donc arrivé de ce matin. C'est un
marcband' de bric-i-brac, comme on dit, qui fait de temps an temps
des tournées en BoQi^gne pour acheter des ferrailles, des pen-
dules, de vieux meubles...
— 11 se met à son aise an château. II a Tair de s'y croire chez lui.
— M. te comte l^i veut du bien. I! a, paraît-il, de la friperie à
lui vendre... Mais qne "voulez-vous faire de tont ce raonde-Ià, que
vous êtes si curieux?
II lui répondit brusquement : — La petite mère, j'ai toujours dé-
testé les châteaux et tout ce qu'il y a dedans.
— Vous êtes donc un rouge, comme le père Chazetî hii dît-elle
d'un ton de reproche.
— Rïiuge écarlate, fit-il, et pour cause.
Malgré cette profession de foi, qu'elle blâmait. M"* Guibaud vil
arec regret partir Joseph. ENe le trouvait fort à son goût; elle hiî
demanda si on ne le reverrait pas un jour à Omis. Il lui répondit
avec un sourire amer : — Cela est peu probable, à moins qu'un
jom" l'idée ne me .vienne de me jeter à f eau , une pierre au cou j
je viens de voir un étang qui ferait joliment mon affaire.
— Que dites-vous là, garçon?' s'écria-t-elle. Auriez-vous des cha-
grins?
— Des chagrins, moi? Mon ex-patron me répétait tous les matins
tjm! je suis un heureux scélérat, il faut bien que je l'en croie.
Et ïà-dessus, furieux d'avoir été sur le point de se trahir et
affectant une grosse galté qui n'était pas dans son caractère, M
sjùsit M"" Guibaud par la taille, et il l'embrassa sur les d'eux joues.
Elle se débattait, mais le jeu lui plaisait. Joseph se sauva. Debout
sur le pas de sa porte, elle le regarda s'élcrigner, le menaçant du
dbîgt quand il se retournait, Elle était loin de se douter que, tout
en marchant, il s'essuyait les lëvres, quoique, tout compte fait,
M"* Guibaud fût une Bourguignonne assez appétissante. Cette aven-
LA REVAITCBE DE JOSEFtI USIKEL. j75
ture la readil pensive danmt quelques heures, et lorsque le père
Chazet vint dans l'après-mîdi TÏder une ou deui bouteilles, efle lui
dit : — Avez-vous remaninâ Fe petit châtain qui était assis bîer à
cette tsiAtJ Voilà tm ouvrier qui a joli t«ii. H vous est gentil et
bien élevé comme un inonsieur.
A peine eut-il atteint le sonmiet de la colline d'où la veille il
avait aperçu pour la première fois Omis, Joseph se coucha sur ïe
gazon, le dos appuyé contre an rocher. L'endroit était tranquille; il
était midi, le village se taisait. Joseph n'entendait que le daqnet
d'un moulin, et par intervalles la clochette d'une vache solitaire
qui cherchait fortune dans nn bois. En face de Itii, de l'autre c6té
du vallon, se dressait une butte couronnée d'un chêne mort, qui
détachait sa morne silhouette sur un ciel brouillé et fumeux. A
droite, au-dessus des feuillages, quelque chose scintrîhiit au soleil,
c'était Tune des girouettes du château. Joseph en déto«ma ses yeux
avec colère. Ce château, c'était rennemi, et cet ennemi menaçait
de lui tout prendre , de faire main basse sur le trésor de ses rêves.
Son terrible bon sens ne lui faissait aucune illusion. — J'aurui
beau chercher à les inquiéter, pensait-il, ils ont plus de vanité que
de eœur, Qiie leur importe le bonheur dé leurfille? Dès qu'ils sau-
ront qae cet homme est un vrai comte et que ce comte a dans son
parc la statue d'un de ses ancêtres qui fut maréchaî-de-camp et
commandeur du Saint-Esprit, je vois d'ici tourner sur elles-mêmes
tontes ces têtes gonflées de sottise. — Son seul espoir, car on a tou>-
jours- un espoir, était que Marguerite ferait peut-être quelque ré-
sistance. — Je suis sur, se disait-il, que, si elle m'avait accompa-
gné ce maSn dans ma promenade, ce parc, cet étang, ce château,
cette vieille fée qui a levé sa béquille contre moi, ce pont où un
homme a été tué, tout cela lui aurait serré le cœur, et qu'Omis lui
aurait pam un endroit triste où l'on dC*sapprend à rire- Si élite
m'interroge, je lui en dirai toute ma pensée, arri\'e que pourra. —
Toutefois son espérance était faible. Tout s'était passé si vite! Il
était effrayé de la rapidité de son malheur; il y sentait quelque
chose de fatal. — Et pourtant, se disait-il encore, les choses au-
raient pu s'arranger autrement. — H lerma les yeux, se prît à ré-
ver. Il se voyait debout à son étabfi; près de lui était assise une
femme dont les yeux causaient avec les siens et tour â tour les in-
terrogeaient ou leur répondaient, et ces yeux lai appartenaient, H
avait le droit de les couvrir de baisers. II se disait : — Elle est à
moi, à moi corps et âme, à moi tout entière I — Et son cœur se fon-
dait dans sa poitrine. 11 adorait son sort, son métier, son travail,
sa pauvreté qu'elle partageait avec lui, le pain bis qu'ils rompaient
ensemble, le grenier où se cachet leur bonheur; la vie lui parais-
sait belle comme un pan de ciel bleu, comme cette fête sans nom
■ Google
A76 BETUE DES DEUX MONDES.
que dans une nuit de printemps les rossignols racontent à la lime.
Cependant il y avait dans son rêve quelque chose qui clochait, une
sorte d'invraisemblance qui gênait son imagination. La beauté de
Marguerite n'él^ït pas de celles qu'on enfo;iit au fond d'un grenier,
ses mains étaient trop blanches et trop fines pour écurer de la vais-
selle ou ravauder des bardes , sa tournure de reine seyait mal à la
femme d'un artisan. Le moyen d'habiller d'indienne ou de futaiae
ce corps souple et charmant? le moyen d'emprisonner dans une
coiBFe cette chevelure bouffante d'un blond tendre et vaporeux avec
gui se plaisaient à jouer le vent et le soleil? Joseph avait beau re-
commencer cent fois son rêve, il s'écroulait comme un château de
cartes.
— Non, elle ne peut être la ménagère d'un ouvrier, reprenait-il.
Et, dans le monde même qu'elle voit, où trouver un homme qui soit
digne de la posséder? Cette bourgeoise n'est pas une bourgeoise,
elle dépasse de la tête tout ce qui l'approche; c'est un cygne con-
damné à vivre dans un poulailler. Qu'elle ne s'abaisse pas jusqu'à
moi, qu'elle me permette de monter jusqu'à elle! Si les stupides
conventions qui gouvernent la société n'avaient mis une barrière
entre nous, elle aurait pris la peine d'examiner ce que j'avais au
fond des yeus, elle y aurait trouvé une âme qui vaut la sienne, et
nous aurions communié dans l'amour et dans le mépris ; mais on
m'a toujours traité devant elle comme un être sans conséquence,
qui n'était ni quelqu'un, ni quelque chose, et, bien que depuis deux
ans nous vivions sous le même toit, elle n'a jamais daigné s'occuper
sérieusement de ce croquant, ni se demander s'il avait des yeux et
un cœur... Pourquoi l'ai-je .connue? pourquoi mon mauvais génie
m'a-t-il ouvert la porte du ardin où fleurissait cette plante rare, et
m'a-t-il condamné à la regarder, à me griser de son parfum en ms
disant : — îJ'y touche pas, un autre la cueillera sous tes yeux!
il se mit alors à disputer contre la destinée, à lui reprocher ses
durs caprices, ses bienfaits plus cruels encore que ses duretés. —
Tu as mis dans ma poitrine un cœur d'homme, lui criait-il avec co-
lère, et ce cœur, tu me défends de m'en servir. — Il rouvrit les
yeux; ses coudes posés sur ses genoux, son menton dans ses mains,
il contempla longtemps le chêne mort qui se dressait devant lui.
Apparemment ce chêne avait été frappé de la foudre ; it était resté
debout, mais il ne vivait plus. Joseph se demandait : — Aurai-je
comme lui la force de rester debout?
11 se leva. Saisi d'un accès de rage, il ramassa une énorme
pierre, la lança contre le rocher avec tant de violence qu'il la fit
voler en éclats. Deux enfans passaient dans le sentier et chaotaieut :
Bourguignon ulé.
LA REVANCHE DE JOSEPH NOIBEL. 477
I^ barbe au menton,
Saate, Bourgnigaon.
Ils aperçurent Joseph; l'expression de sa figure était si farouche,
que, se croyant en présence d'uu fou dangereux, ils s'enfuirent dans
te taillis en criant à tue-tëte. Leurs cris rappelèrent Joseph à lui-
même. Il reprit son havre-sac, son chapeau, se mit en marche. Il at~
teignit Arnay juste à temps pour monter dans la voiture de Beaune,
où il coucha. Le lendemain dans l'après-midi, il était à Genève.
Il arriva vers deux heures à Mon-Plaîsir. M"" Mirion, dont les
yeux balayaient la route comme une batterie de pièces de douze, le
vît venir de loin. Elle descendit en hâte à la grille, et pâle d'émo-
tion, hors d'haleine : — Est-ce un comte7 — lui demanda-t-elle.
Il lui fit signe que oui. Elle n'en demanda pas davantage et re-
monta l'avenue, courant à toutes jambes, gesticulant comme un
télégraphe du temps jadis et s'écriant d'une voix si retentissante
qu'elle dut être entendue de tout le voisinage : — Ne vous l'avais-je
pas dit? c'est un comte, c'est un vrai comte I
IV.
Joseph Noirel connaisswt son monde; l'effet que produisirent ses
véridiques récits fut précisément celui qu'il avait prévu. A peine
arrivé, on l'emmena dans la chambre la plus secrète de la mûson,
otr il eut une conférence de deux heures avec M. et M"" Mirion. Il
dit ce qu'il avait vu, ce qu'il avait entendu. M°" Mirion lui sut mau-
vais gré de s'appesantir sur certains détails qu'elle trouvait misé-
rables. Que signifiaient les propos d'un Chazet? Un braconnierl un
ivrogne ! Écoute-t-on ces gens-làî Le portrait peu flatté que Joseph
ébaucha de la comtesse douairière la fit sourire de pitié. — Vous
ne vous y connaissez pas, lui dit-elle. Ce qui vous a paru de la
morgue est tout simplement de la noblesse dans les manières et
une certaine majesté qui convient aux grandes gens. — Une seule
chose lui fit une impression désagréable, ce fut ce pont où un as-
sassinat avait été commis. Heureusement le meurtrier n'était plus
de ce monde. Elle se promit que, lorsqu'elle serait intime avec son
gendre, elle lui persuaderait de jeter bas le pont et d'en faire un
autre un peu plus loin.
Quand Joseph eut fini : — Bien, mon fils! lui dit M. Mirion. Tu
t'es acquitté de ta mission en garçon intelligent que tu es. Et main-
tenant dis-moi ta pensée. Tu n'es pas un ingrat, tu nous aimes,
tu désires comme nous que notre Margot soit heureuse. Je t'ai
souvent consulté dans des affaires importantes; celle-ci est de la
dernière conséquence. Je ne te promets pas d'être de ton avis,
mm je suis curietu de le connaître.
■ Google
A76 KETUE DES Q£DX JIONDES. *
— En vérité, Thomas, p^ds-4u la (été? s'écria îi"" MirioD. Si
tu te mets à consulter le tiere et l« fpiait..,
— Joseph n'est pas le tiers et le quart, interrompit- il. Je l'ai
toujours considéré comme étant de la famille.
— Que peut vous Importer ma Taçon de penser? lui demaada Jo-
seph.
— EUe m'importe si bien gue je te prie de l'expliijner en toute
franchise. Es-tu pour ou contre ce mariage? On a sou yplnlon, que
diable ! Quelle est la tienne?
— non opinion, puisque vous la voniez connaître, répliqua Jo-
seph, est que le comte d'Omis «st un original, comme le dînait ma
brave "hûtesse du Cheval-Blanc. Cet original a eu dernièrement des
chagrins qu'il a vivement ressentis. 1) cherche à s'en distraire, et
il estime que le mariage serait pour lui la meilleure des distrac-
tions. Le basard lui a fait rencontrer votre fill.', il s'est épds d'elle,
et ce n'est pas là ce qui m'étonne; mais je crois qu'amourÀ part 11
Ini convient d'épouser une bourgeoise. Il se flatte quil en pourra
faire ce qu'il voudra, la plier à sa manière de vivre, à ses habi-
tudes, qui ne sont pas celles de tout le monde. A-t-il ce qu'il faut
pour la rendre heureuse? Ni vous ni moi n'en savons rien, et il se-
rait peut-fitre bon de se procurer un surplus d'informations. Autre-
ment vous mettrez à la loterie.
— Il est ton avec sa loterie I s'écria "H"* Mtrion de sa voix la
plus aigre. T a-t-U un senl mariage qui ne soit une loterie? QuAd
je t'ai épousé, toi. Wrion, savais-je qui tu étais et si tu ne ferais
pas de moi la plus malheureuse des femmes?
— Toujours des exagérallons,! répondit-il. Les ASrion étaient bien
connus sur la place. Et puis nau«.avûDS des figures, nous autres,
qiii répondent pour nous...
— Tandis que le comte d'Omis, répliqua-t-elle, a la physiono-
mie d'un Barbe-Bleue. Vous ne vous êtes donc pas ^ei'^us qu'il a
des griffes au bout des doigts?
— Ah ! madame, dit Joseph, ces gens-là, quand ils ont des grilTefi,
ne les portent pas tous les jours; Ils ies gardent ou fond de leur
poche et ne leur laissent prendre l'air que dajis les grandes occasions.
M"" Mirion iit un haut-le-corps^ cette -observation poussait sa
patience à bout. D'un air tragique, étendant le bras vers Joseph,
elle s'écria : — Vous êtes notre enn&ni ! Vous avez juré de rompre
ce jnari^ge. Ne seriez-vous pas à Ja solde de mon beau-JJ:^e Ben-
jamin?
A ce propos malsonnant, Joseph se leva pile d'émotioo. II était
sur le point d'éclater. M. Hirioiu interrint. — Qae ûhantes-tu donc
là, Blarianne? dit-il à sa lemme d'un ton câlin. Ce garçon, notre
ennemil Nous l'avons comblé. Sans douEu ne serait-i! pas sur la
LA SEVINCHE D£ JOS£FiI NOIREL. i7<l
paille où sou père est mart? Va, il Je sait liien, et iJ sMtis porte
tous dans sod cœur, toi, moi, itcwte la maiststnée, juequ'aox cbiecs
et aux poules... C'est moi qui l'avais piié de «'exp'iquer. Il ne dira
plus rien. Ehl bon Dieu, nous ferons oeqas tu VMidras. Mon père
avait coutume de dire que c'est aux mères de marier leurs ûlles.
M*"* HliricHi cooseotit à se radoucir. — V<tis DublieE, peprilr-elle,
que c'est à Marguerite de se décider. Je sais oà la.tFOuver, je lui
donnerai toutes les esplications qu'elle me dBBiaadera, sans ei«rcer
sur elle la moindre pression ; mais je suis sûre d'avance qu'elle sera
de nien avis. Seulement je vous prie, JosepL, ajouta-t-elle sèche-
ment, de n'avoir avec elle aucun entretien particulier; oda aeiait
fort peu convenable.
— Recommandatioo bien inutile I dit U. Mirïon en passant la
main sur la tête de Josejih. I^loirel ne parle jouais ^u'à.bon esciecU
Reconnaissant et discret, voilà son cacactène.
M"' Mirion s'en fut au jardin chercher sa Hlle, qu'elle tjvava
garnissant de fleurs une coribeillc pour en décorer la salle à «an-
fer. Marguerite n'était point sans savoir que l'agent seoret était de
retour, etjen'oseraisaffirmer qu'elle n'éprouvât pas en ce moiaeat
une certaine émotion. Cependant elle dit gaâment à sa mère, sur
Vaîr de Mnrlborough : — Eb -bien I quelle nouvelle apportez?
Sa mère la fit asseoir su un banc-: — Ma cJiëre enfant, lui dit-
elle d'une voix émue, Joseph est revenu d'Omis, où i! a consulté
line foule de gens, entre autres l'aubergiste du CkevalSliotCf qui
est une femme vraiment distiqguée, très supérieure à sa position.
Le rapport qu'il vient de nous laire, à ton pi^ et à moi, dépasse
toutes DOS prévisions. Et d'abord, en dépit de toutes ieBrab&cberies
de ton oncle Benjamin, il y a un Omis. J'en étais sûre. C'est uD su-
perbe village, situé dans une vallée très fertile, liabitée fur d'ex-
cellentes gens. IS y a là des arbres magnifiques, des paysages ra-
vissans, des rochers, des ruisseaux, un ciel bleu...
— Excepté toutefois quand il pleut, objecta Marguerite.
— Ne me chicane pas, reprit M"' ïlarion ea s' échauffant. Je ne nie
pas qu'il ne pleuve de temps en temps k Oimis. Est-ce que j'ai dit
qu'il n'y pleuvait Jamais? Quant au comte, c'est un vrai comte;
les origines de sa iianùlle se perdent dans la nuit des temps. Son
parc est plein des statues de ses ancêtres. L'un d'eux, Jacques
d'Omis, a été nommé commandeur de l'ordre -du Sanit-Ësprit, tu
m'entends, commandeur I pour s'ôtre couvert de gloire dans les
croisades. Il est mort je ne sais jilus où, en 1693.
— A ce compte, dit ilai^ueiàte, ù j'en crois mes cahiers, c'est
sous Louis XIV que ce monsieur s'est cMivertde gloire.
— C'est précisément ce que je te di». U était, paialt-il, le -favori,
l'ami intime du roi. Pxès de sa statue, il y a un lac, nui chère, un
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480 RETCE DES DEUX MONDES.
amour de lac, entouré de saules pleureurs qui se mireot dedans.
Est-ce gentil de pouvoir dire : mon lac!
— Mon lac n'est pas encore à moi.
— Le château est superbe, monumental, poursuivit H"" Mirioa.
On en pourrait faire dix ch&teaux.
— Et le châtelain? Parlez-moi donc un peu de lui. D'abord est-ce
un Vieux garçon ou un vcufî
— Ah çàl te figures-tu parce qu'il a quelques petites années de
plus que toi...
— Oh ! petites ! elles sont immenses. En bonne foi, il a plus du
double de mon âge.
— ïparalt-ilï Tant qu'un homme n'a pas cinquante ans, il n'a
point d'âge. Et qu'importent les années quand on a la jeunesse du
cœur?... Non, ma chère, ce n'est point un veuf, il ne l'a jamais
été. Lui, veuft quelle plaisanterie I II attendait pour se marier de
trouver une femme selon son rêve. Il avEÛt jtiré de n'épouser jamais
qu'un idéal; cet idéal, le h^ard le lui a fait rencontrer à Genève.
— Et c'est l'aubergiste du Cheval-Blanc qui a raconté à Joseph
ces petites drôleries? Vous me faites peur. Quand je me palpe, je
me sens si peu idéale!... Mais enfin que dit-on de son caractère?
— C'est un homme, mais un homme, vois-tu... Comment te di-
nù-jeî II n'y a qu'un cri dans tout le village sur sa bonté, sur 3a
générosité. Cette année encore, il a fait cadeau à la commune d'une
fontaine et d'un lavoir. On raconte de lui des traits qui font pleurer.
Figure-toi qu'il avait un ami, le marquis de Raoux, qui est mort
d'un accident. Il s'est laissé tomber d'un pont. Te dire le chagrin
du comte d'Omis... Il n'a pas eu de repos qu'il n'ait fait arrêter et
punir l'assassin.
— Quel assassin, puisque le marquis s'était laissé tomber d'un
pont?
— Tu m'embrouilles avec tes interruptions. Je voulais dire : avant
qu'il ait fait détruire le pont qui avait causé la mort de son ami.
C'est du moins ce que raconte Noirel; mais ceci n'est rien. 11 est
resté dix-huit mois enfermé chez lui, refusant de boire et de man-
ger...
— Dix-huit mois sans manger! interrompit encore Marguerite. Je
crois que le commandeur du Saint-Esprit lui-même...
— Que tu es pointilleuse! Je ne te dis pas qu'il ne mangeât rien
du tout ; mais il mangeait si peu qu'un autre à sa place serait mort
de faim. Je te demande si un homme qui aime à ce point ses amis
saura aimer sa femme et la rendre heureusel
— Eh ! eh 1 fit Marguerite, pourvu qu'il n'attende pas pour l'ado-
rer qu'elle se laisse tomber d'un pont.
— Seigneur Dieu! que tes plaisanteries ont mauvaise grâce!
LA BETANCHE DE JOSEPH ROIREL. àBt
— Ne te fâche pas. Que Teux-tu? Pour le peu que je connais du
comte d'Omis, il ne me paraît pas si tendre que tu dis.
— Est-ce qu'une poulette comme toi s'y connaît 1 A ton âge, on
ne sait pas encore que les cœurs les plus tendres dissimulent leur
sensibilité sous un air froid et contenu. Le comte d'Omis tient de sa
mère. C'est une femme infiniment respectable, mais qui, elle aussi,
k ce qu'il parait, a l'abord un peu froid. Et bieni sais-tu ce que fai-
sait cette femme froide au moment où Noirel l'a vueï Elle était oc-
cupée à préparer une surprise à son fils. Elle s'était aperçue que
les tentures de leur salon étaient un peu défraîchies, elle avait fait
venir un tapissier, et choisissait avec lui des papiers. Bien ne lui
semblait assez beau. Te représentes-tu cette comtesse, cette vr^e
comtesse?.. Et voilà comment cçs d'Omis entendent la vie de fa-
mille !.. Enfin, je t'ai dit le pour et le contre, décide- toi.
— Comment? là, tout de suite? s'écria Marguerite effrayée.
— Tout de suite. II n'y a pas un moment à perdre; ton père
doit donner réponse dès ce soir.
— Ah 1 je vous en prie, permettez da moins qu'auparavant j'ai*
un moment d'entretien particulier avec Joseph.
— Avec Joseph I interrompit U"* MirioD eb rougissant d'indi-
gnation. Depuis une demi-heure, elle avait pris Noirel eq grippe.
— Un entretien particulier avec Joseph ! avec un ouvrier de ton
père).. Si je pouvais croire que tu fusses capable de lui demander
des conseils et qu'il s'oubliât jusqu'à t'en donner, il ne resterait pas
vingt-quatre heures de plus dans cette maison.
Marguerite garda un instant le silence. Elle tordait entre set
doigts une branche de jasmin, et la pauVre fleur passait mal son
temp^i — Si je disais non, qu'en pehserieiTVOUS? reprit-elle enfin
d'ime voix timide.
M"" Mirion se dressa comme soulevée par un ressort. — Si tu
disais non, s'écria-t-elle en jetant à sa fdle des regards terribles,
tu te rendrais coupable d'ingratitude envers Dieu, car enfin ne re-
connais-tu pas son doigt dans tout ce qui se passe ici depuis quinze
jours? Ne vois-tu pas que la Providence elle-même a voulu, par une
de ses étonnantes et miraculeuses dispensations, faire notre bon-
heur à tous, récompenser d'un seul coup tous les soins que nous
avons pris de ton éducation et les quarante années de travail hon-
nête de ton pauvre père? Si tu disais non, tu ne serais plus ma fille,
et Dieu te retirerait à jamais sa protection.
Comme le roi Guillaume, M°" Mirion avait la fâcheuse habitude
de fouiTer Dieu où il n'a que faire; il est vrai que c'était son Dieu
à elle, qui n'était pas toujours' le Dieu du sens commun. Elle avait
encore avec le roi de Prusse cette ressemblance d'être d'un prodi-
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iSS KETUB DES DEUX MONDES.
gieux entêtement; elle ne leva le siège de la place que lorsque la
place se fut rendue, et que Marguerite, de guerre lasse, lui eût (fit :
— Soit; décidez pour moi. Je ferai ce que vous Toudrez.
Alors elle se jeta sur sa fille, la serra sur son cœur à l'étoufler,
l'appelant son trésor, son ange, sa toute belle, après quoi elfe
s'empressa d'aller troorer H. HlrioQ, qu'elle embrassa aussi en Ini
disant : Je l'ai laissée libre, entièrement libre de se décider. Elle
a dit oui ; mais elle est si émue, la pauvre enfant, qu'il faut la mé-
nager. Ne lui parle de rien et prépare ta lettre dans ta tâte. Ta ne
saurais trop la soigner.
Après le dlijer, la famille, dont la curiosité, comme on peut
croire, était fort allumée, fut mise au courant de tout; miûs cette
fois on ne la consulta pas. M"* Grillet et la tante Amaranthe se con-
fondirent en félicitations. — Le sort en est jeté, mon cherBenjamia,
dit M"" Mirion & son beau-frère, qui ne sonnait mot. Nous donnons
notre fille à ce chevalier d'industrie que vous avez si finement dé-
masqué.
— Disposez de votre Elle comme des choux de votre jardin, ré-
pondit-il. J'en suis pour ce que j'ai dit, et, quoi qu'il arrive, je m'en
lave les mains.
Pendant ce temps, M. Mirion était occupé à méditer sa lettre &
M. d'Omis. Cette pénible incubation le rendait grave et tacitome.
Ce fut vers minuit que Téclosion se fit. Son poulet était ainsi conça :
i( Monsieur le comte, eu réponse à la très gracieuse et inattendoe
demande que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser, j'ai celui
de vous informer que j'ai fait part de vos intentions à notre fille
Marguerite, et qu'après avoir pris le temps d'y réfléchir, elle a Aût
un accueil favorable à cette communication. Nous sentons ïive-
meut, sa mère et moi, le prix d'une alliance entre notre famille et
cette glorieuse maison des Omis, dont plus d'un ancêtre est mort
sur le champ d'honneur sous le règne de Lonis XIV. Nons ne
sommes que des bourgeois, monsieur le comte ; mais je puis vous
assurer que notre Marguerite porte un nom sans tache, la moralité et
l'honnêteté étant, pour ainsi dire, héréditaires chez les Mirion. Ce
n'est pas, vous le pensez bien, sans une vive émotion que nous
acceptons votre honorée demande. Notre fille est notre joie, nobre
orgueil, et son bonheur est la grande affaire de notre vie. Ploas
avons la pleine confiance qne vous saurez la rendre heureuse; de
votre côté, vous pouvez être sûr que, si Dieu vous fait la grilce de
vous accorder des enfans, elle leur donnera l'exemple de toutes les
vertus qu'elle a vu pratiquer par sa mère, et qu'on lui a incutepiées
dès son bas Age.
« Quant à ta dot, veuillez ine permettre, monsieur le comte, de
ne pas déférer au désir que vous m'avez fait l'honneur de m' ex-
LA KETANCUE DE JOSEPH KOIREL. At3
primer. C'est od prindpe chez les Mirîon que les femmes doivent
-coatribuer pour leur part aux dépenses du ménage, et, comme le
disait souvent mou père, les principes avant tout I C'est le fonde-
ment du bonheur des familles. Dieu ayant béni mes petites alTaires,
je puis, sans me gêner aucunement, constituer à ma fille une dot
de 300,000 francs, je dis trois cent mille, soit quinze mille francs
de rente, qui seront son apport dans le budget du ménage. Je me
souviens que voua me dites un jour dans mon cabinet qu'une femme
doit appartenir entièrement à son mari. Ce principe, j'ose l'affirmer,
est commun aux d'Ornis et aux Mirion. Je aérais désolé que vous
conçussiez la moindre inquiétude à cet égard et que yoMi pâmassiez
que, parce que Marguerite vous apportera quelque chose de plus
que son trousseau, cela puisse diminuer en rien la déférence qu'elle
aura toujours pour vos volontés. Je vous suis garant qu'elle portera
gravé dans son cœur ce grand précepte de l'Évangile : u femmes,
soyei soumj^s à vos maris, n
« Veuillez agréer, monsieur le comte, Texpression ds tous les
sentimens de haute, de parfaite, et, s'il m'est permis de le dire,
d'affectueuse considération, avec lesquels j'ai l'honneur d'être votre
très humble serviteur. — Thomas Miaios. n
Cette lettre, avant d'être expédiée, avait été revue avec soin par
M"* Mirionj si elle embrouillât un peu Louis XIV et les croisades, elle
possédait parfaitement son Poitevin et ses imparfaits du subjonctif.
Quarante-huit heures plus tard, M. d'Omis, qui avait fait l'as-
cension de je ne sais quel pic, et qui venait d'en redescendre, ar-
riva tout courant à Mon-Plaisir. 11 aperçut de loin Marguerite sur
la terrasse; sans s'inquiéter de personne autre, il alla droit à elle,
la regarda un instant dans les yeux, puis s'empara de ses deux
mùns en lui disant: — Merci, je vous devrai le bonheur de ma vie.
— Il ne s'arrêta que trois jours à Genève, étant pressé, disait-i], de
retourner en Bourgogne pour y prendre les dispositions nécessaires
et ffùre arranger son château. Pendant ces trois jours, sa conduite
et ses manières furent telles que le pouvait souhaiter Marguerite.
Visiblement amoureux, bien qu'il n'adressât i cette charmante ûlle
ni déclaration ni compliment, il attachait sur elle des regards qui
parlaient, lui témoignait une courtoisie parfaite et attentive, à la^
quelle se mêlait une nuance de protection paternelle. Quant aax
animaux domestiques qui constituaient ce qu'il appelait dans ses
entretiens avec lui-même la ménagerie de Mon-Plaisir, il essuya
d'assez bonne grâce les questions et les empresscmens qu'ils lui
prodiguaient, et dissimula soigneusement son ennui. Il fut poli,
strictement poli avec tout le monde, et sa politesse, quoique un
peu courte, parut plus que sufiisante, tant les coeurs étaient favo-
rablement disposés. M"' Hirion raOblaît de son futur gendre; elle
■ Google
A8A RKTUE DES DEOX MONDES.
le trouviùt tout simplement adorable, elle le mangeEÛt des yeux,
s'extasiait sur chacun de ses gestes, répétait à satiété ses moin-
dres paroles, où elle découvrait des profondeurs dans lesquelles son
esprit se perdait.
Le mariage avait été fixé au milieu du mois suivant. Avant de par-
tir, M. d'OrnJs eut avec M. Hirion un entretien où la question de la
dot fut défînîtivemeot réglée. Ne pouvant venir à bout des résis-
tances obstinées du bonhomme : — Va pour les quinze mille francs
de rente, lui dit-il. Voua les donnerez à votre fille à titre de bien
paraphemal. Elle Jes emploiera pour ses dépeasee personnelles et
ses charités.
Les semaines qui suivirent furent les plus belles sans contredit
de la vie de V."' Mirion. Elle marchait sur les nuées, et, comme le
disait l'oncle Benjamin, la reine de toutes les Espagnes n'était pas
sa cousine. Il n'y avait pas à Mon-Plaîsîr assez d'air pour ses pou-
mons, assez de soleil pour ses yeux. Tour à tour elle était comme
confite dans sa félicité, ou en proie à ce qu'on poiftrait appeler
l'essoufllement du bonheur. Elle fît le tour de tous ses amis et coq-
ntûssances, s'en allant de maison en maison raconter ou, pour mieux
dire, chanter son aventure. La bouche en cœur, le visage illuminé
à giornOf elle jouissait également des exclamations des uns, de la
jalousie mal dissimulée des autres. Chacune de ses phrases com-
mençait par ces mots : notre gendre, le comte d'Omis. Elle n'appe-
lait plus sa fille : Marguerite; elle disait : la comtesse, ma fille, ou
notre chère comtesse. Quand, dépliant un matin le Journal de Ce-
nève^ elle lut dans le relevé des actes de l'état civil ces mots : pro-
messe de mariage entre le comte Roger d'Omis, propriétaire en
Bourgogne, et Marguerite Mirion, rentière, — elle éprouva un vi(j-
lent désir d'encadrer le numéro d'un triple filet d'or, et d'inviter à
souper toute la rédaction. Son chagrin était de ne pouvoir monter
sur la plus haute tour de la cathédrale de Saint-Pierre pour y em-
boucher un porte-voix et crier à toute la république : Peuple dur,
ouvrez vos oreilles; dans quinze jours, ma fille sera comtesse I
Dans ce grand hourvarl, Marguerite ne parlait guère, sauf pour
discuter avec sa mère la question de son trousseau et l'empêcber de
faire des extravagances. Ce qu'elle pensait, nous pouvons le savoir
par la letti'e suivante, qu'elle écrivît à son incomparable amie :
a Mon adorée Nelly, il faut absolument que je te parle, mais
là, tout de suite, ou je meurs. Veux-tu savoir une nouvelle, une
grosse nouvelle, quelque chose d'extraordinaire, qui est très cer-
tMn, bien que j'aie beaucoup de peine à y croire? Arrive, accours,
assieds-toi à côté de moi, ton bras gauche passé autour de mon
cou, ta main droite danslamiénne, juste comme nous étions quand
les soirs d'hiver nous lisions ensemble dans un coin de la salle d'é-
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LA BEVANCHE DE JOSEPH NOIBEL. iS5
tude, Gonzalve de Cordoue et le Dernier de* Abencerrages. Y es-tu,
tout oreilles? 11 me tes faut toutes les deux. Ëh bien I ma nouvelle
la voici : Marguerite Miriou se marie.
a II est bruD , bieo fût de sa personne, il a quaraDte-cinq ans,
des yeux noirs très perçans, des cheveux qm grisonneot un peu, il
a fait campagne au Mexique et reçu deux blessures & la piise de la
Puebla; il s'appelle Roger d'Omis, il est comte, il possède un châ-
teau en Bourgogne. Voici à peu près comment ta chose se passa : il
traversait Genève pour s'en aller à Chamonix; comme il a la pas-
sion des vieux meubles, il entre dans le magasin de mon père, exa-
mine des bahuts, ne trouve rien à sa convenance. J'en ai de plus
beaux chez moi, lui dit mon père. Voulez-vous les voir? mais je
TOUS préviens qu'ils ne sont pas à vendre. En ce moment, Margue-
rite Mirion, comme une étourdie, apparaît vêtue de rose et in-
terrompt ce savoureux entretien. Je ne sais comment cela se (ît,
les bahuts et Marguerite s'embrouillèrent si bien dans son esprit,
qu'il ne pouvait plus s'y reconnaître. 11 arrive à Mon-Plalsir, voit
les bahuts, en tombe amoureux; mon père refuse de s'en défaire.
— Alors donnez-moi du moins votre fille, lui dit-il , car autrement
je n'aïu-ais rien du tout, — Oh ! oh ! cela demande réflexion. — Je
le veux bien, et je vous donne huit jours, quinze heures et vingt-
cinq minutes pour réfléchir; mais votre bahut ou votre fille, il me
faut l'un ou l'autre. Là-dessus, il repart comme un trait, et pen-
dant huit jours me voilà réfléchissant. Il ne me venait rien à l'es-
prit, rien du tout que cette réponse qu'on trouvait inepte : a com-
ment voulez-vous que je l'aime, puisque je ne le connus pas? »
— Qu'est-ce à dire, reprenait-on, n'a-t-il pas de bonnes manières?
— D'excellentes. — Parle-t-il bien? — Fort bien. — Est-il bancal
on bossu? — Ni l'un ni l'autre. — Tu vois bien que tu l'aimes I —
Et moi je répondais toujours : Hais non , puisque je ne le connais
pas. — A quoi la sagesse maternelle répliquait qu'on ne se connaît
jamais qu'après un an de mariage, et qu'au surplus on ne peut pas
avoir d'objections sérieuses contre l'inconnu. Et puis maman me
suppliiùt, me suppliait... Elle m'a déclaré que, si je refusais, elle ne
me le pardonnerait de sa vie. Le fait est que, si je n'avûs point de
rusons pour dire oui, j'en avais moins encore pour dire non, — et
de guerre lasse j'ai dit oui. On le lui fait savoir, il arrive bride
abattue, car it n'avait pas tâcbé son idée; il me prend les deux
mains, les baise assez tendrement et me dit : — Je vous devrai 1«
bonheur de ma vie! — Puisqu'il le croît, qu'il en est sûr, cela ne peut
manquer d'arriver. Du moins j'y ferai mon possible. Je suis une
bonne fille, et les bonnes filles doivent fùre les bonnes femmes;
mais voilà une aventure, Nelly! Ce que c'est que d'aïmer trop les
babutsi... Ua mère est dans l'extase, elle ne m'appelle plus que sa
■ Google
ASd * IKTDZ MS BE«X MOKBES.
chère comtesse. Moi je suis, je suis... comment te dirù-je? je stiis
étonnée, la fille la plus étonnée <iut soit au inonde. Oh! mais quel
étonnement 1
a Je t'envoie sous ce pli sa photographie; tu m'en diras franche-
ment ton avis. Je le troure fort hlen, seulement cette photographie
ne dit pas que par momens il a des silences et des absences. Tout
à coup il devient pensif, il n'est pas à ce qu'on lui dit, son e^rit
voyage dans je ne sais quels espaces; i ces momens-lk, son visage
s'allonge, s'assombrit, ses sourcils se rapprochent, il lui vient au
front un grand pli droit qui l'autre jour me faisait un peu peur.
A quoi pensait-ilî où était-il? Au Mexique peut-être. Il en est re-
venu bien vite, et a repris sa phrase où il l'avait laissée.
n C'est égal, ma chère, je suis non-seulement étonnée, mais un
peu confuse. Après avoir lu YAbenceirage) nous nous étions juré
l'une à l'autre de ne jamais faire qu'un mariage d'amonr. Nous
étions bien savantes sur cet article. Nous avions déclaré que l'amour
est quelque chose qui vous vient tout à coup, qui vous saute au vi-
sage, et en voilà pour la vie; nous appelions cela une folie divine.
Eh bien! Nelly, le sort en est jeté, je mourrai sans avoir connu la
folie divine. Ce n'est pas la faute des circonstances, je crois que les
grands sentimens ne sont pas dans mes moyens. Je suis trop Gene-
voise, comme dit ma tante Amaranthe , trop terre-à-terre, et avec
cela la grande rieuse que tu sais. Ah ! par exemple j'entends rire
sans me gêner dans mon château de Bourgogne, et château et châ-
telain, il faudra que tout le monde rie avec moi, Toi, Nelly, puisque
je te cède ma part, tu seras un jour dÎTincment folle pour deux. Uo
beau matin, tu te rencontreras nez à nez avec un Ben-Hamet quel-
conque, tombé du ciel ou sorti i^'une trappe; cela te sautera au vi-
sage, et en voilà pour la vie. Tu auras soin de me ,conter l'événe-
ment dans le plus grand détail, et je t'écouterîd comme les petits
enfans écoutent les contes de la Mére-tOif, en croyant et ne
croyant pas,
a Mais il faut que je te quitte, mon adorée, maman m'appelle à
grands cris; il parait qu'il se passe quelque chose... Oui, oui, un
instant, on y va... Tu me répondras à lettre vue, et tu me diras
bien tout ce que tn pensjs de mon histoire, si tu m'approuves, û
tn me blâmes. Et surtout ne t'avise pas d'être jalouse; je te jiu:«
par l'épée de Gonzalve que tu seras à tout jamais la première dans
mon cœur. Adieu, adieu. Tu me répondras tout de suite, tu me le
promets! Une future Bourguignonne, qui est à sa Nelly for ever,
« Mahguerite. »
a P. S. — Maman m'appelait pour voir ma corbeille, qui vient
d'arriver par les airs. Étoffes et parures sont d'un goût parlait, ex-
■ Google
LA RETANCHE DE JOSEFB NOIBEL.
quia; c'est mille fois trop beau pour tacn. On voit bien qu'il est allé
à Paris pour acheter tout cela. »
H^'Uîrion, dès l'arrivée de Joseph, avait eu s(ûq de l'éloigner
jusqu'à ce que le mariage fût chose faite et parfaite. Elle n'enten-
dait pas que son gendre fût exposé à coudoyer dans sa maison un
ouvrier et à l'avoir pour commensal. Elle craignait auEsi qu'en dé-
pit de ses interdictions Marguerite n'essayât de faire causer l'agent
secret sur son voyage; on ne sait trop quel effet peuvent produire
sur UD esprit combattu certaines questions et certaines réponses.
Comme il s'était commis récemment à Genève deux ou trois vol»
avec eifraction qui faisaient grand bruit dans la ville, M. Mirion
avait aiïecté quelque inquiétude pour la sûreté de sa marchandise
et de sa caisse, et prié Noirel de coucher pendant quelque temps
au magasin. II en résulta qu'il fut plus de trois sem^nes sans
mettre les pieds i. Mon-PIaisir. Il ne demandait pas mieux ; Mon-
Plaisir et les préparatifs qui s'y faisaient lui étaient en horreur. Ce
n'est pas que Genève lui fût un séjour délicieux; il s'y livrait à un
travail aussi ingrat que fatigant. Il s'efforçait résolument de guérir
son cœur malade, et, désespérant d'arriver à l'indifférence, il cher-
chait à convertir son amour en haine, h se persuader à cet effet que
Marguerite était haïssable. II se répétait cent fois le jour, deux cents
fois la nuit, qu'il s'était abusé, qu'elle allait de pair à pair avec son
entourage, qu'elle n'était au-dessus d'aucune petitesse, d'aucun
préjugé, que la vanité la menait, qu'en vain avait-elle feint quelque
hésitation, elle avait mordu dès le premier jour à l'hameçon, et que
la joie de devenir comtesse lui tenait lieu d'amour et de bonheur.
Quand il se croyait convaincu, il lui suffisait pour décroire de pen-
ser à deux grands yeux bruns, à la fois naïfs et malins, où se pei-
gnait une joyeuse indifférence pour toutes les petites sottises qui
gouvernent le monde. Ces yeux-là étaient deux étrangers qui se
promenaient en curieux parmi les vanités de la terre et qui reg.u-
daient tout, mais qui avaient leur patrie ailleurs. La caisse de
M. Miriod était bien gardée; Joseph ne dormait pas deux heures
par nuit. A peine commençait-il à s'assoupir, il était réveillé pnr
une insupportable oppression; il se mettait sur son séant, et, l'air
lui manquant, il se levait, et jusqu'au matin se promenait de long
en large, déchirant de ses doigt ou de ses dents on copeau qui
n'en pouvait mais. Si un voleur se fût présenté, je crois qu'il l'eût
traité comme le copeau.
Le mariage devait avoir lieu dans ônq jours quand Joseph, sur
les instances de M. Mirion, consentit à s'en aller passer un dimanche
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M8 lETDE WIM IWCX HROtES.
à HoD-Plainr. H y rttrtnm Mai^o^te, qm lui pamt phis bellt qoe
januû; l'approcbe do jour fatal la rendait penâTe et mettait sur ses
joues ime demi-pUear qui ajonlait à l'éclat et i la doaceor de soo
regard. Terria fin da dlôer, Joaepfa se sentit pris d'une défùllance,
il Tôt sur le point de pleurer comoie nn enfant. Dès qu'il le pnt, S
aortit, se dirigea rers l'eadrût le plos solitaire de la campagne.
Hargnerite, qui avait son idée, rénssit i se dérDber i la sarreîl-
lance de sa mère. Elle soivit de loin le fautif et le vit entrer dans
le btna. Elle le rejoignit comme il Tenait de s'asseoir xa pied d'oo
Maie et d'enfoncer son visage dans ses mains. U était telleanent
absorbé en ses pensées qa'il ne l'entendit pas venir. Elle dat l'ap-
peler par son nom pour qn'il s'aperçût de sa présence; alors il sa
leva en sarsant. Il ; avait sur son visage une expression de colize.
— Seriez-Tons sonlGrant? loi demanda-t-elle.
Point de réponse. Elle recula f un pas. — Est-ce que je vous dé-
range? Vonlez-vous que je m'en ùlle7
— Vous étea chez vous, répondit-il brusquement. C'est à moi d«
n'en aller.
Tant d'amertume la surprit. — Eh bien I qu'est-ce donc? reprit-
elte. Âvez-vons quelque chose contre moi? Vous anrais-je blessa
sans le vouloir?
Il se sentait près d'éclater. U s'adossa contre le saule, croisant ses
bras sur sa poitrine comme pour comprimer les battemens de son
cœur, ses yeux attachés sur le gazon. — Je ne peux rien tirer d«
TOUS, poursuivit-elle. Je veux pourtant savoir te que vous avez. Il
me semble que depuis quelques mois vous n'êtes plus dans votra
asnette ordinaire?
— Eh I que vous importe? répliqua-t-il avec une amertume crois-
sante. Suis-je digne de vous occuper ou de vous intéresser? Est-c«
que je suis quelqu'un, moi?
' — Décidément vous êtes malade, dît-elle d'un ton grave.
— Je suis malade de vivre I répondit-il d'une \oix creuse et sourde.
Elle se rapprocha de Joseph, et lui dit : — Vous avez des cha-
glins. J'exige que vous m'en fassiee la confidence.
Il sentit son secret remuer dans son cœur, prêt à en sortir; il l'y
refoula avec violence. — J'ai des chagrins, s'écria-t-il, ou je n'en
û pas; c'est comme on veut. Je suis heureux, très heureux. De-
mandez au premier ouvrier venu ce qu'il en pense, il vous dira qua
je suis Dé coiffé. Et moi , je suis prêt à lui céder mon honbenr au
rabais. Je le donnerais pour un morceau de pain moisi, mon bon-
heur. Savei-vous ce que c'est que le bonheur? C'est de vivre, d«
boh%, de manger, de rire et de pleurer avec ses égaux. Un seul
cceur et une seule gamelle I Où sont mes amitiés? Je suis seul, hor-
riblement seul. Je n'ai point d'égaux, moi. Je suis trop peu pour les
LA BErANCHB DE JOSEFH NIIKEL. ASO
uns, trop pour les autres. Mes camarades m'évitent et se cachent
de moi; ils me regardent comme un transfuge, comme un déser-
teur. Et que 3uis-je dans cette mûson 7 Bien peu de chose^un être
élevé, nourri, logé, aimé par charité. Les gens avec qui^ vis ne
me doivent rien, etje leur dois tout. Cet arbre qui me protège contre
le soleil s^t bien que je n'û pas droit à son ombre. Il m'en fait
l'aumône, comme en ce moment vous me faites l'aumône de vos
questions. Oh ! la reconnaissance, la reconnaissance ! C'est un boulet
qoe je traîne au pied depuis dix ans, et nous ferions bien de nous
jeter tète baissée dans le premier torrent venu, moi et mon boulet,
mon boulet et moîl...
Il n'avait pas tout dit; mais ses lèvres tremblaient, il ne put
continuer. Marguerite contemplait avec étonnement son visage que
bouleversait la passion, ses narines gonflées par la colère, ses yeux
snOammés. Elle demeura un instant silencieuse; puis elle lui dit :
— Reconnaissance, aumône, quels vilains mots 1
Et après un nouveau silence : — J'ai peine à m' expliquer... Il faut
que vous ayez à vous plaindre de l'un de nous.
— Je ne me plains de personne, répliqua-t-il en frappant du
pied. Je ne m'en prends qu'à moi et à la funeste idée que deux
pauvres diables ont eue un jour de me mettre au monde.
— Ohl je vous en prie, dit-elle en lui faisant signe de se tfùre.
Il est des paroles qui échappent dans un moment de colère et
qu'ensuite on voudrût bien reprendre...
Elle ajouta : — Puisque vous refusez de me dire votre secret,
TOblez-vous du moins que nous résonnions un peu 7 Je sus raison-
ner comme une autre, bien qu'il n'y pw^sse guère. Que parlez-
Tous de dette, d'un boulet que vous traînez au pied? Vous la
payez, votre dette. Vous vous acquittez par votre travail, par votre
dévoûment, par vos conseils, par les services que vous rendez &
mon père. Il te sait bien, lui. Si parfois il se prononce dans cette
maison des paroles qui vous déplaisent, gardez-vous de prêter à
des gens qui vous ûment des arrière-pensées qu'ils n'ont point.
Croyez-vous que j'approuve tout ce qui se dit îci7 On n'y choisît pas
toujours ses mots. Il faut secouer ses oreilles, voilà tout... Ce qiù
est certain, c'est que vous avez désormais le droit de faire vos con-
ditions. Vous avez beaucoup d'intelligence et de talent, vous êtes
passé maître dans votre métier. Mon père est bon, mais il n'aime
pas à deviner. Si vous me le permettez, dès ce soir je lui parlerai.
Ce fut au tour de Joseph d'être étonné. Jamais Marguerite ne lui
AD avwt dit si long. Bien qu'il crût la connaître, il ne soupçonnait
pas encore ce qu'il y avMt au fond de cette eau dormante, et que
cette aimable fille, dont l'humeur enjouée et facile s'accommodait
de tout, ne lûssait pas de faire sur les choses de la vie ses grandes
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400 BBTUE DBS DCCX ICOIOWE.
et petites réflexions. — Ab 1 je voua ea supplie, s'éaiit-t-i!, ne âîtes
nen à votre père 1 Quand le mooieat sera vemu de parler, je parle-
tai moi-même.
— Fi4M mieax, vous m'avertirec IL^ias, i Onûa, et j''écrirai. je
me défie des gens qui se ficbeat ; ils gâtent leurs affaires... En at-
tendant, si vous voule2 in'oUiger, vous chasserez bien l(xn oer-
tûnei idées qui n'ont pas le sens eomaïuo. Ouvriers, boui^eoés ou
comtes, tout cela o' est-il pas de la même p&leT 11 n'y a qu'uae
aristocratie qui vaille : elle va du haut en bas de la société et k
compose de toutes les âmes boondtes et libres, qui savent airaer ce
qui est beau, ce qui est vrai, et qui osent mépriser le reste...
Amen ! J'fû iioi mon sermon.
11 fut sur le point de se jeter & ses pieds. — Vous êtes la sente
personne qui pensiez et qui parliez ùoà, et vous allez partir 1 s'é-
aiar-t-il avec emportement.
Elle passa sa main sur son front, poussa ud demi-soupir : — Cest
vrai, dit-elle, je m'en vais partir pour un voyage dans l'iitconnu.
Dieu bénisse la barque et l'équipage! mais je ne suis pas oonone
vous, je crois à l'avenir, au bonheur. C'est une ai bonne chose d'être
heureux 1 Je m'y aiderai de toutes mes forces... Vous penserez quel-
quefois à moi, n'est-ce pasî Et ten&z, pour aider votre méieoire...
Elle tira de sa poche une petite botte qui contenait une bague
en argent garnie de deux diamans. — J'étais venue vous cberdier
pour vous offrir ceci, reprit-elle. C'est une bague que j'ai fait lûre
à mon idée; j'y ai fait mettre ces deux diamans, les premiers qu'on
m'ait donnés. Ils garuissaient une broche que j'ai souvent portée.
Vous voyez qu'ils sont bie#imoi... Je voulais vous dire... Vous ne
vous fâcherez pasT 11 y a si longtemps que nous vivons sous le
même toit, et, pour employer votre mot, que nous mangeoDs à la
même gamelle, que nous sommes un peu fière et sœur, et les
sœurs ont leur franc parler. Si jamais vous étiez à court d'argent
ou qu'il vous vJat une fantaisie, vous pourriez faire remplacer oe»
diamans par de fausses pierres. Cette bague n'en serait pas moins
un souvenir de mei... Ce que j'aimerais mieux encore, c'est que
vous la donniez h votre fraome quand vous vous mariereii. Ce sera,
son alliance.
— Me marier 1 me marier I lit-il awec un geste de mépiis. Je ne
me marierai jamais I
— Pourquoi donc? c'est encore une de vos idéesï Peut-oo savoir.,.
— Cette bague est trt^ belle pour moi, interronifùt-il. Et, tout
à coup se ravisant, il la prit sans socg-er à remercier, il n'avait
qu'une idée, la peur que sou secr«t ne hii écbappàL
Eu ce moment, ils «Bteoi^rent la voix de If^ Mirion, qui appelait
sa fille. Marguerite tendit sa main À Joseph en liûdiaaat : — Aap-
, Google
LA BETAKCHE DE JOSEPH aolBEL. 491
peIez-vou3 notre conventioa : quand vous aurez un procès, vous me
choiârez pour votre avocat. J'espère qu'eu retour vous faites des
Tceuz pour mou bonheur. Voyons, tous qui coQoaisaez OnûSt que
me soubaitez-voual
Il prit d'uue main tresiMaute la main qu'elle lui tendait, pAlit,
la regarda fixement. — J'ai une dette à payer, liû dît-il d'une voix
entrecoupée. Je souhaite... oui, je soubûte que vous soyez un jour
la plus malheureuse des femmes, et que vous ayex besoin d'un
homme qui soit prêt k mourir pour vous... Et se frappant le cœur :
— Cet homme, le voici.
A ces mots, il se sauva comme un voleur. Elle le suivit du re-
gard, émue, stupéfaite. — Quel étrange garçonl se disait-elle. Je
De le connaissais pas. — Puis elJe se hâta de rejoindre sa mère, qui
continuait à l'appeler et lui apportait une lettre, par laquelle le
comte d'Omis lui annonçait son arrivée pour le lendem^a.
Cet entretien avait rendu Joseph un peu fou. Je se sais trop ce
qu'il espérait; mais le lendemain il se réveilla de son court sommeil
avec l'idée fixe de revoir Marguerite et de lui tout dire. I^es ma-
lades se retournent dans leur lit, quoiqu'ils sachent qu'aucune place
ne leur sera bonne. Joseph était si malheureux qu'il voulait à tout
prix souCrir autrement, dut-il souffrir davantage. Ce jour-U, M. Mi-
non ne lui proposa point de l'emmener dtner à la campagne; le
comte d'Omis éuit arrivé le matin. Joseph attendit la nuit et se mit
en route pour Mon-Plaisir. 11 y avait un tel désordre dans son es-
prit qu'il était hors d'état de former aucun plan; il marchait devant
lui à l'aventure et comptait sur un hasard. Comme il montait l'ave-
nue, il crut apercevoir deux ombres qui allaient et venaient sur la
terrasse. Il continua de monter, se jeta dans un buisson. Les deux
ombres passèrent devant lui : c'était Uarguerite au bras du comte
d'Omis. II était occupé à lui narrer un épisode plaisant de son der-
nier voyage, et il mettait tant d'humour dans son récit que Mar-
guerite partit d'un éclat de rire. Ce rire fut effroyable à Joseph, et
dans un mouvement de fureur il laboura sa poitrine avec ses ongles;
ce rire était la ruine du peu d'espérance qui lui restait, c'était la
fin de tout. Il repartit en courant pour Genève, désespéré, la mort
dans l'âme, portant comme il pouvait son ccem*, qui lui pesût
comme une masse de plomb.
I>e surlendemain, le contrat fut signé. Le matin suivant fut célé-
bré le mariage civil, et après midi, dans le temple protestant de
Carouge, le mariage religieux, qui attira une immense aSluence
d'aiûs, d'oisifs et de curieux. Coe demi-heure avant la cérémonie,
l'église, parterre et galeries, était comble; une épingle ne fût pas
tombée à terre. An dehors, deux haies s'étuent formées et se pro-
longeaient au loin sur la place. L'entrée du comte d'Ornis eut grand
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A92 lETUE DES DEDX KOHDES.
succis; OD admira généralement sa tounrare distingnée et martiale,
l'aisance aristocratique de ses manières, son port de tète, t'éclat de
son regard. II araît toutefois par instans on nuage su'' le front;
les cérémonies ne l'amusaient pas, il lui tardait d'en avoir Gni. Dix
minutes plus tard arriva Marguerite, p&le et plus tremblante que
la caonetille de sa couronne. Son père, qui la conduisait, cherchait
à hausser sa courte Uùlle en marchant sur la pointe des pieds;
H" Blirion les suivait, gonflée comme uo ballon. Deux partis sa
formèrent dans l'assistance. Les mères pensaient : Cette petite Mi-
rion a-t-elle de la chance I Les hommes disaient au contrûre : Voilà
un heureux gaillard, il a mis la mun sur un morceau de roi. Le
service fmi, H. d'Omis retourna en h&te à son hAlel, et Marguerite
entra dans une maison voisine; ils ne prirent l'un et l'autre que le
temps de changer de toilette, et se retrouvèrent à la gare. Ils par-
tirent par le trûo direct pour Lyon , où ils devaient s'arrêter deux
jours. Entre Bellegarde et Cuioz, M. d'Omis ent un de ces silences,
une de ces absences que lui reprochùt Marguerite dans sa lettre k
sa parfaite amie. Seul avec elle dans un coupé, il n'avait eu jus-
qu'alors d'yeux que pour celte belle plante dont il était devenu le pro-
priétaire. Tout à coup il changea de visage, et la tête tournée vers
la portière, immobile et taciturne, il regarda fixement je ne sais
quel point de l'horizon ou peut-être un fantôme de son esprit. Elle
le considérait avec étonnement; au bout de dix minutes, il parut se
réveiller, lui prit la main , lui passa son bras autour de la taille,
et, jusqu'ji Lyon, lui prodigua les plus gracieuses attentions.
Pendant ce temps, que faisait JosephT Sur la demande expresse
de Marguerite, il avait été prié à la cérémonie, et on lui avait ré-
servé une place dans l'une des voitures de la noce. Il ne parut point.
M. MirioD s'en étonna, s'écria deux fois : — Ofi doue est ce difJ>le de
Noirel? — Il n'y pensa pas longtemps; il avait à songer à tant de
choses ! Un Joseph de plus ou de moins dans une journée pareille,
ce n'est pas une affaire. H. HIrion avait donné la clé des champs
à tous ses ouvriers et fermé boutique. L'introuvable Joseph , qm
avait ses petites entrées dans l'atelier, y était resté tout le matin,
travùllant avec rage. Cependant vers midi, n'y tenant plus, il sortit
sans prendre la peine d'dter sa blouse, et se rendit à Carouge. Il
vit passer Marguerite, qui ne l'aperçut point. A force déjouer des
coudes, il réussit à pénétrer dans le temple. 11 resta là, écoutant et
regardant, jusqu'à ce que le pasteur qui officiait s'écria : a Sâ-
gneur bleu, répands ta grâce sur ces deux époux, qui s'engagent
solennellement en ta présence à partager la bonne et la mauvuse
fortune, et à n'être jamais devant toi qu'une âme et un cœur I »
A ces mots, Joseph se retourna brusquement, fendit la presse et
sortit. Il lui sembla en arrivant sous le porche que ce monde n'é-
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Li. REVANCHE DE JOSEPH NOIREL, AOS
tait qu'an misérable spectacle forain, que le soleil était uoe vieille
lanterne fumause où s'amassaient les champignons, que le quin-
conce d'arbres qui ornait la place venait d'être déballé d'une arche
de Noé fabriquée à Nuremberg, que les passans qui circulaient dans
les mes de Carouge étaient de méchantes poupées en bois qui se
mouvaient par des fils d'arcfaal au son d'un orgue de Barbarie.
Tout cela n'avait rien de réel; ce n'étùt qu'une farce ridicule. Il se
prit à dire entre ses dents ; — Comme cette représentation est ra-
tée I — Et il ajouta : — Heureusement la vie est courte.
II marchait au hasard ; le hasard le conduisit près de la maison
où logeait sa mère impotente. Comme s'il eût cherché avidement
tout ce qui pouvait envenimer sa blessure, il n'hésita pas à entrer
dans cette maison. Quelques sacrifices que s'imposât son fils pour
lui procurer une existence honnête, M"' Noirel était restée fidèle à
ses habitudes d'incurie et de désordre, elle gaspillait dans les plus
sottes fantaisies tous les sous qu'il lui donnait en sus de sa pen-
sion. Il la trouva étendue dans un fauteuil, les ongles en deuil, sale
comme une huppe, vôtue d'une robe trouée, le chef coiffé d'un
bonnet en loques qui laissait passer de longues mèches de che-
veux emmêlés. Elle tenait sur ses genoux un grand cornet de marr
rons glacés qu'à l'entrée de Joseph elle fit disparaître dans ta pro-
fondeur de l'une de ses poches. Il s'approcha d'elle, la contempla
un instant les bras croisés. — Voilà, pensaît-il, la belle-mère que
je révais de donner à Margtrerite Mirion ! En sortant de l'église, je
l'aurais amenée ici, et je lui aurais dit : Cette femme est ma mère,
baise cette guenille et fais bénir notre bonheur par ces mains!..
— Ehl te voilà, Joseph? lui dit M*"* Noirel; tu n'es donc pas de
la noce?
-^ i'ai refusé d'y as^ster.
— Ah çàl ne va pas' ftdre des bétise^l Si tu te brouilhùs avec le
patron, que deviendraia-jeî
Il ne répondit pas; il étût tout entier à son idée. II se répétait à
lui-même : — C'est ma mère; il n'y a pas à dire, c'est ma mère.
Où donc est Marguerite, que je lui présente sa belle-mèreî
En ce moment, la logeuse entra et salua Joseph d'un air de défé-
rence. Ce garçon, qui se respectait toujours, qui depuis des an-
nées rendait des soins à une mère qui se respectait si peu, paraissait
un mystère à cette bonne femme; elle le considérait comme un être
à part. — Votre mère devient tous les jours un peu plus folle, liû
dit-elle. Avec l'argent que vous m'aviez donné, je lui ai acheté
de l'étoffe pour se fùre une robe. Elle a profité d'un moment où
j'étais sortie pour appeler une fripière, elle lui a revendu le cou-
pon. Pas moyen de ravoir cet argent, qui passera tout entier en
marrons glacés. — Elle ajouta — : je voulais aller vous prévenir,
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A9A BETCE DES DEUX MONDES.
r Joseph; mais j'ai pensé qu'anjourd'hui, jonr de noce...
■ — Qiii e«t-ce qui m marie? interrompit-il d'un air faronche. —
Et frappant an grand coup de poing sur la table : — Mille ton-
nerresl laissez donc ma mère tranquille; nous sommes nés dans la
boue, nous autres, et nous sommes faits pour y rivre comme le
poisson dans l'ean.
— Tu te mets à jurer, toi anssi? reprit M"* Noirel. J'« cm en-
tendre la Toix de ton père... Cest égal, un autre que toi aurait de-
puis longtemps augmenté ma pension; mais ta ne penses qu'à tes
plaisirs, et je suis sûre que, comme ton père, tu t'es mis à boire.
— Bien rencontré! s'écria-t-il. Mon père buvait, je bois et je
boirai. A quoi sert le travail? à quoi sert d'avoir du cœur? H n'y a
de bon dans ce monde que de s'abrutir. J'y veux travailler dès
aujourd'hui.
Là-dessus, il sortit en poussant les portes. Ce loseph-là était si
différent de celui qn'elle connaissait, que la logeuse en fut tout
interdite, — Je crois vraiment qu'il a bu, dit-elle à M" lïoirel.
Il n'avait pas bu, mais il but. Il entra dans le premier bouchon
qu'il trouva sur son chemin et vida trois bouteilles coup sur coup.
II avait une tête de fer, l'iTresse ne vint pas. Il sortit du cabaret
l'esprit lucide et net, mus les nerfs surexcités. Il aurait vonin cas-
ser quelque chose ou quelqu'un. II avisa de loin l'un de ses cama-
rades, nommé Pierre Servan, qui revenait de la noce. Il le héla.
L'autre se retourna, sahia et continua son chemin. Joseph courut
après hii, et lui barrant le passage : — Viens avec moi, lui ^t-il
d'un ton brusque.
— Où allez-vous donc? demanda Serran.
— Je t'ordonne de me tutoyer et de venir avec moi.
— Tu m'ordonnes? Est-ce que tu plaisantes?
— Je te (Es que tu viendras avec moi, reprit Joseph en lui Siûsis-
sant le bras. Je vais me promener; nous entrerons dans quelque
auberge où nous passerons la nuit à boire. Viens donc, nigaud I
Cest moi qtii paie.
Servan se rendit k ce dernier ai^ment. Ils se mirent en route.
— Je croyais, Noirel, que vous étiez occupé en ce moment k sabler
du Champagne. Est-ce qu'ils ne vous ont pas invité à leur festin?
— Je t'ai déjà dit de me tutoyer. Et pourquoi croyais-tu ça?
— On swt bien que vous... que tu es au mieux avec le patron.
Tu es un peu de la famille.
— Ceux qui disent cela sont des imbéciles et des mentearsl s'é-
cria Joseph en serrant les poings. Moi, de la famille ! j'abhorre toute
cette engeance comme la peste.
Serran n'en croyiût pas ses oreilles. Ce jour-là, Joseph devut
étonner tout le monde. — Qu'est-ce que ces gens-là? reprit-il. Un
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Ll 18VAXCHE DB JOSEPH tTOIBEL. ft95
tas de ûloiis qui nous exploitent, qui s'eagrussent de nos soeors,
qui nous Toleat notre trsTsil et notre sang. Hcri, de la. famille! Ib
ma danoent chaque jour ma pitance. Ksl-ce qu'ils ne nourrissent
pu leur cbien de gardeTHûsnousportonsna cellier, lui et moi, et
si nous venions à perdre notre collier, nous ne scions plus de fa
Stmille.
Il partit de là ponr fwre mie sortie virulente contre la bourget»-
se et les bourgeois. Sa conclu«on Fnt que l'ordre social étut mi
sfireux désordre, qu'il Msût •ouverainement injnste qu'un ouvrier
vécût au jour le jour en travaillant pour i»^ocurer à son patron la
fortune et la douceur de marier ses filles k des comtes, que cela ne
pouvait dorer, que cela ne durerait pas, que les foudres divines
avalent trop longtemps dormi, qu'elles ne larderaient pas k se ré-
veiller. Servan, de plus en plus étonné, l'éeoutait bouche béante, se
reprochant d'avoir jusqu'à ce jour si mal connu son Joseph. Il étut
loin de soupçonner ce qui remuait dans le cœar de ce tribun ; il
supposait qu'à l'occasion du mariage M, Hirion l'avut traité sous
jambe, qu'on l'avait prié de servir à table au lieu de l'inviter à s'y
asseoir. — C'est bien fait, pensa-t-il . Noire! sera désormais avec nous.
Tout en fulminant ses anathèmes, Joseph avait cenduit son com-
pagnm jusqu'à un petit village nommé Fossaz. Gomme ils trarer-
aaient le pont du Foron, il saisit le bras de Servaa et lui dit : — Que
serait-ce si tu l'avais entendue rirel Quel rire!
— Qui est-ce donc qui a riî demanda Servan.
— ■ Qu'as-tu affaire de le savoir, imliécileï hii cria Joseph. Et ti-
rant de sa poche ta petite botte qne lui avait donnée Marguerite : —
Tiens, regarde, voilà lein' cadeau de noce.
Servan ouvrit de grands yeux. — Nom de mille rabotsl s'éena^
t-it. Tn n'es pas dégoûté, toi. Des diamansi et monsieur n'est pas
content I
— Ne vois-tn pas, gros benêt, reprit Joseph, qne ce sont de faux
diamans, faux comme un jeton, £a» comme le coeur d'une bour^
geoiae, &ux comme tout ce qui sort de ses mains et de sa booehe?
Et, posant la boite ouverte sur le parapet du pont, il ramassa «ne
grosse pierre et se mît à frapper sur la bague avec fureur. D la
martela, la bossela; sa rage allait ^i croissant, il frappait toujours
plus fort. Les diamans s'échappèrent de leurs alvéoles et roultecot
dans le ruisseau, où il envoya l'anneau les rejoindre. Semn n'y
comprmait rien, il avait grande envie â*At« ses bas et ses souliers
et d'entrer dans la rivière pour j repécher les brillans vrais oa faox;
mais JoK[^ Teotralna de rive force dans l'auberge en hiï disant :
— A présent il s'agit de boire et de ne plus penser k rien. — il
i^était promis es effet de tuer sa pensée comme on tue une béte
malfaisante. Il avait appris la veille de M. Mirion que les n
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190 UTCE DES DEUX MOTfDES.
mariés passeraient la nuit à Lyon, et il savait par t'horaire da dte-
mîn de fer qu'ils j arriTeraieDt entre dix et onze heures. 11 avait
juré qu'auparavant il aurait réussi i tout oublier, k laire le vida
dans son esprit. Cependant il eut beau s'y appliquer, il ne réussit
à se procurer qu'une ivresse incomplète.
Quand l'horloge du village frappa onze coups, il se fit une éclair^
cie dans les fumées qui offusquaient son cerveau, et il crut revoir
sur son tertre le chêne mort d'Omis, qui remuait avec effort ses
branches dépouillées et lui fusait des ûgnes mystérieux. Ce cbéos
lui montrait quelque chose, et Joseph chercbut dans la nuit ce que
ce pouvait être; mais la nuit élût si noire qu'il ne disûngu&ît rien,
et il en éprouvait une joie secrète, il avait riussi à faire ce qu'il
voulait. Il se prît à dire à haute voix en montrant du doigt son
verre : — 11 est là, il n'en sorûra pas I — C'est de son chagrin qu'il
parlait. Tout à coup un bandeau tomba de ses yeux, et une chambre
lui apparut, discrètement éclùrée. Marguerite était là; debout de-
vant elle le comte d'Omis la dévorait du regard, comme un avare
qui s'apprête à compter pièce par pièce tous les doublons de son
coffre-fort. I) parut à Joseph qu'on vcpait de lui toucber le cœur
avec un fer rouge; il pdussa un cri, renversa par terre la table et
les brocs qui étaient devant lui, et se dressant sur ses pieds, pâle,
des éclairs dans les yeux, il s'écria d'une voix terrible : — Vive la
république sociale]
Au bruit, toute l'auberge s'ameuta, et l'aubei^iste en colère de-
manda compte à Joseph de ses bouteilles cassées. Sur ces entre-
faites, Servan, qui depuis une heure ronflait dans un coin, se ré-
veilla, et comme il avait le vin rageur, sans prendre le temps de
s'enquérir de rien, il se ma sur l'hAtelier, qu'il saisit à la gorge.
Une rixe violente s'engagea; les horions pleuvaient comme grêle.
Joseph n'était pas homme à laisser maltraiter son compagnon; pour
le dégager, II distribua force gourmades à droite et à gauche. Ce qui
s'ensuivit, il ne l'a jamais bien su ; il n'avait plus sa tète à lui. Il ne
recouvra toute la lucidité de son esprit que lorsqu'il fut sur la
grande route, soutenant de son mieux Servan assez mal en point,
qui avait laissé dans la bagarre quelques dents et quelques che-
veux. 11 le reconduisit à Genève, et le remisa chez lui, après quoi il
passa le reste de la nuit à courir les champs.
A sept heures, il était au travail. M. Mirion vint le cherchera l'a-
telier et l'emmena dans son cabinet, où il le pria de vouloir bien
lui expliquer sa conduite étrange autant qu'inconvenante. On l'avait
cherché la veille comme une épingle. Point de Noirel. A quoi donc
monsieur Noirel avait-il employé sa journée?
— J'ai pensé, repartit Joseph avec une sèche ironie, que je serais
de trop dans votre fôte.
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LA RETANGEIE DE JOSEPH NOIREI. A97
M. Mirion se récria, s'indigna. — Ah 1 je vois où le bât te blesse,
lui dit-îl. Tu nous en veux de l'avoir tenu à la ville pendant quinze
jours. Que diable I il faut savoir se plier aus circonstances. Qu'au-
rait pensé mon gendre?...
— Si je m'étais permis d'assister à son mariage au rang de Ta-
mille, interrompit Joseph, j'aurais fait tache. C'est pour cela que j'ai
gagné au large.
Cette fois M. Mirion se fâcha tout de bon, traita son ouvrier d'in-
grat. Il y eut entre eux une scène assez vive, oft l'on se mit presque
le marché à la main. Heureusement M. Mirion tenait plus à ses in-
térêts qu'à ses colères; Joseph lui était trop utile pour qu'il con-
sentit facilement à se priver de ses services. Il rompit les chiens, se
contenta de battre froid à l'ingrat quelques jours durant. Le ressen-
timent de M*"* Mirion fut plus vif; elle disait souvent à son mari : —
Être allé se promener pendant que notre chère comtesse se ma-
riait! C'est impardonnable. Tu as beau dire, ce garçon n'a point de
cœur.
En revanche, les camarades de Joseph, instruits par Servan de ce
qui s'était passé et des propos qu'il avait tenus, le regardèrent de
meilleur œil et lui firent quelques avances, auxquelles il n'ent garde
de répondre. Sombre, taciturne, il ti'availlait avec acharnement. Il
ne remit pas les pieds au cabaret. Cette scène d'ivresse oix s'é-
taient démenties ses longues habitudes de dignité lui avait laissé un
souvenir amer et répugnant; il se sentait condamné à ne se point
abrutir. Il avait formé un projet, il était résolu à émigrer en Amé-
rique. Il prenait secrètement des infomlations, lisait des relations
de voyages aux États-Unis, et rassemblait sou par sou un pécule
suffisant pour payer sa traversée. Peut-être regrettait-il un peu sa
bague et ses deux dîamans; mus il n'essaya pas de les redemander
au Foron,
VI.
Marguerite était mariée depuis près de trois semaines quand sa
parfaite amie reçut d'elle la lettre suivante :
tt Pardonne-moi, Nelly, d'avoir tardé à t'écrire. Avant de ré-
pondre à tes questions, je voulais prendre le temps de me recon-
naître un peu. Que les romans sont menteursl Sache pour t^ gou-
verne que le mariage est un saut périlleux ; il faut se jeter dans le
gouffre tète baissée, les yeux fermés. Je suis tombée d'un premier,
d'un second étage, que sais-je7 et je suis tombée sur mes pieds sans
me faire de mal. Après cela, tu me demandes si je suis heureuse.
J'espère que je le serù. C'est bien quelque chose, n'est-ce pas?
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M8 UTDH MS Dfitl XOMD&3.
« D'abwd j'habite on cbannaot pays, qui est le mi centn de la
France. Ce qui le prouve, c'est qu'il y a près d'ici on ravissant cb&-
teaa qui s'^pelle Le Faite. Le faite de quoi? l£ faite de tout; c» ae
peut monter plus haut. C'est agréable de se sentif au cestre de
quelque cbose, de teaic la France dans sa inaio. Le fait est que nos
cours d'eau s'ea Tont porter de ims Donvslles qui à la Seine, qui à
la Loire, qui à la Saône. Mon pays (car il est devesu le mien) est
UD grand plateau où l'ùr est excellent i respirer, où l'eau des
sources est délideuse à boue, une eau fraîche, kgëre. Ce plateau,
très accidenté, tout en creux et en bosses, est couvert d« bms et à»
tûllis, qu'interrompcntckes pâturages, des frjcbes, de ^ands espnces
nus où le r^ard voyage. Les bruyères altemuit avec les ckai^M,
les ravines avec de frais vaUoas herbiis et moussas; de toutes parts
des ruisseaux promènent leur aaàe claire parmi des joncs et des
chbies qui les regardent passer comme des gens qui se trouvent bien
oà ils sont, mais qui se plaisent k voir cbeatiaer les antres. — Ben
voyage ! Dieu vous bénisse ! — Tu sais que j'ai toujours aimé, l'enn
i la pasaon. C'est transparent, on en voit le fond, il s'y passe toute
sorte de choses ; cela r««nse, cela change de couleur, cela réfléchit
les nuages, cela se donne l'air de causer avec le ciel. Un pays sans
eaui, c'est un salon sans glaces. Om m'a servie i souhait. Il y a
près d'ici une petite sauvagerie avec des étangs qu'on a sunNounét
la Petite-Écesse. Tu n'en diras des nouvelka quand tn viendras nne
voir. Moi, ce que je préfère encore à la Petite-Écosse, ce anot nos
communaux Livréa à, la vaine pâture. Rien de plus charmant que ces
grandes terres liîx-es e< vagues où l'on rencontre à. chaque pan des
chevaux blancs, errant à leur fantaisie, et des petites- filles qaî,
leur gaule à la main, poussent devant elles des troupeaux d'oies.
Dans les premiers jours, mes montagnes suisses et savoyardes nM
manquaient un peu; j'avûs peine à comprendre un pays sans mon-
tagnes. Je commence à m'en passer. L'autre matin, je me suis as-
sise sur une grosse pierre au boni d'un champ qui montait douce-
ment devant moi et qu'on était en train de labourer. En levant le
nea, je n'apercerais que Ui crAtn du cbamp, oà chemiaait lentcnient
l'ombre d'un nuage. L'instant d'après, l'attelage et les gens se seak
arrêtés sur cette crête pour respirer; je voyais se dessiner etir un
>;iei d'automne doux et pile les- cernes de la chornie, l'aigtùUea àa
bouvier, ks naseaux fumana dee bonfa. Une charrue se ésssmnt
sur le ciel, cela ne. se voit guère k Genève. Après toot, en les ch«F-
cbant bieit, nous avons k» montagnes, qu'on appelle lesmonta^Bm
du Horvan, — des tanfùnières que je ne veux pas surfaire. Au le-
vant, la vue est b(»-née par une chaîne de collines allongées, sur-
montées de moulins à vent. Quand je n'ù rien de mieux à faire, je
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LA RBTAUCHB DB JOSEFa NOIKEL. AM
regarde tourner ees moBKns, et mes pensées se mettent uisBi à
toorner. Si GeoevoÂse qu'oa soïl, il y a. des idobêhs où les pensées
lounient.
a J'ai promîa de tout te dire. Hou chitean m'agrée' moios que
mon pa.;s. Décidément i> est trop' grand. On m'avait avertie, mus
pas assez pou m:'épargner 1& dépl»âr de la sorpcise. G'est u
mf»de que maa château. Nouf en babilons une aile, le reste est
vide et (orL dégradé. Que s'y passe~t-îl? l) me dépfolb de sentir à
côté de m<M ces grands espaces Muets, ces murailles qui savent des
histoires- et q«i se domeat le mot pour ne rien dire. Je n'ai pu me
tenie d'en porter un jour à moni maître et se^;neiir. — Mwsvrû-
ment, ra'a-t-il népÏKilté, je eEoyaift que vous n'aviez peur de rien.
— Je lui Et^poBdis que je me sentais à In. lois très bsave et très peur-
rease, et je criHs en effet que je ferais assez bsBoe figure dass aa
danger comw; mMS L'incoomi nï'iBrjtHète... — Qu'est-ce & direl
ft-tr-il repris eu me pïBçaot la j«ae drute. Â quoi boa s'eccopei àa
l'inconnu? — - Et voilà corasis il raisonne. G'est aussi sîm[4e que
cela.
« Sur d'autres pointa, j'ai eu gain d« cause. Quand ncres avons
fait pour la première fois le tour de sotr domahie, il m'a donné,
carte blanche peur lui présenta' mes observations. — Voyons, m:'a-
t-îl dit, ce jaritia vous pialt'-il?
» — Je ne Uù reproc^ qu'use ckoa£.
* — Quoi dwic7
a — C'est que dans votre jardin il o'y a pas de fleurs.
u — Eb t»en I qu'est-ce done que caàt a-t-il fait en me mon-
trant du bout de sa eanne un nisérable petiâ vioMor mangé du so-
leitetdes'paeerons. Il se donnait, voùment l'air de le prendre aa
sérieux.
tt — Un violier! ce n'est paaasaea pour faire un jardin. —H «fa
d& nouveao pisoé kx JMiei dnri te:
a — Le printemps prociiùn, m'art-îi dit, vous arrangerea tmit
cela coimne vous L'entendrez.
« Je me suis permis de lui représenter mssi que son pave était
trop touETo, qu'on y avait laissa pousses les arbres comme il leur
plaisak, et qu'il leur avait pltai d'encbevétrer leurs branches de a»~
aiire: k former des fourrés oà: f on ne voit ^utte en plein mîdt. B
me regardait avec on proémct éttnmement, — Ab L vous aimeff It
soleil Z me- ditHl,
a Ce goût lui semUait bisarra. ~~ 1« soleit et l'eaa, Itù dis-je.
(r — justement nous avons un lue, reprit-il>
H Je ne le chicanai point sur son lac, dont m m'a.Tait fait léte.
J'avais la candeur de croire i. ce lac, c'est ane vilaine mare où tes
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iOO KETCE DES DECX HOKDES.
greDOoilles s'ébaodJsseot. Ceci est une déceptioD ; mais j'ai ^>piis
iepma longtemps qoe, tà boaoe que sdt une marchandise, il y a
lotijoars da déchet.
■ Je m'arrête k te conter des misères; voici des choses plus aé-
rieases. Quand nous eûmes achevé le tour du parc, nous noos as-
sîmes sur uD banc, en face de la statue d'nn commandeur qui n'a
plus de nez. — Écoutez-moi, me dit Roger. Je veui tous exposer
une fois pour toutes ma façon d'entendre la vie conjugale...
H Écoute, toi aussi, Nelly, et frémis, mais profite. Ce que je vais
te rapporter te semblera du dernier terre-â-terre. Que veux-ta7
Puisqu'on assure que \At ou tard il faut devenir raisomiable, peut-
être est-il bon de commencer par là, et puisqu'il faat arriver, arri-
vons tont de suite. On a le plaisir de s'asseoir et de regarder les
autres partir, courir, s'essouffler à ta poursuite d'une chimère qui
court plus vite qu'eux; on leur dit : Pauvres gens, vous en revien-
drez et vous finirez, vous aus^, par voua asseoir. Bref, Nelly, je sois
décidée à être à la fois très raisonnable, très gaie et très heureuse.
Voilà mon programme. — Vous allez me trouver bien prosaïque,
me dit M. d'Omis en tordant seloD sa coutume les deux bouts de
sa moustache entre ses doigts.
a Je m'empressai de lui répondre qu'on me reprochait à moi-
même d'avoir l'esprit un pea lourd, un peu terreux, beaucoup de
bon sens et peu de poésie. Cette déclaration le rassura tout à fait.
— II faut d'abord que je vous dise, reprit-ii, que j'm eu l'enfance
la plus gâtée, la plus choyée, la plus adulée, la plus caressée et la
plus ennuyeuse du monde. Ce n'est pas la faute de mon père,
grand homme sec et sombre, qui n'aimait dans ce monde que ses
chiens et ses chevaux. Il s'occupait fort peu de moi, ma mère s'eo
occupait trop. Elle m'adorait, d'abord parce qu'elle me trouvait
adorable, ensuite parce que j'avais un frère aîné qu'elle ne pouvùt
souffrir. Le pauvre garçon avait eu la criminelle pensée de venir an
monde avec un pied bot, on n'a jamais pu le lui pardonner. Tout
lui était défendu, tout m'était permis. Je profitais de la situation
pour faire d'énormes sottises, et c'est lui qui le plus souvent eu
payfût la folle enchère. On le battait, on le mettait en retenue. J'en
étais quitte au contraire pour m'enteadre dire que le sacrement de
la pénitence consiste dans la contrition, la confession, l'absolution
et la satisfaction. Je me confessais, on m'absolvait; mais je n'étais
ni contrit ni satisfait. J'ai toujours eu l'horreur des sermons, j'au-
rais mieux aimé les étriviëres. Être à la fois adoré et sermonné, à
vous n'avez pas passé par là, vous ne pouvez vous représenter ce
qu'il y a d'ennuis dans ces deux mots. Ce fut un beau jour pour
moi qae celui où l'on me donna la clé des champs. On résolut de
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LA REVANCHE DE JOSEPH NOIBEL. 501
m' envoyer à Paris comme les médecins envoient aux eaux les ma-
lades dont ils ne savent plus que faire. Paris ne m'amusa pas long-
temps, et pour m'afTranchîr de ma liberté je m'engageù. Me voiU
partant comme simple soldat pour l'Afrique, où je gagnai mes galons,
je devins lieutenant en Cochinchine, j'éttus capitaine en arrivant
au Mexique. Ce sont là les meilleures années de ma vie; mais on
me lit un passe-droit; je découvris que je n'avais pas le génie de
l'avancement, que les intrigans et les huiles me dameraient tou-
jours le pion, que la capitainerie est un cap difficile à doubler, que
capitaine j'étais et que capitaine je mourrais. Cela me dégoûta du
métier, je pris ma retraite. Quand je revins ici, mon frère était
mort depuis longtemps et mon père depuis deux ans. Je retrouvai
ma mère, qui avait renoncé à me sermonner, mais qui m'adorait
plus que jamais. Je lui en suis fort obligé et je l'aime beaucoup;
toutefois nous n'avons pas grand' chose à nous dire. Bref, je m'en-
nuyais...
a — Et un matin, interrompis-je, pour vous désennuyer, vous
résolûtes de vous marier.
« — J'y pensais depuis deux ans, reprit-i). Le difficile était de
trouver une femme à ma convenance. Foin des femmes à chiflbns
et de ces petites-maîtresses qui ne peuvent faire le tour d'un parc
sans tomber en pâmoison I Je suis né marcheur, et mes jambes
n'eurent jamais plus de quinze ans; elles avalent les grands che-
mins. Or j'estimais que le mariage n'est rien s'il n'est la plus char-
mante des camaraderies, et j'entendais que ma femme fût pour moi
un parfait camarade, qu'elle fût de moitié dans tous mes plaisirs,
qu'elle se promenât avec moi, qu'elle courût les bois avec moi,
qu'elle chassât avec moi, qu'elle péchât la truite avec moi, qu'elle
jouât au billard avec moi...
n — Dieu soit loué ! m'écrîai-je. Je fis ce jour-là deux carambo-
lages de suite, et vous avez dit : Voilà celle que cherchait mon
cœur.
<i II passa sa main sur ma tête en me disant : — Soyez sûre que
les cheveux que voici y furent bien pour quelque chose... Mes idées
TOUS plaisent-elles T ajouta-t-il. Acceptez- vous ce menu?
<[ — Tôpe là, moQ camarade I lui dis-je en lui tendant la ama.
Il la prit et la serra très fort.
u Quelles courses nous avons faîtes, Nelly I J'ai bon pied, comme
tu sais. J'allais, j'allais, brassant bravement la poussière des grands
chemins ou escaladant des sentiers rocûlleux et sautant de pierre
en pierre. Roger me regardait avec admiraUon, ce qui m'inspirait
un orgueilleux contentement de moi-même. Il nous est souvent ar-
rivé de nous arrêter à midi sous la tonnelle d'un cabaret et d'y
MS SErrc SES MCX WWIB.
sanger de bel xppMt aœ oaaelette sa lud et ae «rfaml qae bibs
STOsioBS d'un boii via ronge. L'autre jonr, j'airak aal aa pied. D
s froBcé le aoarcU, il n'adoaet pas qa'oa ait aîal aa pied. Ce qaâ ^i^
pbh moins que nos pnMnemuIes, ce aont nos parties de Hnflae; il y
adasaagn^pandu. Mes boDS jnvrssoutcevx où dous revenons fa^^
douille. Se crois pas da reste que j'^e le plus petit meurtre à ^êe
icprocber; je regarde, et c'est encore tn^ 1) y a, Kellyi nn liène
qui me doit on fameux derge. Diane avait perdu aa trace et alnyaii
^irès lui dans an bois oà il n'était pas. Tout à coup je leyasaorlir
d'on fouFFÉ d IraTerser k. toates jambes une daîriëre ta pente, an
but de laqoelle j'flah assise. Gonune U venait de disparaître, 8»-
germecria: — Il a dâ passer pa- ici. L'af-ez-vons ru7 — Je n'ai làen
To du tout, — lui répondis-jc. Toi qui prrteodais, >elty, i^k je ne
aÙ9 pas mentir!... EtTwlà comne au châleaa d'Omis les jeanes
mariés passent leur lune de miel. Tu diras qu'il y a lime et Itme.
Je m'accommode très bien de la mienne.
• Il y a pourtant une ombre an tableau. J'u ase beHe-mère qui
u'aime pas sa bru; ceci bien entre nous, Nelly. Je te confessera qne
H'" d'Omis n'a pas la figare la plus avenante da monde. &^ traits,
sonrfiRard, sa voix, tout est pointu. Ce qui est fâcheux, c'est qu'a-
vec l'âge sa d<:-votion a tourné à l'aigre. Cne religion aciJe estune
terribli; chose. Roger m'avait prévenue qu'elle voyait son marine
avec tm extrême déplaisir. Elle l'adore; je le lui prends, elle est
jalonse, c'eut tout simple. S'il n'y avait qne cela... Le mal est
qu'il y a plus, et qu'elle ne peut me pardonner d'être Tme bour-
geoise, et, ce qui comble la mesure, une protestante. Sans vouirâr
entendre k aucun arrangement, elle a vidé les lieux et s'est étaUie
i l'autre bout du vil'age, dans un chalet qui est à elle.
■ Ce[ien(laiit on ne s'est pas brouillé. Le surlendemain de moo
arrivée, nous fûmes lui présenter nos devoirs. Je suis brave, je fai-
sais bonne contenance. Elle nous fit dire qu'eile était à sa toileOo.
Roger répondit que nous attendrions. Elle paraît enfin , traverse le
salon, tend la main à son fils, et quaml ;ie dis la main, elle ne lui en
donna que deux doigts. FI me présente, elle n'a pas Tair de me
voir, et s' arrangeant de manière à me tourner le dos, pliant et dé-
pliant son éventail, elle te met à lui ooater, k cet éventail, que le
matin même, par un hasard miraculeux, elle avait sauvé la vie à un
moineau- que sa chatte s'apprêtait à croquer... La cbata et le
moineau, le moineau et la chatte, et l'éventail qui allait toujours
son train, c'était drôle, mais ce n'était pas gai. Enfin, regardant
la pendule : — Il faut que je voas quitte, c'est l'heure d'aller k fé-
glise. — Et daignant cette fois me lorgner du coin de l'<ril : — Voilà
des sujétions que ne connaissent pas les femmes sans religion. . .
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L/L REV&MCnE DE JOSEPH KOntEL. 503
« Sans religlonl -Je suis donc une femme saas religion? Je croyai»,
moi, que la religion, c'est de causer de temps en temps avec le bon
Dieo, c'«3t de lui coofesser qu'il est grand et qu'on est petit, (lo
l'interroger jusqu'i ce qu'il réponde, de sentir qu'il est là, qu'il
a'î^procfae de vous, qu'il vous est de quelque chose, et de lui ouvrir
SM'Oœur, api-ès l'avoir nettoyé et purifié, en disant h celui qui est
toot : SagneHr., entrei! ie logis est petit; mais on tâche de ie bien
tenir. Puisaiee-vous n'y trouver rien qui vous déplaise!.. . Sans ra-
i%i<m! Que l'intoléraiioe est béts, Nellyl Est-ce que le bon Di::u
n'est pas à tout le monde? Est-ce qu'il ne comprend pas toutes
les langues, josqu'au bégaiement, au silence même de ces cœuis
empêchés qui ne savent pas paj-ler?
u M'"' d'Omis tieut évidemment à garder quelques formes. E'Iô
vint nous rendre nobe visite. J'étais scffùe. Je ne sais si elle recom-
mença l'histoire du moineau; mais Roger lui dit : — C'est donc un
parti-pris? Vous êtes décidée à ignwer à jamais que j'ai «ne femme,
€t qu'il serait convenable de me demander de ses nouvelles? — EHe
lui répondit : — Je pensais entrer dans vos vues. Vous menez votre
feaime au cabaret, \'ous n'oseriez la présenter à nos amis. — Il so
ficba tout rouge; elle s'excasa, t&cha de l'amadouer; j'ignore la
suite de cet entretien. J'en ai su le commencement par Fanny, ma
femme de chambre, qui était entrée au salon pour y allumer du feu,
et que Roger se hàia de renvoyer. C'est une brave fille que j'.ii
amenée de Genève et qui m'est toute dévouée; on ne peut m'efilcu-
rer avec le bout d'une épingle sans qu'elle crie comme si on la
poignardait. Je ne l' écoutera plus, c'est bien assez de ce qu'on en-
tend soi-même.
H Roger ne me rapporta point cette petite scène ; seulement le
soir il me dit: — Je crois que nous ferions bien de donner une soi-
rée, an ga!a. Cela m'ennuie d'avance à périr; mais. il faut payer sa
•dlme auK biensi^ances du monde. Une fois quitte, serviteur! — Je
oompris qu'il avait sur le cœur le défi de sa mère, qu'il tenait à
prouver qu'il ne CAchait pas sa femme. Je hasardai quelques objec-
tions, il eut réponse à tout, et avant-4)ier au soir, ma mignonne, le
<^&teau d'Omis était illuminé pour recevoir les châteaux d'alen-
tonr. J'avais tout arrangé moi-môme, et tout, je t'assure, était bien
arrangé. Je passai deux heures à ma toilette, c'est un aveu que je
te dois; pour la première fois, je me sentais coquette. Nos invités
vinrent tons; Roger est uu de oes hommes à qui l'on craint de dé-
plaire, et puis ie monde est si curieux! Ma belle-mëie en arrivant
^daigna m'apercevcùr, et frandiement elle éprouva une certaine sui^
prise qui lui fut moins agréable qu'à moi. Elle se remit bien vite
-et fut s'asseoir sur un sopha, aussi loin de sa bru que possible.
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Î44 txrn. »tA ic^T MIU1I
i:MMn «a^ûwc Vit iàin vl SKir^ . m îûuMa- ^ tûçnt-oiJKK. >ik
VXA.f!i^: -^^Livu: ^?>» >» fc'Â-i^Cfcj gtoe.es je» OOTçIiMB» i~in"ii^
tev; tn^. Vy>5t-i /citais eue t'jLi ïi^^c -^e c." : — t ^c: ««^
»s.**;M«r 4 «lit ir.; Hd» ô'-JCie fej*: pycm twb recuiÀe.
t k it*H 'j^".. y M/'miib^ atsi blILcs ca curie 6*s Ciaes. — Ift
T — C ifiL^'.i dt if^dbLiitttt, midumt. ffitst-of qz'aa bâttae.
t — La fç-'^jx^*:, uiiiijttLti, tau uï cîie»i i fer canoeté-, Baù â ptv-
« — Â yT'/'ji'j* de ceci, BBudaaie. La marquise da BosaB a ■■
'i>, ^ui k'iMt'.f* a BMrhutfter, et qui Id d^tnaiide des googcs et des
ÏZ-Aitsi*^. tÂ.ii avait besoio d'an ^!aJrcÎ3«emeiit.
« '>:tU: marqiJÎM: da B'/zan, qui était assise eo lace de Boi, est
iiM ^rrj« d'fht )«; fçnuàd-pkn, ifé-ure-t-oo, éuit ud ricbe qoincaO-
Utit tih MsuiUiiU':. V'yiia lioDc c«lte grue qui levé le cou et me £t :
* — O/atfrm \o>i» Kriez boDoe, coiDtease, si toos coosentiei â
A'iUitur it mtm (ils quelques conseils! Il est d'one maladresse!
« Mon fiaturel ««t d'être ane bonne fille, Nelly; je sens qoe c'est
une |*ente fatale. CependaDt tous ces veiu braqués sur moi me len-
dir';iit m^xhaute, et je répoodts : — Des conseils! il en Caodrail
Ut&iirjiup. La menuiserie est un art très compliqué. Cest platAt fait
d'aj;j(refi(]re k vendre de la qaiocaille.
" Klle rougit jusqu'au blanc des yeox, et fit le plongeon soos aoo
(ivmUiH. l-tm Teinmes tinrent leur morgue, ma belle-mère se mutlit
hn lèvres, les hommes riaient sous cape, et moi, je m'en Toolaîs
(l'avoir parlé trop vite; mais on ne rattrape pas an mot. Après cela,
la Mirée w pOHsa le mieux du monde, ^ous avions fait venir une
musique ambulante ; la sauterie commença et dura jusqu'au malin.
N Voici le mal, Nelly; ces mots malsonnans de gouges et de bé-
dancfi ont été entendus de Roger. Il croit à une impertinence pré-
ini'idilée, à un complot, et j'ai eu beau lui représenter que certaines
choses n'ont pa.n d'autre importance que celle qu'on y met; il alla
trouver hier M"' d'Omis, et il eut avec elle une explication orageuse
qui a presque fini par une rupture. J'ai peine à en prendre mon
parti, et j'ai formé le projet de tenter une démarche auprès de
M"" d'Omis, Oui sait si je ne réussirai pas à l'apprivoiserT Après
m'avoir renvoyée bien loin, Roger m'a donné carte blanche, et me
C\>oglc
lA RETANCHE DE JOSEPH NOIREL. 506
Toili prise au mot. Je ferai tout à l'heure cette visite, qui â'avance
me AoaDe beaucoup d'émotion. Adieu, ma chérie, je mets mes gants
et mon chapeau et m'en vais de ce pas dans la caverne du lion. Si le
lion me mange, tu feras des vers sur ce beau dévoûment. En fais-tu
toujours? Autrefois ils clochaient un peu, au dire du professeur
Bourdon; mais en grandissant, ils auront appris à marcher.
i< Post-scriptum. — Ai-je bien faitTai-je mal fait, Nelly? Je n'en
sais rieo; mais il faut que je te raconte cette histoire.
« J'ai souvent remarqué que rien n'arrive comme on pensait. Je
m'attendais à être reçue comme un chien dans un jeu de quilles ou
à n'être pas reçue du tout, ce qui eût beaucoup simplifié la con-
versation. Que j'étais loin de compte I Voilà une femme qui s'avance
à ma rencontre jusqu'à la porte de son salon. — Bonjour, ma belle.
J'ai été méchante l'autre soir, mus tous avez eu les rieurs pour
vous. Cela vous était bien dû; vous étiez jolie comme un ange.
Touchez là. n
« Et à ces mots elle me tend la mùn. Tu juges de mon ébahis-
semeot. Je pris sa main et je lui dis : — Gela se trouve bien, madame,
car j'étais venue pour vous dire que j'étais toute disposée à vous
aimer et pour tous demander si en faisant un petit effort il ne tous
serait pas possible de m'aimer un peu. — Oh 1 pour cela, répliqua^
t-elle, c'est beaucoup me demander.
« — Bah I repris-je, comme disent les Turcs, Dieu est grand.
Avec le temps, cela viendra.
n A ce mot de Turc, elle fronça le sourcil. — N'est-il pas permis
à une femme sans religion, lui dis-je en riant, de citer les Turcs?
11 — Ne parlons pas de ces choses-là, répliqua- t-el le d'un ton
sec, ou n'en parlons que sérieusement. Si je pouvais espérer qu'un
jour...
« — Voilà ce que je n'ose vous promettre, interrompîs-je; mais
je tâcherai de vous prouver que je vous suis toute dévouée, et vous
découvrirez que je suis bonne à vivre.
Il Et ce disant je portai à mes lèvres sa main, que je tenais tou-
jours dans la mienne. II m'en coûta, Nelly. Elle me regardait et
semblait se consulter. Bemarque que nous étions restées debout sur
le seuil de la porte, moi dans le corridor, elle dans le salon. Elle
prit son parti, et d'un air presque souriant : — Entrez, ma toute
belle, et asseyez-vous.
Il Elle m'avança un fauteuil, mit un coussin sous mes pieds; puis
elle sonna, fit apporter du sirop de framboises et une confiture aux
oranges qu'elle prépare elle-même. J'admirais pendant ce temps la
sûreté, la précision de tous ses mouvemens; elle n'en fait point
d'inutiles, ses bras et ses jambes savent leur métier, vont droit au
,,GoogIc
SOS REVl'B DES DEOI HIMiOliS.
bot, et je ne «ûs vraiment à qaai loi sert sa béquille, qm ne la
qnîUe pas. J'admirais aussi la simplicité élégante de sa t^lette. il
y aurait plaisir à la regavdv, s'il n'y avait là-dessoos le poioto qui
gite touL
a Elle se mit à me parier de la Snïsee, des Alpes et d'un voyage
qu'elle y fit il y a vingt uis. Elle parlait bien, en persoane qui sait
voir, qui n'oublie rien. Klle a plus d'esprit que moi, Neily, et j'au-
rais beaucoup de cboses à apprendre d'elle; mais ses préjugésl Dès
qu'on y tooche, elle œ TBisonne plus, ne veut plus entendra À rien.
Yrappex, cognes, elle n'ouvrin pas. £n l'écoutant, je la oompanûs
à une maison dont la Eaçade est bien àcJairée; mais de l'autre côté
il n'y a qu'on grand mur sans partes ni fenêtres, et oe giaod mur
croit qu'il n'y a rîen devant lai parce qu'il ne voit riiu.
u Pendant une demi-bsure bous avons causé tranquillement,
presque galment. Le lion ne m'avait pas mangée; il nie semblait
même qu'il commençait à s'apprivoiser. Je voulus partir sur cette
bbnui: impression. Comme je me levais, elle me fît rasseoir en me
disant : — Vous êtes trop pressée, madame.
« Et tout à coup : — Vous avez été bien aimable, ma cbëre, de
venir me voir. Vous me paraissez disposée à comprendre les cboses
et les ^ns. Les vieilles femmes tiennent à leurs habitudes. Mon
fils a quarante-cinq ans, j'étais k mille lieues de m'iranginer qu'il
songeât à se narier. J'avais compté sans les miracles qu'opèrent
deux beaux yeux. Je vous ai cédé la place. C'est uan grostie alMre
à mon âge qu'un déménagement. Je vous en ai voulu, et j'ai eu le
tort de vous le laisser voir. Sans rancune, n'est-ce pas?... £t tenez,
puisque vous êtes ici... Mon fils a la tête si cbaitdel Hier il m'a fait
une scène inouie. Vous, ma belle, vous êtes gentille; on peut s'ex-
pliquer avec vous. Je vous dirai donc que j'aurais pris plus facile-
ment mon parti de l'événement, si j'avais cru que mon fils eût la
moindre vocation pour le mariage. Faire de Roger un mari ! ce se-
rait un vrai tour de force. Si vous y paiTeoei, grand bien vous
fasse I C'est un rieux garçon; il est plein de manies. Et voyez plu-
tôt! A quoi lui sert sa femme? Il la mène à la chasse et au cabaret.
Comment pouvez-voBS souffrir qu'il compromette ainsi votre dignitéT
Il est amoui'eux de vous; mais son amour n'est pas respectueux, et
l'amour passe, il n'y a que le respect qui reste. Ma chère, je vans
parle très sérieusement, ne vous prêtez pas à tous ses caprices. Vo«u
De savez où cela vous mèoem. Hon Dieu! il y a beaucoup de ma
faute dans ce qu'il est, et je vous fais mon peccavi; je l'ai terrible-
ment gâté. Il aurait besoin d'être gonverné; tâcbez de prendre d«
l'empire sur lui et d'être raisonnable pour deux. Passe encore s'il
D'ayaitqnedesmanieslUeBtd'Hoe-wotoioed'hiimetg extrême. Voua
LA BETUeCHE BC JOSEPH llOIREt. 507
Bevousen J.percevi<ez(|uelTOp t6t. Je pourrais tous citer des trùte...
II s'était lié TnUmenwBt avec un certain marquis de R&oux, bonnète
bomiDC selon le monde, nais selon moi assez triste sire, galantin,
bravactie, grand bavenr et joueur el&éné. J'étais désolée que Roger
trouT&t quelque charme daos là société de ce breUndier. Qoe voulec-
TOusF Raoas avait eerri; on niettaitencomman ses souvenirs et ses
diaosoDs de corps de garde. Voilà qu'raie nait, comme il renul de
qoitter mon Gis, ce Ba4Hix est tsé raide d'irn coup de fen par im
malandrin embusqué au bout d'un pont. Fàcbeux accident, je le
veux bien; maùs après tout oe n'était que Baoux. Mon fils entra dans
un désespoir qiie vous ne pouvez tous figurer, comme si le défont
eût été la perle des hommes, un tn^sor d'honneur et de v»*tu. C'é-
tait à croire qu'il en deviendrait fou, et pour vous prouver que la
folie n'ét-ut pas loin... Il avait un cheval de selle qu'il chérissait
oomme la prunelle de ses yeux; il l'avait payé huit mille francs.
Son cheval et Raoux, Baoux et son cheval étaient ses deux idolâ-
tries. Le lendemain de l'assassinat, it s'arme d'un fusil â deux coups,
entre dans l'écurie et brûle la cervelle an pur-sang. Que vous semble
de cette façon 4'honorer les mânes de Itaous? Vous conviendrez qiw
c'est le trait d'un esprit mal réglé, qu'il est bon d'y prendre garde...
Et voyez, il se connaît, U a peur de lui-même. Bien qu'il ait le ca-
ractère peu liant, il ne peut souffrir la solitude, il désire avoir tou-
jours quelqu'un auprès de lui, comme s'il voulait mettre un écran
raitre lui et ses lubies. Tant que itaoux a vécu, Baoux lui suHisaït.
Tf'ayant plus flaoux, il a pensé k se marier. Un Raoux qui est une
jolie blonde, c'est en vérttié une bonne aOaire... J'ai tenu, ma mie,
à vous conter ces petits détails pour i^e vous sachiez où vous en
êtes. II est bon qne vous n'ignoriei pomt que dans ses heures de
mélancolie votre mari est capable de brûler la cervelle à un pnr-
sasg qu'il adore. (Jn bon averti en vaut denx. C'est à vous de le
surveiller et de le gouverner.
■ Cette longue Itarangue fut prononcée d'une voix sèche et si-
nistre qm m'égratignait les oreilles. J'anrais voulu l'interrompre
dès le premier mot; je ne trouvais rien. Ce que c'est que de nous,
Hélly! Ea venant à cette entrevue, je m'étais fait la leçon, je m'é-
tais préparée k m'enteadre dire des duretés, k les essuyer de
benne grâce ; mais j'étais loin de m'atteodre à cette étraiige sof tie
d'une mère oostre son fils, et j'étais prise au dépourvu. J'éprouvais
une inquiétude, un malaise, un chagrin, gui allaient en croissant
de minute en minute. Imnobile à ma place, je suis sûre que j'avais
l'air gauche et empêtré d'une petite pensionnaire, ou, pour mieux
dire, l'air d'un pauvre oiseau ensorcelé par le regard d'un basilic.
J'aurais voulu m'enfuir, et je restais Jà, j'écoutus, il me sem-
, Google
304 BCm HS M
Umi «pK fvnhÎA du potMO, fvt jt le senûs coors- dias me»
Teîaes. I] n'<»&tnc dans ceue duaîiire, Âjcl les riideun éaieii
tin^, T^i'int Cûi.1*: nfio de for, et ce njoa uimbah sor ■■■ tî*
•BgR. !!*■ (f 0n:'.4 deraîi t ure mm troai>te; peoi-toï es tdoB-
pkût-i^iïe •err'ïwnMiit. O^iaAd el^'? em £nî. fe^ U force de ^
ierermàf: '.^ •iitc. — Si toqs zrcz ir^a D'é^worviter, aadaae,
TOOt D> aTCZ pu r^nM. — it lai dis cela cf on b» d^^^agé, pRS-
qie hviiaia, J'éiai* oouae en ea£u» i^ chantent quand 'ùs mat
• Elle me répruidît tranqrûl^eateot : — Moi, toos époamOal
mui» T(Mu me ïûths l'effet d'aiK peiiie personne très agoenîe, à
qrjî on p*rut dire la Térif^ sans courir risque de fiocommoder.
« — ITaiileura, reprîs-je, je ne Toîsiien de si effrayant dans
cette bùrtoire de cberal... — Et j'ajoataî : — Si jamais on m'as-
saMHoe, je trouTeraî cbannaot qoe Boger brûle la cervelle i soa
billard.
• Elle me recondaKit jusqu'à la porte do saloo. — Allons, allons.
me dit-elle, je \'>is bien qoe je tods ai mb la puœ à l'oreille. Rien
n'ent plus dangereus qoe la Euuse sécorité. Adiea, ma toate belle.
Voua «aTez maintenant le chemin; tontes les fois que toos voudrez
cauHer, nous caoserons.
« Ouelle pauvre léte je suis, Nelly! Je m'étais promis, â j'étais
battue, de me retirer du moins en bon ordre, et malgré ma cràne-
rie, ma retraite ressemblait à une déroute; il me semblait qoe
cettederoulealla.it aboutira une catastrophe, qu'en sortant de cette
maison j'allais trouver un malheur qui montait la garde à la porte.
EnOn me voilà dehors; j'oavre les yeui, je respire. Le ciel était
bleu, un beau soleil d'automne écb^rait le jardin, on rosier fleuri
étendait vers mdi une de ses branches pour me la fure senUr. Toîli
la catastrophe! Mon malaise, mon trouble, se sont dissipés comme
par enchantement. Je regardais le soleil, je regardais les roses, et
toute ma confiance me revenait, je me disais que ce trésor n'est
pas à la merci des caquetages suspects d'une vieille femme jalouse
et haineuse.
<• A mon retour, Boger m'interrogea. Mes réponses furent véri-
diques; mais, si je n'inventai rien, je ctaolùs, — j'escamotai la ha-
rangue tout entière. A toi je dis tout. Il est si bon d'avoir quel-
qu'un à qui l'on dit tout! Adieu, ma chérie. Avant de te marier,
prends des informations sur ta belle-mère. Je te soub^te un ciel
tout bleu, — rien que du soleil et des roses, n
ViCTOB Cherboliez.
{La IroitUoM parti* au prochain numéro.) _
nigiUrrlb/GOOglC
MARINE D'AUJOURD'HUI
IL
L'AHIRAL BRUAT BT LB OÉNÈR&L PÂUSSIBR.
Les Anglais n'avaient pas été sans influence sur la nomination
du nouveau commandant en chef (1). Il fallait donner un gage à la
bonne entente ainsi rétablie. On reprit cette espédition de Kertcb à
laquelle nos alliés parùssaient attacher un vif intérêt, et dont l'a-
TOrtemeot leur avait causé un extrême dépit. Le plus grand service
que nous aient rendu les Anglais pédant la campagne de Crimée,
— je ne parle pas des semces politiques, — c'est d'avoir constam-
ment éclairé notre route. Grâce aux renseignemens qu'ils se procu-
nùent à tout prix, nous n'avons que rarement marché à l'aveugle.
En partant pour Kertcb, nous avions déjà des plans très exacts du
détroit de Jénikalé et de la mer d'Azof. Le point de débarquement
était fixé. La seule incertitude qui planât sur l'expédition provenût
de l'ignorance où nous étions encore des dispositions des Busses et
de l'effectif des troupes qu'ils comptaient nous opposer. Quelle ré-
sistance allaient rencontrer nos soldats? Ne nous exposions-nous
pas à créer un second centre d'opérations qu'il faudndt approvi-
^onner de la mer et alimenter par de constans renforts? C'étaient
là des réflexions qu'il eût fallu iitire avant le départ. Quand le mo-
(1) Voyez U première pttrtio dana 1» Itemu du IS Juillet.
, Google
&10 uvBK BK& amax hohbw.
ment de débarquer fut venu, il D'y avait plus qu'à s'étourdir, et on
s'étourdit eu effet. Les avisos reçurent les troupes qu'avaient trans-
portées les vaisseaux; les embarcations les prirent à leur tour et
les jetèrent, au nombre de 3,000 hommes environ par voyage,
sur la plage de la baie de Kamish (1).
Je n'oublierai jamais l'aspect riant de cette petite anse. Ou mar-
chait à travers les sauges et les'lavandi's, dont le soleil de mai avait
éveillé les par&uns; l'air était inuprégUL* de senteurs aromatiques.
Quel contraste avec ceUe almosphère naipéabonde de Kamiesh, où
l'on vivait au milieu des carcasses flottintes des bestiaux morts,
où la brise de terre n'apportait du plateau d'inkennann que l'exha-
laison des cadavres ! De la plage de Kamish au sommet de la col-
line, le terrain s'élevait en pente douce. Une villa toute blanche,
fraîche et proprette comme ces constmctions auxquelles l'ouvrier
vient de mettre la dernière main, couronnait la hauteur. Avec son
air de jeunesse et ses bosquets naissans, elle était, à elle seule,
toute la galté du paysage; mais la guerre atlait passer par là, et
la pire de toutes les guerres, celle que font des armées coalisées.
La charmante villa ne fut pas détruite, elle fut saccagée. Quand
nous y pénétrâmes, nous n'y trouvâmes plus que des meubles bri-
sés, des malles dont le contenu avait été répandu sur les parquets.
Un blessé, vêtu de la longue capote grise des soldats russes, était
accroupi dans un coin; il avait été frappé à la poitrine d'un coup de
baïonnette. Je le fis transporter à l'ambulance ; la pâleur de la mort
était déjà sur son front. Le médecin voulut sonder la plaie. Leblesaé
écarta doucemeot la maiu qui allait lui infliger une souffrance ina-
tîle. Son regard, à la fois résigBé et suppliant, se fit aisément com-
prendre. H ne demandait à ses ennemis que la faveur de mouric en.
paix. Des monceaux de cadavres, des amas de blessés gémissant ou
râlant sur le champ de bataille, pi:uven.t laisser jusqu'à un certun
point l'àme iusenaible. La pitié oe sait où se prendre an milieu dtt
ces débria sans nom, et l'individualité hunaiue disparaît en quelque
sorte dans cette fourmilière écrasée. Ce ne soutplus des hommes
qu'on a sous les yeux; c'est bien de la chair à cauon. Biea ne vîeitl
réveiller dans ce spectacle horrible le sentiment de notre impor-
tance et de notre immortalité. Sous ce rapport, l'aspect des champs
de bataille est malsaio, U en est autrement, si nous découvroBB i
l'improvistet sous quelque buisson, dans un pli de terrain, un ca^
davre raidi par la convulsion dernière. L'idée de la souHraiice, Via
la lutte supréme,^ du deuil des amis et des (lareos, voua saisit fc
(1) n De taui pu coDfondro U b«le de Kamisb, «itude i l'eatrde du détroit de Kertcb,
arec le part de Kamlmh, qua Dooi oeci^aiu k l'eitiAniiti ds Ik preiq«1le Ctaoïonèae.
Li. FLOTTE DE LA. XEft-NOt&E. &11
Finstant; vous tous sentes ému d'une compasâon soud^De. En face
de cette mort isolée, vous compreBez toat le prix de la vie et în-
atinetivement toub avez maudit la guerre. lies plaines ensanglan-
tées de VAIms et d'inkermana ne m'ont pas causé l'émotioD que
j'en attendais. Je n'ai pu ooblie^ encore le spectacle âa soldat mou-
rant de la baie de' Kanish.
Les Turcs avaieot les^ preraiera escaladé la colline; les Français
et les Anglais ne tardèrent paa à tes suivre. Ils trouvèrent le pla-
teau dégonû; les vedettes russes s'étaient empressées de battre
en retraite. Une heure après, les batteries d'Ak-Bouraou qui dé-
fendaient l'eBtFée du détroit sautaient en l'air. Les Russes ont la
manie d'élever à grands frais des ouvrages femôdablea et de les
détruire sans les défendre, souvent même avant qu'on ait songé à
les attaquer. Les avisos alliés s'élosteèreitt dans t» passe devenue
libre et se portèrent vers Jénikalé. Pendant ce temps, le débarque-
ment des troupes, des dievasx et de yactilleiîe cevtiBaait; il dura
toute la nuit. Au point du jour, l'année se mit en aarebe; elle ne
fit que traverser Kertch, éracué par l'ennenii. On s'attendait à rea-
contres une vigoureuse ré^stanee k Jénikalé; une ligne de bâti-
meus eo^mssés occupfut toute la largeur éa âétpfûtr des oavra^es
récens s'appuyaient à un vieur«Mteau qui leur servait 4e réduit.
Cet appareil nenaçant s'évanouit conuiMiun fantftme. A l'approche
de ses trospes,. les batteries volèrent en éclats, les narvires s'abî-
mèrent dans les flots. Les Russes étùent d^uis longtemps sur la
route de KaUa. I^ooa n'eâmea k. lutter que contre l'iacendie. A la
porte d'una poadriàre, on trouva un Tartare ivre-mort, endornn la
mèche à la main. Si cette brute eût accompli son œuvre, Jéaîkaté
□e nous aurait livré que des décembres.
Nous ne devinas pas nom arrêta h. l'entrée de la mer d'Azof;
mais, pour y pénétrer, il fallait des navires d/oaa faiUe tirant d'eau.
Les plus chètifs navires siiflisaient benveuseotenfi pour répandre
l'alarme jusqu'aux bouches dn Don. Lss villes de Berdiuisk, de
Mario^ml et de Taganrog a'avatent pris aucune précaution pour
repousser une attaque; elles vivaient sur la foi des défenses que
nous venions- de foit^r. Ces immenses ^renias se trouvaieot, par la
chute d'Ak-Bourson et de Maikalé, i notre merti. De» cosaques
irréguliers accoururent pour se joindra aux mlUces; ils arrivËrônt
au moment où nous nous retiribos. La âoQiUe anglo-française avait
en quelques jmirs. détnùt des approvisioBoemens qui aonûeat pu
préserver l'^rope entité dË la famine.
Cette expéditicKi: fut vivement menée. Elle devût être sans ré-
sultat. Si l'on eût du même coop occupé la flèche d'Arabat et dé-
truit sur la Mer-Putride le poot de Tchongar, on eût intercepté
■ Google
&12 BETOB DES DEOX MONDES.
àexa des routes par lesquelles se raTÎtailkit Sébastopol. Par la
route intérieure, les arabatt y auraient encore amené des muni-
tions et des vivres. Aucun empire n'a, au môme degré que la Bus-
sie, la puissance du transport; c'est un héritage des Huns et des
Scythes. Après avoir eu le médiocre avantage d'exciter quelques
clameurs contre l'imprévoyance du gouvernement russe, clameurs
bientôt étouSëes par la haine qu'inspirèrent nos ravages, nous nous
trouvâmes embarrassés d'une occupation qui devenait sans but. Il
fallut laisser à Jénikalé un corps de troupes et une station navale,
élever des retranchemeas, maintenir des communications difficiles
et constantes avec Kamiesb. La question capitale n'avait pas avancé
d'un jour. La marine venait, il est vrai, de montrer une fois de
plus sa décision et son activité; mais à la guerre, surtout dans une
guerre aussi sérieuse que celle où nous étions engagés, les consi-
dérations d'amour-propre devraient être toujours secondaires : il n'y
a que tes grandes opérations concentrées qui réussissent. Les coups
d'épingle irritent une puissante nation, ils ne la réduisent pas.
Quel profit matériel pouvait-on attendre d'une campagne qui privait
les armées alliées, au moment d'un effort décisif, de \ 2,000 iiommes
auxquels l'ennemi ne daigna pas même oppgser un régiment? Quel
profit moral pouvait-on s'en promettre, quand un signal resté cé-
lèbre dénonçait en ces termes la conduite des alliés que nous avions
imprudemment couverts de notre drapeau : ii the Turks are plun-
dering and murdering in Kertch; les Turcs se livrent au pillage et
au meurtre dans Kertch? u L'agitation des esprits engendre souvent
en campagne plus d'une combinaison qui s'impose, alors même que
le chef intérieurement la désapprouve. Cette agitation, it ne faut
pas s'y tromper, n'est qu'un des modes du découragement. De tous
les murmures qui peuvent importuner et troubler le commande-
ment, c'est assurément le plus funeste.
Si nous disséminions nos attaques, les Russes tombaient dans un
autre travers; ils ne résistaient sur aucun point. Au seul bruit
d'une démonstration dirigée contre Anapa, ils avaient ruiné les for-
tifications de cette place, et n'avaient pas hésité à livrer toute la côte
de Circassie aux Tcherkesses. Nous vîmes les principaux chefs de
ces tribus guerrières lorsque, après avoir assuré l'occupation de
Kertch, nous nous présentâmes devant Anapa; c'est le plus bel
échantillon de la race humaine que j'aie rencontré. Un corps souple
et nerveux, des extrémités délicates, des traits accentués sans du-
reté, formaient un ensemble où la majesté le disputait à la force.
On avait peine à comprendre que cette race d'un ordre si supérieur
fût destinée à subir le joug étranger; mais l'islamisme l'avait tenue
en dehors des progrès de la civilisation, et elle devait fatalement
U FLOTTE DE lA UEB-NOIRE. 613
succomber. Si elle n'avait pas subi cette influence délétère, si elle
avait eu les initiateurs que Pierre le Grand attira en Russie, ce
n'est pas son indépendance qu'elle eût conservée, c'est l'empire du
inonde qu'elle eût disputé aux races latines et aux races germaines.
L'aspect fier et martial des Tcherkesses d'Anapa pouvait éveiller
DOS sympathies; il ne pouvait nous faire illusion : nous n'avions
sous les yeux que les ruines d'une nationalité. Le drapeau russe ne
devait pas tarder à reparaître sur les rives de la Mer-Noire, l'ar-
mée de Mouravief s'apprôtait à prendre en Asie une éclatante re-
vanciie des revers que nous préparions en Europe à l'armée du
prince Gortchakof. Incapables de tenir la campagne contre des
troupes qui leur étaient infiniment supérieures, les Turcs, auxquels
était confiée la défense des provinces asiatiques, avaient été con-
trùnts de se renfermer dans Kars. Umer-Pacha ne nous prétait
devant Sébastopol qu'un concours humilié et par cela même stérile-,
il réclamait à grands cris une situation plus digne de la haute ré-
putation qu'il s'était acquise au début de, la guerre. C'était en Asie
qu'il voulait aller. U représentait qu'il était insensé de jouer le rôlâ
d'assiégeant en Crimée quand on laissait écraser, sans leur porter
secours, des provinces entières qui ne demandaient qu'à rentrer
sous l'autorité du sultan. Les Anglais, qui sont une puissance asia-
tique tout autant qu'une puissance européenne, prêtaient une
oreille complaisante à ces observations. Nous les accueillîmes avec
moins d'intérêt; nous n'avions jamais eu, it faut le confesser, une
foi bien vive dans les destinées de l'empire ottoman. La dernière
de nos préoccupations était de lui restituer sa grandeur. On n'é-
couta donc Omer-Pacha que trop tard. Quand on rendit au sultan
la libre disposition de ses troupes, on ne fit que priver les armes
ottomanes de l'honneur de contribuer à la prise de Sébastopol; on
ne sauva pas la ville de Kars. Omer-Pacha n'était pas assez fort
pour marcher directement à l'ennemi; lise perdit en manœuvres, et
jie réussit même pas à détourner l'attention du général Mouravief.
Cet échec, qui précéda de quelques mois à peine la conclusion de la
pais, devait peu toucher la France. Il y avait longtemps que pour
elle tout l'intérêt de la guerre était dans le résultat du grand siège.
Grâce it l'énergique impulsion imprimée aux travaux par le général
Pélissier, Sébastopol allait tomber avant Kars.
Le nouveau commandant en chef de l'armée de Crimée n'avùt
pas perdu de temps. Investi du commandement le 19 mai 1S55, il
ne s'était pas contenté, dès lé 23, de faire embarquer 12,000 hommes
■ Google
su BETUB DES DEUX MOItOBS.
poar Kertcb; il avait prescrit le même jour ud assaut général sur
les embuscades qui meuaçaient notre gauche. Notre départ de Ka-
miesh avait été éclairé par les lueurs d'un combat formidable; plos
de 1,000 boinmes étaient restés sur le terraÏD. Le leodemain, re-
tour offensif des Russes; iMuvel effwt de notre part, le sang coule
à Ilots. Nous nous sommes rapprocbéa d'une centaine de mètres de
la ville. Entre Kertch et Kamieisli s'échange un premier bulletin de
victoire. Le succès du 23 mai n'était cependant qu'un des épisodes
de cette guerre de chicanes nocturnes que nous faisions depuis huit
mois. Le général Pélisaier méditùt un coup plus audacieux. Le
8 juin, vers quatre heures du soi;, l'armée sort de ses tranchées et
marche sur le Mamelon- Vert. A cet assaut inattendu, l'ennemi ae
trouble; son tir n'a pu arrêter nos colonnes. Une masse irrésistible
envahit la hauteur. L'élan de nos troupes est tel qu'elles eussent eu
ce jour emporté Malakof, si l'on eût osé prévoir jusqu'où pourraient
aller ta surprise et la consternation àëe Russes. Quelques enlans
perdus ont seuls, au mépris des ordres donnés, franchi l'eaceinte
que personne ne devait dépasser. Ils sont raoïenés par les Russes.
Une explosion soudaine ajoute à l'elTroi qu'appfutent avec eux ces
fuyards. i( L'ouvrage, s'écrïe-t-on, est minél » Les vainqueurs
n'essaient plus de garder leur conquête; Us se précipitent en dé-
sordre vers DOS tranchées. Les réserves heureusement sont prêtes,
elles s'avancent, et sous une grêle de boulets et d'obus retournent
contre l'ennemi les retrancbemeos du Mamelon- Vert. Nous s-rona eu
cette position au prix de S,E»00 hommes; un cheminement métho-
dique nous aurait coûté davantage.
A ces deux attaques résolues et rapides, qui venaient de se suc-
céder dans le court intervalle de quinze jours, les Russes durent
s'apercevoir que notre système de guerre s'était profondément mo-
difié. Notre faute k nous fut de ne pas comprendre que l'enDeoû
allùt désormais se tenir sur ses gardes, que nous ne retrouverions
pas deux fois l'avantage inbéirent k un brusque changement d'al-»
lures. Les souvenirs de la guerre de la péninsule auraient pu nous
rendre plus circonspects. Rarement nous y avions attaqué l'ennemi
dans ses positions sans être repoussés; mais parce que nous avions,
après huit mois d'approches régulières, surpris les Russes par la
plus imprévue des audaces, nous crûmes que nous allions désormais
enlever tous les retranchemens à la baïonnette. Nous nous prépa-
rions une cruelle déception.
L'expédition de Kertch était rentrée à Kamiesh; tout semblait
nous sourire : encore un effort, et Sébastopol était à nous. Malakof
devait être atuqué au point du jour. Le concours de la marine n'a-
vait point été demandé; cependant nos vaisseaux étaient prêts, et
LA PLOTTK QB LA UER-nOIKE. 616
D0U9 nous teoionB attentifs. Dans la nuit du 17 au 18 juin, le cation
ns cessa de gronder. K trois heures du matin, la fusillade se fit en-
tendre; elle prit bientôt des proportions énormes. Ce n'était plus
un assaut, c'était une bataille. Peu à peu le feu se ralentit pour re-
prendre tout à coup dans différentes directions : à Malakof, au
Grand-Hedan, au ravin de l'Arsenal. A sept heures, il avait com-
plètement cessé. Un billet du général en chef nous apprit le triste
résultat que déj& nous pressentions. « Nous avons été repousses,
éoîvait le général, mais nous reprendrons du poU de la bêle, » Nos
pertes en tués et blessés étaient considérables, 6,000 Francis et
1,&00 Anglais payèrent de leur sang cette journée. L'attaque avait
eu lieu sans ensemble; des fusées en devaient donner le signal, les
colonnes s'élancèrent en voyant partir des bombes ou des fusées de
guerre qu'elles prirent pour des lusées de signaux. Jamais nos
troupes n'avaient été plus héroïques, leur échec les laissa découra-
gées. Quand te soldat a la conscience d'avoir fait son devoir, il n'en
reproche que plus amèrement l'insuccès au général. Le siège en-
trait pour la première fois dans une phase rétrograde; ce fut pré-
cisément cette épreuve qui fit apparaître dans toute sa grandeur le
-caractère du nouveau commaiidEtnt en clief.
Après l'assaut inflructueiiz du 18 juin, les faiseurs de projets se
donnèrent largement carrière. De tous odtés, on rêva campagnes,
non que l'on sût au juste quelle campagne on pouvait faire, mais
parce qu'on était las du terrible siège. Le général Pélissîer demeura
inébranlable; son humeur bourrue contint les conseils, sî elle n'em-
pêcha pas les murmures. Retiré sous sa tente, comme un lion blessé
au fond de son antre, il y ratmiuùt sa vengeance ; son esprit ne
dévia pas un instant de la direction qu'il lui avait donnée dès le
début. Il était dans sa nature de s'schamer à une idée simple. Au
mois de mai, il avût annoncé qu'il prandrut la tour Hal^of ; au
mois de juillet, c'était encore Malakof qu'il voulait prendre. Ce
vieux chef, que l'échec irritait sans l'abattre, ne pouvait trouver
qu'en lui-même la force de persévérer. BlAmé à Paris et à Lon-
dres, entouré de soldats mécontens, il lui fallait encore radermir
des alliée inquiets et cruellement frappés. L'amiral Lyons venait de
perdre son fils, atteint d'un éclat d'obus devant Sébastopol; lord
Raglan se mourait du choléra. Pélissier restait seul debout pour
faire face i. tous ces malheurs. Lmiqu'on lui remettait le funèbie
bulletin que, par un sinistre rapprochement, on avait Burnommë
o la gazette du soir, » il le parcourait d'un œil sec et donnait avec
sa netteté habituelle ses onires pour le lendemain. Entre tués et
blessés, nous perdions environ 80 hommes par jour, et le 12 juillet
nous étions encore à SOO mètres de la tour Malakof. La pose d'un
■ Google
^'^-
516 BEïUE DES DEUX UONDES.
seul gabioD coûtait parfois la vie à deux ou trois soldats. On s'étonne
qu'on puisse obtenir de la nature humaine de pareils sacrifices; tel
est pourtant l'effet de la discipline dans une armée sur laquelle
plane une volonté forte : l'instinct de conservation peut murmurer,
il n'oserait entrer en révolte.
Les Russes devient ignorer ce qui se passait dans notre camp,
ou l'effort désespéré qu'ils préparaient leur était commandé par
une situation pire encore que la nôtre. Aucune sortie ne leur avùt
réussi; ils commettaient la faute d'en tenter une nouvelle. C'ét^t
s'exposer à nous fournir l'occasion d'un succès, et il ne fallait qu'an
succès pour relever le moral de nos troupes. II est probable que
l'ennemi se crut hors d'état de tenir plus longtemps contre un feu
qui le cernait enfin de toutes parts; 60 batteries de siège à la
gauche, 44 à la droite, atteignaient partout ses réserves, et ne lais-
saient pas dans la ville un point d'impunité.
Quand il s'agit de secret et de ruse, nous ne luttons pas à armes
égales avec les races asiatiques. Inkermann avait éclaté sur nous k
l'improviste; une surprise analogue s'apprêtait contre les lignes de
la Tchernaïa. Nous étions dans une sécurité complète. Le général
en chef avait passé toute une nuit et toute une journée hors du
camp. Après s'être fait débarquer sur la côte de Yalta, il avait re-
gagné son quartier-général par le col de Forons et la vallée de
Baïdar. Tout était calme; nos piquets de cavalerie campùent sous
les arbres, et n'avaient pas eu une seule fois à seller leurs chevaux.
ji l'extrême droite de nos lignes, les Piémontais, récemment arri-
vés, avaient ébauché à la hâte quelques retranchemens. Cette pré-
caution attira les regards du général en chef et obtint son approba-
tion, La journée du 15 août suivit de près le voyage de Yalta. Les
Russes attendaient cette date pour nous attaquer; ils savaient qu'à
une journée de fête succéderait un relâchement de vigilance, en
même temps qu'un sommeil plus profond.
Leurs colonnes se formèrent dans l'ombre et s'avancèrent en si-
lence. « Rien de nouveau, » te! fut le rapport de la dernière ronde
à quatre heures du matin. En ce moment, la fusillade éclata. Le gé-
néral de Failly courut au pont de Tralttîr. « Tenez bon, dit-il au
faible détachement qui gardait ce passage; tenez bon, et faites-
vous tuer, s'il ie faut, jusqu'au dernier. » Pendant ce temps, les
troupes renversaient leurs tentes et prenaient les armes; mais déjà
sur vingt points à la fois les Russes, munis de ponts volans, fran-
chissaient la rivière. Si jamais bataille dut être gagnée, ce fut celle
que l'ennemi engageait dans de telles conditions. Malheureusement
pour les généraux russes, qui se prodiguaient, les troupes mar-
chèrent sans élan. Les vieux soldats qui avaient combattu à l'Aima
Cocwlc
LA FLOTTE DE LA HER-NOIEE. 517
et à InkermanD étaient devenus rares ; c'était avec des recrues qae
la Russie continuùt la guerre. Le jour, en se levant, éclaira une
affaire décidée k notre avantage. L'artillerie arrivait, la cavalerie
se massfùt dans la plaine. L'ennemi fut bientôt repoussé sur toute
la ligne; il couvrit les monts Fédioukine et le pont de Traktir de ca-
davres. Ses pertes furent évaluées à 6,000 hommes ; 2,200 prison-
niers restèrent entre nos mains. Nous n'avions eu que S batûllons
engagés et 700 hommes hors de combat.
Après une pareille preuve de notre ascendant, les Russes ne pou-
vaient plus songer qu'à évacuer la place. Ils firent leurs préparatifs
de retraite, et n'essayèrent même pas de nous les dissimuler. Un
pont de radeaux composés de forts madriers unit les deux rives du
port. Ce pont, nos boulets ne pouvûeat encore l'atteindre. Il fallait
néanmoins se hâter de s'en servir, car, tout en cheminant vers Ma-
lakof, nous poussions des batteries du cfité de la rade. La garnison
de Sébastopol devait craindre de voir se fermer d'un moment à
l'autre la seule porte de sortie qui lui restât ouverte. Aussi atten-
dait-elle avec impatience l'arrivée des ordres demandés à Saint-Pé-
tersbourg; chaque instant de retard empirait sa situation. On voyait
tout le jour des bataillons accroupis près du fort Saint-Paul, seul
point où n'allassent pas tomber nos obus. La ville n'était plus qu'un
immense charnier, la côte opposée un vaste cimetière. On évalue à
30,000 le nombre des Russes qui périrent dans l'espace de trois se-
maines. De notre côté, nous avions 200 hommes atteints par jour.
Il fallait une solution prompte à ce massacre. Nous aurions sans
doute facilement écrasé, sous les nouveaux mortiers dont l'envoi
nous était annoncé de Toulon, ce qui restait de Sébastopol; mais il
eût fallu, en attendant, reporter notre aitaque en arrière, car nos
travaux avancés coûtaient cher à garder. On préféra tenter un grand
coup, et bientôt le cri : à l'assaut I fut le cri général.
J'ai assisté à quelques-uns des conseils qui se tinrent à cette oc-
casion. Je ne perdrai jamais le souvenir du calme, de la mesure,
qu'y apportait le généra! en chef. Bien des gens prétendaient que
l'échec du 18 juin devait être attribué à un plan vicieux. Nos alliés
demandaient que l'assaut ne fût plus un assaut partiel, mais devint
tme attaque générale. Leur céder sur ce point, c'était rendre l'é-
chec irréparable. On prit un moyen terme. Le général concéda la
série des assauts successifs. On savait cependant par une expé-
rience récente que tout assaut qui n'est pas une surprise est un as-
saut manqué. Comment espérait-on surprendre l'ennemi au Grand-
Bedan, quand on ne voulait l'y attaquer qu'après avoir pris Malakof?
Comment ne pas le trouver sur ses gardes au Bastion- Central, lors-
qu'il fallait attendre, pour lancer sur ce point nos colonnes, que le
■ Google
518 uns DES DEDX MONDES.
drapean anglaÎB flottftt an Granâ-Redanî Gs plan périlleux étant
donné, le$ meitleores âîspoâtioas furent prises poor le faire réus-
sir. Nous avions remarqua que les Hucses, accablés par un fea vio-
lent, cherchaient i s'y soustraire en se retirant dans les alffis blin-
dés dont ils araieat muni leurs batterin. Ou alTscta une certaine
régularité dans le tir, de façon h leur in^irer, au monent fixé
pour Tassant, une fausse sécurité. Ainsi le feu, très vif an point dn
jour, s'accélérait à neuf heures et demie pour atteindre son maxi-
mum d'inten^té à dix heures. En ce moment, arrêt brusque et si-
lence absolu jusqu'à midi- Dès que midi sonnait, reprise sur toute
la ligne. C'est alors que les Russes, se mettant i couvert, nous lais-
saient dépenser, sans presque nous répondre, notre poudre et nos
projectiles. 11 fallait saisir l'instant où on les saurait réfugiée dans
leurs casemates pour sauter brusquement dans Malakof.
Depuis le & septembre, on ne ménageait plus nos munitions.
L'immense accumulation de travail que représratait l'ai^rovision-
nement de nos batteries s'en allait en éclats et en fumée. Il fallût
que cette reprise de feu fût décisive. On eât mis prés d'un mois i
remplir de nouveau les poudrières vides et les parcs à projeetilee
épuisés. Tout présageait d'ailleurs un résultat prochain. Les yaâ»-
seaux que l'enoemi n'avait pas coulés étiûent atteints jusqu'au mi-
lieu du port; nos bombes y allumôrent l'incendie, ces grandes
flammes éclûrèrent la nuit du 6 au 7 septembre. Un ciel bas et
sombre, où couraient les ntiages venant du sud-ouest, ajoutut son
horreur à celle des reflets sinistres. Le 7 au malin, le vent passa
au nord, et devint très violent. L'amiral était au camp. Ce ne fut
pas sans peine qu'il parvint yon le soir à rejoindre le Montebello.
Le général Pélissïer lui avait communiqué ses projets, saDS récla-
mer toutefois sa coopération. L'assaut devait avoir lieu le leodemaîa
. 8 septembre à midi précis.
Le 8 septembre, ie vent n'avtût pas molli. L'anùral Lyons nous
consulta par le télégraphe. « Que penses-Yous do temps? n L'sr-
miral Bruat répondit : « Je pense qu'il n'y a aucun avantage à mettre
des vaisseaux en mouvement par un temps pareil. » La répliqtie
n« se flt pas attendre : — lien enraged (les hommes sont enragés).
Cette réplique était dure- Avant de la transmettre à l'anural, je
voulus n'en croire que mes yeux, et je demandai qu'on m'apportât
le livre des signaux. Je recoanos sur-le-champ la méprise qui, pw
la plus étrange des coïncidences, prétait à nos alliés un tangage
fanfaron auquel, je dois te dire, ils ne nous avaient pas habitués.
Pour communiquer avec les Anglais, nous avions adopté leur code
télégraphique. Près de livrer un assaut décisif, nous n'avions pas-
voulu nous exposer à avoix les Russes pour confidens. flous avions
LA FE,orrs m tA heh-etoiu. &10
ea conséquence changé la -veUle au soir la valenr numéraire affec-
tée i chaque pavillon. Cette coininnaîson nouvelle avut échappé &
l'attectioa de l'ofEcier qni venait de prendre le service. Si on lais-
sait aux pavillons dont se composât le signal leur valeur primitive,
on obtenait la singulière réponse qoi m'avait ofiusqué. Les chiffres
rocUfiés présentaient nn sens plus raisonnable : 1 quite agrée (je
suis tout à fait de votre avis). 11 ne pouvait 7 avoir en effet deux
avis différons en cette circonstance; les vaisseaux avùent assez à
faire de tenir sur leurs ancres.
Le général en chef fut prévenu, vers huit heures du matin, de
l'inaction à laquelle nous serions vraisemblablement condamnés. 11
n'éleva aucune objection; nous n'entrions pour rien dans ses «d-
culs. La fortune nous servait d'ailleurs admirablement par ce contre-
temps que nous maudissions. Les tourbillons de poussière que le
vent soulevait masquèrent les moovemens des troupes, et permi-
rent de les masser inaperçues dans les tranchées. La flotte, retenue
au mouillage, n'annonça pas, par d'indiscrets panaches de fumée,
qu'elle se disposât à entrer en action. Les Russes, qui épiaient quel-
que indice, n'en découvrirent aucun de nature à leur faire soup-
çonner nos desseins. Le dernier jour de Sébastopol était venu.
Le feu avwt été très vif et très soutenu pendant toute la matinée.
Vers onze heures et demie, ii y eut un instant de relâche. BientAt
la canonnade se fit de nouveau entendre. Midi sonna; tout sembla
s'apaiser. C'étdt le moment où nos colonnes devaient s'élancer hors
de la tranchée. Le plateau de Malakof se couronna soudùn des feux
de la fusillade; le drapeau tricolore apparut planté sur le parapet.
A ce signal, les Anglais marchent sur le Grand-Redan. Vers deux
heures, les tranchées de la gauche semblent s'entr' ouvrir; il en swt
un flot d'assaillans. A l'encontre de ce flot roule un nuage de fumée
parti du Bastion -Central. Nos soldats ont passé à travers la mitraîtle.
Arrivés sur le bord du glacis, les uns se couchent à terre, les autres
se jettent résolument au fond du fossé. Pendant qu'ils s'y entassent,
les Russes, montés sur les merlons des batteries, les fusillent à bout
portant. Un horrible incident nous arrache à ce spectacle : une mine
a fait explosion. Au milieu de la terre noire qui retombe, on dis-
tingue des formes indécises dans lesquelles l'œil épouvanté croit
reconnaître des cadavres mutilés et des membres épars. C'en est
fwt, les Français n'entrennit pas dans le Bastion-Central. Au Grand-
Redan, les Anglùs aussi ont été repousses. Échec partout, excepté
à Malatof .
A Malakof même, vers quatre heures du soir, ie drapeau tric(dore
âisparatt; des coups de canon partent de cet ouvrage. Les Russes
l'ont-ils donc repris sur nos troupes? ce canon poursuit-il nos sol-
, Google
MO RETCE DES DECX IKHIDES.
dats dans lear retrûle? Quelle nuit d'insomnie noas paasiinesl A
six beores du malin, nue détonation (omâdabie doos ^pela sur le
pont : le BasUon-lilenlral venait de aanter. D'aotres détonations sui-
virent. Le vent s'était calmé. L'amiral monta sor on aviso à vapear
et se rapprocha des mnrs de Sébastopol. Des pantalons ronges oc-
cupaient les batteries de la Quarantaine. Noos poussâmes on cri de
victoire, et lorsqu'à» quartier-général on béàtait encore à procla-
mer ce Uiompbe, nous l'annonçâmes par le télégraphe sons-marin
& Paris.
Les Russes, pendant la nuit, avaient évacué la ville. Ils avaient
coulé leurs vaisseaux et rompu le pont qui nnissut les deux rives
du port. Sur la rive septentrionale se rassemblaient les débris de
leurs bataillons décima. Les forts du nord restaient entre leurs
mains; malt nulle part le canon ne se faisait entendre. Ce silence
avait quelque chose d'étrange pour des oreilles habituées au gron-
dement continu des bombes et des obus. On eût dit que la cité
guerrière et le camp qui l'assiégeait depuis onze mois, tombant
de lassitude, s'étaient endormis. Dans la journée, chacun pot
compter ses pertes. Les nôtres s'élevaient à près de 6,000 hommes
et & gt^néraux; les Anglais avaient en 2,200 hommes, dont 150 ofG-
ciers, hors de combat. Ils avaient laissé 1,S00 morts sur le ter-
rain; 3,000 blessés russes, expirans pour la plupart, gisaient dans
Sébastopol. Ce fut la dernière hécatombe. Depuis le commence-
ment du siège, le feu de l'ennemi nous avait tué 2A,000 hommes,
&0,000 avaient été grièvement blessés.
J'ai connu les oUiciers russes qui commandaient dans Halakof;
j'ai appris de leur bouche les fautes qu'ils avaient commises, et qni,
suivant eux, nous avaient valu la victoire. L'amiral Nachîmof était,
avec le général Todleben, l'âme de la défense. 11 fut tué par la balle
d'un chasseur à pied; lorsqu'il fut frappé, les marins jetèrent leurs
armes et désespérèrent du salut de Sébastopol. Quelques jours plus
tard, le général Torlleben recevait lui-même une grave blessure.
A partir de ce moment, on se défendit sans confiance ; des précau-
tions reconnues nécessaires furent négligées. A quoi bon les prendre,
puisqu'on allait se retirer sur l'autre rive? L'ouvrage de Malakof,
coupé de nombreuses traverses et presque fenné à la gorge, devait
être battu à l'intérieur. On ajourna au lendemain l'exécution des
dispositions prescrites, et le lendemain nos soldats surprennent les
Russes, tapis sous leurs blindages. Le capitaine de frégate Karpof,
revenant d'une ronde, fut saisi au collet par deux zouaves. Le dé-
dale des niasses couvrantes que l'ennemi avait élevées pour arrê-
ter les éclats des bombes nous fournit contre un retour offensif
des retranchemens auxquels nous n'eûmes rien à ajouter. En vain
LA. FLOTTE DE Lh. HEB-NOlKi:. 521
les bataillons v^nqueurs au Grand-Redan aOluèrent de toutes parts
vers le bastion que nous avions conquis; nous n'eûmes à défendre
qu'une gorge étroite, et nous repoussâmes avec un millier d© sol-
dats les assauts furieux qui noua furent donnés. Si la lutte se pro-
longea si longtemps k Halakof, c'est que partout ailleurs elle avait
cessé.
Cette lutte, entretenue par de constans renforts, fut vive et san-
glante. Les qualités militaires des deux nations s'y montrèrent dans
tout leur éclat. Qui n'a entendu répéter le mot héroïque du général
de MaC'Mahonî On lui annonçait que le bastion était miné et allait
sauter, ii Faites dire aux troupes de soutien, répondit-il, de venir
se loger dans l'entonnoir. » Tous nos soldats ne sont pas de cette
force; leur qualité dominante n'en est pas moins, comme celle du
chef qui les commandait le 8 septembre, te mépris instinctif du
danger, et dans l'excitation du combat l'inspiration soudaine, pres-
que toujours chevaleresque et sublime. Quant à l'ennemi que nous
avions à combattre, un seul trait suffira pour le faire juger. Le
prince Gortchakof s'élaït porté de sa personne à la darse de l'ami-
rauté. C'était le moment où le général Sroulef essayait de forcer la
gorge de Malakof. Les bataillons, compactes, en colonnes serrées,
gravissaient, se poussant l'un l'autre, les flancs de la colline. Un
irrésistible mouvement de reflux les ramenait sans cesse en arrière.
La vague humaine reprenait alors son élan; elle venait encore une
fois déferler impuissante au pied des gabions. De grands vides se
faisaient dans cette foule ; de nouveaux bataillons arrivaient pour
les combler. Fendant qu'il observait les progrès du combat, le prince
eut la fantaisie d'allumer un cigare. Un marin qui se trouvait près
de lui battit sur-le-champ le briquet. Le prince Gortchakof tendit
au matelot une pièce d'or; celui-ci repoussa doucement la main de
son général. « A quoi, dit-il, me servirait cet or? Ne sais-je pas
que tout à l'heure je vais mourir? — Prends toujours, répliqua le
prince; si tu es tué, ton camarade ne le sera peut-être pas. Il trou-
vera dans ta poche le moyen d'acheter un cierge, et il fera brûler
ce cierge à ton intention devant les saintes images. » Celui qui pro-
nonçait ces paroles connaissait bien le soldat russe. La race slave
est douce et résignée, il lui manque peut-être l'impétuosité offen-
sive qu'on remarque chez nos troupes; mais il est deux sentimens
auxquels ses chefs peuvent toujours faire appel, certains de lui faire
affronter ùnsi les plus grands périls. Ces sentimens sont empreints
de la même ferveur religieuse : l'un se nomme le devoir envers
l'empereur, l'autre l'espoir d'une meilleure vie.
Quand le général Pôlissier put contempler, du haut de Malakof,
le monceau de ruines que l'ennemi nous avait laissé, son étonne-
,, Google
6S! KETUE DES DEOX KOKDBS.
ment fut extrême. Il n'avait jamais mesaré dans soa imagmatim
l'étendue qu'à cette heare eoo regvd embrassait, n Noos avons,
dit-il à son état-major, attaqua l'immensité. » La disposition du
terrain noas avait ea effet dissimulé jusqu'alors les divers plans qui
se succédaient de ravin en ravin. Le dernier plan devait natoreUe-
ment nous sembler beaucoup plus rapproché qu'il ne l'était en réa-
lité. Le général Todleben avait reporté la défense assez loin pour
qu'une armée tout entière pftt s'établir et rédder dans la place.
Nous nous étions longtemps beortésau périmètre de cette vaate en-
teinte sans discerner au juste par quel endroit nous pourriona l'en-
tamer. Une voix incoonue prononça enfin le mot magique. Le pre-
mier qui cria « Malakof I » nous donna la clé de Sébaslopol. Maîtres
de cette hauteur, nous prenions toutes les poàtions des Busses k
revers.
II est difficile de savoir aujourd'hui à qui revient le mérite d'une
inspiration qui fut bientdt la clameur de la foule. Discerner le nœud
stratégique d'une campagne, drceeer des plans habiles, ce n'est pas
sans doute le lot d'un esprit vulgaire. On a vu le général Bonaparte,
obscur encore et retenu Iotb du théâtre de la guerre, arracher l'ar-
mée d'Italie k une défensive stérile. La victoire de Loano, remportée
par Scherer, fut en partie son ouvrage; mais le meilleur plan ne
peut réussir quand l'eiécution manque de vigueur. Ce que vant
l'exécution dans les opérations militaires, (a campagne de Crimée
nous l'a montré à diverses reprises. Les Russes auraient dû triooft-
pher à l'Aima, à Inkermann, à Trakdr; les tacticiens de Saint-Pé-
tersbourg avaient quelque droit d'y compter. Ce qu'ils n'avaient pas
fait entrer dans leurs calculs, c'était l'élan irrésistible du soldat
français, la solidité inébranlable de l'infanterie anglaise. Ils jugè-
rent mal la valeur relative des troupes placées sur l'échiquier. C'est
ainsi qu'ils usèrent pris de flOO,000 hommes qui ne revirent jamais
le drapeau. L'empereur tiapoléon avait commis la même erreur
dans la campagne de Saxe. Le général Pélisùer dut au contraire
la victoire à une appréciation exacte des élémens de succès qu'il
avait entre les mains. Il ne se perdit pas dans des combinaiBOns
subtiles; il alla droit au fait, brutalement quelquefois, sérieuseomit
toujours. Le sérieux et la sincérité étaient la marque de ce grand
caractère. Il n'y avait rien en lui du héros de roman ; c'était une
volonté. Quand elle se manifeste avec ce degré d'énergie, la vo-
lonté peut, aussi bien que le génie, g^ner des batailles. Le ôel
du reste, d'un bout de la campagne h fantre, ne cessa de nous sus-
citer l'homme dont nous avions besmn; il combattait alors avec
nous. Pour nous conduire en Crimée, il nous donna l'esprit d'aven-
ture, l'héroïque insouciance du premier commandant en chef; pour
LA nOTIE I» Uk KEB-nOIRE. 52S
nons y faire snbsister pendant l'hiver, la sympatbiqne sollicitude,
U bedle alwégatim de son SDCcesseur; pour mener à bonne fin le
nége entrej^s, la Unaôté de ce taciturne, gui eût mérité de gar-
der pour devise la seule réponse qu'il opposùt à toutes les critiques ;
«je prendrai la tour Halafcof. »
m.
Sébastopol pris» la flotte russe détruite, les alliés songèrent à
trouver un emploi pour l'immense force navale qu'ils avueot réu-
nie dans la Mer-Noire. Cinq opérations furent proposées : l'occupa-
tion do détroit de Ghenitshek et la destruction du pont de Tscbcui-
gar, — l'occupation de KaSa et d'Arabat, — l'attaque des batteries
dont les Russes avaient conservé la posseasion sur la rive septen-
b^onale du port, — le bombardement d'Odessa, — l'enlèvement du
fort de Kinbum à l'embouchure du Dnieper. Ancun de ces projets
ne supporta un eiameu sérieux, si l'on eu excepte le projet concer-
nant le fort de Kinbum. a C'est la seule entreprise, écrivait l'amiral
Bniat, qui se puisse et se dmve tenter en ce moment. Il ne s'agit
pas seulement de détruire les fortifications qui gardent les bouches
du Bug et du Dnieper; il faut s'y loger, couper la presqu'île de
Tenttra et bloquer par ce moyen Nilcolaïef, comme nous bloquas
déjà la mer d'Aiof. Nous aurons ainsi une base d'opérations pour
la campagne prochaine, ou un gage important, û nous voulons
traiter de la paix, b
La réponse du ministre se fît attendre. Elle nous fut enfin trans-
mise par le télégraphe : a défense de l'empereur d'agir contre
Odessa; ordre d'enlever et d'occuper le fort de Kinbum. n Quand
ce message laconiqne parvint i Kamiesh, le vice-amiral Bruat ve-
nait d'être promu à ta dignité d'amiral. Sa santé, toujours chance-
lante, avait décliné rapidement depuis l'expéditic» de Kertch. La
saison était avancée. Le retard qu'on avùt mis à nous répondre
onrraît largement la porte aux objections. L'amiral n'en fit cepen-
dant aucune. Il fut le seul qui ne s'aperçut pas qu'on donnut une
bien grave responsabilité à encourir à un homme dont la tâche pou-
vait être cmsidérée comme remplie et dont la fortune était fûte.
L'amiral Lyons eût préféré a^r contre Odessa; l'amirauté britan-
nique l'y autorisait. Il n'hésita pas A faire te sacrifice de ses idées
personnelles pour prêter tout son concours à l'opération qui avût
en l'approbation du gouvernement français. C'était un loyal atlié.
S'il y a eu parfois des dissentimens et des susceptibilités entre les
deux armées, il n'y en a jamais eu entre les deux flottes.
Nous avions h notre disposition des moyens maritimes conâdé-
■ Google
&2i REVUE DES DEUX yONDBS.
rables, sans compter ua engin nouveau que tes lenteurs du siège
de Sébastopol avaient fait imaginer et dont nous allions faire l'es-
sai devant Kinburn ; je veux parler des navires bardés de fer qui
venaient d'ôtre construits à Cherbonrg, à Rochefort, à Brest et à
Toulon. Ces construcdons nouvelles contenaient en germe toute
une révolution. Les révoIuUons s'enchaînent; celle-ci naquit des
progrès réalisés par l'artillerie moderne. Quand on est exaspéré
par la défaite, on se préoccupe peu de combattre à armes cour-
toises. La république avait voulu introduire dans les combats de
mer le tir à boulets rouges. Le vainqueur d'Austerlitz demandait
qu'on attaqu&t les murailles de bois avec des obus. L'obusier ma-
ritime fut trouvé , mais sous la restaaration ; il produisit des ra-
vages plus efTrayans encore que ceux qu'on en attendût : des
brèches énormes et quelquefois l'incendie. La défense s'alarma.
L'obusier du colonel Paixbans fit songer au navire cuirassé; des
essais eurent lieu en 18â2 au port de Lorient, sur la proposition
et sous la direction d'un ofiicier français, le capitaine de frégate
Labrousse. Des feuilles de tôle, superposées et appliquées sur une
muraille de bois, brisèrent les projectiles creux, arrêtèrent souvent
les projectiles pleins. Malgré l'espoir très fondé que donnait le suc-
cès de ces expériences, les esprits négatifs, toujours en majorité
dans les conseils, obtinrent un arrêt de non-lieu. En 1852, on répon-
dait encore aux instances du commandant de la frégate-école des
matelots caaonniers « qu'il fallait renoncer à défendre par un revê-
tement métallique les murailles des vaisseaux, n Ce revêtement, di-
sait-on, serait projeté en mitraille à l'intérieur, et constituerait un
surcroît de danger plutôt qu'une protection. Deux années plus ttrd,
quand on vit Sébastopol tenir en échec les armées navales de la
France et de l'Angleterre, on se souvint des batteries flottantes em-
ployées en 1782 au siège de Gibraltar. Pour accroître l'efiîcacité de
l'action maritime, on voulut encore une fois bâUr, s'il était possible,
des navires invulnérables. Les esssùs de Lorient furent repris à Vin-
cennes. Une volonté calme et ferme y présidait; ellu sut profiter de
tout le chemin qu'avait fait en dix ans la métallurgie. Aux feuilles
de tôle on substitua des plaques de fer forgé dont on accrut peu à
peu l'épaisseur. Ces plaques ne résistèrent pas seulement au tir des
obus ; elles supportèrent sans se rompre le choc des boulets massifs
du canon de 50. Le problème que toutes les nations maritimes s'é-
taient posé, la France l'avait résolu. 11 n'y avait plus qu'à comman-
der dans les ports des batteries flottantes. Pressée d'en faire con-
struire à notre exemple, l'amirauté britannique ne se rendit que
par condescendance à ce conseil. Elle procéda si mollement à la
confection d'un matériel dont l'idée lui semblait peu pratique, que
Cocwlc
LA FLOTTE DE LA HEB-NOIBE. 525
nos batteries furent tes premières à braver l'océan et à se montrer
dans la Mer-Noire. La Tonnante jetait l'ancre le 12 Beptembre de-
Tant Sébastopol ; la Lave et la Dévastation mouillaient sur cette
rade le 26. On ne pouvait souhùter un renfort plus opportun pour
l'expédition de Kinburn.
Outre ces trois batteries flottantes, la flotte alliée, prête à partir
pour l'embouchure du Dnieper, ne comptait pas moins de quatre-
vingts naviKS de guerre : dix vai&seaax à hélice, dix-sept frégates
k roues, onze bombardes, des corvettes, des avisos, des canonnières.
Une flotte de transport la suivait, emportant 8,000 hommes qu'a-
vùent fournis les deux armées. L» commandement supérieur de ces
troupes était confié au général Bazaîne. L'armement, on le voit,
était formidable. Quant à la place menacée, elle était peu digoe de
si grands préparatifs; Kinburn n'était qu'une forteresse sans glacis,
sans ouvrages avancés, dont l'enceinte se composait de monticules
de sable retenus par une maçonnerie de peu d'épaisseur. Un régi-
ment formait la garnison; 80 pièces de 2â, avec une vingtaine d'o-
busiers, garnissaient les remparts. Cet ouvrage, élevé en face d'O-
cbakof pour défendre le confluent du Bug et du Dnieper, l'accès
de Kerson et de Nikolaïef, avait bien pu défier les attaques des
Qottes ottomanes, il n'étut pas construit pour affronter les effets de
notre artillerie. La marine cuirassée allait donc avoir des débuts
faciles.
Les difficultés de l'expédition étaient ailleurs que dans les obsta-
cles matériels; elles étaient dans les inddens imprévus. Les coups
de vent d'automne pouvaient rendre le débarquement impraticable,
ou laisser les troupes débarquées sans l'appui de la flotte, pendant
que le corps des grenadiers russes arriverait à marches forcées de
Férékop. Les prédictions sinistres n'avùent pas manqué à l'expédi-
tion de Crimée, elles ne manquèrent pas davantage à l'expédition
de Kinburn. L'état de l'atmogphère pendant les premiers jours qui
suivirent le départ sembla donner raison aux lugubres prophètes.
De gros vents d'ouest régnèrent dans la Mer-Noire; les flottes furent
obligées de s'arrêter sur la rade d'Odessa. Le temps contraire se
lassa heureusement plus vite qu« notre patience. Grâce aux précau-
tions prises, nous arrivâmes jusqu'au fond du golfe sans un çeul
échouage. Dans la nuit, les chaloupes canonnières balisèrent ren-
trée du fleuve. Le lendemain matin, les troupes furent mises à
terre; vingt-quatre heures après l'apparition des flottes devant Kin-
burn, l'investissement de la place était complet. Le 17 octobre
1855, le soleil se leva radieux ; le vent, qui jusqu'alors avait régné
du large, soufllait enfin de terre. Les amiraux firent le signal de se
préparer à combattre. Il y avait un an, jour pour jour, que les esca-
dres alliées s'étaient embossées devant Sékastopol. L'objectif cette
■ Google
S&i
626 KEVOE Z>BS DEUX MOIfOES.
fois était loin d'être aosai redoutable; tout fut calculii cependant
pour triompher de la ré^tance la plus sérieuse. Vers dix tieures du
matin, les batteries flottantes mouitlëreut à 1,200 mètres environ
des remparts; leurs premières bwdées firent voler en éclau la ma-
çonnerie. La brèche commeaça bientôt à se dessiner. Les projeo-
tiles russes au contraire ae brisèrent sar une armure qui parut en
garder & peine l'empreinte. Les bombardes et lea canonnières se-
condaient par an feu violent cette première attaque. Un vaste in-
cendie, allumé par nos bombes, menaçait de gagner la poudrière.
Le moment était venu pour lea dix vaisseaux de ligne de prendre
part au combat; ils s'avancèrent de front. Arrivés i 1,800 mètrs»
du fort, ils n'avaient plus qu'on pied d'eau tous la quille; ils mouil-
lèrent alors une ancre à jet de l'arrière, une grasse ancre de Ta-
vaut. Quelques minutes a^rès, rangea beaupré sur poupe, ils pré-
sentuent à l'ennemi les gueules de 600 bouches k feu. Une diviaioo
composée idu vaisseau anglais l'Htamibal et de frégates à roue»
franchissait en même temps la passe d'Ochakof. C'en était trop
pour une garnison déjà démoralisée; elle courut se réfugier dans les
fossés creusés le long du fleuve ; une explosion formidaUe pouvait
l'y anéantir, si on laissait les flammes continuer leurs ravages; iJk
générosité de l'amiral Droat s'émut du danger que courait un ea-
nemi qui avait renoncé à se défendre, il ât aitorer à bord du Jfo»-
tebello le pavillon de parlementaire ; les aides-de-camp des deux
amiraux alliés portèrent au général _lLokonowitch, qui commandait
la place, un projet de ci^>itnlation.
Les conditions offertes étaient telles que devùt tes attendre une
s.tuaUon vraiment déae^rée; la place serait rendue dans l'état ob
elle se tiouvùt, avec son matériel intact; les 1,600 bomznes qui en
formùent la garnison se constitueraient prisonnîera. La seule con-
cession qu'on pût faire à leur, courage, c'était de les laisser sortir
de la forteresse avec les honneun de la guerre. Ces propositionc
n'obtinrent point de prime abord l'assentiment du conseil de dé-
fense assemblé par le général KtAonovitcb. Un vif débat s'engagea,
et nous fûmes un instant exposés à nous voir contraints de raser une
place que nous avi<H)a tout intérêt à mënager. Les défenseurs de
Einbum ne se croyaient pas dégagés de leurs xMigaMoBB milî-
taires ii tant qu'ils n'auraient pas sobi un assaut an corps de place.*
Ce n'étùt pas pour cela que nous avions amené à l'embouchure du
Dniép»' nos bombwdes et nos batteries flottantes; Kinbum nous
fat enfin livré, et nous nous empressâmes d'y éteindre l'incendie.
La prise de ce fort n'était pas un bien grand fait de guerre, mais
elle était un grand tiit historique, car elle marquût l'avènement
d'une marine nouvelle. L'amiral Lyons, dont l'etçrit était prompt et
ouvert à tous les progrès, n'hésita pas & se jn-ononcer. 11 constata
LA HjOnE DE U. HEB-NOUtE. &27
le peu d'effet qu'aTaleot eu les boulets ennemis sur les cara-
paces de la Late, de la Dieagtation et de la Tonnante. Devant ces
ébauches informes, il pressentit un type plus perfectionné qui ue
tarderait pas à prendre possession des mers. « Voilà, dit-U, les bâ-
tmeus que désormais il faut construire, u Ccnubien peu de jeunes
officiers se montruent alwa aussi résolus que ce glorieux vétéran I
La posBesàon de Kinbura aurait dfl nous conduire jusqu'à Ni-
kol^ef. Les Russes avaient fait sauter tes fortifications d'Ochakof,
comme s'ils eussent voulu écarta: de leurs propres loaios les ob>
stacles qui pouvaient gêner notre route. On eut un instant l'idée de
ranonter le Bug. Si nous aviuis mis cette pensée à exécution, notre
triomphe aurait eu bien autrement de portée et d'éclat. U paraît
qu'à Nikolalef l'émotion était grande et qu'on n'y préparait pas une
défense bien opiniâtre. Noos reculâmes devant la crainte d'engager
une nouvelle opération dans une susoa où le moindre délai pouvùt
devenir funeste. L'hiver arrivait à grands pas, et l'hiver de Niko-
laïef est encore plus terrible que celui de Sébastopol. La garnison
et les b&timens que nous laissâmes à l'entrée du Dnieper en allaient
fûre l'épreuve. L'occupation de Einbum pendant l'hiver de 1S56
est un des épisodes les phis curieux de la campagne de Crimée.
Elle mit nos marins en présence de tous les périls d'une campagne
polûre. Prolongée avec nne remarquable constance jusqu'à la con-
cloàon de la paix, elle eût pu avoir de très graves conséquences
pour la Russie, s'il fût entré dans les plans des alliés d'exclure dé-
finitivement cette puissance des bords de la Her-Noire; mus les
pnqets des alliés n'allaient pas jusque-là. La guerre touchait à son
Après avwr pris toutes les di^àtiona nécessaires pour assurer
la conservation de leur conquête, les escadres avaient fait route
pour Kamiesh. Les armées alliées s'étaient solidement étalées
dans la {«resqu'tle Chersonèse, les Russes restaient en possession
de la rive septentrionale du port; l'hiver devait amener une trêve
forcée entre les belligérans. L'ordre arriva de Paris de renvoyer en
France la garde impériale. Ces magnifiques ré^imens furent reçus
à bord des bâtinm» qui revenaient de Kinbom; l'amiral Bmat,
relevé de son laborieux commandonent, se chargea de les rame-
ner à Toulon. Quel retour triomphal nous présageait ce départ
salné des acclamations des deux flottes! S'il convient d'être mo-
deste dans la fortune, c'est surtout quand cette fortune est faite du
deuil et des larmes des autres. Malheureusement il n'en est pas
ùnsi, et la joie des soldats est peut-être, de toutes les joies bu-
■ Google
528 RETUE DES DEUX MONDES.
m^nes, la plus iosouciaiite dans son égoîsme. Je suis presque tenté
aujourd'hui de me reprocher cette exaltation bruyante, cette galté
sans remords qui, du jour où nous quittâmes Kamiesh, s'emparèrent
du Montebello.
Nous nous arrët&mes h. Constantinople pour y renouveler notre
approvisionnement de charbon. Notre séjour dans le Bosphore ne
fut qu'une succession de fêtes. Le sultan fit à l'amiral l'accueil au-
quel avait droit un des chefs qui avaient le plus contribué à le raf-
fermir sur son trône. Les ministres enchérirent encore sur la récep-
tion du souverain; ils savaient que l'amiral Bruat avait souvent
consolé Omer-Pacha et le commandant de la flotte ottomane des
dédains par lesquels on leur faisait si chèrement payer notre al-
liance; ils tenaient à lui prouver que ces procédés délicats ne les
avaient pas laissés insensibles. Leurs hommages et leurs attentions
allèrent droit au cœur de notre excellent amiral; les grandeurs n'a-
vaient pas altéré sa simplicité. Dans le haut rang oii ses services
l'avaient fait parvenir, il était resté le plus aimable et le moins
pompeux des chefs. Il commençait cependant à comprendre le rôla
important qu'allait lui assigner l'éclat de cette campagne. La viva-
cité et la solidité de son jugement le rendaient propre à toutes les
situations. La santé seule pouvait lui faire défaut, mais il semblait
que le bonheur dont son &me se montrait inondée dût prolonger sa
vie et lui refaire en quelque sorte une constitution. Nous rêvions
pour lui de longs jours. Son énergie nous trompait; il était de ces
soldats qui meurent debout et pour ainsi dire sous les armes.
L'escadre avait quitté Constantinople; elle avait doublé le cap
Uatapan. Quelques jours encore, et nous étions au port. La mort se
dressa sur notre passage. Le 18 novembre, vers six heures du soir,
l'amiral, qui n'avait cessé de diriger lui-même les mouvemens de
ses vùsseaux, fut trouvé défaillant et presque évanoui dans sa
chambre. Ses traits décomposés excitèrent nos alarmes. Ses joues
étaient caves, et ce terrible signe du fléau qui avait fait tant de vie-
times dans l'armée de Crimée, la cyanose cholérique, marquait déjà
d'un large cercle bleuâtre les yeux enfoncés dans leur orbite. La
nuit ne fut qu'une lutte douloureuse et sans espoir avec la mort.
Cette âme indomptable ne pouvait, se résoudre à quitter ce corps
de fer. Dans la matinée qui suivit, l'abattement succéda aux dou-
leurs et aux angoisses. Il y eut comme une amélioration subite dans
l'état du malade, mais l'œil exercé des médecins ne s'y trompa
point. On fit appeler l'aumônier, et les dernières prières furent ré-
citées en présence de tous les officiers de l'état-major général, age-
nouillés auprès du lit du mourant.
L'amiral, depuis que le mal avait fait, vers quatre heures du
matin, de rapides progrès, n'avait pas proféré une parole. Jusque-ià
LA VWm DE U MEB-KOIRE. 520
rien n'avMt trahi chez lui l'inquiétude. S'il interrompiùt parfois ses
gémissemens, c'était pour s'informer de la situation de l'escadre,
de l'état du temps, des précautions prises. L'amertume du terrible
passage paraissait lui avoir été épargnée. Nous pouvions croire qu'il
avait perdu le sentiment avant d'avoir eu conscience du danger qu'il
courait; mais, au moment où le prêtre prononçait les paroles su-
prêmes, son regard presque éteint sembla se ranimer. Il le pro-
mena lentement autour de lui. On eût dit qu'il cherchait je ne sais
quel objet et qu'il s'inquiétait de ne pas le retrouver. Ses yeux ren-
contrèrent enfin un portrait en pied qui était appeadu à une des
cloisons de la galerie. Ce portrait était celui d'une femme qui n'a-
vait pas seulement embelli l'existence à laquelle le sort l'avait as-
sociée, mais qui, jeune encore, parée de toutes les vertus et de
toutes les grâces, avait su montrer à cette existence, aujourd'hui si
noblement remplie, autrefois si prompte à se prodiguer, la voie
qu'elle devait suivre et le but où elle devait tendre. Dès qu'ils eu-
rent retrouvé cette chère image, les yeux de l'amiral ne s'en dé-
tournèrent plus. Bientôt les lèvres déjà glacées ft'entr'ouvrirent, la
tête, qui s'était légèrement soulevée, retomba inerte. Nous n'avions
plus devant nous que des dépouilles insensibles, honorées encore
de DOS larmes.
La nouvelle de la perte immense que venaient de faire la marine
et la France fut transmise à l'escadre par signal. Elle porta la con-
sternalioD à bord de tous les bàtimens. L'amiral était adoré des
ofliciers et des équipages. Il avait ces qualités brillantes qui sé-
duisent les masses : la bravoure héroïque et l'aQabilité; maïs ce qui
ajoutait encore à l'impression générale, c'était cet eCTroi dont on ne
pouvait se défendre en songeant qu'un bonheur, bâti pierre à pierre,
s'écroulait au moment même où rien ne lui manquait. La fortune
semblait n'avoir comblé cet illustre favori que pour rendre plus
amère la déception qu'elle lui préparait. Quelle leçon pour ceux
qui seraient tentés de mettre leur espoir dans les trompeuses pro-
messes de ce monde, et qui n'attendraient leur récompense que
d'un si mauvais maître! 11 est cependant, même en ce monde, un
prix qui peut encore séduire les âmes élevées. L'homme passe; son
souvenir reste. Ce souci de l'opinion que l'on peut laisser après soi
m'a toujours paru une des preuves les plus incontestables de l'im-
matérialité de notre être. Il est la grande préoccupation et le tout*
puissant mobile des héros. L'amiral Bruat l'avait au suprême de-
gré. Que ne puis-je, en rappelantici ses services, consacrer àjam&is
samémoirel
Les épisodes de sa vie maritime avaient formé un singulier con-
traste avec la langueur de nos carrières paisibles. Les aventures,
■ma Mï. — teil. 34
■ Google
580 MVDE BHS DBBX HONDEB.
p&r une fb,talit4 bharre, semblaient, dans les campagnes les moâns
aventureuses, se donner reodei-Tous sous ses pas. Ses débuts
mêmes n« furent pas ordiDaîres. Arrivant en lSi2 de Cohnar, sa
ville natale, à bord in vaisseaoï-école le TourvUle, naïf et joaillu
oomme sn petit paysan alsacien, il avait étonné ses camarades par
son audace plas encore que par son agilité. Dès le premier joor,
on Ig vit grimper k ta pomme àvi ^nd m&t, se suspendre psr les
pt«ds sous la bune ou courir au bout de la corne ponr y faire,
les bras étendus, la rmommit. Ruyter, au clocher de Flessingoe,
ne bravait pas avec plus d'indiflërence le vertige. Il était à peine
sorrï de l'École navale qti'iHi le citait déj.'t parmi les bons officiers.
Nul ne connaissait mieux que briles passes de l'Iroise ou du Raz, et
n'était plus capable d'y conduire un navire sans pilote.
Ce fut au combat de Navarin qu'il reçut le baptême du feu. Ott-
ciM" de manœuvre du Breriau, il devint, après ia campagne de Ho-
rëe, )e capitaia«du Sil^e. Le naufrage de ce brick est resté use
des légendes de nos gaillards d'avant. L'équipage était tombé entre
hs mains des Kabyles. De nombreuses victimes trouvèrent la mort
sur la plage; d'autres furent massacrées dans les montagnes. Le
capitaine du Sil^e fat an nombre des naufragés que les Arabes
épargnèrent; on le conduisit sur les bords de i'Aracïi. Lee officiers
du dey attendabnt sur l'autre rive les précieox otages que leur
envoyait la fortune; mais l'Aracb, groïsi par les pluies, ne pouvùt
se passer à gtté. Le capitaine Braat franchit le torrent à la nage.
C'est ainsi qui) sauva, au péri! de ses jours, la vie de ses compa-
gnons. Sans tes instances des Turcs, dont il parvint à secouer l'apa^
tbie, les Kabyles auraient appcvté à Alger phas de tètes coupé«8
qu'ils n'y auraient aaieué de oaptife. Ikans ta capitale de la régence,
on offrait au commandant du brick une prison moins dure que la
ge6le comm'une ; il vouhit partager des misères dont il savait qu'il
allégerait te poids. Après nne captivité qui faillit plus d'une fois
devenir p^illense, les portes du cachot où étaient entassés nos
marins s'ouvrirent brusquement. Les premières colonnes de l'ap-
mée française avaient pénétré dass Alger; le lieutenant Lamoricière
venait délivrer les naufragés du cap Bengnt.
L'oKcier échappé au naufrage y laisse généralement une partie
de son audace. Le caprtaiae du Sflêrw se montra plus andâcKux
eneere quand on lui etrt donné le commandement du Palinure; il
condui^t ce brick de 30 c»ions dans le Levant, et ce fut \k que,
piendaQl l'airtomne de 1830, je t» reocontrii. Je n'étais alors qu'ua
aspirant, mais tous les aspirans connaissaient ce lieutenant de vais-
seau qui semblait plus jeune qu'eus. Déjà cependant Broat uvait
sa prendre rang parnti les (aciers d'a\-enir qu'un jugement pré-
coce rendait propres aux missions délicates. Le capitaine de vaisseau
■ Google
LA FtOTTE Mf Là nER-ROTRE. &31
Latand» commandlEiît )a station ; i\ mît aaas ïoqmftxide le aphaine
da PaliHureaMX prise» avec l'habileté redoutable dta mînrslre rasse,
avec la solennité cairtdense du président Capo tffetrîa. Le Leyant,
0* l'amira) de Bigtry avait sa Tictoriewscment assis notre influence,
était devenu, soos l'inspiration âe ce chef éminent, une véritabre
école de dipîoniatie pour dos oflfeîers. te conp d'essai du jeune
marin de Colmar fut un coup de maKre. 11 tînt îSte à un Russe et à
on Phanariote.
Le Paiinurf, le Gttnadfer, le DuefmMitj étaient trois bridts
semMabtes. Le Keuteiiant Bt^at, promu an grade de' capitaine de
frégate, les commanda successivement, et ne }cs commanda pas
sans faire parlerd'enx. ïJn jour le Grenadier dormait dans la baie
de' Marmoricej cmîchô sur le flanc et rasant' les rochers dte si près
que le remous de la vague menaçait d'CTnbarquer à bord. Phis tard
le Dmrouêdic laissait son grand nrit toot entier, huniers et perro-
quets bordés, dans le canal de MYeoni. An retour de cette mêine
campagne, voolant par nne naît obscnre montrer à Vlpkïgênie qui
mardiait dans ses eaux le ebemîa d'rnie passe étroite, le capitaine
Brnat faisait monter son b&timent snr une pointe de roches, mais,
après dooïe heures de traviril, il l'en disait descendre par un de
ces prodiges d'industrie qui Inî étaient familiers. Aucune de ces
scènes ne déconcertait son sang-frord ; toutes stimulaient son ima-
gination féconde en expédiens. Pourtant, tersqn'îl passa d'un brick
sur an vaisseau, il paret ccaiprendre que de pareilles masses ne
s'arrachent pas facilemem au (ÎMid qm le» a saisies. L'échouage du
Btte&mSiic fat son dcmîer échouage.
Le commandant Bruat était en ISitO le capitaine de pariTToTi de
l'amiral Lalande. Bien que depuis îoi^emps iï -eitt cessé d'être un
écolier, it gagna néanmenn» queîque chose i cette écofe. Je l'ai en-
tendu 80 féliciter souvent dTavoîr appris surle vaisseau VJfna com-
ment on préparait une escadre à la guerre. Nommé quelques années
ploB terà, après le commandement de i'Iérm et du Triton, gouver-
Beur de Taîti, il eut du m^me coup à négocier, à coloniser, à com-
battre. 11 aivaît à peine pris terre, (fuTun sontlle belliqueux passa
comme un orage sur cette tle à laquelle il apportait le protectorat
de la France. Il marcha sur les rctranchemens ennemis à la tête de
ses colonnes et montra que l'art de la guerre s'apprend moins qu'il
ne se derine. Les retraites du commandant Bruat sont restées à
Taïti plus célèbres encore que se» triomphes. Entraînant dans l'at-
taque, il était surtout admirable quand il allait conjurer une dé-
routç. Lestronpes i sa -vOTT reprenaient confîancc. H les arrêtait sous
le feu, et, les portant avec calme en arrière, leur faisait occuper
des bautenrs successives, de manière à céder !e terrain pa« à pas.
Les ïnsEiIïûres, qui le voyaient s'exposer chaque jour impunément
■ Google
fiS2 RETOG DES DEUX HORDES.
à leurs coups, le croyaient protégé par an sortilège. Il s'indignait
naïvement d'une croyance qu'il trouvait injurieuse ; c'était pour-
tant un talisman que ce m&Ie courage qui lui servait à son insu de
bouclier, La main de l'ennemi est moins assurée quand il lui faut
ajuster un brave. Les b'ois années de gouvernement du comman-
dant Bruat ont laissé dans l'Océanie d'impérissables souvenirs. C'est
le temps de la conquête, la grande époque qui revit dans toutes les
chansons, qui inspire et défraie tous les discours. Quand il n'y eut
plus à combattre, le gouverneur, promu au grade de contre-amiral,
put songer à quitter Taîti. Il en parUt le jour où la reine Pomaré
y rentrait soumise et repentante.
Diplomate dans le Levant, général dans l'Océanie, l'amiral Bruat
devait trouver l'occasion de montrer encore de plus rares aptitudes.
Il arrivait en FraHce au moment oii venait d'éclater à Paris la révo-
lution de février. Le gouvernement de la république s'empressa de
l'envoyer à Tonton pour y rétablir l'ordre. Des incendies dévastent
les Antilles agitées par la récente émancipation des noirs; de Toulon
à peine calmé, on le fait partir pour les Antilles. On ne consultait
que son zèle ; on oubliait trop l'état de sa santé. C'est ainsi qu'on
vint à bout de cette consUtution si robuste, que lui-même d'ailleurs
n* avait jamais ménagée. Au retour des Antilles, il semblait qu'il eût
sufTîsamraent payé sa dette, et qu'il pouvait enfin songer au repos.
Vice-amiral, grand-officier de la Légion d'honneur, membre du
conseil d'amirauté, il n'avait plus, à l'âge de cinquante-buît ans,
qu'à vivre honoré et tranquille. Le bonheur s'était depuis long-
temps assis à son foyer; rien ne le contraignait, ne l'engageait
même à courir de nouveaux hasards. 11 ne sut pas résister au be-
soin d'activité qui le dévorait; il demanda un commandement, et on
le prit au mot. On était trop heureux, dans la situation politique de
l'Europe, de trouver de pareilles mains pour leur confier une es-
cadre.
J'ai connu bien des amiraux : quelques-uns, et des plus illustres,
m'ont honoré de leur amitié; mais c'est .aux leçons de l'amiral La-
lande et de l'amiral Bruat que je dois le peu que j'ai appris. Je me
suis toujours fait gloire d'appartenir à leur école. Entre ces deux
hommes de mer, J'hésiterais peut-être s'il me fallait désigner un mo-
dèle à nos officiers. J'ai souvent entendu mon père hésiter ainsi entre
Bruix et Latouche-Tréville. Je crois pouvoir dire cependant que l'a-
miral Bruat ne saurait servir de modèle à personne. Tout en lui
ét^t jet imprévu, inspiration soudaine. Il serait difficile de suivre
sa méthode, car jamais homme ne fut moins mélhodique. 11 vivait
dans le bruit et dans l'agitation, tout heureux du tumulte que la
pétulance de ses pensées créait autour de lui; mais il était de ces
chefs dont on a si bien dit : « le danger leur éclaircit les idées, n
■ Google
LA FLOTTE DE LA HEB-MOIBE. &33
C'est lorsque tout le monde commençait à perdre la tête qu'on le
voyait tout à coup retrouver la sienne. II donnait alors ses ordres
avec un sang-lroid merveilleux et une habileté peu commune : aus^
aimait-il ces périlleux triomphes et prenait-il je ne sais quel malin
plaisir à en rechercher l'occasion.
Facile jusqu'à, l'excès dans ses relations de service, il savait pour-
tant se faire obéir; il fallait même qu'on lui obétt joyeusement : un
fi-ont soucieux l'eât importuné. 11 avait besoin d'être compris &
demi-mot; jamais son humeur n'eût pu s'accommoder de cette sou-
mission exigeante et sournoise qu'on pourrait appeler n l'hypocrisie
de la discipline. » Fin et pénétrant sous les dehors d'une extrême
bonhomie, il discernait bien vite les dévoûmens sincères. 11 se pro-
diguait pour les récompenser. C'était peu cependant d'avoir acquis
des droits à son aflecUon, si l'on n'en avait à son estime. L'intérêt
du service a constamment dirigé tous ses choix ; inflexible sur les
questions de devoir et d'honneur, il gardait son indulgence pour les
otTcnses qui lui étaient personnelles. Celles-là, on peut dire qu'il
avait peine à se les rappeler. Sans souci des horions, il n'avait ja-
mais eu, quand il était jeune, de querelles; son âge mûr ne connut
pas de rancunes. L'amertume est une faiblesse qui fut toujours
étrangère à son cœur.
tt Cet homme était taillé & l'antique, n Telles furent les paroles
que la rumeur publique attribua au souverain informé du grand
deuil qui venait d'affliger la marine. Que ce jugement soit vrai ou
supposé, on peut dire, sans crainte d'être démenti, qu'il est juste.
L'amiral Bniat était un croyant dans un siècle et à un âge où les
croyans sont rares. Il aimait la patrie comme un ofTicier de 02, la
gloire comme un général de 1806, Ces deux passions inspirèrent
tous ses actes et réchauffèrent souvent de leuf poésie. 11 était rail-
leur; il n'était pas sceptique. Sa gatté intrépide n'avait en haine
que l'ostentation; elle s'élevait sans effort jusqu'à l'enthousiasi^e.
S'il eût pu pressentir les honneurs que la patriotique Alsace rendrait
un jour à sa mémoire, son âme, qui dut se détacher avec tant de
regret de la terre, en aurait été consolée. Le bronze a consacré ses
traits ; sa statue s'élève sur une des places de la ville qui lui a
donné le jour, à quelques pas de la statue du général Bapp. On a
remarqué, non sans raison, que cette prodigalité de bronze et de
marbre est un des signes des époques de décadence. Plus les grands
hommes deviennent rares, plus on se montre facile à en décerner le
titre. Je n'hésiterai pas néanmoins à me porter garant des droits de
l'amiral firuat à l'immortalité. Si le ciel eût prolongé sa vie, nous
l'aurions vu mettre au service du pays en danger des facultés dont
la gravité des circonstances eût encore accru l'énergie. Le fils du
vieux patriote ds Golmar et d'Altkircb n'aurait pas voulue laisser
■ Google
53a RtrUE D£S DEUX HONDCe.
sa ville natale aux mains de l'étranger. Si ses efforts étaient de-
niem'és impuissans, il n'eût certainement pas survécu k une pareille
douleur.
H(ui ancitinnelé m' appelait i preudre le cûmmaadement de l'es-
cadre, veuve de son illustre chef. Je la conduisis à Toulon. £q ar-
dvaiit au port, j'y trouvai mon brevet de coatre-amiraJ. C'était «u-
core une joie que la fortune avait ravie à celui qui mettait sa pluB
grande jouissance dans le succès des officiers qui le secoodaient.
J'avais été initié à toutes les pensées de l'anûraJ finiat; je dus à
cette conQance l'honneur de siéger dans le conseil de ^eire ^tâ
s'assembla aux Tuileries, sous la piésideoce <de l'empereur. Ce
conseil, dans lequel Jes cliefs des armées et des flottes alliées ligu-
raJent en personne ou avaient leurs représeniaus, devait arrêter
le plan des opérations de la nouvelle campagne. Il se partagea «b
deux sections. A l'une furent dévolues les affaires de la Mer-Ncôre,
à l'autre celles de la Baltique. Dans la Mer-Noire, 22i,000 hommes,
maîtres d'une des rives du port de Sébaâtopol, n'avaient pu passer
encore sur la rlvij opposée. Dans la Baltique, on n'entrevoyait d'en-
treprise séiieutti et possible que la conquête de la Finlande. En
somme, les ol>jectîons dominaient et monuaient la poui'suite de 1&
guerre sous un jour peu favorable, ^'était-ce pas le résultat que
s'était secrètement proposé l'empereur, peu désireux d'accabler la
Russiu? Pendant qu'il nous amusait de ces débats, il avait entamé
des négociations dont le ministre du Saxe, M. de Seebach, s'é-
tait fait l'intermédiaire. Un ultimatum avait été posé. L'Angleterre
pensait que la Russie n'y souscrifait pas. Tout à coup nous ap~
primes que la couf de Saint-Pétersbourg adhérait sans réserve à nos
propositions. Les Anglais ne réussh'ent pas à cacher leur désappoin-
tement. La paix les venait surprendre au moment où leuramoor-
propre espérait uue revanche. Us avaient soigneusement recoiDstiiuâ
leur armée, transformé leurs vaisseaux, et accru leur flottille, ils m
croyaient prêts; nous les coiidamniaus à rester but l'échec du Grand-
Redan. La résignation était difficile; l'Angleberi-e cependant se ré~
signa. Elle ne pouvait mécounattre que la France était lasse de cette
guerre, dans laquelle nous n'avions Jamais apporté de passion;
mais, tout en se résignant, nos alliés nous gardèrent rajicuae de
ce qu'ils appelaient « notre mobilité. " Us nous reprochèrent de ne
savoir pousser aucune affaire à fond, de nous contenter d'avanta^s
illusoires et de laisser redoutable encore un «nnemî qui n'oublie-
rait pas aisémeiH 'es bkssures que aous lui avions inQigéea. Va lu-
Btant, ils songèrent à nouer d'uitces alliances. L'Autriche sentUait
■ Google
LA. ELQH£ D£ U. KER-KOIEE. 535
disposée à les seconder. La flotte anglaise rentra dans la Mer-Noire,
prête à donner la main à l'armée autrichienne ; mais la Russie sut
adroitement désarmer ces exigences en concédant de bonne grâce
les satisfactions nouvelles qu'on lui demandait. La paix fut enfin
conclue aux applaudissemens unanimes de la France.
Au mois de mars 1856, le secrmd etifùre venait d'atteindre un
de ces points culminans où il est difficile de se maintenir; peut-être
cependant eût-il plus aisément échappé aux périls qui le menaçaient,
si nous eussiooe été moins prompts à perdre la mémoire de ceux
dont nous arait si oomplaisanment sauvés la fortune. Les hasards
de la guerre ne sont pas un vain mot; l'iiéroïsme du soldat et l'élan
populaire ne suffisent pas pour les conjurer. Les gros bataillons
eux-mêmes ne font pas le sol invisible; du moins faut-il, quand
on le peut, mettre les gros bataillons de son côté. Nous nous étions
engagés dans l'expédiiion de Crimée avec uue méfiance exagérée
de nos forces; vainqueurs, nous tombâmes dans un excès contraire.
Heureux ceux qui peuvent se dire : « Nous sommes restés innocens
de cette ivresse ! " Il nous avait fallu plusieurs mois pour constituer
en Crimée une armée de 80,000 hommes. Les premii^rs bataillons
envoyés à Gallipoli avaient été formés d'emprunts faits à de nom-
breux régimens dont ils avnient pouf ainsi dire épnîsé la sÉve; l'ar-
mée française en cette occasion, comme aux jours de la campagne
de 1820 en Espagne, comme à l'époque de la révolution de juillet,
n'avait nullement répondu, sous le rapport de l'effectif immédiate-
ment disponiiile, k l'attente du pays, on peut même dire aux espé-
rances de l'administration. Il y avait donc dans l'organisation de
notre état militaire quelque vice caché que des yeux exercés pou-
vaient seuls découvrir, et auquel il était indispensable d'apporter
un prompt remède. La paix, en nous donnant le temps de nous re-
cueillir, devait favoriser ces urgentes réformes; nous n'avions pas
d'intérêt plus pressant; tous les autres avantages de la situation
étaient vains, si devant les richesses accumulées on n'élevait un
boulevard que jamais l'étranger ne pourrait franchir. Pour en arri-
ver là, il y avait bien des idées chimériques à rectifier, bien des
préventions injustes à vaincre; cependant c'était à ce prix qu'une
impitoyable fatalité avait déjà mis à notre Insu la sécurité du pays.
En dépit des rêveries qui ont su trouver un si funeste crédit parmi
nous, l'histoire des nations sera longtemps encore l'histoire de leurs
E. JVKIEN DE LA GraVIÈBE.
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L'ORGANISATION
DE LA JUSTICE
DANS L'ANTIQUITÉ ET LES TEMPS MODERNES
III.
Ll JUSTICB ROTALE ID UOTEH AGE '
L'étude de l'ancien régime n'est pas nne affaire de curiosité pure;
un autre intérêt que celui de l'éruditioa s'y troure engagé. Ce
vieux passé, qui n'est plus et qui ne saurait renaître, exerce encore
sur nous une domination d'un caractère singulier. Il n'est pas un
Français, si ignorant qu'il soit, qui ne parle du moyen âge, qui ne
croie le connaître, qui ne prétende le juger. Chacun veut le com-
prendre, et chacun le comprend à sa' façon. Or l'idée que nous nous
en faisons, vraie ou fausse, a un tel empire sur notre esprit, que
presque tout le courant de nos pensées et de nos opinions vient de
là. Observez pourquoi deux hommes pensent différemment sur les
questions de gouvernement et de politique, c'est presque toujours
parce qu'ils ont deux manières différentes de juger l'ancien régime.
Demandez au premier venu son opinion sur les institutions actuelles,
et vous trouverez toujours dans sa réponse, exprimé ou sous-en-
tendu, un mot du passé. Le paysan vous parlera de la dlme et des
droits féodaux, le bourgeois vous rappellera le tiers-état, et l'homme
(1} Vojei la Amw du IS «rrier et da 15 mm Wl.
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l'orgamisatiom judiciaire. 537
du peuple invoquera la commune du moyen &ge. Au-dessus de nos
intérêts actuels, au-dessus de nos craintes ou de nos espérances
pour l'avenir, plane étrangemeot la préoccupation du passé. N'a-
t-on pas vu tout récemment une assemblée française se disputer
sur le vieux droit du seigneur? Il eu est ainsi de nous tous. Deux
hommes se rencontrent et discutent sur les affaires publiques; vous
croyez qu'ils parlent des intérêts présens, — le plus souvent c'est
sur l'ancien régime qu'ils se querellent, et parce qu'ils sont en
désaccord sur la façon de comprendre le passé, les voilà dans l'im-
possibilité d'être d'accord sur le présent.
Nos opinions politiques sont fort diverses. Regardez comment
elles se sont formées chez la plupart des hommes. Ont-ils commencé
par examiner attentivement et par peser les intérêts et les besoins
de la société actuelle, et se sont-ils ensuite, d'après cette vue des
choses d'aujourd'hui, tracé une ligne de conduite et un système de
politique? Tout au contraire ils ont commencé, ordinairement dès
l'enfance ou la première jeunesse, par jeter un regard rapide sur
l'ancien régime, et, suivant ce que chacun d'eux y a vu ou a cru y
voir, il est entré dans la voie où vous le trouvez aujourd'hui. Celui-
ci a admiré un régime où il n'a vu que la chevalerie et les rois, et
il est devenu partisan du droit divin ; celui-lÀ a maudit un état so-
da! où il n'apercevait que les droits féodaux, et il est devenu à tout
jamais un ennemi de la noblesse et des rois. Ne disons pas que l'un
nie le droit du seigneur parce qu'il est royaliste, et que l'autre en
afiinne l'existence parce qu'il est républicain ; le contraire est plus
vrai; c'est parce que l'un n'a pas vu dans l'histoire le droit du sei-
gneur et les autres choses semblables qu'il est royaliste, c'est parce
que l'autre a cru les y voir qu'il est républicain. Ainsi l'histoire
forme nos opinions. Si l'ancien régime ne nous gouverne plus, du
moins l'idée que nous nous faisons de lui domine et gouverne cha-
cun de nous.
Si étrange que soit cet empire que le passé exerce sur nous, il y
a quelque chose de plus étrange encore, c'est l'ignorance de la plu-
part des-hommes à l'égard de ce même passé. Le paysan ne sait
pas ce qu'étaient ces droits féodaux dont il parle tant; l'ouvrier se-
rut bien déconcerté, si on lui apprenait qu'une commune du moyen
&ge était fort différente de ce qu'il s'imagine; le bourgeois lui-
même serait assez surpris, si l'on parvenait à lui persuader que le
tiers-état était autre chose que ce que Sieyès en a dit; le gentil-
homme enfin ne renoncerait pas sans douleur i ses charmantes illu-
nons sur la chevalerie. Chacun se façonne un moyen &ge imaginaire.
Les erreurs sont fort diverses, car il y a en toutes choses plusieurs
manières de se tromper, et chacun se fait sa foi et son credo politi-
,, Google
5tS BSTDS SES DEOX MONDES.
quesuivADt l'erreur A laqualle il a doiué sa préférence oa i laquelle
SOQ éducation première l'a eochaloé. AuUut de façons d'envis^er
le iBoyeu Age, autant d« partis en franc* : ce sont nos théories his-
toriques qui nous divisent le plus; elles sont le point de d^it où.
toutes DOS lActions ont pris naissance, elles sont le terrain où oat
germé toutes nos haines.
Il faudrait presque souhaiter que, la mémoire nous étant tout à
coup arrachée par une faveur de la Providence, nous pussions ou-
blier une bonne fois cet an^riea régime et dégager notre esprit de
ces vagues souvenirs qui ne servent pas k notre expérience et qui
ne font qu'offusquer notre vue. Nos opinions auraient plus de jus-
tesse, nos cœurs auraient moins de rancunes, et nous arriverions
peutrétre à nous apercevoir qu'à fort peu de chose près nous pen-
sons tous de même sur ce qui nous inléresse actuellement; mais,
puisque cet oubli complet c'est pas possible et que nous ne noos
détacherons jamais de ce passé, au moins devrions-nous le bien
oonoaltre et n'en parler qu'à bon escient. À l'observer attentive-
ment, nous reconnaîtrons d'abord qu'il ne mérite ni tant d'enthou-
siasme ni tant de colères; alors, loin de nous irriter, il nous calmera
peut-être, et il éteindra ces mêmes passions qui aujourd'hui s'allu-
ment en son nom et prétendent s'autoriser de lui. Lorsque nous j
verrons combien l'existence y était régl<^e pw des idées simples et
justes, nous commencerons peut-être ànous défier des vagues théo-
ries et des beaux principes dont nous J'aiwHis si grand abus. Quand
nous y atirons remarqué dans quelles cuuUiûoas se pratiquait sans
phrases la liberté, nous prendrons godt pcut-âlre à pratiquer ua
peu plus ce dont nous parlons trop; surtout, quand nous saurons
comment les difTéreotes classes s'accordaient entre elles et combien,
sauf de très rares exceptions, elles savaient vivre en harmonie, cela
nons apprendra sajis doute à se pas tant nous haïr. La coanais-
sance du moyi^n âge, mats la connaissance exacte et scientifique,
sincère et sans parû-pris, est pour notre société un intérêt de pre-
mier ordre. Elle est le meilleur moyen -de mettre fm aux regi-els
insensés des uns, aux vides utopies des autres, aux baiuea de tous.
Pour remettre le calme dans le présent, il n'est pas inutile de dé-
truire d'abord les préjugés et les erreurs sur le passé. L'histoire
imparCailement obsert^e nons divise ; c'est par l'histoiie mieux con-
nue que l'œuvre de canciliation doit commeocer.
Bien ne nous instruit mieux sur l'ancien régime et ne nous ea
donne une idée plus exacte que la comparaison des divers systèmes
de justice qui s'y sont succédé. C'est là qu'on peut voir comment
les générations vivaient, quelles étaient les relations légales des
différentes classes, quels étaient les intérêts et les droits de ch»-
, Google
L'OReADHSATlOer JCIMCUJBE. 539
cime d'elles, enfin oe qu'il y avait entre elles de désaccord ou d'har-
monie. Déjà, dans une précédente étude, bous avons exainioé «om-
ment la justice était constituée dams la Eociété féodale; aous avons
remarqué qu'en -ce temps-lii toutes les classes étaient traitées avec
une é^lîté parfaite sous le rapport de la justioe, et que leshomaies
de 'cbaqoe classe se jugeaient eux-mêmes. Le jugement jiar les
pairs, c'est-à-dire le jugement par des jurys d'égauK étût ù règle
universelle. Il ijk.ut montrer maintenant ce que devint la justice à
mesure que Ja société firançaïse iudina vers la monarchie.
!■ Cl Xln VOT 1 L'OBIGIHB LA JtlITICB «-OTKLB, QDI LB rvSVMBMT
fkt. jcmi 1 faf'VKLtr »*abobb.
A cbaque transformation de la société française, l'organisation
judiciaire s'est transformée dans le même sens. Lorsque la monar-
chie a pris le pas sur ia féodalité, la justice royale a remplacé la
justice féodale. D'ailleurs cette révolution dans l'ordre judiciaire,
comme celle qui s'opérait À la m6me époque dans l'ordre politique,
s'est faite lentement, k la longue, non par une brusque usurpaUon,
mais par lui progrès -insensible et continu.
Plaçons-nous en plein moyen âgf, c'est-à-dire au xi' siècle. La
justice monarchique est encore à naître. On ne trouverait pas en ce
temps-là un seul ariét qui ait été rendu au nom de la société ou nu
nom du roi comnw représentant de la société. Nous sommes encore
fort loin du temps où l'on dira : « Tous les juges de ce royauiae
tiennent leur autorité du roi ; le roi seul a reçu de Dieu le pouv(ûr
de juger, n Le droit divin, qui, au si* siècle, était absolument in-
connu en politique, n'apparaissait pas davantage dans l'ordre ju-
diciaire. La justice eu ce temps-là n'était pas même considérée
comme une institution publique. On ne voyait en eUe qu'une des
manifestations de l'autorité seigneuriale. Attachée à chaque fief, elle
faisait partie des devoirs et des droits, des charges et des profits
de chaque seigneur. Le principe universellement admis était ce-
lui-ci : tout homme qui a terre a aussi, dans l'étendue de sa terre,
la fcmction de vider les procès et, de punir les crimos.
Si le roi, à cette époque, exerçait la justice, c'était mwns comme
roi que comme seigneur. A dire vrai, il n'y avait pas alors de roi
dans le sens que nous attachons aujourd'hui à ce mot; ce titre ne
présentait pas à l'esprit l'idée d'un peraoï^age ayant mission de
veiller sur la société et d'y maintenir l'ordre, la paix, la sécurité,
le droit. Cette idée commençait à peine à poindre chez quelques
esprits dans la société ecclésiastique; elle était absolument absente
dans la société laïque. Le roi, au xi' siècle, n'était qu'uu seigneur.
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5iO HETL-E DES DEUX MONDES.
Sembli^>le à toas les seigneurs de France, son antorité étût exac-
tement de même nature que la leur. Comme eux et au même titre,
il remplissait le devoir de justice sur les persoaaes qui relevaient
de lui ou qui étaient couchons et levant sur sa terre.
Or le roi n'était pas seolemeot le chef de la hiérarchie des sei-
gneurs; il était seigneur à tous les degrés de la hiérarchie, car il
possédait en propre, outre la dignité royale, un duché, des comtés,
des baronnies, des cbftteauz, des villes et des villages. En même
temps que roi, il était duc, comte, baron, ch&telain d'une foule de
lieux, A chacune de ses situations diverses était attaché un droit de
justice particulier. Il jugeait ses paysans et ses boui^eois à titre de
seigneur châtelain; il jugeait ses gentilshommes à titre de baron, et
ses barons à titre de comte ou de duc; si l'un des plus hauts feu-
datwes de France était eu cause, alors seulement il jugeut k titrs
de roi, c'est-à-dire comme seigneur suzerain des ducs et des comtes.
Son autorité judiâaire avait les mômes échelons et les mêmes de-
grés que son autorité politique.
A tous ces degrés, sa justice avait un caractère purement sei-
gneurial, et elle était rendue suivant les mêmes procédés et les
mêmes règles que dans tous les tribunaux seigneuriaux du degré
correspondant. La loi du jugement par les pairs s'imposait au roi
comme à tous les seigneurs. Les historiens mentionnent fréquem-
ment un haut tribunal composé de grands vassaux et qu'ils appellent
spécialement la cour des pairs; mais tous les ti-ibunaux où le roi
rendait la justice par lui-même ou par ses représentans, tous, de-
puis la cour de baronnie jusqu'aux cours de villages, étaient alors
des cours des pairs; car tous devaient être formés, ainsi que notts
l'avons montré dans une précédente étude, de la réunion des justi-
ciables de même rang £t de même condition sociale que l'accusé.
Le seigneur présidait, mais c'étaient les égaux et les pairs de l'ac-
cusé qui prononçaient (1).
Cette organisation judiciaire du moyen âge parait, de loin, fort
compliquée et fort confuse. Elle était en réalité très simple; elle
découlait tout entière d'un principe unique qui s'appliquait à toutes
les situations diverses que comprenait cette société hiérarchique-
ment constituée. Quelques exemples rendront cette vérité frappante.
Prenons le cas où l'accusé était un duc de Normandie ou un comte
de Champagne, c'est-à-dire un vassal direct du roi de France. I^
règle étût qu'il fût jugé par ses égaux sous la présidence du suze-
(1) Il n'est pu inutile d« nppeler qaa le mot pairs, dans la langue usnelle da
moyen âge, s'appliquait aux bourgeois «t même aui paysans entre eux, aussi bien
qu'aux geutilsbommes. Aud le Jogement par un Jury d'égaui éuût-ll de règle pour
toutes les cImms.
, Google
l'OBGANISATlOH JODICIAIBE. 641
rain commun. Le roi devait donc convoquer les ducs, les comtes, les
prélats, tous ceux eofÎQ qui se trouvaient placés au même échelon
que l'accusé dans la hiérarchie féodale. Il ne pouvait juger qu'au
milieu d'eux et par eux. Il nous a été conservé une lettre qu'un
comte de Chartres et de Champagne écrivait en l'an 1020 au roi
Robert; elle marque bien les priucipes et les usages de cette époque.
On y Ht que, le roi ayant prétendu rendre arrêt lui-même contre le
comte de Champagne, un des pfdrs de celui-ci, le duc de Norman-
die, a déclaré hautement qu'un tel arrêt n'avait aucune valeur.
Nous avons aussi le texte de la formule de l'hommage qui fut prêté
en 1225 par Thibaut de Champagne au roi de France, et nous y li-
sons cet article : « Le roi me fera le droit de sa cour suivant le ju-
gement de ceux qui ont pouvoir et droit de me juger, n Ainsi les
grands feudataires n'étaient pas jugés directement et personnelle-
ment par le roi; ils l'étaient sous ses yeux par leurs é^aux, c'est-
à-dire par ceux qu'on appelùt leurs pairs de fief.
Prenons maintenant le cas où l'accusé étfdt un seigneur du se-
cond rang, vassal non du roi, mais du duc de France. Ce n'étût
pas k titre de roi, mais à titre de duc, que le roi devait lui faire
justice, n convoquait donc, non les pairs du royaume, mais les
pairs du duché. Nous lisons dans un arrêt de 1202 : n Une contes-
tation s'est élevée entre nous et le vidame de Châlons au sujet du
droit de régale; le vidame a demandé que nous fissions décider la
querelle par serment d'hommes sages, clercs et laïques. En consé-
quence, nous lui avons assigné jour à Paris, et en même temps
nous avons convoqué nos sages hommes (hommes est ici synonyme
de vassaux), c'est-à-dire les êvêques de Beauvais , de Paris et de
Heaux, le comte de Beaumont, le comte de Ponthieu, Simon de
Montfort, Guillaume des Barres, Guillaume de Garlande, etc. (1) d
Il semblait qtie le roi jugeât en personne; l'arrêt se rendait toujours
en son nom, et dans le langage ofGciel il n'était attribué qu'à lui
seul; mais la présence de ces assistans était à tel point importante,
que c'étaient eux qui signaient l'arrêt. Entre autres exemples qui
attestent cet usage, on en a un de 10A7.
Descendons encore au rang inférieur. L'homme qui est en cause
n'est plus un baron, c'est -un simple gentilhomme " tenant eu fief, d
Voici par exemple, dans un arrêt de l'an 1300, un certain Gode-
froy de Roye, qui est quaMé d'écuyer et qui « tient en fief n du
comte de Vermandois. Ce comte de Vermandois n'est autre, & cette
époque, que le roi de France lui-môme; mais la qualité de comte
et celle de roi ne se confondent pas; ce n'est pas au roi que l'écuyer
(1) Bootaric, AeUi duparl*mmt d» Pan», l. I".
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MS lETVB DES Btnx veirBE».
s'adresse, c'est an comte. H comparait doBc i U cour du comte
de Vermandois. Or farrât neas montre que cette coor, présidée
par le représentant da comte, qui est le bailli royal de Saint-QueD-
tîn, est composée des > bonnnes de fief, > e'est-à-dîre des pairs et
deséganx du gendlbemme quieeteo caose (i). Le recueîï qui est
conna sous le nom iFBtabliaamatm de saint l^mt explifiie tris
clairement la règle qui denit être snrrie dans tous les cas analo-
gues. Si une plaint» est portée contre le roi, y est-il dit, lie nji ne
peut pas refitser de faire droit; a ains doit commander à son baHKf
que il fasse semondre les gens des plus prochaines parusses, et les
prochains chevaliers et les prochûns serjans (lelfïs, et les prechaioe
barons, et si il est prouvé que ce soit la droiture du roy, elle- Im
remaindra, et tout ainsi i Tautre partie si la gmt garantit que ce
soit leur droiture. ■
Le jngen)<;nt par jurf, ou, comme on disait alors, fe jugemoit
par pair';, était donc obligatoire pour toutes les catégories des gen-
tilshommes. Il en était de mAme, k l'époque dont nous parlons ici,
pour la classe des non-nobles. On peut lire dans presque toutes fes
chartes que les bourgeois ne devaient être jugés que par les boirr-
geois. II est vrai que ces chartes réservent ordînarrement au pnivftl
royal le jugement des crimes qui pouvaient entraîner la peine capi-
tale; mais il faut bie* entendre que ce prévôt ne jugent pas senl.
Le» EtnMtiaemrns de saint Ij}«is montrent en plus d'un endroit qu'il
devait ftlre assisté de fugeurs, et qnll étah tenu de les constater
avant de prononcer ses arrêts. L'anôenne contume de Tilormandie,
rédigée au temps où cette province était entrée dans le doraaûte
royal, exigeait que tons juges royaux « ne jugeassent que par avis
de l'assistance. » Le jurisconsalte Pierre de Fontaines mentionne
aussi \w,jugntm, et déclare qwe la sentence doit être rendue con-
fbrmémKUt à l'avïs de la majorité (2). Dans beaucoup de chartes Ai
XII* et du xitr" sif^dé, nous fisons que le prévôt doit rendre !a jus-
tice « avec les échevins. " Le prévôt de Paris prononçait ses juge-
mens dans le lîeti qu'on appelait le paHmr aux boargeots, et Ton
ne peut guère douter que plusieurs de ceux-ci ne lui servissent de
jurés au xir siècle et au xni".
H ne faut pas nous représenter ces bàîHis et ces prévôts comme
de» magistrats d'aujoiffd'hui. Ils étaient des hommes dVpée et des
administrateurs. Transformer ces hommes en joges omnipotens et
les charger de prononcer seuls sur la vie et les biens des autres
hommes eût été une sorte de monstruosité, et ne pouvait guère ve-
(1) OUm, t. II. p. 443.
(S) L» Cornât de PUrrt cU Fonlaiit», dMp> xu.
, Google
l'orcahisatish JtrSICIAIRC. M3
nir à f esprit de personne. Ni tes sujets ne l'auraient admis, ni les
rois ne faaraîent tenté. Aussn ces fonctiennaires ne rendaieDt4ts la
justice que comme tons les Beîgneurs la rendaient, c'est-à-dire « en
assises. i> — « En assises, dît ïe jurîscousplte Boueiller, doivent
£tre tous procès décidés, tous d'imes connus et punis... Assis* est
une assemblée de sages hommes dit pays que fait tenir ou tient le
bailli de la prorince. » En elïet, dans la foruaule de nomination
d'an bailli en lit cet article : « Nous hii donncHis plein pouvoir de
tenir nos plaids pour nous, de semoodre et eonjarer de lof nos
juges et hommes jugeans en notre eottrt, et de leur jugement
exercer et accomplir (1). » Bn exemple nous donnera Tidée de la
manière dont le bailH ou le prévôt royat conroquait les asEÔses;
voici «ne lettre- formule de l'année 1318; « Nous, Michel, bailli de
Termandois, au prévôt de Montifidier, saint; noos vous mandons
qne vous fassiez crier nos assises de Montdîdîer soIenneTIemnit ao
dimanche de la Chandeleur aux lieux aecontumés, et fassiez ajour-
ner le» hommes du roi jugeans en la ehâ*eltenie de Montdidier, que
ils soient auxdîtes assises ^ suflisamment que les causes puissent
être délivrées. » Le bailli on le prévôt n'était donc que le président
d'un jury et Texêcuteor des arrêts. Pour assurer ïa pleine liberté
d^e ce jury, il était quelquefois interdit au bailli d'assister à ses dé-
libérations. Dans Tancienne coatume de Touraine, l'autorité des
jurés était si grande qu'if suffisait de ropposïcion d'un seul d'entre
etia pour empêcher de prononcer une condamnation (2). Ces hwnmes
jugeans, ce» jugeurs dont parlent les vieilles ordonnances et les cou-
tumes, n'étaient pas encore à cette époque des légistes de profes-
sion. C'étaient des gentifebomraas, s'il s'agissait dte juger un
gentilhomme; c'étaient des bourgeois, s^I s'agissait de juger un
boiii^ois. Toujours ils étaient Ie».égaux et les pairs de ceux qui
étaient en cause.
Ce qu'on appelait alors « la cour du roi » n'était qB"one assise
semblable à toutes tes autres assises dVi pays. Elle n'était pas un
tribunal permanent, encore moins était-elle un corps de magistrats.
Elle était lâ réunion des plus hauts vassaux du duché de France as-
semblés pour juger l'un d'entre eux. Aussi ne pensait-on même pas
à lui donner une résidence fixe. Elle voyageait avec )e roi ; elle le
suivait h cfieval sur tes grands chemins; si un procès se rencon-
trait, on descendait de cbevial, et sous la tente ou au pîcd d'un
arbre on écoutait les plaideurs, et Fon prononçait l'arrêt. Cependant,
comme eliacun voulait être jugé par ses pairs, il fallait modifier la
(1) BiUteiller, Sommt rwralt, tilri ht.
(S) 0km, t. Il, p. ta».
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su UTCE tus vt
umpostioD de U coor SDivant rimportaoce des iccosés oa des
plaideurs. Le baron Toolait Toir siéger parmi ses joges des barons
comme loi. absolument comme le boorgeùs Tonlait toit sàéga des
bourgeois dans • le plaid d'écberiiiage. ■
Tous ces vieux principes do moyen âge <»t dî^iam rers le
XI** siècle, et ils ont laîseé peu de traces. Les ordonnances n'en
font plus mention ; les junsuMoulles n'y font que des allosioos
assez vagues. Il semble qu'on ait voulu en étouffer même le souve-
nir, et ce n'est pas sans difficulté qu'on en retronve les vestiges et
les témoignages en France. Il exisw pourtant un recueil de lois, mt
code complet dans lequel nous pouvons v<Hr comment fmctioniiait
la procédure par jury au moyen âge. Ce code a été mis en écrit
loin de la Fruice; mais il n'en est pas moins un code tout français.
II a été rédigé en Palestine et porte le titre d'Auites de JénaaUm.
Les premiers croisés, presque tons sortis de France, avuent em-
porta' avec eux, comme il arrive toujours, leurs lois et leurs usages
aussi bien que leur langue. Arrivés au but de leur voyage, ils
mirent en écrit leurs coutumes, c'est-à-dire les coutumes dn pays
qu'ils avMent quitté. Cette œuvre législative, plusieurs fois retou-
chée et augmentée dans les générations suivantes, représentait à
fidèlement la législation de la France du xi' siècle, que beaucoup
d'anciens jurisconsultes ont soutenu qu'elle n'était autre que l'an-
cienne coutume de Paris elle-même, et que plusieurs invoqu^ent
les AuUeB de Jérusalem comme un témoignage de la vieille légis-
lation française. Or nous voyons dans ces Aisiseï que le roi n'avait
le pouvoir judiciaire qu'à la condition de l'exercer avec des jurys.
La règle du jugement par les pairs y apparaît comme une de ces
règles anciennes que nul ne songeait à discuter. Pourjuger un baron,
le ro! ou son représentant ne faisait que présider un tribunal que
l'on appelait u la cour de baronnie. i> Pour juger un boui^eois, le
représentant du roi, c'est-à-dire le bailli, n'était ausM que le pré-
sident de fi la cour des bourgeois. » Partout le jugement apparte-
nait à des jurés, u Après que le bailli est assis en son siège en la
court, il doit oîr amiablement les plaideurs,... et puis doit com-
mander aux jurés que ils fassent le jugement (1). » Cela nous donne
l'image de ce qui se passait en France au xi* siècle. En voulons-
nous un autre témoignage, nous le trouverons en Angleterre, car
l'Angleterre et la France, ces deux pays aujourd'hui si différens, se
ressemblaient au ïii' siècle, et avaient, à peu de chose près, les
mêmes lois et les mêmes institutions. Les assises et les jurys am-
bulatoires de l'Angleterre n'étaient que la reproduction exacte de ce
(1) Auint tU Jinaaltm, Cour du iKurgtois, chsp. it; cf. cbapitre da PliiUant.
, Google
L ORGANISA TIOX JUDICIAIRE. . 5&&
qui se pratiquait alors en France. Les Normands n'avaient fait en cela,
comme en toutes choses, que transporter dans leur nouveau pays
1^ usages et les lois de celui qu'ils quittaient. Lorsque le juriste
anglais Litlleton ^crivait en français les lois d'Angleterre, il repro-
duisait presque trait pour trait les lois de la France, non plus telles
qu'elles étaient de son temps, au xV siècle, mais telles qu'elles
avaient été à l'époque où les cooquérans étaient venus de Norman-
die. La langue de ce juriste anglais était la vieille langue française,
et ses lus étaient aussi les lois de la vieille France. Quand il parle
de ces jureurs qui siègent en assises et qui prononcent aussi bien
sur le droit que sur le fait, il ddcnt une institution que la France
n'avait plus de son temps, mais qu'elle avfût autrefois possédée
aussi complètement que l'Angleterre.
Quand un peuple perd une de ses institutions de liberté, il ne
doit en général accuser que lui-même. Les droits périssent presque
toujours parce que les hommes négligent de les pratiquer. Ils ne
leur sont pas arrachés, ils leur tombent des mains. On croirait à
première vue que le jugement libre par jurys ait été enlevé à la
population française par la violence ou par l'adresse des rois; à ob-
server les choses de plus près, on voit que c'est le contraire qui est
vrai. Les hommes seraient restés en possession du droit de se juger
les uns les autres, s'ils n'avaient renoncé d'eux-mêmes à ce droit.
La liberté est toujours un lourd fardeau. Se gouverner soi-même
est un travail que les peuples énergiques peuvent seuls entre-
prendre; se juger soi-même est aussi une occupation fort labo-
rieuse. A siéger aux assises et aux plaids se perdaient de nom-
breuses journées : c'était autant d'enlevé ou au travail lucratif ou
au plaisir. Ce n'est jamais un jeu que de juger ses semblables. Pour
ne pas se laisser duper ou corrompre, 0 faut une conscience bien
sûre; pour condamner, il faut faire un grand effort sur soi-même.
Nous voyons aujourd'hui que beaucoup d'hommes ne se sentent
pas dans l'âme la force nécessaire pour prononcer le mot qui en-
traînera une condamnation; pourtant le juré d'aujourd'hui ne con-
naît pas l'accusé, qui est rarement de sa classe et de sa condition
sociale, et qui n'a jamais eu avec lui aucune relation. Combien fal-
lait-il plus d'énergie et de ferme volonté à une époque où le juré
appartenait nécessairement à la même classe que l'accusé, où il
était son égal, son pair, son compagnon, souvent son ami, où il
avaitles mêmes habitudes et les mêmes intérêts que lui, où ils s'é-
, Google
Skffi KeyiOE BEB VEUX nom»».
iaîenl tus' ensemble k lagnsEre, ensemble au tnavAil on au plaisir,
enaemble dans tsa mêmes asBiaes où tous tes deui avaie<it siégé
cent foisl Nos jurés d'aujourd'hui nous dooneraient d'ailleurs uq^
idée fort incomplète de fles juréa du. moyeo àga. Lç devoir d£ justice
était singulièrement pénible à remplir, si l'on eo jage pw la Inngott
définition que nous en trouvans dans un code de se- teoupa-làt
L'homme qui est appeléà juger <iDit d'^rard n aller à la court de son
seigneur; » là, il n'a pas seulement à écouter « les clameurs e« les
respons, » c'est-à-cËre les longues plaidoiries; il doit eocord, s'il
en reçoit l'ardre du seigneur, « aller à conseil de celui à qui sm
seigneur le donnera, » c'est-à-dire être avocat d'office; il feut en-
core assez sonvent qu'il aille « voir le meurtre et l'iiomicide, et le»
choses de quoi l'on se clame, » c'est-à-dire qu'il fasse L'offic» éa
nos magistrats instructeurs; il doitniême" aller par tout le royaume,
quand le seigneur lui commande, faire devise de terres, faire en-
questes et toutes les autres choses que tes hommes de court doivent
faire quand le seigneur leur commande (1). » Ce n'était donc pas
une petite affaire d'être juré. Cette fonction, qui é^ait toujours ab-
solument gratuite, coûtak sne grande dépense de tem^ et d'ar»
gent. Un vieux capitulaire de Charles le Chauve enjoignait k tous
ks hommes libres de se randre atu plaids « munis et garais de
toutes choses, comme s'ils allaient en guerre. » Les armes ea efitt,
sans parler des provisions^ ne leur étaient pas iouliles, car, d'après
les usages du moyen âge, œlui qui perdait sa csose pouv»t en «p-
peîer comine il fait de bos- jours; H y u/tàî seulement cette diCÊ^
rence, qu'au lieu d'^peler sa partie adverse devant une astre jn»-
tiiction, c'étaient ses joges eux-nêmes ifii'il aftpelait, c'étaient eiu
qu'il prenait à partie ]>our l'avoir « faussement jugé, n tt appelait
non pas le président du jury, e'est-à-diFe le- seigneur ou Le tocûUÎT
mais les jurés eux-mêmes, ^rce que c'étrâmt ceux-ci qai avaient
réellement prononcé la sentence. Gesifngnlier appel n'était pa»vîd6
par un procès neuveau-; la régie universeHe était qu'il fût ridé par
un combat l'épée an poing eb en chnmp clos. Le ju^ appelé devait
donc se battre en personne conlreeelui qa'il venait de condamne».
Ces n.'iages s'adoucirent au xiii* siècle, en ce sens que le combat
fut peu à peu remplacé par un nouveau procès; mais les juges coa-
tinuèrent à être appelés et mis en cause comme resjXinsableB de
leurs jugemens. Ainsi les. hommes qui si''geaienL duns les aasisea
et Its plaids de ce temps-là n'avaient pas seulement, cormme oes
jurés d'aujimrd'hui, à émettre leur cf)iRion sur vne simple question
de fait. Véritables juges,, ils prmioaçaient k In kâa sur le ^t,. aot
(1) Anim de-
,, Google
l'oRGUUSATION JCDICUIIIE. »&?
la. Isi et sur la peine ; mais autant leur droit était étendu, autaiM
leur responsabilité était lourde;. Repcésentotts-nous ce juré du aoyeo
4ge. Qu'il soit baron ou bourgeois, peu importe; il a quitté ses af-
r;ures pour venir « au plaid; n ït a déjà peut-être perdu plusieurs
journées à instruire l'afliire, à visiter les lieux, à chercher les cou-
pables et à confronter les tAmoiasi le jour de la délibération venu, il
faut qu'il donne son avis sur lé fait en Htige, ri faut qu'il dise en
môme temps quelle est la loi ou qjielle est la coutume, et il faut
encore qu'il prononce lui-même quelle doit être ta peine. Son opi-
nion, il doit l'exprimer tout haut, en public, devant l'accusé qui le
regarde et qui a le droit de l'interpeller. 11 sait enfin que celui qu'il
condamne va l'appeler pour « taux jugement, » et il doit être prêt
à exposer sa vie ou sa fortune pour soutenir l'opinion <ja''il croit
j'usle.
Voilà à quel prix les hommes possédùent alors ce que noug ap-
pellerions auj/)urd'bui la liberté de se Juger les uns les autres; mais,
que cela fût une liberté et un droit, on ne l'etlt pas facilement per-
suadé aux hommes de cette époque. Ils y voyaient plutôt un devoir
très rigoureux. Ils l'appelaient « le service de plaid, » et Us le con-
srdéraient comme une des plus lourdes charges de la vie sociale de
leur temps. Ils le mettaient au même niveau q,ue le service de
goerre. Lorsqu'un homme était investi d^un fief, on lui faisait jurer
it de faire fidèle service, à savoir g;uerre et plaid. » Les coutumes
féodales considiiraient le refus d'assister aux plaids comme un cas
de félonie dont le suzerain pouvait à la rigueur s'autoriser pour re-
prendre le fief. Les coutumes de village spécifiaient fréquemment
que le paysan qui manquerait au plaid serait puni d' une amende (1).
n fallait donc une pénalité pour obliger les hommes à remplir ce
devoir de justice, fis faisaient tous Teurs eflôrts pour s'y soustraire,
et demandaient comme une grâce d'en être exemptés. Ils s'adres-
s^ent à l'église pour faire arriver leur vœu jusqu'aux rois. Un con-
cile du IX' siècle se faisait forgane du désir des populations, et
réclamait contre ce service de plaid, qui détournait les pauvres de
leurs travaux. Déjà auparavant, Charlemagne avait dû accorder
« que les pauvres ne seraient plus contraints de se rendre aux
plaids; » mais les plaintes continuèrent. Les documens du xi' siède
sont remplis des preuves de la répulsion générale des populations
pour l'exercice des fonctions judiciaires. Les paysans surtout conr
ùdérfùent cette obligation d'assister aux plaids comme une des plus
cruelles de leurs « corvées. » Ils se plaignaient d'être sans cesse
distraits de leurs travaux pour aller juger. Témoin ces paysans de
(I) HiDwer, (et Paytant i* VAltwx, p. 26, 100.
, Google
M8 RBTDE DES DEOX HONDES.
Normandie qui, parmi leurs principaux griefs contre l'état sodal
de leur temps, articulaient celui-ci :
Tant y a plaintei et qaer«lle«.
Ne peurent une hcaro avoir paix.
Tous les Jiurs sont, ditcnt, aux plaida]
Plaida de Toréts, plaids de monnaies.
Plaids de poarpriie, plaids de veies (cbemins),
Plaids do blet, plaids de mautes.
Plaids de Téauté, plaids de toutes (redevances);
Tut y a prévôts et bedeaux (sergents do justice).
Et tant baillis vieux et nouveaux,
Ne peuvent avoir paix nulle heure (<).
On conçoit en effet qu'avec les habitudes chicanières et l'esprit
processif du moyen âge la fonction de juger fût devenue un travail
très absorbant. Les situations sociales étaient alors si diverses, les
droits et les obligations qui en résultaient étaient si compliqués,
que les conflits éclataient à chaque instant. Tout était matière à
contestation. L'existence était un long procès, si elle n'était un long
combat. Les plaids avaient à décider une foule de questions dont
nous n'avons même plus l'idée aujourd'hui. Au criminel, c'était
l'usure, c'était le blasphème, c'était la sorcellerie ; au civil, c'était
la série des discussions au sujet des droits seigneuriaux, au sujet
des marchés ou des moulins banaux, au sujet des corporations, au
sujet des dîmes ou des excommunications : procès sur le droit de
monnaie, procès sur la préséance, procès sur l'authenticité des re-
liques, on n'en finissait pas. L'œuvre de la justice était incompa-
rablement plus étendue et plus difficile qu'elle n'est aujourd'hui.
S'il eût fallu que ta population se chargeât d'un tel travail et si l'on
eût appliqué dans toute leur rigueur les règles du service de plaid,
il ne serait plus res',é de temps pour l'agriculture et pour les mé-
tiers. Les hommes ne se rendaient donc aux jugemens qu'à contre-
cœur, et nous pouvons tenir pour certain que, lorsqu'ils s'y ren-
daient, c'était bien moins avec la pensée d'exercer un droit qu'avec
la crainte d'encourir une amende. Il en était des bourgeois comme
des paysans. Lorsqu'ils se firent donner des chartes de commune,
ils prirent soin d'y faire écrire que le service de plaid serait ou
supprimé ou du moins fort adouci. Beaucoup de chartes et d'ordon-
nances réduisirent le nombre des plaids obligatoires à trois par an.
La plupart des constitutions municipales simplifièrent le service de
la justice; ici, le nombre des jurés fut réduit à quatre; là, les fonc-
tions judiciaires furent réservées aux échevins, et la foule des bour-
geois en fut débarrassée,
(1) Roman de Rou, d'après la Icçod de Dacangu.
, Google
l'organisation judiciaire. 5&d
La classe des nobles ne mettait pas plus d'empressement à juger
que la classe des bourgeois ou celle des « vilains. » Oa voit bien
dans les documeos que le gentilhomme qui se trouvait accusé tenait
fort à être jugé par ses pairs, c'est-à-dire par un jury; mais on voit
aussi que les pairs ou jurés mettaient peu de zèle à se rendre aux
jugemens. La diiri(;ulté de les réunir en tribunal était si grande,
qu'il fallut admettre que c'était assez de quatre hommes pour for-
mer un jury, et qu'on en vint môme à se contenter de deux et quel-
quefois d'un seul. Il fallait bleu que la règle se relâchât devant la
négligence el le mauvais vouloir de, tous. La cour du roi par exem-
ple aurait dû être composée de tous les vassaux immédiats du
duché de France; mais il était presque impossible d'obtenir leur
présence. Le roi ne convoquait donc pour chaque procès que quatre
bu cinq d'entre eux, et il est vraisemblable que, si quelques-uns
se plaignaient, c'étaient plutôt ceux qui étaient appelés que ceux
qui étaient exclus. Quand nous voyons un suzerain, à titre de pré-
sident d'un tribunal, choisir lui-môme les jurés, cela nous parait
la violation du principe même du jury, et nous sommes tentés
d'accuser ce suzerain d'une monstrueuse usurpation; mais le roi
ne faisait que subir la loi de la nécessité. S'il n'appelait pas tous
ses vassaux au jugement, comme il l'aurait dû d'après la règle,
c'est parce qu'il savait que ceux-ci refuseraient d'y venir, et qu'il
n'avait d'ailleurs aucun moyen pratique de les contraindre; il devait
donc se contenter d'en appeler quelques-uns. II prenait ceux qui se
rencontraient, ceux qui voulaient bien venir, ou ceux qui, venus
auprès de lui pour quelque affaire ou quelque sollicitation, ne pou-
vaient pas décemment refuser « de l'aider en sa cour. » On est
surpris de voir que dès le xii" siècle il ne siégeait plus dans la cour
du roi qu'un très petit nombre de barons, et d'y trouver au con-
traire presque toujours des officiers royaux tels que le booteiller,
le chambellan, le chancelier. Ce n'est pas que les rois aient calculé
qu'il leur serait utile d'avoir des juges qui dépendissent d'eux per-
sonnellement; c'est que, les barons n'aimant point à venir siéger,
U fallait bien constituer le tribunal avec les gentilshommes que les
rois avaient sous la main et qui ne les quittaient guère. Ne disons
pas que les rois composaient leur cour de qui ils voulaient; disons
plutôt qu'ils la composaient de qui ils pouvaient. II en était de même
aux assises des baillis royaux. Ceux-ci avaient une peine infinie à
réunir les vassaux nobles qui devaient faire autour d'eux l'olTice
de jurés. En vain frappaient-ils d'une amende les absens. Il parait
qu'on se résigna plus facilement à payer l'amende qu'à quitter ses
aOaires ou ses plaisirs pour le fastidieux labeur des assises. Le pûe-
ment de l'amende devint l'usage, et la présence aux assises fut l'sx-
, Google
I&B KÏTUe i>E6 DEÏÏX MONDBS.
c«p^n. On en vint même pea à pen i ce point que le service de
plaid se chaggea en une amende ri^gulièrement payi'-e. tJn registre
de comptes du bailîîagç 3e Tours, à l'aune 1307, porte parmi îe«
recettes « les cinq sois queles hommes nobles d» hnilliageoiit accoo-
tumé de payer pour chaqae manfjnemenl atix assises, » On aimicft
doncmieuxpayerrpie juger. La conséquence de cela était inévitable:
au siT' siècle, nons trouvons encore n le plaid » fréquemment men-
tionné dans les cliarles; mais, ne nous y trompons pas, ?1 ue s'agit
plus d'un service de justice, il s'agit d'une coninbution pécanaîre.
Le jugement par jurys a presque entièrement disparu, et il n'est
resté à la place qu'un impôt. Il en fut de cela comme du service de
guerre; les hommes s'en exemptèrent peu à peu, et natureUement
ils en payèrent l'exemption, en sorte que les mots hêriban, ost,
chciumcbée, cessèrent de désigner le service militaire, et devinrent
des noms d'impôts.
Il nous parait donc certain qu« le jugement par jurjs n'a pas été
enlevé violemment ou par ruse aux populations; les populations y
■ont renoncé d'elles-mêmes et ont dem.-mdé d'en être alFranch'^es.
Bourgeois,. pays ;ns, gentilshommes, tous ont voulu se décharger dtk
fardeau de la justice. Le droit disparut parce quTl fallait se donner
trop de peine pour rexercer. La liberté fut supprimée parce qu'elle '
coûtait trop de travail.
Quand la majorité d'un peuple se refuse à un travail, îl se
trouve naturellement quelques hommes qui offrent <le s'en acquitter
au nom de tous, moyennant qu'ils en tirent un juste profit. Dé-
chargez la population du service militaire, et vous aurez aussitôt
une armée soldée. Déchargez-la du souci de s'administrer elle-
mëmej et vous aurez un corps de fonctionnaires. Déchargez-la du
soin de juger gratuitement, îl se présentera des hommes qui fe-
ront profession tle juger. C'est ce qui arriva au moyen âge.
Les historiens modernes n'ont pas manqué d'être frappés 3e
rimportance que prir<:nt les légistes en France à partir du sni* siècle;
mais ils se sont quelquefois mépris sur le caractère de cette classe
d'hommes et sur la nature Ai la révolution qulls ont opérée; T!s
nous les représentent volontiers comme des novateurs et des révo-
lutionnaires qui auraient commencé par découvrir le droit romain,
et qui se seraient ensuite armés de ce droit pour attaquer le régime
féodal et pour TaSre triompher leur classe bourgeoise et la royauté
àla fols. Rien de tout cela s'est coid'orme à ce que nous motrtrent
■ Google
L'oKGANISATION 3CDICIAIBE. "S&l
ies âoomnens'du^Dyen âge. Ces lé^stes n^ont pas eu à déoouunr
le droit romain, par le caisoa -que lesicodes de Rome n'avaient Ja-
'mais craséd'éue eonnne ea France, d'être étudiés et Iraduits,
d'être citi*s et inv07ués; onen riUroiiyedes articles jusque dansles
c^pitulaires desCnrlovingiens. Ces màmes légisteg, loin d'attaquer
comme on le dit le droit 'féodal , en ont au contraire soutenu énei^
gicjuemeBt les principales règles, et, plutôt que de battre en brèche
le régime:social de leur temps, ils se sont attachéfi d'ordinaire à le
régulariser et à l'affermir. Quelqu'un qui leur eût dît qu'ils étaient
des novateurs les aurait assurément fort étonnés.
■La naissance de cette classe des légistes et ses progrès sont des
faits bien plus simples et plus naturels qu'on ne le croit générale-
ment. A mesure que la plupart des homm-s s'affrancliissaient du
devoir de juger, s'éloignaient des plaids et des coure féodalra, et
laissaient transformer le service de justice en une amende et en un
impôt, î! se trouva quelques hommes qui, par goût ou pnr intérêt,
firent exception à l'insouciance générale, et prirent à rœur de juger
les procès et d'appliquer les lois. Ils furent aesidus aux plaids et
aux assises; ilis gravèrent dans leur mi^moire les coutui-es du pays
et les arrête des cours; ils prirent k pei le de lin; et d'étudier les
recueils de lois qui existaient alors, c'est-A-tlire les lois romaines
et les lois ecclésiastiques. On appela ces hommes de« légistes. Le
mot ne désignait nullement des fonctionnaires, et n'était pas syno-
njTne d: magistrat; il marquait seulement que l'homme à qui l'on
donnait ce litre avait l.i cotinaiseîmce des lois et se plaisait à les
étudier. Être légiste n'étwt ni une dignité, .ni môme une profi'Ssion ;
c'était un goût, une aptitude, un certain tour d'osprit joint à une
certaine application. On était légiste à peu prés comme on est doc-
teur en droit. Quelquefois on méritait oe titre par un examen subi
dans les écoles; quelquefois aussi on 'était réputé Ir^giste par cela
seul qu'on savait les coutumes, et qu'on remplissait le devoir de
justice avec plus d'assiduité et plus de soin que la foule. Qu'on fût
d'ailleurs laïque ou ecclésiastique, bourgeois ou gentilhomme, c'é-
tait de peu de conséquence; il n'était pas nécessaire non plu- de
porter une certaine robe. On pouvait être légiste et homme d'épée
tout à.la foie; le sire de Joinville était un légiste.
Les premiers légistes furent des prêtres. iDurant tout le moyen
âge, le clergé fut fort attentif à étudier les lois romaines, A rédiger
ses propres lois, à observer même les lois féodales. Il appliquait
.tour à tour les unes-et les autres dans ses u cours de chrétienté » et
dans ses eours séculières. >llsawt impossible de «citer le plus an-
inan des légistes, car c'estuoc'cbalne donttmaie peut saisir le pre-
inâer anneau;; mais iliiaut citer an uioinfi parmi les plus aasisns
■ Google
552 REVUE DES DEUX MONDES.
l'archevêque de Reims HÏDCmar, le moine Abbon de Fleury, et ce
LaDfranc, abbé du Bec en Normandie, dont un vieux chroniqueur
dit : H 11 était instruit dans les lois ecclésiastiques et séculières, et
les juges des cités acceptaient ses décisions avec applaudissement. »
Après lui, et parmi les plus fameux, il faut compter Yves, évêque
de Chartres, auteur d'un traité de législation, puis un autre évéque
de Chartres, Jean de Salisbury, puis un cardinal nommé Matthieu
d'Angers, qui avait professé un cours de droit, et enfin le pape In-
nocent 111 lui-même, qui s'était fait d'abord une réputation comme
légiste.
Les ecclésiastiques se livraient si volontiers à l'étude du droit
que plusieurs conciles crurent nécessaire de tempérer leur zèle- Un
concile de Reims, en 1131, se plaignait « de la mauvaise et détes-
table habitude qui s'était établie parmi les moines et les chanoines
d'apprendre les lois pour gagner de l'argent. » Déjà un concile plus
ancien avait reproché aux ecclésiastiques « de se plaire au milieu
des procès, d'être trop assidus aux assises, d'y disputer avec trop
de chaleur, et de se faire les avocats de toutes les causes. » Plu-
âeurs conciles interdirent aux clercs de se faire avocats ou pro-
<nireurs, à moins qu'ils n'en eussent obtenu la permission de leur
évoque. Un concile de Tours, en 1163, excommunia les moines qui
s'éciiappaient de leur monastère pour aller étudier le droit. Quel-
ques historiens, étonnés de ces prohibitions sans cesse renouvelées,
en ont conclu que le clergé avait de la répulsion pour l'étude du
droit. Le contraire nous paraît plus vrai. Ces mesures de précau-
tion que le clergé se croyait obligé de prendre contre un zèle excessif
prouvent précisément l'ardeur de ce zèle. Il suffit d'ailleurs d'ob-
server attentivement tous les articles des conciles sur ce sujet pour
voir qu'ils n'interdirent jamais d'une manière absolue aux ecclé-
siastiques l'étude des lois ni la profession d'avocat. Légistes, avo-
cats, procureurs, tout cela a eu sa source première dans le clergé.
Les écoles de droit furent fondées par le clergé ou tout au moins
sous sa protection. L'école d'Orléans était l'une des plus fameuses;
beaucoup de ses maîtres étaient ou devinrent des évéques. Un as-
sez grand nombre de cardinaux et plus d'un pape avaient com-
mencé par être des professeurs de droit ou des « maîtres en parle-
meat, » comme Clément IV. Être légiste fut longtemps le plus sur
moyen d'avancement dans le clergé. Quelques-uns de ces ecclésias-
tiques restaient dans les tribunaux d'église; la plupart remplissaient
les tribunaux seigneuriaux ou royaux. On peut voir par les vieux
registres des Olim comment le parlement de saint Louis était com-
posé; les clercs y formaient la majorité, et parmi eux il y avait
quelques évéques, quelques archidiacres, et, en plus grand nombre,
■ Google
LOncANISATION JUDICIAIRE. SSS
des moines de l'ordre des frères prêcheurs ou de l'ordre des frères
mineurs.
Beaucoup de gentilshommes aussi se lîrent légistes. On ne voit
pas qu'à cette époque la noblesse ait marqué de la répugnance ou du
mépris pour l'étude du droit. Son premier devoir n'était-il pas de
rendre la justice, soit dans ses cours féodales, soit dans la cour du
roi? Dès lors n'était-il pas naturel qu'un gentilhomnie fût soucieux
de connaître les lois et les coutumes? Si tous les seigneurs avaient
eu le sens politique et l'intelligence des intérêts de leur classe, i^
se seraient livrés tous à cette étude. Tenons du moins pour certain
que ceux d'entre eux qui comprenaient leur intérêt en même temps
que leur devoir devaient donner autant de soin à l'étude des lois
qu'à l'étude des armes. Il n'en a été autrement qu'à l'époque où la
noblesse est tombée en décadence. Au moyen âge, les chroniques
mentionnent fréquemment tel homme noble « qui était savant en
droit; » on lit plus d'une fois dans les chartes ces mots appliqués
au même personnage : ii chevalier et docteur en lois. » Froissart
parle « d'un vaillant homme et de grande prud'homie, chevalier en
lois et en armes. » Et la manière dont il en parle montre que cette
union de deux genres de mérite lui paraissait toute naturelle et
n'avait rien qui étonnât; ce n'était ni une exception ni une rareté.
On trouve au xi* siècle un fils d'un comte d'Évreux qui écrivit un
livre de droit canonique, comme on trouve au xiv* siècle un Tal-
leyrand-Périgord qui se fit connaître par des études sur la juris-
prudence. Philippe de fieaumanoir et Pierre de Fontaines, dont
rions avons les livres, étaient des gentilshommes, et ce dernier
nous fait savoir qu'il écrit pour un gentilhomme « qui veut que son
fils s'estudie es lois et es coustumes, si que, quand il héritera, il
sache faire droit à ses sujets, et retenir sa terre, et ses amis con-
seiller. »
Après les ecclésiastiques et les gentilshommes, les bourgeois à
leur tour étudièrent le droit, N'étaîent-ils pas appelés à juger, eux
aussi, soit dans les plaids d'échevinage, soit dans les assises? Si la
plupart des hommes de cette classe aimaient mieux s'occuper de
leur commerce ou de leur industrie, quelques-uns au contraire pri-
rent goût à siéger comme juges ou à parler comme avocats. La so-
ciété du moyen âge témoignait un très grand respect à ces légistes;
la pratique des lois, en ce temps-là, honorait autant que celle des
armes. Aussitôt qu'un bourgeois s'était fait connaître et apprécier
comme légiste, on le regardait comme au-dessus de la classe ordi-
naire, et l'on trouvait juste et naturel d'en faire un noble. Non-
seulement les rois anoblirent par lettres spéciales quelques légistes,
radis il arriva même que ces anoblifsemens individuels ne semblè-
, Google
TEfntphisnecessatres, et il devînt de i^Ie qu'on légiste fôt noble de
plein droit. » Op sachez, dit un jurisconsulte du moyen âge, que le
feit Javocassçrie est lenti et compté pour Chevalerie, car'lout ainsi
comme les Tihevatrers sont tenus de combattre à l'espéi; pour le
drolct, ainsi sont tenus les avocats de combattre etsoulenîr le droiot
par leur prifique et science, et pour ce ils sont appelés chevaliers
es lois, eft ils peuvent porter d'or comme les chevaliers (1). » "Ce
n'était pas la faveur on la politique des rois qui les snobltssait,
«'était l'opinion publique. Toutes ïes classes, même la noblesse,
consentaient à leur élévation, et l'on ne voit pas qu'à cette époque
il fût de mode (te protester contre ce qu'on appela plus tard la no-
blesse de robe. 'Nul n'avait encore pour celte classe ce superbe mé-
pris qu'exprime Sairrt-Simon. Les It'gistes marchaient de pan- avec
les seigneurs, et on leur donnait même Tolontiers le titre de « seï-
gneurs es lois, a
C'est ainsi que se formèrent les légistes. 'Ib n'étaient pas une
caste particulière, ils appartenaient à touies les classes. Ils ne pré-
teDdaientTiirlIemfflit transformer ia société; s'ils s'étaient présentés
comme des novateurs, tous les tribunaïux, ecclésiastiqnes ou laïqueB,
seignetu'iaux ou royaux, féodaux ou bourgeois, Ibb auraient repous-
sés. Ils s'annonçaient simplement comme des hommes d'étude et de
conscience. Ils n'avaient que la prétention de jugpr tes procès ou
d'aider les plaideurs. On leur fit bon accueil, et on les honora. Si
Ton en croyait quelques historiens, ce seraient les rois qui anràieDt
introduit'ies légistes dans les iribimaTix, afin dereiiverserplus aÎBé-
raent le régime Téodal. Il y a là mie erreur. Ces légistes tigurèrent
dans les coui-s féodrfles et dans les cours eccîésiasiiqwes aussi bien
que dans les tribunaux royaux. L'échiquier de Normandie comptait
dans son s.^in diis légistes avant la réunion do cette province à la
couronne. Il en était de même des assises des comtes de Cham-
pagne, Les duos, les comtes et les évèques app' luient à eox les lé-
gistes avec autant d'empressement que pouvaient le faire les rois.
On savait qu'ils étaient utiles et nécessaires, pnrce que seuls ils sa-
vaient jugei-. Aucune lilasse de_Ia population ns se plaignait de leur
présence dans les tribunaux. ïh plaisaient à tous : aux plaideui^,
qui aimaient à les avoir pour j-uges; aux seigneurs, qui grâce àenx
pom-aîent aisément « garnir leur couru et -vider 'les procès; k la
population enfin, qui ne demandait qu'à être disppnsée du service
judiciaire et à-volr 'les légistes s'en (Charger. Ce qui était le-vcoo de
tous se réalisa. Les pairs, genlflâbommes ou boni^eois, les jurés
lîe toutes classes 'furent de moins en mtnns nombreux aux assises;
XI) Bouletllcr, '5omm« ninlta, fim'H, titre n.
, Google
L'OBCAmS'TTKm IcniCIAlBB. &fi&
le nombre des lëgisftes y augmenta en ■proportion. Les ignorams et
les négigens se retirèrent des tribunaux; les légistes, c'est-à-dire
les juges instniits et scrupulenx, pment lew ptace.
Cela se fit insensiblement. Les jiTys de paysans et les plaWs co-
longers dipparurejit les premiers, sort parce (jn'ils éLiîent les moins
considérés et les pins faibles, soit parce ffne c'étaient les paysans
et les pauvres qui se plaignaient le plus de cette chai-ge. Les jnrys
bourgeois dispanireiitensnite; dans les cours de prévôté, les jirrés cé-
dèrent peu à peu la place à des « praticiens et avocats, » c'est-à-dire
à des légi(,tes. Beaucoup de villes adoptèren-t l'usage d'avoir à leur
service quelques hommes de loi que l'on appelait « conseillers-pen-
sionnaires. » Quand les Ktrllis royauT tenaient leurs assises, ils
devaient a'entonrtT de quelques hommes et. suivant |a vieille for-
mule, « faire le jugi?Tnent par leur conseil; » mars ils choisrasaienï
eux-mêmes ces hommes a pairmi les piirs sages, i> c'est-à-dire param
les plus instruits, parmi les légistes. C'est scKlement .lu xr' siècle,
si nous ne nous trompons, que les ordonnances enjoignirent formel-
lement de composer les assises « d'officiers praticiens et coms-ùllers; »
mais avant d'être écrit dans les ordonnances, cela était depuis long-
temps dans la pratique. Les légistes avaient pea à peu reniplaoé
partout les jurés.
La noWesse, à la vérité, eut longtemps à cœur d'être jugée par
ses pairs. On la i^atisfit ea ce sens que tes tribunaux devant les-
quels comparaissait un gentilhomme continuèrent longtemps à i-en-
ffermer quelques juges de sa classe et de son rang; mais les légistes
n'en furent pas pour cela exclus. Ce que dit Saint-Simon de ces
praticiens qui s'asseyaient sur des escabeaux aux pieds des -sei-
gneurs pour leur souffler îeur sentence est un pur roman. Ce qui
est vrai, c'est que ces légistes siégeaient à côté des seigneurs, sar
les mêmes bancs, sans qu'il y eût protestation de la part de ces
seigneurs. Dès qu'une cour comptait parmi ses juges deu'x ou trois
gentilshommes du rang âa l'afcusë, celni-ei n'était pas admis à se
plaindre, et la cour passait pour sulfisammeot féodale. Les légistes
pouvaient y former la majorité. Ils avaient voix (délibéra rive à fég&i
des seigneurs, et anssi bien qu'eux ils mettaient leurs signatures
au bas des arrêts. Au temps de saint Louis, dans ce qu'on appe-
lait la cour du roi ou le parlement, nous lisons rn tête des signa-
tures les noms de quelques barons et de quelques évéques; puis
viennent plus nombreux les noms de simples clercs, de moines et
de « maîtres es lois. » On peut faire encore cette remarque : les
noms des barons et des évêques changent fréquemment; ceux des
clercs et des maîtres se reproduisent dans de longues séries d'ar-
rêts. C'est que les seigneurs et les prélats ne faisaient que passer.
, Google
556 BEVUE DES DEUX MONDES.
les clercs et les maîtres siégeaient toujours. Les premiers n'étaieot
guère que la décoration changeanlQ du tribunal, les seconds étaient
le tribunal lui-même. Les premiers ne venaient guère & la cour que
dans leurs momens de loisir ou pour des procès qui avaient pour
eux un intérêt pardculier; les seconds faisaient de la justice l'occu-
pation de toute leur vie.
On ne pensait pas encore, à cette époque, à avoir une magistra-
ture permanente. Cela était à tel point contraire aux vieilles ha-
bitudes que peu d'esprits sans doute en concevaient l'idée. La cour
du roi n'avait donc pas une composition fixe et arrêtée. Le roi en
nommait les membres pour chaque aOaire ou tout au plus pour
chaque session; mus s'il changeait fréquemment ses juges barons
ou évêques, il n'avait garde de changer de même ses. légistes. Ces
hommes nécessaires étaient appelés chaque année. Par une nomi-
nation annuellement renouvelée, ils se perpétuaient sur leurs sièges.
Il arriva ainsi que, presque sans y penser, on créa une magistra-
ture permanente.
Tous ces changemens s'opérèrent à la longue, graduellement, et
d'une manière si insensible que les contemporains ne paraissent pas
les avoir remarqués. Aucun écrivain du temps, aucun chroniqueur,
à notre connaissance, n'en fait mention. Si nous n'avions les chartes
et les arrêts des juges, nous ne saurions rien de cette grande ré-
forme judiciaire. Cela prouve qu'elle s'opéra sans résistance, car la
foule ne s'aperçoit d'un changement que quand ce changement a
provoqué des luttes. C'est la lutte seule qui lui fait comprendre les
événemens, et elle les mesure k la vivacité des combats ou des
souJTrances qu'ils ont coûtés. Aussi les plus grandes révolutions,
c'est-à-dire celles qui s'opèrent du consentement de tous, par un
progrès lent et par une nécessité naturelle, passent-elles inaper-
çues des contemporains. C'est ce qui arriva pour cette révolution
de l'ordre judiciaûre. On ne la vit pour ainsi dire pas s'accomplir, et
l'on ne put par conséquent ni en mesurer la gravité ni en deviner
les conséquences. 11 nous reste à montrer que, par ce seul change-
ment dans les procédés et les allures de la justice, tout l'ordre poli-
tique et soâal du moyen âge allait être bouleversé.
FUSTEL DE CODLANGEË.
{La ijuatrième partie â un procham n°.)
, Google
RÉCITS D'UN SOLDAT'
UHE GAMPAaNB DEVANT PARIS.
L'aspect de la grande ville était changé. Ce n'était déjà plus le
Paris que j'avais quitté. II y avait un air d'effarement partout; les
ménagères couraient aux provisions; on chantait encore la Mar-
seillaise, mais d'une voix moins haute; on savait à quel ennemi on
avait affaire. Cependant l'orgueil national, l'orguei! parisien, pour-
rais-je dire, se tendait. On avait été battu, c'est vrai, mais sous les
murs de la grande ville on pouvait, on devait vaincre. La popula-
tion tout entière était debout, ïlle avait des armes. La bourgeoisie
et le peuple semblaient ne faire qu'un. Les remparts et les forts se
hérissaient de canons. Le tambour battait, le clairon sonnait^ on
faisait l'exercice sur toutes les places. Et puis la république n'avait-
elle pas été proclamée? C'était la panacée; quelques-uns même, les
enthousiastes, s'étonnaient que l'armée du prince royal ne se fût
pas dispersée aux quatre vents à cette nouvelle. Ce miracle ne pou-
vait tarder. D'autres, il est vrai, mais n'osant pas exprimer leur
sentiment, estim^ent que c'était un désastre, et que ce mot seul
paralyserait la défense en province. Que d'orages d'ailleurs dans ces
quatre syllabes qui portaient la marque de 931 mais cela était en
dessous et ne se faisait jour que dans les conversations intimes. Le
peuple, qui ne travaillait plus et jouait au soldat, agitait ses fusils
à tabatière. 11 y avait une grande effervescence. Le gouvernement
du 4 septembre n'avait qu'à commander; il était obéi. On attendait
avec anxiété, avec une impatience fiévreuse où il y avait de la joie,
le retentissement du premier coup de canon. On t'entendit, et la
(<) Voyei U fl«mM du I" Inillet.
nigiUrrlbyGOOglC
668 uvn£ BbU uaa. uasinvs.
population qui courait au Trocadéro sut enfin que le cercle de fer
de l'armée prussienne se fermait autour de Paris.
J'appartenais alors à lai" compagnie du 3* bataillon àah' zouaves-
Le capitaine R..., qui en avait le commandement, avait été k Sedan,
et j'avais fait sa connaissance k l'Ile de Glairtis. C'était entre les
évadés qui en a¥aient paitagé les misères coniaie une franc-maçoD-
nerie. Ce nouveau régiment de zouaves dans lequel je venais d'être
incorporé se composait de trois bataillons formés avec les débris
des 1", 2' et 3' régimens d'Afrique. Il portait le n° 4; mais il n'av^t
pas de drapeau. Il fat question de lui délivrer celui que les zouaves
du 3' avaient sauvé de Sedan. Ce qui restait de ce régiment s'y op-
posa si énergiquement que le drapeau troué de balles fut « versé u
au musée d'artillerie.
Bientôt après le régiment fut envoyé à Courbevoie, où les trois ba-
taillons furent cantonnés, et le 3* reçut ordre de répartir son monde
dans les petites maisons qui sont groupées entre le village et le
remblai du chemin de fiir. Des pioches nous avaient été distiibuées,
et sous la surveillance des officiers une centaine de bras se mirent
à Fœuvre pour créneler les pauvres habilations où restaient encore
quelques meubles. Quelques coups vigoureux sulTisaient pour percer
les murailles et faire jouer te vent de chambre en chambre. En un
tour de main, le village fut mfs en état de di^fense; briques et moel-
lons tombaient de ci, de là, et des lucarnes s'ouvraient partout,
propres à recevoir lé bout des chassepots. Cétait comme si Ton se
fût attendu à l'arrivée subite des Prussiens. •
On ne peut pas percer des murs continuellement, môme quand
c'est inutile; la besogne de créneler la partie du village que nous
occupions av,iit été faite en un jour. Kous ne savions rien de ce qui
se passait à Paris. Les journées s'écoulaient lentement, pesamment;
nous n'avions pour distiaction que les grand' gardes qu'on nous
envoyait monter sur les bords de la Seine. On avait l'émotion de
la sur\einance. On nous employait aussi aux travaux de la redoute
de CharievilTe; mais les zouaves qui manient ie mieux le fusil ma-
nient tri'S mal la pelle et la pioche. On faisait grand bruit autour
des brouettes, et la besogne n'avançait pas. Une chanson, un récit,
une calembredame, faisaient abandonner les outils, et, quand od
les avait abandonnée, on ne les reprenait plus. Après quelques jours
d'essai, on nous remplaça par des soldats de la ligne et des mo-
biles. L'ennui devenait endémique et quotidien. Un exercice de
deux Ëeures en coupait la longue monotonie.
Dn jour vint cependant, le 16 octobre, où le bataillon crut qu'on
allait avoir quelque chose à faire; quelque chose à faire, en lan-
gage de îbuave, signifiait qu'on avait l'e^raoce d'ua combat. On
■ Google
nÈars o'.\is soldat- âââ
IPdrit Ua armes avec. un frémissemeiU de joie, et l'oa nous, dicigea vens
le roodr-poiiiti dâ Gouxb&voH,. où dea Jiatlaries de campagne doub
avaient fcécédéSt. Là.on mit VaxxD& au pâed,, et ou attendit. Aucun
bruit se venait, de la plaine^. SLouns nous atUqjoaJî gtas, c'esLt^ue
aoii&allîoaa< attaquer. On.allendit eacoce; on coutcs-ordre arûvarOt
on nous ramena la tête basse dana dos caotooi^inâos..
Le lendemaiiLr l'emuii. reput de plus belle.^ y avait déj^à plus
à'vQ. mois que l.'îiiveslJsseineiLt avait commencé,, et je n'avais pas
Mcoce tiré un coup ds fufiïL On vidait les gamelles deux fois pai*
JBtu:, on. jouait au bouclioo, on ae promenait les mains- dans les
pociies, on péchait & la ligna, en boucrait sa pîpe„ on la fumaîl, on
)a bourrail, da nouveau^, att pegardait leS' petits.noages blajscs qui
«'élevaient au-deseua du Mont-Valérien apfës ebaqjifi coup de ea^-
■oa, on s'intéreatiait au vol<dee-obus, on diercbait une place où dor-
Hiir au soleil dans l'benbef.
Cependant h 21 odobce on nous fu prendra les- anaies de grand
maJin. Le bataillon a'èbranla; il avait La pas léger. Pou£ ma parL,
je n'étais point fàcbé du voir ce que c'était qa'une aHalre en ligne.
ïout m^'intéreseaiLdans catiâ marchfl' au clair soleil d'automne. Le
remblai du cbemin du fer fi:aiicbi* oa nous fit faù-e balte. Pour'-
qnoi? L'esprit fFondeur qui, sous le premifir empire, avait cempli
la vieille garde de grogDaiidâ,.s!exbalaLt déjà dans nos rangs en quo-
libets et sa réfleiûoiiS' ironiques, et coauBemân serre-file demandait
àvoixba&se la cause de-oa temps d'arrêt: — Ab! tuveux5atroir,.toi
qui ss- «mieujE, pourquoi on .noua' fait attfodrâ les pieds dans, la
Dosée, au risque de nous faire attns^er des^ rhumes de cerveau? dit
ma ci^oral; je vais te le dire en conûdeBce, mais à la condition, que
tu gar derafi ce secret pour toi. — BL, sans- attendre la répoaae du
omarade, le capoiaU. se flùsant de ses deux, mains, un porte-voLx,
reprit d'une vola: souide : — Voiâ-(a, petit, ou attend pour donner
aux Pi^saiens, quii sont à ûâner sur une langue lignQ„le Icùsic da
se rassenobler eo tas..(. C'est une luse de guerre. — Les soldats se
Mirent à siixt, les ofluiiers firent semblant de n'a^ioir rien entendji.
J'ai pu rciriarquer depuis lors que est ee^trit. gouailleur,, pour me
■ervîr du terme parisien,, est une: des habltudesvje pourcais dire
des traditions de l'armée. liUe a'a. point d'idiluence sur le coucaga
pffl^onnal du. soldat, ni mftme sur la. dificipJine- Le soldat entretient
aa gatié aux dépous de s«s chefs;. mais,, bien cominandé. il marcha
bravement, et, s'il r,iussit, il se moque au bivouac de sa propre rail-
lerie. \«rs onze buures, le bataillDn repsitaa marché. Le coatre-ordre
qo'oa redoutait ft'ôUiit pas venu. Nanterre fut traversé. Il n'y a»ait
personne sur le pas des maisons. Le village des rosj^es svait. un
aspeU désnlé. Les uiagasiaa ôtaient. fermés. Les faaôtres doses, le
nigiUrrlbyGOOglC
560 B£\'UE DES DEUX MONDES.
silence partout. Le bruit de notre marche cadencée sonDai|; entre la
double rangée des maisons vides. Parfois cependant les têtes de
quelques habitans obstinés apparaissaient derrière un pan de ri-
deau. Nous avancions le long de la levée du cbemin de fer de
Saint-Germain dans la direction de Gbatou, laissant derrière nos
files la station de B^eil-Bougival.
II me serait impossible d'exprimer ce qui se passait en moi, tan-
dis que je parcourais, le chassepot sur l'épaule, en compagnie de
quelques milliers de soldats, ce pays charmant dont je conDaissais
les moindres coins. Hes yeux regardaient en avant, et ma pensée
regardait en arrière. Une partie du 3' bataillon servait de soutien à
l'artillerie, qui tirait à volées sur la Malmaison et la Celle-Salot-
Cloud, d'où les batteries prussiennes répondaient faiblement. Les
obus qu'elles nous envoyaient dépassaient nos canons et tombaient
près de nous; mais, reçus par une terre humide et meuble, ces pro-
jectiles n'éclataient pas tous et nous faisaient peu de mal. J'avais
oublié Bougival et les promenades faites en canot en d'autres temps
pour ne plus m' occuper que des obus : ils silBaient l'un après l'autre
et continuaient à tomber tantAt plus loin, tantôt plus près. Cette
immobilité à laquelle nous étions tous condamnés est l'une des
choses les plus insupportables qui se puissent imaginer. Elle con-
stitue, je le sais, l'une des vertus essentielles de toute armée, la
constance et le sang-froid dans le péril; mais quelle anxiété et sur-
tout quelle irritation ! Les nerfs se preonent, et l'on a aous la peaa
des frissons qui ne s'effacent que pour revenir. J'avais passé par
Sedan, où les balles et les projectiles pleuvaient et faisaient voler la
pierre et les briques des murailles, l'eau des fossés, la poussière
du chemin ; mais là j'étais dans l'action , je faisais le coup de feu,
j'avais le mouvement avec le danger. J'affectai cependant une tran-
quillité qui n'était pas dans mon cœur. C'était comme un nouveau
baptême que je recevais, et je voulais m'en montrer digne. Nos
yeux cherchaient à découvrir la batterie d'où nous venaient ces
obus; ils n'apercevaient rien qu'un peu de fumée blanche s' élevant
en flocons derrière un bouquet d'arbres.
L'ordre de pousser plus avant arriva enfin, et bientôt après le
bataillon était déployé en tirailleurs dans la plaine qui s'étend entre
le chemin de fer américain et la Seine. Nous étions tous couchés à
plat ventre, l'un derrière un buisson, l'autre dans un fossé, celui-là
à l'abri d'un arbre, celui-ci dans le creux d'un sillon. Chacun cher-
chait un abri, chargeait et tirait. J'avais devant moi, au bord dn
chemin de halage, la guinguette du père Maurice, si chère aux
peintres, çt sur ma droite, dans l'Ile de Croissy, cette grenouillère
d'où partent tant de rires en été. Les magnifiques trembles de l'Ile
■ Google
RECITS 0 CN SOLDAT. 561
s'étaient revêtus de teintes superbes, on distinguait à travers les
arbrisseaux de la rive les cabanes si bruyantes encore au mois
d'août, et maintenant le roulement du canon et !e crépitement
de la fusillade remplaçaient la galté d'autrefois. On tirait sur nous
des maisons de Bougivaii nous nous mimes à tirer sur Boiigival. Le
mai que nous faisions n'était pas grand. -Quelquefois nous avan-
cions, quelquefois nous reculions; l'intensité plus ou moins vive du
feu y était pour quelque chose, les ordres qu'on nous donnait pour
le reste. Un pauvre zouave de seconde classe, qui n'avait vu qu'une
défaite et une capitulation, n'a pas d'avis à émettre sur des opéra-
tions de guerre; il me semblait cependant que cette affaire était
menée sans vigueur et surtout sans ensemble. Cependant on se bat-
tait ferme autour de la Malraaison. Le parc était en feu; les pierres
et le plâtre du mur d'enceinte sautaient en éclats. Je tiraiilai;^ tou-
jours. Je regardais tomber les branches des arbrisseaux coupées par
les balles comme avec une serpe. C'est là que pour la première fois
j'ai remarqué cet air de stupéfaction que prend le visage d'un
homme frappé à mort. C'est de l'LfTarement. Il y en a qui restent
foudroyés. J'avais près de moi un zouave qui chargeait et déchar-
geait son chassepot accroupi derrière un saule. II en appuyait le
bout sur la fourche de deux branches, et ne lâchait son coup qu'a-
près avoir visé. De temps à autre, je le regardais. Un instant vint
où, ne l'entendant plus tirer, je me retournai de son côté. Il était
immobile, la tête penchée sur la crosse de son fusil, le doigt à la
gâchette, dans l'attitude d'un soldat qui va faire feu. Un fdet de
sang coulait sur son visage d'un trou qu'il avait au front. Il était
mort. Aucun de ses membres n'avait remué. Une sonnerie de clai-
ron nous fit commencer un mouvement de retraite. On reculait,
puis sur un nouveau signal on s'arrêtait. Des oBus passaient sur
nos têtes; mais, chemin faisant, nos baïonnettes trouvaient à s'oc-
cuper. Elles nous servaient à fouiller les champs et à en arracher
de bonnes pommes de terre que nous glissions dans nos poches.
L'ordinaire se faisait incertain, et quelques légumes venaient à pro-
pos pour en varier la maigreur. Un temps se passa mêlé de hiiltes
et de marches, après lequel un ordre définitif nous fit rentrer dans
nos cantonnemens.
Le village de Nanterre, que nous avions traversé une première
fois en tenue de campagne, devint un lieu de promenade. Ce vil-
lage avait une physionomie particulière qui brillait par l'originalité.
On ne pouvait pas dire qu'il fût peuplé; on ne pouvait pas dire non
plus qu'il fût désert. H y avait des habttans; quelques-uns étaient
de Nanterre certainement, mais d'autres avaient été conduits là par
les hasarda de la guerre; Nanterre me rappelait ces pays frontière>
■ Google
602 RBTCE DES DEOX UOHDES.
dont il est question dans les romans de WaJter Scott, et que les
gens de la plaine et de la montagne plllûent allernaUremeut. Un
certain commerce interlope s'était établi dans le village, situé i
égale dbt:tnce de Courberoie et da Itueil. Patrouilles françaises et
reconnaissances prussiennes s'y promenaient avec la même ardeur.
On y échangeait des coups de fusil, mais dans l'intervalle les habi-
tans vendaient du tabac aux uns et aux autres sur le pied de la
plus parfaite égalité. Si les coups de feu partaient, les babitans
rentraient chez eux et se tenaient cois. La bourrasque éteinte, ils oa-
vraient la fenêtre, risquaient on œil dans la rue, et, sûrs que tout
danger avait momentanément disparu, quittaient leurs maisons
comme des lapins leurs terriers «pris le départ des chasseurs.
On nous envoyait de grand' garde aux bords de la Seine. Nous
passions là ordinairement vingt-quatre heures, quelquefois qua-
rante-huit. C'étaient pour les zouaves du 3' bataillon des jours de
fête. A peine arrivés autour de la redoute qui nous servait de quar-
tier-général, chacun de nous se f&ulilaît du côté d'une sorte de tran-
chée creusée au bord de l'eau, en ayant soin de se défiler des balles,
et on ne perdait plus de vue la rive opposée. C'était la chasse i
l'homme. J'avais trop lu les romans de Fenïmore Cooper pour ne
pas me rappeler les pages palpitantes où il raconte les prouesses
du Cerf-Agile, du Renard-Subtil et de la Longue-Carabine: mais
qui m'eût dit à cette époque qu'un jour viendrait où, embusqué
moi-même dans un trou fait en plein champ, j'attendrais le pas-
sage d'un ennemi pour lui envoyer uue balle, et cela à une Ûeue
d'Asnières?
La nuit venue, des distractions nouvelles nous étaient offertes.
La presqu'île de Gennevilliers, qui s'ouvrait devant nous eutre les
replis de la Seine, était un champ ouvert à de longues promenades.
Quelquefois ces reconnaissances partaient sous la conduite d'un
sergent; quelquefois nn caporal réunissait quatre hommes et se
mettait en marche à (a tête de son petit corps d'armée. La coDsigne
étut courte et sévère : tout regarder et se taire. On parcourait l'tle
en tout sens, silencieusement, comme des Peaux-Rouges. Quand
nous suivions le bord de la rivière, où les Prussiens pouvaient avoir
l'idée de jeter un pont de bateaux, on se glissait à plat ventre; de
temps en iemps on s'arrêtait et on écoutait; puis on rentrait et on
dormait comme des souches. Au réveil, nous nous arrachions les
journaux pour savoir ce qui se passait k Paris. Je commençais i
m'expliquer comment il se fait qu'on peut être mêlé à tous les hasards
d'une bataille sans en rien savoir. Uu soldat ne voit jamais que le
poiat précis où il charge et déchaîne son fusil, le capitaine peut n-
oonter l'histoire de sa compagnie, im colonel celle de son régim^t;
l'un a combattu le long d'un ruisseau, l'autre auprès d'un bouquet
D,g,t7„lb,.GOOgIC
KÈCITS n'm SOIDAT. Mi
de bois. I! y a des batûUons entiers qui, tenas en réserve dans un
pli de terrain, n'ont vu que de la fumée et entendu que du bruit.
C'est pourquoi un caporal a pu ine|dire en toute vérité et avec l'ac-
cent de la conviclion : — La bataille de Wissembourg, où j'étais, c'est
un cbamp de betteraves autour duquel on s'est beaucoup battu... A
sis heures, il a fallu l'abandonner... Un de mes hommes y a perdu
son sac. — il n'y a que le général eo chef qui puisse dire comment
les choses se sont passées, et encore senlement après que les rap-
ports des chefs de corps lui sont arrivés.
J'obtenÛB quelquefois, mais rarement et non sans peine, une
permission pour venir voir mes parens. Paria avait un aspect tran-
quille. Si on n'avait pas entendu une furieuse canonnade, on aurait
pu croire que rien d'extraordinaire ne s'y passait. Il fallait parfois
faire un effort de mémoire pour se rappeler que trois ou quatre cent
mille Prussiens campaient aux environs. On croyait à la victoire. Je
ne pouvais pas m'empècher d'avoir moins de confiance : j'avais vu
Sedan. Je ne faisais part de mes appréhensions qu'à un petit nombre
d'amis particuliers. En dehors de leur cercle intime, on m'eût pris
pour un foQ ou pour un agent de M. de Bismarck. On était encore
dans la période de l'enthousiasme joyeux. Paris, avec sa ceinture
de forts, paraissait une ville inexpup;nable. Le moyen qu'une armée
de quatre cent mille hommes fût forcée dans ses retranchemens, et
la Prusse, malgré la landwehr et le landsturm, empécberait-elle la
province soulevée de donner la main à Paris? Les orateurs ne man-
quaient pas pour développer ce thème, qui renfermait en germe l'es-
poir d'un triomphe éclatant. Chaque restaurant possédait un groupe
de ces stratégistes qui prenaient des redoutes et brisaient des lignes
entre un beefsteak de cheval et une mince tranche de fromage. Les
Prussiens repoussés et )e café pris, on était fort gai.
Après la malheureuse affaire du Bourget, vers le 15 ou 20 no-
vembre, le &* zouaves reçut dans ses cadres un certain nombre de
louaves et de chasseurs de l'ex-garde qui étalent en dépôt à Ssùnt-
Denis : ils furent répartis dans les 1" et 2* bataillons; quant au 8*,
on en compléta l'effectif par une compagnie de turcos, dont la plu-
part étaient nés en France et plus spécialement à Paris. Cependant,
parmi ces recrues, on complût à peu près une cinquantaine de vé-
ritables Africains, Arabes ou Kabyles, rompus au métier des armes,
et qui avaient vu les batailles de l'est. Désormais il n'y eut plus
dans la ville assiégée d'autres zouaves que ceux du A' régiment.
Dans les derniers jours du mois de novembre, un frémissement
parcourut nos bataillons. Des bruits circulaient qui nous faisaient
croire qu'on allait se battre. D'où venaient-ilsT On n'avait aucun
renseignement officiel, et on sentait qu'ils ne mentaient pas. Ceux
qui comptaient le plus sur la bataille faisaient semblant de n'y pas
, Google
56JI BEVUE DES DBUX UONDES.
croire. — Ce sont des mots en l'air pour nous amuser! disaient les
uns. — On a déjà perdu trop de temps pour n'en pas perdre en-
core, reprenaient les autres. Mais tous, ceux qui grondaient et ceux
qui raillaient, astiquaient leurs armes et passaient la revue de leurs
chaussures, cette grande préoccupation du fantassin. On ne s'en-
nuyait plus; on allait voir des Prussiens. Ce ne serait pas comme
dans la plaine de Gennevilliers, où pas un ne se montrait jamais.
Enfin, au plus fort de cette agitation et de cette impatience, le
28 novembre on reçut l'ordre de partir. Le matin, au point du jour,
on forma le cercle, et la fameuse proclamation du géiiéral Ducrot
fut lue au\ compagnies. Quel silence partout! Arrivé au passage cé-
lèbre : Il je ne rentrerai à Paris que mort ou vicLorieux! » un étraiv-
glement subit coupa la voix de mon capitaine. 11 porta la main à
ses yeuT, qui ne voyaient plus. J'étais auprès de lui. — Fourrier,
me dit-il en me pa.ssant la proclamation, lisez pour moi. — J'achevai
cette lecture d'une voix nerveuse que l'émotion faisait trembler
un peu. II y eut un frisson dans les rangs. J'avais chaud dans la
poitrine.
Le général Ducrot n'est pas mort et n'a pas été victorieux; mais
faut-il lui faire un crime de quelques paroles inutiles écrites avec
trop de précipitation? C'était un peu la mode alors, une sorte de
manie qui s'était emparée des généraux aussi lien que des orateurs
de carrefour et des gardes nationaux. Tous parlaient et prenaient
à ta hâte de ces engagemens superbes que les événemens ne per-
mettent pas toujours de tenir. Souvent la mort ne i-épond pas à ceux
qui l'appellent. Dix fois le général Ducrot a chargé liravement à la
tète de ses troupes, et dix fois les balles et les obus ont tourné au-
tour de lui sans l'atteindre. Quoi qu'il en soit, l'elTcil produit par les
paroles du général Ducrot fut très grand ; elles électrisaient tout le
monde, elles Hattaient l'orgueil national. C'est un peu la faute de la
France si on lui en prodigue en tou^e occasion; elle les aime, elle
se paie de mots, et croit tout S[iuvé quand des phrases éclatantes
sonnent à ses oreilles; mais ensuite, quand les Français se réveillent
en face de la réalité triste et nue, ils crient à la trahison.
Le régiment se rendit de Courbevoie à la porte Maillot; il mar-
chait d'un pas ferme et léger malgré le poids des sacs. Li le chemin
de fer de ceinture nous prit, et nous descendit à Charoone. Il était
six heures et demie do soir au départ; la nuit était donc tout h fait
noire quand nous atteignîmes, rangés en colnnne de marche, le bois
de Vincennes, que nous devions traverser. On apercevait dans les
profondeurs du bois et le long des avenues les feux de bivouac al-
lumés. Il faisait un froid âpre et dur. Le vent qui secouait les ra-
meaux dépouillés des arbres faisait osciller les flammes et projetait
dans l'ombre des lueurs bizarres et flottantes. Ces massifs étaient
n,gH7cdb/G00gIc
BÉciTS d'on soldat. 565
soudainement éclairés, d'autres plongés dans les ténèbres. Les
armes en faisceau brillaient et semblaient lancer des éclairs subits.
Tout autour des brasiers, des groupes de soldats étaient couchés.
Les uns dormaient roulés dans leur couverture; on les voyait comme
des boules, la tête cachée sous un pli de laine; d'autres, assis, les
coudes sur les genoux, le visage à la flamme, qui les couvrait de
olartés rouges, semblaient réfléchir, le menton pris dans les mains.
D'autres encore, accroupis, tisonnaient et faisaient jaillir du foyer des
gerbes d'étincelles qui les couvraient de reflets pourpres : c'était un
spectacle à la fois triste et doux. Il devenait terrible par la pensée
quand l'esprit se représentait cette ma^se d'hommes sb levant et se
jetant sur d'autres hommes pour les tuer. Le bruit de notre marche
cadencée qui se prolongeait sous les futaies réveillait à demi les
soldats, ou attirait l'atteniion de ceux qui veillaient. Ils tournûent
la tète, nous contemplaient un instant en silence, puis retombaient
dans lei;r sommeil ou leur immobilité.
Le bois de Vïncennes traversé, je ne vis plus derrière moi qu'un
rideau noir baigné d'une lueur rouge qui s'éteignait dans la nuit, et
que piquaient des points lumineux; nous marchions toujours. C'est
ainsi que nous traversâmes Nogent, le village après le bois; mais
alors des ordres transmis à la hâte nous faisaient faire de courtes
baltes. Les ïouaves en profitaient pour soulager leurs épaules par
cette secoussa rapide qui relève le sac, et dont leurs muscles ont
l'habitude. Les deux mains sur le canon de leur fusil, ils atten-
daient, et après quelques minutes ils reprenaient leur marche. Un
moment vint cependant où toute la colonne s'arrêta. Je déposai
mon sac avec une sorte de volupté ; mes reins pliaient sous le
poids.
Les ofliciers passèrent sur le front des compagnies, et firent for-
mer les faisceaux en assignant leur lieu de campement à chacune
d'elles. — Inutile de dresser les tentes, et surtout pas de feu, nous
dit-on. — L'action devait donc s'engager de bonne heure? l'ennemi
était donc bien près? Des chuchotemens légers coururent dans les
rangs, puis chacun commenç;. ^es préparatifs. Savait-on combien
de nuits on avait encore à dormir? Le froid piquait ferme, je pris
ma couverture et mon capuchon avec lesquels je m'enveloppai, et
bien serrés l'un contre l'autre pour nous tenir chauds, mon sergent-
major et moi, nous nous étendîmes sur l'herbe trempée de rosée.
Presque aussitôt nous dormions.
Ce sentiment de froid qui précède le matin nous réveilla. Le ré-
giment fut sur pied en quelques minutes. A genoux dans la rosée,
chacun roula sa couverture encore himide et la boucla sur le sac.
Il faisait presque nuit; nos regards interrogeaient l'horizon. Les
compagnies se rangeaient dans l'ombre, on en voyait confuse
C\>oglc
686 KETtlE DES DEUX HONDES.
ment les ligoes noires; des murmures de voix en sortaient. Une
anxiété sourde nous dévorait; des soldats essuyaient le canon de
leur fusil avec les pans de leur capuchon, ou cherchaient des chif-
fons gras pour en nettoyer la culasse; d'autres serraient leurs
guêtres. 11 se faisait de place en place des mouvemens pleins de
sourdes rumeurs; dea officiers toussaient en se promenant; l'obscu-
rité s'en allait; deux heures se passèrent ain^. La route par laquelle
nous étions venus et qui s'étendait derrière nous était encombrée
de convois de vivres, de régimens en marche et de trains d'artil-
lerie. On entendait le cahot des roues dans les ornières et les jurons
des conducteurs; les soldats filaient par les bas câtés.
Les crêtes voisines s'éclairèrent, tout le paysage m'appanit; non»
avions campé entre les forts de Nogent et de Rosny. Une forêt de
baïonnettes étîncelaii.et des files de canons passaient. A huit heures,
l'ordre vint de mettre sac au dos. La colonne s'ébranla, on se re-
garda; chaque regard semblait dire : Ça va chauffer! fJous écoutions
toujours; le canon allait gronder certainement. Les minutes, les
quarts d'heure s'écoulaient; quelques sons rares fendaient l'air; nous
marchions alors sur une sorte de petit plateau qui descendait en
pente douce jusqu'au remblai du chemin de fer de l'est. Là tout à
coup le régiment s'arrêta, nous avions parcouru 800 mètres. — Ce
sera pour tout à l'heure, se dit-on.
Quelques minutes après, nous avions mis has nos sacs, et no»
officiers, prévenus par î'état-major, nous invitaient à faire la soupe.
Cette invitation est toujours une chose à laquelle le soldat se rend
avec plaisir : ces cuisines en plein vent si tôt creusées au pied d'un
mur et sur les talus d'une haie l'égaient et le réconfortent; mais en
ce moment elle fut reçue avec de sourds murmures. Était-ce donc
pour manger la soupe qu'on nous avait fait venir de Courbevoie à
Nogent ! A quoi pensaient nos généraux? Leur mollesse deviendrait-'
elle de la paralysie? Tout en grondant et grognant, on ramassait du
hois et on allumait le feu. Les marmites houillaîent, les gamelles se
rempfissaient; mais on avait l'œil et l'oreille au guet, prêt à les ren-
verser au moindre signal. Les officiers fumaient, allant et venant d'un
air ennuyé. La soupe avalée, chacun de nous grimpa sur un tertre
ou sur le remblai du chemin de fer pour regarder au loin. Quelques
coups de fusil éclat^ent par intervalles. Ëtait-ce le commencement
de l'action? A deux heures, on nous donna l'ordre de camper. Ce fut
comme un coup de massue. Plus de bataille k espérer. Ceux-à se
plaignaient, ceux-là juraient. Pourquoi ne pas nous faire planter des
pommes de terre? Les philosophes, il y en a même parmi les zouaves.
Si couchaient au soleil sur le revers d'un fossé. Les curieux s'en al-
laient en quête de renseignemens. J'appris enfin que le coup était
manqué. On remettait la bataille au lendemain. La Marne, disait-
nigiUrrlbyGOOglC
RÉCITS O'VR EOLDIT. 567
on, avMt subi uoe crue dans la nuit, et le pont de chevalets s'était
trouvé trop court. Le tablier même en avait été emporté. C'était
encore un tour de cette malechance qui nous poursuivait depuis Wis-
sembourg. Ce pont trop court m'éuâl suspect. Il me sembla qu'on
mettait au compte de la Marne une mésaventure dont la responsa-
bilité retombait sur nos ingénieurs. Les chuchotemens de bivouac
me firent supposer bientôt que, dans lem-s calculs, les constructeurs
du pont s'étaient trompés d'une douzaine de mètres à peu près. —
En somme, ce n'est qu'un retard de quelques heures, disaient les
optimistes.
Il est vrai que ce retard profitait aux Prussiens en raison directe
du tort qu'il nous portait. — A présent Os sont avertis; nous en
aurons demain des bandes sur le dos, répétaient les vieux. Le jour
tomba; à six heures, l'avis passa de rang en raflg qu'une distribution
serait faite à Montreuil. — Ici les hommes de corvée! cria mon ser-
gent. C'était une promenade de trois kilomètres qu'on nous pro-
posait, et il ne dépendait pas de moi de la refuser, lin camarade me
fit observer que trois kilomètres pour aller et trois kilomètres pour
revenir, cela faisait six kilomètres. Il m'était impossible de discuter
l'évidence de ce calcul, mais ce n'était pas une raison pour jrester.
Il faisait un froid vif qui rendait la marche facile. Qui sait? on au-
rait peut-être la chance de rencontrer un cheval mort sur lequel
on taillerait un bon morceau.
Tout en causant, on avance; point de cheval mort. Des corlieauz
qui volent, et autour d'une ferme en ruine pas une poule. Nous ar-
rivons enfin et préparons nos sacs. Rien, ni pain ni viande. Dans
ces' occasions, le soldat ne ménage pas l'intendance ; les épithètes
pleuvent. Cependant on apprend tout à coup qu'il y a quelque
chose. Quoi? Les sourires reviennent. On retourne aux sacs, et l'on
nous distribue quelques morceaux de sucre et quelques grains de
café. Tristement il fiillut reprendre le chemin que nous avions par-
couru. Bientôt !a magnificence du spectacle qui se déroulait sous mes
yeux me fit oublier ma fatigue. Je ne regrettai plus d'être venu. Tout
l'horizon était constellé de feux. On en voyait dans la nuit obscure
les lueurs vacillantes, qui se profilaient en longues lignes et dispa-
raissaient dans l'éloignement. Ici c'étaient des brasiers; là des étin-
celles. Un vent léger secouait ces feux de bivouac qui couvraient la
nuit de clartés rouges. Dans l'ombre passaient les silhouettes des
sentinelles. On entrevoyait des squelettes d'arbres et vaguement
les cdnes blancs des tentes. J'étais seul. Derrière moi, j'entendaj^
le pas traînant et les chuchotemens irrités de mes camarades. Du
côté des Prussiens, rien ; ta nuit noire et profonde. Je rentrai sous
la tente avec un sentiment de bien-être indéfinissable; encore ébloui
par l'étrangeté de ce spectacle, oà les jeux de la lumière donnûent
, Google
568 REVUE DES DEUX ÏIONDES.
à l'ombre des appai-eoces fantastiques, je me roulais dans ma cou-
TCflure; nous devions nous lever le lendemain à quatre heures.
Aucune idée de mort ne me préoccupait : j'avais cette idée bizarre,
mais enracinée, que rien jamais ne m'arriverait.
A quatre heures, nous étions tous debout; c'était la fameuse jour-
née du 30 novembre qui allait commencer. Lu mouvement silec-
cieux animait notre campement. Accroupi comme les autres dans
ta rosée, je défaisais ma tente et eu ajustais les piquets sur le
sac. On n'y voyait presque pas. Quelques tisons fumaient encore;
des zouaves présentaient leurs mains à la chaleur qui s'en déga-
geait. Quelques-uns parlaient bas. 11 y avait comme de la graViti
dans l'air. Nos oQiciers, la cigarette aux lèvres, allient autour de
nous comme des chiens de berger. Quelques soldats se promenaient
lentement à l'écart; ils ne savaient pas pourquoi; des tristesses
leur passaient par l'esprit. Vers cinq heures, on défit les faisceaux
et chaque compagnie prit son rang. Une demi-heure après, nous
étions en route; nos pas sonnaient sur la terre dure.
Le chemin était encombré de voitures et de fourgons. Il fallait
descendre dans les champs. La clarté se faisait; nous voyions des
colonnes passer, "à demi perdues dans la brume du matin. Il s'éle-
vait de partout comme un bourdonnement. Les crêtes voisines se
couronnaient de troupes ; des pièces d'artillerie prenaient position
Notre ré^ment s'arrêta sur un petit plateau, à 200 mètres sur la
gauche de Neuill y-sur- Uame. Nous étions entre le village et la ligne
du chemin du fer. Un soleil radieux se leva; il faisait un temps
splendide. Un sentiment de joie parcourut le régiment. Quelques-
uns d'entre nous pensèrent au soleil légendaire d'Austerlitz. Ëtait-ce
le même soleil qui brillait? Deux heures se passèrent pour nous dans
l'immobilité, à cette même place, sous Neuilly. Tantôt on déposait
les sacs, tantôt on les reprenait. Les alertes suivaient les alertes,
(ta avait des accès de fièvre. Un premier coup de canon partit, le
régiment tressaillit; la bataille s'engageait. Bientôt les coups se
suivirent avec rapidité. On regardait les flocons de fumée blanche.
Du côté des Prussiens, rien ne répondait. Ce silence inquiétait plus
que le vacarme de l'artillerie. II était clair que nous devions tra-
verser la Marne. De la place où je me dressais sur la pointe des
pieds pour mieux saisir l'ensemble des moovemens, je voyais par-
faitement le pont jeté sur la rivière. On en calculait la longueur. —
C'est là qu'on va danser 1 me dit un voisin. Quelle cible pour des
Q^quets de mitraille! pas un obstacle, pas un pli de terriûn, \m
plancher nu I
Le 1" et le 2* bataillon s'ébranlèrent; on les dirigea du cAté de
Villiers. J'avùs des amis dans ces deux bataillons. Le 3* ne les ac-
compagnait pas. On les suivit des yeux aussi longtemps qu'on put
BECITS D UN SOLDAT. 569
les distinguer. Des ondulations du terrain, puis des traînées de fu-
mée nous les cachaient. Le soir, au bivouac, j'appris qu'on les avait
menés devant le mur crénelé d'un parc qpi'on n'eut jamais la pen-
sée d'abattre à coups de canon. L'attaque de ce mur avait, me
dit-on, coûté 670 hommes au régiment, tant tués que blessés. On
olficier que j'avais rencontré à la frontière y avait eu le ventre em-
porté par un obus. Je n'en étais pas encore aux réflexions mélanco-
liques, je ne pensais qu'à la bataille; le canon faisait rage. L'action
la plus violente était engagée sur notre droite. Nous ne perdions
pas un des mouvemens qui se passaient sur les crêtes qui couron-
nent la Marne. Un grand nombre de soldats disposés en tirailleurs
rampaient çà et là. Un rideau de fumée les précédait; mais au-delà
tout se confondait. Qu' avions-nous au loin devant nous, des Fran-
çais ou des Prussiens? Les uns et les autres peut-Stre ; mais où
étaient les pantalons rouges et les capotes noires? k cette distance,
les couleurs s'effaçaient, et nos officiers, qui n'avaient pas de lor-
gnettes, ne pouvaient faire que dss conjectures. Ne savais-je pas
déjà que les officiers de l'armée de Sedan n'avaient pas plus de
cartes que n'en avaient eu ceux de l'année de Metz?
Cette indécision, les artilleurs du fort de Nogent la parta-
geaient. Us ne savaient pas de quel côté faire jouer leurs pièces,
et il arriva même qu'un obus lancé un peu au hasard vint tomber
au milieu d'une colonne de mobiles qui s'efforçaient de débusquer
des tirailleurs prussiens répandus sur le coteau. Il y avait dans le
bataillon des trépignemens d'impatience. La batterie qui tirait sur
notre front appuyait le travail des pontonniers qu'on voyait sur les
deux rives et dans l'eau, ajustant les barques et tes cordes; nous
avions repris nos sacs. Trois mitrailleuses furent amenées sur le
bord de la Marne et fouillèrent les taillis qui nous faisaient face sur
la rive opposée. On voyait sauter les branches et des paquets de
terre; rien n'en sortit. On nous avait dissimulés derrière des mai-
sons. Les ponts étaient prêts. — En avant! crièrent nos officiers.
C'était à la 1" compagnie qu'appartenait le périlleux honneur de
ptendre la tête de la colonne. Le général Carré de Bellemare et son
état-major nous précédaient. Le pont plia sous notre marche. Je ne
sais pourquoi, mais en ce moment je me mis à penser au pont d' Ar-
éole, dont j'avais vu tant de gravures, avec le grenadier qui tombe
les bras en avant. Mon cœur se mit à battre. Je serrai nerveusement
la crosse de mon fusil. J'avais un peu peur. Par combien d'obus et
par quels milliers de balles n' allions-nous pas être accueillis sur ce
tablier ouvert à tons les vents 1 Je me voyws déjà faisant la culbute
comme le soldat de la gravure et plongeant dans la rivière. J'ai
toujours admiré cenx qui parlent de leur indifférence en pareille
occaâon; mais est-elle aussi magnifique qu'ils le racontent? Quant
, Google
570 BEVUE DES DEDX MONDES.
à. moi, ma vertu n'avut point le tempérament aussi solide, et à
j'étais résolu à faire mon devoir, ma force n'allait point jusqu'à cet
oubli de la crainte. Cependant nous avancions toujours; ni boulets,
ni mitraille, rien. Quelle surprise diabolique nous réservalt-OD? Le
fer et le plomb allaient certainement tomber tout à coup dru comine
grêle. Point. Le général, qui avait pris la tête, marchait au pas de
son cheval, le poing sur la hanche. J'avais les yeui sur son képi
aux galoos d'or. N'allait-il pas voler dans l'espace? Toujours même
silence. Décidément les Pnisâens ont le caractère mieux fait que
je ne le supposais. Est-ce négligence ou mansuétude? Le pont est
franchi ; le cheval du général pose ses sabots sur la terre. Nous
respirons. Il nous semble que le plus gros de la besogne est fait.
Tous à terre et le cœur soulagé, on nous disperse en tirailleurs, et
je me porte en avant parmi ces buissons que les mitrailleuses ont
fouillés. C'est à présent que les chassepots vont jouerl Les zouaves
se jettent de droite à gauche & travers les taillis comme un trou-
peau de chèvres. Les branches violemment fendues nous couvrent
le visage d'éclats de givre. Je vois briller l'épée nue de nos offi-
ciers, qui donnent l'exemple. — C'est comme en Afrique! me dit
un vieux zouave tout chargé de chevrons et de médùlles qui s'est
évadé comme moi de la presqu'île de Glaires.
Un coup de clairon sonne; nous nous arrêtons net. Pourquoi ce
coup de clairon ? Immédiatement nous battons en retraite, et ordre
nous vient de repasser le pont. Je marche tout en regardant mon
voisin, qui regarde le sien. Que se passe-t-il donc? Le canon tonnait
toujours. Allait-on nous engager d'un autre côté? Le pont traversé en
sens invei'se, cinq minutes après on nous le fait repasser en grande
hâte; mais alors pourquoi ce premier mouvement de retraite?
Nous étions de nouveau lancés en tirailleurs, et cette fois noua
marchions boa train. On ne paraissait pas disposé à nous rappeler;
nous avions cette idée, qu'en poussant loin eu avant ou nous laisse-
rait faire. Le taillis que nous traversions était assez grand et assez
épais. Les balles commencèrent à siQIer, brisant les branches et ^-
sant pleuvoir les feuilles mortes. Les tirailleurs prussiens nous
attendaient. Aussitôt qu'on distinguait un casque à pointe ou une
casquette plate, les nôtres répondaient. J'étais trop vieux chasseur,
quoique jeune, pour tirer ainsi ma poudre aux moineaux. J'atten-
dais l'occasion de faire un beau coup; il s'en présentait rarement.
Il y avait devant nous un vaste parc dont l'artillerie avait renversé
les murs; les Prussiens s'y étaient logés. Un capitaine qui counùt
nous le montra du bout de son épée. En avantl On s'élance après
lui par-dessus les pierres éboulées, on entre par les brèches; on ae
précipite au milieu des massifs et des avenues. Le parc est ^de,
l'enoemi a décampé, laissant quelques morts le nez dans l'herbe. Il
RÉCITS d'cj» soldat. 671
y ftvait de l'autre côté du parc une route où le passage de rarlilleiie
et des fourgons avait creusé des ornières. A l'appel du clairon, les
zouaves s'y rallient. Le beau soleil nous animait et nous égayait,
nous avions chaud ; nous pensions cpie rien ne nous était impos-
sible. Afin de ne pas perdre une minute, on se mit à fouiller des
maisons qui bordaient la route. Pauvres maisons! les portes en
étaient ouvertes, les fenêtres enfoncées. On n'y trouva point d'ha-
bitans, et cependant il était clair que les Prussiens s'y étaient in-
stallés il n'y avait pas longtemps encore. Une pipe chaude reposait
sur une table, une belle pipe en porcelaine blanche avec un por-
trait de la Marguerite de Faust; j'atlaîs étendre la main sur ce sou-
venir, il était déjà aux lèvres d'un caporal. Des bouts de cigare en-
core allumés s'éteignaient partout. Sur le coin d'une table, une
omelette entamée refroidissait à côté d'un saucisson dont il ne res-
tait qu'une moitié. Dans la maison voisine, où il y avait encore une
persienne qui achevait de brûler dans la cheminée avec les débris
d'une commode, un ronflement qui partait d'un coin attira mon
attention. Je tirai à moi, avec le sabre-bsuonnette de mon chassepot,
une couverture qui s'arrondissait sur une boule. Un grognement
en sortit. J'avais eu le mouvement un peu brusque : la boule remua,
et j'aperçus sur son séant un grand grenadier saxon qui se frottait
les yeux ; il était ivre-mort, et riait à désarticuler sa mâchoire. ■ —
C'est un farceur I cria un zouave de Paris qui ne croyait à rien, pas
même à l'ivrognerie. Il le piqua légèrement de sa baïonuatte. —
Yii! ya! murmura le Saxon, et, roulant sur le côté, il s'endormit
derechef. Cependant quelques balles tirées des crêtes, dont nous
n'étions plus séparés que par quelques centaines de mètres, cas-
saient les tuiles et frappaient les murs. 11 fallut quitter les maisons
et se déployer de nouveau en tirailleurs. Tout en cheminant, nous
débusquions quelques vedettes prussiennes qui se repliaient sur les
hauteurs en faisant feu. Nous ripostions, et chaque fois que ces ve-
dettes s'en allaient, il tombait quelques-uns des leurs. Les forts
tiraient pour appuyer notre mouvement, et les obus qui passaient
en ^Slant éclataient dans le parc de Yilliers. C'était superbe.
Une partie de l'action, vigoureusement engagée, se passait sous
nos yeux. C'était plus vif qu'à la Malmaison. Toute ma compagnie
était déployée dans les vignes; les compagnies de soutien nous re-
joignirent, et la marche en avant se dessina, il m'était difficile de
tirer à coup sûr; je tirai au jugé et en m'eiforçant de calculer mea
distances. Les Prussiens tenaient ferme et renvoyaient balles pour
halles. Elles faisaient sauter les échalas, et souvent rencontraient
des jambes et des bras. Quelques zouaves atteints descendaient la
cûtp en traînant le pied ; d'autres se couchaient dans les sillons. Des
camarades allaient quelquefois les chercher pour les mener «ux aïo-
, Cooglc
572 RKVUE DES DEDX MONDES.
bulances, mais pas toujours. Ça me fendait le cœur d'en voir qui
remuaient sous les ceps avec un reste de vie, et qu'un pansement
aurait pu sauver; mais j'avais du feu dans le sang, et ne songeais
qu'à pousser mes cartoucties dans le canon de mon fusil. De l'artil-
lerie qui avait passé le pont après nous envoyait des volées d'obus
sur Villiers. C'était un beau tapage, on devient fou dans ces in«-
mens-là.
Nous étions lentement revenus sur la route; des canons s'y étaient
mis en batterie; la nuit commençait à tomber. La batterie tirait par
volées. On voyait sortir de la gueule des canons de longues gerbes
de feu rouge. Ils étaient placés derrière nous, à 30 mètres à peine
de nos épaules. Les éclairs larges et flamboyans passaient sur nos
têtes, illuminant tout. Quand la rafale partait, nous éprouvions
une secousse terrible; mon dos pliait; il me semblait que j'avais la
colonne vertébrale cassée par la décharge. A la nuit noire, on nous
fit entrer dans un grand parc où nous devions prendre gîte. Les
postes furent désignés, et on plaça les sentinelles. Le sac nous pesait
horriblement; les jambes étaient un peu lasses; nous avions marché
depuis le matin dans les terres labourées, et le sac au dos, c'est
dur. Les tentes montées, il fallut songer au dîner. Je n'avais pas
fait mon stage sur les bords de la Meuse pour m'endormir dans le
gémissement. Il y avait des champs autour du parc. J'y courus et
ramassai des pommes de terre en assez grande quantité pour rem-
plir mon capuchon. Ce n'était pas un magnifique souper, mais enfin
c'était quelque chose, et ces pommes de terre cuites sous la cendre,
avec un peu de café par-dessus, m'aidèrent à trouver le sommeil.
Le lendemain matin, une vigoureuse fusillade nous rCveilla en
sursaut. On sortît des tentes, et on courut aux armes. C'étaient les
Prussiens qui étaient tombés sur les grand'gardes d'un régiment
de ligne, et les avaient surprises. Les soldats qui dormaient, les
fusils en faisceau, avaient été tués ou faits prisonniers. Vingt ex-
périences ne les avaient pas corrigés. Personne n'avait appris l'art
d'éclairer une armée. Tout ce bruit venait du côté de Petit-Bry. J'y
connaissais une petite maison sous les arbres. Un pan de la façade
était crevé. Les fenêtres, sans volets et grandes ouvertes, semblaient
me regarder. L'ordre nous fut donné de partir immédiatement. Le
bataillon passa sous le fort de Nogent, tourna sur la gauche et ga-
gna en grande hâte Joinville-le-Ponfen longeant la redoute de
Graveile, qui lançait des obus. — Tiens ! des gardes nationaux, me
dît un jeune soldat qui s'appelait .Michel et qui m'avùt pris en
affection pour quelques paquets de tabac.
Il y en avait en effet plusieurs bataillons réunis autour du vil-
lage. C'était la première fois que j'en voyais en ligne. Ils parais-
saient fort agités, parl^ent, gesticulaient, quittaient les rangs.
nigiUrrlbyGOOglC
RÉCITS d'un 3ULDAT. 673
Leurs oftîciers couraient de tous côtés pour les ramener. Les canti-
Qiëres oe savaient auquel entendre. Quelques-uns déjeunaient, assis
sur des tas de pierres. A la vue des zouaves, les gardes nationaux
poussèrent de grandes exclamations. Le petit vin blanc matinal y
était pour quelque chose. Ces acclamations enthousiastes redou-
blèrent de vivacité quand ils nous virent traverser la Marne, après
quoi ils se remirent à déjeuner et h. causer.
La rivière passée, on nous fit prendre une route qui traverse un
bois et gagner les liautenrs de Petit-Bry. Les clameurs des gardes
nationaux ne nous arrivaient plus, mais les traces du combat se
voyaient partout; des arbres brisés pendaient sur les fossés; des
débris de toute sorte jonchaient la terre; une roue de caisson au-
près d'un képi; un pan de mur crénelé, noirci par les feuj du, bi-
vouac, s'appuyait à une maison crevassée. Sur la route, nous nous
croisions avec les brancardiers qui revenaient des champs voisins.
Ces pauvres frères de la doctrine chrétienne donnaient l'exemple
du devoir rempli modestement et sans relâche. Ils l'avaient fait dès
le commencement du siège, ils le firent jusqu'à la fin. Ils passaient
lentement dans leurs robes noires, portant les morts et les blessés.
Leur vue nous rendait graves ; nous nous rangions pour leur laisser
le bon côté du chemin.
La route était dure et sèche et s'allongeait devant nous. Nous la
foulions d'un pas rapide, lorsqu'un général parut, suivi d'un nom-
breux état-major. C'était le général Trochu. Kn nous voyant, il
s'arrêta, et, nous saluant, d'une voix où pensait liu accent de satis-
faction : — Ah ! voilà les zouaves, dit-il ; mais le régiment était si
pressé d'en venir aux mains que personne ne cria. 11 y eut dans les
rangs comme un froissement d'armes, et notre marche, déjà rapide,
prit une allure plus leste. Presque aussitôt, et le général en chtf
toujours en selle, immobile sur le bas côté de la route, un brancard
passa portant un soldat blessé. Cétalt un garçon qui paraissait avoir
une vingtaine d'années, un blond presque sans barbe. Il se souleva
sur le coude, et la main sur le canon de son fusil : — En avant!
cria-t-il, en aianl! — L'effort l'avait épuisé, il retomba.
A un kilomètre à peu près au-dessus de Petit-Bry, on nous ar-
rêta. 11 fallut, sur l'ordre des oITiciers, se coucher à plat ventre et at-
tendre. Nous étions en quelque sorte sur la lisière de la bataille,-
mais à portée des balles. Il en sifllait par douzaines autour de nous
qui nous étaient envoyées par des ennemis invisibles. Quelques-
unes écorcbaiont nos sacs en passant; il ne fallait pas trop souvent
lever la tête. Quand on distinguait derrière l'abri d'une haie de petits
flocons de fumée blanche, nous tirions au jugé; c'était un amuse-
ment qui faisait prendre patience. Il y en avait parmi nous qui fu-
maient des cigarettes accoudés sur les deux bras ; c'est la pose que
nigiUrrlbyGOOglC
&7A REVSB DBS DBDX ICOKDES.
prenoeDt les chasseurs quand ils sont i l'affût du canard. J'ai bien
TU alors que )a curiosité était une passion. On joue sa vie pour
mieux voir. Un grand bruit me fit regarder de cAté. C'étaient daox
ou trois bataillons de mobiles qu'on dirigeait sur notre gauche. II9
arriTaîent tumutttteuseraent, sans ordre, et couraient parmi nous.
Je crois bien que dans leur effarement ils ne se doutaient même pas
de notre présence. Ils nous marchaient bravement sur le corps. Ce
fut alors une explosion; chacun de nous avait un pied de mobile
sur la jambe ou sur le bras. On criait, on jurait; les mobiles sau-
taient de tous côtés. Le rire nous prit; eux couraient toujours. Mal-
heureusement ce mouvement qui faisait prévoir une attaque avait été
vu par les Prussiens; leurs batteries commencèrent à tirer. Bientôt
les obus arrivèrent par paquets, ceux-là sifflant, ceux-ci éclatant.
Ce fut alors au-dessus de nous une évolution de chutes et de sou-
bresauts qni alternaient avec une s'orte de régularité. Ces jeunes
mobiles, qui n'avaient certainement jamais vu le feu, se jetaient à
plat ventre, tous en bloc, offiders et soldats, puis se relevaient
quand la volée de fer avait passé. — En avantl cria une voix forte. '
— En^avantl répétèrent nos officiers. En un clin d'oeil nous fûmes sur
pied comme enlevés par une secousse électrique, et un vif élan nous
porta du côté de l'ennemi. En quelques bonds, ceux qui couraient
le plus vite touchèrent aux tranchées où la veille nos grand'gardes
avaient été surprises; quelques-uns n'y parvinrent pas. Au moment
où j'y arrivais, un grand zouave qui me précédait s'eifaça subite-
ment. Je n'eus que le temps, emporté par ma course, de sauter
par-dessus son corps qu'un dernier ^asme agitait. Aucun Prussien
dans les tranchées; mais quel spectacle nous y attendait 1 Partout
des sacs, des képis, des bidons, des ustensiles de campement, des
cartouchières, et parmi tous ces objets des hommes étendus pèle-
mélel Tous les sacs étaient éventrés, laissant éparses sur le sol des
lettres par domaines. Je me baissû et en pris une au hasard. Elle
commençait par ces mots : h Mon cher fils, comme c'est ta fête dans
quatre jours, je t'envoie dix francs..., ta petite sœur y est pour
vingt sous. Quand tu écriras, n'en dis rien à ton père... » Je laissai
tomber la lettre. 11 y avait par terre devant moi un pauvre grena-
dier dont la tête était brisée.
Dne halte nous réunit près d'une espèce de remblai où chacun
se tint sur le qui-vive, le doigt sur la gâchette, prêt à faire feu et
le faisant quelquefois. Nous avions devant nous des lignes de fumée
blanche d'où sortaient des projectiles. J'étais fait à ce bruit, qui
n'avait plus le don de m'ê mouvoir; je savais que la mort qui v(rfe
dans ce tapage ne s'en dégage pas aussi souvent qu'on le croit.
Tout siffle, tout éclate, et on se retrouve vivant debout a[»-ës la ba-
taille comme le matin au sortir de la tente ; mais ce qui m'étouDÛt
RÉCITS d'on soldat. &7S
encore, c'était le temps qu'on passait à chercher un ennemi qu'<fti
ne découvrait jamais. On ne se doutait de sa présence que par les
(Aus qu'il nous envoyait. Il eu venait du fond des boia, des co-
teaux, des vallons, des villages, et par rafales, et personne ne sa-
vait an juste oCi manœuvraient les régimens que ces feux violens pro-
tégeaient. J'avais présens à la mémoire ces tableaux et ces images où
l'on voit des soldats qui combattent à l'arme blanche et se chargent
avec furie; au lieu de ces luttes héroïques, j'avais le spectacle de
longs duels d'artillerie auxquels l'infanterie servait de témoin ou de
complice, selon les heures et ta disposition du terrain. L'inquiétude
des premiers momens éteinte, ce que j'éprouvais, c'était l'impa-
tience. Ces temps d'arrêt toujours renouvelés, ces courses qui Â-
boutissaient à aucune rencontre, me causaient une sorte d'exaspé-
ration morale dont j'avais peine à me défendre. Je commençai à
comprendre le sens profond d'un mot qui m'avait été dit par ua
vieux compagnon à qui je demandais à quoi seit une baïonnette,
— Gela sert à faire peur, — m'avùt-il répondu. Au plus fort de mes
réflexions, une balle égratigna la terre à cinq pouces de ma tête,
sur ma gauche, et un éclat d'obus rebondît sur un caillou qu'il brisa
k ma droite. — Toi, tu peux être tranquille, me dit un camarade,
jamùs rien ne t'écorchera la peau,
La nuit se faisait. Un capitaine prît avec lui une section et la
plaça en grand' garde. J'étais de ceux qui restaient sur le remblai.
On nous permit de nous étendre par terre, k la condition de ne rien
déboucler ni du sac ni de l'équipement, et d'avoir toujours le fusii
i portée de la main. J'eus bientôt fiût de mettre bas mon sac et
de me coucher dans on creux, le chasaepot entre les jambes. Ta-
Tais les paupières lourdes, et mes yeux se fermaient malgré moi. Il
fallait que la fatigue fût terrible pour nous permettre de dormir par
le froid qu'il faisait depuis deux ou trois jours. La terre avait la da-
reté du c^llou ; le thermomètre, à ce qu'on me dit après, marquait
14 degrés. Au bout d'un certain temps, j'ouvris les yeux; un ciel bril-
lant resplendissait au-dessus de ma tète; les étoiles étaient comme
des pointes de feu. Rien ne remuait autotir de moi; je me sentais
glacé. Je me levai pour marcher un peu et ramener la circulation
par l'exercice; mes mains avaient la raideur du bois, elles ne m'o-
béissaient plus. Comment aurais-je fait s'il m'avait fallu prendre
mon chassepot? Quelques coups de canon retentissaient au loin,
un grand silence m'entourait. Je m'écartai du remblai. Mes pieds
tout à coup heurtèrent un obstacle qui avait la rigidité d'un trône
d'arbre. Je trébuchai; c'était un cadavre raide et froid, parfaite-
ment gelé. Le corps que je soulevai retomba lourdement tout d'une
pièce sur le sol, avec un bruit dur; d'antres cadavres étaient ré-
pandus çà et là dans toutes les attitudes. La vue d'un mur crénelé
, Google
576 REfUE DES DEUX HOKDES.
dont la ligne blanche apparaissait vaguement dans la ouït me fît
reconnaître l'cndj'oit où l'avaut-veilie on avait déchaîné la moitié
du régiment contre le parc de Villiers. Que de morts! Us portaient
presque tous runiforme des zouaves. On reconnaissait à la torsion
de leurs membres ceux qui avaient fait quelques pas avant d'expi-
rer; d'auti'es tenaient encore leur fusil avec le geste menaçant du
combat. Plusieurs, étendus sur le dos, tournaient leur visage blanc
vers le cieî; leurs lèvres ouvertes avaient laissé échapper un dernier
cri. Toutes les sensations de la dernière minute se rellétaient comme
figées par la mort sur leurs traits immobilisés. Il y avait de la stu-
peur, du désespoir, de la surprise, de l'effroi, puis les contractions
d#ragonie. Le sentiment d'une tristesse sans bornes s'empara de
moi, tandis que j'errais parmi ces cadavres dans la transparente
obscurité de la nuit. J'allai de l'un à l'autre, cherchant à reconnaître
ceux de mes amis que j'avais perdus; il en était deux que je tenais à
revoir, il me fallut retourner un certaîu nombre de ces morts couchés
sur le ventre, h. nez en terre. Quelques-uns, frappés à la tête, étaient
méconnaissables; ils avaient comme un masque rouge sur un visage
défiguré. Je me penchai pour les mieux voir; un frisson me prit quand
l'un des deux amis que je cherchais m'apparut tordu et replié sur lui-
même dans un creux. Il avait trois blessures faites par trots balles :
l'une à la jambe, l'autre au bas-ventre; la troisième balle, entrée
par la tempe, avait traversé la cervelle. Je m'agenouillai auprès de
ce corps durci par la gelée; je n'y voyais plus bien. En passant mes
mains sur sa veste, je sentis sous l'épaisseur du drap un objet qui
avait échappé aux maraudeui's; c'était le portefeuille du pauvre
mort. Je le pris et le serrai dans ma poche; je pleurais et roe lais-
sais pleurer. Un jour vint où je pus rapporter ce souvenir à sa fa-
mille; elle ne devait avoir pour consolation que de savoir que celui
qu'elle regrettait était mort devant l'ennemî.
Quand je me relevai, j'avais froid jusqu'à la moelle des os. J'ar-
rivai à un endroit où les cadavres des nôtres avment été ramassés
et couchés sur deux rangs. J'en comptai quarante-sept, parmi les-
quels vingt-deux zouaves; le reste appartenait à la ligne et à la
mobile, qui avaient solidement donné ; je ne savais ce que je faisais
en les comptant. Parmi ces morts étendus dans les poses les plus
teriibles, il y avait un lieutenant-colonel de la mobile éventré par
un obus; il paraissait dans la force de l'âge; l'une de ses mains était
gantée, l'autre portait la trace d'une abominable mutilation : le qua-
trième doigt, le doigt annulaire, manquait; la trace de l'amputa-
tion était fraîche encore, on le lui avait coupé pour avoir la bague.
Je jetai un dernier coup d'œil sur ce champ funèbre tout rempli
de misères, et retournai vers ma compagnie, l'esprit noir, le cœur
malade. Je marchai comme un homme ivre, voyant toujours ces
BÉc[TS d'ut* soldat. 577
faces livides, ces mains violettes, ces yeux éteints, et tous ces morts
qui devaicDt attendre pendant huit jours leur sépulture. Je tombai
sur mon sac comme une niasse. Il n'y avait pas une demi-heure que
je dormais d'un sommeil lourd l(H'squ'un soldat vint me réveiller,
et me prévint de la part de l'adjudant qu'une distribution de vivres
allait avoir lieu à Petit-Bry, place de l'église, à une lieure du ma-
tin. Je me frottai les yeux. Il était onze heures. Si je me rendormais,
étais-je bien sûr de me réveiller à temps? La prudence me conseil-
lait de marcher. C'étaient deux heures de cigarettes à fumer; mais
l'idée de m'éloigner du bivouac ne me vint plus. Un peu avant une
heure, grelottant sous ma couverture, je commençai à faire la revue
des hommes qui devaient m'accompagner. Je n'y mettais pas moins
de rudesse que d'activité; mais ceux que je secouais par les épaules
se rendormaient tandis que je tirais leurs camarades par les jambes.
L'un grognait, l'autre ronDait, aucun ne bougeait. Je me mis à jouer
des pieds et des mains au hasard, marchant dans le tas. Le premier
qui se leva voulut crier, je le fis taire d'un coup de poing; en
une minute, la corvée était debout, presque éveillée. Marcher en
tête de mes hommes, c'était m'exposer à en perdre la moitié che-
min faisant. Je pris la queue du cortège et arrivai au lieu du rendez-
vous. Il n'y avait personne sur la place de l'église ; j'en fis le tour
une fois, deux fois, trois fois : — rien, pas un soldat, pas un comp-
table; le village semblait mort. La corvée maugréait, battait la se-
melle, courait, frappait du pied. Deux heures sonnèrent, rien encore,
Mes hommes allaient et venaient, cognant aux portes. Quelques-uns
tombaient dans les coins et s'y rendormaient; j'aurais voulu foire
comme eux. Le froid était abominable. J'envoyai dans toutes les
directions, et, bien sûr enlin qu'il n'y aunût point de distribution à
Petit-Bry, je m'en retournai au campement.
Vers six heures du matin, le pétillement de quelques coups de
fusil me réveilla; ils partaient de la tranchée, où une section de ma -
compagnie était de grand'garde et nous couvrait. Chacun de nous
prit son rang, sac au dos. La fusillade devint bientôt rapide et vive;
les balles prussiennes passaient au-dessus de nos têtes par volées
avec de longs siOlemens. Tout à coup notre capitaine donna le si-
gnal de l'attaque, et criant à gorge déployée : Attaou! atlaou! ce
mot terrible qui avait retenti à Wissembourg et dont les syllabes
arabes signifient tue ! tue ! il se précipita en avant. Nous le suivîmes.
Il y eut un instant terrible oi!i les balles s'éparpillaient au milieu de
nous dru comme la grôle. Comment passe-t-on à travers celte
pluie 7 mais nous étions lâchés comme une meute de chiens courans,
et. bondissant à côté de ceux qui tombaient, toujours guidés par le
farouche atlaou du capitaiae, nous atteignîmes en un instant la
, Google
&78 BEVDE DES BECX XOflDXS.
tnncliée où les fusils & aiguille et leachassepots échangeaient leurs
coups. Allais-je enfin arotr la joie d'un combat corps i corps? Los
Prussiens, qui avaient joné le même jeu que la Teille, mais avec
EDoios de succès, pousseraient-ils en ayant jusqn'i nos postes, on
resteraient-ils k portée de notre élaiiT J'espérais qu'un mouvement
impétueux les amènerait jasqn'à la tranchée ou nous jetterait sur
eux; mais il fallut enfin me ren<b« k l'évidence : ils ne tiraieot près-
tfaeplus, bientdtilsnetirèrent plus du tout, et ordre nous fut donné
de cesser le feu. C'était encore uae occasion perdue. Ceux d'entre
nous qui avaient de bons yeux se levaient sur la pointe du pied
ponr regarder au loin dans la plaine-, nous étions & demi consolés
quand nous avions deviné plus que découvert des points noirs ép&rs
dans l'ombre vague qui eo estompait l'éteodue. Des diftcassioos
s'engageaient alors pour savoir si chacun de ces points représen-
tait un ennemi mort. Les plus fougueux voulaient s'en assurer par
eux-mâmes; mais on avait ordre de ne point quitter la tranchée.
On la quitta cependant vers neuf heures pour aller tremper quel-
ques débris de biscuit dans du café à cette même place où la veille
tant d'obus avaient pla sur nous, et à quatre heures les régimens,
les brigades, les div^ions, toute l'armée a' ébranla. Je demandù h
mon capitaine ce que cela signifiait. — Gela sigoilie, me dit-il, que
nous abandonnoDs les positions conquises, et que les hommes tués
sont morts. — Le bataillon n'était pas content; il avait compté sot
une victoire, et c'était une retraite qu'on lui offrait. On lui fit repasser
la Marne sur le même pont de bateaux qu'il connûssait et renber
à T'Iogent; on allait retomber dans l'ennui et l'immobiUté comme à
Courbevoie, i cette difTérenoe prés qu'an lieu de monter les graad'-
g^des sur les bords de la Seine, on les monterait dans l'Ue des
Loups, à côté du grand viaduc du chemin de fer.
Sur ce fond d'enmû et de découragement courait une trame lé-
gère de mauvwses nouvelles qui nous arrivaient de la province.
Gomment? Je ne sais pas; c'étaient des rumeurs qui disaient la vé-
rité. Nos conversations le soir, autonr d'un morceau de cheval éti-
que, dans les malheureuses maisons oà nous avions abrité iios
f^urnimeos, n'étaient pas gaies. On riait encore quelquefois, mais
pas beaucoup; on sentait que l'état-major ne croyait pas à la possi-
bilité ni même à l'utilité de la défense. Sou scepticisme le paralysait
en même temps que la jactance du gouvernement endormait Paris.
Aucun de nous ne faisait plus' attention à l'échange continuel d'obus
qui SB faisait entre les lignes prussiennes et la ligne des forts.
Ces jours noirs de décembre, mêlés de coups de vent et de ra-
fales (te neige, me semblaient interminables. A des matins brumeux
succédaient des soirées froides et des nuits glaciales. Le regard se
fatiguait à suivre les lignes sombres des arbres courant aux deux
D„j,i7<-,ib,.GoogJc
BXCiTS d'on soldat. 670
cdtés des routes blanches : partout la nei^, on songeût à la Russie.
La pensée n'avait plus ni ressort, ni chaleur. Sur ces entrefaites,
j'appris qu'on formait un hataîUon de fraDcs-tireurs au moyen de
quatre compagnies prises dans cbacon des quatre régitnens de h.
division, qui se composait alors du h' régiment de zouaves et dm
régiment des mobiles de Seine-et-Marne réunis sons le ctHnoiande^
ment du général Foumës, et du itb' de ligne avnc les mobiles dn
Horbiban embrigadés sous les ordres du colonel Colonieu, faisant
foDctioD dégénérai. J'avais été nommé caporal-fourrier à l'affaire de
Cbampigny; maïs, pour entrer dans le corps des francs-tireurs, je
n'hésitai pas à déposer nu gaton et à redevenir simplement capca-al.
Je voyais dans ces quatre mots : bataillon des francs-tireurs, toute
une perspective de combats et d'aventures où les coups de fusil ne
manqueraient pas. Je oe voulais pas d'ailleurs me séparer de mon
cEq>ttaine.
Le hasard donna raison h mes prévisiints, et rompît la mooo-
toûe de notre existence. La nouvdle se répandit un soir que le
lendemûn 20 décembre nous entrerions en expédition. Comment le
savait-on ? quelle bouche indiscrète faisait ainsi descendre à l'avance
du général en chef au soldatle jour et l'heure des prises d'annest
C'est ce qu'il nous était impossible de deviner; mais qiielqu'an,
fie ou femme, se chargeait toujours d'avertir l'armée, et le secret,
qui avait toute liberté d'aller et de venir, ne tardait pas à frandiû:
les avant-^stes. Que de choses ne raccm tait-on pas entre camarades,
le soir, en fumant une pauvre pipel La confianoe était partie. La
nouvelle de cette prochaine sortie fut dose accueillie avec une ar-
deur hésitante; on n'y voyait que l'occasion de remuer un peu. Un
sergent qui tisonnait le feu dans une chambre sans fenêtre, où il ne
restait qu'un vase de fleurs ut^ieUes sous son globe de verre, se
toarna du côté du narrateur, et d'ime voix sèche : — Où doit-on
reculer demain? ditr-il. — Ce mot sanglant traduisait les sentûnecs
du soldat. II ne croyait pins Jt la victoire, parce qu'il ne croyait plus
aux chefs. Dans de telles conditions, les régtniens marchent avec Ut
déroute suspendue à la semelle de leurs aonliers.
Un mouvement rapprocha mon bataillon da village de flosny, où
les maraudeurs n'avaient laissé ni use porte, ni une persienne, ni
un volet. Les maisons avec leurs fenêtres béantes ne cachaient plus
un habitant, si ce n'est çà et là quelques misérables fugitifs qui re-
muaient dans les caves. Le lendemain, à quatre heures du matin,
le régiment s'ébranla, et & la faveur de la nuit noire, traversant
le canal de l'Ourcq, il vint camp»* à 2 kilomètres de la ferme de
Gfoslay, à l'abri de quelques maisons. On savait & peu près que
l'afTaire du Bourget allait recommenc»'.
Il y avait dans le corps de logis derrière lequel ma compagnie se
n,g,t7cdb/G00glc
&80 RETDE DES DEOX HONDES.
massait des éclaireurs d'un corps franc; on ne mancpia pas de les
questionner. Un officier, qui avait de grandes bottes molles et des
moustaches farouches avec deux revolvers pendus à la ceinture,
hocha la tftte d'un air d'importance. — Les Prussiens ont là des
retranchemens et une pièce de canon, dit-il. — Nous devions nous
en emparer coûte que coûte et nous y maintenir. L'ordre vînt subi-
tement de nous déployer en tindlleurs. C'était une besogne qm
revenwt de droit à la compagnie des francs-tireurs. Mon lieutenant
prit la gauche; j'étais en serre-file à la droite, et nous marchions
fort vite. La rapidité dans ces occasions diminue le péril. A peine
avais-je fait une centaine de pas qu'une patrouille de cavalerie vint
faire le tour de la ferme. On envoya quelques balles dans le tas, et la
patrouille disparut au galop. Il ne fallait plus perdre une minute.
Nos officiers néanmoins, qui avaient la responsabilité du mouvement,
agissaient avec une certaine circonspection, et nous engageaient,
tout en avançant, à nous défiler de la mitraille. — Gare au canon !
disions-nous, et nous marchions toujours. Rien ne remuait dans la
ferme. On en distinguait parfaitement les bâtimens et les enclos. Je
vis alors uii homme qui était en sentinelle sur un toit; mais à peine
l'avais-je aperçu qu'il disparut par une lucarne avec la promptitude
d'une grenouille qui saute dans une mare. On se mit k courir; l'im-
prudence devenait de la prudence. Il ne fallait pas laisser au fameux
canon le loisir de nous viser. Chacun de nous jouait des jambes à
qui mieux mieux. Je tenais la tête de l'attaque avec cinq ou six ca-
marades. Les balles allaient partir sans doute. Rien encore; nous
redoublons d'élan, nous touchons aux murs, nous enti'ons et nous
apercevons un cheval mort auprès d'un bon feu. De canon point, et
d'ennemis pas davantage. Nous étions exaspérés. Il fallait cepen-
dant mettre la ferme en état de défense au cas d'un retour offensif;
chacun s'y employa. Je roulais force tonneaux le long des murs sur
lesquels j'ajustai force planches, ce qui formait un assemblage de
tréteaux bons pour la fusillade. Quand j'avais les mains engourdies
par le froid, j'allais les réchauffer à un grand feu qui brûlait dans
la cour et qu'on alimentait avec mille débris. Le génie arriva et
pratiqua des meurtrières avec des tranchées auprès desquelles on
plaça des sentinelles. Au plus fort de cette besogne, et Dieu sait
si on la menait bon train, le colonel Colonieu vint nous rendre vi-
site. On apprit ainsi qu'on se battait du cOté du Bourget. A son tour,
un offiâer d'état-major arriva au grand galop et nous demanda oit
était le général de Bellemare. Nous n'en savions rien. tJn autre sur-
vint, puis un autre encore, puis nn quatrième, puis un cinqui&me.
Toujours môme réponse. Il y en avait parmi nous qui trouvaient
singulier qu'un officier ne sût pas où trouver le général qui com-
mandait la division,
n,g,t7cdb/G00gIc
BÉCITS d'un soldat. &S1
Avec le (ùaquième officier arriva un premier obus. II éclata en
arrière de la ferme. — Trop long! dit Michel. Cd second éclata
en avant. — Trop court, reprit-il. Un troisième tomba sur un toit
qu'il effondra; les Prussiens avaient rectifié leur tir. Un peu d'in~
fanteiie se montra au loin ; on courut aux meurtrières. Là je fis
connaissance avec un nouveau genre de supplice qui avait son
&preté. Un courant d'air terrible s'établit dans ces ouvertures pra-
tiquées en pleins moellons, et, quand le thermomètre descend à
12 degrés, il acquiert une violence qui coupe le visage et le rend
bleu. Les yeux s'enflamment et n'y voient plus. Cette infanterie que
nous avions aperçue n'arrivait pas, mais les obus ne cessaient pas
de pleuvoir avec une précision qui ne se démentait plus. Un projec-
tile abattait un pan de mur qui s'écroulait sur ses défenseurs; un
autre éclatait dans une tranchée d'où il fusait voler des lambeaux
de chair avec des paquets de terre. Un seul obus nous vint en aide
en tuant un cheval qui servit au ravitaillement de la compagnie.
Nous tenions bon cependant, et depuis quelques heures, de cinq
minutes en cinq minutes, on relayût les camarades aux meur-
trières, lorsque à six heures du soir ordre vint d'évacuer la ferme.
Une main frappa mon épaule. — Te l'av^s-je dit! s'écria Michel.
— Je n'avais rien à répoudre, et à mon rang, le fusil sur l'épaule,
je suivis ma, compagnie, qui avait pour mission de couvrir la re«
traite de la division de Bellemare. Vers neuf heures, nous arrivions
à Bondy, où, en attendant les ordres, quelques-uns de nos hommes,
harassés de fatigue, dormaient debout, le sac au dos, les mains sur
le fusil.
Deux ou trois jours se passèrent là en pleine misère; parfois on
avait l'abri de quelque maison à laquelle on arrachait une poutre
ou un reste de parquet pour faire du feu; parfois on campait sur la
route et dans la neige. Le froid nous rongeait. Il semblait s'immo-
biliser dans son intensité. On attendait le matin, on attendait le
soir; les heures se passaient dans ces longues attentes, l'arme au
pied ou les fusils en faisceaux. On s'engourdissait dans l'épuise-
ment. Ce fut le moment que moo capitùoe choisit pour tomber ma-
lade. II traînait depuis quelque temps malgré sa jeunesse et son
énergie. Un soir, la fièvre le prit; il eut froid, il eut chaud; il se
laissa tomber sur quelques brins de paille et y resta à demi mort.
Un médecin qui passait par là s'arrêta et me déclara qu'il avait la
petite vérole. — S'il en revient, ce sera drôle. — Il faisait un froid
de 14 degrés. Pour remède rien que de l'eau-de-vie et de la neige
fondue que je lui faisais boire alternativement. Qnand il avait faim,
il mâchait un morceau de cheval cru; je lui donnais ce que j'avais
sous la main. Je lui demandai s'il voulait être porté à l'ambulance.
— Jamais I cria-t-il, — La fièvre le secouait toujours, et ses dents
nigiUrrlb/GOOglC
i83 BETDB DBS DEDI MOUDES.
claquaient. Soo visage était d'nn rouge sombre; mais, comme je n'y
voyais pas de boutons, je croyais qne le docteur s'était trompé. I*
batailloD cepeadant campait de ci, de là, un jour an bord dn canal
de rOurcq, en plein air, un jour i. Noisy-le-Sec, dans une salle de
bal. Je ne quittais pas mon capitaine, qui de son côté m'oOraît
toujours la moitié de sa botte de paille, quand il en avût une; oons
dormions sous la même couverture. Le cinquième jour, il était à
peu près rétabli. Le docteur revint et le trouva déchirant à coups
de dents un beersteak de cheval cuit snr un lit de braise et buvant
dans une tasse de fer-blanc un mélange de glace et d'eau-de-vïe.
IL n'en voulait pas cruire ses yeux. — Ma foi, dit-il, vous avei tué
la petite vérole, c'est un miracle 1
Nous étions alors en cantonnement à la ferme de Londeau, à mi-
chemin entre le fort de Rosny et' le fort de Noisy-le-Sec. Chacone
des compagnies du bataillon des francs- tireurs devait être de grand'-
garde à tour de rôle le long du chemin de fer, entre les stations de
Rosny et de Noîsy. Il se passait quelquefois d'étranges choses au-
tour de ces cantonnemens lointains. Si les Prassiens ne se gênaient
pas pour frapptsr de réquisitions les villages qu'ils occupaient, ceux
quifgroupaient leurs maisons à l'ombre de nos forts avaient d'au-
tres ennemis à redouter. Les soldats se chaulTaient comme ils pou-
vaient, et il est bien difficile de se montrer d'une sévérité absolue
envers des malheureux qui cherchaient çà et là, aux dépens des
propriétaires, quelques pièces de bois pour rendre un peu de vie à
leurs membres engourdis. Certes ils ne respectaient pas toojouis
les portes et les fenêtres des habitations abandonnées; mais le ther-
momètre marquait lA et 16 degrés, nous étions souvent sans abri,
et, par les nuits glaciales que nous subissions, les cas de congéla-
tion étaient frëquens. Que ceux qui n'ont jamais péché nous jettent
la première pierre I Mais que dire des spécolateurs que nous en-
voyait Paris? Un matin j'ai vu, de mes yeux vu, un officier de la
garde nationale arriver en tapissière, et, accompagné d'un ami,
■exécuter une véritable razzia aux dépens des portes et des per-
siennes du voisinage. Il cboissait son butin, ne dédaignait pas d'y
comprendre quelques volets mêlés de jalousies, et, sa tapissière
bien chargée, il s'en retournait faisant claquer son foaet, le képi
anr l'oreille. C'était probablement un enti'epreneur qui faisait pn>-
nsion pour la saison prochaine, et ne voulait pas que sa clientèle
eût à souffrir d'aucun retard. D'autres industriels venaient à la
suite, que les scrupules n'embarrassaient pas davantage.
Notre situation à cette extrémité de nos lignes et les promenades
qu'elle entraînait donnaient à notre vie un caractère en quelque
sorte monacal. Si Pans ne savait rien de ce qui se passait en pro-
vince, nous ne savions rien de ce qui se passait à Paris; nous seit-
D„j,i7<-,ib,.GoogIc
KBOTS d'ds soliut. 683
lions cq)endsiit que ceb. ne pouvait pas dorer toujours, faate de cbe-
val. — Qtae peot-on faire là dedans? disions-nous quelquefois, tout
ea rendant visite aux postes araocée échelonnés le long de la ligne,
à cinq cents mètres les uns des autres, et gardés etix-mémes par
des sentinelles ûxes et des sentinelles Tolantes qui n'étaient pas à
plus de cent mètres des vedettes prussiennes. Ces sentinelles, tapies
dans un trou ou dissimulées derrière dd bouquet d'arbres, avaient
ordre de ne jamais allumer de feu pour ne pas attirer l'attention
de l'ennemi. Si le friùd les engourdissait, les obus les réveillaient.
Il en tonibait toujours quelqu'un en-deçà ou au-delà du remblai du
cbemin de fer. Celait l'aubaine accoutumée quand on allait rele-
ver les senlineiles ou poi'ter tes vivres ani postes avancés. Les pré-
cautions dinÙDuai^il le péril, mais ne le ôùsaient pas disparaître;
trop de lunettes nous observaient. Un matin, au moment où ma
«irrée déboucbaitd'un cbemin creux, sept ou huit obus éclatèrent.
Chacun de nous se cinit mort. La corvée n'y perdit qu'un bidon en-
levé de» mains d'un zouave. En revanche, combien de nos pauvres
camarades qu'on ramenait les pieds gelés des tranch(!es où ils pas-
saient lanuitt
La ferme de Londeau avait eu le sort de la ferme de Groalay.
Prise pour point de mire, elle était effondrée en dix endroits. Le
bataillon des francs-tireurs, qni en avait fati son quartier-général,
dut l'abandonner pour se cantonner à Malassise, tandis que la divi-
sion tout entière se retirait à Noisy-le-Sec, et de Noisy-le-Sec à
Uontreuil et à Bagnolel. il ne fallait pas être un stratégiste de [>re-
mier ordre pour comprendre que te cercle dans lequel l'armée
prussienne étreignalt Paris allait se rétrécissant.
J'avais profilé d'un jour de répit pour demaader à mon comman-
dant l'autoiTiatîtHi de me rendre à Paris, qne je n'avais pas vu de-
puis plus d'un mœs. Il me l'accorda volontiers, et je pris le chemin
de la porte de Homainville, où un hasard propice me lit rencontrer
un de mes amis qui, en sa nouvelle qualité d'oCQcier d'état-majoc
du sectau", me ât passer tout de suite, il me sembla que je tombais
d'une fctornaise dans une baignoire. On n'avait de la guerre que le
bruit éloigné de la canonnade. Les «nnibos roulaient; il y avait
do monde sur les boulevards, les cafés étaient pleins; partout les
mfimes habitudes- et les mêmes conversations ; dans les rues seule-
ment, une débauclie de gardes nationaux. — Tn^ de téptsi trop
de lépisl me disais-je.
Qoand je r^oarnai à Ualassîse, le batatUoo des francs-tireurs,
exempté du. service des tranchées et des grand'gardes, allait entre-
prendre uu service plus actif. U s'agissait d'expédiiions nocturnes
ojt les qualités individuelles trouveraient des occasions de se ma-
oàfester. IIIob capitaine me prit à part pour m' apprendre qu'un de
D„j,i7<-,ib,.GoogIc
58& BETUE DES DEUX MONDES.
nos trois sergens ayant été blessé j'étais appelé à l'hoDoeur de le
remplacer, et que je remplirais en même temps les fonctions de
sergent-major. — Et soyez tranquille, ajouta-t-il, vous aurez votre
part des expéditions de nuit. — Un soir en eiïet, le bataillon prit les
armes tout à coup. 11 pouvait être dix heures. II faisait nne nuit
claire. C'était le temps où l'on avait abandonné un peu lestement le
plateau d'Avron en y laissant des masses de munitions, ce même
plateau dont la possession devait porter un coup funeste à l'armée
prussienne, — après avoir rempli de joie le cœur des Parisiens, si
prompt aux espérances. Tout en marchant, on cherchait à deviner
quel motif nous avait fait mettre sac au dos ; mais un flair particu-
lier anime le soldat dans ces sortes d'occasions et lui fait tout com-
preudre sans qu'on lui ait rien dit. Certains obus arrivaient depuis
quelque temps qui nous gênaient et nous inquiétaient. D'où ve-
naient-ils? On eut bientôt dans la compagnie le sentiment qu'on
nous envoyait à la découverte de la batterie mystérieuse qui les
tirait; on savait en outre que toute la brigade devait sortir,
lUâlassise abandonné, on piqua droit vers le fort de Rosny, sur
lequel pieuvaient les obus; on en voyait passer par douzaines comme
d'énormes étoiles lîlantes. C'était la plus jolie des illuminations :
c'était parmi nous une affaire d'amour-propre de ne plus y prendre
garde; mais tous n'y réussissfûent pas malgré une bravoure incon-
testée. Nous étions alors sur la gauche du fort suivant la route qui
conduit au village. Des obus mal pointés négligeaient le fort et tom-
baient de ci de là sur les deux côtés de la route; il s'agissait de ne pas
baisser la tâte. Chacun de nous observidt son voisin; des paris s'en-
gageaient. Ce n'était rien, et c'était beaucoup. Qui réussissait une
première fois échouait un moment api'ès. C'étaient soudain de
grands éclats de rire et des buées. Mon vieux médaillé de Crimée y
trouvait moyen de faire ample provision de petits verres. Il avait
des nerfs d'acier; je crois qu'il eût allumé sa pipe à la mèche d'une
bombe.
Ainsi pariant et riant, la compagnie arrive à Rosny. Le village
était mort; le vent se jouait à travers les malsons. Nous commen-
cions à nous engager dans les tranchées qui creusaient le plateau
d'Avron; la brigade nous suivait et les occupait tour à tour après
nous. Il ne fallût plus ni rire, ni crier. Bientôt, nous étions à cAté
de Villemonble, devant le parc de Beauséjour. Deux douzaines de
petites maisons, séparées les unes des autres par des enclos fer-
més de murs, s'élevaient çà et là. Le moment était venu de reom-
naltre le terrùn, lorsqu'un ver da vigoureusement accentué noua
arrêta net. Chaque soldat resta immobile à sa place, attendant le
signal; un coup de sifflet lancé par notre lieutenant le donna. Quels
Iwttds alors I Huit ou dix coups de feu partirent sans nous atteindre,
nigiUrrlbyGOOglC
BÉciTS d'dn soldat. 585
mais DOS b^onnettes ne trouvèrent rien devant elles. La vedette
enneioie avait décampé ; un sac cependant resta en notre pouvoir,
un sac seulement, mais quel sacl il est devenu légendaire dans
l'bistoire de la campagne. Un zouave en Ht l'inventaire à haute
voix comme un commissaire-priseur, devant un cercle de curieux
qui riaient aux éclats. Ab I le bon père de famille et l'ùmable épouxl
11 y avait là dedans, mêlés à une petite provision de tabac et à un
gros morceau de lard, une paire de souliers vernis, trois paires de
bas de soie, deux jupons de femme, on autre en laine, un encore
en une toile garni de valencienne, deux cravates de satin, une robe
de petite fille ornée d'effilés, de bonnes pantoufles bien chaudes,
que sais-je encore? une camisole, deux bonnets, quatre mouchoirs
de batiste, une garde-robe complète enfin, et de plus un porte-
feuille contenant les photographies de la famille entière. Le sac
vidé, il fut impossible de le remplir de nouveau, tant- ces objets
étaient empilés avec art.
La capture d'un Saxon qui s'était blotti dans le grenier d'une
maison où brûlait un bon petit feu acheva de nous mettre en galté.
Je m' aperçus en cet instant que le capitaine de la compagnie était
en conférence avec le commandant du bataillon. — Tu vas voir, me
dit tout bas le médaillé, on attend quelque chose, et ou va nous in-
viter à nons reposer. — Il ne se trompait pas, on attendait une com-
pagnie de Irancs-tireurs de la division Butter qui devait flanquer
notre droite, et on nous donna l'ordre de nous coucher à plat ventre
dans la neige. 11 faisait un clair de lune magnifique; le plateau
d'Avrott était tout blanc; nous regardions 'devant nous, ne soufflant
mot, si ce n'est à l'oreille d'un camarade. Une voix m'appela; le com-
mandantavait demandé à mon capitaine de lui désigner un sous-
ofEcier pour aller à la recherche de cette compagnie qui n'arrivait
pas et l'amener. Le capitaine m'avait nommé. Je reçus ordre de
battre le pUteau dans tous les sens. — Allez, et bonne chance! me
dit mon capitaine, qui ne semblait pas tranquille. Je mis le sabre-
baîonnette au Iwut de mon cbassepot, et m'éloignai à grandes en-
jambées. — J'étais certainement flatté du choix que le ressuscité,
— c'était ainsi que dans nos heures d'intimité j'appelais le capi-
taine R..., — avait fait de ma personne; mais je n'étus que médio-
crement rassuré. Au bout de quelques minutes, je me trouvai seul
dans l'immensité du plateau, errant sur un linceul de neige éptûsse
qui étouffait le bruit de mes pas. Je me fais^s l'efl'et d'un fantfime.
Rien autour moi; j'avais perdu de vue mes compagnons. Un silence
sans irames, intense, profond, m'entourait; j'entendais les batte-
mens de non cœur. Un coup de fusil dont j'aurais à peine le temps
de voir l'éclair n'allait-il pas tout à l'heure me jeter par terre, ou
bien n'aurais-je pas la malecbancede tomber brusquement dans une
nigiUrrlbyGOOglC
586 REYDE DES DSUX HORDES.
embuscade qui me ferait prisonnier? Ces téflexions ne m'empèchûent
pas de marcher^u hasard, tantôt le long d'une muraille, et proGtant
de ta zone d'ombre qu'elle répandait, tantôt à. travers champs. Des
lires silencieux me prenaient au souvenir deDeerslayercberchant
la piste des Siaux dans les prairies du continent américain, des rires
un peu nerveux. J'avançais toujours, le regard inquiet, l'oreille ten-
due. Quelquefois je m'arrêtais; j'écoutais, je prenais le vent; rien,
toujours rien, et je continuais, bien résolu à ne rentrer qu'après
avoir parcouru l'étendue entière du plateau. 11 y avait déjà plus
d'une demi-heure que j'errais ainsi, et cette demi-heure m'avait paru
plus longue qu'une longue nuit, lorsqu'à une distance de 600 mè-
tres à peu près j'aperçus aux vifs reQets de la neige le sciotUlement
de quelques baJtoonetles qui semblaient se mouvoir. Elles brillaient
et s'éteignaient tour à tour, rapidement, au clair de lune. Je m'étais
accroupi à l'abri d'une broussaille; ce ne pouvait être des Prussiens.
En gens pratiques qui évitent l'éclat et le bruit, ils n'aiment leurs
fantassins que de baïonnettes en acier bruni qui ne lar.cent point
d'éclairs, et les glissent dans des fouri-eaux de cuir qui ne dégagent
aucun son, quelle que soit la vivacité de la marche. Tout à fût
raffermi par cette courte réflexion, je m'avançai jusqu'à 300 mè-
tres, et la main sur la gâchette, le fusil armé, d'une voix de Sten-
tor, je criai : Qui vive! Une voix répondit : France! Mais je ne
voulais pas être la victime d'une ruse de guerre. Savais-je si je
n'avais pas aiïaire à une patrouille ennemie imitant nos allures et
parlant notre langue ï Je criai donc à la patrouille de venir me
reconnaître; une ombre se détacha du groupe indécis qui faisait
tache sur la neige devant moi, et s'avança : c'était le capitaiiie
de la compagnie que je cherchais. Si j'étais conteni de l'avoir
découvert, il ne l'était pas moins de m'avoir renconti'é. J'avais été
éclaireur, je devins guide, et la compagnie des francs-tireurs que
nous attendions opéra son mouvement.
Pendant que je marchais à côté du capitaine, un échange de coups
de fusil m'annonça que nos avant-postes causaient avec les avant-
postes ennemis. On avait commencé le long des murailles du parc
de fieauséjour le travail de la mine. Le génie et les pioches étaient
à l'œuvre; les pierres tombaient ; on allùt faire l'essai ae la dyoar-
mite sur un gros pan de mur. J'arrivai à temps pour assister à.cette
expérience. Je ne veux pas dire du mal de ce nouvel agent chimi-
que, ni nuire à sa réputation ; mais ses débuts dans la curière de
la destruction ne me semblèrent pas heureux : deux détonations par
reilles à deux coups de canon nous apprirent que ta dynamite vo-
uait de faire explosion. On courut au mur qu'elle avait pour mission
de mettre en poudre; on y découvrit deux trous de 50 ceotimëtres
cartes chacun : c'était un médiocre résultat, après deux leores de
nigiUrrlbyGOOglC
KKctis d'dh soldat. &S7
trav&il surtout. U marqua cette nuit la ûa de notre expédition.
Ces prooienades aveotureuses se renouv^ient trois fois par se-
maine à peu près. On n'éUit prévenu du départ qu'au moment de
prendre les armes. Le péiil était l'assaisonnement de ces expédi-
tions; il n'était déplaisant que lorsqu'une négligence en était la
caose, et je dois ajouter tristement que les balles prussiennes n'é-
taient pas toujours les seules qu'on eût k craindre. Il arrivait quel-
quefois que l'oRicier de grand'garde, enveloppé de sa couverture,
confiait la surveillance de ses houioies au sergenl-major; celui-ci,
qu'un tel exemple encourageait, passait la consigne au caporal, qui
s'en déchai^eajt sur un soldat, et de cliute en chute la garde du
campement incombait à une sentinelle qui s'endormait. Quant à nos
ennemis, ils ne se laissaient jamais prendre en flagrant délit de né-
gligence. Point de lacune dans leur discipline; ils reculaient souvent'
devant nos attaques, mais jamais ils n'étaient surpris. «
On pouvait constater chaque jour le rétrécissement du cercle
meurtrier tracé par leurs obus. Le campement où l'on était presque
à l'abn la veille recevait de telles visites le lendemr:in, qu'il fallait
prendre gîte ailleurs. C'était le métier du soldat, et aucun de nous
ne songeait à s'en plaindre; mais les pauvres habilans qui gardaient
leurs toits jusqu'à, la dernière heure gémissaient et ne se décidaient
à déménager que lorsque quelques-uns d'entre eux avaient arrosé
de leur sang leurs foyers menacés. Quel tumulte un matin et quel
désespoir à Montreuil ! Pendant la nuit, les obus prussiens, passant
par-dessus les forts, étaieut tombés jusque sur la place du village.
Le jour ne sembla que dpnner plus de certitude et plus de rapidité à
leur vol. U fallut en toute hâte enlever les meubles les plus précieux,
atteler les charrettes, fermer les portes et abandonner ces espaliers
cultivés avec tant d'amour. Les malheureux émigrans ne se crurent
en sûreté qu'à l'ombre du donjon de Vincennes.
Quelque temps après, au moment oi!i le sommeil engourdissait
les francs-tireurs de la compagnie, à dix heures du soir, un appel
me fit sauter sur mes jambes. Ordre était donné de prendre les
armes. Le chassepot sur i'épaule, la cartouchière au flanc, le sabre-
baïonnette passé dans la ceinture pour éviter le cliquetis métallique
du fourreau, sans sacs, nous marchions lestement. Je me glissai du
c6té du capitaine, et j'appris que la compagnie avait pour mission
de pousser jusqu'à Villemonble par la droite du plateau d'Avron et
de rabattre par le versant ganclie. Tout en filant vers Rosny en belle
humeur, nous regardions les obus qui coupaient la route à inter-
▼alles inégaux, tantôt en avant, tantôt en arrière. Les grand'gardes
traversées, la compagnie, soutenue par des francs-tireurs du Mor-
bihan, si brillamment conduits par M. G. de C..., aborda le plateau.
Le capitaine alors me confia huit hommes avec ordre de les épar-
nigiUrrlbyGOOglC
5S8 SETDE DES DEUX MONDES.
piller en tirailleurs. Dans ces sortes de reconaaissances, on avait
pour coutume de choisir des Alsaciens et des Lorrains, dont le lan-
gage pouvait tromper l'ennemi; j'avais moi-même attrapé quelques
mots d'allemand dont je me servais dans les occasions délicates.
L'un des tirailleurs vint me dire tout bas qu'il avait aperçu des om-
bres errant parmi les maisons et les enclos dont le damier s'étendait
autour de nous. Je n'iiésitai pas, et puisant dans mon vocabulaire :
for wart, gchnell, mcrameml m'écrïai-je. Mes liuit Alsaciens s'élan-
cent el fouillent les maisons. Rien dans les appartemens, rien dans
les cours; mais des empreintes de pas se voyaient dans la neige fraî-
chement creusées. C'était une indication suflisante pour nous enga-
ger à continuer notre marche, et j'allai toujours répétant tcfmelll
tchnelll Je venais d'obliquer à gauche sur le commandement du
'capitaine, lorsqu'aprës avoir franchi 200 mètres à peu près quel-
ques balles noua sifllërent dans le dos. II fallait qu'il y eût par Ih
des fusils Dreyse. Mes tirailleurs pirouettèrent sur leurs talons, al-
longeant le pas. Quelque chose alors attira mon attention. J'avais
devant moi, dans la douteuse clarté du plateau, sept ou huit ombres
qui avaient l'apparence immobile de troncs d'arbre. în m'étais ar-
rêté, les regardant. — Ya, ya, me dît un Alsacien. A peine avait-il
parlé, que deu\ de ces arbres morts se mirent à courir à toutes
jambes. Je m'élançai sur leurs traces, et, pris malgré moi d'un rire
fou, j'entremêlai ma course de tous les mots germains que me four-
nissait ma mémoire. Les Alsaciens s'en mêlant, la fuite des tioncs
d'arbre se ralentit; quand je ne me vis plus qu'à 15 mètres de leur
ombre, criant à tue-téte : A la baionnettei je sautai sur eux.
Ce cri français fut pour les fugitifs un coup de foudre. Ils se vi-
rent perdus, et, tombant à genoux, tremblant de peur et tendant
leurs fusils : Halte, camarades, halte, pas Prussiens, SaxonsI
Saxons! Ils étaient plus morts que vifs, et croyaient toujours qu'on
allait les fusiller. Le plus petit d'entre eux, — ils étaient cinq, —
me dépassait de toute la tête. Leur surprise égalait leur sufToca-
tioD. Ils parlaient par monosyllabes et tressaillaient au moindre
mouvement que faisaient les zouaves de leur escorte. Ce ne fut
qu'après avoir avalé quelques gorgées de café et fumé la pipe dans
notre cantonnement qu'ils reprirent leurs sens et se mirent à. cau-
ser. En entendant prononcer le nom du général Ducrot, te sergent
de la bande poussa un cri : Tugrotl ya^ya, Tugrot! Ichkenne thn!
dit-il. — C'était lui, à ce qu'il prétendait, qui avait monté la garde
h. la porte du général à Sedan ; c'était peut-être vrai.
On était au mois de janvier, et une attaque contre les lignes
prussiennes, du cêté de Montretout, avait été décidée dans les con-
, seils de la défense. On racontait vaguement que la garde nationale
senùt de la fête, il était impossible qu'en pareille circonstance te
nigiUrrlbyGOOglC
RECITS D DN SOLDAT. 689
&> zouaves fût oublié. Dès le leodemiÙD, un billet d'iovîtatiou nous
arriva, et, & la tête de la division, le ré^ment tout entier rentra
par la barrière du Trône, traversa le faubourg et la rue Sùnt-An-
toine, la rue de Rivoli, les Champs-Elysées, et ne s'arrêta qu'à
Courbevoie. Nous avions ce pressentiment que nous allions tirer
nos derniers coups de fusil , et que nous les tirerions inutilement.
Il était quatre beures et demie, — c'était le 17, — quand on"
forma les faisceaux auprès du rond-point de Courbevoie. Ahl j'en
connaissais toutes les maisonsi Pendant la nuit et la journée du
lendemûn, de grandes colonnes d'infanterie et d'artillerie passèrent
auprès.de nous. Des bataillons de marche pris dans la garde natio>
nale parurent enfin. C'était la première fois qu'on les menait au feu.
Ils marchaient en bon ordre et d'an pas ferme. A minuit, mon capi-
taine reçut ordre de se rendre chez le commandant du bataillon;
je l'accompagnai. Quand il sortit : — C'est pour demain, me dit-il.
La compagnie fut avertie de se tenir prête à quatre heures du
matin.
A quatre heures du matin, elle était rangée en bataille. Il taiatàt
une nuit épaisse. On entendùt partout dans la plaine que comman-
dait la batterie du Gibet le bruissement sourd des régîmens en
marche. Le h' zouaves avait été le premier à s'ébranler ; il s' avan-
çât lentement dans les champs détrempés, où le poids énorme de
notre équipement nous faisait enfoncer à chaque pas; parfois,
mais pour quelques minutes, on s'arrêtait, et les hommes, ap-
puyant le sac sur le canon de leur fusil, se repos»eât. Des lueurs
pâle.s commençaient à blanchir l'horizon; les squelettes des arbres .
se dessinaient en noir dans cette clarté. La masse obscure du
Hont-Valérien s'arrondissait à notre gauche comme une bosse gi-
gantesque. Le pépiement des moineaux sortait des haies, des cor-
beaux yoletaientlourdement çà et là, et s'abattaient dans les champs,
remplis encore de ce silence qui donne à la nuit sa majesté. Qui le
croirait? dans cette ombre incertaine, nous cherchions La Pouil-
leuse, que les troupes françaises occupaient depuis un mois, et au-
cun officier d'état-major ne savait où cette fameuse ferme pouvait
se trouver. Des marches mêlées de contre-marches nous la firent
enfin découvrir. Il faisait encore sombre. Des brouillards ram-
paient dans la plaine, des paquets de boue s'attachaient à mes
bottes, car j'avais de grandes bottes comme les officiers : on n'était
plus au temps où l'on se renfermait dans la stricte observation des
ordonnances; mais cette Pouilleuse tant chsrcbée et trouée par tant
de projectiles ne devait pas nous retenir. Un mouvement rapide
nous fit pousser plus avant, et, la laissant sur notre gauche, nous
vînmes prendre position en face du parc de Buzenval. Michel me
serra la main; il avait l'air triste. — Qui sait? me dit-il.
nigiUrrlbyGOOglC
600 RETCE DES DEUX UONDES.
Le spectacle que j'avais sons les yeux était grandiose. La clarté
commençait à se dégager de l'ombre; les lignes du paysage s'accn-
saieot di^jà; derrière le mur créoelé du parc, les cimes des futaies
faissdent des masses jioîres estompées sur le ciel gris-, les façades
bUocbes des ?ilLas s'éclairueot. Je voyais À une petite distance une
compAgnie de la ligne qui, vaguement voilée par un léger rideau de
brume et l'arme au pied, me rappelait le fameux tableau, de Pils ;
c'était la même attente, la même attitude. Au loin, sur les flancs
du Hont'Valérien,'des colonnes d'infanterie s'allongeaient et dies-
cendaient dans la plaine; elles étaient épaisses et noires. On en
distinguait les lentes ondulations. Il me semblait impossible qne de
telles masses énergiquement lancées ne fissent pas une trou^ jus-
qu'à Versailles.
Une fusée partit du Mont-Valérien. A ce signal, les zonares s'é-
lancèrent en tirailleurs. A peine avaient-ils fait cinquante pas, que le
mur du parc s'éclaira de points rouges. Les Prussiens étaient à Jeur
poste. Des soldats tombèrent dans les vignes. On n'avait pas oublié
l'affaire du parc de Villiers, l'une des plus meurtrières de la cam-
pagne. Allait-elle se renouveler devant le parc de Buienval, d'où
partait une gréte de balles? Le régiment savait par une douloureuse
expérience qu'une charge à la b^onnette ne ferait qu'augmenter le
nombre des morts, et déji bien des pantalons rouges restaient im-
mobiles, couchés dans les écbalas. Dispersés parmi les abris qne
présentait le terrain, noua tirions contre les ouvertures d'où l'inces-
sante fu^llade nous décimait. Des bataillons de gardes nationaox
partirent pour tourner le parc A leur mine, à leur allure, au visage
des hommes qui les composaient, on comprenait que ces bataillons
appartenaient aux quartiers aristocratiques de Paris. Ils firent bra-
vement leur devoir, comme s'ils avaient voulu effacer le souvenir de
ce qu'avaient fait ceux de Belleville à l'autre extrémité de nos
lignes.
Ce mouvement prononcé, l'alfaire devint plus chfHide. Un rideau
de fumée s'étendait au loin sur notre gauche; le mur du parc en
étùt voilé. Il en sortait im pétillement infernal. Je cherchais toujours
à envoyer des balles dans les trous d'où s'élancent des langues
de feu. Htm capitaine, qui allait des uns aux autres, me cria de
pruidre avec moi quelques hommes et d'enfoncer une porte qu'tm
voyait dans le mur, coûte qne coûte. Je criai comme lui : En avanti
aune poignée de camarades qui m'entouraient. Us sautèrent comme
des chacals, le vieux Criméen en tête. Une poutrelle se trouva par
terre à dix pas des murs : des mains furieuses s'en empar^^nt, et
d'un commun effort, à coups redoublés, on battit la porte. Les coups
sonnaient dans le bois, qui pliait, se fendait et n'éclatait pas. On y
allait bon jeu, bon argent, avec une rage sourde, la fièvre dans tes
nigiUrrlbyGOOglC
Bécrrs d'on soldat. 591
ytsDz, âes cris ranqiies à la boache; mais les Prussiens tiraient tou-
jours, et nos bras frappaient à découvert. — Je ne pensais qu'à bri-
ser la porte et à passer. Les balles sautaient sur le ims et en déta-
chaient des éclats; les aïs craquaient sans se rompre. L'un de nous
tombait, puis un autre; un autre encore s'éloignait le bras cassé ou
traînant la jambe. La poutre ne frappait plus avec la même force.
L'n instant vint où elle pesa trop lourdement à nos mains épuisées,
elle tomba dwas l'herbe rouge ; nous n'étions plus que deux restés
debout, le Criméen et moi. Des larmes de fureur jaillirent de mes
yeux; lui, reprit froidement son chassepot, et passant la main sur
son front baigné de sueur : — En route 1 dit-il.
Quelques souaves tiraillaient à 100 mètres de nous. Pour les re-
joindre, il fallait passer le long d'une route qui filait parallèlement
an mur derrière lequel les Prussiens tiraient. Un sergent de zouaves
qui bat en retraite ne court pas; l'amour-propre et la tradition le
veulent. Vingt paires d'yeux me regardaient; je leur devais l'exemple.
Le Criméen me suivait, se retournait de dix pas en dix pas, brû-
lant des cartouches. Je portais un surtout de peau de mouton
blanc qui me donnait l'apparence d'nn officier et me désignait aux
balles. A mi-cbemin, je compris qu'on me visait. One balle passa à
2 pouces de mon visage, suivie presque aussitôt d'une seconde qui
s'aplatit contre un arbre dont je frôlais l'écorce. L'ne troisième
efDeura ma poitrine, enlevant quelques touiTes de laine frisée. Dé-
tidément un ennemi invisible m'en voulait. — Je venais de re-
joindre mes Eouaves toujours accompagné du Criméen. — Par ici,
me cria Michel, qui cbûrgeait et déchargeait son fusil. Je me re-
tournai. Une balle qui me cherchait, la quatrième, passa au ras
de mes épaules et siffla; un grand soupir lui répondit. Michel ve-
nait de tomber sur les genoux et les maios. H essaya de se relever;
le poids du sac le fit retomber, et il resta immobile, le nez en terre.
Je courus vers lui. Une mare de sang coulait autour de sa reste.
Le pauvre garçon fit un effort pour retourner sa téta à demi et me
dire adieu. Je vis la clarté s'éteindre dans ses yeux. Sa tête posée
sur mes genoux, je le regardais. Une clameurde joieme lira de ma
stupeur. Ua groupe de zouaves plus heureux que nous avait réussi
à renverser une porte mal barricadée; ils entraient pële-méle par
cette brèche. Je m'élançai de ce côté, la rage au cœur. Déjà mes
camarades couraient au plus épais des taillis, d'où les Prussiens
débusqués s'échappaient à toutes jambes. Des balles en faisaient
rouler dans l'herbe. Je sautai par-dessus leurs corps avec l'élan
d'un animal sauvage; j'aurais voulu en tenir un au bout de ma
baïonnette. Les projectiles cassaient les branches autour de moi ou
labouruent le sol; des hommes s'abattaient lourdement, d'autres.
,,GoogIc
592 BBTUE DES DEUX HONDBS.
blessés, s'accroupissaient dans les creux. On criait, on s'appelwt.
Au milieu de ma course, un chevreuil affolé par tout ce bruit se jeta
presque dans mes jambes. L'instinct du chasseur l'emporta, et je le
mis en joue. Un peu plus loin, un cri bien connu frappa mon oreille,
et deux coqs f^sans qui venaient de partir d'une cépée s'envo-
lèrent à tire-d'aile. Cette fois on chassait à l'faomme; la battue était
plus sanglante.
Quelques bonds nous amenèrent k l'autre extrémité du parc, au
pied du mur que les Prussiens dans leur fuite venaient d'escalader.
Aussitôt on employa les sabres-baïonnettes k desceller les pierres
pour pratiquer contre eux les créneaux qu'ils nous avaient oppo-
sés sur le front d'attaque. Chaque trou recevait un fusil. Il pouvait
être alors onze heures à peu près. Devant nous, La Bergerie soute-
nait un feu terrible ; des balles par centaines volïùent par-dessus
notre tête et tombaient dans le parc. La Bergerie enlevée, la route
de Versailles était ouverte; il n'y avait plus qu'à descendre. Do
fouillis d'hommes animés par l'ardeur de la lutte grouillait dans le
parc, — de la ligne, de la mobile, de la garde nationale, — tous
prêts à s'élancer où l'on voudrait. On m'a raconté que le corps du
général Ducrot était arrivé en retard, et que ce retard avait com-
promis, en l'enrayant, le succès du mouvement, que l'on avait
perdu plusieurs heures devant une tranchée qu'il aurait été facile
de tourner, puisque noua étions à 500 mètres au-dessus de cet
obstacle, préservés nous-mêmes par le mur du parc; mais que de
choses ne dit-on pas pour expliquer un échec 1 Les zouaves atten^
daient toujours. Cette portion qu'on nous avait dit de prendre,
elle étùt prise. N'avait-on pas à nous faire donner encore un coup
de collier? Le jour et une moitié de la nuit se passèrent sans ordre
nouveau. Des accès de colère nous empêchaient de dormir. Le bruit
de la bataille était mort. Vers une heure du matin, un ordre arriva
qui nous fît abandonner la position conquise au prix de tant de sang.
Quelle fureur alors parmi nous I Sur la route qui nous ramenait à La
Pouilleuse, nous marchions fiévreusement au travers des mobiles
roulés'dans leurs couvertures. 11 y avait près de vingt-quatre heures
que nous étions sur pied, le ventre creux, et la folie de l'attaque ne
nous soutenait plus. Je mourais de soif. Le Criméen me passa un
bidon pris je ne sais où, 'et qui par miracle se trouva plein. Je bus
à longs tr^ts. — Sùs-tu ce que tu as bu, dis7 me demanda-t-il en
riant dans sa barbe.
— De l'eau, je crois.
— C'est de l'eau-de-vie, camarade I flaire un peu 1
Et c'était vrai. Je ne m'en étais pas aperçu. Le froid produit de
ces phénomènes. Une heure après, il fallut de nouveau quitter La
■ Google
BÉCIT8 d'uk soldat. 693
Fouilleuse et regagner Courbevoie en suivant la levée du chemin
de fer. L'aflaire était manquée, et cependant, à l'heure même où
l'on prenait possession du parc de Buzenval, — des habitons du
pays me l'ont alTirmé plus tard, — on attelait les chevaux aux
fouirons du roi, et Versailles allait être évacué. — C'est toujours
au moment où il ne fallait plus qu'une attaque à fond pour nous
forcer à reculer, disait un ofiicier prussien après l'armistice, que le
mouvement de retraite commençait dans votre armée. Pourquoi? —
Chacun sentait que la campagne était fmie. Paris ne mangeait plus.
Les illusions s'étaient envolées. On ne croyait plus à la délivrance
par la proviuce. Les zouaves, un instant campés & Believille-Villette,
où l'on craignait une manifestation, avaient repris leurs cantonne-
mens à Malassise.
L'armistice venait d'être signé. 11 fallut ramener le A' zouaves
dans Paris, où il devait être désarmé. tJn effroyahie accablement
nous avait saisis. Quoi ! tant de morts et perdre jusqu'à ses fusilsl
Notre dernière heure militaire se passa à Belleville, où notre pa-
tience fut mise à une rude épreuve. Ces mêmes hommes qui de-
vaient plus tard élever tant de barricades contre l'armée de Ver-
sailles après avoir respecté l'armée prussienne rôdaient autour des
biiraques, et nous raillaient grossièrement. — Tiens 1 encore des
chassepots!... Va, les cacher... On va te les prendrel disaient-ils
aux soldats isolés. Sans l'intervention des officiers, combien de ces
misérables que les zouaves exaspérés auraient ch&tiés d'importance!
Déjà, l'abominable esprit qui a fait explosion le 18 mars fermentait
dans ce coin gangrené de Paris.
Je ne m'étais engagé que pour le temps de la guerre. La guerre
était finie. La fièvre me prit. Je payai le froid, la fatigue, les dures
privations, les longues insomnies, les émotions surtout, les tris-
tesses, les colères de cette désastreuse campagne de six mois.
J'avais vn la catastrophe de Sedan, je voyais la chute de Paris.
C'était trop. J'entrai à l'ambulance de l'École centrale. J'y allûs
chercher le repos après le travail ; mes forces en partie revenues,
un invincible besoin de quitter la ville à laquelle une dernière hu-
miliation allait être infligée s'empara de moi. Voir, les mains liées
et sans armes, ceux que j'avais combattus dans la mesure de mes
forces m'était impossible; je pris un déguisement et traversai les
lignes prussiennes sans retourner la tête pour ne pas voir le Hont-
Valérien, où ne flottaient plus les couleurs françaises.
Ahzdée Aciuhd.
Il lar. — 1S71,
jUnlbyGOOglC
LES LABORATOIRES
E?l rtiXCE ET 1 ItTEilNGtl
L Im ]I<iMm ÉtuMtt fnWffvi *UM !■ «MnnKu ailiwimnivi, Hji^rl n misiMa da Vîd-
■ImctisD publique, pH 11. Warli, numbr* da l'iuiitut, 1870. — II. L'ddmntiâlralion 4t
M. Dui-iiy 1I8II.1-«B), 1870. — ni. Dt l'Obimalim ri ie CExp&ieitei en ^.hyttolagtt. par
U. Coats. membre de Hnslilui, ISflS. — IV. De la lUfarmt dn éluda mtditaltt pta- lit
MmtMra, pu t» O' Lotan, ISH.
L'existence des laboratoires comme ^^tablisseiaeBS plus oa ib<mb8
publics, destinés à la démonstratioD expérimeRtale -des lois natu-
relles et à l'exploration méthodique des phéDomëDee, oe date que
d'hier; ils D'«a ont pas moins déjà exercé une graide inlluenoe. De-
piHB qu'on s enrichi ies institotioBS diverses d'enseignement snpé-
rieur des outils nécessaires pour r^ipéter régulièrefsent les aaci«iBes
expériences , depuis qu'on a octroyé aux sarans les moyens 'd'en
entreprendre de nouvelles, l'activité des hautes études s'est aocme,
et les sciences ont pu faire en peu d'années des progrès autrefois
in^ossibles. C'est nne vérité banale rjse l'essor si considér3d>le de
la physique, de la chimie et de la physiologie dam ce siècle est dt
aux travaux accomplis dans les labor-at<nres. 11 faut considérer aussi
que les démonstrations pratiques qu'on y donne sont la source des
connaissances les plus solides et la meilleure disciptiiw pour l'esprit
comme pour les sens. D'autre part, les iabco'atoires n'ont pas pour
but unique de faciliter la découverte des lois spéculatives; ils sont le
champ où germent les inventions fécondes et les applications bril-
lantes qui engendrent la richesse des nations : ils ont substitué à
l'empirisme de l'ancienne industrie des procédés rationnels, uoe
LES JUBûK&TOIKES saEHTiFIQUES. 065
certitude réglée aux lâtonoemeos séculaires des arts. JUalgré les
services qu'iU rendent, l'importance de ces <tai>Iisseniens n'est pas
encore appréciée comme elle devrait l'être, surtout en France;
du moins il n'en existe pasassaz, ni d'asssi convenablement organi-
sés. L'histoire des anciens laboratoires et des diverses inslit4Uions
consacrées à la science pratique, la description des laboratoires ac-
tuels telle qu'on peut J'écrire avec les docuiœus fournis par plu-
sieurs missions récentes, font mieux comprendre les développemens
de la métbode expérimentale. Il y a là aussi une perspective cu-
rieuse du passé des travaux scientifiques. Peut-être est-ii opportun
d'y insister aujourd'hui qu'il s'agit de réorganiser sérieusement les
hautes études en France et d'y fonder des laboratoires nouveaux.
L'ezpérimentalino régulière et méthodique, iatroduite définili-
vement par Galilée dans les sciences de la nature, iut pratiquée
avec ardeur dès le xvii' siècle, grâce i l'exemple d'un certain
nombre de compagnies savantes qui se donnèrent pour mission de
{aîie des expériences. L'Académie des Lyucées, fondée en 1603 par
Galilée, l'Académie d£i Ciment, établie  Florence en 1Q51 par les
élèves de Galilée, la Société royale de Londres, instituée par Boyle,
Willis et leurs aïois en 164à, l'Académie des Curieux de la nature,
que Bauscb fonda en ldâ2 à Schweinfurt, enfin l'Académie des
Sciences de Paris, qui date de 166S, voilà les premières ^oles de
sùence expérimentale. I^ physique proprement dite y était plus
particulièrement cultivée, et c'est à cette époque que iurent in-
ventés presque tous les appareils classiques employés encore au-
jourd'hui. La physique expérimentale est une science de geos du
monde. Ou ne ee saut pas les maiâs en la cultivant, on mante de
jolis instrumeos, il y a de l'éclat et des sui'pri&es dans les spec-
tacles qu'elle donne. Ces motifs avaient séduit beaucoup d'amateurs
dans les deux derniers siècles. Des princes, des seigneurs, des ab-
bés, cherchaient uo diver^saement dans la physique, et avaient des
salons affectés atu démoastrations. Voltaire s'était donné ce luxe.
L'introduction de la physique daus l'easeignemeot publie se lit peu
& peu; mais ce n'est qu'au commencement de notre siècle que des
instrumens furent mis à la disposition des professeurs, et que les
, cours furent accompagnés de démonsb'ations exp^iraentales.
I4os cabinets de ;>hysique ont conservé quelque chose de l'aspect
des anciens salons de physiciens. Ce sont de vastes salles tout au-
tour desquelles on remarque des vitrines où sont renfermés les in-
strumens. Au milieu de la salle, on laisse à découvert les appareils
trop grands pour être placés avec les autres, comme la machine
pneumatique, la machine électrique à plateau, etc. Le parquet cîré
brille toujours, tout est d'une propreté irr^rochable. Auk murs,
D„j,i7<-,ib,.GoogIc
fi96 RBTDB DBS DEDX SONDES.
on voit des dessina, des modèles d'appareils, des reproductions
coloriées de divers phénomènes et surtout du spectre solaire et
des spectres des diff^^renles flammes, line petite pièce voisine sert
d'atelier pour la réparation des instrumens. l'ne chambre noire est
destinée aux expériences d'optique. — Nous avons en France, à
l'Ëcole polytechnique, au Conservatoire des arts et métiers, à la
Sorbonne, au Collège de France, de fort belles collections d'instru-
mens de physique; mais nous manquions jusqu'à ces derniers temps
de laboratoires de physique. L'enseignement de cette science est
resté chez nous théorique, et les professeurs ne se sont point oc-
cupés d'initier directement leurs i lèves à la pratique de l'expéri-
mentation. Gay-Lussac à l'iîcole polytechnique, Biot et M. Regnault
au Collège de France, M\I. Becquerel père et fils au Muséum, ont
exécuté de célèbres travaux, mais n'ont point fon'é d'école de phy-
sique. Les appareils de cabinet ont été presque exclusivement con-
sacrés par eux aux démonstrations qui doivent accompagner les
leçons orales. Nous devons dire cependant que M. Rrgnault a tou-
jours eu à son laboratoire du Collège de France quelques élèves.
C'est là que M. Mascart a fait en dernier lieu .^es expériences re-
marquables sur les ondulations lumineuses. C'est là qu'on voit
aussi les grands appareils roémorable.s q'ii ont servi aux recherches
classiques de M. Kegnauit sur la force élastique des gaz et des va-
peurs. Tous les savans de l'étranger sonl venus visiter k Paris le
laboratoire d'un de nos physiciens les plus originaux et les plus
ingénieux, enlevé prématurément à U science il y a quelques an-
nées. Le laboratoire de Foucault était inslallé dans le pavillon qu'il
habitait, rue d'Assas. Foucault construisait lui-même, avec nue
habile et fmc industrie, les appareils destinés à ses expériences, et
les installait à demeure chez lui. Tout y était disposé de la laçon
la plus élégante et la plus confortahlc, afin d'assurer le calme et le
bien-être si nécessaires aux expérimentations précises et délicates.
Un large balcon était pourvu d'un sidérostat qui permettait à l'in-
venteur du gyroscope de faire de l'astronomie physique au coin de
son feu. Récemment, en vue d'élever le niveau des études de phy-
sique en France, M. Duruy a fait créer un laboratoire à la Sorbonne
et l'a placé sous la direction de deux savans de mérite, MM. Jamio
et Desains. Un certain nombre de jeunes élèves y apprennent à se
servir des instrumens, quelques-uns même sont autorisés à pour-
suivre des recherches pour leur compte. Ce laboratoire, assez grand,
pourvu des appareils nécessaires, aura une heureuse induence sur
la physique française, à la condition toutefois qu'on ne s'arrête pas
dans la voie des dépenses, car ici le cons^tructeur est l'auxiliaire
indispensable du chercheur, et les appareils sont coûteux.
L'Allemagne a d'importaotes collections d'iostrumeos de pby-
nigiUrrfi-yGOOglC
' LES LABORATOIRES SCIENTIFIQUES, 607
BÎque installées dans des laboratoires commodes. Quelques-uns de
ces derniers sont auss richesi que les nôtres et plus accessibles aux
élèves; plusieurs sont voisins des laboratoires de physiologie, et ce
rapprochement est fort utile. A Heidelberg, le cabinet de physique
de M. KirchhofTet l'Institut physiologique de M. Helmhoitz (1) sont
dans le même bàliment, qu'on appelle Palais de la nature (Nalur-
paliisl). A Gœttingue, le professeur Weber est installé à côté du
professeur Meissner, et là, comme à Heidelbe rg, la biologie tire le
plus grand profit du voisinage de la physique.
Les laboratoires de chimie d'aujourd'hui dilTërent autant des an*
ciens laboratoires d'alchimistes que la science des Lavoisier, des
Berzélius et des Gerhardt diiïère elle-même de celle des Paracelse,
des Raymond Lui le ci des Basile Valentin. Rien de plus étrange qu'un
laboratoire d'alchimiste. La salle est voûtée, sombre, humide, à
peine éclairée par un rayon de soleil qui y produit, l'effet magique
qu'on admire dans les toiles de Rembrandt. Un reptile empaillé est
accroché au plafond, couvert de toiles d'araignée. Sur des tablettes
fixées au mur, on voit des fioles vertes, rouges, bleues. Dans un
gros foui-neau qui occupe un des coins de la pièce, le feu brille à tra-
vers tes briques disjointes et chauiïe un alaml)ic aux formes bizarres.
Le vieux maître, assis dans son fauteuil, consulte un énorme in-folio
rongé par les rats, et un aide essaie de broyer une dure matière
dans un mortier. Voilà oiii se poursuivent les longues et patientes
investigations du grand œuvre, dans le silence et le secret, loin
d'une ombrageuse inquisition et des impatiences vulgaires. L'al-
chimie, jusqu'à la fin du xvir siècle, est une science réser\ée à de
rares adeptes. Au xviii' siècle, les laboj atoires, moins fantastiques,
conservent cependant une physionomie encore sombre et mysté-
rieuse. L'attirail, ainsi que le montrent les pittoresques gravures
du temps, en est toujours rudimen taire. Cependant les expériences se
font quelquefois en public. Des auditeurs, au nombre desquels il y
a des princes, sont admis aux démonstrations de Lèmery, de Rouelle;
on exp'ique d'une manière naturelle les arcanes de l'antique science.
Néanmoins te matériel se perfectionne lentement. Scheete, le grand
chimiste suédois, fit ses travaux mémoraliles dans son étroite offi-
cine de pharmacien avec quelques fioles et quelques tubes de verre.
Ces mesquins appareils lui sulTrrent pour découvrir le chlore et
l'acide fluorhydrique. Lavoisier et ses successeurs, surtout Berzé-
lius, en renouvelant les méthodes d'investigation chimique, inau-
gurèrent l'emploi d'instrumens nombreux et de nouveaux procédés
qui devaient multiplier les laboratoires et tes amener bientôt à l'as-
pect qu'ils ont aujourd'hui. C'est dans les premières années de ce
(1) H. HelmbolU a été rto^mment appelé comms profraseur k ruDÏTanlté de Bwllii,
, Google
598 KrVTtl »E9 DEOÏ MONDES.
siècle (pie furent ctmstrnîts leslaboraloires de l'École poTjrtechnîtpie
et de ta Sorbonne, qui devinrent !e modèfe et l'exemple de ceux do
reste de l'Earope.
Les laboratoires actnels de chimie sont ceux dont l'extc^nsioB et
l'organisation laissent le moins à désirer, à l'étrangr surtout. Lit
chimie, étant la science qui rend le plus de services à l'indastrie,
qui a le plus d'influence sur la richesse publique, est phis que les
autrps encouragée par les goovememeïs. De fait, les laboratoires
de chimie qui ont été récemment construits en Allemagne sont de
véritables palais, et ceux que l'on a l'intention d'édifier h Paris se-
ront aussi, dil-on, de beaux monnmens. A la vérité, si ces établis-
semens n'exigent ni les décorations, ni l'architecture imposante
d'un palais, ils en exigent du moins les dimensions. Nous sommes
loin aujourd'hui des vieilles officines d'apothicaire. Rien n'est com-
pliqué comme l'outillage àa chimiste, ses besoins sont dispendieux;
il lui fant de la place, de l'air, de la lumière, et beaucoup d'appareils.
Entrons dans un laboratoire de chimie. C'est d'abord une salle
spaciense, bien éclairée, où de grandes tables s'étendent en face
des fenêtres de manière h recevoir le jour directement. Ces tables
sont divisées en deux moitiés par on corps de tablettes superpo-
sées qui reçoit une collection de flacons à réactifs, i portée de toutes
les mains. On y exécute les petites opérations courantes au moyen
d'ustensiles et de vases aux formes légères. Ici c'est un filtre placé
sur un entonnoir qui laisse passer goutte à goutte un liquide clari-
fié, là c'est une capsule de porcelaine d'où s'échappent les vapeurs
d'une solution qui doit être condensée, ailleurs on liquide qui bout
à grosses bulles et dont les émanations sont dirigées dans un tube
de verre baigné dans un courant irean froide. Le gaz, employé
comme moyen de chauffage, l'eao qui sert comme dissolvant ou
comme réfrigérant, sont amenés par des tuyaux de plomb qui cir-
culent le long des murs et sous le plancher. L'eau et le feu sont
ainsi dirigés sur la table à la portée de Ions les travailleurs. Une
niche à évaporatiOTi est creusée dans !'un des murs. C'est un âtre
recouvert de dalli^s en pierre ou de carreaux en faïence et surmonté
d'une cheminée dont te manteau vient s'élargir à la partie infé-
rieure et donner appui à des fenêtres à coulisse pouvant servir &
fermer l'espace compris entre la surface de l'âtre et la base de la
cheminée. Cette niche sert aux opérations qui provoquent un déga-
gement de gaz ou de vapeurs nuisibles, lîne autre pièce est le
tiiéâtre des expériences par le feu, des grandes calcinations qui s'ef-
fectuent dans des fourneaux chanfTés au coke et dans des appareils
où la combustion du gaz d'éclairage, alimentée par un courant d'air
impétueux, produit une chaleur infernale. Plus loin, une cour sert
aux opératiûiu dangereuses. £Ue comprend le « coin aux explo-
LES LABOKATOIBXS SCIENTIFIQUES. &M
sioas, » OÙ OD chauffe dans des lubes àe verre, sotia une pres^n
énorme, des liquides h une température très supérieure à leui'
piHDtd'ébullition. Voici maiateDant des endroits où s'eiécutent des
travaux p\as délicals. C'est en premier lieu la chambre des balances
de précisioD.puis la salle des instrumens de physique, tels que ma-
diioes poenBiatiqucs, Ibermofoèlres, baromètres, microscopes,
vases gradues, appareils à densité. L'a cabinet noir est affecté aux
expériences d'optique qui nécessitent l'emplw du poJaj-imètre ou
do speclroscope. Une autre ctianibre referme un outilkage spécial
pour )' analyse des gai. Dans une galei-ie paisible, oa voit rangées
des collections depcoduits, d'échastillons, de modèles, qui senreut
aux démonstrations de l'enseignement oral. Les provisions de toute
nature, dn^ues, cluirbon, verrcfie, sont logées dans un vaste
sons-sol éclairé, m se trouve aussi uo générateur chargé de dis-
iriLmer la vapeur dans les ëtuves et iea divns appareils distilla-
toîres.
Cette description da laborattùre idéal s'applique de tout poîat
aux établissemeos que possèdent aujourd'hui les plus céièbies uni-
Trrsités allemandes : BeilLa, Bonn et Leipzig. A nn quart d'heure de
Bonn, sur une colline qui commande la vue du Rhin et des mon-
tagiiee du Siebengebirge, sont situés le village et le cbâtean de
Poppelsdorf, ce dernier autrefois la ré«âence d'été de rélecteur,
maintenant le siège de l'observatoire astrosonrique et du œasée
d'histoire Datnrellc. C'est dans le 'voisinage de ce château qa'oat
été jetées au eoDimeacement de 18(55 les fondations du laboratoire
stooumental qui fait aujourd'hui la gloire de l'univer»té de Bonn,
et à la tête duquel se trouve un chimiste éminent, M. KeLulé. Le
bâtiment offre la forine d'un rectangle dont les loags càtfïa sont
les façades latéraJes. L'espace ciicoosciit par ce corps de bâti-
neot est divisé es quatre cours intérieures par une construction
CD croii dont les aiks viennent tomber perpendiculairement sur les
côtés du rectangle. Il y a trois grandes salles destinées aux rc-
cheniiiea de chimie, les deux premières pour les élèves, répalis
en deux cbvisions, et la troisième pour tes jeoEKs chimistes qui dé-
fflrait entrqwendre des travaux originaux. Le laboratoire de phy-
sique, sous la direction de M. Landolt, est annexé aux précédens.
Toutefois l'éclat de ce laboratoire est effacé par le lustre tout ré-
cent de celui de l'université de Bedin. En 1863, oo y était encore
fort arriéré swis ce rapport. A cette époque, M. Hoffmann fut appelé
à Berlin pour eccuper la chaire de chimie que laissait vacante la
mort de Mitscherlich. 11 accepta, mais à la condition qu'un nouveau
laboratoire richement doté serait mis à sa disposition. Le ministre
le lui promit, et trois ans après, dans un des plus beaux quartiers
, Google
600 KETOE DES DEUX MONDES.
de ta ville, près de la promenade dite Unter-den-Liaden, s'élerah
le monument, qui n'avait pas coûté moins de 1 million et i/'> (1).
C'est un édifice de deux éuges, de ih mètres de hauteur, dans le
vieux style vénitien de la renaissance, et couronné par une atUque
avec balustrade. La façade est en briques rouges avec omemeos
en terre cuite. Plus de soixante élèves peuvent j travailler simul-
tanément. Le laboratoire de chimie de Vienne, qu'on édifie en oe
moment, aura des proportions à peu près pareilles.
L'université de Leipzig possédait depuis 1 8i3 un laboratoire cmi-
struit sur les indications d'Erdmann, et qui passait à cette époque
pour le plus beau qu'on pût trouver en Allemagne. Depuis vingt-
cinq ans, il en est sorti beaucoup de chimistes distingués qui ont
concouru aux progrès de l'industrie saxonne. Le gouvernement
n'en a pas moins songé à. construire dans la même ville un second
laboratoire. Les chambres, réunies au printemps de 1867, n'ont pas
hésité à voter les fonds nécessaires clans un moment où le pays ve-
nait déjà de faire de durs sacrifices. Depuis trois ans, le nouveau
laboratoire réunit, sous la direction du professeur Kolb^, un
grand nombre d'élèves. Cet établissement couvre une superficie
de 6,047 mètres carrés.
Voyons maintenant ce que les laboratoires de chimie sont chez
nous. En fait, presque tous nos établissemens d'enseignement su-
périeur qui comportent une chaire de thitnie sont pourvus de labo-
ratoires. Très petits et très mal installés dans les facultés de pro-
vince, ils n'y servent guère qu'à la préparation des expériences qui
doivent être exécutées devant les auditeurs du cours; les exceptions
du moins sont rares. A Paris, les laboratoires servent encore aux
recherches originales des maîtres et à l'instruction pratique des
élèves. Hélas! ils ne sont pour cela guère plus riches, ni mieux
pourvus. Beaucoup même sont humides, ohscui's et mal aérés. Deux
membres de l'Académie des Sciences s'entretenaient, il y a quelques
années, d'un de nos premiers chimistes retenu au lit par une fluxion
de poitrine. « Que voulei-vousT dit M. Claude Bernard, les labora-
toires sont les tombeaux des savans! » Cette parole donne une idée
de l'installation misérable de presque tous les laboratoires de la
capitale.
Le plus important est celui de M. Wuriz à l'École de médecine.
Situé à gauche du grand amphithéâtre de la faculté, il se compose
de deux pièces assez petites servant aux opérations chimiques pro-
prement dites, d'une salle réservée aux analyses organiques, d'un
LES UBOBATOIBES SCIENTIFIQUES. 601
magasin, d'un lavoir et d'une petite cour, le tout très irrégulière-
ment distribué au rez-de-chaussée. Au premier se trouve un cabinet
renfermant les balances et autres instrumens de précision. Huit ou
dix personnes au plus peuvent travailler ensemble dans ce labora-
toire, qui depuis vingt ans, sous la direction de M. Wurtz, a été le
foyer des plus importantes recherches. Les deux tiers des mémoires de
chimie organique publiés en France sortent de cette oflicine étroit '.
C'est là que M. Wurtz et M. Friedel ont accompli toutes leurs décou-
vertes, qu'un grand nombre de savans français et étrangers ont été
initiés à l'art de chercher. Aus&i bien le miiltre s'y est fait une loi
de donner chaque jour l'exemple du travail, et d'encourager jiar
une libérale et familière assistance l'émulalion et l'ardeur des élèves.
De temps à autre, tantôt debout, tantôt assis siii' un vieux tabouret
rembourré dont le crin sort par cinfjuante déchiruics, il assemble
son monde dans un colloque amical, et là il prodigue à tous les
conseils utiles, les avis féconds. Les étrangers n'y perdent rien, car
M. Wurtz joint à ses autres mérites celui de parler les principales
langues de l'Europe. C'est un beau speciacle de voir en ce sanc-
tuaire le maître discutant avec abandon, donnant à la vérité son
sympathique assentiment ou relevant l'erreur avec une ingénieuse
et piquante finesse.
Le principal laboratoire de chimie de la Sorbnnne, qu'on appelle
laboratoire de perfectionnement et de recherches, est une pièce hu-
mide et sombre, de plus de i mètre en contre-bas de la rue Saint-
Jacques. La faculté des sciences n'a été enrichie qu'il y a très peu
de temps d'un laboratoire plus spacieux, À l'usage des débutans.
L'école de pharmacie n'a que des laboratoires insignifians, oix
M. Bprthelot a. fait la plus grande partie de ses beaux travaux.
L'École normale supérieure de Paris possédait depuis 18â5, époque
à laquelle elle fut transférée rue d'Lim, des laboratoires assez spa-
cieux, tant pour les professeurs que pour les élèves. M. Henri Sainte-
Claire Devtlle y a fait ses études sur l'aluminium, la dissociation et
l'emploi des hautes températures. M. Debray, M. Troost et d'autres
de Sfis élèves y ont poursuivi des recherches du même ordre. En
1866, M. Deville obtint d'importantes allocations pour agrandir son
laboratoire personnel et l'approprier au genre spécial d'invrsiiga-
tions q-i'il poursuit. Des fourneaux énormes, de beaux appareils de
fer et de platine pour l'emploi de chaleurs très élevées et de pres-
sions très fortes, bref tout ce qui est nécessaire anx études de chi-
mie minérale est réuni là, non sans profusion. Les laboratoires
d'enseignement à l'usage des élèves ont été aussi notablement amé-
liorés. Comme disposition, comme ressources, comme matériel,
l'établissement chimique de l'École normale est le seul de France
■ Google
60S BBTOE DBS DECX MOKDES.
qui se rapproche un peu des laboratoires allemaDds. AjontODs qu'un
laboratoire de cbimie physiologique, destiné à U. Pasteur et à ses
élèves, encore en voie d'acbèvemeot, est anoexé aux précéde&s.
Ce sera une transformatÎMi de raociea laboratoire particulier où
M. Pasteur a exécuté ses expériences sur les remwatALioos et les
maladies des vins.
L'École polytechnique a des laboratoires aiuquels se rattachent
de grands souvenirs. C'est là que Gay-Lussac a eiécnté ses expé-
riences capitales, c'est là qu'après une trouvaille heureuse il disait
à ses jeunes collaborateurs : « Eh bien ! maintenant nous altoDS
danserl » Et alors mattres et élèves se livraient galmeot à la
bourrée. Ces laboratoires sont restés à peu près ce qu'ils étaient
alors, et servent surtout aux manipulations obligatoires pour les
polytechniciens. A l'École centrale et au Conservatoire des arts et
métiers, les travaux de cbimie pratique ont lieu dans des locaux
^>propnés spécialement aux études et aux applications indus-
trielles.
L'utilité des laboratoires de physiologie n'a été recnonue que de
nos jours. On l'a cootestée pendant longtemps au nom de ce principe,
qu'ici l'ex périme ntation est inutile, sinon trompeuse, puisqu'il n'y a,
disait-on, aucune fixité ni régularité dans les phénomènes vitaux. Les
médecins, d'une part, soutenant que l'étude de la maladie ne peut
être entreprise qu'au lit du malade par l'observation clinique, les
zoologistes, d'autre part, affirmant que la connaissance des roac-
lions résulte de celle des organes disséqués, ont contribué k discré-
diter l'application de la méthode expérimentale à l'étude des phé-
nomèckes de la vie. D'autres ont proscrit les vivisections au nom du
droit naturel, qui nous défendrait de disposer de la vie des animaux.
Pour toutes ces raisons et malgré les grands exemples de Uarvey,
de Perrault, de Régnier de Graaf, d'Aselli, de Buffon, de Spallan-
lanî, de Hall er, de Lavoisier, l'expérimentation physiologique est
restée jusqu'à notre siècle à l'état de méthode d'exception. Lavtù-
sier surtout, par ses belles expériences sur la respiration et la dia-
leur animale, avait montré la fécondité de l'expérimentation exacte
appliquée aux phénomènes de la vie; mais il ne pratiqua point de
vivisections. Bichat et Legallois avaient fait également quelques es-
péricnees sur les animaux, mais c'est Flourens et surtout Magendk
qui ont démontré que l'expérimentation et principalement la vivisec-
tion doivent être la méthode ordinaire des recbercbes sur les êtres
organisés. Ils créèrent en France les premiers laboratCHres de pby-
«ologie; mais quels laboratoires , et avec quelles diOicuItés I Celui
de Flourens était un cabanon du Jardin des Plantes, celiû de Ua-
g«idie oD petit réduit de quelques mètres carrés dans un coin du
LES LABORATOIRES SCIENTIFIQUES. 60$
Collège de France. C'est dans ce dernier que M. Claude Bernard a
trouvé le moyen de faire toutes ses découvertes. Ces laboratoires
ODt été à peine agrandis depuis lors.
Deux faits montreront jusqu'à quel point, il y a trente ans, l'ex-
périmentation physiologique était contrariée. En 1842, au mi-
lieu d'une leçon de Magendie au Collège de France, et alors qae
M. Claude Bernard assistait le maitre dans une eipéricnce, on vH
entrer dans la salle im homme âgé, vêtu de noir, gardant sur la
télé un chapeau à laides bords, portant un habit à collet droit et
des culottes courtes. « Je demande à parler à Magendie, » dit Ih'ub-
quement l'inconnu, qui était un quaker. Mngendie se nomma. Alors
le quaker s'exprima ainsi : u J'avais entendu parler de toi, et je vois
qu'on ne m'avait pas trompe, car on m'avait dit que tu faisais des
expériences sur les animaux vivans. Je viens te voir pour ta deman-
der de quel droit tu en agis ainsi, et pour te dire que tu dws cesser
ces sortes d'espérietces, parce que tu n'as pas le droit de faire mou-
rir les anin^aux ni de les faire souftrir; tu donnes un mauvais exemple
et tu habitues tes semblables à la cruauté. « Les sujets furent immé-
dlatemeait enlevés, et Magendie, avec autant de calme que de con-
venance, répondit qu'il fallait se placer à un tout autre point de vue
pour juger ces sortes d'expériences. Le physiologiste agit dans une
pensée d'humanité-, il étudie les lois de la vie pour apprendre à
connaître celles des maladies, u Et Harvey, votre compatriote, dit-il
encore au quaker, n'aurait jamais découvert la circulation, s'il n'a^
vait fait des expériences sur les biches du parc du roi Charles I". u
Ces argumens ne convertirent pas plus le quaker que te quaker
n'avait converti Magendie, et si l'opinion de l'un a prévalu parmi
les savans, celle de l'autre trouve beaucoup de partisans pa'rmi les
gens du monde.
Magendie avait d'ailleurs d'autres ennemis dans l'administratioD
de son propre pays. M. Claude Bernard a raconté avec douleur les
tracasseries de toute sorte dont son maître fut l'objet de la part de
l'autorité, qui surveillait son laboratoire comme un lieu suspect.
M. Claude Bernard lui-même eut un jour avec la police un démêlé
assez curieux. Un célèbre chirurgien allemand, DîefTenbach , étant
de séjour à Paris, désira voir comment on pratique sur un animal
une Âstule gastrique avec application de canule. Le jeune physio-
logiste français, sous les yeux du praticien de Berlin, fit l'opération
sur un chien dans un laboratoire de la rue Dauphine, puis on ren-
ferma la béte dans la cour. Le lendemain, le chien s'était sauvé,
emportant au ventre la canule accusatrice du savant. Quelques
jours après, de grand matin, H. Claude Bernard fut mandé chez
le commissure de police de la rue du Jardinet. Le magistrat, un
■ Google
60A BETDE DES DECX MOXOES.
petit homme sec et froid, montra le chien à H. Bernard, et lui
dénia iita s'il le reconnaissait poiir l'avoir mis dans un pareil état.
L'accusé ne nia point, il njuuta même qu'il était très content de
retrouver sa caniilc, qu'il croy it perdue. Cet aveu provoqua la
colère du commissaire, qui (it entendre des paroles d'autant plus
si^vères et menaçantes que le chien lui appartenait. M. Bernard
s'excusa de son mieux, disant que le chien lui avait été fourni par
une tierce personne, et qne d'ailleurs il ne mourrait pas de l'opé-
ration, si la canule; lui éiaît enlevt^e. Ces mots calmèrent le com-
missaire et surtout sa Temme et sa fille. M. Claude- Bernard enleva
l'appareil et promit de revenir, l.e chien fut bientôt guéri, et le
jeune opérateur avait gngné l'aniitié du fonctionnaire, qui lui pro-
mit sapiotection.
Depnis cette époque, l'autorité est devenue plus tolérante, les
physi:>logistes8ont moins persécutais. Un nouveau laboratoire a été
mis, il y a deux an.<;, à la dl«posi:ion de M. Paul B.rt, à la Sor-
bonne, Cepen'lant l.i où les études de cet ordre devraient être le
plus encouragées, elles sont à peine possibles. Il n'y a pas dix
ans que des laboratoires de bioI'>gie ont été construits à l'École de
médecine de Paris sur la demande de Rayer; en d'autres termes, il
n'y a pas dit ans qne l'expérimentation biologique est introduite
dans notre premier élablissement médical. Ces laboratoires, situés
à l'KioIri pratique, derrière les ainpliitbrâtres de dissection, sont au
nombre de cinq (anatomie générale, — physiologie, — anaLomie
pathologique, — thérapeutique, — médecine comparée), mais si
petits qu'ils ne peuvent servir qu'aux travaux personnels des pro-
fesseurs et de leurs aides, et d'ailleurs, comme l'a dit le doyen,
« installi s dans dos conditions déplorables. » Ce sont de simples
cabinets qui font mal à voir quand on a visité les înslituls biolo-
giques de l'étranger ; et cependant des hommes aussi disLingués et
laborieux que MM. Robin, Vu'plan, Gubler, Brown-Séquard, auraient
droit, ce senible, à è;re mieux pourvus de moyens de rpcherche
et de démonstration. Le laboratoire de M. Robin, malgré tant de
difllcultés et de pénurie, est devenu un centre d'activés et impor-
tantes études. L'Institut a couronné presque tous les travaux qui y
ont été entrepris, parmi lesquels on cite en première ligne ceux de
MU. Legros, Gimbert, Rabuteau, Grandry, Goujon, et autres savans
connus.
Quelques-unes des plus belles découvertes de ce temps ont été
faites par un physiologiste français, M. Marey, dans un laboratoire
privé qu'il a élalili en 1Sô4, à ses frais, dans une salle qui forme la
pariie supérieure de la scène de l'ancienne Comédie, en face du café
Procope. Ou monte par un escalier étroit et sombre à cette vaste
C;.K>;;lc
LES LABOBATOISES SCIENTIFIQUES. 605
salle, carrée, de 40 pieds de long sur 20 pieds de haut, où la lu-
mière pénètre à (lots par de larges châsvis. Un des murs du labo-
ratoire sert d'appui à une riche bibliothèque. Partout des tableaux
offrent au regard des tracés graphirjnes qui riessinent la lui de quel-
que phénomène de la vie; on y voit les diiïéi enies formes du pouin,
d^s battemens du cœur, des mouvemens respiratoires, etc. De
grandes vitrines renferment des appareils de pr cision : régu'aieurs
de Foucault, cardiographes, sphygmographei, therniographes, cy-
lindres tournans sur lesquels se produisent les tracés, appaieils pour
l'étude de l'électricité animale, etc. Dans le fond tlu labo atoire, on
aperçoit les grandes cloches où l'on peut enfermer les animaux
pour leur faire respirer des gni de diverse nature. Bref, ce labora-
to're, dû à l'initiative privée, est le seul de France où l'on puisse
entreprendre des recherches sur les questions délicates de la vie
animale. .
L'Allemagne, cpii ne nous a jamais devancés sur le terrain des
découvertes ou des idées, qui n'avait encore nucun physiologiste
célèbre quand nous avions Bichat, Legallois, Floiireus, H^gcndie,
Bresrhet, l'Allemagne a été plus empressée et plus généreuse que
nous dans la fondation des hiboratoires de biologie. Tandis que
nous n'en avons que très peu et d'insuHisans, elle en a depuis long-
temps de très remarquable». Les plus imporlans sont ceux de Ber-
lin, Heidelberg, Vienne, Leipzig, Tulùngen. Munich. Giultirigue, oCi
les Hslmhollz, les Brucke, les Lndwig, ont accompli leurs travaux.
Saint- l'étersbourg possède un inslùut physiologiqu.'. immense qui a
coûté 3 millions. Celui d'Utiecht, <ling(> par M. Dond.Ts, est cité
comme un modèle. Au musée roy^l du Florence, M. SchifTest plate
à la léte d'un laboratoire que nous pourrions envier à l'Italie; celui
de M. Moleschotl, à Turin, est aussi très bien monté. Enli i tout ré-
cemment, M. Kuhne ayant été a|ipelé comme professeur de physiu-
logie à Amsterdam, cette ville a mis trè-> libéralement à la disfiosi-
tion du jeune savant de grands moyens maiértels et un laboiatoire
magnifique dont la construction est k peine terniim^e.
Nous ne décrirons que l'un de ces élahlissemens, celui de M. Lud-
wîg, à Leipzig, qui est, ai l'av's dj H. Claude Bernard, le mieux
installé de tous. Le laboratoire de JH. Ludw'g se compose de trois
corps de bâtiment disposés l'un sur l'autre k angles droits, de ma-
nière à' former trois des côtés d'un carré dont le quatrième côté
reste vide, et qui renferme une grande cour. Dans les caves se
trouve une machine à vapeur qui distribue la (one néce-isaire à un
• grand nombre d'opérations. On y a pficé aussi des ateliers pour
des mécaniciens et autres ouvriers chargi's de la confecttori des în-
sti-umeos. Au rez-de-chaussée sont les salles desttuées aux vivisec-
, Google
606 eeroE dbs Dsax mondes.
tioQs et aux autopsies, puis iea cbenils et les éUbles des divers
animaux. Daus la coar, oq a coosuiiit des écuries pour les che-
vaux et autres gi'ands sujets sur lesquels on espérimeute. On j voit
aussi un aquarium pour les poissons et les grenouilles. Au preoiftr
étage, les salles du bâtiment central sont réservées aux expériences
de physiologie propremeat dite. 11 y a d'abord uoe vaste salle pour
les vivisections, uoe salle pour les tiavaux persoDoels du professeur,
puis UD certain Bonibi« de pièces pour les redierclies d'ua ordre
spécial, comme les études d'électro-pbysiiriogie, d'optiifue, «Ce
Des deux bâtimens latéraux, l'un a son premier étage occupé par
les laboratoires de microscopie, l'autre renferme dûs sa portioa
correspoudante les laboratoires de cbiraîe. L'étage supérieur com-
prend les appartemens piivés des professeurs, des aides et des em-
ployés. Au milieu de la cour s'élève un grand ampbitbéitre éclairé
par le haut, et où se font les cours de M. Ludwig; il communique
avec chacun des trois grands coi'ps de bâtiment par de pelits che-
mins de fer qui apportent sur la table du professeur les divers ob-
jets d'expérimentation et de démonstration. Tous les laboratoires
de physiologie en Allemagne sont construits sur ce patron. Tous
sont en quelque sorte divisés eu trois parties respectivement aifeo-
tées aux vivisections, aux travaux microscopiques et aux recbercbes
physioo-chimiques. La physique et la cbimie y sont ainsi misée aa
sei'vice de la biologie, qui ne saurait ae passer de leur ooocours,
puisqu'elle leur emprunte les procédés les plus puissans pour l'a-
naly.se des phénomènes.
il nous reste ii parler, pour compléter cette revue, d'uu établis-
sement français qui c'a point d'analogue en Allemagne ni eu Ao-
gleterre, et qui fait le plus grand honneur à uo célèbre physiulo-
giste, M. Goste. Nous voulons parler du laboratoire de Coocarneau,
si bien disposé pour toutes les études relatives à la faune immense
et infinie de la mer. Soixante-dix aquariums ou bacs, alimentés pai
un courant continu qu'entretient une pompe mue par un moulin â
vent, fonctionnent en permanence aa rez-de-chaussée d'un vaste
bâtiment dont le premier étage a été converti en cabinet de travail.
Attenant à ce bâtiment et se développant à ciel ouvert dans toute
sa largeur du côté de l'jOcéan, qui vient battre leurs murailles in-
submersibles, six ré-servoirs de 1,000 mètres de superficie, de 3 à
A mètres de profondeur, bordés de grands trottoirs d'où l'on voit
aisément tout ce qui s'y passe, forment sur un fond de granit une
petite mer en miniature dont l'eau peut se renouveler entièrement
deux fois par jour au moyen d'un jeu de vannes giillées imitant le «
flux et le reflux. Les espèces qu'on y retient captives trouvent là
toutes les conditions du large; elles y vivent, s'y engraissent et s'y
LES LAKOBtTUItieS SaEHTIVIQfJES. 607
repnxhnsent comme e» pleine liberté, et, quand Cuoe d'elles est
i^clamée ponr des expériences, od transporte les sujets dans les
aquariums, où on les a toujours sous la main, — C'est dans cet éta-
blissement, Tonde par M. Coste et ofTert par lui avec noe gnuide
bienTeiHance à l'activité des chercheurs, qu'ont été accomplie quel-
ques-uns des travaux de MM. Robin, liegros, Moreau, Gerbe, George
Pouchet, Legouis, van Beneden. Beaucoup de savans s'y rendent
constamment pour expérimenter sur le monde de )a mer, avec au-
tant d'aisance «t de précision que sur les espèces domestiques de
nos basses-cours. Le laboratoire de Concaroeau n'a que l'iooonvé-
nîent d'être situé loin de Paris.
Nous venons de voir combien la France est en retard pour ce qui
touche tes laboratures et l'organisation des étud«s pratiques; plos
d'une fois des savans ëmioeDs ont dû se charger d'atténuer eux-
mêmes les eflets de cette déplorable pénurie. Cest dans un labora-
toire construit et entretenu à ses frais que H. Dumas et ses élèves
ontaccompli leurs travaux; les laboratoires de M. FiEeau,de M. Bous-
sînganlt, de M. Marey, leur appartiennent également. On conçoit
cependant que toot le monde ne puisse suivre ces exemples, que l'ini-
tiative individuelle soit impuissante à donner k toos ceux qu'anime
l'amour ardent de la science les moyens de travailler et de chercher.
Des voix nombreuses et compétentes se sont élevées et s'élèvent en-
core pourconjurer le gouvernement de prendre quelque souci de cette
regrettable situation de nos établissemens scientîriques. MH. Wurts,
Coste, Pasteur, Frémy, Claude Bernard, ont fait entendre à ce sujet
d'éloquentes paroles. M. Duniy se donna beaucoup de mal pour ob-
tenir quelques milliers de francs avec lesquels on construisit trois
laboratoires k la Sorbonne, un de physique, un de chimie et un de
pbysiolope ; mais tout cela est bien insuffisant. Ce sont des millions
et non des milliers de francs qu'il aurait fallu. lis n'existent pas, tant
s'en faut, au budget de l'instruction publique, et pourtant voilà un
des plus nobles besoins du pays. « Ce sont, dit M. Wurtz, des dé-
penses productives que ces sommes consacrées au perfectionnement
des études scientifiques: c'est un capital placé k gros intérêts, et
le sacrifice comparativement léger qu'il aura imposé k une généra-
tion vaudra aux générations suivantes un surcroît de Iwen-étre et
de lumières (1). »
M. Duruy, quicomprenaitlanécessitéde relever les hautes études
en France et d'utiliser les meilleures forces du pays, trop lungtemps
délaissées, essaya de former avec l'ensemble des anciens laboratoires
- et de ceux qu'il avait établis une sorte d'école à laquelle il donna
[<) Rappori lur hs haulei Avdei pratiques, etc., p. 8Î.
, Google
608 BeruE des deui hokoes.
le nom d'Érole pratique de* haute» études. On y accueillit assez libé-
ralement les jeunes gens désireux de cultiver la physique, la chimie,
la botani'iue, la, physiologie; on leur donna les moyens d'observer,
de manipuler, d'expérimenter et même de chercher. On divisa les
laboratoires en h boratoires d'enseignement et laboratoires de re-
cherches, et on y in'.ialla tonte une hiérarchie de directeurs, sous-
directeurs et préparateurs. L'École des hautes études a fonc: ionaé et
fonctio:ine encore, il en est sorti quelques travaux estimables; seu-
lement on se demande où était la nécessité de faire une école idéale,
une éco!e qui n'a pas de siège déterminé, en réunissant par abstrac-
tion ces laboratoires qui n'ont rien de commun les uns avec les au-
tres. En fait, l'École des hautes études n'a qu'une existence fictive,
et on travaille dans les laboratoires comme par le passé. L'essentiel
est toujours de les agrandir, de les enrichir, et de trouver le moyen
de concilier l'intérêt de l'éUt avec celui de la science et des tra-
vailleurs. La question est délicate.
Deux catégories d'hommes se livrent aux travaux de laboratoire.
Les premiers sont ceux pour qui l'investigation expérimentale n'est
qu'une besogne stcondaire entreprise conformément à une méthode
sûre pour l'instauration ou la vérification des doctrines. Ces savans,
qui conçoivent dans la logique toujours présente et toujours agis-
sante de leur raison l'ordre des choses, sont comme d'habiles pi-
lotes dans la propulsion du savoir. Les autres chercheurs, plus
nombreux, travaillent sans direction méditée, sans inspiration |ihi-
losophi'jue : ils sont utiles à la science, grâce aux matériaux qu'ils
accumulent; mais qu'ils sont inférieurs aux hommes de pensée! Ils
meiteni l'eau ci le charbon dans la machine du navire, tandis que
les autres en dirigent les mouvemens et prennent en main le gou-
vernail. Une école d'invesiigation pourra produire des chercheurs
d^ la seconde cati^gorie, mais elle est impuissante à encourager les
vocations supérieures et à faire éclore les esprits hardiment origi-
naux. Le travail n'y est pas assez libre, et puis, disons-le, de tels
esprits y seraient par eux-mêmes impossibles. Se figure-t-on des
îniiiateura, des hommes comme Bichat, Ampère, Faraday, Magen-
die, Laurent, Gerhardt, Foucault, élèves de l'École des hautes
étudesï Dans un sembl:ible milieu, l'étrange nouveauté de leurs
idi'es et l'originalité de leurs allures les eussent presque fait passer
pour (le jeunes extravagans. La première condition de l'existence
d'uneécole, c'est la discijjline, la régularité, le respect des traditions
et des maîtres. Or il y a des intelligences qui se posent d'emblée
au-dessus de toute autoriié. Dans nos écoles, on ouvre volontiers les
laboratoires aux jeunes gens dociles, qui ne demandent qu'à suivre
un maître et à mériter des diplômes; mais on se garde eo général de
LES LABORATOIRES SCIEMTIFIQDES. ' 609
favoriser les savans primesautiers qui ne sauraient tolérer un joug
quelconque, et à qui souvent les ressources matérielles font complè-
tement défaut. Aussi parmi ces hommes qui voudraient vérifier par
l'expérience les idées que leur suggère une incessante méditation,
beaucoup doivent y renoncer faute de moyens d'action.
Il semble donc qu'indépendamment des jeunes savans guidés,
conseillés et contrôlés dans les écoles pratiques, il conviendrait
de songer à ces hommes d'une trempe spéciale, impatiens de l'au-
torité, qui sont à eus-mèmes leur propre lumière, à qui la liberté
plénière est indispensable. Il faut leur donner les moyens d'exercer
leur activité; l'état devrait leur assurer le matériel de l'invesliga-
tion. Pour faire de ce rêve une réalité, pour inaugurer ce système
libéral de protection, la première condition à remplir est d'aug-
menter le budget de l'enseignement supérieur. C'est le seul moyen
de donner de l'extension aux laboratoires, d'encourager largement
les recherches scientifiques et d'assister ceux qui se distinguent par
une originalité exceptionnelle. Toutefois l'expérience ne joue pas
un rôle exclusif dans l'avancement des sciences. C'est pour cette
raison que la France a pu, malgré son infériorité sous le rapport
des moyens matériels, tenir constamment la tète du mouvement
scientifique. Piimesautier et clairvoyant, le génie de notre nation
a p'us fait dans les sciences que le génie des autres races n'obte-
nait de l'emploi de précieuses qualités, telles que la patience et
l'obstination aidées d'un outillage supérieur. Faisant jaillir non paa
plus d'idées peut-être, mais plus d'idées justes et lucides, l'esprit
français a toujours initié et conduit les intelligences étrangères
dans les voies nouvelles. II a été l'universel initiateur. Un prompt
sentiment de l'ordre et du vrai, une merveilleuse intuition de la
réalité et en même temps un grand art d'abstraire, voilà ce qui le
dispense souvent de l'effort d'une expérimentation longue et dis-
pendieuse, voilà aussi le secret de la prééminence dont, malgré son
caprice et son humeur mobile, i! a gardé le sceptre. — n J'honorais
vos travaux, ils me paraissaient grands, disait naguère un savant
étranger en sortant d'un laboratoire de Paris; maintenant que je
connais les ressources matérielles dont vous disposez, je les ad-
mire. i> — Ce savant a raison. S'il faut réaliser des économies, que
du moins les intérêts de la science n'en souffrent pas. Le mot sa-
crifice ne doit point être prononcé ici. Lorsqu'il s'agit de d-^penses
nécessaires pour relever le niveau des hautes études et répandre
l'esprit scientifique, toute économie serait mal entendue.
Febbakd Papillon.
,. Google
L'USINE D'ESSEN
LES CANONS KRUPP
A quoi tient la fortune des armes? Voici deux guerres toutes ré-
centes, celle de BobAme et celle de France, dont la succès a dé-
pendu eu partie de découvertes techniques, le fusil à tir rapide ea
ISQ6, le canon se chargeant par la culasse en 1S70, l'un et l'autre
inséparaUes des noms de leurs iaventei rs, Dreyse et Knipp. Or,
quel que soit le lot qu'on laisse à ceux-ci dans les résultats obtenus,
il est constant <fue, sans eux, ces résultats n'eussent été ni aussi
prompts ni aussi décisif}. Si donc ils ont été les premiers à la peine,
ils ne doivent point être des derniers à l'bonntur. et c'est justice,
quand on parle de ces graves événemens, de leur y ménager une
mention. Pour Dreyse, c'est déjà fait : son arme de guerre a bril-
lamment franchi la période d'épreuves, elle a eu ses récits et même
ses lég ndes : en Europe et en Amérique, les imitations se sont tel-
lement multipliées qu'à peine en dresserait-on la liste; ou l'a non-
seulement copiée, mais dépassée. Le canon Krupp n'en est pas là;
c'est d'hier seulement qu'il a donné sa mesure ; il a été pour nos
armées et pour Paris surtout une douloureuse surprise; il a réussi
du preniim" jet, et jusqu'ici il a tenu au moins en échec les imita-
tions qu'on en a faites. A ces titres, il y a un certain intérêt à en
■ Google
L'osinc d'essen. 611
reclierf^er les otites, à suivre le palàent «<ffort qni fa eondtrit an
degré de puissance dont nons avons été ténoins. L'histoire de ce
casoD eera «n même temps c^le de l'iwrne d'où il «st sorti et de
l'homme iog^ieux qa\ a fondé cette usine; nous y apprenrf rons une
fois de plus à snoioa croire en Bous-mëHies «t & faire plus de cas
■AeoB qui se ftaese éiors de cfaee neos.
Snrfatme droàte 4hi Khin, non loin Ae Bimseldorf et au confluent
■Ae la Rubr, existe une ville, propriété d'abbesses au siècle dernier,
ai^ODrd'hdi domaine de forgerons, et qui a changé ^ maîtres sans
qoe se fortune en souffrit. C'est EBawi, qui de quelques milliers
«i'âBies est arrivée i craquante mille dans le cours d'an quart de
BÏède. Tout l'a éervie pour cela, te aol sur le^el elle est assise,
les bras que oe sol nourrit. Essen est en effet «n pleitie Westphatte,
«nr l'nB des bassins botiillers les pins récemment explorés de l'Eu-
rope continentale et «ù les couÂeg de houille, comme dans les
grandes formations, reposant snr le grès à menle,- sont h stratifica-
tion par&ïlèle. Pour l'aire exploitable, on n'a que des sondages in-
complète; tout an plos eait-on qtre strr le pied de l'extraction
■actuelle (10 millions -de tonnes par an) quarante siècles de travail
n'épuiseraient pas les gttes. La honiile est d'ailleurs facile à ren-
contrer et k exploiter-; on l'atteint entre 400 et 200 mitres par
couches de 2 à 8 iftHres, en qualité excellente et dans toutes les
yariétéfl d'empirn, riche, grasse ou sèclte, k flamme lonf^ue ou
cottrie. Par surcroît, elle est accompagnée de minerais de f^ r qui
fourniraient au besoin des fontes marchandes, si dan^^ le voisinage,
■à Nassau, à Siegen, à Sayn près de Neuwied, on n'avait, pour pro-
duire des fontes strpérienres, d'abendans minerais spéculaires. Voilà
donc un site de tout point fayorîsé et où l'industrie a tout sous sa
main : combustible, fotrfana, terres et roches métallifères, comme
aussi une légion ■de clientes et de tributaii-es dans des villes comme
Elberfeld, Barmen, Duisbourg, Mulheim, Solingen,Oberhausen, qui
comptent de qirarante à cinquaDte mille âmes dans les raeilletirss
conditions d'aictlvité.
Ce n'est pas tout. Si bien pcrarvae en profloits naturels, Essen
ne l'est pas moins en moyens de circulation. A cheval sur la roirte
loyale de Coblentï à Mînden, elle est en outre traversé:; par un ré-
seau de chemins de fer qui approvisi<Hinent la vaste usine dans !a-
x^uelle le vie x bonrg ahbitia! s'est pour ainsi dire absorbé. Or
l'importancetle ces approvisionnemens est telle que sur nne seule
de ces voies de fer passent chaque jour cent trains de vingt-cinq
wagons en moyenne, presque lous chargés de bouille. D'antres
, Google
612 lETUE DES DCCX HOntES.
voies enveloppent l'établissemeDt dans des parcoors circalaires,
d'où se déUchent des rails de service qui pénètrent jusqu'au cœur
des ateliers. Peu de spectacles s'emparent plus vivement du regard
et le tiennent plus longtemps captivé. Ici. de la bouche des loun
sortent des lingots en fusion, livrés dans l'espace k des évolutions
mécaniques, et qui suivent la courbe décrite par les grues d'ofi ils
descendent sous les marteaux. Dans les cours, sur les préaus, par-
tout gisent d'autres lingots, les uns refroidis, les autres encore
brûlans malgré leur teinte grise, et dont il est pradeot d'éviter le
contact. Plus loin, ce sont les courses eCTrénées des locomotives,
non-seulement sur les lignes principales, mais encore dans les pe-
tits embrancbemens qui, des puits de mine, rejoignent tous la
grande voie. Çà et là, sur les &0 hectares de terrain que couvrent
les ateliers, se dessinent enfm les silhouettes monumentales des
bauts-fourneaux et les façades décoratives des halles de travail,
pleines de feu et de fumée, de bruit et de mouvement.
Il y a quarante ans, ces lieux n'avaient ni cette vie, ni cet aspect.
A l'entrée principale de l'établissement d'Essen se trouvent deux
maisons accolées, bien modestes, d'un étage seulement et dont on
a fait un bureau pour la paie des ouvriers. C'était le logement de
Krupp le père, et, un peu plus loin, la forge où, avec un seul aide,
il fabriquait quelques articles d'acier qu'il allait à cheval vendre
aux environs. Dans Ci;tte maison et dans cette forge, Frédéric
Krupp, dès l'âge de quinze ans, devînt le compagnon de travail de
son père et s'associait à ses recherches, la fonft de l'acier. Le père
en avait eu l'instinct, le fjls en eut le génie; mais que de tàtonoe-
mens et d'essais infructueux ! Pas à pas, en pénétrant dans l'usine,
on en suit les traces. A peu de distance de la maison de ramlUe,
d'anciens ateliers renferment les instrumens, aujouid'hui frappés
de désuétude, qui ont commencé la fortune industrielle d'Ës.sen. Ce
sont des jeux de martinets; non pas que les martinets ne fussent
depuis longtemps familiers aux forges catalanes, répandues dans
les chaînes des Pyréni^es; mais, encouragé par quelques exemples,
M. Krupp y apportait deux changemens : il forçait le volume de
l'outil et y appliquait la vapeur. Ici les marteaux ne frappent plus
à bras d'hommes dans les dimensions et avec la force ordinaires;
d'autres organes mènent k d'autres effets. Le manche en bois est un
tronc d'arbre de 8 mètres de long sur 1 mètre de diamètre et cerclé
de bagues de fer : soutenu par deux massifs, ce manche s'enfonce
dans des tôles de m;ïrteau dont le poids varie de 6,000 i 10,000 ki-
logrammes, qu'un piston à vapeur soulève et laisse retomber dans
un mouvement alternatif. C'était, à tout prendre, le premier rudi-
ment du marteau-pilon qui plus tard devait donner à l'industrie
du fer de bien autres moyens de puissance.
D„j,i7<-,ib,.GoogIc
l'dsine d'essek. 613
Tout imparfaite qu'elle fût, cette invention mit M. Krupp dans
son vrai cbemia. Il en sentait le prix, et dans les opérations esseo-
tieiles il était le premier au poste d'action. Les vieux ouvriers mon-
trent, auprès du plus gros de ces marteaux, l'endroit où H. Krupp
avait coutume de dormir quand ses aides faisaient rt^chaufTer dans
le four la pièce à marteler. Était-elle à point, on le réveillait. 11 sa-
vait ce que valent le temps et l'œil du maître, surtout ce que vaut
l'observation patiente, qui dans les arts chimiques est le meilleur
gage du succès. L'atelier était à la fois pour lui un cabinet d'études
et un laboratoire. A le voir mener k bien tout ce qu'il entreprenmt,
personne parmi ses bommes d'équipe qui ne crût à une cause sur-
naturelle; les uns parlaient de recettes particulières, d'un tour de
main, les autres d'un véritable secret transmis de père en fils.
M. Krupp, il faut le dire, n'avait pas l'air de s'en défendre, il lais-
sait croire au sortilège; dans tous les cas, il ne se laissait ni épier
ni pénétrer. Près de sa principale porte d'entrée, des affiches en trois
langues interdisaient l'accès des ateliers, si bien que devant cette
consigne les curieux et même les indiiïérens étaient tentés de se
demander : Qu'oot-ils donc tant à cacher ici?
Au fond, le secret de H. Krupp était des plus simples. 11 consis-
tait à viser en toute chose et pour chaque détail au plus de perfec-
tion possible, et à continuer l'effort jusqu'à ce que cette perfection
fût atteinte. Voilà son secret, il n'en a jamais eu d'autre. Au début,
s' exerçant sur une œuvre limitée, il ne s'en remettait à personne
pour l'exécution ; plus tard, quand l'œuvre eut grandi, il s'attacha
surtout à choisir des remplaçans qui le valussent, en les adaptant bien
à leurs fonctions, en les fortifiant par une constante surveillance.
C'était encore la perfection de l'œuvre qu'il avait en vue en s'asso-
ciant d'autres bras, et il en fut de tout ainsi. Si quelque part, dans
les travaux de son ressort, travaux de léte ou de main. M, Krupp
savait un bon sujet disponible, rarement il le laissait échapper. Par
ce recrutement insensible, il eut bientôt les meilleurs contre-maî-
tres, les meilleurs comptables, les meilleurs employés d'adminis-
tration. Aujourd'hui les écritures d'Essen sont celles d'un petit état,
et pourraient servir de modèles à de plus grands. Dans les départe-
mens techniques, même sollicitude à se pourvoir de bons chefs,
choisis dans la fleur des écoles polytechniques d'Allemagne, et aux-
quels est adjoint un docteur en droit pour les questions litigieuses
et les contrats d'adjudication. Dans les instrumens de travail, même
choix; le moindre outil, comme la plus grosse machine, était d'un
modèle achevé et d'un excellent service. Essen les fabriquait elle-
même, et ne s'y épargnait pas; sur aucun point, on ne l'eût prise en
défaut. Vainement eût-on cherché ailleurs des matières plus pures,
des façons plus soignées; elle devançait les autres et ne s'en lais-
, Google
61i BETUE DU DEUX HOSDES.
sait pas devancer, it le répèle, toat le secret de M. ILnipp éuût là.
Où l'on s'en assure mieux, c'est quand oo le suit dans ses tra-
vaux sur la foate de l'acier. Qu'il y ait eu, dans le conrs des essais,
quelques amalgames de aoa îuventioD, <mi iott le croire; mais k
coup sûr ce qui dooÙBe, c'est une suite de préparations bien faîtes,
obstinément reprises et studieusement obâenréM. Anaai cet acier
a-l-il gardé son nom. Ce s'est plus ni l'acier de SbefSeld, ni l'acier
Bessemer; c'est l'acier Krupp, dont le point de départ est on bon
choix et UD bon coupage dans .les BiineTais qui fournissent la foote.
Soumise dans le four à puddler à use d^carburalion méthodique,
cette fonte passe à diverses fois sons les aarteaus et les lamiosirs
qui enexprimeat le laitier et en rapprochent les molécules. C'est
alors de l'acier puddié soas la forme de grosses barres rondes dé-
coupées à chaud par des cdsailles, oa' de longues verges carrées,
découpées à froid eii très petits morceaux. Po«tr créer l'acier fondli,
il suffit d'ajouter à ces morceaux d'acier puddlé dans les creusets oit
OD les dépoee des morceaux d'un fer spécial, qnî j^end à i'acio'
pvddlé un excès de carbone et se carburp lui-même par conséquent.
Le fer, infuMble quand U est seul, se fond dans facier et s'y méie
inûniemejit. Une fois remplis dTacier et de fer à fondre, les creusets
sont rangés sur les grilles de fours maçonnés en briques réfrac-
taires, où la fusion a lieu. Ce qui en sort est l'acier fondu, qui dé-
sortoais a sa place marquée dans l'iodustrieet dans la guerre. L'ob-
jet en vaut la peine, insistons sur quelques détails.
n n'en est aucun qui n'ait été le produit de longues recherches.
Les fours, par exemple, ob s'opère la fusion des creusets ont été
plusieurs fois recoDstrnits avant d'atteindre un degré de chaleur
compatible avec la nature de leurs matériaux; Boéme aujourd'hui
les meilleures briques d'Ecosse sont vitrifiées et attaquées par les
températures qu'exige la fonte de l'acier. Qaaat à la fabrication des
creusets, elle compose tout im art et des plus méticuleux; il y entre
une proportion réglée de débris d'anciens creuseis, de morceaux de
briques, diverses terres réfractaires et de la plombagine. Tous ces
débris, pierres oa terres, passés entre des cylimires, sont broyés
ensuite sous des roues qui les réduisent en farine, puis, mélangés
dans des bacs avec de la plombagine, deviennent une pâte, et dans
des moules mécaniques^ calculés avec soin se changent en creusets
d'une précision constante. Cette condition est de rigueur : elle
prévient ou réduit la casse, cause de préjudices et d'accideas,
procure on arrimage eominode, obvie anx encombreoteiis. iNiur
M. Krupp, cet approvisionnement de creusets n'est pas en effet une
petite ailaire. Ses séchoirs en logent 10^,000 ta moyenne, qiù ne
serviront qu'une fois, et qui, endommagés on non dans une pre-
mière coulée, soot brisés poar servir à en reconstruire Ae noa-
, Google
t'vsms d'esser. 615
veaui. La capaàté de ces creusets varie de 20 à 30 od AO kilo-
grammes, suivant la ténacité ou la dureté de l'acier qu'on veut
obtenir.
Nous Toici mainleitaDt hors des opérations préliminaires; les
fours ont rempli leur œuvre, les creusets ausà ; la coulée est prèle.
La halte où se font les grandes coalées peut contenir jusqu'à
1,200 creusets placés dans des fours par A, 8 ou 12 suivant leurs
dimensions. 11 s'agit de conduire cet acier liquide, réparti dans une
foule de petits récipiens, vers des moules plus vastes, non plus en
terre, mais en fonte épaisse, toujours cylindriques et vai*iant de
grandeur, de 60 kilogrammes à 37,000 danâ leur plus grand écart.
Ces moules qui vont recevoir la coulée sont rangés dans une tran-
chée médiane desservie par une grue mobile qui, se portant çà et
là, suffit à tons les besoins. Le signal est donné ; la manœuvre com-
mence. Les hommes, armés de pinces et divisés par équipes, ont
leur poste et leur consigne militairement réglés. L'analogie est frap-
pante. Les temps et les mouvemens sont tantôt simultanés, tantAt
successifs; mais, venant d'un seul homme ou de plusieurs, rien n'y
est arbitraire, tout y est calculé, et arrive à point pour un effet
voulu. En réalité, chacun sait son rôi»?, simple ou combiné. Le con-
tre-maître aura bien déterminé la place du moule pour qu'il soit à
la portée de tous les fours en fusion; il aura calculé les pentes des
rampes descendant vers la tranchée; sur ces pentes régnent des
canaux convergens à une cuvette qui domine le moule. C'est dans
ces canaux que les ouvriers verseront l'acier, portant leur cn;uset
sur une pince, deux par deux, au moyen de relais, réglant leur pas
l'un sur l'autre, de manière que leur charge en reçoive le moins
d'ébranlement possible, et perde également le moins possible de
son degré de déliquescence; faisant en scMte qu'il ne règne au mi-
lieu de tout cela point de désordre, que personne ne s'enchevêtre,
qu'aucune ëclaboussure du métal en fusion ne jette dans te travail
sinon le deuil, du moins des émotions douloureuses.
Dieu merci, l'opération s'est passée cette fois sans accident. Le
moule est rempli en quelques minutes : deux heures plus tard, le
bloc est figé et dégagé de son enveloppe. A quoi servira-t-il? Qui
le sait? Comme dans la fable, sera-t-il dieu, table ou cuvette? l^es
circonstances en décideront. En attendant, il s'agit de le mettre à
l'abri. Il y a à Essen une curieuse halle, celle des blocs de métal
qui attendent une destination, un ordre, une commande. Le bloc
restera dans cette balle jusqu'à ce qu'on ait besoin de lui, et cela
sans se refroidir entièrement. Construire des fours pour y entrete-
nir dans cet état provisoire des masses énormes et difficiles à ma-
nier eût été trop coûteux ; on y a pourvu autrement. On couvre
chaque pièce avec du fraisil soutenu par des petits murs en briques
■ Google
016 HETDE DES DEUX MONDES.
sèches; la combustioa lente de ce déchet sans valeur empêche le
métal de se refroidir au-dessous de quelques 100 degrés, et il cuit
sous cette enveloppe comme daus un bain-marie de charbon. La
balle est remplie de ces lingots surnuméraires, tous d'une grande
valeur. En y comprenant les pièces déjà martelées et qui, elles aussi,
doivent passer par cette sorte de recuit, on compte là pour plu-
sieurs millions de francs d'oiijets plus ou moins travaillés, dont
M. Krupp seul peut tirer parti, car nul autre que lui ne pourrait ni
les forger, ni les ciseler, ai les casser, ni les fondre, ni les trans-
porter.
Pour M. Krupp même, forger de si grosses pièces n'avait pas été
l'affaire d'un jour; il lui avait fallu faire plus d'un effort, courir plus
d'une aventure. Ses premiers martinets qui venaient à bout des lin-
gots ordinaires restaient sans puissance sur une masse de métal de
' 37 tonnes, on avait renoncé à s'en servir; mais comment y sup-
pléer? Les grandes forges en étaient aux essais. Au Creusot, on ci-
tait un marteau à vapeur, dû à son ingénieur en chef, et d'une pré-
cision telle qu'il pouvait casser la coque d'un œuf et en même temps
agir sur d'énormes blocs. Le poids du marteau était de 12,000 ki-
logrammes; le jeu en était mécanique et se réglait sur la force à ob-
tenir. La vapeur soulevait le marteau à la hauteur d'où en retom-
bant il frappait dans les conditions voulues la pièce posée sur
l'enclume. Cet instrument, aujourd'hui l'àrae des ateliers de pre-
mier ordre, était le marteau-pilon. Outre celui du Creusot, on citait
ceux des forges de la marine, à La Chaussade, et de MM. Petio et
Gaudet à Hive-de-Gier, l'un et l'autre de 15,000 kilogrammes.
D'autre part, l'Angleterre en montait plusieurs d'une force supé-
rieure, et dans le nombre un de 25,000 kilogrammes. C'était ,en
1850; la révolution gagnait toutes les forges, point d'homme du
métier qui n'y songeât. Le cri public disait que, dans toute indus-
trie régulière, les moyens de traitement doivent se mettre en rap-
port avec le poids et le volume des matières à traiter, et que poser
le problème sans le résoudre, c'est rester au-dessous de sa tâche.
M. Krupp n'accepta pas cette mise en demeure; il fit ses calculs,
évalua la limite de ses besoins, et se dit que pour y suffire dans
tous les cas il aurait un marteau-pilon de 50,000 kilogrammes.
Le projet était hardi et n'eut guère que des censeurs. Les maîtres
de forges n'y virent que l'œuvre d'un fou qui a du temps et de l'ar-
gent à perdre; parmi les savans, peu le crurent possible : la plupart
de ceux à qui il fut soumis estimèrent qu'on ne réussirait pas à
faire le marteau, que, si on le construisait, on ne parviendrait pas
à le mettre en marcta:, et que, si on le mettait en marche, il se
briserait, lui et tout son appareil. M. Krupp se trouvait donc, en
préludant k son œuvre, en face de trois défis : il ne s'en émut pas.
nigiUrrlbyGOOglC
L USINE DE8SEN. 617
Évidemment l'issue de l'entreprise allAït di^pendre de la solidité des
premières installations; il y avisa en homme qui sait réussir. Pour
donner à son marteau-pilou une assiette capable de résister à tous
les ébranlemens, il l'appuya sur trois fondations qui se succédaient
tout en se combinant, l'une en maçonnerie très profonde, l'autre en
chêne provenant des forêts de l'Allemagne du nord, la troisième
en fonte, formée de segmens de cylindre, solidement reliés entre
eux et fortement établis sur les solives de chéuc; enfiu au-dessus
se trouvait la cbabotte, puis l'enclume qui demeure mobile, en tant
que sujette à de fréquens changemens. Sur ce massif allaient porter
non-seulement les chocs du marteau, posant 50,000 kilogrammes
et tombant d'une hauteur de 5 mitres, mais tout un systf-me de
colonnes en fonte creuse, formant autour du pilon une sorte d'ar-
cade qui, en l'ornant, maintenait l'armature du faite et servait à
régler le jeu du marteau.
C'est par cet appareil à la fors simple et solide que M. Krupp a
répondu au triple défi qui lui était jeté. Pour que son massif de-
meurât à l'abri de toute autre secousse, il l'a complètement isolé
des travaux sur lesquels porte l'effort du cylindre à vapeur qui fait
mouvoir le piston, divisant ainsi l'ébratilement et donnant une
double base à la résistance. Toujours est-il que dans cet essai,
comme dans tous les autres. M, Kru|)p a éif- heureux. Les enclumes
se sont assez souvent cassées, ce qui était prévu; la télé du mar-
teau ne s'est jusqu'ici brisée qu'une seule fois, et encore est-ce
non pas dans la partie qui donne le choc, mais au sommet, dans
un angle et près de la tige. Si le cns ne s'est pas plus fréquemment
produit, ce n'est pas faute de s'y être exposé. Depuis qu'il a été
inauguré, le gros marteau n'a eu d'arrêt que celui causé par de
rares accidens, quelques semaines tout au plus : c'est qu'il a coûté
cher à son maître, 2,800,000 fr-, s^ns compter les soucis et les in-
somnies. Il faut qu'il paie les inléréts de tout cela, sanscompt r un
large amortissement. La gngeure a d'ailleurs si bien réussi qu'avant
d'en être détourné par les fournitures de la guerre M. Kru|)p était
prêt à la recommencer. Au prix de 5 millions, il paraissait disposé
à mettre sur le chantier un nouveau marteau-pilon, modifié en
beaucoup de points et portant au double la puissance du premier,
un poids de 100 tonnes ou de 100,(100 kilogrammes; tout est pos-
sible à un homme qui a jusqu'à présent si bien calculé.
II.
Ce que nous venons de voir et de décrire donne une idée suffi-
sante de l'Inventaire industriel d'Essen : l'usine s'est montée; des
plus petites machines elle est aiTÎvée aux plus grandes; elle a trouvé
, Google
618 RETUE DES DEUX MONDES.
la matière qu'efle cherchait, les procédés qui l'épnrent, les nwule
qui la reçoivent, les puissans engins qui la façonnent. En même
temps l'espace s'est couvert de constniclions appropriées à ces di-
vers travaux et remplies d'nne population rompue à ce labeur. Elte
réunit tes deux qualités qui distingoent la race allemande, et qu'on
retrouve dans tous ses actes : l'esprit réfléchi et le goût de la disci-
pline. Ce qu'il y a d'un peu lent dans ses allures se cwnpeose par
no soin plus grand à bien discerner. Dans le maniement de matières
presque toujours incandescentes, ce qui importe surtout, c'est le
sang-froid et le degré d'attention; sous peine d'accidens, î) laot
des ouvriers prompts et habites de la main, calmes de la tète et des
yeux; même à Essen, tous n'y sont pas propi'es, et d'eai-ménies
beaucoup renoncent après un court appreotissage. Ce qui reste est
une véritable élite, alerte, vigoureuse et si bien exercée qu'il lui
sulTJt d'un mot, d'un signe pour comprendre ce qn'on attend d'elle,
l'exécuter sans bruit et avec un ensemble qui étonne ceux qui en
sont téntorns. Aussi ces services sont -ils bien payés, autant du moins
qu'ils pouvaient l'être en Allemagne, où tout était pauvre avant que
l'on s'y enrichît par la conquête et le butin.
A ces salaires d'exception se joignent, de la part de M. Krupp,
des habitudes de patronat qui en rehaussent le prix. Le maître , on
te voit, se souvient du temps où, dans l'humble forge de l'entrée, il
aidait son père à des travaux manuels. Dans l'usine d^Essen, tout
ouvrier est en quelque sorte un coopérateur. Le salaire, outre i' in-
demnité fixe, comprend une sorte de prime qui coïncide avec la
croissance de production de l'usine, et intéresse le moindre ouvrier
à la prospérité commune. Tous également sont associés à une caisse
d'assurance dans laqutjlL- l'administration verse une somme égale à
celle qui est retenue à la masse. Celte caisse a pour objet d'asâsler
l'ouvrier dans les circonstances critiques; elle paie le médecin et
les médicamens en cas de maladie, sert des pensions aux veuves et
aux orphelins; elle agit aussi graduellement par des annuités de
retraite. Après onze ans de travail effectif, l'ouvrier commence à re-
cevoir delà caisse une allocation qui va en croissant, de telle sorte
qa'au bout de seize ans de service actif dans la fabrique il toucbe
«I se reposant une somme égale à la solde qu'il recevrait, s'il tra-
vaillait encore. Tontes ces œuvres sont à noter; elles sont les témoi-
gnages d'une sollicitude constante pour la vie et la santé des hommes,
d'un juste souci de leur bien-ôtre quand l'âge les supprime des ca-
dres d'activité, enfin des obligations volontaires que tout cht^f de
grand établissement doit s'imposer, pour l'acquit de sa conscience,
vis-à-vis de ceux qui ont été les inslrumens de sa fortune.
Celte colonie de S.OOO ouvriers est en somme paternellement et
judicieusement gouvernée. Le pays nourrit ua bétail abondant, et la
...Google
K.'vsn(L d'kwem. dl9
vie D'y est pas chère. Le pain, de seigle pur presque toujours, est
fourni par une boulang^ie qu'a fondée et qu'estretioit la compa-
gnie d'Essen. Les fours ont liear sole ea lave et sont clianfles à la
boiûLle par deux aUadierB dont on retire te eombustihte avant l'en-
Houmemeat; chaque four coDtJeDi deux cent dî;i pains, et k cutssoo
dttre trois beum. Ces pains, eompattes et carrés, pèsent 3 kilogr.
etceùteat eu temps ordinaire Ad centimes. L'aliment est à la fois
très sain et très économique. Les ouvriers le paient en jetons, qui
plus tard se compensent avec des journées de travail inscrites aux
£euiiles de service. Un ménage de puddienrs, de fondeurs ou de la-
mineurs se trouve donc à l'aise avec des salaires de 5 à 6 francs
par jour, et peut mettre de côté une petite épar^De. Les mécant-
ôens sont même plus favorisés, et dans quelque cas gagnent jus-
qu'à & francs. Le travail ne K règle pas d'ailleurs à Esseo par dé-
légAtiMi comme dans beaucoup d'autres forges : point de tâche ni
de sous-eni reprise, mais un cempte ouvert à chaque ouvrier avec
les directeurs, qui loi règlent ta part indivi^lDellemeat sur le prix
du tarif et d'.iprë8 l'évaluation du tonnage. Lee rapports soat ainsi
simplifiés et suppriment les petites exploitations qui accompagnent
presque toujours remploi des intermédiaires. Le caractère allemand,
àr tout prendre, s'y prêterait peu : l'ouvrier ici aime mieux avinr
ftOaife au patroD qu'aux camarades; il croit que l'argent ne gagne
rien à passer par plusieurs mains. L'esprit de subordination exclut
d'ailleurs les arrangemeng qui impliquent u» calcul ou ressemblent
à une menace. Le véritable Prussien ne donne pas dans de tels
écarts : enfant, if a connu la discipline de l'école, adulte celle de
l'armée active, homme celle des cadies successifs de la réserve. A au-
cune période de sa vie, il ne s'est réellement appartenu ; comment
serait-il dans l'industrie autre qu'il n'a été dans l'école et dans
l'armée? Il y change de férule et de consigne, voilà tout : c'est le ré-
gime familier.
La tradition militaire est en tout cas amplement représentée à
Esseo. L'usiue a une caserne, — on n'a pas reculé devant le mot,
— qui loge 1,500 ouvriers, et naturelleinent ceux dont la prompte
disponibilité importe le plus au travaiL Le logement dans la ca-
serne donne droit au réfectoire, ce qui CMnplète l'assimilation.
Moyennant 1 franc par jour, l'ouvrier est logé et nourri. On en a
seulement excepté le café, dont les forgerons d'Essen sont grands
consommateurs { c'est, à ce qu'il pai-<dtrait, la boisson qui répare le
mieux leurs forces et les soutient avec le plus de fruit devant les
fieux ënervans de la forge. Aussi U voit-on circuler par brocs en
ler-blaoc h toutes les heures et dans tous les ateliers, toujours fil-
mante et prête à être consommée. On a même disposé au pied de la
plus grande cbenûnée de l'usine des foyers apédaux et des salles
, Google
620 BEVUE DES DEUX MONDES.
OÙ elle se prépare dans les meilleures conditions. Impunément on
peut encourager de pareils goûts; l'excès n'en est point à craindre.
D'excès ici, on n'en voit guère; tout y est modeste, la tenue, les ha-
bitudes, les distractions. Quand chaque matin, aux lueurs de l'aube,
cçs 8,003 ouvriers quittent la petite ville ou les hameaux environ-
nans pour venir reprendre leur place dans les ateliers, on n'entend
au dehors d'autre bruit que celui de la chaussée qui résonne sous
leurs pieds. Point de cris, point d'entretien qui s'engage : chacun
va de son côté comme des gens qui n'ont rien à se dire, et qui son-
gent seulement à Être rendus à point nommé où ils ont aiïaire. Leur
pas est cadencé comme celui d'une troupe en marche; au retour,
quand le jour tombe ou quand les hommes de corvée rentrent, c'est
le même mouvement. Pays exceptionnel que celui où l'ouvrier ne
donne pas d'autres émotions aux entrepreneurs qui l'emploient!
Parmi les hommes qui, matin et soir, prennent et quittent à Ëssen
les vétemens de la forge, il en est encore un certain nombre qui
ont pu assister au commencement de l'œuvre. Le maître, M. Krupp,
n'en était alors qu'à ses premiers travaux, cherchant une issue pour
les grandes facultés dont il est doué, ambitieux comme l'est tout
homme qui sent sa force, et ne manquant pas une occasion de se
produire. Dans chacune de ces occasions, on le voit grandir. Dès
1851, il figure à l'exposition du Londres, et le produit qui porte son
étiquette est un canon sorti de ses forges. Voici la mention qu'on
en trouve dans le compte-rendu français :
II La Prusse expose un canon de campagne du calibre de 6, ayant
5 pieds et demi de longueur, monté sur un affût large de 3 pieds. La
pièce est en acier, coulée, forgée au marteau dans l'usine que possède
M. Krupp à Essen, prés de Dusseldorf. Le mérite de M. Krupp, sa rare
habileté dans le travail du fer et de l'acier, sont parfaiiement connus; il
recevra sa récompense non-seulement pour cette fabrication, mais pour
celle des cuirasses en acier. »
Rien de plus. Ce canon était peut-être alors un exemplaire unique,
et le fonds de l'assortiment consistait plutôt dans les cuirasses en
acier. En 1855, dans la première exposition de Paris, l'effet fut plus
grand. On sut à quoi s'en tenir sur cet acier fondu qui était la vraie
découverte de M. Krupp. et allait assurer sa fortune. Dans l'an-
nexe du Palais de l'Industrie se trouvait bien en relief et disposé
avec un certain art un bloc de cet acier fondu. Pour qu'il frappât
les yeux, M. Krupp l'avait mis pour ainsi dire en action. Chaque
jour, au moyen de forts burins, un ouvrier y pratiquait des entailles
profondes et devant un public curieux en détachait des copeaux. Il
était aisé, même pour les hommes étrangers au métier, de voir que
c'était là un métal très pur, sans pailles ni cassures, d'une bomo~
nigiUrrlb/GOOglC
LUSIKE DESSEN. 621
géDéité parfaite, ce qui ne se rencontre pas même dans l'acier de
cémentation. L.e grain, partout où le métal était mis à découvert,
ne laissait rien à désirer aux connaisseurs; il était uni, serré, régu-
lier, brillant, sans imperfection en un mot. Le succès de ce bloc
fut un des événemens de l'exposition; à le montrer et à le faire va-
loir, M. Krupp avait eu la main heureuse. Il devint évident dès lors
que ce métal trouverait de l'emploi, surtout dans les pièces qui,
faites d'un seul bloc, comportent sous un gros volume une grande
force de résistance, et ont besoin, pour donner toute sécurité, d'une
autre matière que le fer.
La veine était donc venue, M. Krupp se garda de la brusquer.
Four exécuter son travail en toute liberté d'esprit, il lui man-
quait àeas points d'appui, des finances aisées et des débouchés
sûrs, en d'autres termes les moyens de produire et les moyens
d'écouler. On a vu quelles sommes représentent à Essen les blocs
déposés dans les halles d'attente; i! s'agissait de supporter sans
gène l'avance de ces sommes, il s'agissait en outre d'y rentrer avec
profit par la voie la plus naturelle, le débit. Quant au premier point,
M. Krupp n'avait que l'embarras du choix. Essen était connue et
déjà en crédit : rien de plus aisé que de la coustiiuer sous la forme
la plus familière aux entrepreneurs d'industries, une comman-
dite avec un capital d'actions et au besoin d'obligations; même
il eût pu, ce qui arrive souvent, en amortir une partie à son profit
personnel, tout en gardant la gérance avec des droits et une quo-
tité d'intérêts déterminés. M. Krupp ne fit pas de ces calculs; il
voulut rester maître chez lui, n'avoir de comptes à rendre qu'à iui-
mèmp; il ne se sentait vraiment fort qu'à la condition d'être libre.
En cela comme en tout, il obéit à son esprit réfléchi. Ce cortège
d'actionnaires lui paraissait être une charge et un embarras sans
compensation. Comme rouage consultatif, il n'y avait que de mé-
diocres efTets à en attendre; comme expédient financier, il y décou-
vrait de graves inconvéniens. Ce temps d'arrêt annuel, imposé à
une usine, avec obligation d'en distribuer les bénéfices, lui semblait
surtout contraire au régime qu'il avait introduit dans sa compla-
bi ité. Essen capitalisait en réalité ses profits, et, après avoir payé
ses dettes, employait le reste à des travaux neufs. Ainsi rien de ce qui
se gagnait dans l'établissement ne s'en détournait, qui ne concourût
à en développer les proportions et à en accroître les ressources.
Sur cette donnée, M. Kriipp prit un parti auquel il n'a plus dé-
rogé : il se promit de ne point recevoir de f inds qui donneraient
contre lui d'autres droits que le service des intérêts et le rembour-
sement du principal à l'échéance. Le mode de comptabilité consis-
tait dans l'ouverture de comptes courans. Dans ces termes, jamais
les fonds ne lui ont manqué; ils affluaient dès le début, et plus tard
,, Google
622 BEVUE DES DEtrx MONDES.
les offre* dwioreot teïl«s qu'il fallut s'inscrire poar être «dn».
Tîagt baiUeun pour on se préseauieat aa fur et k nesore des ms-
boursemens, comme cela se v«it poar les d'^pAt» en usage dans la
fabrique lyonnaise. Esiwn échappait «iosi aux servitudes iiifpft[>ani-
blés d'uiie assoctation de capjtaut dont le moiodre ^neil est, fc
imisoD de la disperston des titres, de n'îatéresser persoMie à force
d'intéresser tout le toonàe, et de n'être poar les porteurs qu'ooe
propTv'té de passage. M. Krnpp n'eât pas m saas rougir Essen «d
butte à ces spi^onlatioBS et livrée an marché des valears. C'était son
<£uvi e, il voulait qu'el'c rtîsiât forte , à l'abri de tout contact *iwr-
rant, et ressentait pour elle les délicatesses de la paternité; il en-
tendait surtout ta conduire i sa guise, et p«iir cela en ékngm la
pire espace d'embnnoheurs.les manieurs d'argent. En dcborc d'e«z,
mal^é eni, il eut taras les midioDS dont il avait besoin, sans qu'il
loi en cnùt&t an se<nl de ses droits, et oe ne fut pas son moindre
ioar de force.
ïl eut antifit de bonheur powr l'autre point d' appui qu'il efcer-
cbait ; les déboncbés. Ce B*W.iît pas non plus une petite besogiïc.
' Malgré la bonté de ses produits, t'nsine d'Êssen a contre eJte I'eld»~
gnement o* elle se ttWfve de plusieurs graads marchés de l'Enrope.
Cantonni^e dans un «oîn de l'Allemagne du nord , elle n'est sur le
chemin d'aucune des grandes puissances eentrafes ©u méridionales.
Sauf la Ptasse, elle n'a point de cliens à ses portes, et bon gré val
gré force lui est de les aller trouver au loin. En «otre la recherche
du débouché n'est pas des {^us simples : ilyalA, mftme pour des ob~
jets qui t>e le comportent guère, des vogues, des engouemens qu'il
faut prévoir, saisir i temps pour ne pas faire f;iosse route; il y a
asssi des besoins d'arg'^nce qui veulent être Scitisfaits avant tows
les autres, et qui donnefx>nt de l'emploi i tous les atpcliers montés
à leur inteolion. Ce sera tantôt les chemins de fer, tantôt les bâtï-
meitfi à cuirasses, plus souvent tes grosses cravTes des machines
marines ou les grands appareils hydrauliques. Est-on enfin fixé sur
l'objet, viennent les drtaîts. Que de plans, qwe <f épures il y awra
à échanger «vant d'être d'accord sur tes organes définitifs d'une
maicliine, sorlont quand le modèle en est mis a» cfcauttcr pour la
première fois!
Essen n'est restée au-dessous d'aucune de ces difficultés. H est
peu de grosses pièces, on peut dh-e dans tous les genres, qui n'y
ai nt été exécutées : autant d'essais, autant de succès. L'acier fondu
n'a failli i aucune des destinaiions qu'on lui a données. Cher, il
l'a été quelquefois, il l'est enowe souvent, jamais il n'a été dé-
fectueux. On ne peut pas toujours l'employer faute de oonvemmee
dans les prin; quand on l'emploie, on trouve presque toujours des
compensations à la cherté dans les sei-vices qu'on en tire. Dans bien
, Google
L'usiN£ d'esbex. 623
des css, il est impossible de s'en passer, notamment pour les ma-
chines ou pièces de machines sujettes à une grande fatigue. Ëâsea
est alors la forge par eicelJence. Nulle part les bandages de roues
de lûConioUves ne sont mieux Uaités, et, mis k l'épreuve, n'ollreot
plus de résistance à l'écrasement. Ëssea n'a pas moins réussi dans
les roues pleines en acier fondu; on les y coule d'un seul coup et
d'ujie façon tellement sure qu'il n'est besoin ai de les tourner, ni de
les aléser. Telles qu'elles sortent du moule, elles sont prêtes à être
enaployées, ce qui supprime toute soudure, tout lieo, et diminue
par co lâéquent les chances d'accident et de rupture. L'acier fondu
a suppléé également le ier pour les essleui droits et coudés, pour
les arbres de couche des machines à vapeur, les cylindres des lami-
Qoira, les cuirasses des bàtimens de guerre, les rails à poser dans
le croisement des voies. Toutes ces applications nouvelles, chaque
jour mieux vériâi^es et se consolidant par les résultats, ont amené
aux forges d'Essen des dieos obligés, et ainsi s'est créé le plus na-
turellement du monde ce que U. Kivpp cherchait dès le commen-
cement, le débouché. La recette a été simple, quelques efforts ser-
vis par la supériorité des produits.
La plupart, des travaux qu'on vient de citer, et surtout les arbres
de couche, portent sur des lingots de. $7,000 kilogrammes et de
2 mètres de diamètre. Le traitement de telles masses est un spec-
tacle plein d'émotions. Avec les anciens appareils, il eût fallu, pour
les ébranler, une centaine d'hommes agissant sur une grande pince
à barres transversales servant de levier, et à chaque effort c'eût été
du bruit et des cris comme accompagnement obligé de la manœuvre.
Avec le marteau-pilon, plus de ces cohues; l'équipe n'est que de
douze ouvriers, l'effort est à peine visible, le silence et le sang-
froid font place i l'agitation. A l'ouverture du four, devant cette
masse incandescente, la poignée d'hommes semble même en dis-
proportion avec la tâche i remplir. Involontairement on se prend à
douter qu'elle en vienne à bout. Cependant, par une impulsion à
peine perceptible, les mouvemens se succédant. Au moyen de
chaînes fixées à un treuil ou descendant d'une grue qui domine le
champ de manœuvre, le chariot et le lingot sont tirés du four; oo
met à ce dernier un collier et des liens en fer qui l'assujettissent,
on le balance dans l'espace, et par un dernier tour de grue ou le
couche sur l'enclume comme un vaincu. Mécaniquement encore,
on le retourne pour bien juger où et comment ou le fjappera; alors
seulenH'nt le traiienient co i mence. Les coups, en se succédant,
font vibrer et trembler le sol, les murs, les toitures, tandis que la
petite équipe, reculant ou avançant ses chaînes, faisant agir ses
poulies, tourne et retourne la pièce sans une grande dépense de
force; les évolutions mécaniques y ont largement suppléé.
D„j,i7<-,ib,.GoogIc
62& BETUE DES DEUX MONDES.
Peu d'usines, on le voit, sont en position de mener les grands tra-
vauï de forge aussi vite et aussi bien qu'Essen, et il n'en est aucune
qui ait pou se aussi loin le luxe des instnimens de précision, c'est
presque de la proiiîgnlité. Ces marteaux-pilons, d'une construction
si coûteuse et qu'ailleurs on ne voit que par unités ou à un petit
nombre d'exemplaires, à Essen sont le meuble presque banal de
tout atelier. On en compte plus de cinquante de toutes les gros-
seurs, depuis 10 tonnes jusqu'à vingt, tous destinés à un service de
martelage. Il eu est de même des laminoirs, des presses hydrau-
liques, des machines à dresspr, percer, tailler, aléser, tourner, fa-
çonner l'acier, l'oint de détail qui n'ait ses machines, toutes exé-
cuf'es, quelques-unes inveniées dans l'usine. On conçoit l'orgueil
du maitje quand il passe en revue ce magnifique assortiment et en
donne le spectacle à quelques curieux. Parmi ces instrumens, il en
est un qui est pour ainsi dire le juge du travail des autres : c'est
une machine d'origine anglaise qui s<?rt à essayer les qualités de
l'acier quant à la coht^siun; chaque fabrication lui livre un frag-
ment dont on fait un boulon qui est soumis à l'action de |i ma-
chine. L'épreuve a lieu. La macliine mesure la résistance du boulon
à l'arrachement, à l'écrasement et à la torsion; ces différentes ré-
sistances sont notées, et M. Krupp connaît ainsi, pi^ce à pièce, la
force du métal qu'il em|)loie. Il en est de mfme de la composition
chimique et des propriétés des aciers. A chaque fourniture, pres-
que à chaque lingot, on enlève un échanlill()n qui est attaqué par
toute sorte d'ageiis appropriés, à chnud, à froid, seuls ou en pré-
sence d'aulies agens nf;utri;s ou actifs. On regarde attentivement
si les molécules sont assez denses pour résister à l'action des acides,
et si quelque fissure ne se trahit pas sous l'influence des réactifs.
Point de pièce importante qui ne passe par ce contrôle du labora-
toire.
On conçoit qu'un établissement de cet ordre no marche pas sans
que beaucoup d'intelligences y concourent. L'armée dont M. Krupp
est le général en chef a dus cadres, et des caiires d'élite. Ces fon-
deurs, forgerons, mécaniciens, potiers, sont sous les ordres d'une
cinquantaine d'ingénieurs, de chimistes et d'olTiciers choisis parmi
les plus renommés de l'Allemagne, La division commerciale com-
prend un même nombre d'employés, sans compter les représentans
que la maison Krupp a éiablis d;ins les principales villes de l'Eu-
rope. Le ch'ùx de ces représentans a été pour elle une grande af-
faire, l'instrument de la noioriété, le nerf de la vente. Avant la pé-
riode de vogue, elle leur a dû beaucoup : ils poussaient aux essais,
répandaient les échantillons, avaient i faire sur un métal peu connu
l'éducation d'un public rebelle aux nouveautés. On a calculé que
depuis 1827, date des débuts d'Esseu, débuts modestes dont à peine
L USINE D ESSEM. 625
on ose citer le chiiïre, l'accroissement de productioD de la fabrique
d'acier fohdu a été régulièrement d'un tiers tous les ans, excepté
en 18A8 : en 1865, la production a doublé; il est à croire que
dans ces dernières années la proportion a été plus considér^le
encore. Pour l'ensemble du travail, M. Samuelson citait en 1868
60,000 tonnes d'acier fondu, M. Turgan en 1865 2S millions de kilo-
grammes (28,000 tonnes), représentant une valeur de 35 millions
de francs; en bâiimens et en machines l'usine a déjji absorbé plus
de 50 millions de francs. Quant à la valeur effective, M. Krupp n'a
pas à s'en occuper; on a vu qu'il en est seul propriétaire.
Dans les prix de vente, il y a beaucoup d'arbitraire. Les ardcles
les plus réguliers, comme les raïls, ne coûtent que 50 centimes par
kilogramme ou cinq cents francs par tonne; mais ici l'acier fondu
rencontre la concurrence d'une autre découverte, l'acier Bessemer,
qui fournit des produits moins sûrs, mus de moitié moins cbers.
Les bandages de roues, qui exigent un plus grand degré de ré-
sistance et auxquels l'acier Bessemer ne peut pas régulièrement
suffire, coûte;;t à Essen 1,150 francs la tonne. Au-dessus, il n'y a
guère que quelques cylindres pour les lamineurs d'or et d'argent,
les estampeurs de maillechort, dont le prix est illimité, et aussi
toutes les pièces qui concernent l'artilbrie: des boulets qui valent
àOO francs les 100 kilos, et enfin le canon, dont le prix s'élève jus-
qu'à 9 francs le kilogramme ou 9,000 francs la tonne. C'est que la
perte est considérable : deux tiers du poids du lingot primitif,
quelquefois plus; en outre le travail mécanique demande des outils,
des hommes, des moyens de manœuvre, une installation fort chère
et, pour les gros calibres, une stagnation de capital qui souvent
dépasse une année. Ce sera l'objet d'un examen à part. Tout ce qui
précède a eu pour sujet principal les services civils. On a vu Essen
y prendre résolument sa place, y marquer son empreinte dans tout
ce qui touche les grands appareils de locomotion ; il nous reste à
fixer, dans un examen rapide, ce que cette usine a fait pour les agens
de destruction et pour les services de guerre.
III.
Le canon Krupp, comme on le nomme, aura laissé dans la popu-
lation de Paris une impresâon qu'Essen ne parviendra pas à. effa-
cer. De longtemps on n'y voudra voir qu'une fabrique d'instrumens
de dévastation' sous la main et aux ordres du roi de Prusse. Rien
n'est moins fondé que ce jugement. Essen est demeurée dans les arts
de la guerre ce qu'elle est dans les arts de la paix, un terrain neutre
ouvert à tous les cliens, recevant les commandes de toute main sans,
ma xai. — 1811. 40 >-'' "^
686 REVDX DBS DEUX HONDES.
aoCbpUoD de peramneB ni diatinctioD d'origiae, une propriété privée
es un mot, sans titre ni «nacbe ofilciels. Devant ses fw^, toute»
les pQÎssaDces sont traitées sar )e même pied. Ces mômes cîuioiis
qne l'usine vend à la Prusse, elle les a offerts et vendus aux autres
nations ea qualité identique, dans les mêmes formes et avec le»
mêmes effets. La compagnie fait commerce de canoas d'acier comme
derouesd'acier, de bandages, d'essieux drcnts ou coudés et d'arbres
d'bélice; des modèles sont sous les yeux des acquéreurs, libres de
les mettre à l'essai et de cbMsir, Le canou est un article d'asswti-
ment, et, on peut ajouter, la dernier venu.
Le matériel d'artillerie n'a figuré es effet sur les oatalo^es
d'Essen qu'à une date assez récente. La pièce de campagne expo-
sée à Londres en 18&1 était et resta ce qu'on nomme en termos du
métier une montre. On ne fut pas de pièces de canon pour le plai-
sir d'en faire, ceux même qui en commandent espèrent en tirer
quelque parti ou pour leur grandeur ou pour leurs intérêts. C'est
là un jeu terrible, et personne n'était alors en mesure d'en courir
la chance. Comment prévoir qu'à peu d'années de là deux grands
pays seraient successivement, de la part d'un état moindre, Tob-
jet d'une surprise, et que, coup sur coup, le reste de l'Eun^e y
assisterait l'arme au brasT La fabrique de canons d'Ësaen ne prit
d'activité que loi'sque cette éventualité devint de plus en plus nsa-
nifeste, et qu'il y eut convenance à multiplier les instrumeos de
conquête pour les chef^ d'armées qui allaient ravager le monde à
leur profit. En i658, le mouvement ne s'étût pas encore prononcé;
à peine avait-on fabriqué une centaine de pièces pour des destina'
lions de fantaisie, la "Furquie, l'Egypte, le Japon , les républiques
américaines, rien de sérieux avant la guerre du Holstein et l'attaque
des lignes de Duppel. Il y eut seulement alors conune un essai à
huis clos de quelques batteries qui, dans le tir et la chaîne, eflrirent
des perfectionnemens inattendus. On n'er fit pas de bruit, quoique
au fond elles eussent réussi. En Bohêr.je, moines incidens, après
Sadowa, dans la poursuite sur l'Elbe : là aussi des pièces d'essw
servirent à vérifier les portées, les modes de construction, le degré
de résistance des matières, tout cela discrètement; on ne voulait
rendre sensibles les effets de ces nouveautés qu'avec un armement
complet.
Essen, il faut le dire, ne s'est jamais prêtée à ces mystères) sa
fabrique de canons a toujours travaillé à ciel ouvert. Il ne peut
plus y avoir de secrets dès qu'il faut vendre, et beaucoup vendre.
Ces secrets se gardent dans une nsine officielle, dans les cartons
d'un état-major, d'un comité spécial. Dans une usine libre, tout ce
qui s'invente, tout ce qui s'exécute est de deux choses l'une, ou
sous k gftrde d'ua brevet,. ou diuos le domaùie pubUc; les prodoito
d'Essen sont daas ce dei'iiim eu, les copie qui veut à se» rtsquea
et périls. M. Ki'upp n'apa» mâmelefi v&ûtés da l'ioveoteur; il 'fait
voU>nUer8 de ses forgestle siège d'expérienoefr oâi il agit sur d'au-
tres pians sur d'autres calcula que Ite aieos. &'H a defrpBéféreocBaj
il ne lea montre qu!à boQ escient; il s' (efface devant les geas qui
savent, cunme auEei devant les-geos qui s'entôteot. Dws ces cani-
ditioDâ, leS' responsabilités ne so&t que reJatives. Il y a<lii des offi-
ciers â'iulitlene, des ingéiùeurfi eo cbef qui ont dressé les épores;
la t&che de ÎL Krupp est d* donner h ces épocea um corpSi une
forme, une îhçon, qui rendent* la pièœ pi-opre au service. Le canon
se chargera, par Ift bouche ou p«r 1& euksse, il s^-a à âme lisse on
rayée, peu. importe, c'est l'ajOaipe de ceux qui ont fait lai commande;
omis M: Krupp n'en suit pas iBoiosjusc|ii'au boutla.piëce qui sera
sortie de ses forgea, etqnaud elW ka où nécessairement il faut tou-
jours qu'ello aille, au polygonei, il la jugera. Il saora ce qn'dle a
de b(»); ce qa'elle a cfô défectueuxt et son éducation se téta par
ces observations comparées. C'est aiifêî, un peu aux, dépens d'aa-
trui, ua peu à sea pn^res d^eos, qu'il a. pu avoir des nodèlèS' à
loi et partait son nom.
Partai ces modèles, il est imposùblô d'oublier le csdob qui fit
quelque bruit en 1837 à l'exposition àa Paris. Ce n'était qu'on
tour de force qui ne semble pas, même poiir les bautteries do der-
nier^iége, avoir été renouvelé. Ce oanon lasçùt unboulèt plein de
500 kilogcammes; le pubitio a vu ce oolcaae, on se souvient^de ses
jaropArtioQS' : il avaitfalltt le renfbrveri avec des dettes et prendre
les tourillons non dans le gros de la pièce, oiaiâ à une forte bagoe
qui l'eottourait. Tout y étâit.diHic pour ainsi dire hors de nature. Le
cafiOB ordinaire du siège, le vraL canoo:, était pl«i9iBaiBable,.et c'est
sur lui que, pour les gros caliiires> on pouvait mieux voir le jeu du
ehergemenl parla culasse. Le' procécÛ est des plus simples. La
culaase-dâ la pièce est efitaiUéfi d'un canal dans lequel un verrou
qui forme châssis se meut transversaJenraii k Vase dnj canon. Ce
verrou, est d'une manœurra facile, et lorsqu'il est ttré aai. dehors,
on peut in,tradui[-e le' boulet dans l'âme par la. partie postérieure
de la cnlasse-, ihk fois W boulet ftmé^ on n^eusse I« cbâsàs, un
système de' fermeture trop osBipliqué pour être décrit empêche
l'échapfiement des gaz. D« ces- pièces aînn chargés s'éclraj^at
d«s boulets massifs ou cœux, de forme; cylindrique, et amnis eité-
Eteurement dé aail lies annulaîreB dentioéês à, retenr nne enveloppe
ou ohemiae de plonb qui fait corpa avec le projeclile : sn donne
pu- ce moyen mie grande tensioa i la course ou trajectoîire que
parcourt le boulet i la sortie du canon ; en d'autres termes, on vise
Itislmn «t pliis juste, et la.lorce da pftoétcMion. du peqjectile est
nigiUrrlbyGOOglC
«28 lEVUE DES DEDX HORDES.
plus grande. Sauf on petit nombre d'accidens, ce système a rempli
son objet et justifié ce que H. Knipp attendait de ses eflets.
Hais ces gros canons de siège n'ont été, dans les succès de DOtre
ennemi, qu'un iostniment secondure, et il n'y aurait pas lieu d'y
insister, si, sur les quatre mille canons conjurés pour notre niioe,
la Prusse avait dâ se contenter de ceui-Ià. A l'œuvre, ils se soat
montrés plus bruyaas que redoutables. Sous leurs coups, tous les
sièges ont langui, et, sauf à Héricourt, où le corps badois du géoé-
ral Werder fit quelques emprunts de gros calibres aux tranchées de
Belfort, ils n'ont Gguré dans aucun eugagement décisif. On ne les a
vus ni aux journées de Forbaeh et de Wissembourg, ni dans les com-
bats autour de Metz, ni dans le cercle de feu qui, à Sedan, enve-
loppa une armée entière. Devant Paris , ces gros canons n'ont pn
ni réduire un fort, ni ouvrir une brèche dans le mur d'enceinte; ils
ont troué, mutilé les habitations sans faire fléchir les habitans , ils
ont fait en pure perte et sans profit pour ceux qui les déchaînaient
contre de» populations inoffensives une lamentable besogne. Ce n'est
donc pas lï qu'il faut chercher ni un grand eflet produit, ni une
vraie cause de supériorité; c'est dans les pièces de campagne de 6,
de S et de 12, se chargeant également par la culasse. Voilà le type
par excellence, simple et puissant à ta fois, et dont les bons services
ne se sont démentis ni un jour ni une heure. Tout le monde a pu
les voir, les juger, ces batteries si promptes, si simples k la ma-
nœuvre, dont la portée est si grande, dont les coups sont si sûrs.
Elles dominent toute cette guerre; partout on les voit arriver 4
temps pour dédder ou pour rétablir le combat, elles ont presque
toujours le dernier mot.
Que de batailles se sont en effet succédé, dans ces calamiteuses
campagnes, sans que les circonstances et l'issue en aient sensible-
ment varié! On eût dit un programme inflexible. Des armées cer-
nées metuient bas les armes, d'autres capitulaient faute de vivres
ou (le munitions. Dans les engagemens partiels, même fatalité : le
premier élan nous servait presque toujours, nos fusils frappaient
l'ennemi à des distances qui ne lui permettaient pas la riposte, nos
mitrailleuses balayaient l'espace, l'avantage nous restait donc pour
les feux de mousqueterie, et l'arme blanche ne nous trahissait guère
dans les luttes corps à corps. En avant! disait-on, et une certaine
ivresse circulait dans les rangs, comme cela arrive quand on croît
la partie gagnée. HélasI c'était le moment d'un retour de fortune.
Dans une sorte de changement à vue, le rideau de fusiliers qu'on
avait devant soi s'effaçait et cédait la place à d'autres champions.
L'artillerie de campagne entrait en jeu; elle déuchait batterie snr
batterie et enveloppait nos soldats dans une tempête de mitraille.
Pas de trêve, la consigne n'en permettait point, et elle partait d'un
l'usine d essen. 629
maître qui s'y entendait : opposer tes boulets aux balles, boulets
creux ou pleins, et cela en tel nombre et avec un tel redoublement,
que la place ne îùx plus tenable. C'était en efTet ce qui arrivait.
Graduellement le feu enragé de ces canons éteignait les feux moins
rapides ou moins puissans que nous avions à notre service, et le
découragement gagnait les cœurs les plus fermes dans nos régi-
mens mis en coupes réglées. Que faire? La partie a été vingt fois
reprise dans les mêmes conditions, vingt fois elle a été perdue.
Les explications n'ont manqué à aucun de ces échecs; elles ve-
naient surtout des hommes spéciaux, qui ne consentent jamais à ce
qu'il y ait de meilleures armes que les leurs. A les croire, on les bat
toujours contre les règles. Pour des hommes sans prévention, il y a
pourtant ici ce fait signilîcattf, que l'un des combattans peut em-
ployer le boulet à éclata quand l'autre combattant n'emploie que la
balle.et que la faculté dont jouit le premier tieut à la supériorité de
son arme, qui frappe plus loin et part plus vite. Ce sont là en effet
les avantages du chargement par la culasse silf le chargement par
la bouche : l'augmentalion de la portéi3, la justesse du tir, la force
de pénétration. Ajoutons que la manœuvre du chargement en est
facilitée et accélérée, que l'emploi de l'écouvillon n'y est pas néces-
saire, que dans le tir par embrasures les servans sont mieux cou-
verts pendant le chargement, que l'âme de la pièce estviàtéeet
réparée plus aisément, que la fabrication offre des commodités plus
grandes, que les rayures sont plus faciles à obtenir, enfm qu'en cas
de surprise le canon est mis hors de service sans qu'il soit besoin
de l'enclouer; il suffit d'emporter le levier ou le coin qui ferme
l'obturateur de la culasse. Voilà des motifs pour que ces canons,
traités avec soin dans des ateliers de choix, aient raison des canons
ordinaires et gardent sur le terrain un rôle prépondérant. C'est ainsi
qu'en jugeaient avant la guerre les hommes les plus autorisés, et
leur opinion, en quelques points du moins, est bonne à recueillir.
Parmi les cliens d'Essen, t'un des plus anciens et aussi des plus
fidèles a été la Russie; même avant la Prusse elle s'était installée
chez M. Krupp comme à demeure, et y avait commandé plusieurs
centaines de canons. Elle ne lésinait pas sur le prix, 50, 60 et
jusqu'à 120,000 francs la pièce; elle ne tenait qu'à la qualité.
Aussi avait-on choisi pour les recevoir le plus grand connaisseur
de l'empire, le général Todleben. On cite un rapport curieux qu'il
fît comme président d'une commission d'enquête. Il s'agissait de
quatre pièces de canon en acier fondu destinées 4 un sei'vice de
mer; les deux systèmes de chargement par la culasse ou par la
bouche y ét^ent comparés, et voici à quelles conclusions aboutirent
la commission et son savant rapporteur. Après le détail des faits,
le récit des épreuves, les incidens qui les avaient accompagnées.
630 RETCe SES ttECX VMîDES.
I«s calculs et les chiffirs qu'il CaHnt ea dégager, il ét«t dit : ■ Vea
expériences faites ont prouvé que tes canons se chargeaat par la
calasse, fabriqués es Acter foadu par M. Krapp, possèdent une très
grande jostesse de (ir, — qu^ls agissent d'une manière suffisante
contre les armares, qu'ils résistent ji ft25 coups, après qai» ils nes-
tent parfaiteiDent intacts. En rnson de ces e'qtériences Caites, la
comnûseion par ordre suprême pour l'esécatioQ de ta fabricatiatt
des canons applicables nui forteresses et à la marine a recoana It
canon de 218 mil Hmètres se chargeant par la culasse parfaitement
prt^)re à rannement des batteries de cMes; ellea résolu de Via- ^
trodoire dès à préseat et de tran^ormw à cet effet Ions les canons
de 218 Dilllinètres, non--«ealenient ceux qui existent ici, mais en-
core ceux qne M. Kmpp n'a pas encore enroj'és, en canons se
chargeant pu- la culasse, n Natnrellement ces conclusions, soumises
à l'empereur en 1867, prirent la forme de prescriptions adminift-
CratÎTes qui ré^ssent encore >a matière.
Esscn, vers le mêftie temps, ralliait à ses procédés de Êvbricatioo
des ciieits encore plus difTioiles, des constmcteurs comme Whîtmrth
et Blakely, surtout Armstrong. Ce dernier lai commanda même d'oa
seul trait de plume cent douze pièces rie canon. De la part d'un des
maîtres de l'art, c'était presque de la condescendance, ç'aurMt dft
^re en outre un exemple à imiter. Il ne dépendit pas de M. Krupp
que la France ite s'y laissât entraîner, et c'est on chapitre de ptas
i l'histoire de nos déceptions admîaistratives. On était en 1867,
l'exposition universelle avait attiré à Paris, avec la foule des cu-
rieux, des chefs ou des représentans des grandes maisons de con-
struction, décidés à y nouer quelques affaires. — L'occnRÎoo était
bonne, on avait sons les yeux d(?s échantillons, des mo-'èles, des
petits ateliers d'essai où l'on pouvait à volonté composer on décom-
poser les organes des machines. Le chargé de pouvoirs de M. Knifç
s'adressa au ministre de la guerre, et lui fit une offre pour un cer-
tcûn nombre de canons, en donnant tous les renseignemens néces-
saires sur la nature des pièces et les conditions de vente. Son offre
faite, il attendit une réponse, elle ne vint pas; il insista, on lui ré-
pondit quu le ministre l'avait renvoyée au comité spécial de qui
l'affaire dépendait. En homme d'esprit, il comprit ce qu'administi*-
tivement signifiait ce langage, il n'insista pks.
11 eut tort, l'affaire suivît son cours; seulement elle n'aboutit pas
autrement. Tout dossier, dût-il retomber au néant, suit en France
une marche régulière. On nomme un rapporteur qui l'étudié très
consciencieusement, et k un jour donné, six mois, un an après le
dépôt, fournit des conclusions. Dans des cas semblables, ces con-
clusions sont invariablement les mêmes. €es canons proposés, v»-
t-on dire, sont complètement défectneux, ils ne remplinôeiit en
l'dsihe d'esseh. 631
aucune manière l'objet auquel on les destine. Us pèchent par tels
détails, seraient dangereux k l'emploi, éclateraient sous k pression
des gai. Comment y songer d'ailleurs quand on a des modèles aussi
parfaits qm les nôtres, des modèles que l'Europe nous envie? —
C'est un compliment qu'on ne se refuse jamais. Ainsi parle un rap>-
porteurpour l'acquit de sa «onscienœ, après quoi, enterré dans
toutes les formes, le dossier tombe dans des cartons d'où jamais
dossier n'est revenu. De bonne foi, n'est-ce pas ainsi que les choses
se passent? Pourtant quel intérêt jl y aurait eu & se montrer plus
«visé et moins inattentif I Ce qu'on nous proposait là en 1867, c'é-
tait une portiun du secret de la Prusse en 1870. Quand nous n'au-
rions pris des mains qui nous les olTraient que quelques-uns des
types qu'on allait armer contre nous, qui devaient nu jour nous
écraser k Sedan, nous foudroyer i Paris, n'était-ce pas de bonne
guerre et un véritable coup de partie? Au moins nous aurions été
sur nos gardes comme la Prusse l'a toujours été pour nos préten-
dns secrets.
Mais achevons ce récit. En renvoyant l'affaiie à son comité, le
ministre de la guerre, c'était alors le maréchal Niel, croyait l'avoir
bel et bien étouffée; elle eut pourtant un dernier incident. Le
chargé de pouvoirs de M. Rrupp avait adressé à l'empereur te
double de ses propositions avec deux brochures à l'appui (1). Ces
deux brochures rendaient compte d'un tir avec un canon de 0 pouces
anglais, se chargeant par la culasse, et d'un autre tir à oAtrance
avec un cauMi de k. La première de ces expériences avaj|i|iu lieu
par ordre dti l'empereur de Russie, la seconde par ordre du mi-
nistre de la guerre de Prusse. Le pli suivit son cours; du cabinet de
l'empereur, il passa chez le marëchal, et le plus naturellement du
monde revint au comité d'artillerie, c'est-à-dire aux mêmes ou-
bliettes. Cette fois pourtant il fallait répondre sinon à l'impétrant,
du moins au maître ; ce fut le général Leboeuf qui en fut chargé,
cette réponse en date du 27 février 1868 est un .modèle d'équi-
voque. Il Parmi les pièces en aciw, dit-il, plusieurs ont résisté i
on grand noukbre de coups; mais il s'est produit, pour d'autres,
après un nombre de coups restreint, des éclatement qu'on n'a pu
atti'ihuer qu'itu défaut de l'}iom»gènéilé de Tacier... En attendant,
on pousse l'industrie française, qui semble en retard sons ce rap-
port, k se mettre à la hauteur de la fabrication de Krupp, qui jus-
qu'à présent semble avoir la supériorité, h Voilà ce que le général
trouve & dire à propos d'expériences concIuauDeB, et il ajoute, en
termes non moins évasifs, que d'une part il n'y aurait plus lieu
(1) Papitt* «( CorruftmdaMCê i» Ut {aimait itnpiriaiÊ, W UvnlMD.
Cooglc
032 HETUB DES DEUX IfOITDES.
de se préoccuper de ta question de l'acier, si les expériences com-
mencées à Versailles tur deux canons de Vtonze se chargeant par
la culasse avaient un résultat définitif favorable , que d'autre part
au rapport du lieutenant-colonel StolTel, le défaut de confiance dans
l'acier faisait de grands progrès dans l'année prussienne, et qu'une
commission d'oRiciers d'arUlIerie, réunie à Berlin en janvier i8&8,
avait paru se prononcer en faveur du bronze. C'est pourtant sur
de pareils documens qu'on envoyait des défis à des gens armés de
pied en cap et passés maîtres dans toutes les perfidies. Sur la che-
mise du dossier fîgure ce résumé significatif : Demande : suite
donnée? Réponse : rien à faire (11 mars 1868). Toute la négocia-
tion est dans ce commentaire. En seconde comme en première in-
stance, la cause était sinon jugée, du moins perdue.
Dussent '^3 comités spéciaux en gémir, c'est une leçon qui ne
doit pas être stérile; elle noas coûte assez cher. La vie du huis
dos est une mauvaise école; il nous faut porter désormais ces ques-
tions d'armement, de puissance militaire, devant des hommes moins
formalistes, moins pleins de leur infaillibilité. Il faut agir comme
H. Frédéric Krupp, en disant bien haut ce qu'on sait et ce qu'on
fait, en se mettant autant que possible en communion avec le pu-
blic. Quelle œuvre que la sienne, et comme il en porte modeste-
ment et résolument le poids I Celte responsabilité, dont tout antre
serait écrasé, le soutient et l'anime; au fond il n'a qu'un ^guil-
)on, c'est la conscience du rôle qui lui est échu, c'est surtout le sort
de cet essaim d'ouvriers qui l'a suivi aux bords de la Ruhr, qui s'est
grossi sous ses yeux en tirant de lui ses moyens d'existence, et dont
il a su faire autant de compagnons de sa fortune et de ses inven-
tions. Tous ou presque tous ont à un cert^n degré la notion, l'in-
stinct du moins des recherches auxquelles îls concourent et des
services qu'ils rendent; M. Krupp le sait, et il compte sur eux
comme sur un autre lui-même. Aussi le voit-on mener à bien,
comme en se jouant et presque sans s'en douter, ces révolutions
dans les arts militaires qui décident de la chance des batailles et
changent en quelques mois la destinée des empires. La fonction
qu'il se réserve, c'est de garder le champ libre, le dernier mot du
commandement, la faculté et la volonté d'agir.
Singulier contraste, et sur lequel il n'est pas inutile de s'appe-
santir : en Allemagne, c'est l'industrie privée qui dans ces derniers
temps a fourni à l'état les instrumens de ses conquêtes, et, on peut
le dire, un arsenal renouvelé. L'état n'a eu à se préoccuper ni de
l'achat des usines dans lesquelles ces travaux s'accomplissaient, ni
du choix des matières, ni des dépenses causées par l'installation de
machines et d'outils sans ^quivalens. Ce sont des particuliers qui
l'usine d'essen. 633
ont entrepris cette besogne, et ont fait les avances nécessures pour
la conduire jusqu'au bout. L'état a reçu d'eux des canons et des
fu»ls, et il a ensuite mis à rançon les puissances auxquelles il a
cherché querelle. Voilà une spéculation, sinon loyale, du moins bien *
avisée. Est-ce lûnsi qu'on a procédé chez nousîBien loin de là. L'état
a d'abord pour principe que les œuvres de la guerre le regardent
seul, que seul il sait où, comment, dans quel mode, dans quelles
proportions, avec quels matériaux il convient de les faire. Dès lors et
naturellement il lui faut avoir pour cela des manufactures d'armes,
des fonderies de canons, des ateliers de câbles en fer, d'ancres,
de machines à vapeur, qui absorbent des capitaux énormes pour un
travail qui n'y est pas proportionné. C'est une première condition
d'infériorité; il en est une autre plus grave, et qui explique bien
des désastres inattendus. Ces manufactures, fonderies, ateliers k la
main de l'état, conduits par des agens de l'état, ne s'appliquent-ils
pas trop à refaire te même canon, le même fusil, le même câble, la
même ancre, la même machine à vapeurî Non pas que ces objets
ne soient, comme on dit administrativement, de recette, composés
de bonnes matières et soigneusement exécutés, mais ce sont des
types déjà anciens, dont l'elîet est connu et qui n'ajoutent rien à la
défense du pays.
En temps ordinaire, cela peut suffire. Oui, quand le droit des
gens n'est pas une lettre morte et qu'il a pour sanction le respect
de la vie humaine, il est permis de regarder de moins près à un ma-
tériel de guerre, de n'en pas forcer les élémens, de n'y pas épuiser
les ressources du pays. L'opinion exerce alors sur les passons des
souverains uoe sorte de contrôle, tempère leur ardeur, contient
leurs ambitions, calme leurs rancunes. 'Que dans ces termes l'état
garde le travail exclusif de l'armement et y apporte son flegme
babttuel, le danger n'est pas grave; mais quand la gueiTe n'est plus
qu'un calcul, quand elle devient pour les forts un moyen de battre
monnaie aux dépens des faibles, et montre en perspective, après
d'implacables exactions, une mutilation de territoire, il y a lieu
d'adopter d'autres règles de conduite. La nation entière doit alors
chercher les moyens de défendre son bien, de disputer sa dépouille.
C'est l'aSaire de l'activité privée comme de la puissance publique;
les plus humbles comme les plus fiers y sont conviés, et les mieux
venus seront ceux qui auront trouvé tes meilleures armes contre les
spoliateurs.
Louis REtBADO.
nigiUrrlbyGOOglC
FORMES DE GOUVERNEMENT
DANS LA SOCIÉTÉ MODERNE
11".
Rappelons d'abord ce que nous avons essayé d'établir dam la
première partie de ce travail. Les sociétés modernes deviernieiit de
plus en plus démocratiques; toute distinction de classe tend à dis-
paraître. Les hommes partout arrivent A Stre très semblables : ils
9'habillent de même, lisent les mêmes écrits, se cri'ent les mêmes
besoins, nourrissent les mêmes désirs, les mêmes espérances. Vxrxmt
anssi on donne à tous les citoyens les mêmes droits politiques. Néan-
moins l'inégalité des conditions, qui a perdu les démocraties anli-
ques, continue à subsister, et il s'y joint certains caractères nouveaux
qui la rcindent plus difficile à supporter. Ainsi donc c'est an moment
où la plupart des hommes sont mécontens de la condition que la
société leur fait qu'on accorde & tons le droit de modifier, par lenr
vote, les lois sur lesquelles la société repose : situation nouveffle
dont nous ne pouvons encore entrevoir les conséquences. Qu'en
sortira-t-il ? Les uns, croyant, avec M. de Parieu, que l'égalité et
(1) Voyei la Sevue du 15 Juillet
, Google
DES I<0«MES OS CQDTEKKEUENT. 636
k liberté sont inséparables, rëfioadent avec asstrance : dee insti-
tutions Ubres et la répabliqne. D'antras, et roalbeureusement oe
sont les plus clatrvoyans, comme Tocqueville, Quinet, Passy, R&-
nao , craignent que nous n'abonlissioas an despotisme démocra-
tiqoe. 4c L'avenir de t'&irope, dit M. Quioet, aera-t-il donc de
produire d'immenses démocratieB servilea, qui graviteront inces-
samment vers l'arbitraire i'ot elles sortent et où elles rentrent T ■
Mais le despotisme oè pourrait s'étabUr d'une fa^oo stable, — et
•queflle stabilité ! — qee par l'aTilissement des caractères et par la
perte de tout sentiment d'indépendance, c'eat-à-dire par la dégra-
dation de notre espèce. Afin d'échapper à ce dést^ut avenir, il faat
voir i quelles conditions m peot maintenir des institutions libres et
ne reculer devant rien pour réaliser ces oonditions.
Mais on peuple peut-U adopter et sartout conserver les insthu-
t»Hi8 qu'il juge les nieiUeurefi? L'école historique le nie. D'après
elle, les iostitutâons politiques sent le résultat nécessaire des in-
stincts, des traditions, de toote VhisWiie d'un peuple, et c'est en
vain qu'il tenterait de se sonstrvre à cette fatalité. S'il la mé-
connaît et s'il veut se donner des instituions que son tempérament
De comporte pas, il ne fera qu'accnmuler des mines. Cette optnioa
4 longtemps dominé «nn Allemagne et en Angleterre. En France, une
' ntaniëre de penser tout opposée a toujours régné. Les systèmes po-
Ihâques s'y sont formés par l'étude de l'antiquité. Or on voit dans
presque tontes les cités antiques des instituteors de peuple changer
cwnplétement les lois, interrompre brusquement la tradition et don-
ner & l'état une organisation entièrement nouvelle. C'est le souvenir
de 'ces exemples tpii ponssait la Virginie à demander une constitu-
tion toute faite à Lociie, la Cm-se et la Pologne à en demander une
à Rousseau.
Ces brusques changemeos de l'ongaaisation politiqae et même
sociale étaient possibles dans l'antiquité, parce qu'ils ne s'appli-
quaient qu'au petit grovpe des honiines liiH-es, et qae par l'esclai-
vage toutes les diflioultés économîqaes, les plusigraves de toutes,
étaient écartées; mais c'est une profonde et dangereuse erreur de
croire que dans nos sociétés modernes, où toute question politique
se complique d'iioe question éooDomiqne, on puisse procéder comme
da«s les sociétés antiques. Cette erreur levient à chaque page dans
tEtprit dp* l9ix. Partagée «éme par un esprit aussi sensé qae
Montesquieu, répandue par Rousseau, par les écrivains du xvm* siè-
cle et par les orateurs de la révolution française, elle a pénétré pro-
fondément dans les esprits en France, et elle a conduit ans lamen-
tables échecs que l'on sait. On croyait et on croit encore que pour
faire des lois il ne faut intecroger .que la naiaon sans tenir compte
636 BEVUE DES DEC! HOKBES.
de la tradition. Targot a exprimé admîrablemeot cette idée quaiid
il dit : • Les droits des hommes réunis en société ne soot point
fondés sur leur histoire, mais sur leur nature, n On était cooTaiiica
qu'il suffisait de découvrir la meilleure organisatloo politique et de
la proclamer. Jamais on ne se demandait ai les conditions qu'exige
cette organisation idéale existaient. Rencontrût-elle des obstacles,
on s'en prenait, aux hommes, aux aristocrates, on criait à la trahi-
son et on égorgeait les traîtres. Ces violences provoquaieat une
réaction qui emportait les conquêtes récentes de la liberté. Déjà
dans la lirèce antique certains législateurs étaient meilleurs poli-
tiques. C'est avec un admirable bon sens que Solon disait : a J'ai
donné aux Athéniens, non les meilleures lois qu'on puisse coacevoir,
mais les meilleures qu'ils puissent supporter. •
il ne suffit pas de proclamer une loi parce qu'on la juge bonne;
il faut qu'elle soit comprise et qu'elle ne soulève pas une résistance
qui en détruit les avantages. C'est inutilement que vous aurez in-
s^tué ta république, si le peuple n'est pas disposé & faire et ca-
pable de faire ce que le maintien de la république exige; elle ne
tardera pas à disparaître. C'est ainsi qu'après les guerreii civiles ds
Marins et de Sylla Borne était mûre pour le despotisme : les condi-
tions qui peuvent faire subsister la liberté avaient cessé d'exister.
Bnitus tue César; mais il désespère de la liberté. Cicéron approuve
la mort du tyran, mais î! voit qu'ils ne peuvent échapper à la ty-
rannie; interfecto rege, liberi non tumm. C'est en vain que dans
l'Orient vous tenteriez d'établir le régime représentatif; le degré
d'indépendance que ce régime réclame fwt défaut (1). Le contrôle,
l'opposition aux volontés du souverain étant impossibles, le pouvoir
ne peut être qu'absolu. Une nation n'est donc pas libre d'adopter
la forme de gouvernement la plus conforme à la raison, comme le
croyait le xvtii' siècle. 11 faut tenir compte des mœurs, des idées,
des lumières, des intérêts, c'est-à-dire de la situation créée par
l'histoire. C'est en interrogeant la rùson qu'on découvre ce qui est
le meilleur; c'est en tenant compte de la tradition qu'on voit ce qui
Toutefois aucun peuple n'est absolument lié par son passé. La
volonté est une force qui peut accomplir des merveilles, quand elle
est persévérante, et qu'elle profite des lumières de l'expérience.
Vouloir la liberté même avec passion et la proclamer comme un
(1J Quand le Tice-roi d'Egypte eut Oubli une chambre dcc notables il ; a peu d'ao-
odea, OD expliqua, paraît-il, à ceui qai eu TaisaieDl partie le mécaaiBme parlemsn-
tâire. Oa leur dit que les paniMus du gourerusment prenaient place t droiio, et le»
membres de l'opposition & gauche. Tous auasitAt sa précipitèrent d l'aitreme droite,
et nul ne Toulut occuper les bancs de la gauche.
DES FORMES DD GODTERNEHENT. 637
dogme ne suffit pas, il est vrù; mais si on accepte les devoirs, si
on se soumet aux charges, si on réalise en un mot toutes les con-
ditions qu'elle réclame, on parvient à la fonder. Ainsi réconcilier
l'opinion publique avec une certaine forme de gouvernement, c'est
supprimer l'un des principaux obstacles qui s'opposetit à son éta-
blissement, n Quand la plupart des gens instruits, dit Stuart Mill,
peuvent être amenés à reconnaître un arrangement social ou une
institution politique comme salutaire , et une autre comme mau-
vaise, l'une comme désirable, l'autre comme condamnable, on a
■fîût beaucoup peur donner à l'une et retirer à l'autre cette pré-
pondérance de force sociale qui la fait vivre. » En somme, le légis-
lateur ne parviendra pas à établir la constitution qu'il juge la meil-
leure, si les conditions qui peuvent la rendre viable n'existent pas;
mais ces conditions, il n'est pas impossible de les faire naître. 11 est
donc plus nécessaire de déterminer quelles sont ces conditions que
d'apprécier le mérite relatif des différentes formes de gouverne-
ment. Cependant, comme les peuples de nos jours sont fréquem-
ment obligés à faire un choix entre ces diverses formes, il faut bien
étudier les avantages ou les înconvéniens que chacune d'elles pré-
sente. Nous verrons ensuite ce qu'il faut pour les faire durer.
I. '';■"'••
Le despotisme, comme la mort, se subit, on ne le choisit pas;
nous n'avons donc à nous occuper que des gouvernemens libres,
qui sont la monarchie représentative et la république. Les meil-
leurs auteurs récens qui ont écrit sur la politique ne se sont pas
arrêtés à examiner la valeur relative de ces deux formes de gou-
vernement, tant ils y voyaient peu de différence. Comme on l'a dit,
la monarchie constitutionnelle n'est qu'une république avec un pré-
sident héréditaire; cependant cette seule différence n'est pas sans
avoir certaines conséquences que nous essaierons de démêler.
Cette question a été peu élucidée, parce qu'elle a été traitée or-
dinairement avec plus de passion que de réHeiion, et plus de parU-
pris que de véritable esprit scientifique. La science politique est la
moins avancée de toutes. Cela vient de ce qu'en cette matière il est
très difficile de tirer des conséquences de l'observation des faits,
les faits politiques pouvant être le résultat de plusieurs causes di-
verses, race, climat, religion ou situation géographique. En outre il
est presque impossible que l'observateur politique se trouve dans
cet état d'impartialité absolue, j'allais presque dire d'indifférence
supérieure, qu'exige l'étude scientifique. Les convictions, les espé-
rances, les préjugés nationaux, les habitudes, le régime dominant,
0SS mVfOB DE» BEDX HOHDEE.
rîntérél, ne peavent muiqaer d'eieroer «se œruttoe âiOneiice;
très souvent même Técm^a n'a pos la plime que peur âéfeBdn
le régime qu'il croil le meâleor et pear lÈscrèdJter calai qu'il joge
mauvais. Honarchiste , il ne verra que les vices de la république;
répnblJeain, que ceui de la Hianrcfaie : c'est son droit et même son
devoir, quand il s'agit, neo de diaoïur une questioa de théorie po-
litique, mais de déterraiucr une réaolutivD d'oà peut dépeoite i'»~
venir du paye ; seulenicfit de ce geare d'écrits la science ne ratiie
pas beaucoDp de bunières^ loe grande obscurité règoc dooc eacon
dans la plupart des recherches ooDcemuit les fonnes de goavenie>
raent. Il s'ensuit que beaucoup d'idées famées joiùssâst d'au crédit
presque incontesté.
Ai»:ji l'un des avantages qu'oa attribue i la république est d'âtM
une Tonne de geuvernewesit extrénemeat sîsiple. a Toute société
homogène veut un gouvonaement aiiaple, ■> dit M. Vacherot dans s(M
livre la Démocrutie, et ce gouTemement, c'est la république avoc
UDeebambre unique. H. VacberoL ne fait qu'esprimerropinioa de
la plupart des répablicains français, qui est également partagée
par ceux qui ne veulent pas de la république. Une assemblée so»-
veraine, émanation Hn safTrage universel direct, arm^ d'une p^ia-
sance irrésistibil! et commandant à une hiérarchie de fonctionnaires
disciplinés et répandus sur tout le pays, afiu que les décisions de
la majorité puissent être mises à exécution promptement, complé-
tesoent, sans reocootcer de r.^sislance, voilà bien le rë^ne répu-
blicain dont la révolution a It^gué l'idée i la France. Or cette ktée
est en contrat! ictioa avec tfws les faits obiservés jusqu'à ce jour.
Le régime de tontes les républiques qui ont eu quelque durée a
présenté les plus ettrémee compUcattons; on pourrait même for-
muler ce principe, que phts un régime politique est simple, plus
il se rapproche de l'absolutisuie : su oontr^re plus il doane de
garanties à la liberté, plus il est compliqué. Rien b'est atisai simple
que le de^lisme oriental, rien n'est plus compliqué que les insti-
tutJOQS des États-Unis. On a éctit de très bons Uvrcs pour «i fn^o-
ser le mécanîNne; qui cependant puit se vanter de les connaître
datis tous leurs détails? C'est qu'en effet il ne suflU pas d'aveir
étudié la constitution de l'Union, ni même celles dee iteote-tcrâs
états qui la composent : il faudrait dans chacun de ces états péa^
trer au sein des comtés, des communes, suivre la marche de ces
corps de foactionnaires iodépendans les uns des autres, tous élus
d'après des règles particulières ponr veiller aux travaux ptdiiks, à
reiismgnement, à la milice, à Injustice, anx prisons, aux fisaBoes;
il faudrait saisir les procédés adminôtratifs, complètement difb^sns
desnAtras, de ces milliers de coqis politiques, teu animés tfone
DES FQSHSfi DU GOOrEKNEUË.NT. 639
vie propre, etqu'aucan lien hiérarchique n'enchaîne les uns aux
wtres. four ne citer qu'un exemple, plu^urs pages sufTiraient à
peine pour donner une idée de la façon dont soot organisées la
sarveillance et la direction de l'ensaigneioent primaire dans la ville
ia New-York. Partout on trouve le même système de contrôles et
de contre-poids. La division des pouvoirs est poussée à un point
qu'oo m peut se figurer. Nulle part, k aucun degré, la volonté d'un
homme, fût.'il mâme revêtu de l'autorité suprême, ne peut mettre
eu mouvement une série de corps ou de fonctionnaires administratifs.
La république des Provinces-Unies, qui, après avoir conquis la
liberté pour elle et pour les Bociétés modernes, a joué le rôle d'une
puissance de premier ordre malgré la petitesse de son territoire,
avait une organis^on politique tout aussi compliquée que celle des
États-Unis. Quoique je l'aie étudiée aivec la plus grande atten-
tion, je n'oserais dire que je la connais. Quand on voit combien les
pouvoirs étaient disséminée et à quel point toute uoiformité, toute
unité même, faisaient défaut dans le gouvernement, on s'étonne
que cet état ait pu résister aux attaques des plus puissans royaumes
du coiitioeni, l'Espagne, la France et l'Angleterre, et devenir le
centre des grandes coalitions européennes. Quoi de moins simple
que les constitutions de Borne ou de Venise? Et l'organisation poli-
tique de la Suisse actuelle, qui peut se vanter de la conualtre avec
ces vingt-deux cantoQs ayant chacun ses traditions, ses coutumes
locales, sa législation paiticuli^re et sa constitution toujours en voie
de transformation ? Itien que le système scolaire du canton de Zu-
rich raéritt^ait une étude sérieuse, tant on est parvenu, par d'ingé-
nieuses combinaisons, i y donner i. chaque influence la place qui
lui revient. Ainsi donc nulle part la république n'a eu cette forme
simple que ses partisans ont toujours voulu lui imposer en France.
&, obéissant k une logique superficielle et à une manie de simpli-
fication irréfléchie, on tente de nouveau de la fonder sous cette
forme, on ne parviendiu pu à la faire Aui'er, parce qu'elle ne sera
qu'un despotisme hypocrite et insupportable-
Un autre caractère que l'oii attribue généralement à la répu-
blique, c'est de ré uire te pouvoir exécutif presque à l'impiûssance.
C'est un des motifs pour eaquels le parti radical s'attache avec
paasioi à cette forme de gouvernement. C'est, encore une erreur.
Un chef de république, quelque nom qu'on lui donne, de quelque
fa^on qu'il soit élu, aura plus de pouvoir qu'un roi héréditaire dans^
une monarclûe vrajnaen constitutionnelle. La raison en est simple.
Le chef de la république n'arrive i ce poste élevé que par sa valeur
personnelle. U se seta distingué par son éloquence, par ses con-
naissances administratives, par son génie militaire. Pwr s'élever,
■ Google
OAO BETEE DES DEDX HOHDES.
il aura Tait usage de sa volonté, et il est habilaé 4 la faire préra-
loir. Il a des idées politiques arrêtées . conoues; c'est même en
raisoD de ces idées qu'il aura été choisi. Arrivé au pouvoir, il se
servira de ses taleos, de sou autorité personuelle pour faire triom-
pher ces idées. Il ne craindra pas d'engager la lutte contre l'asseo}-
blée législative, ou il la pliera par d'autres moyens à sa volonté. Aa
lieu de n'avoir que le prestige presque évanoui de la couronne, il
disposera de la force vive du parti qui l'a porté an fauteuil. S'il est
armé du velo^ il en fera usage. Presque tons les présidens des États-
Unis l'ont fait, et l'avant^dernier, Johuson, jusque sons le coap
d'une accusation de haute trahison. Oo aura beau faire élire le dé-
positaire du pouvoir exécutif par l'assemblée nationale et le décla-
rer toujours révocable; il n'en restera pas moins qu'un mérite ex-
ceptioDuel l'aura porté à la place qu'il occupe, et que, disposant
en outre de l'autorité énorme du pouvoir suprême, il exercera une
influence prépondérante. Tant vaut l'homme, tant vaut le pouvoir
dont il dispose ; nous en avons un exemple concluant sous les yeux.
Voyez H. Tbiers : il est impossible de rendre le chef de l'état plus
dépendant de la volonté d'une assemblée qu'il ne l'est eo ce mo-
ment. Un vote, une marque de défiance, moins que cela, le moindre
symptôme de refroidissement sufOt pour le renverser. Et pourtant
jamais roi constitutionnel n'a joui d'une autorité qui approcb&t de
la sienne. Il n'est pas le dépo^^itwe presque inerte du pouvoir exé-
cutif, il a aussi le législatif dans ses mains; en réalité, il est tout-
puissant, bien plus même que ne l'est le tsar.
Considérez maintenant, à côté de la personnalité active, vigou-
reuse, entreprenante du chef élu, le rôle effacé du souverain héré-
ditaire dans une monarchie constitutionnelle. Son éducation, très
soignée peut-être, sera en général très molle, parce qu'il sera con~
stamment entouré de prévenances, de soins et d'adulations. Il n'a
pas à se conquérir une place dans la vie : cette place est toute faite,
et c'est ta plus haute. L'apprentissage de ses fonctions de roi con-
sistera, non à faire usage de sa volonté, mais à en faire le sacrifice,
non à montrer ses préférences, mais à les dissimuler, non à pro-
duire ses idées et à en poursuivre la mise en pratique, mais à ne
pas même les laisser deviner. Les souverains constitutionnels mo-
dèles, comme le roi Léopold I" ou la reine Victoria, n'ont jamais
fait voir vers quel parti ils penchaient. Comme ils ne peuvent re-
k tremper leur popularité dans l'élection, ils ont besoin de la conser-
ver par les plus grands ménagemens. On ne voit plus jamais se
produire en Angleterre ces conflits entre l'exécutif et le législatif,
M fréquens en Amérique; il y a plus : on ne les croit même pas
possibles. La raison en est, comme le dit M. Bagebot, que nul n'ad-
DES FORUES DU GOITTERHEHENT. 6M
met plus que la couronne puisse tenir le parlement en échec; celui-
ci eat désormais le maître suprême. En 89, la France a fait une
révolution pour ne pas accorder le veto au roi. Le vélo remplissait
d'épouvante tous les amis de la liberté, — crwntes sans fondement.
Les constitutions contemporaines accordent te veto au souverain;
mais c'est une arme d'apparat, il ne peut plus en faire usage. Ainsi
donc, adversaires du despotisme, voulez-vous que le pouvoir exé-
cutif soit inerte et faible, remettez-le aux nnains d'un monarque
constitutionnel. Il aura une tout autre énergie entre celles d'un chef
élu, parce que celui-ci, fût-il nommé pour peu de temps ou même
révocable, jouit, pendant qu'il tient le pouvoir, de toute l'autorité
que lui donnent une volonté ferme, l'habitude de la lutte et le»
passions du parti qu'il représente, — et cette autorité, i] l'emploiera,
tandis que le roi ne se servira même pas de toute celle qu'il lient
de la constitution ou du prestige de la couronne. En un mot, dans
nos sociétés actuelles, le pouvoir exécutif sera débile, s'il est héré-
ditaire, — fort, s'il est électif.
Toutes choses égales d'ailleurs (1), les grandes affaires seront
mieux conduites dans une monarchie constitutionnelle que dans une
république avec un président directement élu par le peuple, comme
aux Élata-TJnis. En voici tes rusons. Dans la monarchie constitu-
tionnelle, celui qui conduit les affaires ce n'est pas le souverain,
c'est te chef du cabinet. Or ce premier ministre est nécessairement
un homme éminent : il émane d'une élecUon à deux degrés; il
est le plus capable d'une majorité de représentans qui sont eux-
mêmes choisis par ta majorité des électeurs. Le chef du cabinet
sort, pour ainsi dire, d'uue double sublimation de capacité politi-
que. Il a du conquérir sa place à force de talent, de prévoyance,
d'esprit de conduite et d'éloquence; il ne la garde que s'il réussit.
Un échec st^rteux le précipite du pouvoir. Il est donc obligé d'être
& la fois sage dans ses conceptions et heureux dans ses entreprises.
Les rois absohis mettent parfois la direction de l'état entre les
mùns de ministres supérieurs à ceux du régime parlementaire,
parce que ces ministres ne sont pas tenus à être orateurs, et qu'on
peut être un très grand homme d'état sans avoir le don de la pa-
role; mais aussi le choix du souver^n absolu est souvent dicté par
' (1) Cette faroiule dsTrul pr^cider toute tfSnnktloo en politique et en éeoaoDiIe po-
litique, ctr una cette ri^ïcrt« U n'est point de principe qni loit rigoureuiement eiKt. '
Ainsi Je crois que It^a Et&u-Cnls ont déplojré plus de Ufieue d*Di leur conduite qo«
l'ÂDgleterre. ns ont nionlrd plus de respect pour le droit, plue d'borreur pour la
gnerre, pluB de modi^raiion dus leurs relitions extérieures, beaucoup plue de lumière*
dans leur •dministrkiion iatârieure; maie cel> Tient de ce que les foudaieurs d»
l'Union lui avaient daané des sentimena de moralité , de religion , d'égalité, de Miai
dâmocraUe, que l'Angleterre ne possédait pas au mtine degré.
min nuT, — 1811. 41
;^tsffî%M/iKu:]i
êh2 Eirc» Bst •nrx hohhs.
des coa^déntiiMu: Id» plus aesqnints •■ les dnibs areoaUes, ^
alors^ii t«fnJ3« 9w du boou&es dont rincapacité perd le« nopires.
Dans. 1» r^fiûne coDsiiluûooiiel , le choix da premier nûoîstre pevt
De paA ft'é^er si haut; mais jaœus il ne ttmbe si bas, parce (jwlU
est toujsnn la coaséqoence d'una 'aptitude actire, daDÙnaote et re-
coDoue par4e paya.
Dans UDC' république, le préaïdeat est ëhi parfois à caose -des aer-
TÎcea qu'il a reados oa de la gloire qn'ît a acquise., mais parfois
aussi parce qu'il » le mérite négatif de oe Troùser TÎTeineBl aocnne
opinion et de ue porter ombrage à personne : très souvent en Araé-
rique c'est cette qualité qui a déterminé le choix lu caadîdat k la
pri^sidence. Aussi peat-on dire, je crois, que les pr^iiers nûoistres
en Aiig)«Mrre ont gteéraleraeot été sapiriears aux pré«idens des
Étals-UoLs e» excepta>4, bien entemlo, les- fondateurs de IXnioD.
L& président est Dommé pour agir, it est responsable. U ne suffit
pas qu'il rëgn.3, il' faut qu'il gouverne; mais il n'a pas le- coi^rte
dan»; la main; il a même peu de moyens d'agir surlul, car ses chB&
de service ne peuvent se présenter ^ans les chambres. Ses capacités
gouveroesientales swontOenc souvent parai} s--^s, d'autres fois ^ea
provoqueront des conOits; eo toutcesi elli^s ae s'impliqueront que
difficilement au gouvernement de l'étal. C'est un inconvénient grave,
et il n'apoint passa inaperçu; mais it a fallu te subir pour échapper
au danger de», usurpations de- pouvoir et des coups d'état: &itre
deuxi maui, la sagesse caosiste à toujours ciioisir le moudre. IlD'ea
est pas. moins vrai que dam. le môme pays. Tboaune le plus capable
de le bien gouverner arrivera.plus probablement ài la direelioa des
aiïairescomiBeobef du cabinet que comme président, et dans cett6
première qualité il pourra mieux faire usage du son habileté gou-
Temexneutale que dans la seconde. Dans la monarchie, on peut tkec
tout le profit possible de-KS capacités, et il n'y arieaà.eDredoiittt-,
car il ne peut soBgeràiune usnrpatioB, le nù le tenaM toujours ea
respect. Ôomme préaideal^ pins il serait doué de taJens eitraor^-
nairess plus il nourrirait' de longs et vastes desseins, plu» même
en uncertain.9eBs.il voudrait la grandeur de sa patrie, que' seul il
croirait pouvsÎT' assurer, etplus il serait tenté d'employer la force
dontil disposs'pour s'éterniser au pouvoir. Ainsi àxtnt,, dans lamo->
narcbie constitutionnelle, la sagesse commande de porter aux affaires
l'horame d'état le plua cagable, le plus actif, le plus doué de vo-
lonté. Dans uoQ réptU>liquet U prudence conseille de t'éloig^ea-, car:
mieux vaut'un> président médiocre qi>!un homme de génie usurp»--
teur. L'ostracisme y est souvent une regrettable nécessité.
Un autre désavantage d'un président élu par le peuple pour un,
tenue fixé, c'est l'instabUité, lé délaut d'esprit de suite. Au bout.
DES FORHESi BU GOOTESKEltENT. 6iS
d'un tQinps.fort oourt, ra^mÎQiatratîap o))^g&, tiD nouTel esprit
pré«dc à Uidirection de l'étaC GetiecQnvéïùcBt eit si grand qu'aw
Étais-Unis on tend dfc plu&en plus à^réélbcle préaident aartant» afia
d'éviter oette brusque interruption. Daos ce pays, oit l'indép^dtace
des institutions loc^S'ât le caractère 4& la nation rendent -ubs u^urf
pa don impossible, ce remède est sanadangert et il attéau«)çinal. fii
Euiepe, il condnirnit presque inévitablement a» «uisulat à vie, et
de là iJa souvercûneté héréditaire^ Le cbefdu cabinet' auiCWitraîrft
continu* à gouverner tantqv'l) oonservAl^appui du parleaKnt et la
ctnâaoeedu pays; nul tenne n'est fixéÀ la-daréedesafonction^S'il
est habila, prévoyant, souple et énergiqua toiir à tour, sa carrière
peut se prolonger aussi longtemps qtte celle d'an miniatre dana lun
régime absolu. Soit au pouvoir, soit dans ^opposition, il oootimiera
à guider son pays jusqu'à' la fm de ses jours, oomiBe l'ont fait la
plupart des grands ministres anglais. Le chef du cabinet exerce
ainsi une eortu de royauté révocable, responsahle, niais durable
néUHnoins, à qui j» manquent ni l'esprit d«' suite, ni les gf'ands
desseins poursuivis aivee prévoyince et constance. De ce qui précède
on peut conclure, je croîs, qu'un même peuple aura plus doohances
d*ëtf e bien gouverné avec un premier ministreporlemeDtaire qu'avec
un président élu directement par le-peuple.
be moyen d'assurer sous ce rappoït k la rÂ^ublique< les< avan-
tages' que présente la monarchie^ o'Mt d« la faire aam gouverner
simplement par un chef de cabinet, fteeto: à savoir- si le^peuple
se conlenterait d'une administratvHi semblable, à celle d'une so-
ciété'aïKwynte. Une république- ainsi organisée serait uDi gouver-
nement de raison ; or presque padout on Eur(qke le peuple est en-
core bien peu raisonnable. U a' attache à un nom; il attend soctsalut^
noi\ ' de lui-même, ntais. d'ua< gnind> bonun». Dana un momeU de
crîaesuiiOHt, il lui fa\it ua guida à suivre, im b^uveui & élever sw
le pavois et'^ déifier; il veut que le pouvoir s'incarpe daw:Ufi chel
visible. Le» partiaaas de la r^ublique comptent pour la soutenir
sur- l'appui du peuple. Ils ne considbrent qu'un petit; groupie die
peu^, groupe d'élite puiaqu'il pense comme eux. Ik oublient le
vrai peuple, qui a toujours aimé les faux dieux et leelycaos, qtû
jadis est resté peïen pafce qu'il ne pouvait s'hi^ituer aux temples
sait» ikutels^ stins saorirrcest sens pompe &t sans (^viBité», du cJiriSrr
tianiime primitif, etquî s'y eatentré que quand, on lui a rendu des
cérémonies, deS' pontifes et de&idele» sous fbrii* de sùnts, — le
peuple qui k Naples, en Espagne, en FraDoe, en Hollande, comme
autreftiis k Home et en Grèce^ a toi^ours ioutenu le. pouvoir ab-
solu. G'ett dans l'aristocratie que la r-épub^qneaitrouvèparteutSQs
plus feripes et ses derniers défenseurs. La république en effet, comipe
le culte des iconoclastes, est un régime spiritualiste. Il faut qtiA, 1^
, Google
DES FOSHES DD GOUVERNEMENT. 645
ronne, que l'on combattait autrefois comme l'arme de la tyrannie,
deviendrait en réalité le dernier refuge de la minorité et le bouclier
de la liberté.
J'ai essayé de montrer ce qu'avaient de peu fondé certaines opi-
nions qui ont cours au sujet de la république. 11 en est d'autres au
sujet de la monarchie qui sont également erronées. Ainsi l'on dit:
la capacité de bien gouverner ne se transmet pas plus aux premiers-
nés que toutes les autres aptitudes; il est donc absurde d'établir
une royauté héréditaire. Voici comment de Tracy exprime cette
idée dans ses commentaires sur Montesquieu, h Tel qui se croirait
en démence, s'il déclarait héréditaires les fonctions de son cocher
ou de son cuisinier, ou s'il s'avisait de substituer à perpétuité la
confiance qu'il a dans son médecin en s'obligeant, lui et les siens,
de n'employer jamais en ces qualités que ceux que lui désignerait
l'ordre de primogéniture, encore qu'ils fussent enfans ou décrépits,
fous ou imbéciles,' maniaques ou déshonorés, tiouve cependant tout
simple d'obéir à un souverain choisi de cette manière. 11 est si vrai-
semblable que les enfans de celui qui est revêtu d'un grand pou-
voir seront mal élevés et deviendront les pires de leur espèce; il
est si improbable que, si l'un d'eux échappe à cette maligne in-
fluence, il soit précisément t'atnë; et quand cela serait, son enfance,
son înexpËrience, ses passions, ses maladies, sa vieillesse, remplis-
sent un si grand espace dans sa vie, pendant lequel il est dange-
reux de lui être soumis; tout cela forme un si prodigieux ensemble
de chances défavorables, que l'on a peine à concevoir que l'idée de
courir tous ces risques ait pu nattre, qu'elle ait été si généralement
adoptée et qu'elle n'ait pas toujours été complètement désastreuse.»
Od ne peut mieux dire; seulement l'objection n'atteint point la
royauté constitutionnelle, que certaines nations conservent libre-
ment; elle ne s'élève que contre le despotisme que les hommes su-
bissent, mais ne choisissent'pas.
Pour que la monarchie constitutionnelle soit un bon gouverne-
ment, il ne faut pas que les qualités d'un bon souverain se trans-
mettent suivant l'ordre de la naissance. Le roi règne, il est vrai;
mais il ne gouverne pas. S'il est sensé et habile, il rend au pays de
_trè3 grands services; mais, fût-il méchant ou fou, il ne peut faire
assez de mal pour perdre l'état. Le pouvoir réel étant aux mains du
chef de cabinet, les vertus et les talens du roi ne seront pas inutiles,
mais ses vices, ses folies mêmes, ne peuvent atteindre directement
les citoyens protégés par les lois. La démence de George IH a cer-
tùnement fait commettre des fautes à l'Angleterre; elle ne l'a pas
empêchée de déployer une grande énergie au dehors et de pour-
suivre à l'intérieur l'affermissement de ses libertés. Les mauvaises
chances de l'hérédité rovale n'étaient k redouter que quand le mo-
aarque dbpoiait à «on gré du sort de sis sujets et de la. dcstkiée
de son pays.
On a expliqué le règne remarquablement heureax des femmes
qsî ont porté la cooronlie ^n disant que sous les reines ce sOit des
bontmes qui régnent, et sous les rois des femmes. Le mot est^pi-
qoant, mais il n'est \tas juste, car la genre i'.e nu rite qui dèangne
un favori au cboti de sa souveraine n'est certes pas l'iart de-kieo
gouTemer. Le succès du règne des femmes Tient plutôt de Cbfiue
BOUS elles, comme aujourd'hui, le pouvoir suprême a été réeUcmeot
exercé pu- les ministres. Lord RuEseM a dit un jotir au parleUect
que les Anglais di valent plus de reconnaissance -à la reine Victoria
qu'à tous leurs autres souverains, parce que c'était sous SfSn figue
que la nation avait définitivement pris l'habitude de se gouverner
elle'-méme. On le voit, l'objection de Tiacy ooolre l'hérédké 4e la
couronne n'atteint que la monarchie absolue, non la OM^narcbie
constitutionnelle, comme elle existe en Angleterre.
II.
Voyons maintenant les avantages réels que présente la répu-
blique. M. Caro a dé^'eloppé ici cette opinion, que cette fbnne de
gotivemement peut seule fupponerleÈuffiage universel et la liberté
absolue de la prcsse.dont il faut bien d,>s')rmai.s s'accomin»der. Je
ne ci-ois pas, comme M. Cno), que la monarchie conSlitutiontiellb n'y
puisse pas résister, si le monarque se renferme Étnatement dans- son
rôle, car les, paysans voteront gt^néralemont i)oUr l'ordre établi, et
la presse n'aura réollement à surveiller que le chef de cabinet,' qui
seul agit; mais il .-stvnii ccp-ndant qae le m(^cani8me de tamo-
narchle constitutionnelle est éxtrômoment di^lii;at à nlanier. fie la
part de la nation, elle demande de la modération, du disobt-oe-
ment, un jugement é7uitaltle; de h part du sonVeiiain, ail moins
dans les commencetnens, beaucoup de taor, d'abnégation, de défé-
rence pour les vwiix du pays, et le renoncement è. toote politique
personnelle* Elle exige imroi 1res intelligent et disposé à faire usage
(le son intelligence, ïion pour dlfiger^la machine aux ^plaudlsse-
mens dii. public, mais pour en graisser modestement les remges
sans qu'oti' s'en aporçoive. L'écheo de Lonis^Phi lippe, quiavaittant
d'eipérience, tant de dévoântent au pays, lît l'eiîprit si fini^sirpré-
voyanr, montre toute la difficulté de la lâche. Or si' un roi ée)À)ue,
il est renversé par la'iioiem^e.ét tOut est en'péril.- Dans lairépu-
bliqne, Repeuple ne rééUtpastepré^dent, 'ou la chambre luii retire
lefpouvoir, et on fait ainsi' l'ôcwwtmied'ïine i-évo(u-lion. Il demeure
irai'toutftu moiiMqiiolaTépuijlIqat^ supporUHa mieux g4K touttetre
ftBS EuRMËfi DU iGOUVeSHEMENT. 047
ré^me une prefiaeentièremcntlibre et le suïTrage uniTersel, — k
la condition toutefois que le pays soit républicain.
Ou cr^iit tant aujourd'hui )as bouleversemens sociatiK, que l'on
cORsii^rerait ivoloatiers comme la meîlleare forme de genvArne^
meiitcâlie qui est la plus propreià ûombattreœ danger.iLas nanions
épouvaiBtées soDt.portéflsàcroire qae c'tiStie^d^spotisnie, et elles
selivrent À un œottre. :Leurerc«ur eu^ande-Lc despotisms, d'a-
bord accueilli avjc tnaosport, ne tarde pas k soulever coatre lui
l'esprit de liberté, qu'on c'est pas entore. parvenu À f^toufifor com-
plétemeut dansiootre Occident. La lutte s'engage; les -amls'de la
liberté, pour attaquer le poavoir, chercbent partout des alliés, et
ils en trouvent pi-écisémetit dans ces mécontenteanns sourdsiet re-
doutables que provoque l'ordre social actuel. >Ite accroissent >ainsî
déntesui/'inent ia force. d'un mouvement' (Qu'ils auraient combattu,
s'ils n'avaient «ougé avant tout k renversar la tyrannie. Au-con-
traire, avec la république, il seioble qu'il s'y ait plus de toaquêtes
à faire sur le terrain politique. L'attention peutdonc se poltei'con-
tinucllemeiit sur la défeuae de l'ordre social. D'ailleurs, conmie le
remarque fort bien M. Caro, ta république, qoi est la nation elle-
miniB, peut di^ployer une vigueur de répressioninterditi; à la mo-
narchie, car celle-ci doilmesurer ses coups avec une eitrôme ino-
dératiOQ : OQ ne lui ;;ardonne pas le sang versé pour ^a défense.
C'est au nom de quelques émeutiers tués en février IBÂS quA'I'on a
renverstî Ja monarchie de juillet. La république de 3848 et ceHe de
1671 ont chacune vaincu des in^un^ctione d'une puissance sans
exemple, su prix de combats acharnéeiet d'exécution jnexorableS)
dont aucun souverain n'aurait osé prendre la responsabilité. On at-
tribue à Louie-Pliilippe ce mot profond 1 propos ^des journées de
jubi 1848 : « il n'y a qu'un gouvurnenient anonyme qui piiiase exé-
«iter impunément de telles répressions. «Louis-Philippe a quitté le
pouvoir plulôt que de le défendre à coups dei canon. La ré;tublique
ne peut abdiquer ainsi. Toute faiblesse , toute commisération de ce
genre lui sont interdites, car après elle iliie resteraitque le cliaos.
les cooservateuRs sont donc singulièrement ingrats quand ils refu-
sent de k reconnaissance à k république. 'Ils liii>eo doivent beau-
coup, COI- elle a défendu l'ordre avec une; vigueur qu'on n'anmitpu
attendre d'aucun autre gouvernement. :Dan3 nos temps troubJti.'^, où
de nouvelles txinvulsions sociales sont à prévoir 'daiis l'avenir, la
force de r^istance'dontla république di<^se devrait la recvm-
manfler aux sympathies de tousceux qui auraient leplos k peidre,
si unS' insurrec^on socîiiliiitti venait à tciompher. Les: socialistes au
.contraire ite pourraient que gagnera l'établissementidu despotisme.
Sous son empire, ils feraient des progrès, etan jour dï saobote il«
deviendi-àient probablement lee.raattresîinaislesiippaTeticesiiroa-
6&S lETCE DES DECX HOXDES.
bleot tellement la rue des hommes, qn'aucim des deux partis ne
voit où est sOD intérêt.
Autre avantage de la république : elle Tavorise la simplicité des
mœurs et les progrès de l'égalité. Les déclamaLions contre la cor-
ruption des cours et sur le bronet Spartiate n'ont plus de sens
aujourd'hui. Cepeudant il reste vrai que la royauté, donnant le ton à
la haute société, pousse an déploiement du luxe; on peose même eo
général que cela fait partie de sa nûssion, et c'est dans celte pensée
qu'on lui accorde une grosse liste civile. L'igoorance en écoaomie
politique est si grande et l'oubli des principes chrétiens si complet,
qu'on prélève, au moyen de l'impAt, des millions sur le travail, afin
que le personnage le plus en vue donne, avec l'autorité inséparable
du trAne, l'exemple de la prodigalité. C'est, dit-on niaisement,
pour faire aller le commerce. Les dépenses de luxe ne sont autre
chose qu'une destruction rapide et improductive de la richesse; le
salaire ne peut s'élever cependant que par l'accroissement du ca-
pital ; de sorte que du même coup on arrête l'amélioration du sort
des ouvriers, et on leur donne le spectacle d'une excessive et irri-
tante inégalité. Depuis l'antiquité, tous les moralistes païens et chré-
tiens ont répété que le luxe corrompt les mœurs. Nous avions récem-
ment encore sous nos yeux la preuve de cette vérité. Le faste de la
cour impériale, surexcitant dans toutes les classes le goût de la dé-
pense, a fait pénétrer dans les familles le désordre, la gène et son-
vent le déshonneur. La plupart des souverains de l'Europe sont plus
raisonnables que leurs sujets; ils ne donnent pas le mauvais exemple
qu'on attend d'eux et pour lequel on les rétribue. La reine Victoria
vit dans la retraite ; Victor-Emmanuel se plaît surtout à chasser le
bouquetin, à pied comme un hardi montagnard. En Portugal, le roi
adore la musique, et le roi don Femand plante des eucalyptus,
service immense qu'on appréciera plus tard. Le roi de Prusse se
platt k vivre comme un soldat. Les rois modernes vivent donc assex
simplement; ils sont môme portés à faire des économies. On leur en
fait un reproche; c'est insensé. Il faudrait au contraire leur savoir le
plus grand gré de ce qu'ils ne poussent point leurs peuples aux dé-
penses improductives, et pour leur en ôler la tentation il serait
même sage de diminuer leur traitement. C'est certainement là un
des bons cdtés de la république; jamûs on ne pourra reprocher au
gouvernemant anonyme de la Suisse de contribuer à répandre le
. luxe et à dépraver les mœurs. C'est précisément parce que la France
est entraînée, par tradition ou par tempérament, à pécher de ce
cAté, qu'il faut inaugurer le règne de la simplicité au sommet des
pouvoirs. Par une aveugle contradiction, ce sont les représentans
des intérêts ruraux qui voudraient rétablir une cour fastueuse, eox
qui devinent s'attacher à toutes les institutions qui favorisent la
DES FORMES DU GODTERNEHENT. 649
simplidté des mœurs et repousser celles qui mènent à la dissipa-
tion.
Dans une époque démocratique, il ne faut pas que le pouvoir su-
prême soit comme le symbole éclatant de l'inégaliK des conditions.
C'est par les services rendus qu'il doit se faire respecter. La pompe
royale, qui jadis éblouissait les peuples et ainsi fortifiait le pouvoir,
ne fait plus aujourd'hui qu'irriter les masses et provoquer les pas-
ûoas anarcbiquQS. Les valets aux livrées éclatantes, les équipages
somptueux, le faste d'une cour, tout cet appareil qu'il faut payer
cbërement n'est plus à sa place dans nos sociétés laborieuses. Ce
qui convient plutôt, c'est le train de vie du chrétien et le vêtement
noir du quaker.
Un chef de république sera moins porté à chercher querelle aux
autres nations qu'un roi qui est un chef d'armée. Les souverains
européens portent toujours l'habit militaire, et ne paraissent en
public que revêtu d'un costume de général, môme quand ils ne sont
point capabl(?s de conduire une armée; le vêtement civil paraît in-
digne d'eux. Jamais le roi de Prusse et l'empereur d'Autriche ne
se montrent qu'en uniforme, lis s'occupent surtout de perfectionner
les choses militaires et les engins de combat, fusils, obusiers, mi-
trailleuses, comme si l'art de détruire"les hommes était le seul qui
méritât leur attention. Ils sont en cela les continuateurs des rois
anciens, qui étaient avant tout des guerriers; mais dans nos socié-
tés, fondées sur la paix, le travail et l'échange, ces rois guerriers
forment un terrible contre-sens. Disposant de millions d'hommes,
aspirant à s'illustrer ou à consolider leur trftne par des victoires,
jaloux les uns des autres, ils menacent constamment le repos du
monde. Le désarmement dans les conditions actuelles est une chi-
mère; mais si tous les peuples de l'Europe disposaient de leurs des-
tinées, comme ils n'ont aucun intérêt à se nuire, à s'enlever des
provinces ou à rainer leur commerce, ils ne tarderaient pasà imiier
la Suisse et les États-Unis : ils renverraient les soldats à la charrue.
Ce serait trop de dire que la république est une garantie assurée de
paix; mais, généralement adoptée et organisée comme aux États-
Unis, elle diminuerait certainement les chances de guerre.
La république aurait pour la France en ce moment l'avantage de
lui permettre une plus grande liberté d'action dans sa politique ex-
térieure. La monarchie pourrait difficilement, sans compromettre
sa popularité, comprimer les impatiences belliqueuses que le désir
de la revanche ne manquera pas d'éveiller, tandis que la république
sera toujours libre d'attendre son heure; car elle n'a pas d'intérêt
dynastique à sauvegarder au prix d'une guerre intempestive. Étant
le peuple constitué, elle n'a pas à faire de popularité.
Étranger ftt fîitnven d'un navs neutre et oacifimie de oar le droit
'650 ItETDE DES iDBOK HOMWS, -
européen, il ne m'appartient poe d'exprimer une opÏBÏcu sm- les
revend icatioDS que la France peut tenter un jour; maïs ce que l'on
p8Ut dire, c'est que ueux qui en oe moment allumeot dans les caurs
la soif de la^Avanche font le pins igmod Msi & lenr ipays, om* ils
rendent presque impossible lia t&ohe du gottvernentent, qui aurai
reconstituer, par «in travail sérieux et nénessaîreoient très -lent^ les
forces uatioueles, et ils .le poussant à rucommencer de .aom'Mu la
politique insensée de 1870. Pour reconquérir la suprématie mili-
taire, il ne suffit pas, comme les esprits superiïcit.'Is le suppaeent,
de perfectionner des mitnùlleusas, de 8ubsi.ituer le oanon d^acier
au canon de bronze ou l'obus percutant à l'obus à mèche; il se
sulTit Oléine pas d'introiluire le service obligntoii'e pour tous ou
d'étudior les mouveinens toumans. C'est la discipline, leiressort
nioml, l'instruction dans tous les rangs, les secrets de la haute
science militaire, qu'il s'aigit d'introduire partout, et c'estlà une
œuvre qui duiBande de la réflexion et duWinps. Orsi, pendant que
le gouTemetnent y consacre tous ses soins, le public s'impatiente
de ces leateura; si l'opposition, flottant les ardeurs de vengeance
du peuple, s'en fait une armi; ^pOQr renverser le pouvoh-, <cst~il un
souverain qui puisse résister à des attaques de ce genre? On a re^
proche à Louis -Ptiilip;)?, soiis le iiomde paix à tout pritt, la poli*
tique sensée que la Fiance suivait alors et qu'elle n'aurait jamais
dû abandotinur; l'opposition radicale, avcugk^ntcnt ou ^mtcham-
ment ballic(ueii.«e, aininc le trftne en révfillaiii'ces instincts guer-
riers et fie b.'soin d'agir au dehoi-s que l'empire avait inoculé à la
nation. Or, si on a pu faire une arme de démolilion de l'aflEaiceiPrit-
cbard ât du droit de vis^ite, quand It s'agi8>:û: d'uiiequeretleiavec
l'Angleterre, quel cri de guerre iiTtisisliUSe l'opposition &ntidyoas-
tjque ne pourrait-elle -pas élever contre un roi qui, restant. sourd
auK appels d'une province arrachée à ki France, seaiWerait ou-
bliiîfile devoir de relever l'IionneuT national ! On a presque ^ren-
versé le trône en iwoqitant lentm de la Pologne; coniment-arréter
une révotu^oit qulipre^idrait pour m»t d'ordre l'Alsaae et la 'Lor-
raine? LaTéçubliqiie seule est assez furte pour imposer la patience
et pour i-ésister à une opposition somtilable' à celle qui a misHnipéril
l'établissement ide juiHet depuis sa élondation jusqùtau jour de sa
«hute.
La< monarchie constitutionnelle, quand elle estiprati^ée-coinnie
elle l'a été en Angleterre soue la reine iVictori», en Belgique^sous
le roi Léopold I^etson aïKcesseur, donne au paye le ^gouverMment
de lui-mftnse, «t garantit la liberté mieux quetout&ftUtre forme de
gouvernement; mwsce régime excellant exige de la i part' du -.sou-
verain ou une indifférence complèteou un tact supérieui:. Si'le roi
est indiS^reot et ne s'occupe que de ises iphàirs,' c'est le :premiei
D„j,i7<-,ib,.Googlc
DÈê 'VOUat» DV «OOVKBMEUENT. 651
ouaistre qui,gouvenie, et tou4 marclie comme dans une r^ubliique;
mus si l« douveraio s'intéresse aux afikîras et veut .y intervenir, s'il
a des visées, des plans, une jpoUtique qu'il veut imposer, alors il
lui ftiut ulie iMbHeté tout -à fait exœptiiwneUe.pour rëusùr cooinie
Léopold ■[" et ne pas tomber comme Louis-Fbilippe.
Le r61e d'un roi conatllutionnel n'est .point du tout cette siné-
cure grasseitwnt rdtribuéA, mais humiliante, (jue N^oli^on refu-
sait, on sait en quels termes, des mains de Sieyès. M. Bagehot,
dans non livre sur J& constitution as^laise, analyse tivec une mer-
vcUleuae finesse t«us les tssrvicvs que l'on jpeut attendre de cette
haute fonction ; il en fait aussi voir toutets les dinicuUës, bien plus
grandes eocOre sur le oontineiit qu'en Angleterre. 1:^1 le souverain
a une politique. p^rsojumlle, il s'efforcera de la faire prévaloir. 11
n'osera peut-être pas se mettre en lutte ouverte avec la riapi^ésen-
tatioD nationale, mais, usant des énormes moyens d'influence dont
le pouvoir exécutif dispose, il<fera tout poui" que cette représenta-
Utm soit oompesâe au gré de ses désirs et pour qu'elle y cède. Il
essaiera d'étendre son pouvoir, et uoe lutte sourde, mais pleine de
péiils, s'établira enti% le monarque et ia .partie la plus ardente du
pays, -Comme il pourra se débarrasser des chambres grâce k l'ar-
mée, le régiAe.pariemeutûre n'existera que par tolérance : toujours
il s^aàla merci d'un coup d'état. En Angleterre, ce n^gimea de si
profondes raciaes, la liberté est si bien défendue, la légalité si res-
pectée, que l'armée ne marcherait pas contre le parlement. Sur le
continent, la situation est en tout point l'iaverse de celle-là, et elle
l'est en France plus que partout ailleurs. Un écrivain qui a vrai-
otënt Approfondi tous les problèmes de la science politique si-
gnale ainsi ce danger dans une brooliure récente. « Un petit prince
allemand, dit M. Dupont-Wbile, échappé du Hanovre, s'il passe roi
en Angleterre, y deviendra à. la longue un siwple spectateur du
gouvernement, un compteur des partis, bref uu Kii coD.^tUutionnel :
Cette foi'tuue est échue à nos voisins; mats demandez donc ceU en
France' au prince qui restaure une dynastie, quand il porte un nom
lié à toutes les-grandeurs de notre histoire, quand il peut, outre les
tombeaus de Saint-Denis, nommer quamnte de ses aïeux tombés à
la bataille, enfin quand avec tout cela U vient d'être adopté et ac-
clauié pftr U nation I Comment cette dynastie renaissante abdi^ue-
rût-elle la force du peuple dont elle procédât Qt '^ force, le
saortunent de Ses traditions? Comment n'aurait^ulle pas le senti-
ment très vif de ces origines, avec abus prochain et imminent?
Être un tel élu et un tel prince, c'est tn^ de la moitié .pour l'a-
venir de la liberté française. « Lt monartihie 'constitutionnelle est
peut-âtus le meilleur deï g«uvernei«eiis; ffiais dans certains pays
elle ofTce de -telles teûtationa «ux anvahissemeas du pouvoir , per-
,, Google
652 KETOE DES DEDX MONDES.
sonnel, de si nombreuses occasions rie conflit entre le pouvoir et
le peuple, que c'en est aussi le plus fragile; elle aboutit presque
inévitablement à un coup d'état ou à une révolution. Si Lonis-
Pbilippe, l'un des meilleurs rois et des plus éclairés qui aient jamais
régné, n'a pu acclimater en France cette forme de gouvernement,
qui peut espérer être plus habile ou plus faeureux que lui?
Autre avantage encore de la république, c'est qu'elle peut deve-
nir un gouvernement accepté par tous. Que les conservateurs s'y
rallient, elle aura pour elle l'unanimité, chose difficile, mais pos-
sible, et déjà à moitié faite. Toute monarchie aura au contraire
contre elle les républicains, et l'on ne pourra jamais faire que les
républicains ne soient pas en France un parti puissant et redou-
table, agissant tandis que les conservateurs donnent, et suppléant
au nombre qui leur manque par l'audace de leurs entreprises et la
persévérance de leur propagande. Bien des motifs font qu'il y aura
toujours beaucoup de républicains en France. D'abord on élève U
jeunesse dans l'admiration des républiques de Rome et d'Athènes
et de la révolution française. En outre la royauté rappelle l'ancien
régime avec tous ses abus, détestés jusqu'au fond des campagnes.
Ailleurs, en Prusse par exemple, la royauté a parfaitement admi-
nistré le pays : elle lui a fait des écoles, des universités, ouvert
des routes, fondé des haras, drîûné des marais, perfectionné l'a-
griculture ; elle a formé la nation, puis elle l'a civilisée. En France,
quoi qu'en dis^ le comte de Ghambord, la royauté a ruiné le trésw,
dépeuplé les campagnes, corrompu les mœurs, sacrifié les intérêts
ruraux aux splendeurs empestées de la cour, détruit les libertés
provinciales et communales, tué la vie locale, brisé toute initiatiffi
individuelle et toute indépendance de caractère; en un mot, ellei
préparé le pays au despotisme sanglant de la terreur, au despo-
tisme militaire de l'empire et à tous ses malheurs subséquens, parce
qu'elle l'a rendu impropre à se gouverner lui-même. La monarchi*
s'est écroulée si souvent depuis la fin du siècle dernier, qu'elle»
perdu son prestige. Ce qui est plus grave, nul ne croit plus à»
durée. Elle ne semble donc plus offrir, même aux yeux de ses par-
tisans, cette garantie de stîô)îlité qui est son principal mérite. ^
Gn on pense généralement que les progrès de la démocratie doi-
vent amener partout la république, et la prospérité inouïe de rL'niW
américaine fait espérer que l'Europe aurait le même sort, si elle
adoptait les mômes institutions. Il se trouve îùnM que la monardûe
en France a des partisans tièdes, divisés, découragés, et des aii-
versaires ardens, convaincus et entreprenans. Comment pourrait-
elle durer dans de telles conditîonsT
Il est une vérité démontrée par des faits récens, qu'il ne fandriH
jamais perdre de vue, c'est qu'une nation déchirée par de profond»
nigiUrrlbyGOOglC
DES FORMES DO GOUVERNEMENT. 663
disseosioDs politiques ne peut lutter avec succès contre un état de ,
force égale, où les mêmes divisions n'existent pas. D'abord cette
nation ne dispose jamais de toutes ses ressources, car le gouverne-
ment doit en employer une partie à comprimer ses adversaires. En
second lieu, elle ne peut perdre une bataille sans risquer une révo-
lution ea face de l'ennemi, ce qui, jetant partout le trouble, désor-
ganise nécessairement la défense. Napoléon 111 vaincu ne pouvait
rentrer à Paris : c'était la fin de la dynastie. De là cette expédition
de Sedan, si étonnamment inepte qu'en Europe on ne pouvait y
croire. Supposons au contraire une victoire de la France en avant du
Rhin. Dans les premiers huit jours, la Prusse s'y attendait, car îl lui
fallait quinze jours pour mobiliser son armée. Y aurait-il eu une
révolution en Allemagne? Loin de là, la nation entière se serait ser-
rée autour de son chef. Ce n'est pas à Berlin, c'est à Rœnigsberg
qu'il aurait fallu conquérir la paix, et le roi aurait pu la signer sans
perdre la couronne. Entre deux souverains dont l'un ne peut subir
un revers sans compromettre sa dynastie et dont l'autre peut comp-
ter sur l'appui de ses sujets dans le plus extrême malheur, les
chances ne sont pas égales. A génie militaire de môme force, le
second fera mieux la guerre que le premier. Voyez Fri déric II pen-
dant la guerre de sept ans. Vers la Cm, il perd bataille sur bataille,
son royaume est envahi, sa capitale prise; néanmoins il fait une
paix honorable et garde la Silésie : il n'avait rien à craindre des
factions. En 1813, Napoléon sacrifie ses armées et ne sait point ac-
cepter la paix avantageuse qu'on lui offre : il ne pouvait rentrer
dans Paris avec un prestige diminué, Dn pays dont la forme de
gouvernement a pour adversaire un parti puissant, ou dont l'ordre
social est troublé par des luttes de classe, n'est pas en mesure de
mener à bien une grande guerre. La révolution française n'a vùncu
que grâce à l'extrême mollesse et aux divisions des souverains étran-
gers. Si la France rétablit la monarchie, elle sera toujours en ce
point inférieure à la Prusse, caria Prusse est un pays monarchique,
où la maison royale, populaire par les services rendus, peut long-
temps encore compter sur l'appui de tous. La France au contraire a
tellementperdu le sentiment monarchique, — la« loyauté, » comme
disent les Anglais, — que les légitimistes mfime ne le counaissent
plus. La république peut lui rendre la force en rétablissant l'accord
de tous.
C'est pour un pays un avantage très grand d'avoir conservé une
dynastie ancienne que le respect «nvironne, mais à qui on a enlevé
toute puissance de nuire, comme en Angleterre. C'est un avantage
principalement pour l'avancement des classes populaires, but final
que poursuivent les républicains. Voici comment. République et
mooârdiie consUtutioDoelle se valent à peu près, et tout homme
nigiUrrlb/GOOglC
6&& H£TDE DU DBOX HONiaSl
réflâciii avouera qae ca n'est pas U peine' de sabattre'poar avoir
l'une plutàt que l'autre. Cepentbat» si ceUe- quattios est soulevée
par laohute du tr&ne, toute l'atteotien sly portera, l^^s partis lutte*
ront sur ce pmnt. Des elTorte énormea^asrant consacréspour amener
le triomphe de l'une ou du Tautra de ceslîcnnnea de gouvecnenaant,
et ceUe lutte est stérilet car l'eajeu ne vaut pas les sacrifices qu'it
nécesEÏte. Peod&nt ce tunps, rien ne wra fait pour lefrquestions
économiques, pour rensoîgneineQt, pour 1» diflbsion des lumières
et du bien-être, ce' qui eat pourtant la ohose principale. Orgaiiiseï
l'iiistritcUon primaire comme aux États-Unis, o»iisacrcz~y des cen-
taines de millions, etvousautczfaJt mille fois plus pour letHompbe
définitif de la liberté démocratique qu'en proclamant la république.
Quand la forme du gouv^nement est hors de cause, ce sont des- ré-
formes sociales que l'on accomplit, et aiosi le peuple s'avance peu
à peu, mais sûrement, vers nne plus grande é^lilt^.
Le renversement du trône de Louis XVI a été un inraiense mal-
heur pour ta Fraooe. Si, les Français avûetit eoRservé leur aotiqne
royauté, ils rauraieol dépouillée sans peine- de toutes sus préro-
gatives nuisible», car elle manquait de tout point d'appui solide.
La nation se serùt bîontAt gouvernée' complètement elle<-m£me;
elle aurait établi ses libertés provinciales, elle aurait réalisé \t
magnifique programme humanitaire formulé par le xttii* siècle,
et qui déjà dans toute l'Europe était en voie d'etécution. Elle au-
rait échappé ainsi i cette triste période de l'onpire qui lui &■ fUt
oublier la liberté pour Ife glwre des armes, et qui a provoqué Tinï-
mitié de l'Europe contre un pays que le genre humain adorait at
l78i\ Aujourd'hui probablement la Fiance serait aussi eo répu-
blique, mais elle y aurait abofd^ mûrie par une longue prépara-
tioa, au lieu d'y être Jetée par la tempête, comme sur un radeaw
guu chaque lane menace d'en^outir; Les pays qui, comme I'ItaI(«,
ont une dynastie na^onare respectéoi aimée par tous, feront sage^
ment de la conserver et d'appliquer leurs forces au développement
de laricfaesae et de l'instruction, o» qui est ta cliose essentielle,*
mais la France ne pourrait rétahlirla>âynastie ancienne sans se dé-
chirer de ses propres mains et sans se vouer & une irrémé^lde
infériorité vi»-à-vis' des autres peuples, ta légitimité est' comme
l'honneur, « OD n'y rMitre plusi quaad on en est' dehors; »
Si les conservateurs acceptaient la république, elle pourrait w-
cordei> une liberté plus griuide que la nonarchie. En voioi t* rei-
SOD. Ftus un gouvernement est attaqué, plus- il' aura recours aux
moyensi de compression. La fonnj, te'nâmt n'y font rien : violam-'
ment contesté, il sera despotique, ou du mcùns il emploiera les
armes du despotisme; ta conventioa l'a bien prouvé. Slaa con-
traire son existence n'est pas-mise en péiil, Û pourra peiimttn
n,g,t7cdb/G00gIc
DES FOUIES OC GOUTEIUfEïlBIfT. 655
impimément à toutes. lea doctrioes d'élever leura tribunes et de
fonder leurs jouttuaux. Aux. ËUta-Untai, la forme ripubltc&îne' eat
voulue par toufi; la. liberté set absolument ilUioitée. Dansks états
du sud autrefois, l'escUvaga, l'inetituttoa fon'lafneoiale , étant
menaça, la liberté touchant cd' sa^ttt était complètement soppri-
mée. U> en. ser& toujours ain»; Le seul gouvemeoient qui puisse
donner pleine carrière à toutes- les Rianifestaticns est celui qui
s'appuie sur là grande majorité des citoyens. Or la république, si
on leveut, sots, ce gouvernement. Anstote en dit la raison dans
une de ces. maximes lumineuses qui résument la sagesse de l'anti-
quité-: « la démocratie est le plus^ selide des gouvememens, parce
que c'est la majorité qui y domine, et que l'égalité dbnt on y. jouit
fait chérir la^ constitution' qui la donne-. »
En somme, la république et la monarchie constitutionnelle pra-
tiquée sincèrement ont tant de caractères communs, et leurs avan^
tages respeclirs se compensent à tel point, qu'il ne peut jamais être
avantageux de faire une révolution pour substituer l'une à l'autre,
les nationsqui possèdent une dynastie' g'^néralement aocfptée Ibnt
bieadfr la garder et d'apiiliquer luurs elToPts aux. réforipes sociales;
mais la France, dont te sol' n'est plus assez ferme, semble-t-iU pour
porter une aïonarcUie, devrait s'eflbrcer de constituer une répu-
blique stable par le concours de tous. Il n'est pirj ntuation pour
un peuple que d'aspirer avec ardeur Jtune formede gouvernement
qu'il neparvient pas à faire vivre, et de renverser toujoui's, en un
moment de fureur, celle qu'il s'est donnée en uu jour de lassitude ou
d'effroi. Seulement pour fonder- la république il ne suRlt pas de le
vouloir-, il! faut encore faire tout œ qui est indispensable à: son
existeno».
La' prenit^re- difficulté est qu'il faut, commfr on' l'a dit, fonder la
républiqueians les républicains. Cela peut-parallre injuste, et pour-
tant OB ne- peut faire autrement, car les républicains n'adftiet-
tent presque aucune des maximes qui peuveut assurer la durée des
institutions républicaines, et ils oui beaucoup de-pencbansqui leur
serwent mortels. Jsn'ai jamais compris qu'en France lés républi-
cains, au lieu de s'inspirer de ce qu'avaient fait les fondateurs' d6
la république en Suisse, tant Pays-Bas, dans les États-Unis, qui orrt
réussi, prennent obstinément pour modèles les hommes de )703j
qui ont lamentablement échoué. Qlt'on attribue i. ceux-ci toutes les
qualités^ l'amotir d» Is' patrie et de l'humanité, l'éloquence-, là
\ertu, le courag», la fermeté : plus on exaltera leur mérite, plus i^|c
feud« avouwque leurs-idées élwent fausses, puiSqn'avec dé talléfe
666 BEVUE DES DEDX MONDES.
qualités Us soot cependant arrivés à ce résultat, que pour leur
échapper la France s'est jetée dans les bras d'un tyran.
Voici quelques-unes de ces idées fausses incompatibles avec
l'existence de la république. Les républicains français de la fin du
siècle dernier et ceux de notre temps n'ont jamais compris ce que
c'est que la liberté politique. Demandons à un publiciste américain
en quoi consiste cette liberté. « La liberté régnera, dit H. Francis
Lieber, quand on aura accordé les plus sûres garanties à tout acte
légitime et posé les obstacles les plus efficaces contre toute inter-
vention non indispensable du pouvoir, n Ainsi créer partout des
obstacles à l'action de l'état et au contraire des moyens de défense
pour l'activité individuelle, non-seulement respecter les minarités,
mais dresser pour elles des refuges et des remparts, atin qu'elles
puissent résister légalement à la majorité, n'admettre nulle part
d'autorité omnipotente, telle est l'idée que les Américains se font
de la liberté. S'emparer de l'autorité par un coup de main, procla-
mer la république de droit divin , organiser les pouvoii-s de façon
que la volonté de ceux qui dirigent la république ne rencontre nulle
part de résistance, imposer par décret tout ce que l'on croit utile,
mettre à néant ou réduire à l'impuissance toutes les autorités lo-
cales qui pourraient désobéir, écraser au besoin dans le sang tous
ceux qui résistent à l'établissement de ce que l'on appelle la jus-
lice, supprimer les journaux hostiles, dissiper les réunions malin-
tentionnées, fermer la bouche aux dissidens, emprisonner les traîtres
et les partisans de l'ancien régime, voilà comment on a toujours
voulu fonder en France les institutions républicaines!
Les anciens n'avaient pas l'idée de la liberté individuelle telle
que les Anglo-Saxons l'ont reçue de leurs ancêtres, et telle qu'ils
l'ont consacrée dans leurs lois. En Grèce, comme à Rome, le ci-
toyen était tout entier aux mains de l'état, mais la liberté existait,
croyait-on, quand tousprenaient part au gouvernement. La science
politique ne consistait pas à garantir les droits des individus, mais
au contraire & les plier au service de la cité. L'Anglo-Saxon veut
ne pas être gouverné, le Grec voulait gouverner à outrance pour
atteindre le but posé à l'état. Laissez faire chacun, dit le premier,
et tous seront aussi heureux qu'ils peuvent l'être, ce qui estpa fin
pour laquelle la société est établie. Emparez-vous de chacun , dit
l'autre, ou l'ordre véritable ne s'établira jamais. En ce point, les
républicains français pensent et agissent comme les Grecs, et c'est
ainsi qu'ils ont tué et qu'ils tueraient encore la république.
L'homme moderne , quelque brisé qu'il soit par le despotisme et
par la lassitude de ses vaines tentatives d'émancipation , ne peut
se soumettre à ce régime antique : il résiste, des méconteotemens
se font jour, des minorités lèvent la tête. Le pouvoir ne peut le to-
, Google
DES FOilHES DO GOtJTEBNEUENT. 697
lérer, il veut anéantir toutes les résistances; sa sévérité même en
provoque de nouvelles, la lutte s'engage, et, après qu'elle a abouti
à la guerre civile, la république s'écroule sous le poids des désor-
dres qu'elle a enfantés.
Une condition essentielle du gouvernement républicain, c'est que
les partis respectent les lois et sachent se résigner à demeurer mi-
norités jusqu'à ce qu'ils reconquièrent la suprématie par les moyens
légaux. Aux États-Unis, rien n'égaie l'âpreté, la violence même des
luttes électorales, si ce n'est la soumission avec laquelle les par-
tis acceptent le verdict du scrutin. En France, les républicains
ont hérité de la première révolution la tradition des journées. Un
groupe de citoyens de Paris, qui de bonne foi s'appelle le peuple et
se croit l'incarnation du droit, marche sur le siège du gouver-
nement et s'empare du pouvoir. C'est à coups de journées popu-
laires qu'on a renversé successivement tous les gouvememens;
c'est à coups de journées militaires qu'on a alissi établi deux fois le
despotisme. L'emploi de la force pour changer les institutions pa-
rait donc si naturel que le parti radical n'hésite jamais longtemps
à en faire usage. L'assemblée nationale, même élue par le suffrage
universel, ne lui inspire aucun respect. Il trouve toujours quelque
raison pour attaquer son autorité; elle représente tantôt la corrup-
tion et l'intimidation, tantôt la stupidité des campagnes et les pré-
jugés ruraux. Balayer le foyer de réaction est le premier devoir de
tout bon patriote.
L'esprit d'obéissance peut être le propre des âmes servîles sous
le despotisme; mais sans cet esprit la république ne subsistera pas,
puisqu'elle doit s'appuyer sur le concours spontané de tous. Contre
un tyran, l'insurrection sera parfois un devoir; contre un gouver-
nement libre, elle est toujours un crime. Malheureusement la France
ayant eu presque toujours à sa tête des pouvoirs soit usurpateurs,
soit combattus par un parti puissant, éclairé et influent, l'hostilité
contre le pouvoir est devenue un mal chronique. Aucun gouverne-
ment n'ayant jamais admis la liberté, toutes les insurrections ont
pu être considérées comme de glorieuses revendications d'un droit
méconnu, et ainsi l'esprit de rébellion est entré dans le sang. En
Angleterre, on fomente pendant des années une « agitation u qui
soulève' le pays jusque dans ses fondemens, des meetings surex-
citent les passions populaires, des orateurs enflamment les foules
dans les parcs, enfm des centaines de mille hommes roulent leurs
Ilots menaçans jusqu'aux abords du parlement; mais il n'est point
fait usage des armes, la légalité est respectée. A Paris, on enterre
le général Lamarque, on promène un drapeau en faveur de la Po-
logne, on veut avoir le droit de se réunir à des banquets ou d'élfre'
TOHi iciv. — 1871. 43
-^J
05S BXTDB D£a DEUX MOXDES.
OU conseil communal ; aussitôt les coups de fusil partent, le sang
coule : c'est une journée ou avortée ou triomplisnte, un déplorable
avortement ou une glorieuse révolution. Ce n'est pas avec de sem-
blables traditions qu'on fondera la république.
Les républicains sont en général hostiles à tout sentiment reli-
^eux. De Tracy a parfaitement résumé leur opinion à ce sujet
quand il dit : <> Moins les idées religieuses ont de force dans un
pays, plus on y est vertueux, heureux, libre et paisible. » Les faits
démontrent que c'est une mauifeste et dangereuse erreur. La force
desËtats-Unisvientdel'espritprofondément religieux des puritains.
Cet esprit a présidé à la naissance de la grande république, et il la
conserve dans son développement actuel. C'est la foi des gueux qui
a fondé la glorieuse république des Provinces-Uoles. La Suisse est
un des pays de l'Europe où le sentiment religieux est le plus ré-
pandu, le plus fort et le plus éclairé. On prétend que la morale est
indépendante de la religion; en pratique du muîns elles sont insé-
parables, car ce n'est que par les ministres du culte que le peuple
reçoit des idées de morale. Chassez-les, qui restera dans les villages
pour enseigner le devoir avec cette autorité qui donne quelque elS-
cace à la parole? Sans mœurs point de liberté et sans religion point
de mœurs, voilà ce que prouve l'histoire. L'église romaine ayant jeté
l'anathëme aux libertés modernes par l'organe de sou chef infail-
lible, les peuples qui veulent conserver des institutions libres sont
conduits, malgré eux, à lutter contre cette église, et c'est là pour les
nations catholiques une cause de désordre et de faiblesse dont nous
ne pouvons encore apprécier toutes les désastreuses conséquences.
Cette lutte ïnévilabie est un grand malheur, mais du moins fau-
drait-il s'efTorcer de sauver le sentiment religieux, soit par le secours
de la philosophie, soit en lui cherchant un refuge daiis un culte ami
de la liberté.
Les républicains ne veulent ni des libertés provinciales, ni des
influences rurales. C'est encore une erreur. Elle vient ausal de la
révolution qui a proscrit avec une rage sanguinaire le fédéralisme
et les fédéralistes, la seule forme de gouvernement et les seulâ
hommes qui auraient pu sauver la république. Les républiques qui
durent et qui prospèrent sont des fédérations : }a Suisse et les
Ëtats-Cnis. La raison en est simple : du moment que le pouvoir perd
sa prépondérance autocratique, l'indépendance des provinces doit
s'accroître; il n'y a de liberté véritable qu'à cette condition. Une
république unitaire et absolutiste comme celle que l'on a toujours
voulu fonder en France est un monstre, c'est le donjon du despo-
tisme devant lequel on a élevé un fronton républicain avec les mots
sacramentels ; égalité^ liberUf fralemiiéi mais le pays n'y étoulfe
DES FOBICIS DU GOOTCRKEHENT. 659
pas moins, faate d'air et d'espace pour ee mouvoir. La France est
en république maintenant, mais il n'y a rien de changé, sauf que
la presse, le3 réunions, les transactions commerciaJes, les comnm-
nicatioDs postales, les échanges intenialionaujt, seront soumis à
des entraves nouvelles.
L'une des plus grandes fautes de la révolution a été la destruc-
tion des assemblées provinciales, et je doute que la France arrive
jamais à posséder la vraie liberté, si elle ne les rétablit pas. M. de
Lavergne a raconté ici même, en traits qu'où n'oublie point, le réveii
de ces corps politiques si lontemps engourdis. Qui^l magnifique
spectacle! Partout des réunion» d'hommes éclairés, sensés, dévoués
& leur pays, enflammés d'une sainte ardeur pour la justice, pour
l'amélioration du sort de tous les peuples , pour le progrès sous
toutes ses formes, occupés à la fois des intérêts de l'humanité en-
tière et de ceux de leur localité! Quand toute résistance était déji
brisée, les assemblées provinciales n'&vaient point cessé de lutter
contre l'arbitraire de la royauté. Elles avaient parfois combattu
pour conserver des privilèges peu justifiables; m^is l'esprit du
Tiii* siècle les pénétrait, et, si elles avaient continué à vivre, elles
l'auraient appliqué en des réformes durables. Le parti radical rére
toujours, comme moyen de progrès, un pouvoir illimité mis aux
mains des représentans de la bonne cause. Malheureusement, l'ex-
périence l'a prouvé, le progrès ne peut s'accomplir ainsi, et ce pou-
voir illimité finit toujours par tomber aux mains d'un usurpateur.
Ce qu'il faut au contraire, c'est multiplier les corps indépendans
capables de résistance, et ensuite convertir ces corps aux idées nou-
velles. C'est ce que lee républicains espagnols, dont M. Castelar est
l'éloquent organe, ont bien compris; ils repoussent la république
unitaire, et demandent la république fédérale. Fn Hongrie, le parti
radical défend l'autonomie des comitats. C'est en effet grâce à l'in-
dépendance des comitats que la Hongrie est parvenue à défendre
ses libertés contre tous les assauts du despotisme dans une lutte
héroïque de deux siècles. Les républicains allemands sont aussi
n particularistes, » c'est-à-dire que, tout en voulant uniGer l'Alle-
magne en une seule république, ils demandent que les états parti-
culiers conservent une indépendance aussi grande que celle dont
jouissent les états de l'Union américaine. Les républicains français,
avec leur fanatisme d'unité et leur opposition au système des auto-
nomies locales, sont seul», parmi leurs coreligionnaires, h marcher
dans cette voie, et ils sont en contradicdon avec leurs propres prin-
cipes; c'est un triste legs de leurs aïeux de la révolution.
C'est à tort aussi qu'ils se défient des campagnes et atlendeat
tout des villeE. Les populations urbaines ne «ont que révolution-
-J
660 BEVUE DES DEUX UOKDES.
naires, ce qui est un tempérament incompatible avec des institutions
libres; excellent pour renverser la monarchie, i! ne vaut rien pour
fonder la république. Les paysans au contraire sont conservateurs
d'instinct, mais républicains de mœurs. Si vous pouvez les conver-
tir à la république, celle-ci sera définitivement assise. Voyez la
Suisse et les États-Unis. Leur base solide, c'est la masse des pro-
priétaires ruraux; le point menaçant, ce sont les grandes villes :
ici Genève, là-bas New-York. Cette vérité avait été clairement
aperçue par Aristote. D'après lui, aucun peuple n'est plus propre à
fonder la démocratie qu'un peuple de laboureurs. Ils vîvtnt sim-
plement des fruits de leur travail, ils sont attachés à l'ordre; leurs
besoins sont bornés, leur condition très semblable ; ils ne connais-
sent ni l'oisiveté ni le luxe, ces détestables fruits de l'inégalité,
source inévitable des dissensions sociales. Vouloir fonder une dé-
mocratie libre avec l'unique appui des grandes villes et contre le
gré des campagnes est la plus vaine des tentatives. Tant que l'é-
tat romain a été rempli de propriétaires libres, cultivant leur
champ, il a pu constituer une république forte et glorieuse. Dès que
Rome s'est peuplée d'une masse de prolétaires et d'oisifs opulens,
elle est tombée dans l'empire, et, qu'on le remarque bien, elle ne
pouvait y échapper. Ce n'est pas César, c'est la corruption des
mœurs qui a tué la république.
J'ajouterai une dernière considération. Si l'on continue d'accor-
der trop d'empire à l'esprit littéraire, les institutions républicaines
prendront diUicilement racine. Tocqueville a montré à l'évidence
comment l'esprit littéraire, devenu tout-puissant à la fin du siècle
dernier, avait engagé la révolution dans une voie où elle devait pé-
rir. M. Caro vient de nous faire connaître la détestable influence
que ceitaine littérature a exercée sur les tristes événemens dont
Paris a été le théâtre. La France a toujours adoré l'esprit; elle aime
les beaux disconrs, les livres bien écrits, les idées générales bril-
lamment formulées, les mots vifs, les traits piquans. Mirabeau,
en grand artiste qui connaît son public, avait toujours soin d'â-
guiser une pensée forte en un trait piquant qu'il plaçait à la fin de
ses périodes. Les Français n'ont pas tort en ceci, car c'est par les
lettres qu'ils ont acquis la meilleure partie de leur renom, et qu'ils
ont contribué à répandre dans le monde certains principes de jus-
tice sociale; mais parce qu'on admire les littérateurs, ce n'est pas
une raison pour en faire des législateurs. Lisez les poètes et les
bons écrivains, dressez-leur des statues, vous ne pouvez leur faire
trop d'honneur; mais ne leur confiez pas la direction des affaires
publiques, car d'ordinaire ils n'entendent même rien à gérer les
leurs. 11 ne faut poiifl s'en étonner. La principale qualité d'un poète
DES FOBUeS DU GOUVEBNEUENT. 661
et de tout littérateur est l'imaginatjon ; or, en atTaires, rien de
plus funeste que l'imagination. Elle efface les obstacles ou accroît
les périls, teint tout en rose ou en noir, en un mot empêche de
voir les clioses telles qu'elles sont. Les imbéciles font fortune, dit-on,
tandis que les hommes de génie se ruinent. C'est que les premiers,
rampant à terre, aperçoivent les obstacles et les évitent, tandis que
les seconds, la tète dans les nues, se heurtent à toutes les pierres et
, sejettentdans les abîmes. La première qualité de l'homme d'état est
une vue claire de la réalité, car on ne peut tabler sur des espé-
rances, et il importe de ne tenir compte que des faits. En politique,
il ne faut donc pas se laisser guider par des hommes de lettres,
ni emporter par l'esprit littéraire. Si je voulais ruiner une pro-
vince, disait Frédéric U, j'en confierais le gouvernement à un phi-
losophe.
Il est même très dangereux de transporter la langue littérure
dans l'administration des intérêts de l'état. Le littérateur vise à
l'elTet plutôt qu'à rendre la vérité. Il ne se soucie point d'un
nombre exact : pour dire beaucoup, il dira mille ou un million.
II écrira qu'à l'ennemi la France opposera âO millions de poitrines;
il le croira peut-être et du moins le fera croire. L'antithèse, la
métaphore, l'hyperbole, sont des figures de rhétorique qui, dans
un livre, feront peut-être le meilleur effet; mais, dans la bouche
de ceux qui gouvernent, elles peuvent amener d'irréparables mal-
heurs. Que de mal n'a pas fait en 93 la fausse rhétorique du tempsi
Que de sang versé au nom des grandes phrases empruntées à Rous-
seau ou à Piutarquel Quel danger de donner à la politique d'un
grand pays une expression assez tranchante pour qu'elle tienne
dans les deux membres d'une antithèse! Que de mécomptes quand
00 veut formuler un programme en métaphores brillantes, ou
quand on transforme une situation au gré d'une imagination trop
ardente!
Le mal que je signale est grave, surtout quand il s'agit, comme
en France, de refaire toutes les institutions sans le secours de la
tradition, celles qui existaient ayant conduit le pays à sa perte.
L'esprit littéraire tiendra lieu de science politique, car celle-ci est
généralement Ignorée. Elle n'est enseignée nulle part. Elle est bien
cultivée par quelques écrivains d'élite, mais leurs livres sont peu
lus, et eux-mêmes ne sont pas nommés aux assemblées consti-
tuantes. La France devrait avoir partout des professeurs chargés de
découvrir les meilleures formes de gouvernement et de communi-
quer au public le résultat de leurs études, attendu que tous les
vingt ans elle -renverse son gouvernement et en cherche un meil-
leur. Et cependant on n'a pas songé, que je sache, à élever des
J
662 lErvE MS DEin wnrDta.
cbairet de droit constitotionoel (1). C'est l'esprit littiraîre, ce n'est
pas la Bcitnce politique qui a dkté la constitution de 1S&8 : aossi
celle-ci n'a-t-elle pas duré longtemps. Consul tera-t-on dawitagc
la science en 18717 A suivre la discussion récente sur la réorgani-
sation de l'administration des dépanemens, oo serait porté à ta
douter. Il faudrait se livrer patiemment k l'étude comparée des
constitutions étrangères et recueillir les enseignemens de l'histmre,
sans se laisser entraîner par le charme de l'éloquence et par la magie .
de la rhétorique. Partout où les procédés scientifiques ont été ap-
pliqués, de merreilleui progrès ont été accomplis; mais, chose toot
à fut inconcevable , on l'a rien fait pour favoriser la science qui
s'occupe des institutions politiques. Et pourtant c'est du choix de
ces institutions que dépend le bonheur, la graiideur, disons pins,
l'existence même de la nation. Aux Ëtats-IJnis, il n'est pas une école
où l'on ne fasse connaître les lois constitutionnelles de l'état et
de l'L'nton. En Allemagne, dans toutes les universités, ri y a plu-
sieurs chaires de droit public et de science sociale. Il en est de
même en Hollande et en Italie. En Belgique, on esjilique la consti-
tution belge dans les universités, dans tous les établisseoiens d'en-
seignement moyen et dans beaucoup d'écoles primaires. Dans l'as-
semblée appelée à donner une nouvelle constitution à la France,
combien se trouvera-t-il de personnes qui auront suivi un cours ou
fait des études spéciales sur cette importante matière? 11 y a là une
immense et inquiétante lacune qu'il faudra s'efforcer de combler.
C'est surtout en fait d'institutions politiques qu'il est nécessaire de
faire appel à l'esprit scientifique et de se défier de l'esprit litté-
raire.
J'ai essayé d'indiqner quelques penchans mauvais et certaines
idées fausses qui rendraient impossible l'établissement de la répu-
blique en France; je voudrais examiner maintenant quelles seraient
les institutions qui pourraient en assurer la durée.
Ëhils de Lâtelete.
(1) n y R i l'École des chirtes an conra sur les inMitutloDi politiques, admInUtn-
ti\es et JudicUires de [a France, et au Collège de France une chaire de lëgisIfttiOD
comjMréi]; mais je ne crois pai que cee courg répondent *u besoin que Je signale.
Cette lacune est sf apparente, suriout maintenant, qu'un comité vient de se formera
Paris pour oi^niaer une faculté libre de sciences palttiques. Les stcn^laires du comité,
MH. C. BaDtmy et E. Vinet, ont même publié un programme dos cours très bien
conçu, Lldiîe est excellente, elle mérite l'appui de tous; mais elle ne porter* de*
fruits que si l'État institue, comme m B<;lglque, un dipl6me sricntiBque pour le»
sdences poliriques, qui deviendrait an titra de prt^férence ponr les fonctiane admi
tratlTes. Cest le seul moyen d'aroir tin contJDgent suSisaiit d'élèves aaaidua ai
répandra la conoaittanM sérleiue de» «ciences politiques dans le payg.
FLEURS DE SANG
Pendant que nous faisions la guerre,
Le soleil a fait le printemps;
Des fleurs s'élèvent où naguère
S'entre-tuaient tes combattans.
Malgré les morts qu'elles recouvrent.
Malgré cet effroyable engrais,
Voici leurs calices qui s'ouvrent.
Comme l'an dernier, purs et frajs.
Comment a bleui la pervenche?
Comment le lis renalt-il blanc,
Et la marguerite encor blanche,
Quand la terre a bu tant de sang?
Quand la sève qui les colore
K'est faîte que de sang humain,
Comment peuvent-elles éclore
Sans une tache de carmin ?
Leur semble-t-il pas que la honte
Des vieux parterres envahis
Jusques à leurs corolles monte
Des entrailles de leur pays ?
Sous nos yeux l'étranger les cueille,
Pas une ne lui tient rigueur.
Et, quand il passe, ne s'effeuille p t ,
Pour ne point sourire au vwDqueur; ' ■ ^^'^'*^'y '^
BETDE DES DEUX MONDES.
Pas une ne dit i l'abeille :
a Je suis cette fois sans parfum ; ■
Au papillon qui la réveille :
s Cette fois tu m'es importun. ■
Pas uoe, eu ces plaines fatales
Où tomba plus d'un pauvre enfant.
N'a, par pudeur, de ses pétales
Assombri l'éclat triomphant.
De notre deuil tissant leur gloire,
Elles ne nous témoignent rien,
Car les fleurs n'ont pas de mémoire.
Nouvelles dans un monde ancien.
0 fleurs, de vos tuniques neuves
Refermez tristemeat les plis,
Ne vous sentez-vous pas les veuves
Des jeunes cœurs ensevelis?
A nos malheurs indiCféreotes
Vous vous étalez sans remords :
Fleurs de France, un peu nos parentes.
Vous devriez pleurer nos morts.
SciXX-PRDDHOiaiE.
, Google
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 Juillet 1S11.
11 est encore bien des esprits qui ne peuvent se faire au régime sous
lequel nous vivons, et qui à la première occasion éclatent en impa-
tiences. La réflexion les relient, l'instinct les emporte parfois. Ils passent
leur temps à mettre d'accord leurs idées, qui vont au-delà de l'ordre
de choses actuel, et leur patriotisme, qui s'incline devant la nécessité.
C'est ainsi que s'expliquent peut-être ces légères recrudescences, de
plus en plus rares d'ailleurs, où se réveillent comme dans un éclair ces
questions de république et de monarchie qu'on est convenu de lais-
ser dormir, et qui se déchaînent de temps h autre à l'improviste , ne
fût-ce que dans une discussion sur la validité d'une élection. Un in-
stant tous ces mots de guerre retentissent, la querelle a l'air de a'en-
flammer, c'est l'effet de l'impatience; aussitôt on court se remettre à
l'abri sous la protection du pacte qu'on s'est fait une loi de maintenir,
c'est la réflexion qui reprend son droit. Le pacte de Bordeaux, c'est
notre constitution. Assurément, on ne peut dire le contraire, ce régime
qui pèse aux impatiens et à tous les partisans de la logique à outrance,
ce régime est une nouveauté un peu étrange dans l'histoire des gouver-
nemens; il n'a pu naître que dans des circonstances extraordinaires, et
parce qu'il a trouvé tout à propos pour le personnifier un homme of-
frant les garanties d'un esprit supérieur et d'une grande expérience,
d'un palrioiisme dévoué et d'un libéralisme conservaleur. Il a quelque
peine à se définir lui-même, et il aurait tout au plus un nom, s'il ne
s'appelait avant tout la France. Il ne faut pas cependant l'oublier, ce
régime a pour lui, aujourd'hui comme hier, la force de la nécessité:
il est la défense du pays devant l'étranger, la sauvegarde de ce qui
nous reste d'ordre intérieur, et, tel qu'il est depuis qu'il existe. Il a
sufQ pour créer ces conditions visibles d'apaisement où la vie com-
mence à renaître, où de vieilles proscriptions ont pu être abrogées stJns
66o KETUB DBS DBOX HORDES.
péril, où assemblée et gouvenieiDent sont à coup sûr moins préoccupés
de multiplier les causes de division que de s'unir, de se ménager,
même quand ils ne sont pas d'accord.
C'est un régime provisoire, soit; coanalt-OD beaucoup de régimes dé-
finitifs qui auraient pu faire en si peu de temps ce qu'a fait ce régime
provisoire par la seule autorité du bon sens, du patriotisme et de la
persuasion? Il y a quelques mois à peine, la France était accaUée sons
le poids des plus horribles infortunes, au point qu'on en était à se de-
mander comment elle pourrait se relever, d'où elle pourrait tirer l'ef-
froyable rançon qu'on lui imposait le couteau sur la gorge. EUIe n'est
point encore relevée à sa juste hauteur sans doule ; elle a du moins
trouvé dus ressources, elle a vu renaître son crédit par cet emprunt dont
le prodigieux succès avait été si habilement ménagé, qui a été une vic-
toire pour celui qui l'avait préparé comme pour le pa\s. Il n'y a pas
si longtemps encore, les passions de parti se jetaient avec une ardeur
jalouse sur certaines questions dont elles exagéraient la gravité. Il sem-
blait que, si l'on ouvrait la porte aui princes des anciennes familles
royales, si on touchait aux lois d'exil, tout devait être en combustûm le
lendemain. Les lois d'exil ont disparu, les princes sont revenus, ils tml
pu respirer l'air de la France et vivre de la vie de tout le monde ; tl nV
a point eu, que nous sachions, la moindre révolution. Ce qui était une
question n'en est plus une, et la république ne s'en trouve pas plus
mal. Il y a miteux, M. le comte de Chambord lui-même a pu en pleine
France, dans sou château de la Loire, publier son manifeste sur le
drapeau blanc; il est veau en France sans apparat, sans faste d'au-
cune sorte : il s'est retiré simplement. Qu'en est-il résulté? Pas mêate
l'ombre d'une agitation , — preuve infaillible de cet état d'apaisement
mêlé, si l'on veut, de lassitude, où peuvent se passer le plus tran-
quillement du monde es faits qui eussent été considérés autrefois
comme des dangers publics, qui auraient mis toutes les polices en casa-
pagne. Ce n'est point sans doute que dans la situation de la France tout
soit également ioolTensif et rassurant. Quand on voit les incendies se
succéder dans certaines villes, à Nancy, à Bourges, ailleurs encore, à la
suite des incendies de Paris, on est porté à se demander si ces sinistres
sont l'œuvre du hasard, ou s'ils ne sont pas l'implacable réalisation de
quelque plan mystérieux et diabolique destiné à entretenir l'agitation.
Quand on observe certains symptômes, on se dit involontairement qu'il
y a des passions qui ont été vaincues sans être découragées, et que le
gouvernement entendrait singulièrement son devoir, s'il montrait quel-
que faiblesse après avoir été obligé de livrer la plus sanglante bataille.
Oui, sans doute, on ne peut s'y tromper, il y a des passions qui vivent
encore dans certaines sphères; mais dans la masse du pays ce qui d»-
mine, c'est le désir ardent du repos, c'est le besoin de roir se régulariser
BETCE. — CHBONIQUI. 607
et se ronsolîder cette paix relative qui a fait d'incontestables pn^rës de-
puis deux mois, qui est l'œavre ffnn régime de patriotiqae et libé-
raie pradeoce, et à laquelle tout le monde a contribué, le chef du pou-
voir exécutif [jar ses direclions, son initiative et son habileté, l'assemblée
nationale par son esprit d'abn^alioa et sa bonne volonté.
Celte assemblée en effet, cette aaembtée elle-même est asaarément
des plus modérées. Elle a un mérite qui a singulièrement servi à la paix
publique dans les circonstances actuelles : en tout ce qui est politique,
eUe sait se coateuir et même oublier presque, qoand il le faut, qu'elle
est le pouvwr prépondérant, l'image vivante de la souveraineté natio-
nale. Elle sait prudemment résister aux tentations de ia tonte-puis-
sance, et, jusque dans ses relations journalières avec le gouvernement,
elle n'abuse point de ses droits les plus incontestés, elle n'en use même
pas toujours; elle s'abstient avec un soin scrupuienx de tout ce qni pour^
rail avoir l'air de provoquer des crises ou des conflit» inutiles, et vérila-
blemciit jamais assemblée politique n'a vu s'agiter dans son sein moins
d'ambitions et de compétitions de pouvoir. Voyez effectivement ce qui
se passe : à coup sûr, l'assemblée nationale n'a aucun enthousiasme
pour le ministère, oh ! pour cela non, elle n'aime pas le ministère; elle
fait des exceptions pour quelques-uns- des membres du cabinet, comnae
M. Lambrecht; pour d'autres, elle n'a que le goût le plus médiocre, cela
est certain, cela saute aux yeut, et, pour tout dire, elle n'a pas absolu-
ment tort, car enfin, parmi ces ministres que l'assemblée n'aime guère,
il en est qui après une expérience suffisante pourraient désormais quit-
ter le pouvoir sans laisser un vide sensible dans la direction des affaires
publiques. Le malheur de quelques-uns des ministres d'aujourd'hui,
c'est de plier sous le poids des événemens auxquels ils ont participé, on
de paraître ne pascomptendre la gravité de la mission que la plus im-
périeuse nécessité leur impose. Ils sont des ministres ordinaires et très
ordinaires dans des circonstances extraordinaires, voilà leur faute. Ils
n'ont visiblement aucune étincelle de l'inspiration virile et passionnée
qui devrait aujourd'hui diriger des hommes dans l'œuvre de la régéné-
ration morale et de la reconstitution du pays.
Quoi doncl direz-vous, M. Jules Simon o'ést-i) pas un ministre plein
de feu et de zèle? Il vi^it de faire une tournée à Brest et h Cher-
bourg; il est allé visiter les insurgés de Paris retenus sur les pontons,
il a étudié leurs dossiers, il s'est attendri peut-être. Nous sommes
charmés d'apprendre que M. Jules Simon a trouvé le temps d'aller à
Cherbourg et à Brest inspecter les pontons, et puisqu'il est en si bonne
humeur d'activité pour les choses qui ne ie regardent pas, il ne se-
rait pas inutile qu'il déployât cette même activité dans l'administratioD
de ITÎDStruciion publique, qui le regarde nu peu plus. Quand H. Jules
Sinon s'occuperait de l'enadgaerncst, on twil est à faire, au lieu de
068 BErUE DES DEUX MO!n>ES.
s'occuper des pontons, il n'y aurait que moîiié mal, et il serait sans
doute alors un ministre dd peu plus accrédité. Tout ced veut dire que
l'assemblée D'à certes pas toujours tort daos ses défiances, et cependant
elle n'a cessé d'observer la plus grande réserve, elle n'a eu recours i
aucun de ces procédés par lesquels les parlemens font la vie difficile à
un cabiuet, elle n'a laissé échapper aucun vote d'impatience ou d'en*
nui. Que quelques-uns des ministres songent à se retirer et aient remis
leur démission au chef du pouvoir exécutif, cela même se passe eo dehors
des sphères parlementaires. L'assemblée n'y est directement pour rien,
et si elle avait à dire son mot, t& n'est pas M. Jules Fsvre seul, ce o'est
même pas peut-être M. Jules Favre le premier qu'elle rendrait & nue r«-
traite qu'il a si bien méritée, et que d'autres ont méritée autant que loi.
Les ministres qui ont toute sorte de titres h se retirer peuvent se faire
illusion, ils peuvent se figurer qu'on les poursuit pour leurs opinions,
pour leur passé, pour le rôle qu'ils ont joué au k septembre; non, ils
tomberaient, s'ils tombaient, parce qu'ils ne répondent plus aux néces-
sifés d'une situation nouvelle. L'assemblée n'a rien fait pour bâter leur
chute, elle a montré à leur égard le désintéressement le plus complet,
et elle serait bien plus désintéressée encore, si la petite crise qui se
déroule à petit bruit depuis quelques jours à Versailles devait se bor-
ner à la retraite de M. Jules Favre.
Il est vrai, et c'est là précisément un des traits curieux du régime
actuel, il est vrai, soit dit sans oITenser personne, que les ministres
ne comptent guère, et que tout ce qui se fait en politique depuis six
mois se noue par-dessus leur tête entre M. Thiers et l'assemblée. Quand
M. Thiers veut faire sentir sou action, il ne se sert pas d'intermédiaire,
il va droit à l'assemblée, et il lui parle ce langage éloquent, sensé, habile,
persuasif, qui la laisse toujours charmée. Quund l'^semblée elle-même
a une opinion décidée, elle sait bien que c'est au cnef du pouvoir exé-
cutif qu'elle doit s'adresser. M. Thiers et l'assemblée, ce sont là les deuï
vraies forces de la situation faite à la France, et ce qui achève de carac-
tériser le régime actuel, c'est que les relations de ces deux forces, de ces
deux pou voira si l'on veut, n'ont d'autre règle, d'autre mesure qu'âne sa-
gesse commune. On a eu déjà plus d'une fois la pensée de régulariser
ou de préciser ces relations en leur assurant du moins une certaine
durée, en les mettant k l'abri des instabilités quotidiennes. On semble y
revenir aujourd'hui par l'idée d'une proposition qui conférerait à M. Thiers
un pouvoir plus permanent, proportionné sans doute à l'existence de
l'assemblée elle-même. Ira-t-on jusqu'au bout de ce projet, remis à jour
tout à coup? cette combinaison se lie-t-elle à une modification minis-
térielle? a-t-e!le été conçue en prévision des vacances prochaines que
l'assemblée veut se donnerT Bien n'est assurément plus naturel que de
vouloir donner une certaine stabilité à des conditions de gouvernement
>9«K»':
BETOE. — CHBONIQDE. 669
nécessaires, rien n'est plus politique que de chercher à maintenir au
pouvoir la sagesse et l'habileté, quand on a eu la bonne fortune de les
trouver réunies dans un homme qui est l'honneur de son pays.
On peut essayer de résoudre ce problème; il ne faut pas cependant se
faire illusion : ce ne sera pas aussi facile qu'on le croît, par cette raison
bien simple qu'en l'absence de toute constitution définitive c'est tou-
jours l'esprit de bonne conduite et de bonne volonté qui règne et gou-
verne en dehors de'toutes les combinaisons momentanées qu'on s'impose.
Le nom pourra changer, la situation restera à peu près la même, en ce
sens que demain comme hier elle reposera sur le concours permanent,
nécessaire, toujours renouvelé des deux forces que les circonstances ont
rapprochées pour le bien du pays. Au point où nous en sommes, on con-
(;oit aussi peu l'assemblée sans M. Thiers que M. Thiers sans l'assemblée.
C'est l'alliance de ces deux forces qui nous a rendu ce quenous avons de
paix publique, qui a ramené la sécurité, la conllance, l'illusion de quel-
que chose de déûniiif dans le provisoire. C'est par l'alliance de ces deux
forces que la France peut reprendre une attitude devant l'étranger, re-
nouer des relations et se remettre à suivre avec fruit pour elle-môme,
peut-être aussi avec utilité pour d'autres, tous ces mouvemens qui s'ac-
complissent en Europe, en Allemagne comme ailleurs. C'est par l'alliance
de ces forces enfin et seulement par cette alliance qu'elle peut arriver
à résoudre tous ces problèmes qui deviennent chaque jour plus pres-
saos, qui sont la condition première de sa renaissance parmi les peu-
ples, la réorganisation de son armée, la réorganisation de ses finances,
la réorganisation de tout ce qui peut renouveler sa puissance intérieure
eu rouvrant les sources de sa vitalité politique et morale.
Que M. Thiers et l'assemblée ne soient pas toujours d'accord dans la
recherche des moyens les plus propres à réaliser cette œuvre de réfor-
mation nationale, ce n'est point certainement impos<;ibIe, et il faudrait
bieû de la naïveté pour n'avoir point prévu d'inévitables conflits d'opi-
nions. Non, M. Thiers et l'assemblée ne sont pas toujours d'accord, ils
ne s'entendront pas toujours, et ils ne doivent pas moins rester unis. On
fera ce qu'on a fait ces jours derniers, lorsque l'assemblée, paraissant
disposée à faire peser sur le pays tout entier l'indemnité des dommages
causés aux départemens envahis, s'est trouvée en présence du chef du
pouvoir exécutif défendant les intérêts du trésor. On a pris quelques
jour?, et on trouvera sans doute une transaction. Ce qui est bien clair,
c'est qu'il y a un certain nombre de questions dont la solution est
désormais urgente, impérieuse-, il n'y a plus de temps à perdre.
La réorganisation de nos forces militaires est surtout une de ces ques-
tions qui s'imposent d'elles-mêmes. Depuis quelques mois, toutes les
opinions ont pu se produire, toutes les polémiques sont ouvertes, tous
les systèmes ont plaidé leur cause, sans parler des faits qui ont d3 leur
670 SSTDB t>U DEOX XOHKS.
cOlé UD langage assez éloquent. Une oommissioa parleroeDUire s'est
livrée au travail le plus consciencieux et le plus approfondi. Aujourd'hui
la décision ne peut plus être ajournée, d'autant plus qu'on semliie
s'être mis d'accord sur le principe même du service obligatoire. Le
principe admis, tout n'est point uni certainement, mais du moins on a
fait un grand pas, on a un point de départ Hic, et on peut s'engaga'
dans cette œuvre laborieuse, diUicile, patriotique, de la réorganisatimi
de l'armée. Une discussion prompte, suivie d'une Ttolutîon définitive,
aurait l'avantage de dissiper toutes les incertitudes, de mettre Gn à une
foule de polémiques très vives, très bien intantionoées, nous n'en doutons
pas, mais qui ne sont peut-ôtre pas toujours profitables à l'esprit mili-
taire. Certes, dans l'élude de ce grand problème de l'organisation de
notre armée nouvelle, les rapporu que M. le colonel de Stoffel adressait
autrefois de Berlin au gouvernement impérial, et qu'il rassemble aujour-
d'hui, sont un des documens tes plus utiles et les plus saisissans. Ces
rapports, où éclate le pressentiment attristé de nos désastres, montrent
d'avance ce qui manquait à la France, ce qui faisait la supériorité de la
Prussej ils sont l'analyse passionnée et lumineuse de l'inégalité de ces
forces qui allaient s'entre-choquer, et ils sont inséparables de l'bistoire
de cette guerre, conduite avec une impéritie que M. de Persigny avoue
aujourd'hui, après avoir été entreprisse par l'imprévoyance. Nous nous
demandons seul ment par quelle étrange inspiration M. le coloael Stol^
fe! a cru devoir ajouter à ces rapports une préface amére et désespérée
qui incrimine tout, le présent, l'avenir comme le passé. Si U. le colonel
Stoffel dit vrai, que reste-t-il debout en France, et que peut-on ei-
pérer encore? Rien en vérité. Qu'on soit sans illusion et sans faiblesse
~ pour les infaluatioos populaires comme pour les fautes des hommes, rien
de mieux; mais enûn ce n'est point sous cette inspiration désespérée
qu'on peut se mettre utilement à réorganiser notre armée, et ce n'^
point dans cet esprit que l'assemblée abordera la grande discnssïoa qui
s'approche.
Les affaires financières ne sont pas moins pressantes pour le moment
que la réorganisation militaire. U faut combler les déficits créés par h
guerre, assurer le service des intérêts des emprunts devenus nécessaires,
proportionner en un mot nos ressources à nos charges nouvelles. Le
gouvernement, on le sait, a prt^sé un certain nombre d'impôts dont
le plus grave est un droit de 20 pour 100 sur l'entrée des matières pre-
mières. Si M. Pouyer-Qoerlier était seul à proposer cette taie, ce ne
serait rien encore; mais ici M. Thiers apparaît comme la terrible arriére-
garde de sou ministre des finances. Or la commission du budget résiste
jusqu'ici à cette proposition, dans laquelle elle voit, non sans raison, use
menace pour le commerce français. Il faut c^ndant combler ce déficit
béant. Les uns proposent une taxe sur les produits fabriqués, d'autres
RETUB. — CHBOHIQDB. d71
rerienDeot plus que jamais à l'impôt sur le revenu; mais l'impAt sur le
revenu implique à son tour un rcmaiiiemeiit presque complet de notre
système tributaire, et c'est ainsi que les problèmes s'agrandissent. La
commission du budg;et est eDcoœ à l'œuvre, et tout ce qu'on peut dire,
c'est qu'elle porte duos l'étude de ces épineuses afTaires de finances un
e^rit qui, pour être iodépândant, ne se prêtera pas moins aux transac-
tions nécessaires.
Une des questions les plus ^aves, les plus délicates peut-être, et où
éclate avec le plus d'iugénuité l'esprit à la fois conservateur et novateur
de cette assemblée versaillaise chargée de remettre la France sur le
cbemin du salut, c'est cette question de l'oi^anisatton des cooseils-gë-
néraux ou de la décentralisation, qui vient d'être a(;itée pendant quel-
ques jours. La loi de décentralisation, due à l'initiative parlementaire,
a été votée k une seconde lecture, — une réforme dont on parlait de-
puis si longtemps se trouve presque accomplie. ¥ aura-t-il à la dernière
heure, à l'épreuve suprême et définitive de la troisième lecture, quelque
revirement provoqué par une intervention plus ou moins directe du
chef du pouvoir exécutif 7 Ce qui est clair, c'est que l'assemblée tient
à son œuvre, c'est que la majorité, formée d'ailleurs en dehors de tout
esprit de parli, a enlevé la vîctoir« au pas de charge, sans se laisser
détourner par les oppositions ou les malveillances qui cherchaient à lui
faire peur de ses témérités novatrices. On peut dire en effet que la loi
nouvelle est bien l'expression des tendances les plus intimes de cette
masse parie men taire, de celte armée qu'on ne sait trop comment défi-
nir, puisqu'elle compte des soldats dans tous les camps, dans la jeune
gauche comme dans la droite, mais qui porte certainement dans les
affaires publiques un grand fonds de bon vouloir, du libéralisme, de la
sincérité, une sorte de hardiesse invtriontairé et pas du tout de préjugés.
Le vote qui tranche une si grosse question est presque audacieux, nous
en convenons, la discussion a été des plus intéressantes, bien plus inté-
ressante que beaucoup d'autres discussions qui font plus de bruit; elle
a révélé des talens réels, de vrais wateurs, jeunes ou anciens, partisans
ou adversaires de la réforme nouvelle, H. Emonl, M. Achille Relorme,
M. Emile Leooel, M. Raoul Duval, M. Ernest Duvei^er de Hauranne.
sans parler du spirituel et impétueux patriarche de la décentralisation,
M. Baudot, et sans oublier M. Léonce de Lavergne, qui n'a pas peu con-
tribué à décider le succès de la loi par deux courtes allocutions d'une
netteté familière et imisive. Tout le monde a donné dans la bataille, et
en fin de compte la décentralisation a triomphé de tomes les résistances,
des honnêtes scrupules du ministre de l'intérieur. M. Lambreeht, de
l'hostilité très vive de M. Ernest Picard, qui se croyait peut-être encore
ministre, ou qui espère le redevenir, des velléités autoritaires d'une
fraction de la gauche, de ce que nous appellerons la vieille garde ^'
-J
673 lETCI DES DEUX MONDES.
la gauche, car la vieille gauche, od le sait bien, n'a plus aucune répa-
gnaoce pour la ceatralisation et pour l'autorité plus ou moins illimitée
des préfets dès qu'elle compte pouvoir s'en servir.
Au fond, de quoi s'agit-ii? La lutte est engagée entre ceux qui veulent
le maintien de ce qui a existé jusqu'ici, de cette fameuse iosiitution pré-
fectorale de l'an vui, assez légèrement modîDée par les circoDStaaces,
et ceux qui croient le moment venu d'introduire dans le vieil organisme
administratif un esprit nouveau par l'extension des droits des assem-
blées départementales, par la réalisation progressive de tout ce qui peut
conduire;^au gouvernement du pays par le pays. 11 se peut sans doute
que, malgré tous les soins de la commission et de son zélé rapporteur,
H, WaddingtOD, la loi nouvelle ne soit point des plus parfaites. Il se
peut qu'il y ait de l'inconnu dans celte expérience qui va se faire, qu'on
ne voie pas au juste encore ce qui sortira de ce déplacement de pou-
voirs, de cet agrandissement de la sphère d'action des assemblées dé-
partementales, de ce droit d'émettre des vœux sur des questions qui,
sans se confondre avec ta politique, y touchent de très près, de cette in-
stitution nouvelle d'une délégation semi-permanente du conseil-général,
placée auprès du préfet pour !e contrôler, pour concourir avec lui à
l'administration des intérêts locaux. Ce sont là des nouveautés, plus mo-
destes qu'on ne le dit, assez sérieuses encore, nous n'en disconvenons
pas; mais quoil valait-il mieux ne rien faire, et pouvait-on mente ne
rien faire? Suffisait-il de revenir à la vieille routine et de reprendre le
vieil instrument en se promettant d'en jouer mieux7 Cest tout simple-
ment une illusion.
Le fait est que dans ces désastres qui ont éclaté sous nos pas, que
nous n'avons pas su voir venir, la France a subi ce qu'on peut appeler
d'un mot aussi cruel que juste une faillite, une faillite administrative
autant que militaire et diplomatique, et qu'il ne s'agit plijs de réformes
plus ou moins séduisantes selon l'expression qui a été employée; il
s'agit de tout refaire, parce que tout nous a manqué : voilà la vérité. La
centralisation administrative, lorsqu'elle a été, non pas précisément
créée, mais reconstituée et adaptée à un ordre nouveau au commence-
ment du siècle, la centralisation a été sans nul doute un bienfait; elle a
été l'instrument le plus énergique et le plus efficace pour cimenter
l'unité nouvelle de la France. En réalité, la centralisation a péri à la
longue par son excès même, parce que l'esprit qui l'avait produite et
qui l'a fait vivre s'est épuisé, et il n'est plus resté qu'un mécanisme
dénué d'unei fécondité réelle. Au jour du péril, on l'a bien vu, cette
centralisation démesurée s'est trouvée n'avoir produit que la désorgani-
sation, c'est-à-dire qu'au moment oîi le système devait manifester avec
le plus d'énergie son efficacité, il a laissé éclater son impuissance. Les
préfets de l'empire s'en sont allés, les préfets de M. Gambetla sont ve-
RETUE. — CHBONIQDE. 073
DUS : qu'ont-ils fait de plus ? Ils se sont servis du même instrument ; ils
ont été un peu plus despotes que les autres, ils le seraient encore à
l'occasion, et il faudrait en passer par là. Le mot If plus terrible qui ait
été dit est certainement celui qu'un jeune* orateur, M. Elrnoul, laissait
échapper l'autre jour en pleine assemblée : « ne sentez-vous pas qu'en
France les extrémités sont froides? » L'omnipotence stérile des adminis-
trateurs amenant la décadence de toute initiative dans le pays, le a froid
aux extrémités, » voilà le dernier et redoutable résultat. Est-ce que vous
croyez qu'en présence d'un tel mal il suffise de remettre la main sur la
vieille machine et de recommencer une si cruelle histoire administra,
tîve? Une réforme, prudente si l'on veut, mais dans tous les cas assez
sérieuse pour devenir un stimulant énergique, s'imposait de toute né-
cessité, et la loi nouvelle ne fait en définitive rien de plus que d'es-
sayer cette réforme en tempérant la prépondérance administrative par
la coopération des assemblées locales, des délégations des conseils-géné-
raux. C'est là sa raison d'être et sa légîlimiié.
Après cela il est bien entendu qu'on ne peut, qu'on ne doit rien faire
qni puisse porter atteinte à l'unité nationale. Ce n'est point certes le
moment d'affaiblir la France, de diminuer ses moyens d'action. M. Er-
nest Picard nous permettra de lui dire qu'il a défendu une cause gagnée
d'avance dans tous les esprits, et qu'il s'est donné à peu de frais un air
d'homme d'état revendiquant les conditions essentielles de tout gouver-
nement. De tous ceux qui acceptent les réformes nouvelles, pas un oe
les eût votées, s'il avait entrevu ces anarchiques et désastreuses con-
fusions de pouvoirs que l'ancien ministre de l'intérieur s'est plu à évo-
quer comme un spectre dont nous ne saisissons pas bien la couleur,
s'il avait pu avoir la crainte sérieuse de toucher à l'unité de la France,
à cette « robe sans couture » dont on a parlé. L'anarchie, hélas! elle
est toujours possible, et pour bien d'autres causes, sans que la mo-
deste mesure d'indépendance laissée à des assemblées départementales
y soit pour rien. Franchement il ne faut point exagérer ainsi. En quoi
l'unité nationale est-elle menacée, parce que les conseils-généraux au-
ront quelques droits et quelques pouvoirs mieux définis, parce que, de
concert avec le préfet, ils disposeront de quelques subventions ou de
quelques fonctions exclusivement rétribuées par le département, parce
qu'il y aura auprès des préfets des commissions élues qui régleront
l'ordre dans lequel s'exécuteront certains travaux de voirie, qui surveil-
leront l'emploi de certaines sommes affectées aux départemens? Après
comme avant la loi, les conseils-généraux ne sont pas moins enfermés
dans des attributions d'où ils ne peuvent sortir sans s'expaser à voir
leurs délibérations annulées par un simple décret. Ils ne peuvent nulle-
ment gaspiller et épuiser la fortune publique, comme on l'a dit, puisque
la loi annuelle des finances fixe la limite dans laquelle ils ont la faculté
mai iciT. - 18T1. 43
Ô7« BETWl DBS DEUX HjUHDES.
de s'imposer, et qu'ils ne penveat emprunter sans une aatorisation légis-
lative. Après conune avant la loi, les préfets se restent pas moÏDs les re-
présenlans du pouvoir central, les exécuteurs des lois, les gardiens de
l'ordre public, les ctiers politiques des dépaitemens. Rim i>« peut se
foire sans eux et autrement que par eux. Ils soDt l'exécutif des dépst-
temeas, comme le chef du gowernement est l'exéeutif de l'assembiée
et de la France.
Oui, dit-oa, maïs il y aura des confits entre les préfets e« tes cob-
seils-généraux ou les délégations départementales. C'est fort possible,
il y aura des conflits cornue il y en a toujours lit où règne une certaine
liberté; ces conflits s'apaiseront, comiae ils s'apaisent presque toujours,
sons riniluence d'une oécessilé de concorde, ils deviendront de plus en
plus rares à mesure que les moiurs publiques se formeront, et à la der-
nière extrémité le goNvememeot garde tovjonrs comme garantie k Yé~
gaid des conseils-généraux te droit de 3u.<<pension temporaire par décret
ou de dissolution par voie légielalive. Que fasi-il de plos?
L'intérêt essentiel de la puissance publique peiiâ et doit rester intact,
rien n'est plus évident. Le jour où lu gouvernement parie au nom de la
France et de l'assemblée qui représente la nation, il faut qu'il soit par-
tout obéi, c'est encore moins douteux. Ua loi nouvelle ne change rieaà
cela. Avouons-le cependauat, il est bien vrai qu'elle peut avoir certaines
conséquences. 11 peut en résuher par exemple que les préfets oe puis-
sent plus être absolument ce qu'ils étaient trop souvent. Par cela même
qu'ils cesseront d'être de petits dictateurs, qu'ils n'aaroni plus à leur
service tous ces moyens dTactton, faveurs, sobventioss, emploi», à l'aide
desquels ils se flattaient de faire marcher leur département comme an
régiment, surtout un jour d'élections, il faudra qu'ils suppléent à ce
qu'ils n'auront plus par l'ascendant moral, p» l'autorité personnelle. Ils
auront à compter avec la repr^nlation indépendante de l'esprit et des
intétëts d'un département. 11 faudra qu'ils se créent en qufdque sorte
leur situation, qu'ils gagnent l'inQuence par leur aptitude, par la cons^
dératioQ qu'ils devront mériter, s'ils veulent rester à la hauteur du râle
politique qu'on leur confie. On verra peut-être un peu moins de ces ad-
ministrateurs de haïiard envoyés du nord au midi , au midi au nord, et
qui n'ont aux yeux des populations d'autre litre qtte d'être M. te préfiet.
Quand môme les préfets seraient obligés d'être capables et actifs, oii
serait le grand mal? Il peut résotler aussi de la loi nouvelle une autre
conséquence un peu plus haute encere et peut-être plus délicate, t^est
que les ministres eux-mêmes soient tenus de ne point être trop dé-
paysés dans leurs fonctions, de ne plus se borner à laisser marcher toute
seule une roacbine qu'ils trouvent tout organisée. Ce n'est pas tout d'être
ministre; il est évident qu'aujourd'hui, en présence d'une situation si
complètement transformée, le choix des fonctionnaires de tout ordre
RETOE. — CHKONIQCE. Q7i
associés au gouvernemect est une chose grav>e. Les circonstances d'ail-
leurs sont devenues asseï difficiles et assez laborieuses pour exiger des
redoublem^is d'activité, une énergie croissante d'initiative. Quand mâote
les ministres se croiraient obligés de mettre un peu plus d'attentiOH
qu'ils ne le font quelquefois dans le choix des fonctionnaires, préfets ou
autres, qu'ils envoient en province, et quand même ils nous montre-
raient un peu plus souvent par des actes ostensibles qu'ils se préocai--
pent de tout ce qu'ils ont à faire, où serait encore le grand mal? Qu'en
e&t pensé M. Picard lorsqu'il était au ministère? E^l-ce parce que la loi
de décentralisation n'existait pas qu'il a fait un usage si éclatant de la
puissance administrative mise un moment entre ses mains? Si la loi de
décentralisation, en cri^ant des conditions plus difBciles, plus rudes, A
l'OD veut, devait réveiller chez tous ceux qui sont ou qui passent aa
pouvoir une activité nouvelle avec le sentiment d'une responsabilité
agrandie, ce serait déjii quelque chose, et ce ne serait encore qu'uoe
partie de ce qu'on peut en attendre.
L'utilité, reOicacitë de cette loi, si elle doit eo avoir une, si elle ne
doit pas passer comme tant d'autres lois, ce sera sunoul de préparer,
de contraindre te pays à s'occuper de ses prqires affaires.- Nous ne noua
exagérons pas trop sans doute l'influence de la réforme accomplie en ce
moment par l'assemblée. Elle est certainement des plus modérées, cette
réforme; elle ne produira, selon tonte apparence, ni les merveilles <(ue
les uns en attendent, ni les cataclysmes qui troublent l'imagination de
M. Ernest Picard; mais enûn, telle qu'elle est, elle peut contribuer à
développer à la longue , par la pratique, par une expérience iocessanle
des choses, un certain sens de la responsabilité, qui par malheur
manque presque absolument en France. Ne connaissez-vous pas cette
éternelle histoire? En France, on est électeur, on vote, on ferait une
révolution plutôt que de se laisser ravir ce droit souverain, et on semble
ne point se douter que ce vote est une chose sérieuse, que si on se livre
à ses fantaisies, si on nomme un mauvais député, un mauvais conseiller-
général, un mauvais conseiller municipal, on en su[^rtera d'une façon
ou d'une autre les conséquences. Pendant vingt ans, on a nommé tous
les députés qu'il a plu à l'empire de proposer. On aurait dit que cela
ne regardait pas les électeurs; il paraît au contraire que cela les regar-
dait, puisqu'ils en paient très positivement les frais aujourd'hui, et s'ils
s'étaient dit plus tôt qu'il s'agissait de leurs affaires, ils n'en seraient pas
là. Des élections municipales viennent de se faire k Paris, elles se soal
achevées hier, et on s'est encore passé la fantaisie de quelques nomi-
nations au moins étranges dans les drconstances. Imagino-t-on cepen-
dant rien de plus grave pour les Parisiens, rien qui touche plus direc-
tement à leurs intérêts? La question qui se débatwit pour eux dans ces
élections était de savoir comment se fera une désastreuse liquidation
■ Google
67d. RETCE DES DEUX MONDES.
financière dont ils porteront le poids, et « le gouvernement peut
trouver assez de garanties dans Paris pour y rentrer bientôt. Cest ce sen-
tûneat très net, très posliir, que la praUque des institutions locales pent
contribuer h réveiller, en même temps qu'elle peut aider à former des
hommes pour la vie publique, à stimuler toutes les saines activités, à
développer l'habitude des affaires, à préparer même des caractères.
Ainsi se forment les mœurs publiques. M. le ministre de rintérieur,
qui avec son esprit conciliant voudrait bien faire la part de la réforme,
mais qui s'en effraie comme membre du gouvernement, M. Lam-
brecht disait l'autre jour : u Cest l'assemblée nationale qui doit être la
gardienne des libertés du pays. » Oui, c'est dans l'assemblée que les
libertés se décrètent; mais c'est un peu partout qu'elles se préparent,
c'est dans les institutions indépendantes répandues à la surface du pays
qu'elles se pratiquent, c'est par les mœurs qu'elles deviennent une
réalité et qu'elles se consolident. Sait-on pourquoi la liberté politique
a été toujours si exposée en France? C'est parce qu'elle n'était qu'au
sommet, tandis que nous restions, comme l'a écrit un jour M. le duc
de Broglie, « une nation réduite à fronder, k critiquer, à regarder faire
en se croisant les bras, n incomplètement associée aux embarras et è
la responsabilité des choses. Il faut changer de voie, l'avenir est ï ce
prix, et voilà pourquoi la loi sur les conseils-généraux est une des ré-
formes les plus décisives, à la condition pourtant qu'elle sera prise au
sérieux par le gouvernement et par le pays.
La France a certes pour le moment assez à faire sans aè jeter dans
les aventures. L'assemblée elle-même vient de s'en apercevoir tout ré-
cemment, comme aussi elle a montré une fois de plus ce qu'il y a de
dangereux à livrer les questions les plus délicates de politique exté-
rieure à la merci de toutes les impressions. L'assemblée a voulu avoir
sa discussion sur les affaires de Rome, elle l'a eue; en est-elle beaucoup
plus avancée? Si nous en étions encore à tout voir à travers le prisme de
réioquenco, assurément on ne pourrait qu'être satisfait. M. l'évéqus
d'Orléans a plaidé éloquemment la cause de Rome, M. Thiers a fait un
de ces discours où il sait si bien concilier toutes les hardiesses et les
devoirs de réserve qui sont dans sa position. Malheureusement il ne
s'agit plus seulement d'éloquence, quoique l'éloquence soit encore une
force; il s'agit de nos intérêts les plus pressans et les plus pratiques.
Que pouvait-on espérer de ces pétitions qui étaient l'objet de la discus-
sion et qui demandaient à la France de relever la cause du pouvoir
temporel du pape, de reprendre Rome à l'Italie pour la rendre au pon-
tife? Ne voyait-on pas que pour un résultat impossible on s'exposait à pro-
voquer dans l'assemblée des manifestations de nature à nous susciter des
difficultés, qu'on pouvait créer de singuliers embarras au gouTernement
lui-même ? On ne demandait pas la guerre pour le pouvoir temporel; noa.
BETUE. — CHBOSIQDE. 677
on demandait une intervention diplomatique. Une intervention diplo-
matique! et avec qui? Quelle est la puissance qui n'a pas reconnu les
évënemens accomplis en Italie? Et d'ailleurs que signifie une interven-
tion diplomalique qui est bien sûre de ne pas réussir, à moins qu'elle
n'ait r arrière-pensée de devenir plus active? Il a fallu toute l'habileté
de M. Thiers pour ramener cette silualion à sa vérité pratique, et il avait
d'autant plus de mérite que lui, un vieux défenseur du pouvoir tempo-
rel, il était obligé de se rendre à la puissance des choses. Il n'a pas ca-
ché qu'on ne devait rien lui demander qui fût propre à compromettre
la politique de la France. Tout ce qu'il a promis, c'est de défendre l'in-
dépendance religieuse du pape dans une situation qu'il n'a pas faite. C'est
SQus le bénéfice de ces explications qu'on a voté le renvoi des pétitions
au ministre des affaires étrangères, en s'en remettant au patriotisme et
à la prudence du chef du pouvoir exécutif.
Et maintenant quelle différence y a-t-il entre ce renvoi au ministre
des affaires étrangères et l'ordre du jour qui avait été d'abord proposé
avec la même attestation de confiance, qui avait été accepté far
M. Thiers lui-même? Au fond, il n'y en a aucune, puisque les deux mo-
tions ratifiaient les déclarations de M. Thiers. Seulement c'est M. Gam-
betta qui a failli tout gâter; il a voulu intervenir comme chef de parti,
mettre sa griffe sur l'ordre du jour, et du coup il l'a tué sous lui. Ea
faisant la même chose, la majorité a voulu la faire autremenl. Et voilà
comment M. Gambetta a gagné sa première victoire parlementaire en
rentrant dans la politique I ch. de uazadb.
CORRESPONDANCE
Nous avons reçu trop tard la lettre suivante pour l'insérer dans notre
dernier numéro.
VeTsaiUei, le 12 Juillet 1871.
Monsieur le directeur,
Le numéro du 1" juillet 1871 de votre Revue contient un article de
M. le capitaine de vaisseau Aube, intitulé le 20' Corps iTarmée, dans
lequel les opérations du 15* corps que j^avais l'honneur de commander
sont étrangement présentées, et oii je suis personnellement l'objet de
ses attaques.
J'ai l'honneur de vous prier d'insérer dans votre plus prochain
numéro ta réponse suivante , qui expose les faits sous leur véritable
jour.
1178 RETCB DES DEDX UOKDES.
Je ne suis pas éionoé que M. Aube se serve contre moi de la maxime
nouvelle, qui a cours aujourd'hui parmi lea personnes inexpérimeotées
dans l'art de la guerre, a qu'on doit toujours et quand même marcha'
an canon. »
Le 9 novembre 1870, la 1'* division du 15' corps a marché pendast
quatorze heures au canon de Coulmiers, bataille qui ne devait Être
Hvrée que le 11, ce qui aurait permis à cette division d'arriver sur les
derrières de l'ennemi. Hais cette fraction du 15* corps était libre de ses
mouvements, et son devoir était de faire tous ses efl'orts pour remplir
son importante mission.
Le 28 novembre au contraire, celte mSine division, étendue swr on
front de 30 kilomètres, puisque ses éclaireors, le corps Catheliaeaa
•t la légion bretonne, combattaient le même jour à Courcelles avec le
20* corps, gardait les quatre défilés qui conduisaient d'Étampes, Pîthi-
Tiers et Montargissur Orléans.
Lia possession d'uu seul de ces défilés par l'ennemi aurait isolé l'aite
droite du reste de l'armée et coupé le centre de ses commuaications
avec Orléans.
Dans ces conditions, la 1" division ne quitta pas ces importantes posi-
lions,etattendit, pour envoyer du secours a une armée de 03,000 hommes
qui manœuvrait régulièrement pour se rapprocher d'elle, que ce secoars
fût nécessaire et par conséquent demandé. Elle le fit aussitôt avec la
plus grande diligence, en dirigeant sur Charaboo, aux ordres du général
Crouzat, 7,000 hommes et 3 batteries d'artillerie, devant opérer sur le
flanc droit de IVnnemi et soulager le 20' corps, sans affaiblir trop sensi-
blement la situation qu'elle avait h sauvegarder.
Si, le 3 décembre, la Indivision quitta ses positions, c'est qu'elle avait
reçu du commandant en chef, à quatre heures cinquante minutes du
malin, le télégramme suivant :
M Général en chef à général Des Pallières. — Chilleurs par Loury.
n Revenez dès aujourd'hui et le plus tôt possible reprendre vos posi-
tions anciennes de Saini-Lyé et de Chevilly, avec toutes les forces pos-
sibles, en ne laissant que ce qui est nécessaire pour garder la forêt.
n Le mouvement en avant fait par le général Chanzy, soutenu par
W3 2* et 3' divisions, n'a pas réussi. Ordre est donné d'occuper les
andenDes positions devant Orléans, d
a D'AUBELLE. ■
Ce jour même, nous devions marcher en avant; à quatre heures do-
fMDte minutes du matin, tous les ordres étaient expédiés en ce sens;
3 faHnt donner des instructions nouvelles, et comme, à l'esceptioo dei
quaU« artères défendues par la 1'* division, toutes les routes de la St-
lEVDE. — CHRONIQOB. 679
T&t avaient été rendues impraticables, on dut diriger par Oriéans et Cer-
-CDttes sur Chevilly le convoi, le parc da corps d'armée et l'artillerie de
la division qui devaient nous y rejoindre.
Le 20' corps fut en même temps prévenu de ce mouvement.
L'ennemi s'étant naturellement présenté devant nous au jour, comme
nous l'avaient fait pressentir ses mouvemens dans la nuit, je dus, avant
de me lancer avec mon disponible sur Chevilly, assurer à mes convois
une avance assez grande. pour qu'ils ne pussent être atteints par la ca-
valerie prussienne. Dans ces conditions, je laissai l'ennemi prendre mi-
nutieusement toutes ses dispositions, ne pouvant, avec 11,000 hommes
■et 5 batteries, avoir la prétention de faire échec à environ S5,flflO hommes
et ih batteries qui étaient devant moi.
Pavais d'ailleurs la devoir de lutter juste îe t«mps utile pour que
l'ennemi, devenu plus circonspect, ne nous serrât pas d'assez près pour
nous empêciier de nous dérober et d'arriver à temps à l'eiidroit dési-
gné, suivant les desseins du gùnéial en chef qui, seul, avait la respon-
sabilité de l'ensemble des mouvemens.
Je comnien(;ai l'attaque vere dix heures et demie et me mis en retraite
avec mon infanterie aussitôt que je n'eus plus une roue de rechange
pour mes piÈces, ce qui ne fut pas long. Je dus môme laisser' un canon
sans roues et un caisson qui sauta au dûbut de l'action; mais le mouve-
ment réussit, et le lendemain matin les 26,000 hommes de la division
et la cavalerie du corps d'armée étaient au nouveau poste désigné par
le général en chef dans la nuit, après avoir combattu et marché pendant
vingt-quatre heures sans repos.
C'est cette division qui fournil plus tard au général Bourbaki, après
les désastres d'Orli'ans, les 10,000 homises avec lesquels il constitua la
réserve de l'armée de l'est.
Quant à la scène dans laquelle le commandant Aube dispose mes pa-
rc'es de façtui à me présenter au public comme un ofQcier-général igno-
rant et présomptueux, tandis qu'il y remplit, lui, un rôle plein de clair-
voyance, voici ce qui arriva.
Comme je devais opérer de concert avec le général Crouzat, je fus le
voir; il réunit ses ofïiciers-généraux pour me les présenter. M. Aube,
qui servait comme général de brigade auxiliaire dans la 2* division du
20' corps, en prit occasion pour faire sur la situation une sortie des
plus inattendues et, je dois dire, des plus démoralisées.
Si on réflcJchit à la nature de nos troupes, à leur mauvaise situation
matérielle et par suite morale, au peu d'expérience d'uu certain nombre
parmi les ofEciers-généraux qui les commandaient, on comprendra l'im-
prudence et l'inopportunité d'un pareil langage dans la bouche d'un
officier du grade de M. Aube, appartenant à la maiine, à un corps aossi
sérieux et qui a rendu de si réels services.
■ Google
680 BETnB DES DEDX MONDES.
Je fus nécessairement obligé de combattre de pareilles opiiûoDS, mais
je le fis dans des termes tout autres que ceux qu'il met dans ma bouche,
et je me retirai indigné, témoignant au général Crouzat ma surprise qu'il
n'eût pas mis cet ofGcier à la disposition du ministre de la guerre. Sa
réponse fut qu'il venait de lui transmettre la démission du grade de gé-
néral de brigade de H. Aube.
Telle est, monsieur le directeur, la réponse que je crois devoir faire
aux commentaires de celui qui s'intitule n l'un des soldats obscurs et
les plus ignorés de celle désastreuse campagne. »
Je ne veux pas sonder les motifs qui l'ont fait sortir volontairement
de cette obscurité, pour présenter au grand jour de la publicité de votre
Revue ses appréciations malveillantes sur les généraux qui ont com-
mandé l'armée de la Loire. Je dédaigne les attaques personnelles, mais
il était de mon devoir de rétablir la vérité des faits qu'il a dénaturés.
Recevez, monsieur le directeur, l'expression de mes sentimeos les
plus distingués.
G. Des Pau.iëres,
Inipccteur'général adjoint des troQpea de I& marine,
Ei-iommaadaDt du 15* corps d'armée,
questeur de l'assemblée nationale.
Les convenances et les usages nous faisaient un devoir de communia
quer la réclamation de M. le général Des Pallières à l'auteur de l'étude
publiée dans notre a" du 1" juillet. Voici sa réponse :
Paris, le le Juillet 1811.
Monsieur le directeur,
le n'ai rien à répoudre à la lettre que vous venez de recevoir, si ce
n'est que j'ai dit la vérité, que je maintiens mes assertions, et surtout
que le seul motif de mon travail a été de dire, comme toujours, la vé-
rité, parce qu'elle est pour moi l'unique voie de salut qui reste à notre
malheureuse patrie.
1 Veuillez agréer, etc.
Th. Adbe.
ESSAIS ET NOTICES.
LES IHPDRETËS DU SOL ET DES EADX.
11 y a quelques mois, la malle de l'Amérique du Sud apportait la
nouvelle que la population de la ville de Buenos-Ayres, — la mal nom-
mée, — était décimée par la fièvre jaune. On sait aujourd'hui que la
REVUE. — CHRONIQUE. 081
terrible épidémie qui a donné un si cruel démenti à la renommée de
salubrité de ce pays n'était pas la fièvre jaune, mais uo mal tout par-
ticulier, causé par les émanations du sol. A Buenos-Ayres on n'a point
d'égouts; le sol s'y imprègne directement de toutes les déjections qui
représentent les résidus de la vie organique et de la vie sociale. Cette
incurie séculaire a Soi par se venger : on a semé la pourriture, on ré-
colte la fièvre.
C'est l'occasion de rappeler des recherches fort importantes qui ont
contribué à mettre en lumière le râle que le sous-sol joue dans la pro-
duction des épidémies el des maladies endémiques. Il est une contrée
où cette influence a pu être étudiée d'utie maoiëre très complète, dans
des conditions qui se sont considérablement modillées avec le temps :
c'est la région des Landes de Gascogne. Le sable de la Lande ressemble
à celui du littoral de la mer, il est blanc, mêlé de quelques grains noirs
dans lesquels on rencontre le peroxyde de fer et l'oxyde de manganèse.
Les eaux du ciel l'ont lavé pendant des siècles, de sorte qu'il ne ren-
ferme plus rien d'immédiatement soluble; mais à la profondeur moyenne
de 1 mètre au-dessous de la surface on trouve intercalée dans l'épaisseur
de ce sable une couche pierreuse, compacte, imperméable, qui est un
réservoir de matières organiques. Cette espèce de tuf, d'un brun-rouge
foncé, appelé alios (1), ne se rencontre que dans les landes proprement
dites, il n'existe ni dans les marais, ni sur les rives des étangs, ni dans
les dunes, même celles qui sont couvertes de broussailles et ombragées
de forêts séculaires. L'alios ne cède qu'à la pioche, mais 11 est d'une
consistance assez variable suivant les régions où on le prend; en quel-
ques endroits il se délite à l'air en se desséchant, ailleurs il est assez
dur pour être employé comme pierre à bâtir. Quant à la composition
chimique de cette assise inférieure, c'est du sable agglutiné par un ci-
ment rouge de nature organique qui doit sa couleur à une faible pro-
portion d'oxyde de fer hydraté,
M. Fauré, de Bordeaux, qui a beaucoup étudié le tuf des Landes, a
reconnu dès i8f|7 que la matière à laquelle est due l'adhérence des mo-
lécules siliceuses est un sédiment végétal abandonné par les eaux qui
pénètrent dans le sol. Cette matière, en se solidifiant, a formé un ré-
seau imperméable qui retient les eaux pluviales à une faible profondeur
au-dessous de la surface; elles y croupissent, se chargeât des principes
solubles de l'alios, ainsi que des produits de la décomposition des végétaux
qu'elles baignent, et vont empoisonner les puisards d'où la population
landaise tire l'eau pour ses usages domestiques. Les eaux du sous-sol d^
Landes, examinées par M. Fauré, étaient pauvres en sels minéraux; en
revanche, elles renfermaient des matières oi^aniques en proportion vrai-
Ci] Senit-M le mot aipigaol aliocc (marbra )T
, Google
682 BETUE Des DEUX MONDES.
ment effrayante. Oi admet qu^une eau n'est pas insalubre et peut être dé-
clarée potable torsqu'elle contient, en matlfres salines, 60 centigranunes
seulement, et, en matières organiques, pas plus de 1 centigramme par
litre (1). Or les analyses de M. Fauré ont révélé la présence de 10 et de
20 cen^grammes de subslances organiques dans quelques-unes des eaux
souterraines des Landes, tandis que les matières minérales s'y trouvaient
dans la proportion de 20 à 80 centigrammes par litre (de 2 à ^ dix-
millièmes). Voici quelques exemples, que nous rapprochons de l'analyse
d'une eau très pure, celle de la Garonne, & Castets, et de l'analyse d'an
puits â(Mit l'eau est très insalubre :
(duH 1 liin).
Ctronne, à CftsteU. e»,<46 0tr,003
Reims, puits de IHMcl-DW. 0 *i1i 0 1(3
[ Le Parpt 0 380 0 1 80
SoQS-sot des Undes.} Le Bach 0 574 0 311
( S«ini-Vi»ieQ 0 8Î1 0 013
Ces eaux des landes offraient une couleur jaune-brun plus ou moins
foncé, quelquefois légèrement verdàlre, elles avaient une odeur et une
saveur marécageuses qui disparaissaient en partie par rébullition, après
le dépôt d'un sédiment floconneux ayant les caracièrcs de l'albumine
végétale. L'eau bouillie pouvait se conserver en bouteille un mois et
plus sans altération, tandis que quatre ou cinq jours suHisaient pour
amener à la putréfaction celle qui n'avait pas bouilli. Cette eau pouvait
être considérée comme la cause principale des fièvres paludéennes qui
ont été si longtemps endémiques dans celle région de la France.
Les choses sont bien changées aujourd'hui depuis que les Landes ont
été transformées en vastes pinèdes par l'introduciion systématique du
pin maritime. Voici comment M. Faye, en les revoyant à trente ans d'i£-
tervalle, décrit ses impressions dans une note qu'il a lue l'été dernier
à l'Académie des Sciences. « Ces vastes plaines, dit-il, que j'ai vues dé-
sertes et dont les bruyères servaient à nourrir misérablement quelques
troupeaux de moulons surveillés de loin par des pasteurs à écliasses,
sont couvertes aujourd'hui de riches semis de pins maritimes; mais ce
qui n'a pas changé, c'est la couche imperméable d'alios... L'influence
de cette couche invisible sur la condition des habitans des Landes a été
, grande. En maintenant les produits de la décomposition végétale dans
la couche supérieure d'un sol presque sans pente, l'alios a fixé pendant
des siècles la fièvre intermittente dans ces pauvres contrées où, de plus,
une nourriture presque antédiluvienne, le pain sans levain (cruchade),
a conservé longtemps comme une dernière trace des maladies préhis-
toriques. Aujourd'hui les fièvres ont disparu, on ne parle plus de la
(1) GrimMid de a>ax. Ut Eaux pubii^m. , GoOqIc
«EVCE. — CHHORIQnB. 68B
sinistre et mystérieuse pellagre, et l'alios ne fait g;uëre sentir désor-
mais ses effets que sur les racines pivolanles des pins, qu'il force à se
transformer en racines traçantes, n Comment ce résultat peut-il s'ex-
pliquer? C'est ce que l'on comprendra en remontant aui causes mêmes
qui ont donné naissance au tuf des Landes. M. Faye a pu les éiudier à
fond pendant les travaux de nivellement dont il était chargé en 1837 et
qui ont nécessité de nombreux sondages.
La couche d'alios se rencontre h une profondeur d'environ 1 mètre,
elfè offre une épaisseur variable, mais généralement assez faible, et re-
couvre elle-même une couche indéfinie de sable identique à celui de la
surface. Lorsqu'on pratique en été un trou dans le sol en s'arrétant à
l'alios, on y voit apparaître un peu d'eau jaune à peine potable; mais si
l'on perce le tuf, on trouve immédiatement au-de.'îsous une eau abon-
dante et limpide. On réussit aujourd'hui à conserver à cette eau infé-
rieure sa limpidité en recouvrant de ciment les parois des puits jusqu'à
l'alios, de manière à empêcher les inHltrations latérales. Il existe donc
en été une nappe d'eau souterraine dont le niveau aiteinl la couche de
concrétions pierreuses. En hiver au contraire, et au commencement du
printemps, le sol presque horizontal des Landes est comme une éponge
imprégnée d'eau pluviale. Sous l'influence du soleil, cette eau s'évapore
en été jusqu'à la profondeur de 1 à 2 mètres, qui s'accorde avec le niveau
généra! des étangs et marais de la contrée. L'alios semble donc marquer
l'étiage des eaux du sous-sol; il matérialise en quelque sorte le niveau
de la basse marée souterraine. Les racines des vé^jétaux de la lande ne
séjournent pas dans l'eau stagnante pendant une moitié de l'année sans
subir une décomposition partielle, dont les produits sont entraînés de
baut en bas lors de la retraite des eaux à l'approche de l'été. Pendant la
stagnation périodique de l'étiage, les sédimens organiques se déposent
et cimentent les grains de sable, et ces dépôts renouvelés pendant des
siècles ont fini par former !a couche de tuf dont l'existence semblait si
difficile à expliquer. Dans les marais, l'alios ne peut pas se former, parce
que les eaux ne se retirent pas dans le sol ; il manque également dans
les dunes boisées, parce que l'eau qui tombe du ciel n'y séjourne pas :
elle s'écoule incessamment soit vers la mer, soit vers les marais de l'in-
térieur. Dans ces dunes, les longues racines des pins descendent à une
grande profondeur sans rencontrer d'obstacle, L'alios ne prend nais-
sance que dans les plaines où les pluies d'hiver produisent une nappe
d'eau souterraine forcée de baisser verticalement sur place et de rester
périodiquement en stagnation à un niveau fixe. La présence de la ma-
tière ferrugineuse dans le ciment aliotique peut être expliquée par l'ac-
tion que, d'après M. Spiodler, la pourriture des plantes exerce sur les
oxydes de fer. Ce chimiste a constaté que, sous l'influence des racines
en décomposition , le peroxyde de fer se modifie et devient attaquable
, Google
68& BETUE DES DEUX UOHDES.
par les acides qui se dégagent; le fer des grains noirs, di^sormaîs so-
lubie, est entraîné par les eaux, et c'est là l'origine de la coloration
ocreuse de l'aliûs. M. Daubrée a rattaché à la mémo action chimique
des végétaux la formation du fer limoneux dans les lacs de ^uède. Les
eaux d'infiltration, devenues ferrugineuses par l'action des plantes, s'ac-
cumulent dans les lacs et y déposent à la longue un minerai très riche.
On rencontre aussi ce fer limoneux dans quelques marais des Landes,
par exemple dans ceux de Mimizan, qui ont été autrefois exploités.
L'influence funeste de la couche imperméable d'alios, qui forme le
sous-sol des Landes , a été aujourd'hui neutralisée par des rigoles très
nombreuses et peu profondes qui favorisent l'écoulement des eaux. Les
bruyères et les herbes qui pourrissaient sur place ont été chassées par
les pins maritimes, dont les racines, peu altérables, ne produiFent plus
de dépfits putrescibles. Avec les produits de la fermentation végétale,
ont disparu les fièvres qui afTaiblissaient la race de ce pays. Le drai-
nage a été le meilleur et le plus sûr des remèdes.
M. Paye a tiré de ces faits une généralisation qui paraît tout à fait
justifiée par l'expérience. Le sous-sol doit jouer un rôle capital dans le
développement de certaines maladies. « Partout, dit M. Paye, où il existe
à 0", 75 ou 1 mètre de profondeur un sous-sol imperméable, on ren-
contre la fièvre iaiermiltente, si le sot est contaminé par la pourriture
végétale, et des fièvres de nature typhoïde, s'il est contaminé par la
pourriture animale. Ce dernier point est établi à mes yeux par une
longue expérience personnelle. » Chaque fois en eiïet qu'en visitant un
établissement scolaire M. Paye apprit que les afTcctions muqueuses ou
typhoïdales y revenaient périodiquement, ii constata aussitèt, par l'étude
du sol, l'existence d'une couche supérieure infectée, reposant sur un
sous-sol imperméable; et réciproquement, chaque fois qu'il trouva un
pareil sous-sol avec des couches supérieures contaminées par des pui-
sards ou des fosses non étanches, il eut à constater le retour pério-
dique de l'épidémie. Le rapport de cause à effet qui existe entre cer-
taines conditions du sol et le développement des Gèvres de nature diverse
semble donc éiabli, par ces observations, d'une manière indiscutable.
Le remède est ici tout indiqué : empêcher autant que possible les fer-
mentations dans le sol et assurer l'écoulement des eaux par des opéra-
tions de drainage. Les pluies se chargent alors de laver le sol , au lieu
de l'imprégner de germes dangereux.
Ce qui vient d'être dit est encore confirmé par les observations très
curieuses qui ont été faites à Munich depuis un certain nombre d'an-
nées. Cette ville, quoique située à plus de 500 mèires au-dessus du ni-
veau de la mer dans un pays réputé salubre, est visitée assez fréquem-
ment par d' effrayantes épidémies de typhus dont l'apparition a quelque
chose de mystérieux. Pendant longtemps tes médecins ont fait de vains
, Google
BEVOE. — CHRONIQUE. 086
etTorls pour découvrir un lien quelconque eolre cette maladie et les
agens atmosphériques qui peuvent exercer une action sur le corps hu-
main. Le baromètre, le thermomètre, l'hygroscope, la girouette, furent
questionnés, mais aucun de ces instrumens ne put révéler la cause des
oscillations bizarres du fléau qui venait périodiquement décimer la po-
pulation. On se mit alors à accuser les puits. Pour en éliminer l'influence,
la ville fut, dès 1860, pourvue d'une eau de source d'excellente qualité;
mais, comme pour railler l'impuissance des hommes, le typhus revint
la marne année avec un redoublement d'intensité, et les quartiers qui
étaient alimentés par l'eau de source furent aussi maltraités que ceux
qui buvaient encore l'eau des puits. Il était donc manifeste que la cause
déterminante des retours du typhus ne devait être cherchée ni dans les
agens atmosphériques, ni dans l'eau potable. Restait le sous-sol. C'est
M. Pettenkofer qui eut l'idée de rattacher les phénomènes typhoïdes à
l'influence du sous-sol, et en particulier aux marées des eaux souter-
raines.
Ce chimiste a suivi pendant plus de dix ans les mouvemens de l'eau
dans le sol de Munich et de quelques autres localités, et il a constaté
que l'éliage du lac souterrain olTre des variations considérables d'une
année à l'autre et même parfois dans l'espace de quelques semaines;
les différences de niveau peuvent aller à plusieurs mètres. La compa-
raison de ces variations avec celles de l'épidémie typhoïde, écrites en
regard, a révélé la marche concordante des deux phénomènes. Toutes
les fois que le niveau des eaux souterraines est tombé d'une manière
sensible, le typhus a présenté une recrudescence marquée, et on le voit
diminuer aussitôt que les eaux remontent. Dans son Journal de Biologie,
M. Pettenkofer a publié en 1868 une carte qui renferme les courbes de
la mortalité causée par le typhus à Munich, celles de l'eau tombée et
celles de l'étiage moyen des eaux souterraines pour chaque mois pendant
douze ans, de 1856 à 1 867. Il suffit de jeter un coup d'œil sur ces tracés
pour reconnaître immédiatement l'étroite ressemblance des oscillations
du lac souterrain et de celles de l'épidémie. Si l'on cherche des yeux
l'étiage le plus has qui ait été observé depuis 1856, on te trouve en re-
gard de l'épidémie la plus terrible qui fût constatée dans le même es-
pace de temps ; c'est celle de l'hiver de 1857-1858, L'épidémie la plus
intense après celle-ci a été l'épidémie de 1865-1866; elle répond au
second minimum de l'étiage. Cette coïncidence des minima relatifs de
l'étiage et des maxima relatifs de la mortalité subsiste encore pour l'hi-
ver de 1863-186i, pour 1862 et pour 1861. On peut faire la preuve in-
verse et chercher à quelle époque a eu Heu l'étiage le plus élevé de la
nappe souterraine; on le rencontre en 1867, c'est-à-dire daife l'année
où le typhus offrit la moindre intensité depuis 1857, le nombre des cas
de décès se réduisant alors à 96. Le parallélisme frappant des deux
, Google
696 BETOE DES DEUX MONDES.
courbes nous force presque à supposer qu'il existe entre l'étiage des eaux
souterraines et le développement du typhus une relaliou de cause à ^let.
Comme ce n'est pas assurément la recrudescence de l'éfHdémie qui fait
baisser les eaux, il faut bien que ce sœt la retraite des eaux qui ravive
l'épidémie.
On peut encore se demander de quelle manière s'exerce l'ioflueiice
de œs eaux dont le sou&-sol est imprégné. Il est constant que les mala-
dies que l'on attribue à l'action des miasmes se développent de préfé-
rence dans les lieux dont le sol est formé par des terrains d'allnvion
légers et poreux. Ces terrains absorbent sans cesse des détritus oi^ani-
ques susceptibles de se décomposer sous l'influence de la chaleur et de
l'bumidité. L'expérience nous apprend aussi que les endroits mar^a-
geux, les plaines exposées à de fréquentes inondations et couvâtes
d'une riche vi^'gétation, favorisent éminemment l'ëclosion des miasmes,
tandis que les rcgijns dont le sol est formé par tine roche compacte
jouissent généralement d'une immuniti^ assez complète. En rapprochant
tous ces faits bien connus, on ne tarde pas à reconnaître que la condi-
tion essenttdle du développement des miasmes est la présence de ma-
tières organiques putrescibles qui se trouvent alternativement exposées
au contact de l'air et de l'eau. Celte condition est remplie par un soi po-
reux où l'eau offre de fortes variations de niveau dans le voisinage de la
surface. En moulant brusquement, cette eau produit une sorte d'inon-
dation souterraiJie; en se retirant, elle laisse au-dessus d'elle un ma-
rais chargé de substances fermentescibles que l'air, en pénétrant dans
ta terre, vient envelopper à mesure que l'eau les abandonne. Ce marais
n'est point accessible au vent, qui pourrait en balayer les émanations:
c'est un foyer de décomposition dont les produits vont s'accumuler à la
surface du sol. Les surfaces de contact que les matières décoraposables
présentent tour à tour à l'air et à l'eau sont multipliées à l'infini par les
interstices des cailloux et des grains de sable qui forment un terrain
léger. Supposons par exemple que le terrain soit composé de globules
d'un diamètre moyen de 2 millimètres; en descendant jusqu'à la pro-
fondeur de 1 mètre, leur surface lolale développée surpasserait trois
mille fois la surface libre du sol. C'est assez dire quel doit être l'effet
pernicieux de la dissémination des matières oi^aniqiies dans un sol po-
reux. Il est encore possible que la température du sous-sol ait quelque
rapport avec l'apparition des épidémies. \ Munich, le typhus se déclare
généralement vers la fin ou bien au commencement de l'année {en
décembre, janvier, février); c'est l'époque où la température atteint uq
maximum (11 degrés) à la profondeur de 7 ou 8 mètres, car elle metsii
mois à pénétrer aussi loin dans le sol.
Quelques auteurs pensent que le choléra dépend également d'in-
fluences telluriques. Ils allèguent que cette maladie n'exerce pas ses
EETDE. — CHR0MIQU8. 887
ravages dans des localités à sol rocheux et compacte; qu'elle décime des
villages bâtis dans un creux entre deux moatagoes, sur un sol formé de
détritus, tandis qu'elle épargne les hameaux vcùsios bâtis sur le roc;
mais il ne faut pas se laisser aller à l'attrait des théories simples qui
nous persuadent d'accepter souveut des analogies hasardées pour des
faits. Dans le cas où l'inlluence des eaux souterraines est bien prouvée,
OQ conçoit la possibilité d'en régler l'étiage par des moyens artificiels,
comme on règle les cours d'eau à l'aide d'éclu.se^ et d'en empêcher les
variaiions trop brusques dans l'intérêt de la santé publique.
La cause proch^iine de ces indueuces tellurique» doit être sans doute
cherchée dans les êtres microscopiques, — infusoires et champignons,'
— qui se développent par la pourriture des matières mortes. C'est par
là qtie ces phénomènes touchent à ceux qui sont dus aux miasmes des
marais ordinaires. Ces derniers ont été beaucoup étudiés depuis quel-
que temps; noua ne citerons, parmi les travaux qui s'occupent de ce
sujet, qu'une note très ialéressaate du docteur Balestra, qui a été com-
muniquée à l'Académie des Sciences il y a un an. En esamioant au mt-
croscope les eaux des Marains-Poniins, celles de Maccarebbe et d'Os-
t:e, le physiologiste italien les a trouvées remplies d'infusoires de tous
les types et de microphytes granulés, parmi lesquels le plus remarquable
était une petite algue dont la forme rappelle de loin le cactus pej-uvia^
nus, Cetie plante se rencontre dans les eaux en proportion de leur degré
de putréfaction, avec une foule de spores transparentes d'un >aune ver-
dàtre, dont il faudrait aligner un millier pour faire 1 millimétré, et qui
smt accompagnées de sporanges (vésicules) environ vingt fois plus gros.
I^ petite algue surnage à la surface de l'eau, elle y produit comme des
taches d'huile. Elle se développe rapidement dans l'eau chargée de dé-
tritus végétaux et exposée au soleil; mais il suffit d'y verser quelques
gouttes d'une solution d'acide arsénieux, desulûte de soude ou, mieux
encore, de sulfate de quinine, pour voir sous le microscope les infusoires
mourir, l'algue et les spores s'étioler et s'affaisser. M. Balestra a con-
staté de plus que ces spores sont disséminées dans l'air des marais; il
les a trouvées en quantité dans la rosée qui se dépose sur un verre
froid. L'air de Rome et des environs les contient en proportions varia-
bles selon la saison; elles sont abondantes vers la fin du mois d'août, et
surtout le jour qui suit la fin des pluies. Tout concourt à prouver que
ces spores donnent naissance à la petite algue déjà mentionnée, et
qu'elles représentent le principe miasmatique des Marais -Pon tins. La
petite algue ne se développe que sous l'influence d'une humidité modé-
rée, — d'une pluie faible, d'une rosée nocturne ou d'un brouillard; cela
explique la recrudescence des Dèvres intermittentes à Rome en août et
septembre. L'action manifeste que les sels de quinine et les autres fé-
brifuges exercent sur les spores explique encore l'efl'et de ces spéciû-
, Google
, Google
MARINE D'AUJOURD'HUI
III.
LA GUERRE q'iTALIE. — LES 1NS1ITUTI0NS NÉCESSAtHES.
Le rôle de la marine française a été moin3 actif et moins brillant
pendant k campngne d'Italie qu'il ne l'avait été pendant la cam-
pagne de CrJEni^e (I). L'apparition di nos escadres dans l'Adriatique
ne fut point tontefois un événement sans importance; elle mit un
terme aus h'^sitations qui tenaient en suspens la conclusion de l'ar-
mbtice de Villafraiica, et prévint ainsi une conllagration générale.
!Noii3 savons aujonrd'hul que cette conllagralion eût amené, douze
ans plus tôt, la ruine de la France. L'Adriatique avait été jus-
qu'en 1858 une mer à peu près f«rmi^e; le gouvernement autri-
chien mettait un soin jaloux à en exclure les navires de guerre
étrangers. J'y ai conduit deux fois une division détachée de l'es-
cadre de la Méditerranée ; la première fois, pour apporter au Mon-
ténégro l'appui de notre pavillon ; la seconde, pour bloquer dans
Venise l'escadre que commandait alors l'archiduc Maximilien. 11 y
a de singuliers rapprochemens en ce monde. Pundant que nous
étions mouillés à quelques milles du Lldo, un aviso rapide osa sor-
tir du port en plein jour et s'approcher à portée de canon de nos
bàtimens. Nous le poursuivîmes jusqu'à l'extrâme limite des bauts-
(1) Voyei la Hmue du 15 Juillet et do 1" Mût,
TOHK ICIÏ. — la AOCIT ISll. 44
, Google
ô&û BETUB DKS DBUX HOHDBtl.
fonds, et peu s'en fallut que nous ne hii fissions payer cher son
audace. Si un seul de nos boulets l'eùl alteinl, il est probable que
je n'aurais jamais fait le voyage de Vera-Cruz, et que la tragédie
de Quer :taro eût été épargnée à l'histoiie.
L'archiduc Maximilien ne se piquait pas, en J858, d'une bien
vive sympathie pour la France. Notre prejiiière apparition dans
l'Adriatique, l'agitation dont il nous supposait complices, l'avaient
indisposé contre ngus. Il ne craignit pas de s'en eApiinier avec
• une francliifîi: uo peu rude lersque, passant sur son yacht à Cor-
fou, il y reçut la visite des autorités consulaires. Le futur empe-
reur du Mexique voyait dans la mission que je remplissais à ce
moment sur les côtes de la Dalmatie le pr.'sage de celle dont je de-
vais être cbargé l'année suivante. Cjlle iperspicacitt^ eût fait hon-
neur à son s ns politique, s'il eût été vriii qu'en m'envoyant proté-
ger le Monténégro, le gouverneniQni. français avait déjà la pensée
secrète d'alHrmer un nouveau droit européen, et de remplacer le
vieux principi" de l'équilibre territorial par le principe des naiiona-
Utés. L'idi^e chevaleresque qui nous conduisit à R;igu«e était loin,
suivant moi, de cacher des vues aussi vastes. Nous venions de sau-
ver l'empire ottoman; nous ne voulions pas lui permettre de deve-
nir oppresseur à son tour. Ce n'était pas pour appesantir le joug
sous Lquel gémissaient les populations chrétiennes que nous avions
arrêté l'ambition de la Russie. Il ne pouvait nous convenir d'être,
au %i\' siècle, le champion arriéré de l'islamisme. Pour légitimer
notre victoire, il fallait la rendre féconde. Le premier prix dont le
sultan devait payer le secours que nous lui avions prêté, c'était l'é-
mancipation graduelle des provinces qui subij^saiput encore les in-
justes rigueurs de la conquête. Tel était le vœu de la France;
telle fut, au lendemain de la paix de Paris, la politique du second
empire.
Nous étions cependant à peine rentrés à Toulon, après un séjour
de six mois sur' la rade de Raguse, que les événeniens semblèrent
donner rai.son aux prévlsloris soupçonneuses de l'archiduc. L'hori-
zon, jusque-là ^i serein, commença, pour les yeux les moins clair-
Toyans, à se charger de nuages. Ces nuages, qu'u;i soufUe pacifique
avait en partie dissipés, grossirent tout à coup. Une alllapcj de fa-
mille présagea l'alliance de deux peuples. Deux mois plus tard, la
glorieuse campagne de IS59 était commencée. Je reçus l'ordre de
partir pour l'Adriatique avec deux vaisseaux et une frégate. Le cbe-
rain de fer de Triesti à Venise ne se piolongeait alors que jusqu'à
Udine; les renforts, les approvisionnemens, qu'on expétlialt à l'ar-
mée autrichienne, devaient prendre à Tiieste la voie de mer. Sii
frégates à vapeur et un certaia nombre d'avisos étaient aiFectés à
LES INSTITUTIONS NECESSAIRES. 691
ces transports; nous avions mission de les interrompre en obli-
geant les navires qui les opéraient à ae renfermer dans Venise.
Les ofTic^er^ de l'escad're antrichieone étaient pleins d'ardeor;
c'étaient déji Ibs vaillans officiers qui devaient triompher à Lfssa.
Ils demandaient à tenter une sortie et à nous faire l^ver un blocus
qui les humi'iait. L'archiduc ne crat pas qu'il fût sage d'aventurer
one flotte qu'on avait eu tant de peine i créer, et que l'Autriche,
si elle la perdait , ne se déciderait jamais à reconstruire. II préféra
s'inspirer de i'exempfe des défenseurs de Sébastopol, et appliqua
tous ses soins à nous interdire' l'approche' de la ville. Le vaisseau le
Kaiser, qui venait à peine de' descendre des chantiers de Pola, était
mouillé à l'entrée de la passe centrale. Au lieu d'en poursuivre l'ar-
mement, on prit toutes les dispositions ponr le couler entre les je-
tées de Malamocco, et boucher ainsi' le seul canal par lequel airraient
pu s'introduire dans l'intérieur des lagunes des bâtimens d'un moyen
tirant d'eau. Tout le cordon sablonneux qui sVtend du Lido à Ghiog-
gia fut couvert de batteries; des canons furent montés sur les îlots
qui émergent au-dessus des bancs entre lesquels il faut circuler
pour se rendre de Malamocco à Venise; les canaux furent garnis de
mines sous-marines. C'est de Venise qu'a passé dans les états amé-
ricains du sud cet art si ingénient de détendre l'accès des rades par
l'établissement de torpilles, et c'est de l'Amérique que, par l'inter-
médiaire du capitaine Maury, il noos est revenu.
Aucun de ces préparatifs ne nous échappait; ceux que nous ne
pouvions cliùrement discerner du pont ou des hunes de nos bâti-
mens nous étaient révélés par dtes communications qui nous arri-
vaient de toutes parts. Mon premier soin, one fois le blocus établi,
avwt été de chercher le moyen dfe correspondre avec le ministre.
Par Riniîni, Ferrare et Livourne, nous pûmes recevoir des lettres et
même des transmissions télégraphiques. La frégate qui faisait par-
tie de la division et un aviso qui m'avait été envoyé furent employés
& maintenir de constantes relations avec Paris, Toute une flottille de
bat;aux romains nous apportait des bestiaux et des légumes frais;
nos machines distillatoires nous fournissaient de l'eau en abon-
dance; nos prises nous avaient procuré 7,900 tonneaux dj charbon,
et avaient en partie renouvelé nos vivres. Nous pouvions, sans rien
demander au port de Toulon, tenir ainsi le blocus jusqu'à l'hiver.
Toutefoî's on ne tardai pas & pressentir que les opérations de
cette campagne ne seraient pas cond'uites avec la prudente lenteur
qui préside aux guerres de siège. L'armée fVan';aise n'avait pas
ouvert la tranchée devant Plaisance ou devant Pavîe; elle s'était
portée par une marctie de flanc sur Novare sans se laisser arrêter
par ce nom de sinistre augure. La batfûlle de Magenta était livrée,
■ Google
692 REYUE DES DEDX MONDES.
le Tessirt franchi, et nos troupes marchaient sur Milan. Ce fut un
coup de foudre, jamais la stratégie n'avait eu d'inç^piration plus
hardie. A partir de ce moment, il fut évident que les événemens
allaient se précipiter. Us dilTiculiés n'appartenaient plus à l'ordre
matériel; elles devaient apparaître surtout après la victoire. L'Italie
tout entière s'était associée avec trop d'enthousiasme à notre
triompha pour qu'il nous fût permis d'en modérer les conséquences.
Ce n'était pas le Milanais que nous avions affranchi, c'était la pé-
ninsule. H nous arrivait devant Venise des émissaires de toutes Ik
villes des légations, les uns ardens, vieillis dans les sociétés se-
crètes, demandant « à être soldats pour devenir citoyens, » les
autres, moins résolus, intimidés encore par l'ascendant séculaire
de l'Autriche, très désireux de ne pas ensanglanter la révolution,
mais révolutionnaires cependant, et presque au même degré que les
adeptes du carbonarisme. Leurs inquiétudes se trahissaient par
cette phrase : questi Crotati -nono U)n prrpolenli. Leur programme
était dans ce vœu : il fairt chasser l'étranger, ron plausi e baiii-
mtmi. L'ambassadeur de France à Rome m'avait mis en garJe contre
ces démonstrations; je n'avais d'ailleurs aucun désir de les secon-
der. Ma mission avait i^té très nettement définie; j'entendais n'en
pas sortir. Je devais bloquer Venise jusqu'au jour où M. le vice-
amiral Desfdssés amènerait devant ce port des forces assez considé-
rables pour l'attaquer. On comptait employer, pour arriver sous les
quais de la place Saint-Marc, les batteries flottantes et les canon-
nières qui avaient réduit le fort de Kinburn. Les moyens d'action
étant les mêmes, il eût été puéiil d'espérer que le succès serait
aussi facile, car les duux entreprises ne se ressemblaient guère. J'ai
tout lieu de penser que, si les places du fameux quadrilatère eussent
arrêté nos troupes sur les bords de l'Adige, Venise et ses lagunes
auraient pu arrêter plus longtemps encore nos vaisseaux et notre
flottille au fond du golfj. La résistance au contraire s'évanouissait
comme par magie le jour où la grande armée autrichienne était
forcée de battre en retraite.
L'armement qu'on préparait )\ Toulon avait demandé plus de
temps qu'on ne l'avait prévu. Je fus enfin avisé que l'expédition
étiiit prête, qu'elle allait partir et se rallier dans le port d'Antivari.
Pendant qu'elle accomplissait cette traversée et qu'arrivée au lieu
de rendez-vous elle y renouvelait son approvisionnement de char-
bon, nos aigles victorieuses ne s'arrêtaient pas; la bataille de Sol-
ferino achevait l'œuvre de Magenta. L'aviso qui stationnait à Riniiai
E^poita dev.'int Venise une dépêche destinée à l'amiral Desfossés;
une heure après, cet aviso faisait route pour Antivari. Non-seule-
ment il n'y trouva plus la flotte, mais il ne la rencontra même
LES mSTITUTlONS NECESSAIRES. 693
pas sur soD chemin. Il passait à l'ouest de Lissa pendant que l'a-
miral Desfossés remonttùt vers le nord et longeait la côle de Dal-
matle. Ne croyant pas la crise aussi prochaîne, désirant d'ailleurs,
avant de s'engager dans des opérations plus sérieuses, s'assurer
la possession d'un port de dépôt et de refuge, l'amiral s'était dé-
tourné de sa route pour aller s'emparer du port de Lostiini, Ce
fut là que le rejoignit l'aviso envoyé à sa recherche. La dépêche
confiée à ce bâtiment émanait du quartier -généial de l'armée
française; elle prescrivait d'attaquer sur-le-champ. L'insurrection
vénitienne n'attendait, disait-on, qu'une démonstration de ta flotte
pour agir; malheureusement cet ordre si pressant avait été dirigé
du quartier-général sur Paris. De Paris, il était venu à Bimini par
Livourne; de Bimini, il avait dû faire le tour de l'Adriatique pour
arriver à sa destination. Les cinq jours qu'il avait passés en voyage
l'avaient rendu inutile; au moment où l'ainiral Desfossës appa-
reillait de Lossini, résolu à combattre dès te lendemain, un nou-
veau messager lui apportait la nouvelle de la suspension des hosti-
lités. La paix n'était pas cooclue, mais les préliminaires en étaient
arrêtés; il semblntt peu probable qu'elle ne succédât pas prompte-
ment â l'armistice. On peut juger quel fut le désappointement de
l'escadre, et cependant je ne sais trop si l'intérêt du pays ne fut pas
mieux servi par cette déception qu'il ne l'eût été par un glorieux
effort dont on ne pouvût garantir le succès. C'était la crainte
qu'inspirait l'expédition de la flotte, dont l'eatrée d.ms l'Adriatique
venait d'être connue, qui avait décidé l'Autriche hésitante à sou-
scrire à la trêve qui hn était offerte. Si le résultat d'une première
attaque eût été moins décisif qu'on ne l'espérait en France et qu'on
le redoutait à Villafranca, nos ennemis n'auraient pas manqué de
reprendre courage, et la guerre eût vraisemb'ablemiint continué.
Elle aurait pu continuer aussi le jour où l'Autriche n'eût plus eu
par la paix les états vénitiens à sauver. Or il fallait la paix à la
France abandonnée à cette heure par la Bussie, pressée par l'An-
gleterre, menacée par l'Allemagne, inquiétée par l'esprit révolu-
tionnaire qui gagnait malgré elle toute l'Italie. Les esprits exi-
geans ont pu trouver cette guerre écourtée, les hommes sages
l'ont trouvée d'autant mieux conduite qu'une heureuse iaspiration
sut la terminer â propos.
II.
La marine qui avait fait la campagne de Crimée était l'héritage
d'un autre gouvernement; celle qui eût été appelée à seconder l'ar-
mée d'Italie, si une paix trop prompte ne fût intervenue, pouvait,
■ Google
60i KETOE DES DBOX UOSIDES.
i plus d'un titre, être reveiidiquée par l'empire conmie l'œuvre de
soQ iniiiaiive et de sa sollicitude. C'est d»nB les cinq ou six pre-
mières années du règne que se sont acct)m|)lies les réC'.irmes qui ont
constitué la marine d'aujourd'hiû. J'essaierai d'uxposer brièvement
ce travail d'ime admiuistration à Laquelle on n'a peut-être paj
rendu assee complètement justice: l'examea que j'en ferai me con-
duira uaturellemeiU à envisager la situation présente.
11 était généralement admis que l'empire Mbrrifiait la. marine à
l'armée, qu'il tenait cet i&térét comme secondaire et ne lui accor-
dait qu'une att.^ntion distraite. La vérité eût pLutât été dans l'aOk-
matioa contraire. Je ne sais si L'armée fraoçai-^ a biaucoup gagné
depuis la campagne de Crinaée, mais je puis affirma que, <Ie 18â2
i 1S70, la marine avait pris ui France un dévalo)>pemeat qu'oi
eût pu, sous bien des rapports, trouver excessif. Nos arsenauz
avaient triplé rl'étendue; nos ateliers étaient des mmumeas q/n
nous aurait enviée le siècle du grand roi. Nolfe Hotte, presque l'é-
gale de celle de l' Angleterre, avait laisBé en arrière toutes les antres.
MaJlieureusement ces richesses sont promptes à dépérir, et il faudn
sagement admiulÀtrer notre fortune pour que quelques années n'es
fusent pas de» ruines.
J'ai entendu un illustre marédial con>parer la marine française à
un météore. Plus d'une foie en eiïet cette marine s'est éteinte an
moment mômeoà c'Le venait de briller du plus vif éclat. C'est qu'eUe
a. toujours été la premi^e à souffrir du désarroi fuiiiaeier; un sem-
blable danger la menace encore. Pour conjurer ce péril, il ne suffit
pas d'implorer d'irréalisables augmentations de u'éditii; il faut
avant tout fermier 1^ issues par Jesquelles s'i^paoclit'raJt, sans profit
direct pour la llotte, le budget, restreint qui va lous être alloué. Il
importe donc de bien définir œ qui, dans notre organisaiiee, est
vilal et ce qui n'est qu'accessoire. Il faut plonger nos rti^ards au-
dessous de l't surÊice et aller chercher dans ta marine qui nous a
été légu*^» les bases fondamentales, ce que j'appellerai tes ùuti-
tutioiu nécessaires. Voilà ce qu'iliaut ceoonnaitre, voilà ce qu'il lâmt
sauver.
Après la exclusion de la pus de Paris, l'occasion était unique
pour entreprendre une organisation aouvelle et défiuiiive de la
marine française. L'état des finances permetuit d'étoblir le budget
des dépenses navales sut une base assez large pour satisfaire une
ambition contenue dans de justes limites. Cette ambition ne devait
pas aller jusqu'à prétendre au premitir rang, mais elle devait se
proposer d'occuper incontestablement (e second. Ce n'est qu'en ré-
glant, ses désirs qu'on parvient à foiidw quelque chose de durable.
Un établissemoit exagéré ne. résiste pas âux premiers embarras-qui
LES INSTITUTIONS NBCESSAIBES. Ovi
se produisent, et ce n'est rieo d'avoir étonné le monde par le dé-
pl(rfement de ses forces, si l'on n'est pas en mesure de les entrete-
nir. On excite ainsi chez les autres peuples des ombrages, dans son
propre pays une présomption et des aspirations funestes. Il était
donc sagp, je dirai même indispensable, de ne pas vouloir disputer
k l'Angleterre l'avantage du nombre. C'était la seule supériorité
qu'on dût lui cencéder. Pour tenir sur les mers la placera laquelle
nos ressources de tout genre nons faisaient un devoir d'aspirer,
nous avions deux moyms infaillibles : n'admettre dans la comrpo*-
sition de notre flotte qUe des navires dont les qualités ne lissent
aucun doute, — assMi-er par tons les détela de notre organisaUoa
une c^érité e^ceptionneilleànos armeméns. Nous ponvions ainsi in-
spirer un certain respect k l'Angleterre même, car au début d'une
guerre nous lui aurions opi>osé, en la primant de vitesse, des forces
à peine inférieures aux siennes. Ce programme était sinaple. 11 en
fallait éc'irLer Wul plagiat imnlelligent da passé.
IJ n'est point de pays où l'on fasse un plus grand abus qu'en
France du félichisrtre qui s'attache encore à certains noms. Quand
Golbert cré?i la marine française, il s'inspira des besoins du mo-
ment; les procédés qu'il emjdoya n'eussent pas été les mftfnes, s'il
«at vécu à notre époque. En 1668, tout était exclusion, corporaition,
pt4vilége. Sans colonies, il n'y avait point de commerce estérieur,
sans commerce pas de mnrine militaire. En 1856, de nouvellea doc-
trines pTéfwiraient la liherté des échanges et Taboiilion du pacte
coionifti ; les progrès de la marine k vapeur tendaient à faâre de la
flotte une armée. Il était donc inutile de sulxwdonner le dévelop-
pement de nos forces navales à des considérations 'trangëres.
L'am'>iiion coïcMiiale n'a pas été favorable aux destinées du ae-
eond empire^ Peiidatit dix ans, nous avoits été distraits par des di-
versions regrettables de la seule question qiti dût dû nous occuper.
Quelle eût été, an bout de ces dix années de paix, notre puisBaoce,
si tious les eussions employées à nous préparer à la lutte qui devût
avoir notre esistence même pour enjeol II était difficile de ne pas
payer ce tribut aux idées Au passé. L'ambition coloniale ne fat
pas désavouée par la France, nots y applaudîmes ati contraire
tant que nous la vîmes couronnée par le succès, et cependant,
heuredse on malheureuse, cette ambition n'en était pas moins un
ana<[bronisme. Les comptoirs a^atiques semblent, il est vrai , en-
courî^r encore les partisans dn système qui s'écroule; mais ces
colonies sont les sommets d'un monde à demi-submErgé, le flot
montant les viendra couvrir à leur tour. Il s'opère, depuis quelques
années, d'étranges transformations dans l'extrême OrieOt. Noas
ftvoBs mis Ja BUùn dans la ntcbe, et nous aVoits éveillé les abeUleb.
■ Google
e96 RETDE DES DEUX MONDES.
Tout établissement possédé par l'Europe dans ces mers loÏDlaines
doit se sentir menac^. Je ne conseillerais certes pas de faire succé-
der à la politique d'expansion la poliùfiue d'ab mdon : il faut A\oa
plus de suite dans les idées; mais il importe, j'en suis très con-
vaincu, de se tenir en garde contre des espérances chi néiiques. II
ne reste plus aux colonisateurs qu'un privilège : Hs supportent seuls
les frais d'une administration dont les auties pavillons profitent.
Sur le terrain défriché, chacun vient s'établir avec un droit pareil.
Il n'est [)lus de débouchés que le travail national ne puisse s'assurer
par la supériorité d : son industrie. L'Inde, lifs Pliili|)pines, la grande
tle de Java, s'il fallait les conquérir aujourd'hui, absorberaient plus
d'or qu'elles n'en laisseraient refluer vers la métropole. Où trouver
d'ailleurs dans le monde encore inexploité des populations qu'un
prosélytisme ardent puisse étreindre et assimiler à la race conqué-
rante, comme celles dont la ferveur religieuse de l'Espaiçne a su
faire en quelques années non-seulement des chfétiens, mais des
Espagnols? Où rencontrer une aristocratie féodale pareille à celle
des zemindars hindous ou des régens javanais pour pressurer an
compte du maître européen la fouie asservit; et résignée qui fé-
conde le sol saus oser prétendre à en garder les produits? Des con-
quérans, sceptiques comme nous le sommes, ne sauraient se flatter
de renouveler les conversions presque miraculeuses du xri" siècle.
L'avenir colonial, sous quelque forme qu'il se présente, ne m' ap-
paraît donc qu'environné de nuages. Il n'existe plus heureusement
de relation intime entre le progrès colonial et les facultés mati-
times du pays. Confondre les dépenses des colonies et celles de U
flotte serait moins que jamais de saison. En 18&7, on eut l'excellente
idée de les rendre distinctes en constituant à côté du ministère de
la marine un ministère des colonies. Il est fâcheux qu'on ait altéré
la simplicité de cette réforme et qu'on l'ait ainsi rendue peu durable
en donnant au nouveau ministère, avec les établissemens transatlai>-
tiques, l'Algérie, que sa proximité et son importance conseillaient
d'assimiler dès lors aux départemens français. De plus, on voulut
laisser à la marine, ou, pour mieux dire, la marine commit la faute
de revendiquer la charge de l'année coloniale, de sorte que nous
perdîmes une merveilleuse occasion de voir enfin clair dans notre
budget. Il n'en est pas moins remarquable que la plupart des pro-
grès réalisés par ta marine impériale datent de l'époque où, par
suite de la séparation des deux ministères, son sort avait cessé d'être
étroitement associé à celui de nos possessions d'outre-mer.
Le premier ministre qui avait été placé à la tête du départe-
ment de la marine n'avait pu donner à sa pensée ardente tout
l'essor qu'il eût voulu lui faire prendre. Les nécessités de la guerre
LES INSTITCTIONS NÉCESSAIRES. 697
avaient réclamé ses premiers soins, et la mort l'avait surpris au
milieu de projets grandioses, mais à peine ébauchés. L'empe-
reur le remplaça par un homme froid, profondément honnête et
qu'une longue expérience avait mis au courant de toutes les par-
ties de notre service. L'amiral Hamelin a laissé tine trace féconde
de son passage aux affaires. On n'eût pu à coup sûr appeler l'an-
cien commanriant en chef de l'escadre de Crimée un novateur;
mais, à l'heure oil te département de la marine fut remis en ses
mains, tout ministre, quelque circonspect et prudent qu'il pût
être, était tenu d'innover. L'ancienne constitution de notre éta-
blissement naval n'était plus d'accord avec les conHitions dans les-
quelles allait se développer une marine qui n'avait que de rares
analogies avec la marine du passé. L'âge de fer avait sucbédé à
l'âge du bois et du chanvre. Le premier monument qu'on édifiait
autrefois dans un port étajt une corderie ; aujourd'hui on commence
par y établir des forges et des ateliers d'ajustage. Ce sont des mi-
chines qui taillent, qui percent et qui rabotent. Quand le navire
est à flot, ce sont encore des machines qui le conduisent. La force
musculaire de l'homme, son agilité, sont moins souvent en action
que son intelligence. En somme, la marine, personnel et matériel,
était une œuvre à reprendre jusque dans ses fondemens. Il est à
regretter qu'on ne l'ait pas compris, et qu'au lieu d'un travail d'en-
semb'e on n'ait voulu entreprendre que des révisions successives
et partielles. Cependant, de toutes ces élucubratîonç; auxquelles il
me fut donné de prendre une part assez active, il sortit une ré-
forme générale dont je me bornerai à esquisser les principaux
traits.
Le matériel naval fut d'abord divisé en trois catégories : la flotte
à voiles, destinée à rispnrattre dans un temps assez court; la (lutte
transformée, matériel de transition qu'on se proposait d'entretenir
sans le renouveler; enfin la flotte de l'avenir, dont le chiffre fut
fixé à 150 bâtimens de combat. De ces 150 navires, 40 devaient
être des vaisseaux de ligne ou des unités équivalentes. C'était là
un programme très sérieux et qui tendait à placer nos forces navales
sur un pied des plus respectables. Un crédit de 292 millions ré-
parti en quatorze annuités fut alloué au ministre pour le réaliser.
Ce crédit était tout à fait indépendant des 160 millions du budget
normal. Malhf^ureusement une portion notable devait en être absor-
bée par la construction de navires dont l'existence parasite mena-
çait de se développer aux dépens de la substance même de notre
flotte de guerre. Les vaisseaux transformés n'avaient pas suffi aux
partisans des transports militaires; il leur avait fallu toute une flotte
spéciale, capable de recevoir à un jour donné 40,000 hommes.
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LES INSTITDTiailS f)iCBS81IRES. 699
cette nouvelle situation. Si l'on ne construisait chaque année un -
certait nombre de navires, au bout «le dix-huit oa vin^ ans la
flotte B'extsteraîl; plus; encore, pour lui assurer cette durée, faut-il
qu'on l'entretienne. Tout !>iidget qui vise à ne pas laisser ôôcroltre
le matériel ne doit pas seulement prévoir les dépenses qu'exigeront
les consti'uctioas neuves; à côté de ce fonds de renouvellenteiit, il
doit inscrire un atit4-e fonda spécial destiné à l'entretien. On con-
struirait deiu ou trois navires de plus tous les ans, si la marine k
flot n'exigeait des soins très coûteux de conservation, des ntdoKbs
complets et une Foule de menues réparations. On se figurera aisé-
ment quel dut être l'embarras dn ministre, lorsqu'à la fin de la
guerre de Ciimée U vit aflluer dans nos poris tous ces navires
qu'on devait désaumer et qu'on ne ponmiit cependant laisser à l'a-
bandon. Alors monte qu'elle a cessé de fonctioniier, la machine a
eecore besoin du mécanicien; seul le mécanicien peut la lubrifier»
la graisser, la polir, seul il peut prendre charge de tant de miUioas
qui soniraeilleut. Le gardien traditionnel qui suffis^iit aux bàtimeoB
à voiles préserverait mal les organes délicats du navire à vapeur;
un repos ti'op proloogi'; rotiiliereit les articulatro»s de ces appareils;
une mais maladroite n'essaierait pis d« les meure en mouvement
sans s'exposer h le» briser ou à kê bosser. La premîèi'e pensée de
l'amiral Ûamelin fut de naettre ces trésors sous I» garde d'un per-
S(wael aussi réduit que possibie, suffisant toutefois ]>our les garan-
tir d'une dépréciation trop' ra^tide. Il substituait ainsi à la position
de désarmement une position intermédiaire à laquelle il voulait
donner le nom de réserve. C'était en effet une rôse.rve dans toute la
Jbrce du terme que cetCe Hotte k Uquelle on conservait la portion
I» plus iniéreasaute de ses cadres. Cette flotte n'avait pins qu'à
compléter B?a équipages, qu'à embarquer ses poudres et ses vivres
pour se trouver en mesure de prendre la mer; mais, quand on en
vint à supputer la. dépense qu'entraînerait ce mode d'entretien, on
recula elTrayë. Les ports du noi-d firent aussi entendre leurs ré-
clamations; ils représentèrent qu'en vaulant maintenir un état de
préparation trop avancé , on s'exposait k faire campagne avec un
matériel demi-usé qui serait loin de valoir celui qu'on eût gardé à
l'abri dans les magasins. Sous le ciel du midi, on n'avait peint de
sembtabies inquiétudes; le port de Toulon n'élevait aucune objec*
tioQ contre la position de disponibiltté immédiate. Le ministre prit
le meilleur parti. H partagea la flotte de réserve en autant de caté-
gories qu'il lui en {allait pour pouvoir toujour» rencontrer sur ce
clavier la note jtiste, c'est-à>Hlire la situation qui répondit exacte-
ment aux nécrâsités du moment et aox convenances diverses des
port84
■ Google
pour ces (épreuves; seuls, les mt^caiiicîens et Ls chanfftîufs seroDl
au complet. Un mniïstre de la marine a donc conslaniment trois
flottes sur les bras : la fli>tte en cours de campagne, la flotte en ré-
serve, et cette flotte en essai qui, par suite du résultat incertain des
expériences, des réparations, des retouches, des entrées intiltipliées
au bassin, est inconlest iblement la plus propre à déconcerter les
prévisions financières. Tout n'est pas calcul rigoureux, il s'en fant
de beaucoup, dans l'établissement d'un budget; on doit toujours
y faire une très large pwt aux mécomptes. L'important, c'est qu'on
ne puisse, comme on n'en serait que trop souvent tenté, aligner
ses chifl'res aux dépens des constructions neuves. La sincérité n'est
pas seulement le premier devoir d'un ministre, c'est aussi la meil-
leure de ses garanties. On ne peut dans un budget faire l'obscurité
pour les autres sans la faire un peu pour soi-même.
L'organisation du matériel n'avait pas demandé moins île cinq
ans d'éiudes. La solution adoptée par l'amiral Hamelin parut r^
pondre et répondait en elTet à toutes les exigences. Le bon entre-
tien de la Hotte était assuré, et, ce qui n'était pas moins nécessain',
l'entente entre les ports et l'administration centrale était devenue
facile. Un mot suflisait pour indiquer les intentions du ministre; un
root dûsait tout en fait de dépenses autorlst^es et de préparatifs
prescrits. L'œuvre avait su allier la clarté i l'économie; on ne pou-
vait lui demander davantage. Ce n'était là pourtant qpie la pente
question; la chose réellement importante, c'était la constitution du
LES INSTITUTIONS NÉCESSAIRES. 701
personnel. Le navire étant donné, aucune nation maritime ne sau-
rait se flatter de pouvoir, aussi rapidement que nous, le munir d'un ■
équipage. L'inscription marilime est une force toujours prête, nne
rfoerve (lont le recensement s'opère à chaque heure et fjiie nous
n'avons pas besoin d'exercer, car l'industrie même dont elle vil !a
tient constamment en haleine. Elle a son ban et son arri^re-ban, les
hommes de première et 'es hommes de seconde levée. Une portion
de celte population, adonnée à la petite pèche, ne quitte pas le lit-
toral ; l'aulrt! est employée à la navigation au long cours. Celte por-
tion pourrait être corapromiï,e par une brusque déclaration de
guerre, si les pécheurs n'étaient là pour subvenir aux premiers ar-
memens qui doivent assurer son retour. Jamais ressource ne fut
plus précieuse, et, — qu'on me passe le mot, — ne fut mieux amé-
nagée. Il ne serait que trop facile d'en abuser, et nous l'avons du-
rement exploitée quelquefois. Par bonheur, ce n'esl pas notre seul
moyen de recrutement; nous pouvons demander à ce fonds commun
où l'armée puise son contingent annuel le tiers enviion de nos
effectifs. Aussi, lorsqu'il nous a fallu passer subitement du pied de
paix au pied de guerre, les hommes ne nous ont-ils jamais man-
qué; mais des hommes, si nombreux qu'ils soient, ne sont pas un
équipage. Si l'on prend, comme la chose semble niiurelle, pour
base de l'efTectif aiiribué à chaque vaiss au, le rôle de combat, on
verra qu'il est indispensable d'assurer à l'avance certains services
spéciaux. Le gouv(;rnement de juillet avait établi pour le service de
l'artillerie une école Aottante de matelols-canonniers; on dorma une
large extension à ce système. On voulut avoir pour chaque fonction
des hommes d'élite prépan^s par une instruction préalable et pour-
vus, comme les canonniers, d'un brevet de capacité. C'est ainsi que
lu port de Loiient fut chargé de former pour la flotte des matelots-
fusiliers, que celui de Toulon joignit au soin d'ijistruire nos chefs
de pièce la tâche, comparativement facile, de dresser un certain
nombre du jeunes gens à l'interprétalion des signaux et aux menus
détails du service de la timonerie. La création de ces deux spécia-
lités était une excellente mesure. Il avait sufli, pour en réaliser la
pensée, de reproduire, avec des altérations presque insignifiant 'S,
une instittition déjà en vigueur. La chose fut moins simple quand il
fallut assurer le recrutement et la composition du personnel de nos
machines, L'n manuel d'examen fut arrêté, des concours semestriels
furent ouverts aux candidats de tout grade, appel fut fait aux
écoles de l'industrie aussi bien qu'aux écoles de nos ports, et cepen-
dant l'œuvre resta incomplète. On a dû y reviMilr à diverses re-
prises, on y reviendra encore avant de pouvoir se déclarer satisfait.
En réalité, il ne s'agit de rien moins que de créer une marine dans
■ Google
705
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LES INSnTOTIONS NËGESeAlBES. 703
caniciens et d'hommtis de pont réputé nécessaire. Je ne saums ap-
prouver compléteineat un système contre lequel j'ai fait connaître
mes objectioDS; mais ce qu'oo oe peut nier, c'est qu'avec ces trois
institutions, — ia flotte de réserve, les dépôts de spÉcialités, l'in-
scription niariiime, — l'empire avait résolu, àaas les conditions les
plus complètes et en même temps les plus économiques, le pro-
blème de \a. prompte mobilisation. Aussi n'a-t-il jamais fait en vain
appel à sa marine. l>e 18&8 à 1670, il l'a mainte fois prise à l'im-
proviste, laniôt lui demandant de transporter des armées de 2â,000
à 30,000 hommes au-delà des mers, tantôt lui pnescrivant de mettre
en quelques jours toutes ses ressources sur pied. La rapidité avec
laquelle ces ordres ont été exécutés a frappé d'étonnement les na>-
tions étrangères. De toutes les forces vitales du pays, la marine est
peut-être celle qui, en toute occasion, a le moins trompé notre at-
tente; il ne faut pas oublier, il est vrai, que nous n'avons pas eu à
soutenir une guerre mariLime. Et pourtant, al la Fr-once tient à
garder son i^ng dans le monde, si elle veut faire un jour recher-
cber son alliance, c'est toujours cetle épreuve décisive qu'elle doit
avoir en vue, c'est pour se mettre en mesure d'en sortir avec avan-
tage qu'il lui faut arrêter la constitution de aa flotte.
IV.
A quoi peut servir une marine? C'est la première question qu'un
budget, et surtout un budget ulans l'embarras, doit se poser. Je
réponds sons hésiter : à occuper les grandes voies maritimes. L'oc-
cupation dt3 la mer, ne fùt-elle que temporaire, doit avoir, même
dans une guerre continentale, des conséquences de la plus haute
portée. C'est par là que les états du nord en Amérique ont triom-
phé de la rôs'fôtance des étals du sud; c'est par là qu'en Europe
l'Angleterre a Uni par user Le premier empire; c'est par là qu'en
Grimée nous avons vainou ta Husfiie. On a beaucoup exagéré le
dommage causé au conunerce aniérioain par quelques corsaires; on
a fedt un bruit ridicule de la capture d'iuniuavira de commerce fran-
çais par une corvette allemuide «'échappant, eu oceur de l'hiver,
d'un port inaccessible qui n'était plus bloqué. La suprématie navale
la mieux établie ne saurait prévenir complètement ces déprédations.
Sur mer aussi bien que^ sur terre, une armée victorieuse n'a pas de
convois qui ne puissent être inquiétés; mais quels résultats peuvent
avoir de pareils^coupe d'épingle? S'iiaagine>~t-on que lee prouesses
de vingt AUbnnui» auraieot pu retarder d'un jour la prise de Rich-
mond? Si c'est sur de tels souvenirs qu'on s'appuie pour nous re-
commander ta guerre de oource et pour réclamer le lioenciement
■ Google
704
de 'dos escadres
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■ Google
LES INSTITUTIOiSS NÉCESSAIRES. 705
Je ne crois pas cependant impossible de concilier la recherche du
progrès avec les avaatages qui résultent de i'uniformiié des con-
structions. Dans 1 escadre, deux ou trois navires accouplés forment
l'unité tactique; dans l'armée navale, cette unité devient l'escadre,
c'est-à-dire le groupe composé de six navires au moins, de douze
navires au plus. Chaque escadre doit manœuvrer isolément et d'une
façon indépendante pour atteindre le but indiqué par les instruc-
tions du commandant en chef. On peut donc renoncer sans incon-
vénient à l'homogénéité de la flotte, pourvu que l'on conserve
l'homogénéité dans chaque escadre. Ce programme paraîtra bien ri-
goureux encore à ceux qui trouvent la pensée de nos ingénieurs trop
timide et leur imagination trop paresseuse. Nous avons heureuse-
ment d'autre matière à essais que les navires si coûteux dont se
compose Te coips de bataille de nos armées navales. Tout bâtiment
qui n'est pas aujourd'hui l'équivalent de l'ancien vaisseau de ligne
n'a besoin d'être astreint qu'à certaines conditions de force et de
vitesse. 11 n'appartient d'avance à aucun type; il faut en faire une
œuvre individuelle, sîgn<Je par son auteur et mise au monde sous
sa responsabilité. C'est sur ce terrain que j'j voudrais provoquer
l'audace des constructeurs. Le progrès dans notre architecture na-
vale a procédé jusqu'ici par élans plutôt que par un effort continu ;
de 1852 à 1857, le bond fut énorme. Toute notre jeunesse s'était
passée dans des débats ardens ofi la science et la pratique n'avaient
pu parvenir à se mettre d'accord. Un jeune homme parut, qui w-
mait notre métier, qui en avait l'instinct; nous le primes dans nos
bras, nous le soulevâmes au-dessus des rivalités, d is critiques et des
barrières que de toutes parts on lui opposait; pour son début, il
nous donna un chef-d'œuvrj. Esprit original et fertile, ses produc-
tions se sont appelées successivement le Napoléon, \'Algé$iras, la
Gloire^ le Solferino, VOcéan; nous lui devons la matint; dont nous
sommes lîers à si juste titre. Celte marine est homogène parce
qu'elle est sortie armée de toutes pièces d'un seul cerveau. 11 est
temps aujourd'hui f)u'une inspiration nouvelle s^^ produise; le même
type s'est représenté trop de fois avec des modifications qui révè-
lent un arrangement ingénieux plutôt qu'une pensive créatrice;
nous attendons un autre Algésiras, c'est-à-dire un de ces navires
dont l'apparition soit un événement et un avènement. Dans YAlgi-
iiraSf ce ne fut pas seulement le navire qui fut une nouveauté, ce
fut surtout la machine. La marine marchande se préoccupe peut-
être moins que la nôtre du boîtier de la montre; elle s'inquiète da-
vantage du mouvement qu'on y enferme. Il y a beaucoup à ap-
prendre de ces navigations à outrance où la rapidité de la marche
se soutient pendant des semaines, où les traversées s'accomplissent
■ Google
706 &BTVE Des DEUX UOIWES.
avec une r^ularité qui ne -se dément' jamais. Quand j'aurai vu nos
vaisBMUx ti-averser l'AtlaMique en coippagoie d'un de nos grands
paqueboUi je leslteodrai iquiUes des autres é[ireuves qu'on leur
faitsubir. La science de riogéaieur est devenue de nos jourertrès
complexe; nous Mnames loin decss t^mps où les Tnailres de hache
se-transmettaient àpeu de.frais les Xacilus secrets d'un art itérédi-
taîre. 'Dans ringéoieur.le mécanicien aiijou^i'hui double le cob-
stmcteur, Je devrais dire qu'il le prime, car cette faculté estjle
beaucoup) la plus rare et la plus nécessaire. On peut.gGÂoe à l'étiulc,
devenir constructeur; il faut naître ni<^caaioien.
L'administration, — qu'on veuille bien le remarquer, — i n'est pofi
engénéral aussi boatiler au progrès qu'on te i-épèlu ou qu'on le aiq>-
pose; son extrême circonspection, qui l'attardé quelquefois, ne
vient que des rigueurs impitoyables de l'opinion publique .peur
tout ce qui n'est pae du premier coup un succès avéré. Obteaans
de l'opinion un peu ,pluSid'indulgeoee, radniiuistraiiw) preodra
moins ooibrage des i nouveautés; il faut que l'viiiDion s'appJique-i
donner, siije puis m'exprimer ainsi, au budget — du cmirage, «n
talent qui veut prendre son essor — des ailes. Nous avons plus «pie
jamais besoin de viser^à la perfection dons nos constructions na-
vales, car on va certainement nous menacer de réduire le chiffre de
nos bâlimene. Le ebapitre de la solde est bien peu de choss, û on
le compare à ct^lui des approvisionnenn^ns généraux et des sa-
laires d'ouvriers. C'està la dotation du matériel qu'il faut s'adresser
quand on veut obtenir des économies sérif.usfs; mais encore faut-il
que ces économies soient bien entendues. Il n'est pas si iacile de
les réïilieer qu'on serait tenté de le croire. On ne peut, d'un jour à
l'autre, mettre en. grève les populatious qui viveut du travail que
leur procurent nos chantiers. Il est donc sur ce chapitre même des
dépenses que l'on peut supprimer; il en est d'autres sur lesquelles
il est dangereux de rien rabattre. Le procédé le plus sûr consJstaà
ne pas |)orter la cognée dans la forêt avant d avoir inanfué les
arbres qu'on se propose de mettre à terre. En un uiot, it ne faut
songer aux réductions que lorsqu'on est en mesure d'allîrnier le
principe sur lequel on entend les régler; ce principe pour moi n'a
jamnis été douteux. Chaque fols que l'arsenal et la flotte seroot en
présence, qu'il fauilranécessairement immoler l'une ou l'aiitre, l'ar-
sena', je, le déclare, aura tortÀmes yeux. Le monument est fatale-
ment desliué, diuis ma pensée, à payer lairani^on du vaisseau;-il
faut que notre orgueil national s'y rëtûgne. Nntis déploierons d^
vaut l'étrauger moins dei magnificence; qu'importe, si nous.préseB-
tons à l'ennemi des forces qui ne soient pas sensiblement dioH-
nuées? Voilà ie résultat autiuel ilnous faut paiTCoir. Je croisavùr
■ Google
LES INSTlTCTtOHS NÉCESSAOES. 707
suffisamment indirtué d>^jà comment, au point de vue matériel, il
me.paralt possible de préserver saus trop d'exigences notre état
militaire; jen'ai pourtant abordé encore que la.. moindre partie de
mon sujet. La plus importante, , personne assurément n'en doute,
est cellequi concerne l'organisme vivant de. la flotte; c'esMà. sur-
tout qu'un plan judicieux de cooservatîon est nécessaire. J'expose-
rai Jîrièvement celui que j'ai conçu, mais je dois conlesser quej'^
dépassé qttelquer.is mon programme. Bien que le temps ne soit
gu^e aux. rêves ambitieux, je n'ai pu me défendre de chercher des
pecfeciionnemens et des amt^liorations Jusque. dans^lesJugtitutiaus
doutije deiuande avec leiplus d'iuatance.le maintien.
I^force de toute organisation militaipe est dans les cadres. Cette
vérité est devenue, banale; il n'est peut-être pas inuUle cependant
de lia rappeler. Si je n'étais certain que l'état-m^jor de la flotte
sera; respecté, si je pouvais douter du traitement réservé à la classe
non. moins précieuse des ofljciers mariniers, je n'aurais pas eu le
courage de m'occuper de l'avenir de la marine frânçai-^e, puisque
bientôt il n'y aurait plus de marine en France; le zèle des commis-
sions de finances me ciu^e k cet égard, peu d'inquiétude. Je suis
moins rassuré du côLé des réformateurs : je crains certains projets
qui me semblent empreints, je l'avoue, d'une inoppoitune ijtipru-
dence. Au nombre de eus projets, je n'hésiterai pasA cit r celui qui
tendrait à la suppression du vaisseau-école, d'où sont sortis depuis
quarante ans presque tous uns oUîciers. Ià marine ne doit pas.sajis
doute se flatter d'échipper aux réformes qui deviendraii;nt la c»n-
séquence d'une modification quflconque de. notre état Kocial, mais
il serait as^ez singulier qu'on choisit pour la soumettre ^ de péril-
leuses* ejp<^,riences le moment où ton éloge est dans toutes les bou-
ches, et cil plus que jamais nous la trouvons en pos^e^sion de la
faveur publique. J'admelirai, si l'on veut, une école dVifliciers, gra-
tuite; je ne comprendrais pas qu'on voulût se passer d'école.
Lemode de recrutement <!e nos équipages, pas plus que le mode
d'éducation de nos oOiriurs. n'appelle en ce momint de modiUca^
lions sérieuses. Le service militaire devenu obligatoire pour tous,
la durée de ce service partag«^e en deux ou.trois périodes distîHctes,
voat-SMuneltre la France entière au régime jusqu'ici exceptionnel
sous lequel ont vécu, non, pas depuis ûolbert, mais df^piiis Jes dtir-
nières années du ^9uv«rnement de .juiliet, îles ^pupulatini^ qui. se
vouaientÀ l'e^iploitation de k mer. Si L'inscriptiisn.mariliijie, telle
que l'ont faite nos derniers règlemeos, demeurS'eacore par certains
, Google
708 RET0E DES DEUX HORDES.
détails un régime d'exception, ce sera par les privilèges qu'elle
consacre bien plus que par les charges qu'elle impose. Je ne vois,
pour moi, nul inconvénient à ce que la classe intéressante qui a
si bien mérité flu pays soit, pendant quelques années encore, une
classe privili'gién. Elle est, depuis des siècles, habituée à vivre soqî
la main de l'administration; cette tutelle ne doit pas lui manqua'
trop b^us^uement. Ce qui fait le matelot français si discipliné, c'est
le lien invisible qui le rattache au quartier d'où il est parti; on m
laisserait pas cette attache se rompre sans voir une grave pertur-
bation se produire tout à coup dans notre service. Nous aunons le
marin nnniade des Élats-Unis; nous n'aurions plus cet enfant dé-
voué de notre littoral, ce matelot façonné dès ses premiers ans 1
l'obéissance, que garde à la patrie le souvenir du foyer domestiqoe
où l'atienJ le pain de ses vieux jours.
Ainsi je compte sur l'inscription maritime pour y trouver encore
le fonds de nos équipages; je compte sur le vaisseau-école pour
donnera nos jeunes officiers l'instruction théorique dont le marin
de nos jours ne peut plus se passer. Piotre métier, je l'ai dit déjà,
et je ne t'ai pas dit sans regret, était autrefois un instinct: il est
devenu une science. Travaillons donc; travaillons sans cesse, puis-
que le succès ne doit plus être que le prix du travail. Si limités que
puissent être les crédits qu'on nous accordera, je voudrais toujours
en consacrer la majeure partie h l'instruction de nos officiers et à
celle de nos équipages. On a imaginé bien des besoins maritimes fac-
tices : des stitions destinées à protéger un commerce qui souveot
n'existe pas, des surveillances diplomatiques qui ne résolvent pas I»
plupart du tsmps les complications qu'elles font naître. Ce qu'il y a
de plus sérieux dans les armemens de paix, c'est, à mon sens, ce
qui peut pri^parer de bons armemens pour la guerre. Les stations
cavales ne sont pas seulement inutiles; elles sont cruelles. Dans la
vie d'un ofiîcier, au cœur de sa jeunesse, elles prennent parfois trois
ou quatre années pour les vouer, sous un climat insalubre, à l'ab-
sence. On a proposé de remplacer la station par la circulation. C'est
le vœu glanerai de la marine, j'y adhère sans réserve; je deman-
derai seulement que, parmi ces navires circulant autour du globe,
il y en ait un qui soit spécialement chargé de nous fournir des ga-
biers brevetés. On ne saurait admettre que toutes les professions
maritimes aient été Jugées dignes du brevet, et que la spécialité
la plus importante en reste privée. Le gabier sera toujours l'homme
le plus intrépide, le plus intelligent du navire. Le maître de ma-
■ nœuvre est, sans contestation possible, le premier des ofTiciers ma-
riniers; c'est à lui, non au maître canonnier ou au chef de tîmo-
nerie, que nos ordonnances réservent le commandement, si tous les
LES INSTITUTIONS NÉCESSAIRES. 709
officiers venaient à disparattre. La spécialité des gabiers est la
pépinière des maîtres de manœuvre; il y a donc à la Cois justice et
prévoyance à entourer le recrutement de cette classe précieuse de
toutes les garanties qui assurent le bon fonctionnement des autres
parties dri, service.
Les philosophes ont toujours considéré comme une œuvre diffi-
cile de faire de l'enfant un homme; il ne faut pas moins de soin
pour faire de l'aspirant un oITicier. Si l'on me confiait un des jeunes
élèves qui sortent du vaisseau-école suRisamment imbus des pre-
mières notions du métier, et qu'on me chargeât de le conduire
par la voie la plus fructueuse jusqu'au grade de lieutenant de vais-
seau, voici par quelle filière je le ferais passer. II aurait pour dé-
buts deux ou trois tours du monde. Ces voyages \' amarineraîent,
sans faire encore de lui tout à fait un marin. S'il y avait un brevet
de marin, comme il y a un brevet de canonniur, de fusilier et de
mécanicien, comme il y en aura bientôt un, je l'espère du moins,
de gabier, il ne faudrait l'accorder qu'à celui qui joindrait à la
science de la manœuvre la science du pilotage, il m'a toujours
semblé que la s^Tie de nos institutions ne serait complète que le
jour oil le pilotage aurait, aussi bien que l'artillerie et la ma-
nœuvre, son école. Cette école, sur quel terrain faudrait-il l'éta-
blir? Sur celui où toutes les difficultés de navigation seront réunies.
De Bayonne à Dunkerque, on trouve à la fois brumes, courans et
hauts-fonds; c'est là qu'il faut conduire nos timoniers et nos jeunes
oSîciers. Les preniiers y apprendront à surveiller la route du na-
vire avec plus d'attention et plus d'intelligence; ils apporteront
au service de vigie un regard plus pénétrant. Dans quelques pa-
rages que le sort les conduise, au bout de peu de temps ils pour-
ront suppléer les pilotes. Les seconds seront bientôt de force à s'en
passer.
Cinq ou six années bien employées peuvent donner à un jeune
officier une instiuction dont il ressentira toute sa vie l'inlluence.
Avant d'arriver aux grades supérieurs, il devrait avoir pris ses de-
grés aux diverses écoles que nous avons instituées pour former les
spécialités de nos équipages; il devrait être devenu fusilier à Lo-
rient, canonnier à Toulon, mécanicien à Indret et à Brest. Parvenu
au grade de lieutenant de vaisseau, il sera mûr pour la grande
école, pour cette école où s'appliquent les connaissances acquises à
toutes les autres; je veux parler de l'escadre d'évolutions. Cette
escadre, que M. de Cleimont-Tonnerre réunit pour la première fois
en 1925 dans la mer des Antilles, et qui, depuis cette époque, s'est
rassemblée presque tous les ans dans là Méditerranée, est la source
où nos olliders et nos équipages sont, de tout temps, venus re-
tremper leur esprit militaire. N'eùt-elle que cet avantage, l'escadre
,,GoogIc
71U BETUB DES DEITX llunUES,
d'ëTolutions devrait être à tout prir conservée; maÎ9tme comiâé-
ratîon plus importante, s'il se peot encore, nous en commandé im-
périeusprni'nt'lè maintien. C'est' notre sfule école de tactiqne. ]a
marine la plus tacticienne apportera un grand élf^ment de snpé-
riorité sur te champ de bataille. Quand deux (T6ttes se renromre-
ront, quand les lignes, après avoir fondu l'une sur l'autre, se seront
pénétrées, la lutte ne pourra se continuer que par un brusque ren-
versement (lè là route prinritivement suivie. Celte manœuvre, pres-
que inévii<il)Ie, est de nature à ciuser entre les bAtimens d'une
même armée plus d'un choc involontaire; la composition homt^ne
de la flôHe, la symétrie des courbes de giration , atléniieront c«
risques; l'Habitude des mouvemens d'ensemble les fera disparaître.
Ce n'est pas dans la pratique des évolutions régulières, des passes
géométriques, qu'il importe le plus de faire preuve d'un coup d'oui
exercé; l'habitude est Bien autrement nécessaire, quand on ^-eut ac-
quérir l'aplomb qu'exigeront la plupart des mnuvemens de combaL
Ni les naviguions isolées, ni les simulacres d'escadres composés
d'avisos nu de canonnières, ne constituent pour cet art difficile nne
école suffisante. 11 faut apprendre à faire mouvoir dans un espaM
restreint dps masses de 0,000 ou 7,0f)0 tonneaux, qui ne penrent
venir en contact sans se broyer mutuell^-ment. Il faut se faireaui
émotions de ces graves collisions, souvent imminentes; il faut 's'ha-
bituer à marcher de nuit aussi bien que de jour en ordre serré, sa-
voir se grouper, savoir se répandre, présenter tamôfune masse
compacte, tantôt des échelons successifs; il faut surtout posséder
la science indispensable, celle qui consiste à comprend/^ le chef à
demi-mot, à surveiller les moindres déviations de sa route, à s'in-
spirer de son exemple et à se passer de ses signaux. Tout le secret
de là tactique navale est là. II n'y a qu'une définition pour celte
tactique : elle est l'art de se soutenir dans le combat et de ne pas
s'aborder. Les plus habiles sont ceux qui peuvent encore combiner
leurs efforts, quand la traïismission régulière dés ordV-es est deve-
nue impossible. La dernière économie que la France doive ïkiif,
c'estdônc, i mon avis, celle d'une escadre d'évolutions. Lejouroii
l'état de nos finances nous interdirait l'entretien d'un pareif arme-
ment; il faudrait que, chaque année au moins, une campagne d'in-
struction, — ne durât-elle qu'un mois, — vînt préserverd'hjw com-
plet oubli les précieuses ttaditions que nous devons à un demi-siècle
d'études. Avec des armemens réduits, ni les^imbarqnemens d'offi-
ciers, ni les commandemens ne pourront se prolongeraussi Itrag-
temps que parie passé. Si l'on admet, comine j'ai essayé de l'éta-
blir, qu'il y a en temps de paix peu de démonstrations de force
nécessaires, qu'il fàat surtottt armer en vue d'aguerrir et d^ns^^rire
les élémens dont on aura besoin k l'heure dès combats, on cBer-
LES INSTITUTIONS NECESSAIRES. 711
chera naturpilement Ift combinaison qui pèat le pins largement ré-
pandre l'instruction dans le corps entier de la marine. Cette com-
binaison me paraît s'indiquer d'elie-méfne; il faut multiplier' le
nombre des campagnes et en abréger la dilirée.
Nous avons découvert récemment chei nos marins des aptitudes
qu'autrefois on mettait en doate; on les savait canonnters, on
croyait qu'ils ne feraient jamais qu'une infanterie médiocre; Certes
je suis de ceux qui veulent que l'on tienne avant tout notre métier en
honneur, qui verraient avec peine le corps-de la marine méconnaître
son rôle et sortir de sa voie traditionnelle pour devenir une branche
auxiliaire de l'armée; je n'en ai pas moins constamment protesté
contre une opinion qui tendait à jeter le découragement dans nos
corpsf de débarquement. Je suis heureux que les événemens aient si
bien montré ce quecfis corps pourraient être; l'action de nos flottes
sur le littoral ennemi en deviendra plus efficace. Ne sera'rt-il pas
fâcbeirx qu'une escadre, ayant à sa disposition 5 ou 6,000 hommes
d'élite, ne fût pas toujours prête à exécuter par ses propres moyens
UD coup de main, une reconnaissance, une descente? Toute réunion
un peu considérable de navires devra tirer désormais de son propre
sein les troupes dont elle aura besoin pour une opération quelcon-
que de petite guerre. U y a longtemps que j'expose cette idée aux
officiers qui par leur âge sont appelés à la réaliser un jour; je n'ai
cessé de demander que le nombre des annes portatives distribuées
it chacun de nos bâtimens fût sensiblement accru, que nos compa-
gnies de débarquement fussent munies des objets de campement
sans lesquels on ne peut les éloigner da rivage, qu'une section
pourvue des outils les plus indispensables pour ébaucher un re-
trsnchijment ou pour faire disparaître ' un obstacle accompagnât
toujours nos fusiliers mis à terre et nos obnsiers de montagne. Ce
qae les flottes romaines, ce que les invasions nonnandes ont pu
faire, nos escadres, dès qu'elles ont nettoyé la mer, doivent être en
mesure de le tenter. Quand chaque navire cuirassé portera sur ses
fisnes, comaie je !e crœs indispensabie, sept ou huit canoUà~'va-
peur, une escadre ne se montrera plus sur les cotas ennemies sans
Y semer l'alarme et sans y apporter-la dévastation-. Il serait sirper-
ilu d'insister sur ce> sujet; nous auron dft aux malhtfurs que nous
venons de subir la transformation de nos mœurs. Tout Français
va devenir soldat; les vœux qae je formais, U y a moins d'une an-
née, sans me dissimuler les grandes difficultés- qui pouvaient- en
ajourner la réalisation, se trouveront acooRiplis, si on laisse seule-
ment la marine aller où la conduit la pente naturelle des choses.
tten des gens s'étonneront de me voir exposer avec cette tran-
qtnneoonfr&nceun programme qui respire si pen le' découragement;
plas' d'ime fois mes -amis miti raillé oe- qu'ils- se permettairat d'ap-
, Google
peler « mes robustes espérances. » Nous verrons à qui d'eux ou de
moi l'avenir se réserve de donner raison. Frappé du coup mortel.
Chartes XII porta, dit-on, la œaîn sur la garde de son épée. De-
vons-nous, pour une blessure moins profonde que celles tant de
fois infligi^es à d'auires nations par nos armes, nous coucher dans
la tombe et désuspércr de la fortune de la France? Je ne sais ce
qu'il adviendra, pendant la phase si critique que nous traversons, de
l'org.iDisalion de notre armée; je crois pouvoir dire avec quelque
assurance ce que doit être aujourd'hui celle de notre marine.
VI.
Pour arriver au but, il n'est pas indifférent de bien choisir son
point de d>^part; le meilleur raisonnement ne conduira qu'à une
conclusion fausse, s'il n'est pas appuyé sur un principe juste. Quel
est le principi; sur lequel il faut baser l'organisa lion de notre ma-
rineî Sur ce principe qui fut vrai de tout temps et qui l'est dev-DU
cent fois plus aujourd'hui : la marine n'est ni dans les colonies, ni
dans les arsenaux, elle est dans ce qui flotte. Il faut que les colonies
aillent chercher ailleurs que dans notre budget le moyen de dis-
simuler ou d'aligner leurs dépenses; il faut que l'arsenal perde le
sentiment de son importance, et devienne le très humble serviteur
du vaisseau. » Tous, tant que nous sommes ici, disait en 1S37 l'a-
miral Lalande, alors préfet intérimaire à Brest, nous ne sommes
que les s ^rviteurs des serviteurs de Dieu. Nos ressources, nous w
les accumulons que pour les dispenser à ceux qui doivent s'en ser-
vir; il ne fiiut juger un port ni par ses ateliers, ni par ses maga-
sins, il faut le jitg'T par ses armemens. » Ce langage était sage, il
contient dans sa brièveté tout un programme. Pour que les passions
si naturelles au cœur de l'homme ne vinssent pas en gêner la pra-
tique, je voudrais que l'histoire n'enregistrât jamais une bataille
navale sans dire : l.es vaisseaux qui ont combattu avaient été cod-
struits par tel ingénieur, armés par tel préfet maritime; ils étaient
commandés par tel amiral. Quant au ministre, tout succès doit tour-
ner à sa gloire, et, quand une opération réussît, il est incontesta-
blement le premier à récompenser. Le vainqueur n'est que son
mandataire et son obligé. Pourquoi l'opinion s' empresse -t-el le de
le lui donner pour rival? Compétitions mesquines qui n'enfantent
certes pas de refus de concours, mais qui aigrissent les esprits et
sont faites pour alarmer le patriotismel
Quand on s'occupe d'un travail quelconque d'organisation, on
serût tenté quelquefois d'envier le sort des nations chez lesquelles
tout est à créer et qui n'ont pas à se débarrasser des ronces dont le
temps a obstrué nos chemins. Il faut si peu d'argent pour avoir une
LES INSTiTUTIOXS NTCESSAIBES. 713
flotte, et l'on en peut tant dépenser dans une vieille marine sans
être certain d'arriviir à en posséder une! Au prix de deux années
de nos anciens crérlits, on construirait la (lotte que nous a li^guée
l'empire. Cette (lotte, il est vrai, durerait à peine vingt ans. Il fau-
drait donc avoir, en vingt années, épargné la valeur d'une flotte
semblable. Ce fonds d'amortissement qu'on laisse s'écouler par des
constructions annuelles, au lieu de l'accumuler dans nos caisses,
constitue la base de ce qu'on appelle le budget normal. On n'en
peut absolument rien retrancher, à moins de consentir à déchoir;
mais, à mon sens, ce ne serait pas déchoir que de se borner à en-
tretenir soigneusement la flotte de transport sans la renouveler. Si
l'on cherche des économies, en voilà une qui ne nous coûtera pas
une notable diminution de puissance. Je crois pouvoir en indiquer
une autre dont on reconnaîtra aisément l'importance. L'annuité de
renouvellement dépend de la rapidité avec laquelle le dépérissement
se produit. On en réduira considérablement le chilTre, si, dans les
constructions futures, on remplace le bois par la tôle. II est vrai que
cette substitution ne se ferait pas sans exiger l'achat d'un nouvel
attirail, sans inutilrser nos réserves de chêne, sans mettre à pied la
plupart de nos charpentiers. La chose n'est donc pas aussi simple
qu'elle le paraît au premier abord; c'est une réforme à faire, mais
il faut la conduire avec une extrême prudence. Quant aux ateli^-rs,
aux bassins, à cette -marine de pierre qui, faite pour produire et
pour desservir l'autre, la plupart du temps la dévore, il faut arrê-
ter court soii développement et se contenter de lui allouer un fonds
d'entretiun. Sur une dotation annuelle de 65 millions, le matériel
doit nous fournir le moyen de sauver les institutions dont j'ai en-
trepris la défi^nse.
La séparation du ministère de la flotte et de la direction des co-
lonies nous viendra aussi en aide. Je ne proposerais pas de créer,
comme en 1857, un nouveau ministère; le département du com-
merce se chargera de régir des intérêts qui sont plus commerciaux
encore que maritimes. Quant aux garnisons coloniales, elles appar-
tiennent de droit au département de la guerre. Cette petite armée,
qui grossissait sans cesse, aura tout à gagner à se coufondre dans
les rangs de la grande armée nationale; les services qu'elle a ren-
dus, l'intrépidité dont elle a fait preuve, lui valent bien assurément
cet honneur. Attachée aux flancs de la marine, elle eût continué
d'y végéter à l'état de corps auxiliaire; il faut lui ouvrir un champ
plus vaste et saisir l'occasion que nous avons laissée échapper, il y
a quinze ans, de simplifier l'établissement de notre budget. Des
ofliciers qui construisent, qui administrent et qui montent nos
vaisseaux, des médecins qui soignent nos équipages, des aumôniers
qui les instruisent et qui les consolent, il ne nous faut pas autre
■ Google
71d BETUE DES DEUX MONDES.
chose; mais tout ce qui existe dans ces branches essentielles de
notre service, ofFicîers civils on militaires, il nous le faut sans ré-
duction aticime. La solde qui leur est allouée n'est qu'une goutte
d'eau dans l'océan budgétaire. Avec te prix d'une fn^gate cuirassée,
on doublerait, on triplerait presque nos cadres. Le ministre qui a
peut-être le mieux compris et le mieux défemlti les grands intérêts
qui lui étaient confiés, M. Hydede Neuville, a prononcé sons la res-
tauration une parole qu'on ne saurait trop méditer. « C'est sur les
choses, a-t-il dit, et non sur tes hommes qu'il faut faire porter les
économies. » Qu'on impose un instant silence aux penchana envieux
du cœur humain et qu'on descende sans panï-piis au fond de la
question, on verra que jamais vérité ne fut plus incontestable. On
peut bouleveiTser bien des existences, ruiner l'orgnnisaiion tout en-
tière d'un corps, sans trouver à réaliser par des retranchemens in-
tempestifs la diminution de dépense que représenterait le charbon
qu'il serait quelf]uefois si facile d'épargner.
Je désire vivement qu'on n'opère aucune n^duction sur le chiCFre
des bâtimens qni doivent composer notre (lotte de combat; mus à
quoi servirait d(3 conserver cette flotte, si l'on désorganisait le per-
sonnel, sans lequel nos navires de guerre ne seraii-nt plus qu'un
luxe tout à fait inutile? « La flotte, me dira-t-on, ne sera paaré-
duite, mais les armemcns de paix seront diminués. Vos nombreux
olficiers vont donc se trouver sajis emploi. Ce n'est pas leur ambi-
tion seule qui souffrira de cette inaction, ce sera leur instruction
même. L'officier de marine ne se forme ni dans les camps, ni dans
les ports. It se forme à la mer. « Le remède à cet état de choses est
facile; il a déjà été appliqué" dans les pn;mi)''res années de la res-
tauration. L'Angleterre et les États-Cnis y ont eu recours. Il (aut
admettre que l'oflicier naviguant sur les bâtimens du commerce,
— sur les bâtimens des particuliers, disait l'ordonnance du roî
Louis XVIII, — ne déroge pas. II me semblerait même équitable
de ne pas lui faire perdre les droits à I'a\'ancement qu'il tiendrait
de son ancienneté. En appliquant ici le principe du congé renou-
velable, on s'assurera presque sans frais une réserve d'officiers,
comme on a déjà, grâce à l'inscription maritime, une réserve de
matelots.
La composition de nos états-majors a beaucoup varié depuis la
création de la marine française. Au début, nous n'avions que des
capitaines et des ofliciers-mariniers; bientôt à chaque capitaine il
fallut adjoindre un lieutenant, et, quelque temps après, un- en-
seigne. Nous en sommes venus peu à peu à embarquer sur nos
vaisseaux de ligne jusqu'à 12 officiers, 6 lîeutenans de vaisseau et
6 enseignes. La république institua deux classes de capitaines, les
capitaines de vaisseau et les capitaines du frégate. L'amiral de Ri-
LES i:reTmmoNS kecessaires. 715
gny nous dornia des capitaines de corvette; l'amiral de Rosamel les
sQpprîaïa. Quelques officiers, doirt je ne serais paséloigné de par-
tager l'avis, voudraient' qu'on rétablit an grade qui rendrait l'ana-
lope plus complète ertre la marine eti'armée. Nos «orps de dé-
barquement trouveraient dans cette disposition les chefs de batailtbn
qui leur manquent; l'artillerie dé nos grands bâtimens y gagnerait
on commandant supérieor. Appelés à- remplir les fonctions de se-
cond, les capitaines de frégate seraient, en cas d'absence ou de
maladie, mieux suppléés par un capitaine de corvette que par un
lieutenant de vaisseau; investis eux-mêmes d'un commandement,
ce grade intermédiaire leur fournirait des seconds di?;posant d'une
autorité plus forte. Les lieutenans de vaisseau perdraient, il est
vrai, la chance de commander; ils auraient poerr dédommagement
la perspective d'arriver plus jeunes à une situation qni, pour beau-
coup d'entre eux, marquerait la limite d'une ambition que la gêne
financière va nécessairement restreindre. Il faut toojours hésiter à
remanier lès cadres; on alarme ainsi autant d'intérêts qu'on sus-
cite d'espérances et qu'on prépare de déceptions. Cependant I.i me-
sure que j'indique, si' elle fut prématurée autrefois, semble trop
bien s'accorder aujourd'hui avec les besoins d'une mnrine nouvelle
pour que je ne la recommande pas tout au moins à la plus sérieuse
étude.
Tai vu depuis trente ans quelques-unes des idées dont, au retour
de chaque campagne, je venais déposer ici le germe — avoir l'heu-
reuse fortune d'êclore au grand jour, et d'acquérir droit de cité
dans le domaine de l'administration. Pendant ces trente années,
mes convictions se sont pliées, sans se démentir, au cours dès évé-
nemens et aux révolutions opérées par la science; je les retrouve
ea 1871 à peu de chose près ce qu'elles étaient en 18A2, ce qu'elles
étaient encore en 1850. Il en est sur lesquelles je pourrais, à la
rigueur, accepter quelque compromis; pour celles qui me semblent
fondamentales, ni le malheur des temps^ ni le goût des nouveautés
ne sauraient m'arracher le moindre sacrifice. J'fù p^on^ncé, au dé-
but de ce travail, le mot d'institutions nécessaires; ces institutions,
je les résume. La première est sans contredit l'inscription nraritime;
là seconde, l'ensemble dé nos diverses écoles' de spécialités^ d^ns
lesquelles il faut comprendre une école de gabiers et une école de
pilotage; la troisième s'appelle l'cscadiTe d'évolutions. Sauver ces
ihstitutions, vous aurez sauvé la nmrine.
Si notre puissance navale n'était assise sur deux mers complète-
ment séparées, ce n'est pas à Paris, c'est dans un de nos ports que
je voudrais voir si^^ger Tadministration centrale de la Hotte. Il y
a longtemps que nous avons pu nous en apercevoir. Ce fleuve qui
emport* tout dans son cours' emporte aussi les meilleures pensées
■ Google
71(5 REVUE DES DEUX MONDES.
du marin; quand nous avons bu pendant quelques années les eaux
du Léthé, le s miment des nécessités maritimes devient chez nous
moins vif; d'autres sujets occupent notre esprit, rempliï-sent nos
entretiens : nous cédons peu à peu à l'assoupissement moral qui
nous envahit. La flotte abandonnée dérive au gré des flots, et nous
courons le risque de la retrouver au milieu des écueils. Puisque le
ministre ne peut vivre à Toulon ou à Brest, il faut du moins qu'il j
vienne souvent; ce qui retrempera son ardeur excitera du même
coup celle des autres. Qu'on le voie partout et qu'il apparaisse à
l'improviste, sans pompe, sans fracas, dans nos arsenaux qu'il vi-
vifiera de sa présence, sur les bâiimens nouveaux qu'on éprouve,
au milieu des oiïiciers et des équipages qu'on instruit. Les inspec-
tions qu'il passera ne seront jamais trop fréquenles; les travaux en
seront mieux conduits, et les avancemens en devi ndront plus judi-
cieux. Il est peu de questions qui ne dussent ëire étudiées sur les
lieux, soit par le ministre en personne, soit par les membres du
conseil d'amirauté, soit par ceux du conseil des travaux. Combien
d'avis négatifs et de fins de non-recevoir nous senient ainsi épar-
gnés! Quant aux affaires, on ne peut les traiter plus mal que par
le téli'grnphe. Avec son obscurité d'oracle, ce fil mysti^rî.rux est le
plus dét'-stable instrument que l'alminlstration ait jamais eu entre
ses mains. Il a substitué la précipitation au travail, un dialogue
fiévreux à des ordres et h des explications n fléchis. On ne peut tout
voir, on ne peut tout faire par soi-même; le plus sage est alors de
donner notre confiance tout entière i ceux qui voient et qui agia-
;e:it. Pour un ministre, pour un commandant en chef comme pour
un souverain, gouverner, c'est toujours choisir.
Je ne me suis occupé jusqu'ici que de conservation. Il faut bien
comprendre cependant que, si nous faisions une halle trop brusque,
nous serions de tristes conservateurs, car nous nous trouverions
bientôt en arrière. La stagnation est aujourd'hui la pire des impru-
dences. Tout est en progrès : les navires, les machines, l'artillerie,
tout jusqu'à la poudre. Les polygones d'expériences, les grandes
usines appartenante l'état ou subventionnées par ses commandes,
sont aussi des institutions nécessaires. On pourra cependant s'é-
pargner bien des frais, si l'on sait profiter des études auxquelles se
livrent de leur côté les autres nations maritimes. C'est folie de vou-
loir tout tirer de son propre fonds, de demander k des recherches
purement spéculatives ce qui n'est plus ailleurs qu'un secret d'ate-
lier. La marine russe nous donne à ce sujet un excellent exemple.
Il ne se passe rien d'intéressant dans le monde naval qu'elle n'en
ait aussitôt connaissance; ses ofTiciers sont partout et se montrent
en général de très judicieux observateurs. Le combat de Lissa était
à peine livré qu'un de ses amiraux accourait à Ancône pour exa-
LES INSTITonoiSS hécessaibes. 717
miner les navires, pour interroger les ofiîciers qui y avaient pris
part. Nous voyageons trop peu; nous ne connaissons ni les ports, ni
tes arsenaux étrangers; les nôtres sont constamment viaiLés par
d'intelligens touristes. Il devrait exister un fonda spi^cial pour ces
missions doublement fructueuses. Je le répèle, ce qu'a fait notre
marine depui» cinquante ans n'est rien, si on le comparai à ce qu'il
lui faudrait fiiire dans le cas d'une guerre maritime. J'ai bien sou-
vent ébauché dans mon esprit la constitution d'une armée de mer
qui pût, à un moment donné, réunir ses tronçons épars et présen-
ter, sur deux ou trois points ciioi^is à l'avance, des masses formi-
dables; je me suis demandé comment on pourrait faire converger
vers cette pensée nos institutions, notre budget, le partage de nos
forces. J'ai repris ainsi sur une plus vaste échelle le plan de 1805,
convaincu que la flotte la plus prompte à se concentrer devra con-
server pendant plusieurs mois l'avantage des premiers jours, car
elle assurera le retour de ses marins dispersés et interceptera ceux
de l'ennemi au passage; mais il est impo.>3ibl3 de comprendre de
sembl.'ibles opérations, si la flotte de guerre n'est suivie d'un train
d'équipage qui l'alimente et l'approvisionne. Nous avons fait des
transports pour les troupes et pour les chevaux; ceux-là, nous pour-
rions, sans grands inconvéniens, les laisser dépi^rir; ce qu'il nous
faut, ce sont des transports pour les vivres et surtout pour le char-
bon. I! y a là un type tout nouveau et fort difficile à créer. Des
transports mixtes de petite vitesse seraient presque inutiles; les
transports dont nous avons besoin doivent être aussi rapides que les
escadres aux opérations desquelles on les prétend associer.
Voilà, si je ne me trompe, un programme assez vaste; ajournons-
en la réalisation, mais ne le perdons pas pour cela de vue. Un jour
viendra oi!i une génération plus heureuse le trouvera peut-être trop
modeste. L'éclipsé que nous subissons sera plus ou moins longue;
la France est destinée à sortir de cette ombre, et nos enfaos au-
ront peine à comprendre nos découragemens. Au milieu des amer-
tumes dont nos cœurs débordent, c'est sur l'avenir que je veux
fixer les yeux. Cet avenir, nous ne le verrons pas; mais vous, pour
qui le ciel dms ses mystérieux desseins le prépare, prenez garde
qu'il ne vous surprenne. N'imitez pas les vierges folles de l'Évangile,
dont les lampes n'avaient plus d'huile quand l'époux arriva. Veillez,
car qui sait le moment où l'on viendra vous dire : « L'heure est
proche? » Veillez, et conservez soigneusement nos grandes institu-
tions. La marine de demain n'aura rien à envier à la marine d'au-
jourd'hui,
JciRiEN DE La Gratièbe.
■ Google
LA REVANCHE
DE JOSEPH NOIREL
■TM.OtBLtMB.VJi.VTVB W-
VII.
C'est un poison très actif que la parole humaine. On a beau se
jurer tie ne rien croire, si bravement qu'on se défende, on ne laisse
pas de cioire «n peu. Marguerite s'était promis de ne tenir aucttn
compte des avertissemens qu'avait bi^n voulu lui donner M"* d'Or-
nis; elle ne pouvait cependant s'empêcher d'y penser. Il ne lui vint
pas à l'esprit du suivre les conseils de sa belle-mère et rie rien chan-
ger à sa conduite, où elle ne découvrait rien de répréhensible. Il ne
lui paraissait pas que son mari lui manquât de respect, nt qu'elle
se manquât à elle-même en courant les bois avec lui. Où était le
mal? — Il a sa façon d'entendre la vie et le mari.Tge, se die^ait-elle,
et cette façon en vaut une autre. A qui cela fait-il du tort? Que le
monde en glose ! tout lui est matière à gloser. — Toutefois elle se
disait aussi qu'elle connaissait bien peu M, d'Omis, et pour le con-
naître mieux elle se prit à l'étudier avec plus d'attention qu'elle
n'avait fait jusqu'alors. Le doute produit la curiosilé, la curiosité
engendre l'inquiétude. Quand on cherche, on s'expose à de fâcheuses
rencontres. Heureusement Marguerite n'était pas femme à se créer
des fanlôjnes; elle était décidée à ne s'effrayer qu'à bon escient.
Elle avait pour se préserver des vaines terreurs son bon sens et sa
belle humeur naturelle. Je ne saurais mieux la défmir qu'eu disant
qu'elle avait la raison gaie.
Par un de ces beaux jours de l'arrière-automne que M™" de Sé-
(!) Voyex la Rioue du 1S Juillet «t du 1" ftoùt.
, Google
LA REVANCHE DE JOSEPH NOtItZL. 719
vigne appelait des jours de cristal, ils entreprirent une longue
course p'deslre, qui les mena plus loin qu'ils ne pensaient. Pour
faire plaisir à sa f<'mme, Roger avait laissé au logis son fusil de
chasse; il s'était contenté d'emporter sa carnassière, apr^s y avoir
fourré un pâté, un poulet froid, une bouteille de vin de Pomard
et du café en poudre, l's se proposaient de déjeuner à portée de
quelque auberge, où îls emprunteraient des assiettes et des four-
cbettes. Le milieu du jour et leur appétit les surprirent en plein
bois, dans une clairière d'où l'on n'apercevait aucune h.ibiiaiion.
Ils résolurent de faire balte dans ce désert et de manger à la turque,
c'est-à-dire avec leurs doigts. On s'établit près d'une source; tout
autour croissait un abondant cresson, admirable assaisonnement à
la soif. Comme on avait marché vite et qu'on craignait de se re-
froidir, avant de procéder au repas, on alluma un grand feu. iTous
deux à l'envi apportaient des brassées de bois mort et de broutilles,
se montrant l'un à l'autre leur butin. Quand le feu Qamba, on étala
les provisions sur l'herbe. Le pâté fut emporté d'ass.iut. Le difficile
fut de préparer le café. En s'ingéniant, on réussit à faire bouillir de
l'eau dans un gobelet, et cette eau ne sentait pas la fumée.
Le repas fini, Margiterite, qui était un peu lasse des quatre lieues
qu'on avait faîtes le matin, réclama une demi-heure de sieste. Elle
se coucha dans son cbàle, la tête appuyée sur une pierre moussue.
Elle aurait dormi deux heures, si Roger, perdant patience, n'avait
pris soin de la r*^veiller. En ouvrant les yeux, elle l'aperçut qui,
penché sur son visage, d'une main agitait un éventail pour écarter
d'elle la fumée que lui apportait le vent, et de l'autre tenait un
brin d'herbe dont il lui chatouillait doucement les lèvres. Ce réveil
lui fut délicieux; elle avait ppine à reconnaître son camarade, il lui
semblait rajeuni de dix ans. Elle se secoua, se mit à cltauter; elle
se sent:iit au cœur une délivrance soudaine de toute inquiétude et
comme une légèreté d'oiseau, et quand les oiseaux sont contens,
bien habile qui les empêcherait de chanter; puis elle s'écria : — Vous
avez fini par trouver le temps long?
— Pourquoi voulez-vous me le faire dh^ï Je viens de vous le
prouver.
— Cela ne suffît pas. J'aime assez les gens qui disent.
— Fort bien! fit-il. Je vous déclare sur mon honneur et en toutes
lettres que le tejnps m'a paru long. — 11 ajouta : — S'est-il pas
écrit dans une comédie qu'avant de se lier il se faut bien coinaltre,
parce qu'autrement ou pourrait avoir telles complexioas... Ebl oui,
voici le vers :
Que tous deux du mucbé non* dous repentirions.
, Google
Avani ae nous iiei, nous ue lu
pas que nous nous repentions de noire marché.
Une imprudence est bientôt faîte. CliarmOe autant que surprise
des belles dispositions où elle voyait son mari, Marguerite voulut
profiter de ce moment unique de joyeuse liunieur pour entrer en
exiilications avec lui.
— Il me semble, comme à vous, lui répondit-elle, que nous
sommes un couple très bien assorti, et pourtant nous nous ressem-
blons bien peu.
— Si vous parlez des visages... I! est certain qu'un vieux barbon
comme moi est indigne de posséder la jolie femme que voici.
— Ne vous calomniez pas. Dans ce moment, on ne vous donnerait
pas trente ans.
— Je vous ai déjà dit que mes jambes en ont quinze, et, grâce à
Dieu, les vôres sont bonnes, ce qui nous permet de courir en-
semble. Vous voyez bien.
— Oui; mais il y a aussi le chapitrs des dilTérences.
— C'est k vous de me les apprendre.
— Faut-il que je commence? D'abord je suis une personne très
confiante, trop confiante peut-être. J'ai beaucoup de peine à croire
aux méchantes intentions et aux méchantes gens, tandis que
vous...
— Tandis que, moi, je me tiens en garde contre tout le monde?
N'est-ce pas ce que vous vouliez dire? Vous avez raison, je ne crois
pas aux caractères. Les hommes se gouvonient par leurs impres-
sions ou leurs intérêts du moment. Vous ne pouvez savoir aujour-
d'hui ce qu'ils seront demain. Le mieux est de ne pas s'y fîur... Au
surplu!^, je ne sais pas quelle preuve de défiance exagérée...
— Ohl fit-elle gaîment, les preuves abondent... L'autre soir, eo
traversant le petit bois,... il vous en souvient, nous causions de la
pluie et du beau temps, quand nous entendîmes près de nous ua
froissement de feuilles mortes. Vous m'avez saisi vivement le bras
en me disant : Silence I il y a ici quelqu'un!... Il s'est trouvé que ce
quelqu'un était un chien occupé à ronger un os... Ce qu'il aura
répété de notre conversation n'est pas propre, je pense, à nous
compromettre.
Il avait froncé légèrement te sourcil, et lui répondit : — Les Ita-
liens, qui ne sont pas des sots, ont coutume de dire : Surveille ta
parole; un jour ou l'autre elle se retournera contre toi.
— Autre preuve, poursuivit-elle : avant-hier, vous étiez seul
dans votre chambre , cherchant je ne sais quoi dans un de vos ti-
roirs. Je me permets d'entrer sans frapper. Une voix tonnante me
crie : Qui va là? Heureusement voua avez daigné me reconnaître-
LA HEVANCHE DE JOSEPH NOIREL, 721
Il lui repartit avec une galté forcée : — Si vous pensez que mes
tiroirs renferment quelque ctiose de compromettant, je vous eu
donDerai la clé quand vous voudrez,
— Je n'accepte pas cette clé; on ne veut pas leur faire de mai , à
vos tiroirs.
Et ce disant elle allongea le bras et lui tendit la main.
— Soyons sérieux, reprît-il, puisque nous sommes en conversa-
tion d'affaires. Quelle autre différence...
— Celle-ci par exemple : on m'a toujours reproché de manquer
de caractère, et peut-èû"e en avez-vous trop.
— Qu'entendez-vous par là?
— Que vous êtes quelquefois... comment dirai-je?,.. un peu
violent.
— Mais c'est un réquisitoire en règle?
— Point du tout. Il est des violences que j'admire beaucoup, et
si la chronique dit vrai,..
— Expliquez -vous, reprit-il avec impatience, je déteste les
énigmes.
— Je me suis laissé conter qu'il y a deux ans, — oui, il y a deux
ans, — vous avez brûlé la cervelle à un cheval que vous aimiez...
Rien n'est plus désagréable que de mettre par inadvertance le
pied sur un pétard qui vous éclate entre les jambes. Ce fut une
surprise de ce genre qu'éprouva Marguerite en voyant l'efTet sou-
dainement produit par son imprudente parole. M. d'Omis p&Iit, se
leva d'un bond, passa violemment sa mûn dans ses cbeveux; c'était
le geste habituel de ses colères. Ses lèvres tremblèrent; il s'écria :
— Qui vous a dit?... qui s'est permis de vous dire?... J'exige...
je veux savoir...
Marguerite le regardait avec effarement : — Calmez-vous, je vous
en supplie; j'étais loin de me douter...
M. d'Omis éprouvait le besoin de briser quelque chose. 11 ra-
massa une branche à demi consumée, la cassa en deux et en rejeta
loin de lui les morceaux. — Je vousrépèteque je veux savoir... Ce
cheval... Quelle histoire vous a-t-on faite?
— On m'a conté tout simplement que vous aviez naguère nn che-
val de prix, dont vous étiez fier. Vous le montiez d'habitude dans
vos promenades avec nn ami qui est mort assassiné il y a deux
ans... Votre ami mort, vous avez résolu de vous défaire de ce che-
val, qui vous rappelait de chers et douloureux souvenirs. Un autre
l'aurait vendu, vous l'avez tué. Si c'est une folie, je vous le répète,
c'est une folie que j'admire.
— Et moi, je vous le répète... Qui vous a fait ce récit? Avec
qui vous permettez-vous de parler de moi?
son iciv. — 1871. »
, Google
J
722 KEVUB DES DEC! MONDES.
— ' 11 VOUS est bien facile de le deviner. Depuis que je suis votre
femme, qui donc ai-je vu?
— Ah I ma mère... Vous étiez donc allée la questionner?... Ces
curioàtés de femmes...
Il s'aperçut qu'elle avait des larmes dans les yeuxî il ressentit
quelque honte de eoa emportemeat, et réussit k maîtriser son émo-
tion : — Après tout, reprit-il, j'ai tort... II n'y a pas grand mal à
toutcela... Que voulez-vous? il y a des souvenirs... Il ajouta avec
eûbrt : — Cet «mi qu'on m'a tué... ce cheval... ne m'en repar-
lez jaœaisl... vous m'entendez, jamais!... Et après avoir repris ha-
leine : — A propos, quel était le sujet de notre entretien? Les dif-
férences qui sont entre nous... Nous avons fait les beaux esprits,
subtilisé... Ce n'est pas la peine. Je ne suis pas subtil, moi; je n'ai
jamais compris que les grosses vérités. ToiUes ces belles différences
se résument en un mot : je suis très brun et vous êtes très blonde,
et j'en couclus...
— Et vous eu concluez?... demanda-t-elle en essayant de sou-
rire.
— J'en ctMiclus , dit-il d'un ton iroaique oà malgré lui il entrait
plus d'amerlume que de galté, j'en conclus que j'ai été mis au
monde pour me laisser gouverna par vous, car il n'y a pas de ty-
rannies plus oppressives que les tyrannies blondes,
A ces mots, il ramassa sa carnassière , en boucla les courroies.
Dans la hâte fébrile de ses mouvemens, il se piqua deux fois à l'ar-
dillon; puis il dit brusquement : — En route. — On marcha pen-
dant vingt minutes sans échanger plus de quatre paroles. Cependaa
Marguerite parvint à surmonter son trouble, elle recouvra par de-
grés la liberté de son esprit. Peu à peu lui-même se détendit, se
dérida. Lne demi-heure avant d'arriver à Omis, il la prit dans ses
bras pour lui faire passer un ruisseau, et en la déposant sur l'autre
rive il lui dit d'un ton froid, mais aimable : — Vous êtes d(!cidé-
ment la plus jolie femme que j'aie vue de ma vie. — Il aurait dit
du mente ton : Ce bahut est le plus joli bahut... Il n'en fallut pas
davantage pour rendre à Marguerite sa galté.
Toutefois cette journée mal commencée devait mal finir. Après le
dîner, M. d'Omis pria sa femme de se mettre au piano. Elle s'em-
pressa de lui obéir et lui chanta une romance. En tournant la tète,
elle s'aperçut qu'il s'était endormi dans son fauteuil. Elle ferma
doucement le piano, prit sa broderie, vint s'asseoir en Eace de son
mari. Tout en brodant, elle le regardait, et tout en le regardant
elle pensait à l'histoire mystérieuse du cheval; il lui semblait que
dans la tête de cet homme endormi, de qui dépendait sa vie, Û y
avait un secret qui avait les yeux ouverts et qui la regardait. —
LA HEVAMCHE DB JOMPH RMBEL. 723
Deviendrai3-je Toile? se disait-elle. A quoi bon chercher là dedans
un secret? 11 n'y a pas de secret.
Le sommeil de M. d'Omis était agité. A deux reprises, il laissa
échapper un soupir; peu k peu sa figure se contracta, prit une ex-
pression d'angoisse qui effraya Marguerite. Elle le vit allonger ses
deux bras, les agiter dans l'air; l'instant d'après, il se prit à mui^
murer d'une voix étouffée : — II est à tw. Ne te fâche pas. Je te
jure que je te le donne; mais pour Dieu! que le inonde n'en sache
rien 1 — Le son de sa voix le réveilla, et son premier rçgard cher-
cha Marguerite, qui s'empressa de baisser les yeux et de les tenir
fixés sui' sa broderie. — Je crtns que je me suis eodormi, lui dit-il.
— Je le crois comme vous, répondit-elle avec un demi-sourire et
un légpr tremblement dans la v<nx.
— Il me semble aussi que j'ai parlé.
— Vraiment? Je n'ai rien entendu,^
II la regarda fixement pendant une minute ou deux ; puis il se
leva, sortit dn saloo. Cette nuit-là, Marguerite dormit mal. Elle se
répétait à elle-même, se retournant dans son lit : — Je te le donne;
mais pour ffieul que le monde n'en sache rien. — En rouvrant les
yenx au matin, il lui sembla qu'un changement s'était accompli
dans sa vie, que son bonheur était pareil à un vase précieux où
il s'est fait une fèiure. Désormais on ne peut plus le toucher qu'avec
précaution; il suffirait d'un mouvement maladroit pour le réduire
en morceaux.
Quinze jours se passèrent sans amener aucun incident nouveau.
M. d'Omis avait repris son visage, ses manières, son caractère
habituels. Cependant, si raisonnable que soit une femme, quand
une fois sa curiosité s'est allumée, elle a grand'peine à éteindre cet
incendie, non que les femmes soient plus curieuses que les hommes,
mais elles ont plus de temps à donner à leurs pensées, moins d'oc-
casions de leur échapper. La vie uniforme et solitaire que menait
Marguerite lui offrait peu de distractions. C'est une charmante
chose qu'une promenade dans les bcàs; mais les bots sont les b<ns,
ils ne parlent guère, hormis an cteur des poètes, et II est des heures
où la femme la moins mondaine donnerait toutes les forêts de la
terre pour causer chiffons pendant vingt minutes avec une autre
femme. Avec quelle femme pouvait causer Marguerite? Après la
soirée qu'avaient donnée M. et M" d'Omis, ils avaient reçu de leurs
voisins quelques invitations à dtoer. M. d'Omis avait trouvé des
défaites pour tout refuser; on n'était pas revenu k la charge. La
vieille comtesse allait partout contant que sa bru était one ravissante
petite bourgeoise, mais qn' elle avait ses raisons pour haïr le monde,
qu'elle se rendait justice, se sentait embarrassée dans sa nouvelle
■ Google
J
72i lETUE DES OECX HOXDES.
situation, et qu'elle avait obteoa de son mari qu'il De reçût per-
sonne et n'allât chez personne. — Ce pauvre Roger ! — ajoutait-elle
avec un soupir de profonde commisération. Son iatime amie, la
marquise du Rozan, épousait avec chaleur ses resscDtimeDs et ap-
puyait SCS petites calomnies. — Votre fils vous reviendra, ma chère,
lui disait-elle pour la coDsoler. Quand un homme tel que lui a
épousé une femme impossible, il ne tarde pas à s'en repentir. — Ainsi
parlaient les femmes. Les hommes raisonnaient autrement. I^
beauté de Marguerite leur avait fait une vive impression, et quand
ils venaient à la rencontrer, ils lorgnaient avec insistance ce fruit
défendu. Ils en voulaient à H. JOmis de garder sa femme pour lui
et de la si^questrer du commerce des humuns. Ceux-ci s'en pre-
naient à son humeur sauvage, ceux-là le soupçonnaient de jalousie.
Quelques-uns s'obstinaient à forcer la consigne. Quand ils étaient
reçus, les froideurs qu'ils e^uyalent les contraignaient d'abréger
leurs visites.
Si Marguerite ne trouvait dans la société de ses voisins que de
médiocres et rares distractions, elle n'en trouvait pas beaucoup
plus en elle-même. Notre imagination nous tourmente souvent en
nous forgeant des fantômes; en revanche elle nous rend quelquefois
le service de nous faire oublier les réalités, et nous lui en sommes
fort obligés quand ces réalités sont déplaisantes. Marguerite n'était
pas une de ces âmes ailées qui se réfugient dans les nuages quand
la terre les contrarie. Il ne lui était jamais arrivé d'oublier ce qui est
pour ce qui n'est pas, de voyager dans les espaces, ni de s'éprendre
d'une belle tendresse p«ur une chimère, pour une idée, pour les
aventures de l'esprit. Elle n'avait connu qu'une passion, l'amitié;
le reste n'était pour elle qu'un passe-temps plus ou moins agréable.
£lle aimait, comme une autre, à lire un roman ou à déchUIrer une
sonate, mais à peine avait-elle fermé son livre ou son piano, elle se
trouvait rendue & elle-même, à cette Marguerite Mirîon, devenue
comtesse d'Omis, qui lui contait ses afKiires et lui en demandîiit son
avis. Adieu la musique I il fallait lui jrépondre et s'enfoncer avec elle
dans le positif de la vie. Point de rêves dont elle pût s'aider pour
se défendre contre les inquiétudes; sa seule ressource était sa r^-
SOD. Elle gourmandait vertement sa curiosité. — Tais-toi, lui di-
sait-elle; si je t'écoutais, tu finirais par me rendre malheureuse.
— Et ce disant elle secouait sa charmante tête pour en faire tom-
ber les papillons noirs qui venaient par instans s'y poser.'
Dn soir, — c'était, je crois, le 20 novembre, — le feu prit dans
un hameau voisin d'Omis. Roger, accompagné de ses gens, se porta
l'un des premiers sur les lieux pour y organiser les secours; il se à.-
gnalait dans ces occasions par son intrépidité, sa présence d'esprit
LA BETANCHE DE JOSEPH XOIBEL. 725
et son sang-froid. Marguerite était restée seule au château avec sa
femme de chambre. Vers dix heures, un violent coup de sonnette fit
retentir toute la maison. Par l'ordre de sa maltresse, Fanoy, qui
n'était pas la plus vaillante des camérîstes, descendit fort à contre-
cœur pour ouvrir. Quelques instans après, Marguerite l'entendit re^
monter précipitamment l'escalier, et la vit reparaître efiarée, criant
à tue-tôte : — Madame, madame,... un vilain homme avec un
grand nez de perroquet et des yeux qui lui sortent de la tôte... Ce
ne peut être qu'un brigand.
— Que veut-il? que demande-l-il7 lui dit Marguerite un peu
émue.
— M. le comte. — Je lui w répondu qu'il n'y était pas. II m'a
répliqué qu'il y était toujours pour lui. Je l'ai prié de s'en aller,
de repasser demain. Il s'est mis à f^re le moulinet avec son bâ-
ton , me criant que j'étûs une mijaurée, qu'il voulait voir mon-
teur, qu'il le verrait...
— Et après?
— Après... je lui ai poussé la porte au nez ; mais il a fourré son
rotin entre les deux battans, et je me suis sauvée.
— Tu es la fille la plus peureuse que je connaisse, lui dit Mar-
guerite. Cet homme est peut-être chargé d'un message pressé.
Elle se leva, se dirigea vers la porte. Fanny s'eiïorça de la rete-
nir, la suppliant de tirer le verrou et d'éteindre la lampe. — ^^Je vous
jure que c'est un brigand, lui disait-elle.
— Est-ce qu'il y a des brigands dans ce pays?
— Ëhl madame, celui qui assassina ce pauvre marquis Raoux!,..
— On l'a exécuté, et je t'ai défendu de me reparler de cette his-
toire et de prononcer ce nom dans cette maison, lui dit Marguerite
d'un ton sévère.
A ces mots, elle sortît de sa chambre, sa lampe à la main , des-
cendit à la rencontre du visiteur nocturne. Celui-ci avait cherché à
pénétrer dans l'appartement de M. d'Omis; il s'était trompé de
chemin, et il venait d'entrer dans un cabinet de bain qui s'ouvrait
au fond du corridor. La porte s'était refermée sur lui; après s'être
efforcé vainement de la rouvrir, il cherchait dans l'obscurité une
autre issue qui n'existait pas, et tout en cherchant il tempëtùt et
lâchait des bordées de jurons.
Marguerite prit son courage à deux mains, entra dans le cabinet.
Elle se trouva en présence d'un homme qui avait le teint échauffé,
l'œil allumé par de trop copieuses libations. Cependant sa langue
n'était point embarrassée, il était solide sur ses jambes. En aper-
cevant Marguerite, il demeura un instant comme ébahi; ses grosses
mains vêtues posées en abat-jour sur ses yeux, il la considérait des
■ Google
720 BETUI DES DECX MONDES.
pieds à la tète. — Ohl la jolie comtesse d'Omis ijue voilà! dit-il
enfin.
Que désirez- vous? lui demanda Marguerite, médiocrement sen-
sible à son enthousiasme.
Au lieu de lui répondre, il fit claquer sa langue. — 11 y a des
hommes qui sout nés coiffés! repril-U comme se parlant à loi-
mëme. En voilà un qui frise la cinquantaine et qui est noir comme
une fourmi, et le boa Dieu lut amène dans son nid un amour de
femme à faire venir l'eau à la bouche d'un ange... Et la dot! peut-
on savoir le chiffre de la dot?
— Encore une fois, que voulez-vous? dit Marguerite en haussant
le ton. Qui cherchez-vous dans ce cabinet de bainï
11 regarda autour de lui. — Tiens, fit-il en partant d'un éclat de
rire, vous avez raisun, j'ai failli me laisser tomber dans une bai-
gnoire. Pourtant nous connaissons les êtres. Dame! j'ai beaucoup
trotté aujourd'hui, et tout à l'heure je me suis rafraîchi dans la
guinguette de M'"' Guibaud. Je ne sais pas ce qu'elle mâle à son
Tin, mais je me sens dans la tête un léger nuage. Cela passera...
Où donc est votre mari, madame la comtesse?
— On vous a déjà répondu qu'il était sorti. Avez-vous quelque
chose à lui faire dire?
— A lui faire dire, madame la comtesse? Je ne lui fais rien dire,
moi; j'ai l'habitude de lui conter moi-même mes petites aHaîres.
^o^ls sommes de vieilles connaissances, voyez-vous, de vieux amis.
11 ferait beau voir que je vinsse en Bourgogne sans lui toucher dans
la main ! L'été dernier, j'ai trouvé visage de bois. Il était en Suisse,
où il cherchait femme. Peste 1 il a eu de la chance, et il me tarde
de lui en faire mon compliment.
Marguerite n'avait jamais entendu parler de M. Bertrand, que Jo-
seph Noirel avait eu l'avantage de rencontrer deux fois à Omis en
quelques heures. Le grand danois, son inséparable conipaf^non, n'é-
tait pas loin; son maître l'avait laissi; dans la cour, où il aboyait
plaintivement à la lune. Marguerite se demandait qui pouvait être
ce personnage à la figure de Polichinelle, qui Siï permettait de parler
si familièrement du comte d'Omis. Son costume offrait un bizarre
amalgame. Son habit était de drap fin, et le collet en était fourré de
martre; il portait aux poignets de sa chemise deux énormes boutons
d'or. Eu revanche, son chapeau de feutre, qui n'avait point quitté
sa tête, était fripé et bossue, et il avait i ses pieJs de grosses chaus-
sures ferrées, dont les cordons avaient été remplacés par des ficelles.
Marguerite finit par conclure que c'était quelque maquignon qui
avait fait autrefois marché avec M. d'Omis, et dont l'hijdiitude était
de s'oublier après boire.
Li REVANCHE DE JOSEPH NOIBEl. 727
— Je ne sais quand M. d'0mi3 reviendra, reprit-elle. Soyez assez
boa, monsieur, pour repasser demaia.
— Oh! doucement, répondit-il en roulant les yeux. On ne me
renvoie pas ainsi. Demain M. le comte sera à la chasse, et il faudra
que je coure après lui. Comme disent les Anglais, le temps est de
l'argent, le suis ici, j'y reste, quand j'y devrais passer la nuit.
Sur ces entrefaites, Fanny, qui, prise dt; vergogne, venait de re-
joindre sa maîtresse, s'avisa d'un expédient qu'on lui avait en-
seigné pour se d.'barrass^ des rôdeurs qui s'introduisent nuitam-
ment dans une maison mal gardée. Se tournant vers la cantonade,
elle se mit à crier à pleine tête : — Ëkl Joseph, Jérôme, Jean-Marie,
Mathurin, venez mettre à la porte ce monsieur qui fait l'insolent
avec madame ! — Elle aurait épuisé tout le calendrier, si Marguerite
ne lui avait mis la main sur la bouche.
La belle invention de la caménste n'eut d'autre effet que de fùre
entrer M. Bertrand en fureur. D'une main assénant un grand coup
de poing sur son chapeau, de l'autre brandissant son bâton : — Me
mettre à la porte comme un voyou, moi, M. Bertrand! s'écria-t-il
d'une voix de stentor. Qu'ils y viennent, tous vos Jean-Marie et vos
Mathurin 1 Mille tonnerres 1 je voudrais bien voir qu'il y eût dans
cette maison quelqu'un d'assez hardi pour me porter la main an
collet!... Vous ne savez donc pas qu'elle est un peu à moi, cette
maison?.,. Et frappant de son bâton la muraille: — Cela me con-
naît, cette muraille. Cela sait comment je m'appelle et que j'ai le
droit de parler en maître ici... Et tenez, madame la comtesse, ce
joli collier de corail que vous portez au cou, s'il me prenait fantaisie
de l'ajouter à mon fonds de boutiqne, Je n'aurais qu'un mot à dire,
on me le donnerait... Et s'il me plaisait, comme dit cette demoiselle,
de faire l'insolent avec madame, jour de Dieu! je voudrais bien
savoir qui m'en empêcherait!
A ces mots, étendant le bras, il aurait saisi Marguerite par la
taille, si elle n'eût bondi en arrière. Dans le mouvement qu'il fit
pour la suivre, son chapeau tomba, il se baissa pour le ramasser.
Marguerite s'élança dans le corridor, et Fanny referma vivement la
porte du cabinet, dont elle tourna la clef. M. Bertrand s'efforça en
vain d'enfoncer cette porte à grands coups de pieds; il demeura
enfermé dans les ténèbres, jurant, beuglant, se trémoussant comme
un diable dans un bénitier, frappant de sa trique les baignoires et
faisant de toutes manières un tapage à réveiller les morts. Son
chien, qui l'entendait de la cour, lui riïpondit par des hurlemens
désespérés, auxquels ne tardèrent pas à riposter tous les chiens de
garde du voisinage.
Encore émue du geste insolent de M. Bertrand, Marguerite, qui
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728 RETUE DES DEDX MONDES.
ci'aignait que la porte ne cédât à ua nouvel assaut, ne savait à quel
saint se vouer. Fanny lui offrit d'aller quérir main-forte au village.
Elle allait accepter sa proposition quand M. d'Omis parut, suivi de
son valet de chambre. — Que signifie ce vacarme? — demanda-t-il.
La camériste courut à lui, et avant que Marguerite pût placer un
mot, elle Iqi conta du ton le plus pathétique qu'un ivrogne, dont
les intentions étaient fort suspectes, venait de s'introduire dans la
maison, que sur la sommation qui lui avait été farte de se retirer,
il s'était répandu en invectives et en, menaces, qu'il avait poussé
l'insolence jusqu'à vouloir embrasser madame la comtesse.
Le visage de M. d'Omis s'empourpra de colère. Quel est le drdle?. ..
s'éctia-t-i!, et sans achever sa phrase il courut au cabinet de bain.
Marguerite s'élança sur ses pas, inquiète de ce qui allait se passer
et appréhendant qu'il ne se livrât à quelque violence. Elle était
loin de compte. A peine eut-il ouvert la porte, sa colère tomba
comme par enchantement et Ht place à une sorte de terreur mêlée
de confusion et d'angoisse. II recula de deux pas.
— Quoi I c'est vous, Bertrand 1 balbutia-t-îl en s'efforçant de se
remettre. Comment se fait-il...
L'excès de fureur auquel s'était abandonné M. Bertrand l'avait
entièrement dégrisé; mais peu s'en fallait qu'il n'eût une attaque
d'apoplexie. Comme s'il craignait de suffoquer, il dénoua violem-
ment sa cravate.
— Oui, c'est moi, répondit-il en haletant. C'est bien moi, mon-
sieur le comte, et voilà comme on me reçoit chez vous 1 Pour qui
me prend-on? Est-ce par votre ordre qu'on me traite ainsi? Suis-je
de ces hommes dont on s'amuse î ou espère-t-on me dégoûter de
revenir ici? Sacrebleu ! on y perdrait ses peines.
— C'est une méprise, murmura M. d'Omis. Comment pouvez-
vous croire...
— Eh! que n'appreaez-vous à vos gens à me connaître? reprît
l'autre en secouant sa crinière rousse. Vous n'avez donc jamais parlé
de moi à madame la comtesse? Veuillez, je vous prie, lui expliquer...
— Il suffît, interrompit avec hauteur M. d'O. nis, qui avait réussi
à se refaire une contenance. Je n'ai aucune raison de vous pré-
senter à ma femme, et j'entends vous garder tout entier pour moi.
Calmez-vous, ramassez votre chapeau, que vous avez laissé tomber
dans la baignoire, et suivez-moi dans mon appartement. Nous y
causerons à notre aise.
M. Bertrand ramassa son couvre-chef, adressa à Marguerite un
léger salut et un regard de travers dont elle ne dûgna pas s'aperce-
voir, puis se hâta de rejoindre M. d'Omis, qui avait pris les devans
et se retournait pour l'appeler. C oo^^li.'
LA REVANCHE DE JOSEPH NOIREL. 728
Marguerite demeura stupéfaite de ce qu'elle venait d'entendre,
de tout ce qui s'était passé et qui lui faisait l'effet d'un rôve. Elle
connaissait par expérience la vivacité d'iiumeur de son mari; elle
avait craint un instant qu'il n'étranglât de ses mains ou ne fît bà-
tonner par ses gens l'intrus qui avait forcé sa porte et pris des
libertés avec sa femme. Il se trouvait qu'à la vue de cet intrus sa
colère avait fondu comme une pelote de neige; il avait pâli, perdu
contenance, écouté avec une sorte de componction les hautains re-
proclies du manant, et il venait de l'emmener dans son cabinet
pour y causer d'affaires avec lui. Qui était ce M. Bertrand qui s'en-
tendait si bien à calmer les gens 7
Elle remonta fort rêveuse dans son salon ■ Vers onze heures, Fanny,
qu'elle avait envoyée faire une commission à l'office, revint en lui
disant : — C'est à n'y rien comprendre, madame. Ce vilain homme
vient de sortir, et M. le comte l'a reconduit jusqu'à la porte. Ils
sont restés un instant à causer dans le vestibule.
— Et tu as écouté, selon ta louable habitude? Il est bien temps
que tu la perdes. Tu as des oreilles en forme de trompe dont tu
ferais bien de te défier.
— Je n'ai pas écouté, madame; ils parlaient tout haut. M. Ber-
trand disait : — C'est entendu, nous nous reverrons danshuit jours;
mais je vous préviens que c'est mon dernier mot, je n'y peux rien
changer. — On voyait bien que monsieur était vexé, que les mains
lui démangeaient. — C'est bon, c'est bon, a-t-il répondu. Vous
me permettrez du moins de vous dire que vous êtes un drôle. —
A ce mot de drôle, l'autre a voulu se rebiffer; mais monsieur lui a
fait signe de se taire, et le butor est parti en sifflotant une clianson.
C'est égal, madame; est-ce qu'on se figure des choses pareilles?
Un ivrogne veut prendre la taille à madame, et monsieur avale cela
doux comme lait I
Marguerite lui imposa silence; elle pouvait se passer des réflexions
de sa camériste, les siennes lui suflisaient. Elle reprit sa broderie.
Elle entendit bientAt dans l'escalier, puis dans le corridor, le pas
rapide et saccadé de son mari. La porte s'ouvrit, i! entra. 11 avait
l'air sombre. 11 lui jeta du seuil un regard scrutateur; ce regard était
celui d'un homme qui souffre d'une colère rentrée, qui n'attend
que l'occasion pour la décharger sur quelque chose ou sur quel-
qu'un.
— Eh bien!, loi dit-elle, cet incendie...
Cette question n'était pas celle qu'il avait prévue. — Ce n'est
pas la peine d'en parler, répondit-il sèchement. Une baraque qui a
flambé. Elle ne renfermait que des porcs, qui en seront quittes pour
sentir un peu le roussi.
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730 KETUE DES DEDX MONDES.
— On dirat, fit-elle en riant, que tous leur en voulez de ne pas
s'être laissé griilerT
— Moi 1 pourquoi donc? Vous savez que je veux du bien à toute
la création.
Il commença d'arpenter le salon, les mains derrière le dos, re-
gardant Marguerite de côté. Si peu qu'on aime les questions, on les
préfère h certains silences, rien n'étant plus désagréable qae de se
trouver en présence de quelqu'un qui ne dit mot et qui assurément
n'en pense pas moins. — On étoufle ici! s'écria-l-il au bout d'an
moment. Vous avez la rage de faire des feux d'eofer; je ne sais pas
comment vous pouvez y tenir.
Il ouvrit la fenêtre à deux battans. Marguerite s'approcha de la
cheminée, écarta deux bûches qui commençaient à s'allumer, et ne
put s'empêcher de faire in pelto la réflexion que son feu était fort
modeste, et qu'un homme contrarié trouve toujours à quoi se
prendre. Elle se ras.^t, se remit k broder. S' arrêtant devant elle,
M. d'Ornis lui dit. — Que faites-vous donc là?
— Vous le voye», je brode.
— Vous avez tort de broder si tard, vous y perdrez vos yeux.
— Affaire d'habitude; je vous assure que je ne les fatigue
pas.
— Et moi, je vous certifie xjue rien n'est plus insupportable pour
un homme qu'un tête-à-tête avec une femme qui brode.
— Ohl dit-elle gaîment, voilà un argument qui me touche. —
Et, posant sa broderie, elle s'enfonça dans son fauteuil et se croisa
les bras. — Voyons, avez-vous quelque chose à me dire?
Il haussa légèrement les épaules, fil encore un tour de chambre.
Quand SI promenade l'eut ramené en face de Marguerite, la voyant
résolue à ne le point interroger, il prit le parti de rompre lui-même
la glace. — S'il vous platt, où avez-vous péché voire femoie de
chambre? lui demanda-t-il.
— Dans le lac de Genève. C'est une mienne payse, qoi a passé
plusieurs années à Paris, une brave fille très adroite de ses doigts.
— Ne vous en déplaise, c'est une sotte pécore.
— Une pécorel Qu' avez-vous à lui reprocher?
— Ses stupides terreurs, ses histoires à dormir debout. N'avait-
elle pas pris M. Bertrand pour un détrousseur de grands chemiosî
Peu s'en est fallu qu'elle n'ameutât tout le village par ses cris. Cet
homme a-t-il donc l'air d'un malandrin? Lui avait-ii mis le poi-
gnard sur la gorge! Vous feriez bien de renvoyer votre payse au
fond de son lac.
— Permettez cependant. Elle a la lête un peu vive, et je lui en
fais la guerre; mais tout n'est pas rêverie dans son fait. Votre
LA BETARCHE DE JOSXPR HOIREL. 731
M. Bertrand a une façon de se présenter chei les gens... Je serais
désolée, je vous l'aTOue, qn'îl eût embrassé votre femme.
— Êtes-Tons bien sûre qu'il rouiût voua embrasser? Il a vu que
vous aviez peur, et s'est amusé... Sa plaisanterie était de très mau-
Tais goût, si vous le voulez...
— Oh! je le veux très fort, dit-elle.
— I) n'arrive jamais rien aux femmes qui n'ont pas peur, re~
prit-tl brutalement. Si la comtesse d'Omis ne se comportait pas
quelquefois comme une petite fille, personne ne s'aviserait de
prendre des familiarités avec elle.
Si grande que fût sa mansuétude, cette observation la choqua.
— Excusez, dit-elle, cette pauvre Marguerite. Si j'avais pu devi-
ner que cet homme était de vos amis...
Il fit un hant~le-corpa. — Lui, mon ami! Âvez-vous l'inten^on
de me fàcherî
— Point du tout, mais voas avez pour lui des trésors d'indul-
gence. . .
— Vous regrettez que je ne l'aie pas tué comme un chien, parce
qu'il avait bu une demi-bouteille de trop?
— Dieu m'en garde I je voudrais seulement que vos indulgences
s'étendissent à tout le monde, et en particulier à mon humble per-
sonne. — Puis, reprenant sa belle humeur, elle ajouta de cet air bon
enfant dont la grâce était irrésistible. — Voyons, dites-moi bien vite
qui est ce M. Bertrand, et que cela finisse!
Il eut quelque satisfaction de l'avoir amende à l'interroger, et il
parut s'humaniser un peu. — Je savais bien que vous mouriez d'en-
vie de me questionner! s*écria-t-il. Oh! les femmes! toujours en-
rieuses de misères!... M, Bertrand est l'un des plus beaux pro-
duits de ce pays. Après avoir tâté de tous les métiers, cet enfant
d'Omis est en passe de faire fortune. D'abord simple gardeur de
moutons, puis porte-balle, puis garde-vente, puis courtier d'assu-
rances, puis gourmet-piqueur d'entrepôts, il s'est lassé de déguster
les vins des autres, et a juré de ne plus boire que les siens. 11 ne
tient pas toujours parole, comme vous voyez. En fin de compte, il
s'est fait marchand de bric-à-brac, et depuis quelques années il a
levé boutique à Lyon. De temps à autre, il vient faire une tournée
dans nos châteaux bourguignons, où il trouve toujours quelque
chose à brocanter. Mes greniers sont pleins de vieux meubles, d'an-
tiquailles qui prennent une place inutile, et dont je suis bien aise
de me débarrasser. Voas voyea que œt homme appartient à la
classe des animaux utiles, et que votre chambrière est une pécore.
Dans le moment, Marguerite s'accommoda de cette explication,
qui lui parut suffisante. — Pourquoi, reprit-elle, n'avez-vous jamùs
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732 RETUE DES DEDX UONCES.
promené dans vos greniers la fille de mon përeT Vons savez que les
vieux meubles et moi, noas avons du goîit les uns pour les autres.
— Bah I dit-il, vous ne trouveriez là-haut que de la friperie, des
sofas dépenaillés, des tables boiteuses, des fauteuils manchots et
des bibelots qui n'auraient point de valeur pour vous, et dont mon
brocanteur sût tirer parti, sans compter qu'il me les paie.
— Oh ! bien, permettez-moi d'enchérir sur H. Bertrand. Si Mar-
guerite Mirion a la passion des vieilleries, la comtesse d'Ornîs a le
culte des souvenirs de famille.
— Ne soyez pas plus royaliste que le roi, répliqua-t-U d'un ton
bref.
Elle s'approcha de lui et lui tendit sa joue, qu'il eflleura du bout
de ses lèvres. A son tour, elle le baisa sur le Cront. Son baiser
n'eut pas la vertu de dissiper le sombre nuage qui couvrait ce front
soucieux.
A peine Marguerite eut-elle posé la tête sur son chevet, que, se
prenant à repenser aux explications de son mari, elle y découvrit
des invraisemblances qui la troublèrent. Elle le connaissait assez
pour savoir qu'il tenait à ses reliques de famille, et qu'il était dans
son caractère de brûler plutôt un vieux bahut que de le vendre à
un brocanteur. A supposer qu'il eût conclu quelques marchés lucra-
tifs avec H. Bertrand, cela suffisait-il pour expliquer l'espèce de
pouvoir mystérieux que ce grotesque personnage exerçait sur lui,
les égards que M. d'Omis témoignait à uo homme qu'il paraissait
mépriser, et pourquoi il avait p&li et reculé de deux pas en le re-
connaissant? Elle se rappelait aussi les paroles du marchand de
bric-à-brac : — Cette maison est un peu à moi... Ce collier de co-
r»l, je n'aurais qu'à dire un mot, on me le donnerait. — De tels
propos sont étranges même dans la bouche d'un homme aviné. Et
cette exclamation de M. d'Omis qu'avait recueillie Fanny : — voos
me permettrez de vous dire que vous ôtes un drôle ! — est-il naturel
d'interpeller de la sorte un animal utile qu'on reverra dans huit
jours pour débattre avec lui le prix d'une crédenceî
A force de tourner et retourner sa tête sur l'oreiller, Marguerite
finit par s'endormir. Vers deux heures, elle se réveilla en sursaut.
Elle avait cru voir son mari s'approcher de son chevet, puis, se pen-
chant sur elle, la regarder fixement, et tout à coup lever sur elle
ses deux poings fermés en poussant un soupir déchirant. Elle s'é-
lança hors de son lit et se surprit à crier : — Qu'est-ce donc? que
me voulez-vous? — Son cri la réveilla tout à fait. Il n'y avait per-
sonne dans sa chambre, et autour d'elle tout était tranquille. Ce-
pendant, en prêtant l'oreille, elle crut entendre marcher dans la
chambre de son mari, qui était séparée de la sienne par un degré
LA RETANCUE DE JOSEPH NOIREL. 733
de trois marches et ud petit palier. Elle entr'ouvrit discrètement sa
porte, et s'aperçut qu'il y avùt encore de la lumière chez M. d'Or-
nis. Elle ne s'était pas trompée, il était debout, il allait et venait.
Quelques instans après, il jetait un profond soupir, presque aussi
effrayant que celui qu'elle avùt entendu dans son rêve. Craignant
qu'il ne se trouvât mal, elle s'élança pour lui porter secours. Elle
avait déjà la main sur le loquet, le courage lui faillit. Elle resta U
plusieurs minutes, immobile, retenant sou souffle; enfin elle demanda
d'une voix sourde : — Roger, ètes-vous souffrant? — Il est à croire
qu'il ne l'entendit point, car il ne répondit pas. Bientôt il souffla sa
bougie, se remit au lit. Marguerite regagna le sien, mais elle ne put
se rendormir. Toutes les cinq minutes, elle se dressait sur son
séant et écoutait. La nuit lui faisait peur, il lui tardait que l'aube
parût. Le soleil était son grand ami, il l'avait toujours consolée de
tout. Elle n'avait jamais eu de chagrin qui eût résisté aux grâces de
l'aurore, au premier sourire d'un beau jour.
Dès que la nuit commença de s'éclaircîr, elle se leva, ouvrit sa
fenêtre, respira la fraîcheur un peu âpre d'une matinée de no-
vembre; puis elle se recoucha, et dormit deui ou trois heures.
Quand elle se réveilla, elle chercha ses terreurs et ne les retrouva
plus.
VIII.
Ce jour-là, Marguerite ne vît guère son mari. Il s'était mis en
chasse de bonne heure sans lui demander de l'accompagner. Il ne
revint que le soir pour se mettre à table. Il y apporta un front sé-
vère, des sourcils orageux. Après le dtner, il alla fumer deux ou
trois cigares dans le parc; puis il entra dans le petit salon où se te-
nait sa femme, échangea quelques propos oiseux avec elle, et s'en
fut se coucher. II en fit autant le jour suivant. Le surlendemain, il lui
annonça qu'une affaire pressante l'appelait â Paris, et, sans lui dire
de quelle affaire il s'agissait ni combien de temps durerait son al>-
sence, il partit pour aller prendre le chemin de fer à Blàsy-Bas.
Marguerite employa de son mieux ses jours de solitude. Elle fit
quelques promenades, passa chaque après-midi une ou deux heures
auprès d'une vieille paralytique qui l'intéressait, partagea le reste
' de son temps entre sa broderie et une partition nouvelle, qu'elle
déchiffra d'un bout à l'autre.
Elle était un matin à son piano quand on lui annonça la visite de
la comtesse douairière d'Omis. Elle regretta que sa belle-mère prit
pour la venir voir te temps où son mari était absent. Mieux valait
cependant la recevoir que de prétexter uue migraine; M"' d'Omis
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73i BETDE DES DEUX MONDES.
n'étut pas disposée à croire aux migraîiies àe sa bru. Mai^aerite
commao<la qu'on la Ht entrer dans le grand salon du rez-de-ctaans-
sée, où elle ne tarda pas à la rejoindre. — Qu'aî-je appris , ma
toute belle? lui dit M** d'Omis en loi tendant la muu. Vous Toili
veuve ! Comment vous èles-vous résigoée à laisser partir votre ber-
ger? Vous avez dû pleurer toutes les larmes de votre corps.
— H. d'Omis avût une affaire à. Paris, lui rendit tranquille-
ment Marguerite.
— Le vilûn mot ! Depuis quand les bergers oot-ils des affaires?
Je croyais que c'était chose ÏDconnue en Arcadie. A votre place, je
me serais piquée d'bonneur, apposée awrdîcus à ce départ. Songez-y
bien, quand un mari aussi amoureux que le vôtre en vient à décou-
vrir qu'une affaire l'appelle à cinquante lieues de la jupe de sa
femme, cette découverte fait date daus le mariage.
— Ua jupe et mm, nous sommes raiswinables, repartit Margue-
rite, notre berger noua reviendra.
— Et Teut-on savoir ce qu'il est allé taire à Paris?
' — 11 avait probablement à causer avec son banquier.
— Probablement? Vous n'en êtes pas sûre? Je passe de surprise
en surprise; je m'imaginais qu'il vous disait tout.
— Oui, tout ce que je tiens à savoir.
— Bravo, ma chère! reprit M'"* d'Omis. Vous avez la foi. Ce n'est
pas celle qui sauve; mais elle ne laisse pas d'avoir son utilité. Elle
sert à ne pas se mettre martel en tête. Au suq>lus, à quoi cela vous
avancerait-il de questionner Roger? Rien n'est plus bête qu'une
question. Dans le temps où nous vivions ensemble, où il était à
moi, il lui arrivait souvent de découvrir un matin, en se faisant la
barbe, qu'il avait une affaire pressante à Lyon, à Dijon ou même i
Paris.-Je lui disais : Quelle est donc cette affaire? Dans le com-
mencement, il se mettait en Irais d'invention; plus tard il a pris le
parti de me répojidre tout crûment : — Je m'ennuie, et j'essaie de
me désennuyer... Les temps sont bien changés, on ne s'ennuie plus
ici.
— Aimez-vous la raosiqne, madame? interrompit Marguerite.
J'ai là-haut une partition que je serais heureuse de vous jouer.
— Je n'ai jamais aimé que le plain-chant. Gardez, ma chère,
vos triples croches pour les amateurs... A propos, ajouta- t-elle, il
n'est bruit dans nos cantons que d'une scène qui se serait passée
dans un cabinet de bain...
— Vous oubliez, madame, lui dit Marguerite en riant, que rien
n'est plus bote' qu'une question,
— Si ce n'est un conseil, répliqua-t-elle, et pourtant je veux
vous en donner un. Les bêtises sont de mon âge, les sottises sont
LA BEVANCUC DB JOSEPH NOIBEL. 7À5
du vôtre, et je tiens à vous dire qoe voua en feriez une en attirant
ici M. Bertr&nd.
— Moi, l'attirer ici ! Je cnws que la façon dont je l'ai reçu...
— Sans doute. Je sais tout. Vous avez des domestiques bavards,
et je n'igDore point^ue ce rustre s'est émancipé jusqu'à vouloir...
Cette liîstoriette a égayé tous les châteaux à la ronde. Ce n'est pas
qu'iJs soient méchaos, ces châteaux ; mais ils s'ennuient, et quand
ils peuvent dauber sur ie prochain...
— Quel conseil avez-vous à me donner? interrompit de nouveau
Marguerite avec un peu de hauteur. Craignez-vous que je n'encou-
rage les familiarités de H. Bertrand?
— Parlons sérieusement. Je me suis déjà permis un jour de vous
représenter... Je vous le répète, il est de votre devoir de surveiller
votre mari, de résister dans l'occasion à ses fantaisies. Je ne sais
ce qui lui prend; il semble que depuis quelque temps il ait juré
de vendre pièce à pièce son héritage. D'où lui viennent ces besoins
pressans de faire argent de tootî L'an dernier, il a cédé à M. du Ro-
zan une noue et un bouquet de bois, répondant à toutes mes re-
montrances par ce beau mot : — qui a l'argent a les coquilles! —
Hais la plus sotte de ses fantaisies est M. Bertrand. Cet homme a
été ^conduit de partout; il n'est reçu qu'ici. Sous mon ministère, il
y"est venu deux fois. J'ai si bien manœuvré qu'il est reparti sans
rien emporter. Pensez-y, ma belle, à l'on voyail sortir de cette
maison un fourgon rempli de vieux meubles armoriés et de por-
traits de famille, cela ferait uu elTet déplorable, et notez que c'est
à vous qu'on s'en prendrait. On vous accuserait d'ignorer c^taiqes
convenances, certains respects...
— Qu'on n'apprend pas, dit Marguerite, dans la boutique d'un
menuisier. Comme on les calomnie, ces pauvres menuisiers.!
— Je ne leur veux point de mal. Il y a place pour tout le monde
sous le soleil; mais il me semble que tous é:.es engagée d'honneur...
Parmi ces portraits de famille que convoite M. Bertrand, il en est
qui ont du mérite. Voici encore une des bizarreries de Roger. Au-
trefois il aimait à s'entourer de ces portraits, il les avait pendus
aux murs de son cabinet de travail. Le vent a saule, et dans le dé-
rangement d'esprit qoe lui a cansé la mort de Raoux, îl a tout fût
porter au grenier, me donnant pour raison que ces cadres qui le
regardaient lui étaient insupportables. Je recommande surtout à
vos bons soins un pastel de Lalour, grand comme la main, qui re-
présente une grand'tante de Itoger, une d'Ëpinac, à vingt-cinq
ans, en robe de bal, une rose dans ses cheveux, — des cheveux dé-
licieux, blonds cendrés comme les vôtres, ma belle. La pauvre femme
eut des aventures. Son mari, qui avait commencé par l'adorer, linit
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736 • BEVUE DES DEUX UU.XDES.
par la battre. Ce sont des choses qui arrivent. Dd jour elle parUt
avec uD amant, et quel amant! Un clerc de notaire... Dieu fasse pùx
à son âme! Quand elle eut assez de son saute-niïsseau, elle eotra
en religion; elle est morte en odeur de sjûnteté. C'est une merveille
de peinture que ce portrût. Figurez-vous un t^int frais comme une
rose, un cou de cygne, une petite bouche qui fait la moue, et des
yeux bruns ravissans, un peu comme les vôtres aussi, — mais
sournois, très sournois. En y regardant bien, on aperçoit au fond le
clerc de notaire. 11 serait désolant que ce bijou tombât dans les
pattes du sieur Bertrand. Faites bonne garde, je vous prie. Vous
devriez adresser à Roger de sérieuses représentations...
— A quoi tient-il, madame, que vous ne les fassiez vous-même?
— Je ne suis plus rien ici, je ne me mêle plus de rien. Vous avex
succédé à mes droits, il est juste que vous héritiez des charges...
\h çà! vous fait-il donc peur, votre berger? Ma chère, je crois aux
proverbes : qui ménage le loup, le loup le mangera,
A c^s mots, ramenant sur ses épaules son châle de cachemire,
elle se leva et serra de nouveau la main de sa bru en lui disant :
■ — Vous devriez profiter de l'absence de votre mari pour venir dî-
ner chez moi sans façons; nous causerions. On pourrait vous offrir
une omelette au lard, puisque vous les aimez, en y mêlant quelque
assaisonnement.
— C'est de l'assaisonnement que je me défîe, lui répondit Mar-
guerite en souriant.
— Viendrez-vous , oui ou non?
— Je préfère attendre le retour de M. d'Omis.
La douairière se mit à rire d'un petit rire méchant qui découvrit
toutes ses dents blanches et pointues : — Tranchez le mot , vous
n'osez pas venir dîner chez moi sans en avoir demandé la permis-
sion à votre tyran. Décidément ce méchant homme vous fait peur.
Marguerite la reconduisit jusqu'à la grille : — Oh! toi, vois-tu,
lui disait-elle tout bas en la regardant s'éloigner, tu n'es pas bonne,
et je renonce à t'ùmcr jamais I
Elle remonta chez elle, rouvrit sa partition, la joua jusqu'au bout.
En fermant son piano, elle se souvint d'une vieille Genevoise, es-
prit aigre et hargneux, laquelle n'allait jamais chez les gens que
pour leur décocher des traits amers ou leur rapporter quelque bruit
désobligeant qui courait sur leur compte. L'oncle Benjamin, qui
l'avait en aversion, du plus loin qu'il voyait venir cette mégère, s'é-
criait : — Au large! voici la bête à chagrins... Et il lui ressouvint
d'un autre mot de l'oncle Benjamin, d'une réponse qu'il lui faisait
quand elle était petite et qu'elle l'interrogeait sur des choses qu'elle
ne pouvait comprendre. — Va, va, Margot, lui disait-il, lorsque
LA REVANCHE DE JOSEPH NOIREL. 737
tu seras grande, tu verras qu'il y a bien des choses dans un cho>
sier. — Qu'est-ce qu'un chosier, mon oncle? demandait-elle. — Eb!
parbleu, c'est l'endroit où le bon Dieu met les choses. II y a te grand
chosier, qui est le monde, et il y a les petits chosîers , comme par
exemple une tôte de jeune fille, et tout cela est plus compliqué
qu'on ne pense. — Ahl oui, se dit-elle, tout cela est plus compli-
qué qu'où ne pense.
Elle essaya de broder; mais elle éprouvait une irritation ner-
veuse. Il lui semblait'qu'un insecte venimeux l'avait piquée de son
dard. Elle voulut prendre un bain d'air. Elle mit sur sa tête sa
toque de feutre gris ornée d'une aigrette rouge, sur ses épaules son
mantelet de velours bordé de fourmre, et sortit pour faire le tour
du parc. En traversant le grand salon, elle vit passer son image
dans la glace et s'arrêta un instant pour la regarder. — Vraiment,
se prit-elle à dire, c'est une assez belle personne. Je doute qu'à
trois lieues à la ronde on puisse trouver de plus beaux cheveux. Le
malheur est qu'elle a dans son petit chosier l'idée d'Un certain bon-
heur bourgeois qui n'habite pas ici. Les plafonds sont trop hauts...
La minute d'après, elle descendit le perron, s'en alla jusqu'au
fond du parc, brassant de ses pieds les feuilles mortes qui jon-
chaient les allées et dont le bruissement sec résonnait mélanco-
liquement à son oreille. Elle se lassa de cette musique, gagna un
banc au pied de ta statue sans nez. Elle considéra longtemps le châ-
teau et sa massive architecture. — Décidément c'est une immensité,
pensait-elle, et pour la première fois elle se demanda si ce n'était
point une méprise du sort qui l'y avait amenée... 11 fallait un nid
à la fauvette, se dit-elle, non une aire de vautour. Je tiens si peu de
place et ce manoir est si grand que je sens autour de moi comme
un grand vide que je ne peux remplir. Passe encore, poursuivit-elle,
si à dix ans on m'avait avertie et qu'on m'eût initiée aux goûts, aux
sentimens de mon futur état ! Dans le monde bourgeois où j'ai grandi,
il y a autant de petites passions et de mauvais procédés qu'ailleurs :
on s'y fâche, on s'y querelle, on s'y jalouse comme dans tous les
châteaux du monde; mais, bon ou mauvais, on y a le cœur sur la
main, on s'y tutoie, les visages y sont transparens, les mots aussi,
on y vit trop près les uns des autres pour se faire des mystères.
Quand les maris s'en vont, on sait pourquoi, et vient-il des chagrins
à leurs femmes, elles ont toujours de l'occupation pour se distraire,
leur ménage h conduire, leur tricot, des comptes à revoir. Où est
mon ménage? On me prie de ne me mêler de rien; une fois mon
dîner commandé, toutes mes heures sont à moi, c'est à ne savoir
qu'en faire... Mon grand malheur, ajouta-t-elle, est d'avoir vécu
avec des gens qui m'adoraient; c'est un pli que j'ai contracté. 11 y
TOME ICIV. — lITt. 47
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738
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LA REVANCHE DE JOSEPH SOIREL. 739
coup ; les honnêtes femmes sont ainsi faites qu'un grain de scandale
n'a jamais nui à leurs émotions. Elle se hâta de rentrer; mais avant
de partir pour son expédition, désirant ne mettre personne dans le
secret de ses curiosités, elle envoya le valet de chambre de son
mari porter une lettre à la poste et Fanny prendre des nouvelles de
la vieille paralytique. Elle ne put s'empêcher de rire elle-même de
ses précautions. — On dirait vraiment, pensail-elle, que c'est un
crime de monter dans un grenier. Me voilà presque aussi émue que
pouvait l'être la femme de Barbe-Bleue quand elle pénétra dans
le mystérieux cabinet.
Dès qu'elle fut seule, elle monta an second étage, suivit le cor-
ridor dans toute sa lon^eur, et, trouvant snr sa gauche un escalier
en bois, elle le gravit rapidement, arriva devant une grande porte
en chêne sculpté, qui lui parut avoir un air rébarbatif, l'une de ces
portes qui n'aiment pas qu'on les dérange et qui prient les gens de
passer leur chemin. Elle ne laissa pas de l' ouvrir, non sans peine;
elle dut s'aider de ses deux mains pour faire tourner la clé dans la
serrure. En roulant sur ses gonds, la porte fit entendre un sourd
grincement qui ressemblait à une plainte, à une protestation. Son
maître l'avait formée, elle n'aimait pas les curieux.
Ce grenier, qui prenait jour par deux grandes lucarnes, n'avait
rien de lugubre ni de sinistre. C'était un grenier bien tenu, pas
trop poudreux. Les meubles de rebut qui le remplissaient étaient
rangés en bon ordre comme des files de soldats; on pouvait aisé-
ment tes passer en revue. Marguerite, qui avait l'œil exercé en
ces matières, s'assura bien vite que dans ce vieux mobilier il n'y
avait aucun objet de prix, rien qui méritât d'être disputé aux griffes
de M. Bertrand. Elle passa aux portraits, qui étaient appuyés contre
la muraille; elle était bien aise de faire la connaissance de sa fa~
mille d'adoption. Tous ces d'Omis avaient été taillés sur le même
patron, tous noirauds, maigres et secs, les lèvres minces et serrées,
le nez crochu, l'œil étincelant, le sourcil dur et sévère. — Quelle
collection d'oiseaux de nniti pensa Marguerite; ces fronts caverneux
ont l'air de magasins à secrets. — Elle fut heureuse de découvrir
au fond d'une caisse enveloppée d'une bâche l'adorable figure de
la marquise d'Épinac. Elle se récria cette fois de plaisir et d'admi-
ration. Le pastel était un bijou; M'" d'Omis ne l'avait pas surfait.
L'expression des yeux était étrange ; Marguerite n'y aperçut point
le clerc de notaire; elle crut y découvrir un léger nuage de tristesse,
un malheur vaguement pressenti, un Hiystère de mélancolie et d'at-
tente. Elle s'assit sur le rebord de la caisse pour contempler plus à
son aise ce portrait, qui exerçait sur elle une sorte de fascination;
elle n'en pouvait détacher ses regards. — Il est certain, se disait-
, Google
7i0 BETUE DES DEDZ UOKDES.
elle, que je lui ressemble un peu. Les cheveux, le cou... Ah! par
exemple, la bouche est plus petite; impossible de rire avec la bouche
que voilà. En peinture, cela fait mieux; mais dans l'habitude de !a
vie... Cette d'Épinac était une Marguerite Mirion triste. Ses yeux
voyaient trop loin, devisaient les malheurs. Mieux vaut avoir l'es-
prit plus court et la bouche plus grande.
Elle se mit à rire, comme pour montrer au portrait comment on
s'y prenait. Le retentissement de son rire dans le grenier lui fit
peur. Il lui sembla que ce grenier se scandalisait de sa galté. — Où
donc est le scandale? dit-elle. — Et avisant tous les d'Omis qui la
regardaient : — Ce sont ces gens-là qui ne veulent pas qu'on s'a-
muse. — Elle les retourna aussitôt contre la muraille. Cela fait, elle
se disposait à enfouir M"' d'Épinac dans sa caisse; mais eFle ne put
se séparer de sa nouvelle amie. Elle prononça qu'il serait odieux de
laisser tomber cette charmante marquise dans les mains crochues
de M. Bertrand, qu'elle aurait le courage de plaider sa cause, qu'en
attendant elle voulait la mettre en sûreté et s'en faire une compa-
gnie dans ses heures de solitude.
Elle emporta chez elle le portrait sans accident, et le regarda de
nouveau à plusieurs reprises. Le soir, en se déshabillant, elle le
posa sur sa toilette, et quand elle fut au lit, elle le prit dans ses
deux mains, se mit à causer avec lui, à lui faire conter son histoire.
— Ainsi, lui disait-elle, il a commencé par t'adorer, et puis il t'a
battue! Pourquoi donc? Tu n'étais pas coquette, et il n'était pas ja-
loux. Peut-être l'as-tu contrarié; tu as eu le tort d'écouler ta belle-
mère. 11 faut toujours se défier de ces esprits pointus... Et un jour,
n'y poHvant plus tenir, tu es partie avec ton clerc. II était char-
mant, joli comme un Cupidon? Bah! si charmans que soient les
clercs de notaire, on a vu bien vite le bout de leur esprit et de leur
cœur... Puis tu t'es réconciliée avec le bon Dieu en entrant dans on
couvent. Il paraît que c'est un charme qu'un béguin de religieuse;
cela endort les souvenirs. Voilà une ressource que je n'aurais pas,
sous peine d'abjurer. Je serais condamnée à me ressouvenir et à me
repentir pendant vingt ans, ou à me tuer. Vingt années de repentîrl
Je crois vraiment que je me tuerais.
Elle s'assoupit peu à peu sans lâcher le portrait. A son réveil,
son premier regard fut pour lui. Sautant à bas de son lit, elle s'em-
pressa de serrer la marquise dans un tiroir. Elle achevait sa toi-
lette quand elle entendit dans l'escalier une voix et un pas bien
connus, et Roger entra dans sa chambre.
— Il De s'est rien passé pendant mon absence? lui demanda-t-il.
— Rien. Nous ne sommes pas dans le pays des événemens. Et ce
grand Paris?...
D„;l 7,-. 1-,. Google
LA BETANCHE DE JOSEPH NOIREL. 741
— Il est toujours à sa place... Vous n'avez point reçu de visite?
— Point du tout... Ah I si, une seule. Votre mère est venue me
voir.
— Qu'avaàt-elle à vous direî
— El le venait me prier à dîner, je lui ai répondu que je préférais
attendre votre retour.
— Vous êtes une femme,., une femme... pleine de bonnes inten-
tions. — A ces mots, il l'embrassa sur le front.
Elle ie voyait en si belle humeur qu'elle résolut de lui parler
des portraits. Une lettre de son père qu'on lui remit en ce moment
la fît changer d'idée. Cette lettre, qui avait été retardée par une
erreur de la poste, lui annonçait que l'oncle Benjamin avait eu un
coup de sang, qu'il avait peine à se rétablir, que les médedns
étaFent inquiets, que lui-même sentait la gravité de son état et té-
moignait un vif désir de revoir sa fîlleule. Marguerite montra la
lettre à son mari et lui demanda l'autorisation d'aller passer trois
jours k Genève. — Cela tombe fort mal, lui dit-il. J'avais formé le
projet de vous emmener dès demain courir avec moi le Morvan.
Comme elle insistait, il finit par lui dire avec une dureté qui la
peina : — Soit, j'y consens, et je pardonne à votre parrain, ams à
la condition qu'il n'en réchappe pas.
Le train direct de Paris à Genève passait à Beaune dans la nuit.
Il fut arrêté que Marguerite partirait pour Beaune aussîtAt après le
dîner, et la voiture fut commandée pour huit heures. Son mari paT
laissait très contrarié; elle ne voulut point lui parler des portraits :
lui déplaire deux fois en un jour, c'était trop. Qu' allait-elle faire de
ti"' d'Épinac? Le pastel avait un cadre de prix, guiiloché, enrichi
de grenats aux quatre coins. Marguerite craignit que, si M. Ber-
trand revenait en son absence et qu'on cherchât le portrait sans le
trouver, on ne s'en prit à quelque domestique qui se serait laissé
tenter par les grenats. Elle se promit de reporter M"' d'Épinac dans
sa caisse. Dans l'après-midi cependant, comme elle faisait un tour
de parc avec M. d'Omis, elle fut vingt fois sur le point de lui con-
fesser son expédition de la veille, sa trouvaille, le prix qu'elle y at-
tachait. Elle s'embarqua dans un exorde; mais elle ne réussit pas à
débarquer, et quoique du haut de son socle le héros de Nerwinde
semblât la regarder et lui rappeler ses magnanimes déclarations,
le courage lui manqua. Elle quitta M. d'Omis sous prétexte qu'elle
avait des préparatifs à terminer, et après être remontée dans sa
chambre, elle grimpa furtivement au grenier pour y faire restitu-
tion.
Elle trouva la porte toute grande ouverte, s'avisa en entrant qu'un
domestique était venu le maUn pour aérer et donner ua coup d'é-
, Google
7A2 BCTUE DES DEUX HORDES.
poussette. Elle en conclut qu'il y avait péril en la deoieure, qu'ap-
paremment M. (l'Omis attendait son brocanteur dans la journée.
Bien qu'elle eût hâte de se retirer, elle perdit quelque temps à tout
remettre en ordre dans la caisse, de manière que personne ne pût
se douter qu'une curiosité indiscrète y avait fureté. Elle replaça en-
suite la bâche comme elle était. En se redressant, elle se heurta la
tête; elle y porta la main et s'aperçut qu'elle avait perdu uo nœud
de rubans lilas qui omait ses cheveux. Elle le chercha longtemps,
ne le trouva point, et finit par ee persuader qu'il était tombé dans
le parc, au milieu d'un fourré que soe mari lui avait fait traverser.
Elle se disposait à battre eu retraite, et déjà elle avait atteint le
premier palier, quand elle entendit k l'étage inférieur un bruit de
pas et de voix. Elle prêta l'oreille; les pas et les voii se rappro-
chaient. Elle reconnut bientôt celle de M. d'Omis, et l'instant d'a-
près l'accent caverneux du brocanteur. — Me voilà prise, pensa-
t-elle. Cédant à un mouvement d'effroi, elle remonta lestement les
nianhes qu'elle venait de descendre. A l'entrée du grenier, elle
s'ari-êta, prit le temps de réfléchir, se i-eprocha son trouble, sa pué-
rile frayeur : — Je suis folle. Quoi de plus simple que de lui expli-
quer?... Oui; mais c'est tantôt, dans le parc, que j'aurais dû ra'ex-
pliquer. Je l'ai quitté en prétextant mes préparatifs de départ: je
lui ai fait un demi-mensonge, et il n'y a pas pour lui de demi-
mensonges. 11 est si défiant! 11 me soupçonnera de je ne sais
quelles noires intentions, sans compter qu'il n'est pas maître de
son premier mouvement. Il se fâchera, me rudoiera, et cela par
devant témoin. On saura dans tout le voisinage qu'il ne me traite
pas toujours avec tout le respect imaginable. Cela mettra aux angfs
M"" d'Omis...
Les pas et les voix s'étaient encore rapprochés. Marguerite tra-
versa rapidement le grenier, se réfugia dans un petit galetas sombre,
séparé du grand par une mince cloison dont les ais bâillaient, lais-
sant entre eux de grands jours. Il y avait au fond de ce réduit un
vieux fauteuil, abrité derrière une commode. Avant de se blottir
dans ce fauteuil, Marguerite se consulta de nouveau. — Si Voa me
découvrait ici, ce serait grave. Eh bien! qu'ils me découvrent! Je
ferai bonne contenance, je conviendrai de tout, que M"* d'Épinac
m'est chère, que je n'entends pas qu'on me l'enlève, que je suis
prête à doubler la mise, qu'elle appartient de droit au plus offrant.
C'est ainsi qu'elle se pardonnait sa frayeur présente en considéra-
tion du brillant courage qu'elle déploierait plus tard. Voilà com-
nionl sont faites les consciences. Dès qu'elles se prennent à raisonner,
les plus honnêtes trouvent des expédiens. Le fait est que Margue-
rite avait peur, et quand on a peur et qu'on rencontre un fauteuil
i
LA REVANCHE DE JOSEPH NOIREL. 745
rempué d'une commode, c'est bientôt fait de se mettre dedans, de
s'y tapir, d'y demeurer coi, advienne que pourra.
A peine était-elle en lieu de sûreté que M. d'Omis parut sur le
seuil du grenier, suivi de M. Bertrand, qui respirait avec eflbrt.
Après avoir refermé la porte, Roger promena autour de lui un re-
gard farouche, comme pour s'assurer qu'il n'y avait nulle part des
oreilles et des yeux cachés. Ce regard n'arriva point jusqu'au fond
du petit galetas, où il faisait nuit comme dans un four. Quant au
marchand de bric-à-brac, il se laissa tomber louidement dans le
coin d'un canapé dont il lit gémir les ressorts usés. — Ouf! vous
m'avez essoulllé, monsieur le comte, dit-il d'un ton paterne. Ce
n'était guère la peine de grimper si haut. A quoi bon ce luxe de
précautions? Nous aurions été plus commodément dans votre cabi-
net... Pour ce qui est de toute cette friperie, je voua en ai dit l'an
dernier mon avis. Il n'y a dans tous vos greniers rien qui vaille,
hormis quelques cadres et un ou deux portraits. Vous y tenez, ce
sont des reliques, et vous savez si je respecte les sentimens de
famille... Cependant, si vous vous ravisez, je consens à vous ache-
ter mille francs la permission de trier ici tout ce qui pourrait me
convenir. Ce serait un billet de mille francs à déduire sur notre
petit compte et qiie vous passeriez à votre avoir.
Il se leva, se mit à furetar de çà, de là, comme pour faire une
prisée, clignant de l'œil, gonflantses abajoues, haussant les épaules,
avec (les hochemens de téta dédaigneux. Il poussa jusqu'à rentrée
du réduit; déjà il avançait le pied et les épaules pour y pénétrer
quand M. d'Ornls, qui l'avait suivi, le saisit brusquement par le'
bras et lui fit signe de se rasseoir. — Soitl n'en parlons plus, dit-il
en tournant le dos au galetas. On est comte ou on ne l'est pas,
et quand on l'e^t, on tient à ses aïeux , à toutes les souquenilles
de ses aïeux, on ne sacrifie pas ses souvenirs à l'avantage d'un
bon marché; je vous comprends, tout maquignon que je vous
semble. Bien que j'aie commencé par faire dans ce monde le métier
de pied poudreux, je respecte l'aristocratie, moi, et je trouve fort
bien qu'il y ail une classe qui représente les beaux sentimens. Je
vous demande un peu ce que deviendrait la société sans les beaux
sentimens...
Il se rassit, et bientôt il allongea ses jambes crottées sur le ca-
napé. M. d'Omis restait debout devant lui, adossé contre un buffet,
le toisant sans sonner mot de la tête aux pieds, — Croyez-vous que
je ne devine pas à quoi vous pensez? reprit M. Bertrand avec un rire
goguenard. Vous cherchez à calculer mes chances ds vie. Vous vous
dites : Voilà un épais gaillard qui a le teint rougeaud, le cou gros
et court ; il a sûrement une complexion apoplectique, et il se pour-
, Google
7hi BEVUE DES DEUX MONDES.
rait bien fwre qu'un henreux accident me débarrassât de bi au pre-
mier jour... Mon Dieu, je ne demande pas mieux que de vous être
agréable. Toutefois il ne faut pas se fier aux apparences. Mon père
était biti tout comme moi; il est mort à quatre-vingt-deux ans, et
j'en ai cinquante- trois. Vous voyez qu'il y a de la marge... A pro-
pos, où est l'argent?
M. d'Omis se décida enfin à desserrer les dents. — Quel argent?
dit-il d'un ton bref. Vos demandes sont ridicules; je ne les prends
pas au sérieux.
— Vous auriez tort. Vous me connùssez; je suis un homme sé-
rieux, toujours sérieux.
— Et peut-on savoir, monsieur Bertrand, ce que vous faites de
vos écusJ On assure que votre commerce va bien...
— N'en croyez rien. Les tempssont durs, les occasions sont rares,
et la pratique devient de jour en jour plus défiante. La déCance,
voyez-vous, est le mal du siècle, la désolation des bonshommes de
mon.espèce. Et par exemple les tableaux! C'est le diable aujour-
d'hui de vendre un tableau. L'amateur fait le malin, i] vous dit:
Cette petite machine-là? Plus souventl c'est une copie... Croiriez-
vous que j'avùs acheté l'an passé dix Pérugins, là, tout un lot, et,
je vous prie, tout ce qu'il y a de plus vrai, vrai comme ma parole
d'honneur. Us me sont restés pour compte. On ne coupe plus au-
jourd'hui dans les Pérugins.
— Dites plutôt, répliqua M. d'Omis avec une expression de su-
prême mépris , que vous menez la vie à grandes guides, que vous
vous amusez, que vous entretenez des filles.,,
■ — El quand j'entretiendrais des filles, repartit l'autre en levant
le nez. Les femmes ne sont-elles pas k consolation de la vie? Mais,
mille tonnerresl où en trouver d'aussi jolies que la vôtre?... Non, je
ne dpnne pas dans la bagatelle, moi. Mon idée est d'employer mes
petites économies à acheter des maisons. 11 y en a une, à la Guiilo-
tière, que je reluque, que je couche en joue depuis longtemps. Il me
manque trente mille francs pour faire le prix, je viens vous les de-
mander. C'est simple comme bonjour.
M. d'Omis se frappa le front. — Vous avez donc juré de me rui-
ner? Cinquante mille francs la première fois, quarante mille l'an
dernier, trente mille aujourd'hui...
— Eh bien 1 cela fait cent vingt mille, et vous avez de votre chef
six cent mille francs au moins. Vous voyez que vons n'êtes pas en-
core près de vos pièces... Et puis le beau-père ! J'ai pris mes pe-
tites informations : on m'a écrit de Genève qu'il est deux fois mil-
lionnaire, ce monsieur.
— Je vous ai fait l'honneur de vous montrer mon contrat de ma-
C.oooTc
lA HETASCHE DE JOSEPH NOIREL. 7i6
riage. Vous savez comme moi que ma femme ne m'a point apporté
(le dot. Son père lui a donné trois cent mille francs à titre de bien
parapbemal... Ces trois cent mille francs, je n'en ai ni la jouissance,
ni l'administration.
— C'est donc un ladre que ce beau-père? répondît M. Bertrand
avec une sincère indignation. Il est plus dur à la détente qu'un
vieux juin... Il me semble pourtant que, vu l'insigne honneur que
vous lui faisiez... Margoton est devenue comtesse. Ces bonnes for-
tunes-li se paient gros d'ordinaire. Monsieur le comte, n'y auriût^il
pas moyen de traire cette vache à lait, de faire chanter cette belle
voix de baryton?
Marguerite ne perdait pas un mot de cet entretien. Les dernières
paroles qu'elle ven^t d'entendre lui serrèrent le cœur. Elle se rap-
pelait avec quelle insistance son mari avait refusé la dot que voulait
lui donner son père. Ce qu'elle avait pris pour un raffinement de
sa délicatesse était un calcul de sa prudence. Contre quel péril se
défendait cette prudence? Qui était cet impérieux emprunteur qui
ne sollicitait pas, mais réclamait, qui ne demandait pas, mais com-
mandait? Où prenait-il le droit d'avoir le verbe si haut? Ce joueur
possédait dans son jeu la carte qui gagne les parties, l'atout vain-
queur. Quelle était cette carte? N'allait-il pas tout à l'heure la
jeter sur table? Marguerite frémissait, se disant : Que vais-je voir?
que vais-je entendre? quel est ce secret? Elle sentait que tout son
avenir était en quesUon, que sa destinée était comme suspendue
aux 4èvres épaisses et brutales de ce butor, qui contraignait à
l'écouter le plus fier des hommes, et se permettait de lui dire :
— Margoton est devenue comtesse, — sans qu'un soufDet lui fit
ravaler sa phrase. La pauvre femme aurait voulu s'enfuir; mais,
si la frayeur l'avait retenue jusqu'alors dans son fauteuil, elle s'y
sentait maintenant crouée, en dépit d'elle-même, par une indi-
cible et fiévreuse curiosité.
— Impudent drôle que vous êtes! s'écria M. d'Omis après un si-
lence en serrant les poings. Comment ai-je pu consentir dans une
heure de lâcheté et de folie?... Hais il était convenu qu'une somme
payée une fois pour toutes m'acquitterait à jamais envers vous.
Vous êtes un voleur, monsieur Bertrand ! un voleur, vous m'enten-
dez? Je suis bien aise de vous cracher votre nom à la figure.
— Un voleur! répliqua le marchand de bric-à-brac sans s'émou-
voir. Où prenez-vous donc cela? Ohl que nenni. Nous avons des
principes, nous autres; nous ne croyons pas que tout nous soit per-
mis, nous savons très bien ce qu'autorisent les règles de notre petit
commerce et ce qu'elles nous défendent... Là, ne tous fâchez point,
vous n'êtes pas raisonnable; on vous les rendra un jour, vos écus.
■ Google
7&6 htVVE DES DEUX UONDES.
Et que parlei-TODs d'une heure de folieî Ce que vous Ûtes dans ce
momeot-là était fort sensé; moyennant lauçon, vous avez sauvé,
quoi donc? la tête du oomte d'Omis. Si la vie saus l'argent est pen
de cliose, l'argent sans la vie n'est rien du tout. Allons, est-ce
qu'on chicane ainsi 9on sauvenr, et un sauveur aussi gentil que moi,
qui a non-seulement des principes, mais des procédés? Vraiment
TOS ingratitudes m'aflligent. Je sais que mon visage et mes visites
ne vous agréent point. En trois ans, je suis venu vous voir trois f<Ha;
il me semble que j'y mets de la discrétioa. Et notez que cette année,
par un sentiment de délicatesse, je me suis dit : Laissons-le jouir
en paix des douceurs de sa lune de miel, et, puisque niOQ nez de
perroquet lui est antipathique, puisse le bon Dieu le lui faire oublier
pendant trois mois I .Mais enfm je ne peux pas ^'empêcher d'exis-
ter, je ne peux pas pour vous obliger me supprimer tout à fait. Je
suis un cauchemar intermittent, c'est toujours cela de gagné... Eh!
morbleu, si j'étais à votre place, je serais enchanté de voir ce drôle,
ce voleur qu'on appelle M. Bertrand, me donner de temps à autre
signe de vie. Pourquoi vîcns-je ici? Pour vous demander de l'ar^
gent, Sacrebleul si je n'aimais pas l'argent, M. le comte d'Omis
pourrirait aujourdJiui sous teiTe. Voulez-vous savoir ce que vous
rapportent les espèces que vous m'avancez? Elles sont bien pa-
ctes, celles-là; elles vous servent à endormir mes remords, car
vous avez beau dire, on a 'sa petite conscience tout comme un
autre; mais on a aussi ses faiblesses, et porte bien graissée ne
chante pas... Ah! dame, vous n'avez pas l'air de me croire,'et je
vous jure pourtant qu'il y a des nuits où je dors mal , des nuits où
je vois se dresser à côté de mou Ut la figure pâle de l'homme qui...
de l'homme que...
M. d'Omis ne ie laissa pas achever; il tira précipitamment de s>
poche un portefeuille, et le lança avec violence à la face du brocan-
teur.
— A la bonne heure! s'écria celuî-d; quand on me soufflette avec
des billets de banque, j'excuse la vivacité du geste en faveur de
l'intention, pourvu toutefois que le compte y soit.
II ouvrit le portefeuille, en tira une liasse de billets, qu'il se mit
à compter; puis il fit le geste d'un homme qui plonge une plume
dans une écritoire, et dessinant des lettres avec son index : — Moi,
soussigné, dit-il, je reconnais avoir emprunté à M. le comte d'Or-
nis cent vingt mille francs à lui remboursables dans le plus brei
délai.
Et il empocha les billets.
— Où est mon reçu? il me faut un reçu 1 s'écria M; d'Omis.
— Ramassez-le dans le vent. Quelle bèlise! est-ce que j'ai l'habi-
, Cooglc
LA revanche' de josepu noirel. 7a7
tude âevoiis donner des f|uiltancesï De maichand à marcbaiid, il
D'y a que la naio. HtHisieur le comLe, vous ne pouvez pas vous
vanter d'avoir «ne Ugoe. de mon écriture, taodis que nous avons
de la vôtre 1
M. d'Omis eut un neuvel accès de fureur. Il marcha vers M. Ber-
trand tête bftiaeÉe, serrant les dents et les poings : — Ce papier,
rendez-moi ce papierL.. GemMea vous faut-il? cinquante mille
francs? cent mille?
— Serviteur i repartit M. Bertrand && se levant. Un jour ou l'autre,
je ne dis pas... Cent mille francs! mais vos pattes de mouche n'ont
pas de prix fixe. Que le bonhomme de Genève vienne à crever de-
main et que vous héritiez du magot, il vaudra bien son petit millioD,
cet amour de papier!
M. d'Omis ne se connut plus. Il poussa un cri de rage et fit un
mouvement pour se précipiter sur le brocanteur; mais celui-ci,
s' emparant prestement de son rolin, rompit la semelle et se mit en
garde, bâton levé. — Croyez-vous qu'on me prenne sans vert? s'é-
cria-t-il; nous vous savons violent, monsieur le comte. Je vous le
demande un peu, de quoi vous servent ces simagrées? Quand vous
me fouilleriez des pieds à la tète, le trouveriez-yous dans mes po-
ches, votre petit papier? Je n'expose pas ainsi mes trésors.
M. d'Omis avait repris possession de lui-même. Montrant la porte
au marchand de bric-à-brac: — Sortez, misérable! lui cria-t-il. Si
vous aviez l'audace de reparaître chez moi, je vous jui^e qu'on vous
y recevrait à coups de trique ou Ai fusiL
A ce mot, le flegme jovial de M. Bertrand se démentit. Se can-ant
sur ses pieds d'éléphant, le visage cramoisi, les yeux ëcarquiUés :
— Et moi, je vous jure, répliqua-t-il d'une voix tonnante, que je
reviendrai ici toutes les fois que e«la. me plaira, et que voa gens et
vous-même.,.
M. d'Omis l'interrompit par un geste. 11 avait entendu quelqu'un
monter l'escalier. C'était Jérôme, son valet de chambre, qui venait
lui annoncer que le marquis du Bozan était en ims et demandait à
lui parler. — Ainsi, monsieur le comte, vous n'en voulez rien ra-
battre? fit AI. Bertrand en changeant de ton. Foi d'hounôte homme,
vos portraits ne valent pas ça. C'est votre dernier mot?... Sur ce
pied-là, pas moyen de s'entendre. A l'avenii' nous changerons de
rôle. Je serai le vendeur, vous serez l'acheteur. Vous m'avez con-
fessé que vous aviez !a passion des Pérugins. J'en ai une dizaine...
Des Pérugins premier numéro. On vous apportera cela, et sans être
sorcier, je gage que vous garderez toute la cargaison. Dame ! quand
on aime les Pérugins!.. .
11 se mit à descendre l'escalier. M. d'Omis le suivit et se contenta
■ Google
7AS REVUE DES DEUX MONDES.
de pousser derrière'Iui la porte. du grenier. Marguerite sortit de sa
cachette) regagna son appartement sans prendre aucune précau-
tion, tant elle était éperdue. Heureusement elle devait partir le soir
même pour Genève. 11 lui tardait de monter en voiture, mais aupa-
ravant elle devait dîner en tête-à-téte avec son mari. Ce téte-à-tète
l'épouvantait. Saurait-elle se rendre mallresse de son visage, em-
pêcher ses yeux de parler, sa pâleur de la trahir? Elle tremblùt
comme la feuille en descendant à la salle à manger. H. d'Orais lui
fit dire qu'il avait la migraine, qu'il ne dînerait pas. Elle respira
plus librement; mais pouvait-elle se mettre en route sans lui faire
ses adieux ? A huit heures précises, elle frappait à sa porte. — Qui
est U7 que me veut-on? cria-t-il d'une voix stridente.
— C'est moi... Je pars.
— Où donc allez-vousï... Ah! j'oubliais...
Il entr'ouvrit sa porte. Marguerite avait eu soin de baisser son
voQe. — Bon voyage, reprit-il d'un ton amer, et rapportez-moi
bien vite vos galtés d'alouette, car vous êtes gaie, vous, Dieu vous
— Vous souffrez beaucoup ï demanda-t-elle timidement.
— Oui, beaucoup, ici et là, répondit-il en portant son doigt sur
son front et sur son cœur.
Durant tout le trajet, de huit heures du soir à onze heures dn
matin, Marguerite n'eut qu'une seule occupation, une seule pen-
sée; elle repassait dans son esprit tous les détails de la scène dn
grenier et se demandait : — De qui sui^-je la femme?
Elle étfut à ce point absorbée dans ses sombres rêveries qu'à
son arrivée dans la gare de Genève, lorsqu'un employé lui cria:
— Genèvel tout le monde descend I — elle eut un tressaillement
et se dit à elle-même: — Genève! Je suis donc à Genève? Qu'y
3uis-je venue faire? Ah! oui, mon parrain est malade ou peut-
être mort. Que m'importe? Cet accident ne prendra pas sur mes
gaitésd'atouette, car je suis gaie, moi. Dieu mebénissel et fière au-
tant qu'heureuse, comme il convient à la femme du comte d'Omis.
IX.
L'oncle Benjamin n'était point mort. Une ci'ise favorable s'étùt
déclarée, et, pour employer le langage mythologique qu'il affection-
nait, l'avait fait revenir à toutes jambes des bords du sombre Aché-
ron. On l'avait écrit l'avant- veille à Marguerite; la lettr« n'était
pas arrivée à temps pour l'empêcher de partir.
Si maison fut jamais en fête, ce fut Mon-Plaisir dans ce jour de
bienheureuse mémoire. Un petit paysan qui gardait ses vaches dans
LA REVANCHE DE JOSEPH KOIREL. 7â&
UD pré voisin aperçut le premier la comtesse d'Ornis. 11 donna l'é-
veil; la nouvelle courut comme un éclair, les humains la communi-
quèrent aux bêtes, chiens, chevaux et volailles, et de la cuisine au
salon, du grenier à la cave, de la basse-cour à l'écurie, tous les
cœurs entrèrent en danse. A peine eut-elle mis pied à terre, Mar-
guerite fut entourée, interrogée, haranguée, caressée, chiffon-
née de dix côtés à la fois. Dans ce grand tourbillon d'embrassades
et de discours, il lui semblait qu'il y avait cent portes à Mon-
Plaisir, et que de chacune de ces portes sortait, les bras ouverts,
un père, une mère, une tante, une cousine. C'était à ne savoir où
se mettre.
Quand elle eut satisfait de son mieux à toutes ces curiosités, à
toutes ces joies, à toutes ces tendresses essoufflées, sa mère, impa-
tiente de la posséder tout entière, lui jeta ses bras autour de la
taille, et t'entraîna ou, pour mieux dire, l'emporta dans sa chambre,
dont elle poussa le verrou; puis elle lui ôta son chapeau, la fit as-
seoir dans un fauteuil, s'agenouilla sur un coussin à ses pieds, lui
prit les deux mains , la mangea des yeux. — Eh bien ! ma chérie,
tu es heureuse î lui dit-elle avec transport.
— Très heureuse, maman, répondit Marguerite en essayant de
respirer.
Là-dessus, M""" Mirion lui parla pendant deux heures d'horloge
sans désemparer. — Mon Dieul que tu es jolie! lui disait-elle; je
crois que tu as encore embelli. Pourtant tu es un peu pâlotte, tu as
les yeux battus. C'est la faute du chemin de fer. Tantôt ii n'y pa-
raîtra plus. Et lu es heureuse, n'est-ce pas? Il t'adore? Dire que
c'est moi qui ai fait ce mariage 1 11 y a toujours avec vous des si et
des mais. Conviens que toi-môme tu n'en voulais pas, que j'ai dû
te forcer la main. Quel dommage qu'il ne t'ait pas accompagnéel
On se moque de moi, on prétend que j'en suis amoureuse. Cet im-
bécile de Benjamin, avec ses prophéties à la Nostradamus... A l'en-
tendre, nous l'envoyions à l'abattoir. Mon Dieul je suis bien aise
qu'il en réchappe. Seulement je n'étais pas inquiète; les gpas désa-
gréables se liient toujours d'aflaîre. Je suis sûre que tout te semble
bien petit par ici, et les plafonds trop bas. Que veux-tu, ma blonde
châtelaine? nous n'avons pas de château, nous autres. Et ton lacl
parle-moi de cet amour de lac. Ce n'est qu'un étangî Bah! prie ton
mari de t'en faire un autre. L'n homme qui t'adore n'en est pas à
te refuser un lac. Tes lettres, vois-tu, sont bien gentilles; mais elles
ne disent rien. Tu nous écris : — Le temps est beau; je me porte
bien, je vous aime bien. — Il faut deviner le reste. Ce que j'ai de-
viné, c'est que ta belle-mère est aux petits soins avec toi, qu'elle te
prodigue les chatteries, que vous volez de fête en fête, de gala en
■ Google
750 KETUE DES DEUX UUNDES.
gala. C'est un plat que j'ai servi tout chaud , l'autre jour encore, à
M"' Patet. Tu sais comme ces gens-là faisaient le gros dos pour avoir
marié leur Emilie à un marchand de nouveautés, qui a des écus, je
ne dis pas. Quand ils ont appris notre mariage h nous, ils- en ont fait
une maladie , et il m'est revenu qu'ils allaient partout disant : Ces
Mirion sont des intrigansqui décrochent les étoiles, il leur en cuira.
Eh bien! j'ai rencontré avant-hier cette pimbêche avec ses trois
filles, qui ont des rousseurs au visage, et je me suis donné l'agré-
ment de lui répéter que tu étais la plus heureuse des femmes, que
ton mari était à deux genoux devant toi, que tu avais tous les jours
que Dieu fait une baronne à déjeuner, deux ou trois duchesses à
dîner. Elle en est devenue jaune comme un coing; mais à propos
ce n'est pas tout, cela. 11 y a une chose que je meurs d'envie de te
demander... Vraiment, pas encori;? Moi, il m'était venu an beau
matin une bête de passion pour les zestes d'orange. Les zestes ae
te disent rien?,.. Oh! dépêche-toi, je t'en prie, car il m'en faut
quatre, quatre petits d'Omis. Nous leur ferons ordonner l'air de la
Suisse par un de vos médecins bourguignons, et chaque année,
pendant trois mois, je les ferai danser tous les quatre à la fois sur
mes genoux.
f M. Mirion n'était pas moins content que sa femme; mais sa joie
ne bavardait pas. Il se contentait de regarder Marguerite entre les
deux yeux et de s'écrier, en faisant sauter sa tabatière dans ses
mains : La voilà donc, cette chère grande fille ! La cousine Grillet la
contemplait humblement, dévotement et silencieusement, comme
un chien de sacristie contemple un évéque. M"* Baillet l'interro-
geait sur les us et coutumes de la Bourgogne, et concluait de ses
réponses qu'il ne manquait que deux choses k la félicité des Boar-
guignons, un ordre équestre et une grande-duchesse douairière.
Quant à l'oncle Benjamin, qui ne quittait pas son fauteuil, lors-
qu'il la vit entrer dans sa chambre, il lui cria : — Margot, ton
parrain a contemplé de près la barque de Caron; mais le nocher
du sombre erflpire n'a pas voulu de moi, il m'a prié de repasser, et
j'en suis, ma foi, bien aise, puisque je te vois heureuse et contente.
Tout va donc bien, là-bas? Ces d'Omis ne font pas trop les fen-
dans? Ton mari est gentil avec toi? Allons, allons, cette affaire a
mieux tourné que ne le méritait ton insupportable mèr«. Elle n'a
que son gendre à la bouche, elle nous en régale ajournée faite,
avec des roulemens d'yeux et de voix que le diable emporte! On
dirait, ma parole, qu'Omis s'écrit avec trois r et quatre ». A-t-elte
le bonheur agaçant et filandreux 1 Sauve qui peut.
M'" Mirion lie savait qu'inventer pour faire montre de sa fille et
de sa joie. Elle n'était pas de ces avares qui couvent de l'œil letirs
, Cooglc
,J
LA REVANCHE DE JOSEPH MOtREL. 751
trésors et n'ont garde de les étaler en public; elle aurait voulu
mettre tout l'univers de part dans les. fêtes de son cœur et de ses
yeux. Il lui vint deux idées. L'une, dont elle se garda le gecret,
iut de louer une vitrine dans la rue la plus fréquentée de Genève, et
d'y exposer pendaot -vingt-quatre heures la comtesse d'Ornis.
L'autre fut de donner un grand dîner de trente couverts, suivi d'un
festival avec accompagnement de musique, d'illuminations et de
feux du Bengale, car c'est toujours li qu'elle en revenait. Margue-
rite eut beaucoup de peine à l'en faire démordre; elle lui représenta
(fu'elle n'avait que trois jours à passer à Mon-Plaisir, qu'on n'im-
provise pas les festivals, que les clarinettes sont très affairées, qu'il
est prudent de les engager d'avance, qu'au surplus elle n'avait pas
apporté de toilettes, et qu'elle préférât à tous les Patet du monde
sa chambre de jeune fille, ses jardinières vides et ses rosiers déHeu-
ris. Elle ne put toutefois se dispenser d'accompagner sa mère i!i la
ville, où M™' Mirion inventait des prétextes pour lui faire arpenter
les rues des heures durant, en promenant autour d'elle des yeux
émérîllonnés qui disaient : — C'est elle, la voilà! Sonnez, clairons!
Bien que le festival lui fut épargné, Marguerite ne trouva point
le repos à Mon-Plaisir pendant les deux journées qu'elle y passa.
C'est une rude fatigue que d'être en proie à une idée fixe et de
s'observer sans cesse pour ne se point trahir, de surveiller ses
gestes, ses paroles, de se faire un visage de commande, et quand
les larmes sont là, qu'on les sent venir, de dérouter toutes les in-
discrétions par le perpétuel mensonge d'un faux sourire qu'on s'ef-
force de clouer sur ses lèvres, et qui n'attend qu'une minute de
distraction pour s'envoler. M°" Mirion disait à sa fille : — Voyons,
décris-nous par le menu ton salon, tes meubles, tes tapisseries. — Et
tout en faisant l'inventaire de son salon Marguerite voyait un gre-
nier où deux hommes causaient. L'oncle Benjamin, qui avait le goût
des bavardages, lui demandait : — Que dit la chronique d'Omis? —
Et tout en lui répondant qu'Omis était un canton modèle où fleu-
rissaient toutes les vertos, où tous les maris étaient fidèles et toutes
les femmes irréprochables, elle se disait : — Quel est donc ce mys-
tère? quelle est cette horrible dette que cent vingt mille francs ne
suffisent pas à payer? — On lui demandait encore si son mari ne pro-
jetait point quelque voyage, s'il ne lui ferait point voir Paris et
l'Italie. Elle répondait qu'Oruis est un lieu si charmant qu'on n'y
forme point de projets, et au même instant elle pensait : — Ah ! si,
j'en ai un : je lui dirai que j'étais là, que j'ai vu, que j'ai entendu,
que je ne dors plus, que je ne vis plus, qu'il doit tout m'avouer,
que j'entends savoir de quel homme je suis la femme !
La veille de son départ, elle reçut la visite du pasteur protestant
C\>oglc
752 SETUE DES DEUX SIOMDES.
de la paroisse, qui l'avait préparée à sa première communion et
l'avait mariée. Quoique ce digne ecclésiastique n'eût point de con-
fessionnal dans soD église, il se plaisait à confesser ses oueiilles, goût
qui lui était commun avec nombre de ses confrères. Il questionna
longuement Marguerite, s'informa si elle avait trouvé dans le ma-
riage tout ce qu'elle attendait et dans son mari l'homme de ses
rêves, si elle n'avait point [ait quelque fâcheuse expérience, essuyé
quelque pénible déception, et lui oITiit obligeamment ses consola-
tions et ses conseils; — il avait apporté sa trousse avec lui. Elle
opposa un visage impénétrable à ses curiosités, éluda ses ques-
tions, déclina ses offres de service avec une dignité polie dont il
fut un peu mortifié. Catholiques ou protestaos, tous les gens d'é-
glise aiment qu'on recoure à leurs onguens.
En la quittant, il lui dit d'un ton pincé : — Les personnes de votre
caractère se croient au-dessus des tentations. C'est une illusion
dangereuse.
— Quel est mon caractère? lui demanda-t-elle en souriant.
— Certaines âmes, reprit-il, cachent sous des dehors tranquilles
et froids des passions assez vives...
— Des passions, monsieur le pasteur! je ne m'en connais point.
J'ai peu d'imagination, peu de volonté^ je suis incapable d'un grand
mouvement de colère, incapable aussi de haïr violemment ou d'ai-
mer follement quoi que ce soit.
— 11 ne faut pas se fier aux apparences. Quand vous étiez m^i
catéchumène, je vous traitais d'eau dormante, et j'ai vu souvent que
les eaux dormantes qui viennent à s'agiter sont terribles dans leurs
orages. Il est toujours bon de veiller sur soi.
— Et de se confesser à son pasteur, ajouta mentalement Mar-
guerite en le reconduisant jusqu'à la porte. Ma langue est nouée,
pensait-elle, et je ne connais personne qui puisse m'aider & porter
le poids que j'ai sur le cœur.
Elle passa la nuit suivante à batailler contre ses pensées. Suspen-
due entre le sommeil et la veille, s'assoupissant par intervalles et
tout à coup rouvrant ses yeux effarés, pleins de fantômes, elle était
aux prises à la fois avec les réalités et avec de sombres visions, où
s'entremêlaient ses souvenirs, ses pressentimens, ses terreurs, des
barbes rousses, des chevaux anglais, de petites bouches de mar-
quises qui n'avaient jamais souri, des hommes pâles qui cherchwent
quelque chose ou quelqu'un, des yeux morts qui se rouvraient la
nuit pour épouvanter les vivans. Elle finit par faire un songe plus
net que ces cauchemars confus, et dont la scène se passait dans un
grenier. Elle se voyait blottie dans un fauteuil où elle pensait être
bien cachée; peu à peu le dossier de ce fauteuil devenait, transp-
LA RETAXCHE DE JOSEPH NOIBEL. 75S
reDt, el une voix terrible criait : Elle a mon secret, j'aurai sa vie I
Elle se mit sur son séant, fouilla au plus profond de son cœur
pour y chercher son courage; elle l'avait dépensé tout entier les
jours précédens en mensonges et en sourires, il n'en restait rien,
le sac était vide. Dans quelques heures, elle allait retourner à Or-
nis. Que s'y passera 't-i!? Aurait-elle l'audace de parler ou la force
de se taire et de dissimuler? Tout lui semblait redoutable ou im-
possible. Nul conseil, point de recours. Elle se tiouvait seule au
monde, seule avec son secret; ce tète-à-téte l'épouvantai t. Omis lui
apparaissait comme une caverne, son avenir comme un lieu sinistre
et inhabitable.
A peine l'aube blanchissait-elle à l'horizon, que Marguerite se
leva. Après s'être habillée à la hâte et encapuchonnée d'un vieux
châle, elle sortit, espérant que la fraîcheur du matin la remettrait;
mais cette fois l'aurore ne la sut point consoler. Ni la terre, ni le
ciel, ni la rosée, ni les coqs battant de l'aile sur leur perchoir, ni les
yeux gris du matin, comme parle le poète, ne trouvèrent rien à lui
dire. Elle traversa le Jardin, marcha droit devant elle, ne voyant que
le triste brouillard de ses rêves, n'écoutant que sa pensée, qui Itii
parlait à voix basse comme quelqu'un qui a peur. Arrivée au milieu
du bois, les forces lui faillirent, elle se laissa tomber sur un banc,
posa ses coudes sur ses genoux, son visage dans ses mains, et se
prit à pleurer à chaudes larmes. Bile était loin de se douter qu'un
homme l'avait suivie, qu'un homme la regardait, et que cet homme
était Joseph Noirel.
Joseph était demeuré (Idèle à son dessein. Depuis le départ de
Marguerite, il amassait sou par sou le pécule qui devait lui servira
passer en Amérique, à mettre la mer entre ses souvenirs et lui. Il
soupirait après le jour où, nouveau débarqué sur le quai de New-
Tork, il y secouerait la poussière du vieux monde et les cendres de
sa folie morte. Il travaillait d'arrache-pied ; on n'avait de ce côté
aucun reproche à lui adresser. 11 était à ses pièces et veillait d'ha-
bitude fort avant dans la nuit pour terminer l'ouvra'ge du jour, n
avait obtenu de M. Mirion la permission de manger chez le traiteur
et de coucher à l'atelier aussi souvent que cela lui plaisait. Il lui
arrivait quelquefois d'être huit jours sans paraître à Mon-Plaisir.
M. Mirion n'osait plus s'en plaindre ; il savait qu'à la première re-
montrance Joseph lui mettrait te marché à la main.
Le soir de son arrivée, Marguerite, étonnée de ne pas voir Joseph
à table, s'était informée de lui, — Ne me parle pas de ce garçonl
lui avait dit M"" Mirion. I! s'est tout à fait gâté. Bon sang ne peut
mentir, il finira comme son père. Nous ne le voyons plus, la so-
ciété des honnêtes gêna n'est pas de son goût, ià gagerais qu'il
TOHi laT. — 1811. 4S
■ Google
guenr. ii resoiui ae ne lapoini aipprocoer, se uni parQie p^toaai
deux jours. Le soir du trokiëtne, sa résoluLioa faiblit; soa désir fui
plus fort que tous les raùsonuemeos de s» sagesse. Ses yeux vou-
laient voir ces cheveux et ce sourire, ses oreilles voulaient euteodre
cette voix. Il se rendit (HÛtamiiieat à Mon-Piaû>ir, se glissa secrète-
ment dans sa chambre. II passa la nuit, coiiiine jadis, étendu de
son long sur le plancher, la lièvre au cœur, 1» lélç en feu. Connue
jadis encore, il lui semblait par iaturvaJles que le plancher devenait
transparent, et ses yeux fermés contenipUieut d'auUes yeux qui le
regaj'daient sans colère, des cheveux dénout^s où il promenait ses
mains, des épaules nues où s'égarait sa bouche; trompé par ce
rêve, son cœur dolent lui devenait un lieu de délices.
A la pointe du jour, il entendit Marguerite remuer dans sa chambre,
puis ouvrir sa porte , descendre l'escalier. 11 se mit aux aguets, la
vit traverser le jardin. 11 sortit aussitôt, et la suivit sans qu'elle
se retoum&t au bruit de ses pas, tant elle était absorbée dans ce
ttiste conseil qu'elle tenait avec sa pensée. S'ùtant assuré qu'elle
se dirigeait du cdté de la saulaie, il piit une traverse, la gagna
de vitesse, et fut s'embusquer daus un saule creu£. C'élùt le
même lieu où, iiois mois auparavant, elle l'avait rejoint et surpris
dans un accès de désespoir; elle souriait alors. 11 la vit s'ar-
rêter, il la vit s'asseoir, mettre son visage dans ses mains, et,
grand Dieu I il la vit pleurer. Oui, vraimeat, elle pleurait; c'était
plus que des larmes, c'étaient des sanglots convulaifs tkiQi, tout son
U UTANCHE DB MSini HOIKU. 756
«OFps frissoDsait. Un transport de joie féroce s'empara à» lui, al lui
mit des éclairs dans les yeux, uoe ivresse d'espérance dans le cœur.
Son vœu avait donc été exaucé 1 C'était le malheur qu'elle avait
trouvé là-bas, à Oniisl Le malheur supprime les distances ei réta*
bift les égalitâs, le malheur ne méprise riea ni persoooe, i) se sai-
sit avidement de la première main qui lui est lendue, il a toutes
les oondescendaoces et toutes les paiienoea, il ôooule tout, se prâte
& tout, il a besoin des consolations et des dëvoàmeus des petits de
la terre. Joseph se sentit pour un instant réconcilié avec le gou-
vernement du monde; il lui parut qu'il venait de se passer quelque
chose dans le eiel , que l'aveugle fortuau y avait été détrônée par
une clairvoyante justice, laquelle avait décrété que désormais cha-
cun aurait sou tour, et qu'il y aurait des jours de bonheur et de soleil
pour les opprimé». C'est ainsi qu'ouvriers ou bourgeois nous trans-
portons dans le ciel les événemens de notre cœur, et que notre
passion, satir^Taite ou troHipée, décide de notre philosophie. Lecteur
de l'homme est le berceau où naissent tous les dieux.
Joseph n'hésita pas une seconde. 11 sortit de son embuscade, se
dirigea vers le banc k pas de loup; l'instant d'après, en relevant la
tête, Marguerite l'aperçut debout devant elle. D'abord elle Tut con-
fuse, épouvantée d'avoir été surprise pleurant : l'àme a ses nudités,
que profane un regard. Et puis cet homme qui voyait couler ses
larmes n'allait-il pas lui en demander U secretî Ce secret, elle n'en
pouvait disposer; c'était aussi le secret d'un autre. Elle considérùt
Joseph avec des yeux troubles, presque colères, cherchant dans sa
tête une réponse à la question qu'elle attendait, se demandant avec
angoisse de quelle invention banale ellti pouvait bien s'aviser pour
éconduire ses curiosités. Tout à coup un souvenir disparu rentra dans
une case vîde de son cerveau. Ëile se rappela qu'à l'endroit même
où elle se trouvait, Joseph lui avait dit : — Je souhaite qu'un jour
TOUS ayez besoin d'un homme qui soit pràt à mourir pour vous.
Non, elle ne rêvait pas, c'étaient bien là les paroles qu'il avait pro-
noncées I Elb Fegttrda autour d'elle comme pour prendre k témoin
le gaion, les saules, le gravier de l'allée; tous avaient entendu, ils
se souvenaient tous. Alors elle releva de nouveau la tête, et arrêta
sur le visage de Joseph un regard perdant, qu'il eut peine à soute-
nir; ce regard le traversait de part en part, fouillait dans son cœur.
Marguerite se disait : ^ On le calomnie, il y a sur ce front la mar-
que d'une nature noble. Ce gwçon n'est ni un débauché, ni un in-
grat; c'est uoe fierté avec laquelle on ne sait pas s'y prendre, qu'on
el&rouebe par des hauteurs ou des maladresses.
Après l'avoir longtemps regardé , elle en vint à cette conclusion,
que cetouvrier, que ce fils d'uo mendiant mwt & l'bôpitai était la
■ Google
J
756 BETOE DES DEUX XONDES.
seule ârae qu'elle eût rencontrée depuis trois jours, et soudain un
désir impétueux, irrésistible, s'empara d'elle, le désir de partager
son secret avec cette âme, comme on rompt un morceau de pain
avec un compagnon de roule en lui disant : Mangeons t^nseinble. Il
lui semblait que ce partage serait pour elle un immense soulage-
ment, que le poids sous k'quel elle se sentait plier en serait allégé
de moitié, que dorénavant elle aurait la force de reprendre son clie-
min, de marcher dans les cailloux tranchaus et dans les ronces de
sa vie.
Cependant elle balançait encore à parler. II ouvrît le premier la
bouche, et ce fut pour lui dire : — Vous souvenez-vous qu'ici même,
il y a bientôt trois mois...
— Vous m'avez souhaité des malheurs, interrompit-elle avec une
douceur triste. Votre prière a été entendue; soyez content.
— Je ne le serai, répondit-il vivement, que si vous m'offrez une
occasion de me dévouer pour vous. Je vous ai dit que si jamais vous
aviez besoin d'un homme qui vous appartint corps et âme... Dis-
posez de moi. Je suis bien peu de chose; mais je suis à vous.
Elle attacha sur lui ses yeux candides : — Cette amitié dévouée
que vous m'offrez, comment ai-je pu vous l'inspirer?
Il rougit et pâlit; ses lèvres frémissaient. — Faut-il vous le ré-
péter? tout ce que je suis, je le dois à votre famille. Ha dette me
pèse, j'ai juré de l'acquitter. Que voulez-vous? je suis un orgueil-
leux, on n'est libre que lorsqu'on ne doit plus rien à personne;
mais c'est en vos mains que je voudrais faire mon paiement. Vous
ne ressemblez pas à tout le monde. Ne m'avez-vous pas dit que
j'étais pour vous presque un frère?
— Cependant il y a trois jours que je suis arrivée, et je vous vois
eu ce moment pour la première fois.
— Je craignais que vous n'eussiez oublié... C'est si tôt fait d'ou-
blier ! Mieux vaut ne pas revoir les gens qu'on aime que de les
trouver changés.
Et il ajouta : — Puis-je vous rendre quelque service?
Elle n'hésita plus. — Écoutez-moi... Je vais vous révéler un
secret...
Puis s'interrompant : — Mais vous allez d'abord me jurer la dis-
crétion la plus absoluel s'écria- t-elle avec emportement. Vous allez
me jurer que ce que je vais vous dire, vous n'en répéterez jamais
un mot à personne, vous m'enteidez, à personne...
II éprouva un frémissement de plaisir. Il y aurait désormais
quelque chose entre elle et lui, un secret qui leur appartiendrai
eu commun, et dont tout l'univers serait exclu. Ce secret allait unir
et marier leurs âmes. — Je le jure, dit-il d'une voix forte.
LA REVANCHE DE JOSEPH NOIREL. 757
— Cela ne me suffit pas, reprit-elle. J'exige de vous un serment,
un serment solennel. Jurez par ce que vous aimez le mieux au
monde... Et tenez, l'orgueil chez un homme tel que vous, c'est de
l'honneur. Jurez par cet orgueil qui vous est si cher.
— Je jure par mon orgueil, dit-il, et je jure aussi par l'horreur,
par le mépris que j'aurais pour moi-même, si je venais à manquer
à ma parole.
Elle lui tendit la main. — Et je jure encore, poursuivit-îl, par
cette main que je tiens dans la mienne, et à laquelle je n'oserais
plus loucher le jour où j'aurais un p.irjure sur la conscience.
— Bien, répondit-elle. Asseyez-vous là, près de moi. Jepa'rlerai...
Et dès qu'il se fut assis, elle lui conta la scène du grenier; mais
elle en adoucit singulièrement les couleurs, ne lui dît rien des
conjectures effrayantes qu'elle avait formées. Chose étrange, à me-
sure qu'elle parlait, elle voyait elle-même sa situation d'un autre
œil, ses épouvantes se dissipaient, la douceur de verser son secret
dans un cœur dévoué agissait comme un baume sur son propre
cœur, et le rouvrait aux consolations de l'espérance.
— Vous connaissez mon malheur, dit-elle en flnîssant. J'ai dé-
couvert que H. d'Omis se trouve dans l'humiliante dépendance
d'un homme auquel il a souscrit une sorte de blanc-seing, et qui
en profile pour l'exploiter indignement. Sa liberté, son honneur, sa
fortune, le re[)03 de sa vie, tout est compromis par ce fatal enga-
gement, et son repos est aussi le mien. Que s'est-il passé? Quel
service lui a rendu jadis cet impudent exploiteur pour surprendre
ainsi sa bonne foi? Je soupçonne qu'il a été au Mexique comme
soldat ou comme fournisseur, qu'il y a rencontré le comte, que dans
les hasards d'une campagne if a trouvé l'occasion de lui sauver la
vie. M. d'Omis est un homme d'humeur vive, emportée, il dépend
de ses impressions. Dans le premier transport de sa reconnaissance,
il aura consenti à tout, signé tout ce qu'on voulait. Je pourrais, je
devrais l'interroger; je ne m'en sens pas le courage. Il est défiant,
ombrageux, il se cabre au moindre mot. Il ne peut souffrir qu'on
entre dans son passé; il n'entend partager avec moi que le présent
et l'avenir. Quel avenir, hélas! si Je ne réussis pas à le délivrer de
cet usurier, son mauvai.i génie et le mien! L'homme qui parviendrait
à découvrir le mot de l'énigme, à savoir qui est ce Bertrand, à me
venir en aide pour arracher M. d'Omis à. ces mains effrontées qui
le tiennent à leur merci, l'homme, l'ami qui ferait cela sauverait
la paix, la dignité de ma vie, il acquerrait des titres éternels à ma
reconnaissance... Mais ne suis-je pas folle? Je demande l'impos-
sible, et n'ai-je pas tort de le demander? Ne suis-je pas coupable
de vous révéler, ■■ Quel est donc ce besoin de parler qui m'est venu?
Vous aviez vu mes pleurs, vos yeux me questionnaient. Je suis si
, Google
758 KBTDB DBB OBDX HOHDCS.
malheureuse que je n'&î plus la fcfrce de mentir] tnaîs j'ai toi dan»
votre parolet dans votre germent. Vous m'&vet juré que voue sau-
riei vous taire.
Joseph était ivre de bonheur. It lui ëtait prouvé que Marguerite
avait de l'amilié pour son mari, mais d'amour^ points L'amour est
audacieux, il ose interfogeri l'amour est jbloux de ses «ecretë,
avare de ses confidences, et n'admet pas de tiers entre ce qu'il
aime et luU — Je vous ai juré, s'écria-^t-i!, qtie vous pouviez dis-^
poser de moi, que je vou^ appartenais, que je vous avais ehoisï«
dans la famille de mes bienfaiteurs comme la personne qu'il plaît
à mon orgueil d'avouer pour sa créancière. Oui, vous avez vos
créance sur moi, et cette créance est bonne, j'y ferai honneur.. ^
Avant quinze jours, ce marchand de bric-à-brac (^e Lyon sçra de-
venu mon patron, et je saurai bien le fbrcer k me coitter ses ai-^
faires... Mais savoir n'est rieng il faudrait le désarmer, déthilre ce
dangereux papier qui lui donne pouvoir sur les autresi Quand je
devrais risquer ma viOi..
— Risquer votre viel s'écria-t-elle d'une voix tremblante. Je ne
l'entends pas ainsi. Vous allez me promettre que vous ne ferez rien
sans me consulter.
— N'ayez crainte^ il n'y a de dangers que pour les demt-oou-
rages, — repril-il fièrement. Et il ajouta, le front illuminé d'une
allégresse superbe : — Puisque vous avez foi clans mes sermens,
j'en veux prêter encore un. Je vous jure par l'hoirible galetas qui
m'a vu naître, par toutes les portes où j'allais quêtant des aiinoônes
et ramassant des insultes, paf toutes tes mauvaises pensées qui
m'ont souillé l'esprits par loiit"9 les mauvaises actions qite j'ai rê»-
vées, par l'hôpital et la grabat où j'ai va mourir mon père, je vous
jure par tout cela qu'un joUr je vous apporterai ce papier en vous
disant : L'un vaut l'autre, nous voilà quittes!
— Dieu vous entende, vous bénisse et vous récompense! lui dit-
elle en lui serrant les deux mains avec effusion.
11 fixa sur elle des yeux étranges : — Pourquoi Dieu me récoor-
penserait-il? Je n'aurai fait que mon devoir. Si vous pensée être
en reste avec moi, ce n'est pas à Pieu que je demanderai mon sa-
laire, c'est à vonsi
Et comme elle l'interrogeait du regard, il sentit que ses yeut
parlaient Id-op. Il eut la forqe de commander à sa passion; puis, se
levant : — Oh 1 cela ne Vous coûtera pas un liard. En retour de ce
que j'aurai fait, je vous prierai de m'écoùter, do me hiisser vôBB
dire tout Ce que j'ai là, dans la tête, dans l'esprit... Une heure de
patience, voilà toutl Si je suis malade d'orgueil, je suis fou d'am-
bition. Depuis quelqoes mois je rêve de m'en aller en Amérique. Ce
vieux monde m'eMuie à mourir. Il m'est venu, voyez-vous, cer»
■ Google
LA BETANeiR DE JOSEPH !<OT1(«L. /59
tames idées bien particulières; je n'ogerais m'en «onfesser à per-
sonDe... On vous a conté peut-être que je bois. Cest faui, je n'ai
bu qu'une fois dans ma vie. Ce sont mes idée3 qui me grisent. Je
voudrais vous en parier un jour; vous aurez pewt-ëtre quelque bon
conseil à me donner. Vous me proraettei, n'est-ce pas? que le jour
où je vous aurai livré ce papier, ii me sera permis de tout vous
dire, et qu'après m'avoir entendu, »fuoi qu'il vous semble de ma
folie, vous me répondrez sans colère et sans mépris.
— Parlez dès maintenant, lui dît-elle; je vous éconte.
— Je t'oserais, s'écria-t-il. J'entends vous prouver d'abord que
je suis bon k autre chose qu'à dresser une plancbe avec un rabot.
r est rare que sur deux téte-i-tfite il n'y eo ait pas un de dé-
rangé. Quelques semaines auparavant. H™" Mirion avait failli trou-
bler une première conférence de Joseph et de sa fille. Cette fois
elle interrompit leur entretien par un cri d'étonnement et peut-être
d' indigna lion. Elle était montée dans la chambre de Marguerite, et,
ne l'ayant pas trouvée, s'était mise à sa recherche. Elle fat stupé-
faite et peu charmée de l'apercevoir assise sur un banc et causant
familièrement avec l'ingrat. La comtesse d'Omis dérogeait.
— Que fais-tu là, chère comtesse? lui cria-t-elle de loin. Oo t^ at-
tend pour le déjeuner.
Margiieiite s'empressa de rejoindre sa mtre, sans prendre le
temps de faire ses adieux à Josppb. Si au moment d'enfiler une
contre-allée elle eût retourné la tète, elle l'aurait surpris dans une
attitude et dans une occupation qui lui auraient donné à rélléchir.
Après avoir fait mine de s'éloigner, il était revenu en hâte sur ses
pas, s'était laissé tomber à genoux sur le gazon, à Tendroit oii
tout en causant .Marguerite avait foui du bout de son pied la terre
humide. II ramassa un peu de cette terre dans le creux de ses deux
mains, la pressa sur sa bouche, s'en barbouilla les lèvres, et je
crois en vérité qu'il en mangea. Après ce festin, il partit en cou-
rant pour l'atelier, où il étonna tout le jour ses camarades par le
feu de son regard , par sa galle fébrile et loquace , par ses fredons
et ses vocalises. Depuis bien des mas, il n'avait pas chanté.
Cependant M'"' Mirion avait dit à sa fille d'un ton de reproche :
— Oo'>ï9t-C3 donc, ma belle? Et que penserait ton mari, s'il te voyait
en propos avec un ouvrier de ton père, qui aa surplus n'est pas
bien dans mes papiers?
— Vous le jugez mal , répondit Marguerite avec une vivacité
inaccoutumée ; il vaut mieux que vous ne dites.
— Quand il n'aurait pas toms les vices dcait je le Boupçonne, re-
prit M"" Mirion, il reste que c'est un vilain ingrat.
— Je crains que vous ne sachiez pas le prendre; vous l'assom-
mez du récit de vos bienfaits.
■ Google
760 RETDE DES DEUX MONDES.
M*"' Mirion répliqua aigrement, et pour la première fois bouda
sa fille pendant cinq minutes ; mais ce fut tout. Fâcheries d'amou-
reux ne durent guère.
Marguerite était combattue par deux sentimens contraires. Tantôt
elle s'étonnait de ce qu'elle avait fait, de la hardiesse de cœur et
de parole qui lui était venue tout à coup et de la témérité de ses
confidences. — Mon secret s'est échappé, se disait-elle. C'est irré-
parable, je ne puis le reprendre, — Tantôt elle éprouvait une sorte
de magique apaisement à la pensive qu'elle avait partagé son mal-
heur avec quelqu'un, qu'une âme était entrée dans ses peines,
s'était liée à la sienne par un serment, lui avait promis assistance
et secours. Elle revoyait en imagination la figure de Joseph, ses
traits peu ri^gulîers, mais expressifs, la propreté sévère de sa tenue,
ses mains fines, quoique durcies et b&lées par le travail, ses joues
décolorées et creuses, ses yeux gris qui avaient dans leur clarté du
mystère et de l'inquiétude, la pâleur de son sourire, et ses abondans
cheveux châtains, plats et mêlés, qui lui tombaient jusqu'au milieu
du front avec une sorte de grâce farouche. — 11 est plutôt laid que
beau, pensai t-el 11); mais son visage a du caractère, et ses yeux sont
parlans. lis expriment tour à tour la résolution, l'audace, l'opiniâ-
treté, le défi, le rêve, une sauvagerie en guerre avec la vie et le
monde, et qui a juré d'avoir le dernier mot. On dirait souvent, à le
regarder, une mauvaise tète folle, pleine de songes et de colèrt,'S; —
puis tont & coup l'expression s'adoucit, il lui vient dans les prunelles
des bouffées de tendiesse, et l'on reconnaît une âme capable à'tî-
mer et de se donner. Ce garçon a la candeur de ses défauts. 11 parle
à pleine bouche de son orgueil, de son ambition, de sa dette qui lui
pèse, de ce vieux monde qui l'ennuie, de ses châteaux en Amérique :
c'est une âme sincère. Non, je n'ai pas mal placé ma confiance.
Durant toute la matinée, elle eut des distractions dont son père
s'avisa et se plaignit. — Tu n'es plus ici, Margot, lui disait-il; te
voilà déj^ retournée à Omis. Le diable emporte les femmes qui ado-
rent trop leur maril
A trois heures de l'après-midi, on la reconduisit en famille à la
gare. On l'embrassa de nouveau, on la réembrassa. Comme le train
se mettait en mouvement, se penchant à la portière, elle aperçut,
accoudé sur le parapet de la voie, un ouvrier en blouse grise qui
souleva sa casquette et l'agita en l'air. Elle le salua elle-même de
la main; puis, s'enfonçant dans un coin du wagon, elle ferma les
yeux et dormit â poings fermés pendant cinq ou six heures. Elle en
avùt grand besoin après trois nuits d'insomnie.
Victor Ghehbuuez.
( La tiualriime partie au prwAain n*.) ^
D„j,i7<-,ib,.Cooglc
MONDE BYZANTIN
LE SPORT ET L'BIPPODROUE A CONSTANTINOPLE.
L'empire byzantin, un moment délaissé depuis Ducange par nos
historiens, commence à être mieux étudié; des travaux importans
ont paru en France, en Allemagne, en Angleterre. La Grèce mo-
derne recherche les traces de ses aïeux du moyen âge; M. Papar-
rigopoulo achève sa grande Histoire du peuple grec. Toutefois,
pour beaucoup de lecteurs, l'empire byzantin est tout entier dans
les querelles des verts et des bleus et dans les controverses des
moines. C'est se faire une idée fort incomplète et fort inexacte de
cette grande civilisation. Pour être juste, il faut encore se repré-
senter les légions de l'empire luttant sans relâche contre les inva-
sions du nord et du midi, couvrant l'Europe, disputant ville par
ville le sol de l'Orient aux conquérans barbares; il faut se repré-
senter les savans de Byzance copiant, compilant, conservant à l'hu-
manité les chefs-d'œuvre de l'antiquité grecque et romaine, se
faisant bénévolement les bibliothécaires du genre humain; Con-
stantinople restée seule civilisée pendant que l'Occident était en-
core bnrbare, et répandant autour d'elle la civilisation; les négo-
cians de Byzance étendant leurs relations commerciales jusqu'aux
régions de l'extrême Orient; ses missionnaires portant le christia-
nisme jusque dans le Caucase comme Grégoire l'Illuminateur, jus-
qu'aux Carpathes comme Cyrille et Méthode, jusque dans l'Abys-
, Google
76Î BETOI CES DEtnt KOITDE!.
sinie, qui en est restée chrétienne malgré l'Egypte musulmane,
jusqu'en Russie, jusque dans l'Inde; la Grèce inventant l'alphabet
d'Ulphilas pour les Goths et l'alphabet de saint Cyrille pour les
Slaves; l'art byzantin provoquant partout l'émulation des artistes,
depuis Venise jusqu'à Moscou.
Cependant cette fameuse rivalité des verts et des bleus, ces luttes
célèbres de l'hippclrorae, peuvent nous ofTiir comme un résumé
de la mystérieuse civilisatioD byzanliae. Daos le cfr^e, nmum pou-
vons trouver tnul Cimstantinwple, teiA le baa-empîre : tel théâtre,
tel peuple, a-t-on dit. Le théâtre des Byzantins, c'était l'hippo-
drome. Si les tournois sont la société féodale française, si notre
Longchamps est l'image du Paris moderne, l'hippodrome c'est le
miroir de la société grecque au moyen âge.
Ces fameuses factions du ci:que se targuaient d'une antiquité
qui se perdait dans la nuit des tem^s mythologiques. On préten-
dait que l'enchanteresse Circé avait bàli le premier cirque, et
qu'OEnomaûs, le roi du Pdoponèse, avait attelé le pr.;niier qua-
drige, que Roniulus avait donné aux factions leurs couleurs tradi-
tionndles. Non-seulement elles se plaisaient, comme les loges ma-
çonniques de notre temps, à ch.;rcher leur point de départ presque
aux originf!» du monde, mais elles voalaient qu'on attachât à toutes
les particularités de leur organisation un sens symbolique. Les évo-
lutions des chars étaient censées rappeler les courses du soleH. De
même qu'il y avait quatre élémens, il y avait quatre factions : les
verts, qui représentaient la terre; les Meus, la mer; les rouges, le
feu; les blancs, l'air. Aussi avaient-elles pour dieux tutélaires, k
l'époque du paganisme, Cybèlï, Neptune, Vesta, Jupiter.
Ce qu'il y a de certain, c'est que, tant que dura la république
romaine, il ne fut question ni des veits, ni des biens, ni des co-
chers, ni des factions : le peuple romain avait bien d'autres soucis.
C'est seulement avec le pouvoir absolu des césars qu'apparaissent
les frivoles et turbulentes querelles de l'hippodrome; c'est quand
le forum est u pacifié » que le cirque devient orageux. C'est alors
que le fou furieux Caligula se passionne pour la faction des verts
et fait charger le peuple par sa garde, parce qu'on s'est permis de
huer l'an de ses cochers favoris; c'est alors qu'on voit Néron con-
duire les chars sur l'arène en casaque de cocher vert, Vitellius en
casaque bleue. Héliogabale et Locius Vérus, l'indigne fils de Marc-
Aurèle, étaient aussi d'enragés fauteurs de la faction verte.
Quand l'empire romain se transporta de Rome à Constantïnople
avec aoD prince, ses patriciens, son peuple, ses institutions, ses tra-
L'HIPPOÛBOMÉ a COSStAtïTWOPtE. 763
ditions, presqtte avec ses monufnetis, on n'eut garde de laisser sur
les bords du Tibre les factions hippodromlques. \u contraire l'en-
goaement et les rivalités qu'elles inspiraient s'accrurent dans d'ef-
frafantes proportions, comme ces plantes qui, transférées du sol
Datai Sur une terfe vierge et plus féconds, s'épanouissent aussitôt
et se développent d'une façon tellement tuturtante qu'elles éclip-
sent leurs congénères de la iflèfe-patrie. C'est surtout au vi' et au
Tii' siècle, sous les règnes de Marcien, d'Anastase, de Théodora et
de Instinien, de Maurice, de Phocas, d'Héraclius, que l'iiisloîre des
factions du cirque se confond en quelque sorte avec l'histoire de
l'empire, que les verts et les bleus déchaînent, dans leurs querelles
hippiques, l'émeute et l'incendie sur Constantinoplc, la guerre ci-
vile sur l'empire, que presque pas une année ne se passe sans
que, dans la ville ou ses faubourgs, n'éclate entre les partis achar-
nés quelque rite sanglante; que les factïens osent livrer au pouvoir
des batailles où des milliers d'hommes périssent; que les séditions
éclMes à Constantînople ont des contre-coups formidables dans les
turbulentes cités tic Tarse, d'Antioche el d'Alexandrie.
On s'est demandé si ces sanguinaires rivalités du cirque ne ca-
chaient pas de profondes divisions politiques , et si sous ce frivole
prétexte ce n'étaient pas de sérieuses questions qui se débattaient
par les armes. Il est permis d'en douter; le peuple byzantin s'in-
quiétait peu de la politique intérieure ou extérieure de l'empire;
pourvu que le goiive:nement maintint le vin et l'huile à bon mar-
ché, pourvu que l'on ne touchât pas à ses saintes imagi's, sa grande
affaire, c'était le cirque : îl sz préoccupait infiniment plus de savoir
qui t'emporterait aux courses prochaines, des cochers verts ou des
cochers iileus, que des revers ou des succès de l'armée romaine sur
l'Euphrate et le Danube. Quand nous voyons dans l'histoire byzan-
tine une certaine faction s'acharner contre un prince, soyons cer-
tains que ce n'est point parce qn'il a suivi une mauvaise politique
avec les Arabes, parce qu'il a signé un traité désavantageux avec
les Hongrois, parce qu'il a déclaré injustement la guerre aux Bul-
gares, parce qu'il a restreint une lil:erté ou refusé une réforme;
c'est uniquement parce qu'il a trahi ses sympathies pour la faction
adverse. Quand un nouvel empereur assistait pour la première fois
aux courses de chars, tout le peuple attendait anxieusement qu'il
manifestât son inclination. S'il paraissait à la tribune impériale avec
les insignes des bleus, la destinée du règne tout entier se trouvait
engagée; les bleus se prenaient d'un attachement fanatique pour
le prince, les verts lui vouaient une haine implacable, et dans
toutes les émotions de la cité on devait retrouver la trace de ce
premier acte politique de l'empereur : le peuple ne demandait pas
à ht couronne d'autre programme politique que celui-là. On peut
■ Google
76i RErUE DES DEDX MORDES.
s'étonner que ces princes qui, à chaque émeute des factions, ris-
quaient leur couronne et leur vie, □'aient pas eu la sagesse de ca-
cher leurs sympathies ou leurs antipathies, au lieu de mettre l'em-
pire en danger pour une casaque de cocher. Hélas! l'empereur
byzantin était, lui aussi, un Byzantin. Tous n'avaient pas reçu la
hante éducation philosophique de Marc-Aurèle, qui, dans ses Pen-
sées, remercie son père adoptif du l'avoir élevé de telle façon qu'il
n'a jamais été tenté de favoriser ni les verts ni les rouges. Beaucoup
se montraient au contraire plus fous que leur peuple, plus passion-
nés pour le divertissement national. Justiiiien eut beau être un
grand constructeur, un grand législateur, un conquérant : il fut de
son temps et de son pays.
Quant à penser que les factions du cirque prirent sous l'empire
byzantin une teinte religieuse, et que sous les couleurs verte et
bleue c'étaient les orthodoiies et les héréiîques, les catholiques et
les manichéens, les iconolÂtres et les iconoclastes, qui se disputaient
la supré^natie, pure hypothèse! Si parfois les factions irritées trai-
taient l'empereur d'hétérodoxe et de chien d'hérétique, l'empereur
se contentait de leur renvoyer ces éplthètes banales, sortes'd'injures
à la disposition de tous les partis et qui faisaient le fond du vocabu-
laire des invectives byzantines. Il sulTira de faire remarquer que les
temps les plus troublés par les querelles religieuses sont précisé-
ment ceux où le rôle des factions tend à s'effacer, et que dans les
factions des villes d'Orient la qualité de Juif n'était pas un motif
d'exclusion.
Qu'étaient-ce donc que les factions? Des sociétés, composées de
plusieurs centaines d'adhérens, qui avaient pour objet d'entretenir
des chevaux, des chars, des cochers, de concourir entre, elles sur
l'arène de l'hippodrome, et de donner au peuple et au prince
le spectacle de leurs luîtes équestres : c'étaient des sociétés de
courtes. Ce qui fait chez nous, surtout pour le vulgaire, l'intérêt
des courses du Derby ou de Longchamps, c'est un peu la rivalité
ancienne, transportée sur un terrain pacifique, des deux nations ri-
veraines de la Manche. Dans l'empire grec, il ne pouvait être ques-
tion de courses internationales. D'après les idées byzantines, il n'y
avait en elTet qu'un seul peuple, élu de Dieu, choisi du ciel, le
peuple grec; hors de lui, il n'y avait que des « barbares; » l'em-
pire byzantin constituait à lui tout seul « la terre habitée, » le
reste était le « désert. » Pour donner quelque intérêt à ces courses
de chars, il fallait donc que le peuple lui-même se divisât en
groupes rivaux, presque ennemis ; s'enrôler dans telle ou telle fac-
tion , c'était s'initier aux plus âpres jouissances du jeu. Chez nous,
ce qui intéresse aux courses beaucoup de spectateurs, ce sont les
paris qu'ils ont engagés , les enjeux de livres sterling ou de bil-
LHIPPODBOME A CONSTANTINOPLE. 765
lets de banque; à Gonstintinople , le pauvi-e diable de plébéien,
le batelier du Bosphore, le portefaix des chantiers de la Corne-
d'Or, n'avait point d'argent à risquer : c'était lui-même, c'était
son amour-propre qui formait l'enjeu. Une fois qu'il s'était as-
sis sur certains gradins de l'hippodrome et qu'il avait arboré l'é-
charpe verte, il fallait nécessairement que la défaite des bleus fût
un triompbe pour lui, leur victoire un crève-cœur. Son parti élaît-il
vaincu, son cocber était-il tombé du char au moment d'arriver au
but, son chagrin, son humiliation, étaient sans bornes. Com-
ment oserait-il traverser son quartier, passer devant la boutique
de ses voisins, rentrer dans sa famille avec ces couleurs désbo-
noréesï L'écharpe verte, qui inspirait du respect môme à l'empe-
reur, allait l'exposer aux quolibets, aux injures de tous les laquais
et de tous les polissons de Constantinople. Au contraire son cocher
favori avait-il remporté la palme, le caiife de Bagdad n'était plus
son cousin, les conquêtes du grand païen Alexandre n'étaient rien
à ses yeux; le va-nu-pieds se carrait victorieusement sous les por-
tiques des grandes rues avec ses triomphantes couleurs, et marchait
la tête haute au milieu des murmures flatteurs de la multitude.
Si aujourd'hui, avant d'engager un pari, on tient à consulter la
cote des chevaux qui doivent courir, on conçoit que le Byzantin, qui
allait s'engager, pour toute sa vie peut-être, sous la bannière d'une
faction, étudiait soigneusement If s chances de victoire, s'informait
du personnel et du -matériel, de la bonté des chevaux, de l'habileté
des cochers, des sympathies manifestées par le puissant empereur;
c'est pour ce motif que, suivant les circonstances favorables ou dé-
favorables, teMe faction comptait un tiien plus grand nombre d'adhé-
rens que ia faction adverse. Au vu' siècle, celle des verts en avait
quinze cents, celle des bleus neuf cents seulement. Si l'on songe
que ces espérances, ces inquiétudes, ces joies, ces douleurs boule-
versaient le cœur, non pas d'un citoyen isolé, mais d'une immense
multitude, on peut juger ce qu'était le public byzantin à une re-
présentation hippodromique. Tous les spectateurs d'une même fac-
tion, assis sur un même côté de l'hippodrome, revêtus des mêmes
insignes, suivaient, le corps penché en avant, la respiration baie-
tante, suspendus entre la crainte et l'espoir, les vicissitudes de la
course. L'intensité de chaque sentiment se trouvait multipliée par
le nombre de ceux qui le partageaient. Chez un seul homme, c'é-
tait vif intérêt, passion, espoir, déception; dans la foule, fureur,
frénésie, désespoir extravagant.
Ce qui achevait d'exaspérer les passions, c'est qu'en face de soi,
de l'autre côté de l'hippodrome, on voyait siéger la faction ad-
verse; à vos craintes répondaient s^s espérances, à votre défaite
son triomphe, à votre désolation ses insultes. Alors on ne se conte-
, Google
766 UVDE D£S DEUX UOKOH'
nwt plus, et d'un côté à l'autre du cirque on se provenait, M se
défiait, 00 se bravait du regard, de la voix, du gâsie; op se ofo-
voyait les insultes, les chaula, les quolibets, et les plus aH«QS,
montés sur les gradins, agitaient furieusement leurs bras env^p-
pés de grandes mancbes Ootlantes. ^ la longue, À force de &9 re-
trouver si souvent en présence, les membres des factions adverses
en venaient à se haïr, à ne plus rêver que rixes sanglantes, incen-
dies, guerre civile. Comprend-on maintenant comment les Byx»n-
tios, avec leurs factions et leurs courses de chars, ne regrettaient
plus les ëgorgemens de gladiateurs, les chasses et les combatN de
bétes féroces, les batailles navales sur une mer factice? Le «|Dg
qui autrefois coulait danal'aiène coulait maintenant dans le»*n-
tr'actes, à la sortie des jeux. C'était la spectateur lui-même qui,
au comble de la rage, tirant la courte épée cachée sous son man-
teau, se précipitait sur les gradins de la faction adverse, &i«aît
en personne fonction de gladiateur, deveniût tout icoiip acteur d'une
sanglante tragédie. Vainement les gardes de l'empereur interve-
naient-ils pour séparer à coups de sabre, à coups de fouet, i^ coups
de bâton, les combaitans; sous les coups de la milice, verts et bleus
ne s'en déchiraient qu'avec plus de fureur. Quel combat de gladia-
teurs aux plus beaux jours de Rome eût valu cetie spLeodide sédi-
tion du règne de Justinien, lorsque 40,000 cadavres jouchërent les
gradins et l'arène du cirque? Une chasso dj bétes sauvagesl wais
le bleu qui épiait, le poignard entre les dents, embusqua doos une
rue étroite, le passage de quelque vert, éprouvait uue tout autre
volupté qu'à voir poureuivre dans le cirque des giraXes ou d«s an-
tilopes. Une naumachie! m^s on avait mieux que cela, et le soir
on voyait de bons compagnons du parti vénale jety dajis les ilôts
du Bosphore quelque prasi'n dûment cousu dans un &ac de «uir.
Tels étaient les plaisirs rjue t'étab|i8S(.'meut des factions avait
pour objet de procurer au peuple byzantin. Ces l'acUoas, confine on
le volt, étaient de véritables associations, des clubs hippique». Elles
étaient au nombre de quatre ; mais les blancs faisaient toujoprs
cause commune avec les bleus ou vénètes ; les rouges n'éûtfnt
qu'une section annexe des verts ou prasÏQS. La loi recoiuiaùsatt ^
ces clubs la qualité de personnes morales; en conséquence chafue
association avait ses présidens, ses dlgujtaires, ses employés, «on
trésor, ses écuries, ses fermes d'élevage, s^ s ch.vam, ses chars,
son jiersonnel de monlieurs d'ours it de funambules., pour les in-
termèdes qu'on devait donner au public pendant la représentatioD
hippique. Les factions étaient en eiïet des maoj^res fi'imprnarii,
des entrepreneurs en bloc de tous les plaisirs du peuple. Chacune
des quatr.; factions se composait donc de trois éléraens fort 4is-
^ncts : 1* les membres du club, inscrits sur un registre, Mjvit
l'hITMSIOHS a CQHST&KTtNOPLB. 707
par umée une cotisaUon et participant à l'élecUoo des dignitaires
de la faction; 2° les cochers, qu'on a pris trop souvent pour la hc-
Uofi elle-aiâDBe; 3* la masse de citoyens byzantins qui, sans fttre
inscrits sur la « cbarte » et saas payer la cotisaiioii, sans jouir d'au-
cun privilège, prenaient parti cependant pour telle ou telle aaso-
dation, et venaient s'asseoir k l'iiippodiome sur certains gradins.
Les autres grandes villes de l'empire avaient, k l'instar de Con-
stantinople, leurs clubs verts ou bleus qui étaient en correspendance
avec ceux de la capitale, donnaient comme eui des représentations
hippiques dans I'bip)iodronie de la localité, et se mettaient eo in-
surrection dès qu'ils apprenaient que leurs confrères de Constanti-
Bople avaient pria les armes. D'un bout à l'autre de l'empire, il y
avait une sorte de fiaoc-maçonnerie véoète ou praeine qui dirigeait
tous ses elTorts vers le même but. L' empereur qui à Constantinople
s'était déclaré pour les vénètts était aussitôt adoré par les bleus,
exécré par les verts d'Alexandrie, d'Antioche, de Mcée, de Thessa-
lonique. Un comte d'Isaurie avait, dans la ville de Tarse, réprimé
cniellemeiit une émeute des bleue, leurs collègues de Constanti-
nople demandèreiJt sa tête à Justioien; ils ne purent rien obtenir,
mais ils le guettèrent k la sortie du palais, et le laissèrent pour
mort sur la place. Quand l'empereur parvenait, k force de mesures
terribIes,À comiirimer dans sa capitale l'insolence îles factions, u la
terreur se propagi^it dans toutes les villes de l'empire romain.»
Ce qui rendait la puissance des factions encore plus redoutable,
c'est que la tolérauce des empereurs les avait laissées s'organiser en
Téritables milices. Elles s'étaient emparées de la garde de la vide,
ce qui leur permettait d'y commettre impunément des désordres.
La résistance énergique qu'elles étaient capables d'opposer, en cas
de sédition, aux soldats exercés, aux vétérans goibs ou varangiens
de la garde impL'riale, s'expliquerait mai, si cm ne supposait les fac-
tieux pourvus d'armes oiTensives et défensives. Comme nos gardes
□alionanx à certaines époques, on les convoquait pour des corvées
honorables. Ils f. isaient escorte à l'empereur dans ses chevauchées
à travtirs laville ou dans ses pèlerinages aux églises les plus véné-
rées; ils formaient la haie sur le passage des processions ou pané-
gjries, lorsque le prince, entouré de sa cour, de son patriarche, de
ses évoques, k grand renfort de cierges et de chants d'église, se
rendait à Sainte-Sophie ou aux SaJnts-Apôtres, lieu de sépulture
des empereurs byzantins. Ces soldats citoyens avaient, paralt-il,
assez mauvaise mine; l'évêque de Pavie, l'Italo-Germain Luiiprand,
belliqueux comme tout le clergé barbare de son temps, étant allé
en ambassade k Byzance vers le milieu du x* siècle, n'a pas assez
de railleries pour celte piètre milice : il nous repri^seute les factieux
formant la hùe Htecde mauvaises petites piques, des boucliers
■ Google
768 RETDE DES DEUX H0KDE3.
brisés, en tuniques toutes rapiécées, et, n pour comble d'édifica-
tion, » les pieds nus.
Les empereurs avaient à la fin réussi à apprivoiser, à domes-
tiquer ces bandes turbulentes, à s'en faire une espèce de milice
d'apparat, fort iooffensive. Chaque fois que l'empereur paraissait en
public, des détachemens de verts et de bleus, a;iostés sur son che-
min, étaient chargés de pousser en mesure des acclamations et de
lui offrir des pièces de vers. Quand l'empereur se mariait, les fac-
tions étaient tenues de composer les épithalames, et le troisième
jour des noces elljs accompagnaient procession nellement l'impé-
ratrice, entourée des sénateurs, de ses eunuques, de ses femmes,
de ses porteuses de parfums, au bain tradilionnel qu'elle devùt
prendre au palais de la Magnaure. Quand il naissait n un porphy-
rogénëte, » les factions étaient invitées à lui donner uu nom et à le
proclamer par la ville; elles devaient aussi offrir à l'impératrice, le
neuvième jour de ses couches, une sorte de breuvage épicé, lelocho-
zetna, le vin de l'accouchée.
Dans cette cour singulière de Byzance, le cérémonial prescrivait
au souverain de se divertir à certains jours. Alors on invitait au pa-
lais des délégués des factions; ils accompagnaient de leurs chants
et de leurs tambourins les danses gothiques, où figuraient des
géans au costume barbare, au masque effrayant, au jargon inintel-
ligible, qui étaient censés représenter les soldats d'Alaric. Parfois
ils se liv:T,'e:it eux-mêmes, en présence de l'empereur et de toute
sa cour, à des danses d'un caractère fort grave, presque religieux,
et d'où les femmes étaient bannies. Chacun des danseurs était vfttu
d'un pourpoint à crevés, comme en eurent plus tard les Vénitiens,
de baut-de-chausses mi-parti, comme les Français du xir' siècle,
avec des rubans aux poignets et aux jambes; ils tenaient à la m^
un b&ton surmonté d'un croissant.
Pour suffire à tant de tâches, organiser les plaisirs du peuple,
maintenir le bon ordre dans la cité, animer et embellir la cour du
prince, ces associations avaient une organisation assez compliquée.
A la tête de chacune des factions ou démet se trouvaient deux chefs,
le démocrate et le démarque. Le démocrate avait fini par n'être plus
nommé que par l'empereur, celui-ci avait même soin de conférer
cette charge à l'un de ses généraux commandant de la garde impé-
riale ou de SCS amiraux qui pût lui réponiîre de la tranquillité de
ses subordonnés; mais le vrai chef de la faction, le chef élu, aimé
et populaire, qui inspirait la confiance et non la crainte, c'était
le démarque. Il payait quelquefois de sa tôte les méfaits de sa
troupe, l'un fut brûlé vif sous Phocas. Sous les ordres de ces
hauts dignitaires, il y avait encore des iicutenans, des commandans
de quartiers, des inspecteurs des postes militaires. Il fallût aosû
l'hippodrome a cosstantinople. 769
dan3 chaque faction des notaires pour rédiger les actes et tenir le«
comptes, des chttriulaires pour garder les archives, des mandaioret
pour porter les ordres du démarque, des podtes en titre pour com-
poser les vers en l'honneur du prince, des mélistes pour les mettre
enj^musique, des chefs d'orchestre pour les faire chanter, des orga-
nistes pour l'accompagnement des chœurs, des peintres et de»
sculpteurs pour fabriquer ces images de l'empereur et de l'impé-
ratrice qui ornaient l'hippodrome, la couronne de lauriers sur It
tête; il fallait des tchuous pour maintenir l'ordre dans le cirque,
Ags officiers de Curne pour veilkr sur les opérations du tirage an
sort des places que devaient occuper les chars, des gardes de bar-
rières chargés de les abaisser lorsqu'on donnait le signal de la
course, des préposés au vestiaire qui veillaient à la conservation
des couronnes et des casaques d'or des cochers, une infinité d'em-
ployés pour les écuries, pour l'entretien de l'arène, pour la police
des;jeux, sans compter les danseurs, mimes, acrobates, saltimban-
ques, etc. Il leur fallait surtout des cochera et des chevaux; les um
et les autres méritent une mention à part.
Nos sociétés de courses se proposent l'amélioration de la race che-
valine; nos courses plates ou nos »teeple-chaiet ont pour objet de
mettre dans tout leur jour les qualités de vitesse, d'énergie, de ré-
sistance, d'un chevfil destiné à faire un reproducteur célèbre et à
procréer une race de victorieux. A Byzance, on ne paratt pas avoir
eu cette préoccupation. Sans doute les Grecs du moyen âge recher-
chaient dans tout l'Orient les belles races de chevaux, leurs oITiciers
de remonte parcouraient les marchés de l'Arménie, de la Syrie arabe,
de la Bulgarie, les sultans d'Egypte et les califes de Bagdad en-
voyaient à l'empereur leurs plus fiers étalons, à l'œil de feu, aux
jarrets d'acier; mais on vantait surtout le luxe des écuries et des
haras impériaux. Les chevaux étaient de la part des riches patri-
ciens et des empereurs hîppomanes l'objet des soins les plus délicats.
A Rome, on avait vu Incitatus, le cheval de Caligula, devenir consul;
Héliogahale faisait servir à ses coursiers des raisins secs d'Apamée;
Vérus des dattes et des pistaches. Ce dernier empereur portait sur
ses vôtemens royaux la figure de Volucris, son cheval favori, comme
nos turfistet portent à leur cravate des tètes de cheval montées en
épingle; dans leurs écuries de marbre blanc, on paratt ces nobles
animaux de colliers de perle, on leur dorait la corne des pieds, on
leur apportait, en récompense de leurs victoires, des bassins rem-
plis de pièces d'or. Quand on voulait les préparer pour la course
ion xciT. — 1871. M
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770 REVUE DES DEUX MO\DES.
proctiaîne, on les entraînait au son des hautbois, au bruit des chants,
à la lumière des flambeaux. Le sage empereur A<)j'ii;a n'était pas
exempt <le cette folie; quand son bon cheval Borystliène mourut, il
lui fit fl ver un magulfiTue tombeau avec une inscription élogîeuse
comme pour un combattant de Marathon. La Grèce autique elle-
même avait cette coutume d"ériger des mausolées àus grands vain-
queurs de î»es ccmrses olympiques. L'empire byzantin suivit la double
tradition romaine et grecque dans ce qu'elle pouvait avoir de plus
extravagant. Parmi les amateurs les plus célèbres, on cite un pa-
triarche, un chef de l'église orthodoxe universelle, un souverain
pontife de l'Orient, Théophane, prélat de race impériale, qui vivait
au X' siècle et qui ne le cédait pas en d(?bauches til en scandales
aux papes romains de la même époque, Ji'an XI et Jean XII. Cet
étrange pontife, oubliant les modestes traditions de ses prédéces-
seurs, qui ne chevauchaient que sur des ânes en mémoire du fils de
David à son enm'e dans Ji^rusalem, nourrissait plus de mille che-
vaux; ses écuries étaient de véritables palais; dans les boxes do-
ïées, il n'était pas question d'avoine ou de foin, mais de blé, de
pislach.-s, de dattes, de figues, de raisins secs; on abreuvait, on
lavait les coursiers avec les vins lus plus précieux, o:i les parfumait
avec le safran et le cinnamoine. Un jour, comme il officiait à l'autel
de Sainte-Sophie en présence de l'empereur et de toute sa cour,
en présence des .patriarches ds l'Orient, des métropolites, des évé-
ques, d'un clergé et d'un peuple innombrable accourus de totiles
les villes voisines, on vint, lui dire à l'oreille que sa jument favo-
rite ven<iit de mettre bas. Aussitôt de dépécher à la hâte la gran-
diose et interminable lîiurgie de l'église orthodoxe, de lais.ser là tout
ce monde, les princes, lesjKinlifes, les moines thaumaturges, et de
courir à son écurie. Un autre de ses contemp'trains, l'empereur Mi-
chel lU, s; livrait à de semblables excentricités; il descendait lui-
même snr la piste et conduisait les chars en casaque de cocher bleu.
On vint ri:iterrompre d^ms une course pour lui apprendre qu'on
avait i-pçn un téii^g-amme sinistre ; des feux allumés de montagne
en mon::i^ne depuis h fond de l'Asie jusqu'aux portes de Conslao-
tino;>le annonçaient que les armées byzantines étaient bnliues sur
les boj'ds de l'Euphrate. Il ordonna d'éteindre ces fanaux impor:uns,
et continua à disputer li prix ; le peuple l'approuva. Qu'étaient les
défaites k la frontière, si l'on avait des vicloires flans le cirque? Au
reste, ce patriarche et cet empereur eurent une mort digne de leur
vie: l'nn mourut d'une chute de clieval, l'autrs assassiné dans
l'hippolro;!!", eut pour linceul une couverture d'écurie.
Mais, quelle que fût la pas.sion des Byjantius pour les coursiers,
ceux-ci n'iiccupai/nt que le second rang dans leurs affections. Cheî
nous, ou décerne les prix au cheval, on n'accorde au jockey que
LUIPPOrniDHE *■ CONSTAWTISOPLE. 771
des encoursgemens , — 'qu'en bonnejustice îl doH encore partager
avec l'entmlneniT; à Constanlinepile, C'-étàit le cocherqae l'on adu-
lait, ïpie l'an fètah, àqui l'on 'attritmâit 4es"vicioires. Cette hatrte
fonction de cocher du oinrue, iiënïor'hos, ne s'obtenait pas ife
primii-sawl! il y avait là toute irae liiérarchie avec ses grades, ses
classes ftistinctes, son sumumérariat. Celait fenipereur liri-mème
qui conférait cette dignité et qui ordonnait à ses'dianrbeHans d'en
ÂîliTrer les insignes au candidat; bd luïTetnettait son brevet signé
de i'encre ronge impériale.on lui passaiît -une ceintore antour des
reins, vn luiposaiit sut la Ifiteune teqoe brodée ^'argent. Les édite
des empereurs accordaient au cocher de nombreux privilèges, l'im-
munit(^ de certains impôts, l'exemption du fouet et de tous les au-
tres cl'àtimens corporels. De même que la peinture s'est ingéniée
chez ri .osa conserver à hi -postérirlé les beltes formes' de Monarque,
de 'Fîlie-de-rAtr,'AG Glodiûtetir,'Ae même- àea statues érigées daTjs
l'hippedreme conBacraient-à Tiwnwortàlité les tralls des plus illus-
tres aMtomédons. L'n>g«iiemeirt allait même si loin qne le code
théodosien dut irtteniire l'instaHation-sorr tes places ■puMrqnes des
statues de cochers à (îôté des statues ïJes'empereurs. Celles deThip-
■podroiHe avaient sur leurs -piéyeslaux lies inscriptions en Ters où
*es beaux esprits du Byzance rfépuiFaient à invwjter'fl'rngénieuseB
flatteries. Jamais thez nous cantatrice 'Célèbre, a"trrce en renom-ii'a
été içâtée du public comme l'OTitétéô Byrance les Callropes, lesXra-
nîuM, l'^ Icarius, les Anatellons, leS'^Olympias, les ÉpAphrodites.
»( Ancbise fut l'amant 'de Vémas, 'Endymion le chéri de 'Diane; 'Por-
phyiius eut le fci>vori de la TictoiPe! »'0u bien encoi-e ice quatrain
qu'aurait envié Benserade ; « quand fa Naiure-eutà lafm des temps
enfanté Porphyrius, file fit un Berment,«t, de sa bouchequl ne snit
pas mHntir elle dit :CeBt fini, jen'enfanterai plus; tout ce que j'a-
vais de grâce, j'en ai dotéPorphyrius. w
Comment les adulations du peuple et du prince -n'auràient-^lles
pas tourné la tête à ces pauvres diables? Pour gagner ces victoires
qui donnaient une si glorieuse nfrtoriété, tons les moyens leur étaient
bons : ils eussent fait un pacte avec 'le diable; plusieurs furent con-
vaincus de pratiques de sorcellerie. Le cocher Hilarion fut con-
damné à mort pour avoir livré son fils à un nécromancien « qui de-
vait lui apprendre l'arlmystérienR, défvrndupir'les lois, d'appeler
à son aide les eaprKs médians, n Tout co(!her vaincu avait une ten-
dance naturelle k ajupçonner soïi'îieureHx rival de'orcellerie. Avant
la course, ou avait soin de fouiller les concurrens, comme dans
nos tournois du moyen âge on fouillait les chevalrers pmrr s'as'^urer
qu'ils n'avaient point de talismans. La trrace irritable » des cochers
du cirque en vennit parfois, sur des soupçons de ce genre, aux coups
de couteau; le concurrent malbeureul attendait soo vainqueur au
■ Google
772 HEVDE DES DECX MONDES.
coin d'une rue. Le code théodosien fut obligé de réprimer ces vio-
lences : « quiconque tuera un de ses rivaux, fùt-il convaincu de
pratiques magiques, sera puni de mort. » En général pourtant les
cochers étaient des gens craignant Dieu; leur carrière hippodro-
mique était aussi féconde en « naufrages n que la vie du marin, à
laquelle l'hippodrome aimait à emprunter beaucoup de ses expres-
sions familières. Ils étaient pieux comme lui : après chaque journée
de course, on les voyait se diriger vers l'église la plus voisine, où
les appelait non pas le son de la cloche d'airain, mus, suivant la
coutume orthodoxe, un marteau qu'on frappait sur une planche.
III.
L'hippodrome de Constantinople, comme le circus miurimus de
Rome, comme tous les hippodromes de l'antiquité gréco-romaiae,
se composait essentiellement d'une vaste surface plane, fermée à
l'une de ses extrémités par une ligne droite, à l'autre extrémité par
un hémicycle, sur ses deux grands càtés par deux lignes droites. A
l'hémicycle et sur les deux lignes latérales s'élevaient les gradins
où venait s'entasser la multitude. Vis-à-vis de l'hémicycle, sur le
petit c&té rectiligne, se dressaient des constructions, loges pour les
grands personnages, écuries, vestibules pour le stationnement des
chars et des attelages; là se trouvait ce qu'on appellerait chez nous
l'enceinte du pesage. Sur l'axe de l'hippodrome, on voyait une ter-
rassé longue, étroite, haute de quelques pieds, terminée à ses deux
extrémités par une triple borne : c'était ce qu'on appelait la xpina,
l'épine dorsale de l'hippodrome; elle partageait l'arène en deux
pistes, la piste de droite, que parcouraient les chars en sortant des
places de départ, la piste do gauche, qu'ils parcouraient après
avoir tourné la borne de la tpîna, en revenant aux places de départ.
Telles étaient les dispositions générales, communes à tous les hip-
podromes. Ajoutons, pour en finir avec toute cette géométrie, que
celui de Constantinople avait environ 370 mètres de longueur et 80
ou 70 de largeur. Nous pouvons passer maintenant à la description
des diverses parties du grand monument que nous venons d't-s-
quisser.
L'hippodrome de Constantinople fut fondé par l'empereur Sep-
time-Sévère. Ce prince avait presque entièrement détruit l'antique
cité de Byzance pour la punir d'une révolte; puis, frappé des avan-
tages qu'offrait la position de cette ville, située sur deux mers, à li
rencontre de deux continens, il s'était mis à la reconstruire sur de
plus^vastes proportions. Cent vingt-quatre ans avant Constantin,
Septime-Sévère avait inventé Constantinople. Naturellement, dans
ce siècle du panem et circemet, il commença par l'hippodrome; il
■ Google
l'hippodrome a CONSTANTIN OPLE. 773
déploya dans cette fondatioD, comme pour faire oublier aux Byzan-
tins ses premières rigueurs, une telle magnificence que cet hippo-
drome, destiné à une petite cité de la Thrace, ne se trouva pas
indigne de Constantinople quand elle fut devenue l'héritière de l'em-
pire romain, la capitale du monde civilisé et laRomederOrieat, On
peut dire aussi de Srptime-Sévère que déjà il commençait à bâtir
la ville éternelle. Comme il ne pouvait trouver une surface plane
assez vaste pour y établir son hippodrome, i! créa un sol factice; là
où le terrain s'abaissait en un escarpement, il éleva des piliers, ar-
rondit des voûtes immenses; dans la nuit de ces souterrains s'éten-
dirent les eaux glacées de la Citerne froide. Au-dessus, comme les
jardins suspendus de Sémiramîs, l'hippodrome développait sa vaste
plaine de sable, son arène de 570 mètres de longueur; les prodi-
gieux amphithéâtres de trente ou quarante gradins, les portiques,
les obélisques de granit, surchargeaient, sans les fatiguer, les vo&tes
indestructibles.
Les bâtimens situés à l'extrémité rectillgne de l'hippodrome
comprenaient à la fois les mangana ou carceregel la tribune im-
périale. Les mangana étaient des espèces de loges, de vestibules,
où, en attendant le signal du départ, les cochers debout sur leurs
chars, le fouet entre les dents, retenaient à grand'peine de leurs
rênes tendues leurs quatre coursiers à la bouche écuraante. Ces
loges étaient fermées par des barrières ou par des portes gril-
lées qu'un gardien ouvrait au signal convenu, et qui étaient ornées
de statues ou de cariatides. Quant à la tribune impériale, elle for-
mait tout un palais, se rattachant au grand palais impérial et com-
pris dans son enceinte. On sait en effet que le grand palais impérial,
espèce de Kremlin byzantin , amas d'églises et de palais, était en
même temps une forteresse; les murailles crénelées en laissaient
apercevoir au loin non-seulement les dômes dorés, les coupoles étin-
celantes de quinze ou vingt sanctuaires, non-seulementles jets d'eau
retombant dans les bassins de marbre, les arbres des parcs et de
voluptueux bosquets, mais aussi les tours massives où les varan-
giens aux cuirasses dorées montent la garde avec leur double hache
sur l'épaule. Un souverain qui se gardût si bien dans son sérail ne
pouvait guère se hasarder sans précautions au milieu de son peuple,
surtout dans ces bruyantes solennités de l'hippodrome où un tu-
multe dégénérait si facilement en émeute. Aussi l'empereur s'étùt-îl
arrangé pour assister aux jeux sans sortir de chez lui; de son tri-
clinium d'or, aux parquets de mosaïques, aux murailles couvertes
des images de saints et des portraits de ses ancêtres en émail sur
fond d'or, « l'autocratflr des Romains, » par une série de jardins
réservés, de cours intérieures dallées de marbre, de galeries, d'es-
caliers « en escargot, n se rendût à son palais de la tribune, à son
■ Google
771 BËKUB SES. DEUX UONDES.
caJ/iisma. Ce palais de la trtbtinet comme on le voit, éUit use espèce
de bastion du ^aud palais, une posi.Lion avajicée, mais, dos hasar-
dée; élevé de plusieurs étage» au-dessus du niveau de l'ai'Èae;
l'empereur sa trouvaltau, milieu de saapeujfle.maisnûo à sa merci,.
Sa loge iir^.i'iaJe, portée sur de hautes coleimes cooiuie suj: des pi-
lotisf bra.vaj,t les ûots et les tumpâtas populaires; (la l'iiippotlcome,.
OQ ne pouvait y monter, le prudent architecte avait supprimé de
ce côté tout escalier. Quand le peuple ameuté conunençait à lait-
cer des pierres, le priyce a'avait qu.'à rentrer dans sa grandb.
enceinte furtiliée, et Li rage populaire vâuait se briser, contre Les
remparts a'énelés et les portes dtairaio.
Le palais de la tribune se composait d'un tricliatuat où l'empe-
reur,, dans l'inteivalle des jeux, invitait parfois k dïner ses grands
dignitaires, d'un cubiculma où, loin des regards profanes,, assisté
de ses seuls eunuques, il procédait aux. nombreux changemens de
costume que lui prescrivait le cérémonial compliqué de Byzance,
enfin de la loge pioprement dite où. il siégeait sur son troue comme
autrefois Tes consuls et les édiles romains sur leurs chaises cuniles..
Debout autour de lui, on voyait une nuée d'eunuques, les uns avec
l'évenuil, les autres avec le glaive d'or à la ni;iLu; ^ droite et à.
gauche, dans d'auttes loges, les grands dignitaires de l'empire.
De ces loges, on descendait sur une terrasse en saillie aur l'arèDB
et fort éleviie au-dussus du sol, elle avait !a forme etportait lu nom
de la letti-e grecque pi. C'est li que stationnaient les gardes ira-
pÉriaux avec les étendards de leurs corps.
Tan; Ils qu'au palais de la tribune « l'autocrate des Romaios » re-
cevait les compliniens, les géuullexions, les prosternations de ses
dignitaires, et que le grand-maStre des cérémonies les introduisait
tour à tour, suivant leurs grades denoblesse, espacés comme les
grades du tchin moscovite, — l'impi^riUrice tenait sa cour d'un
autri! côté. C'était exciusivement une cour de dames, car la prude-
rie des orthodoxes byzantios n'a(lmett;iit pas celte fréquentation des -
deux sexes qui a valu aux cours de François 1" et de Louis XIV un
si grand renom di: galanterie. La cour de l'empereur de Constaa-
tioople, pour la rigueur de soo étiquette, pour la sévérité de son
cérémonial, était un Versailles, mais un Versailles à la turque, un
Versailles sans femmes. L'impératrice était as:>is& sur un trône d'or,
revêtue d'étoiles brochées d'or et d'une roideur métallique, parée
d'une sorte de manteau pontifical qui rappelait la chasuble dea
prêtres grecs, la tète ceinte d'une couronne enrichie de pierreries
et garnie de pendeloques, qui venaient battre ses deux joues, tom-
baient sur son sein, et, se rejoignant sous son menton, faisaient
à son visage un enradrement d'or et de diamans. Elle était immo*
bile, muette* impassible; parée et enchâssée d'or comme une idole.
LHIPPODROUE A CONSTASTISOPLE. 775
de l'Hindoustan ou comme une madone byzantine; on ne pouvait
introduire auprès d'elle, au moins dans les cérémonies publiques,
que des femmes, celles des grands fonctionnaires de l'empire. Dans
cette étrange cour de femmes, sorte de harem chritien, des eunu-
ques faisaient l'office de duègnes ou de cha|)erons; mais dans cette
solennelle pruderie il y avait une forte dose d'hypocrisie. Au fond,
le diable n'y perdait rien, et quand les chroniqueurs byzantins veu-
lent bien se relàchur de leur sèche et ennuyeuse réserve, ils noua
laissent entrevoir de piquantes intrigues dont le récit n'eût point
déparé le Dccameron. Toutefois cet appnreil presque poniincal et
monacal en imposait au vulgaire, obligeait Vauguslti elle-même à
se bien tenir en public. Ce n'était point là une précaution inutile,
beaucoup de ces impi^ratrices n'étaient point issues de la fine fleur
de la société grecque; les hasards des révolutions qui amenaient
tour à tour sur le trône éphémère tantôt un paysan comme Jus-
tin I", tantôt un grossier centurion comme Pbocas, tantôt un pale-
frenier comme Michel 1" ou Basile le Grand, mettaient également
d'étranges impératrii es à la tête de l'aristocratie féminine de By-
zance. La femme de Justin I" était, comme la première Catherine
de Russie, une vivandière, celle de Léon I" une bouchère, celle de
Justinien, Th odora. une pantomime, celle de Romain II la Tdle
d'un cabaretier. Parfois des traités d'alliance et de mariage avec
les naiions étrangères donnaient pour compagne au a maître du
monde » qufique femme barbare, une Franqui^, une Khazare au
nez kalmourk et aux yeux bridés, une Bulgare qui faisait son en-
trée dans la ville éternelle vêtue de peaux mal tannées et traînée
sur un lourd et grossier chariot scythique. On vous prenait pourtant
cette cabaretière, cette comédienne ou cette barbare, on vous la
revêtait de ces draperies presque sacerdotales, on lui posait sur la
tête oe vénérable diadème où des reliq|ies et des pierreries se trou-
vaient enchâssées, on l'asseyait sur un trône d'or gardé dans les
trésors du grand Constantin, on l'entourait de matrones et d'eu-
nuques, on l'enfermait dans un rigoureux cérémonial conservé re-
ligieusement par cent générations d'impératrices : comment n'en
eût-on pas fait une iiugmia, une chose sainte et sacrée devant la-
quelle tous les fronts s'inclinaient dans la poussière?
Dans les idées byzantines, les femmes pouvaient assister aux jeux
de l'hippodrome. Elles se passionnaient encore plus que les hommes
pour les bleus ou pour les verts. L'impt^ratrice Théodora, femme
du législateur Justinien, qui dans sa jeunesse de pantomime et de
comédienne, dans la maison de son père, le montreur d'ours Aca-
cius, avait contracté d'ardentes sympathies ou des rancunes de cou-
lisses et de théâtr-, poussa la haine contre les verts jusqu'à la
cruauté. Toutefois, si on na pouvait refusée ce divertissement à
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77Ô BETDE DES DEUX MONDES.
l'augusta, il fallait qu'elle y assistât a invisible et présente, d Les
matrones de la Rome byzantine, sous l'influence chaque jour plus
décisive des idées orientales, n'avaient plus la liberté d'allure des
matrones romaines d'Occident. Le gynécée de rancienDe Grèce,
plus fermé déjà et plus jaloux- que la mûson du paterfamilitu
latin, tournût alors au harem asiatique. Or il y avait entre le
grand palais impérial et le palais de la tribune une église dont les
catéchuménie» donnaient sur l'hippodrome; c'était celle de Sùat-
Étienne, bâtie par Constantin. Les galeries et les fenêtres du sanc-
tuaire servaient donc à l'impératrice de baignoires ou de loges gril-
lées, et l'église devenait une dépendance du théâtre.
Nous avons vu les places privilégiées où s'asseyaient les grands
de l'empire, l'autocratôr et l'augusta, les membres de la sacro-
sainte hiérarchie, les fonctionnaires et les généraux slaves on turcs,
bulgares ou khazars, arabes ou perses, qui formaient l'aristocratie
du monde néo- hellénique; passons aux places réservées à cette
multitude presque cosmopolite qui s'intitulait encore « le peuple
romiÙD. » Comme rien n'était trop beau pour lui, les gradins où il
l'asseyait étaient de marbre blanc; dans la décadence et la mine de
s'hippodrome, ta masse énorme de ces gradins devint une sorte de
carrière d'où les architectes ottomans tiraient les blocs de marbre
pour la construction des sérails et des mosquées. La partie en hé-
micycle de ces gradins, la partie cumligne opposée au palais de la
tribune impériale, s'appelait d'un nom assez pittoresqiie, la fronde
ou la coupe. Des gradins, on pouvait descendre dans l'arène aa
moyen de couloirs; mais ces couloirs se terminaient à l'extrémité
inférieure par des balustrades ou des portes grillées ; on ne pou-
vait permettre en eiîet à des spectateurs aussi impressionnables,
aussi irritables que ces méridionaux de l'Orient, de descendre i
volonté sur l'arène. Un partisan enragé des verts était capable de
tout pour empêcher un cocher bleu d'arriver le premier. Primiti-
vement il y avait eu le long de ces balustrades un assez large
fossé rempli d'eau, une espèce de petit fleuve circulant tout autour
de l'hippodrome, qu'on appelait l'Euripe, et qui, dans les idées de
la Rome païenne, était consacré au dieu Océan. En effet, comme
l'Océan, il entourait complètement la terre sèche. Il servait à proté-
ger les spectateurs contre les bonds des animaux féroces qu'on ex-
posait parfois dans l'arène; il servait aussi à préserver la piste des
envahissemens de la multitude; enfin, de temps à autre, on y fai-
sait au peuple romain des exhibitions de phoques, de crocodiles
ou d'hippopotames. Quand l'empire appauvri n'eut plus le moyeo
de faire venir des lions d'Afrique et des amphibies d'Egypte, l'Eu-
ripe disparut; le nom seul en subsista, et ne fit plus que désigner la
porlicn de l'arène la plu» rapprchée des gradirs, celle où se te-
l'hippodrome a C0N8TANTIN0PLE. 777
naîent, un b&ton à la main, les cursores, sortes de tchaous ou de
policemen chargés de contenir les spectateurs. En haut des gradins
régnait un vaste promenoir orné de portiques sous lesquels se
dressait un peuple de statues; c'était là que les oisifs ou les cu-
rieux de Byzaoce allaient, en attendant les jeux, jouir de l'aspect
de l'hippodrome dans son ensemble ou du panorama de la capitale.
Il faut ajouter que tout un côté de l'hippodrome, avec ses degrés,
son promenoir, ses portiques et ses statues, appartenait exclusi-
vement aux bleus, tandis que leurs adversaires allaient s'asseoir ou
se promener sur le côté opposé.
Reportons maintenant nos regards sur le centre de l'hippodrome,
sur cette spiiia autour du laquelle doivent courir les quadriges. A
chaque extrémité de cette plate-forme se trouvait une borne com-
posée de trois colonnes ou de trois cônes réunis; chacune d'elles
formait une sorte de promontoire ou de cap. Il fallait pour le dou-
bler la plus grande dextérité de la part du cocher, les « naufrages »
étaient fréquens, et ce n'étùt pas une vaine précaution qui avùt
placé près de l'une de ces bornes un bassin t!e marbre dont l'eau
devait aider à rappeler à la vie plus d'un cocher étourdi ou meurtri
de sa chute. La borne la plus rapprochée de la tribune impériale
s'appelait la meta des bleus; l'autre était celle des verts. Chacune
des factions avait installé auprès de sa borne un orgue d'afgent
qui servait à accompagner ses chants ou ses acclamations.
Au centre même du cirque, au milieu de la npina, s'élevait et
s'élève encore un obélisque de granit, que Théodose le Gi'and avait
fait amener de la Haute-Egypte pour embellir sa capitale. Sur la
base étaient sculptés des bas-reliefs byzantins. Les uns représen-
taient l'empereur assis sur son trône, présidant aux courses de
l'hippodrome ou rendant la justice; les autres expliquaient, comme
les dessins gravés sur le piédestal de notre obélisque de Luqsor,
par quels procédés l'énorme aiguille de granit avait été amenée du
désert, chargée sur les vaisseaux romains, érigée sur la spina : ici
on voyait des ouvrien occupés à faire tourner un cabestan, là-has
une grue gigantesque semblait gémir sous le poids du monument
qu'elle était chargée de soulever de terre; mais ce qui intriguait le
plus les Byzantins, c'étaient ces hiéroglyphes gravés dans le granit,
ces bizarres ligures de divinités animales et de signes sidéraux.
Absolument incapables de les déchiffrer, ils avaient fini par y voir
des caractères cabalistiques, et d'impudens magiciens y lisaient
couramment les plus étranges prédictions. Au sud et sur la même
ligne que l'obélisque d'Egypte, on voyait une sorte de pyramide ou
d'obélisque en maçonnerie. Cet obélisque était autrefois revêtu de
plaques de bronze, et l'on pouvait y lire une inscription annonçant
■ Google
778 KBri'E DES DECX HORDES.
que l'empereur Constantin Porphyrogénète avait fait restaurer cette
M raeneille rivale du colosse de Rhodes, ce prodige au quadruple
flanc. » loBcriptious et plaques de bronze doté ont disparu ; ce sont
sans douto les Frajics de la quatrième croisade, les compagnons de
Dandotoetde Villehardouin, lesfontialeurs de l'empire laiin, qui les
oot prises pour dos lingots d'or; la soli'liti^ de l'édifice en est singu-
lièrement alTectéL', tous les voyngenrs lui prédisent un écroiilemeot
prochain, et s'iivant l'eiprpsi-ton d'un Byzantin de nos jours., le pa-
triarcbe Constaiitios, « ce n'est plus qn'un squelette au ei désolé. •
Eiitn; les deut obélisques s'élève la fameuse colonne ser[>entiae,
formée de trois serpeus enroulant ensemble leurs spiraleset écartant
ensuite leurs trois têle^^ de manière à supporipr un trépied. Aujour-
d'hui il n'y n. plu de tëtca sur la colonne; toutefois la partie supé-
rieure de Vun». d'elles, an f^moignage de M. Albert Dumtot, se
trouverait conservée au musée Sainte-Irène à Constaniinople. De-
puÎB les travaux qu'on .1 faiLs pour le dt>blflyer, le monument de
bronze compte 5"", 55 de liauteur, et l'on a pu vérifier un fait sur
lequ"! les rapports des écrivains de l'antiquité avaient pu laisser
planer quelque doute, c'est que nous avons lien sous les yeoi
le monument historique le plus respectab'e de toute l'antiquité
grecque, ce fameux « dragon » que le Lacédémonieu Pausanias. gé-
néralissime di;s Grecs, consacra dans le temple d'Apollon à Delphes,
en mémoire de la grande victoire de Platée, avec le produit des
dépouilles enlevées à l'armée de Xer^ès. On peut lire encore sur
lés spirales du triple serpent une antique in^^riplion énumt'ranl
les noms de trente-six peuples grecs qui avaient, fourni leur con-
tingent pour la grande bataille, depuis la [letite ville de Mycènes,
qui n'a pu amener que 80 hoplites. Jusqu'à la puissante cité de
Sparte, qui a su mettre en ligne /iO,000 guiirriers. L'orgueil lem
Pausanias y avait gravi^ son nom; mais un décret du sénat de La-
cédémone y a subiiituiî Ci?u\ des trente-six villes ht^roïques. By-
zance, par la suite des temps, hérita de Delphes, et le- glorieux
trophée passa, de l'ombra du sanctuaire' où la pythie rendait ses
oracles, sur la xpiiui de l'hippodrome, et toirjfiurs le dragon de sa
triple tète soutenait le trépied, et sur le trépied s'élevait la sutue
d'Apollon, Aujourd'hui il n'y a plus ni statue, ni trépied, ni tètes.
Les mutilations remontent à longtemps déjà; la superstition by-
zantine avait pris les devans sur la rapacité fraoque et sur le fi-
nali^me ottoman. Évidemment ce dragon devait avoir d'étranges
communications avec les démons, dieux déi:hus, héros damnés.
Vainement c<i commensal d'Apollon pytliien, ce contemporain des
Pausanias et des Tliémislocle, ce triomphateur de Platée se mon-
trait-il d'une complaisance à toute épreu^'e; vainement, dans les
solennités byzantines, grâce à un ingénieux système hydraulique,
l'hippodrohe a cokstamtinople. 779
poussait-il la condesceodancc jusqu'à verser de sa triple gueule
d'airaia le vin, le lait et l'hydrome) : o» rest»it persuadé qu'il y
avait de la diablerie dans son fait. Sous rem|>ereur Tb<^phile, le
patriarche de Constantiiiople, rpii se piquait de sorcellerie, avait
trooTé un moyen iiigi^oieux de débarrasser son maître de troia en-
nemis redoutables. A; minuit, il se rendit à l'bippodroRie avec trois
bommes armés de marteaux, chacun d'eux leva son marteau sur
une des trois tètes du dragon ; le patriarche prononça des formules
cabalistiques, les bras retombèrent, mais deint têtes seulement fu-
rent brisées du coup. L'autocratôr n'était débarrassé que de dei»x
de ses ennemis! Plus tard, un autre acte de superstition en sens
contraire fit rt^parer cette mutilation. Un sultan des Turcs, Ma-
bemet H, Mourad IV ou Soliman le Magnifique, — on ne sait pas
bien, la chose a dû aussi se produire plusipurs fois, — ne put con-
tenir son zple preax à la vue de ce monument de l'idolâtrie, et
d'an coup de sa masse d'armes abattit une tète du serpent; mais,
aa récit des historiens, un phénomène étrange se produisit. Ce ser-
pent d'ainiin, comme celui de Moïse, avait la venu d'éloigner les
serpens de Constantinople: lui brisé, ils recommencèrent à pulluler
dans la ville. Après les supi'rstitieiix, les voleur» se mirent de la
partie et réduisirent le trophée des guerres mèdiques à i^étal où
l'on peut le voir aujourd'hui. Même de nos jours^raconte M. By-
aantkis, les Tunis ont la manie, lorsqu'ils voient le malheureux ser-
pent pour la première fois, de lui jeter des pierres.
L'bîppodmme de la Ho!n€ chrétienne d'Orient avait été construit,
comme le eircus mit^n'tmf» et tous les hippodromes de l'antiquité,
soflis l'influence de certaines idtîes païennes. Aussi avail-il nécessaî-
remeut deux obélisques, dédiés l'un à la lune, l'autre au soleih A
Byzance comme à Rome, il y avait un Eitripe, primitivement con-
sacré à Neptune. Jusqu'au ix" siècle, on put voir sur la spina le
monument drs dtiitphim et les ifafs des 'Diosrures, qui rappelaient
le sourenirde Castor et Pollux, dieux des gymnastes et des xporii-
men. Go»monumens tombèrent non soas les analhèmes de l'église
grecque, mais par an tremblement de terre : on se contenta de ne
pas les relever. C'est la persistance de ce symboliume païen, bien
pkis encore que la frivolité de ces amusement, qui valut aux théâ-
tres et aux cirques de l'empire, depuis le De spectacutis de Ter-
tuUien, tant de diatribes des pères de l'église.
IV.
L'hippodrome, c'était le véritable foyer de la vie publique, telle
qu'elle pouvait subsister dans l'empire byzantin. C'est là que se sont
passés ks plus grands faits de l'histoire byzantine; c'est là que Jutt-
, Google
780 lETTE ses MCI WVStfS,
tîoi«D, à p-o vM 'T'iti* «laestioo de crtclHrs, vil s'élerer I2 tenpéte
qui aorai c t'inTgr-é Ma trOne « sa dïni-rUe sans le coonge de œoe
panUMoinK donc il arait ^t Doe impératrice. E7Ie l'arrêta an ms-
meat où il m-ttait déjà le pied sor le raïssesa qui derah l'emporte'
loio de M capîiale, et aiec dd geste de rei:.e de tbéÂm lai rappeb
qne • le p'm b-aa lombeao poar an empereor, c'est son trdoe. i
Cest là fie Ha'irice, à rapproche da ceotmioa Pfaocas. son as-
•autn tu-.ar et son sijcc'^ssenr, sentil que le peuple lai échappait,
»e Tîi lan-er i ta fa« ces épitbètes roeonriéres d'bérétiqae et de
mardanite, et entendit les cris de mort contre ses amis. Cest li
qiac. le tyr^n Jastini^-n II, tait prisonaier par des réroltés, eat le nei
et les or-nies coupés, et c'est là que plus tard, reatré TÎclorieai
de l'eiil dans sa capitale, il put fouler de son brodequin de pourpic,
avant de les enroyer à la mort, la t^te de ses ennemis raincus, tan-
dis qne le périple inconstant chantait : a Tu marcheras sor l'a^ic
et le basilic! • Cest là que Michel le Calfate, ajant osé enroyo- eo
«il sa mère adoptive et sa bienfaitrice , celle qui l'avait ramassé
pauvre diable sur les chantiers de la Conie-d'Or pour eo faire un
empereur. Tut assailli à coups de flèches et à coups de pierres dans
sa tribune impériale et mis à mort. Cest là enfin qa'uo autre tyian,
Andronic Comn'ïne, fut promené en triomphe sur un chamean ga-
leux, le visage ignominieasement tourné vers la queue de l'aninûl,
tandis que tes paréos de ses victimes loi arracbùent arec les ongles
des lambeaux de chair; c'est entre deux colonnes du cirque qu'on
le pendit, la télé en bas, les yeux crevés, pendant qu'il monDOnit
lamentablement des miserere met, Domine, et qu'on lui ouvrit le
ventre avec un couteau de boucher. Si l'hippodrome rappelait aa
peuple de nombreuses victoires sur l'autorité impériale, il lui re-
mettait aussi en mémoire de terribles représailles. Une des portes
s'appelait la Nekra, la Porte de* morU. Après la grande victoire de
lustinien sur les factieux, lorsque les soldats barbares de Hundos
et de Bélisaire eurent cerné l'hippodrome et fait une boucherie do
peuple sur les gradins, vingt-cinq mille cadavres, pour lesquels on
ne savait plus quelle sépulture trouver, furent ensevelis pris àt
cette porte funèbre I
Pour les Byzantins du n* et du x' siècle, l'hippodrome était Fa-
site de leurs dernières Iil>erté3, le lieu d'exercice de leurs dernien
droits. S'ils n'élisaient plus ni consuls, ni tribuns, ni cenaenrs, ils
choisissaient du moins les cochers dont ils voulaient favoriser la
triomphe. Là ils jouissaient vraiment de la liberté de penser, an
moins sur les casaques des hénioquet; ils avaient là le droit de
réunion le plus étendu, la liberté d'acclamer, d'invectiver, d'ap-
plaudir, de huer, la liberté du cirque enfin ; cette liberté avait rem-
placé toutes les libertés de la Grèce et de Rome. Quel prince eût été
L'HtFPODBOUE A CONSTAHTINOPLE. 781
assez insensé pour attenter à ces droits inaliénables du peuple ro-
main? L'empire se fût brisé contre l'hippodrome. D'autre part,
quelles précautions ne fallait-il pas pour en prévenir les abus! Que
sont nos meetings modernes à côlé de cette formidable réunion du
peuple byzantin? Ils étaient là 100,000 hommes que l'orgueil de
leur nombre enivrait, que la passion du jeu excitait, qu'un incident
pouvait mettre hors d'eux-mêmes; d'une querelle de cochers pou-
vait h. tout u'oment jaillir une révolution. De là ce soin particu-
lier que prenait l'empereur de tout ce qui touchait à l'hippodrome;
de là le droit qu'il s'était réservé de nommer les chefs des fac-
tions, les meneurs de cette multitude, de même que dans certaines
constitutions européennes le souverain s'est ri^servé la nomination
des présidens et vice-présidens dans les assemblt^es ; de là son pri-
vilège de convoquer seul les réunions hippiques, comme jios princes
constitutionnels ont celui de convoquer seuls leurs parlemens. Au
camp, l'empereur n'était entouré que de ses mercenajres étran-
gers, dans son palais fortilié que de ses courtisans, de ses cham-
bellans et de ses gardes; mais à l'hippodrome il se trouvait vrai-
ment eb face du peuple, qui un jour, à haute voix, lui demandait
le vin et le lard à meilleur marché, un autre jour lui dictait le
nom que devait porter son fils nouveau-né, ou encore, avec des
cris furieux, lui dénonçait les exactions de ce n voleur de préfet. »
C'est là que ce. peuple, qui était l'héritier du vieux peuple romain,
apparaissait à son maître, à l'usurpateur de ses droits souverains,
dans sa redoutable puissance numérique, dans sa vive et changeante
passion méridionale, terrible en sa galté comme en sa colère.
On retrouvait la religion dans tous les actes de la vie byzantine.
Aussi l'hippodrome n'était point une chose profane; les patriar-
ches, les évëques, les higoumènes du vi* et du x* siècle avaient
renoncé aux violens analhëmes des pères du iv* siècle. L'orthodoxie
byzantine consacrait même les solennités hippodromiques comme
le polythéisme hellénique inspirait les jeux olympiques, qui deve-
naient des solennités religieuses. Au commencement des jeux, l'em-
pereur se levait dans sa tribune et, prenant dans sa main droite un
pan du mantrau impérial, faisait le signe de croix sur son peuple,
bénissant d'abord les gradins de droite, puis ceux de gauche, enfin
ceux de l'hémicycle. Le patriarche et son clergé avaient leur place
marquée dans l'hippodrome, comme les flamines et les vestales au
circm maximus. Les chantres de Sainte-Sophie et des Saints-
Apôtres mêlaient leurs voix à celles des chanteurs des factions et
au son de leurs orgues d'argent. Les hymnes qui retentissaient
dans l'enceinte de l'hippodrome étaient des chants d'église où lei
Byzantins trouvaient moyen de glorifier à la fois la sainte Trinité et
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7S2 AEVUfi DBS DEUX UOMBES.
la sainte Vierge, les vertus de l6ur souverain et l'habileté de \can
cochers favoris.
Aui réjouissances hippiques se mêlaient au»i, sans perdre de leor
majesté, les solennités Jes plus graves de la vie aaiîonale. ^itre
deux triom|)be8 de oecbers, oa triomphait des «anemis de l'empire.
C'est là que Gëlimer, roi des VandaleB, après la perte de ses états,
a^ès Ja ieAtçe .qu'il écfivi-t à Bélisaire pour lui demander un mor-
ceau 4ti pain, une clitereipM<r<ob*aktr ses malheurs et une éponge
pour essuyer ses larmes, fut amené par 1« (géoérttl «atnqifetir svx
pieds de i'bsureux Juslùùen. A l'aspect de ce peuple cniniense, île
ces moQumeps, de celte gpit:ndeur impériale. Je prince philosophe
laissa tooiljer la ct^lèbre parole : vattilat vanitiitum lel ijttmia vani-
tas! C'cijt eocore dans l'hippodronie qu'au x' siëtHe on célébrait les
triomphes sur les Sarrasins; dans l'arène immense, «n préi^noe de
tout le peuple iiiégeant sur ses gradins, défilait l'interminable cor-
t^e des émirs prisonniers, des cliariols chargés :de dépouilles, des
enseignes, des queues ds cheval surmontées du croissant, {lesnift-
cbines enli:vécs à l'ennemi. Â un signal donné, les pnsotHiîerG
étaient .forces de se proët^rniir danti le sable; les soldats bJ^aotioB
renversaient dans la poussière les étendards fnusulmanR, le prince
foulait de son brodttjuin de pourpre brodé d'aigles d'or la léle
lasée^ies émirs captifs. Alors sur les giradins des lacUoas, au son
des oi'gues d'AigeJit, éclataient les hosannas et i>es chants de nc-
t*Hre : « Gloire à liidu qui la triomphé dee Agnënes I gloije à Oieo
qui a Létruit let; villes -des ArabesJ gloire à Dieu qnia^confondu les
détracteurs de la Vierg.;, mère d« Christ! » Cependant l'implacaile
cruauté n'étaJt guère dans !e caractère byeautin. tin traitait faunai-
uefliiiut ceux iju'an humliliait, et après cet abaissenivnt de t'ista-
misme dans la [lersonne des primnaicrs l'en^ereur les autorisait i
s'asseoir aussi sur les gradùis pour contes^ilei' les courses cl«>cbais.
Ce n'étaieni pas les Romaios ohi'étiens d'Oiieut qui auraient jeté le
Vcd-cingélorix gaulois dans le TuUianum pour le :livrar, Après six
ans de captivité, à la hache du licteur. Ils n'avaient plus la tnààc
cruauté du premier -des o'^sars, ni sdu génie.
Dans rhip)iodrume byzAiriin, il y avait encore des tnibunaux oà
se pressaient t les plaideurs, et la /'rtnit/^ ou la tdu^^f ducirqiieétaitle
UiHi marquii pour l'exécutioû des sentences aiminelles, la place de
Grève de Constantinoplei c'était daos ca lieu, qui semblait consacré
etclusivdment à in joie, que te bourreau impiimaii le J^er r«uge air
la chair des coudauinéa, qu'il brûlait les yeux, coupait les nez ou
les oreillesi, abattait tes têtes. Quand la querelle des iconoclastes
eutameué les en>per€iirsà recourir «outre les orthodoxes aux per-
sécutioQS et aux supplices, ob vit des patriarches promenés, aux
■ Google
l'hippodrome à rOKSTAKTmoPLE. 783
applaudissemens de la populace, aur an âne dont on les forçait de
tenir la queue en guise de bride, en butte aux plus ignon>inieux
traitemens, exposés aux plus cruels supplices eu punition de leur
attachement au culte des images. L'empereur Constantin Copro-
nyme avait trouvé mieux que tout cela : jiour tourner en ridicule
les moines, sas ennenùs, ou pour leur inculquer tie vive -force le
goût du mariage, il les torçait à se promener dans le cirque «n pro-
cession, revêtus de leur froc, ayant chacun tue femme à leur bras.
La plèbe les couvrâilde huées et de siftltits; elle montrait autant de
pas-ilon contre Itts sectateurs des images qu'elle >en nionti-a plus
tard contre les iconoclastes, lorsque peu d'années après, dans
ce même hi|ipodronie, la réaction orthodoxe fii traîner sur la claie
les ossemeus de Goiif^antiu Gopronyme, arrachés k leur cercueil.
Le fiinatisme religieux lit aussi dans ce temple du plaisir ses nuto-
da-fé; sous l'empereur Alexis Comnène, un illustre docteur mani-
cbéen, qui avait eu l'imprudence de discuter tluTïlogia avec le prince
et le mauvais goijft de ne pas se baisser oOTivaincre par ses argu-
mens, fut brûlé vif à la fivnde de l'hippodrome.
Byzance «ut, parmi ses princes, des empereure qui se gloriliaieot
du titre de justiciers, c'est-à-dire qui aimaient à rendre 'la justice
à la turque. L'un d'eux, qui composait des chante dVglise comme
le bon roi Robert, mais "qui dépêchait 'les coupaWes à la façon de
LoTjis XI, l'autocifitùr Théophile donna lin jour 4 ses sujets au im-
lieu des solennités dj l'hippodrome, l'iiitennède le plus inattendu
et le plus tragique. Un préfet du ■patais avait ivolé & une veuve
une galère avec tout son ribargemenl. La matrofle avait adressé
plusieurs requêtes au justicier; iiiais l'habile courtisan les avait
toujours arrêtées an passage. A la fin, elle s'adressa aux panto-
mimes chargi'S de divertir le public dairsTîntei'valle des courses.
Ceux-ci imaginèrent de fabriquer Tin petit îiavire en miniature, et,
s'élant placés au pied de la tribune impériale, ils 9C mirent k dé-
biter le dialogue suivunl ; " AllonsI avale-moi -ce petit navire! —
Impossible! — Impossible? ConimenLl le préfet du [jatais a pu
engloutir une grande galère avec tout son chargement , '-et tu ne
peux avaler cette coquille de noix ? » L'^m^m'i^ar, inti-igué, envoie
aux infomiatioDs, apprend l'injustice commise, et, séance tenante,
dans la fronde de l'iiippodrome, en 'présence de la'popu'trrtion ter-
rifiée, le coupable est placé sur un bûcher en giand costume de
fonctionnaire etbriîlé vif.
Le cirque offrait heureusement au peuple d'autres délassemens.
Si l'on se promenaitsousiesiiortîques supérieurs de l'hiiipodrome,
on avait sous les yeirx un splendrde panorama. Au midi, c'était la
mer, le Bosphore, des milliers de voiles enflées par la brisi', — les
bâtimens marchands de toutes les nations, les vaisseaux de Fltarie,
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78i KETOE DES DEUX MONDES.
de la Syrie, de l'Égj'pte, apportant à Constantinople les trésors et
les denrées précieuses du monde entier, — les barques légères des
Dalmates et des Croates, moitié négocîans, moitié pirates, — le»
esquifs aventureux des Russes, qui avaient descendu le Dnirper mal-
gré ses cataractes, malgré les flèches des Petchenèques, et venaient
échanger leurs fourrures contre les étoffes byzantines. Ces barbares
jetaient à la dérobée des regards investigateurs sur les hautes tours
et les'puissans remparts de la cité, car beaucoup venaient en mar-
chands, qui se proposaient de revenir en conquérans. C'étaient les
cyprès, lus sycomores, les lointaines montagnes, les châteaux de
plaisance de la côte d'Asie; c'étaient les flots resplendissans sous les
rayons du soleil, c'était un ciel si pur qu'au témoignage d'un voya-
geur on distinguait du promenoir de l'hippodrome non -seulement
les vaisseaux, mais jusqu'aux dauphins qui se jouaient à la surface
des eaux. Au nord, c'étaient les toits argentés, les coupoles dorées, les
grands arbres, les portes d'airain du Grand-Palais; c'était la grande
place de l'Augusiion, toute peuplée de statues, au milieu desquelles
se dressait un Justinien à cheval, couronne en tête, le globe du
monde dans la main, arrêtant brusquement son coursier, étendant
la mwn vers l'Orient, comme pour repousser les hordes barbares
au-delà de l'Euphrate; c'était surtout cette merveille de Sainte-
Sophie avec sa coupole étincelante d'or, portée sur d'autres dômes
de bronze doré, et élevant à une hauteur prodigieuse dans les Mrs
la croix byzantine. Puis la vue s'étendait sur cette immense capi-
tale, héritière du monde grec et du monde romain, métropole du
commerce et de la civilisation européenne et asiatique, la seule ville
policée des deux continens. Sans doute, bien des masures, de fé-
tides et ténébreux quaniers populaires la déparaient; mais du haut
de l'hippodrome le regard plongeait dans de vastes voies bordées
de portiques, s'éblouissait du miroitement de tant de centaines de
coupoles, s'étonnait à la vue de ces arcs de triomphe, de ces co-
lonnes de bronze, sur les flancs desquelles montaient en spirale des
processions de légionnaires romains, de captifs barbares, de sacri-
ficateurs conduisant les grands bœufs. De cette splendide Constanti-
nople du VI' et du X' siècle, de ces palais, de ces temples, de ces
obélisques, rien ne reste aujourd'hui; les incendies, les révolutions
et les tremblemens de terre ont détruit jusqu'aux ruines, sup-
primé jusqu'aux vestiges des ruines.
Sur la fpina de l'hippodrome, sous les portiques, sur le prome-
noû- élevé, partout des statues. La Grèce de Phidias et de Périclès,
Athènes, — la Grèce d'Asie, Cyzique, Tralles, Chios, Iconium, — la
Grèce des Hiéron et des Denys, Syracuse, — la Grèce des Ptolémée»,
Alexandrie, voy^ent rassemblé dans Constantinople tout ce (Qu'elle»
avaient possédé de rare et de précieux. Rome môme s'était tu dé-
, Google
l'UIPFODROUE k CONSTANTINOPLE. 785
pouiller eD faveur de cette favorite de Constantin : Rome vieillis-
sante avait vu sa parure passer à cette jeune Rome du Bosphore,
brillante improvisation du conquérant; elle avait dû restituer à
cette Grèce ressuscitée ce que les Mummius et les Verres avaient
jadis dérobé au monde hellénique en décadence. Sans scrupule, on
avait enlevé aux temples païens, aux églises chrétiennes, aux places
publiques des villes de province, tout ce qui faisait leur joie et
leur orgueil, des statues vénérables par leur antiquité, entourées
de glorieux souvenirs ou de merveilleuses légendes. 11 y avait là
des palladiums par centaines, des génies protecteurs, des âmes de
villes enfermées dans le bronze, exilées sur le promenoir, employées
toutes vivantes à l'ornement de cette grande et indiO'érente cité; il
y avait là des statues de divinités qui avaient vu autrefois, lors-
qu'elles étaient dans l'ombre de leurs sanctuaires, des provinces
entières accourir en pëlennage, qui avaient fait des miracles, qui
avaient vu les offrandes des peuples s'entasser à leurs pieds et des
troupes de prêtres les envelopper dans les nuages d'encens, qui
avaient été teintes du sang des victimes humaines ou éclabous-
sées de celui des jeunes Laconiens flagellés sur l'autel, qui avaient
fait enfin gronder la foudre sur la tête des Gaulois de Brennus.
Elles étaient pourtant là, alignées comme de vulgaires statues, et
la foule indifférente n'avajt pas l'air de se douter qu'elle coudoyait
des dieux I
Plusieurs de ces monumeus ont toute une odyssée. Au-dessus de la
tribune impériale s'élevaient quatre chevaux eu bronze doré. Le ca-
price d'un autocratôr les avait amenés de Chios à Constantinople, la
quatrième croisade les envoya à Venise; les victoires de Bonaparte
les ont installés sur l'arc de triomphe du Carrousel, et nos revers
de 18U les ont restitués à la patrie de Dandolo. — On remarquait
une statui: de l'impératrice Irène debout sur une colonne au milieu
d'un bassin, ailleurs Auguste, apporté de Rome; Dioclétien, de Ni-
comédte; les statues équestres de Gratien, de Valentinien, de Théo-
dose, — bref toute une galerie des souverains. A côté de la louve
qui allaitait Romulus et Rémus, l'âne et l'ânier qui avaient pré-
sagé à Auguste la victoire d'Actium; toute l'histoire du monde
romain se trouvait là, écrite avec des chefs-d'œuvre de marbre
et d'airain. Le peuple se servait aussi du promenoir pour y mettre
ses ennemis au pilori : c'est ainsi qu'une sorte de monstre informe
qui dévorait d^s hommes et engendrait des bêtes, pour tout ci-
toyen de Byzance, représentait le tyran Justinien 11. L'olympe bi-
blique et l'olympe homérique étaient également représentés dans
ce musée du genre humain : à côté d'Hercub et d'Hélène, Adam et
Eve. Il y avait des statues qu'on avait mises là « pour faire rire; »
tOHE lOT. — 1871, 50
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78S IBTUE DIS DEUX KONDES.
des statues de nains, celle du bossu Firmllianus. D'autres inspi-
raient au peuple une véritable terreur. Sur la poitrine d'un eu-
nuque, on lisait cette menaçante ioâcription : u c^lui qui me cban-
gera de place mourra étranglé I u Une statue, celle de Ptiidalie, était
comme le dieu Terme de la nouvelle Rome; un empereur s'étaot
avisé de la déplacer, un tremblement àa terre effroyable se pro-
duisit, et ces secousses terribles ne purent être arrêtées que par les
prières de saint Saba. Près de rbippodrome, au midi, il y avaitun
grand bœuf d'airain; une fois par an, il faisait enti;ndre un mugis-
sement, et chaque fois il arrivait à la ville quelque grand mal-
heur. Le grand philosophe et thaumaturge Apollonius de Tyane, le
Merlin de l'antiquiié gréco-latine, avait passé par là; sur une des
portes de l'hippodrome, il avait placé un aigle de bronze enchanté
qui étreignait de ses serres triomphantes un sei-pent ; c'était pour
éloigner les reptiles, qui auparavant fourmillaient dans la ville. Sur
une autre porte, il avait écrit u toutes les histoires des derniers
jours. » L'ne autre statue, non loin de là, dans une pose attristée,
tenait sa tète dans ses mains. Le philosophe Asclépiodore, après
avoir lu une inscription mystérieuse gravée sur le socle, tomba
dans un profond accablement; l'empereur Anastase lui demanda ce
que signifiaient ces caractères ; (i Non, prince, répondit-il, il vaut
mieux ne pas vou^ l'apprendre, et je serais bien heureux de ne pas
savoir ce que je sais ! » Ce qui distinguait les Honiains d'Orient des
contemporains d'Auguste, c'est qu'ils ne croyaient pas à l'immobi-
lité de leur capitole et n'avaieutpas foi dans l'immortalité de l'em-
pire. Un temps viendrait, tous le savaient, où l'empereur des Ro-
mains, au milieu des pleurs et des gémissemens, s'en irait tout seul
à Jérusalem; si l'on voulait savoir quel était le barbaie qui ren-
verserait la monarchie, on n'avait qu'à dévisser le sabot d'un certain
cheval d'airain debout sur une des places publiques.
Plusieurs des statues de l'hippodrome étaient colossales. Un cer-
tain Hercule avait le pouce aussi gros que la taille d'un homme;
mais Undis que le vulgaire était surtout attiré par les vertus ma-
giques on les proportions gigantesques de ces monumens, les
amans des arts admiraient des chefs-d'u;uvj'e d'élégance et de déli-
catessj ,' Q(iel{]ues courts inventaires qui nous sont parvenus prou-
vent qu'il y avait alors à Constanttnople des statues sculptées par
Lysipp.i et par Phidias. Il faut voir avec quelle douleur vraie le
savant MwïKts parle d'une Hélène ({ue les compagnons de Villehar-
(louîu Jt'Lr'rent à la fournaise. « Elle captivait tous les roganls: son
beau corps d'airain ollrait aux yeuv une chair vivante et paliiitante;
son front <U;tltci'int du diadème, se-, b^'aux cheveux s'cch.i'jpaient de
sa coiiroiuie d'or, flottaient au vent et lumbaicut jusrju'a ses pieds:
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t hippodhosie a constantinople. 787
sa bouche, entr* ouverte comme le calice d'une fleur, semblait parler,
son sourire enchanteur ravissait l'âme du spectateur; mais qui pour-
rait peindre ses yeux profonds, l'arc de ses sourcils, la grâce de ce
corps charmant? n II pleurait aussi le grand Hercule, « tristement
assis, accoudé sur son genou, mélancolique et rêveur sous ta peau
de lion; il semblait fléchir sous le poids du destin et se décourager
au souvenir de tant de labeurs et d'infortunes. » Hélasî nos ancêtres
les Francs prirent ces beaux bronaes et en firent de gros sous, ou,
comme on disait k cette époqoe, « de la noire monnaie. »
Ainsi l'hippodrome était tout pour le peuple de Byzance, C'était
là qu'on faisait et défaisait les empereurs, qu'on rendait la justice
et qu'on exécuiait les coupables, qu'on triomphait des barbares et
des rebelles, qu'on admirait les merveilles de la nature et de l'art,
qu'on s'abandonnait à la superstition et à la religion, à l'amour de
la gloire et au goût du beau. Les vertus comme les vices de ce
peuple, encore artiste dans sa décadence, encore païen dans son
christianisme, encore orgueilleux dans son abaissement, trouvaient
également à s^ satisfaire. L'hippodrome, ce n'était pas seulement
le cirqup, c'était le théâtre, le seul théâtre que tolérât l'église grec-
que; c'était à la fois le Capitole et le mont Aventin, le Pœcile et le
stade olympique, le forum de Rome et l'agora d'Athènes. A Con-
stantinople il y avait trois merveilles : Dieu avait Sainte-Sophie,
l'empereur avait son triclinium d'or, le peuple avait l'hippodrome.
L'hippodrome fui le premier monument élevé à Byzance; il existait
avant Conslanttiiople, il lui a survécu. Qunnd Sévère voulut recon-
struire Byzance, il fit d'abord l'hippodrome; c'est sur l'orientation
de l'hippodrome que Constantin bâtit le grand palais impérial, que
Justinien i^leva Sainte-Sophie; t'inilexible église orthodoxe consentit
à ce que la métropole de Constaotinople inclinât légèrement au sud-
est. L'hippodrome fit donc la loi au palais, à l'église, à la cité :
à tout il imposa son orientation. L'axe de l'hippodrome, déterminé
aujourd'hui par la position des deux obélisques, fut en quelque sorte
le pivot autour duquel gravita le monde byzantin.
Deux anc'ilotes peuvent nous montrer jusqu'où allait la passion
du citadin (!f !a nouv-die Rome pour les jeux du cirque. Quand Jus-
tinien coiimienra ses immenses constructions, le propriétaire d'une
maison refu-^a de se laisser exproprier. On lui offrit des monceaux
d'or, il pers'r^ti dans son refus; on l'emprisonna, .sa constnnceoe
se démeniii p.'is; on lui coupa les vivres, il sonffiit en silence. Alors
le préfet dit |i;il;ii-; de Justinien eut une idée lumineuse : l'empereur
annonça qu'il iill ât donner au peuple des courses du ihar. A cette
nouvelle, le cniirnKe abandonna le pauvre prisonnier, et, plutôt que
ne pas avoir si place au spectacle, il abandonna son patrimoine ;\
vil prix. In aii'.re propriétaire ne se fit pas prier autant; du pru-
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Bi*T otfK'- T âê-ZsTh -ttT «st pr*; k îiâ-î 1> dbhw^bbbb As- an «»-
f-jit îrrr< "^tv: r'-ft^rr» "ras V» btiBsecrî i^-'^^ua 'xi «^weaS r«-
de lîrctii'yï ^yj-^i-'ùi d» »cclaaBii'j(tt* L":'iLrT»« « s? Lirai: à 4e
pT4**<i V*» rt^-j'^V-CB d^rau: 1» dcs:«i'dia: ^s c*«-^:ffl:^w 4t fc»-
biûes. Ui>^lt '^-y Xi.iv^:iXL'jrt dus si k*?? bcir^rû^. ^'ikamÂÊrn-
ttûi i ?» nj^.-:T*: 6". çabé q^e poDTakm hû per^ecrr iss ioâsde fla-
l/iTvj'ie k jocr inarrpi4 poar nue so'ennj;^ hip>:>dnHiïq«e ^
pr'jcïje, l/>ijt C<-j:i>'^Ti'JnopIe est eo émyi. Les bciic-DS ooaipitaal
leur orçarj'iviiîo'j, pi^^i^ni la reme de 'eor otaiériej. Lrs ^tramgvn
aflfl'j^nt d^;» 1% rajfi-Jç. La Teil'e da gra!;d joar, un nsessagçr î»-
(>ml, I« u**/rairf. -^ Tf:a6 à rhippodrome, ordonne de c sasp«Bdrf
J'; relum » au-^'-s^us de la tribune Impériile, c'est une nazàttt
d'aiifiotiwr la n'A'-.nu-.M; rheurem messas'îr est sainé par les »e-
cUmatîi'^nt d'une m'jltitude qui a déjà envahi le cirqae, et qui se
propose bien d'y passer la naît pour aTo'ir aoe meilleure place le
lendemain. To'it le personnel de l'hippodrome est sur pied; oo
é'pro'jve s\ le- barrl';res sont assez solides pour arrêter les chevaai
jusqu'au s;(jnal d^mn'^, on fait sortir de l'écurie les coar?ïers awc
leur» harri'iî^ d )r''», on compare la légèreté et la solidité des cbai?;
on pfi'^par; les unie: pour tirer au sort la place des concariens et
dél';nniner qui aura le bonheur de tenir la corde, c'est-à-dîre d'être
le plu» rapproché de la tpina; on nivelle l'arène, on y remet du
Ik^u sable jaune mè'é de la poussière odorante d'i cèdre; demain
on y jetlfira des (leurs. Enfin la nuit passe, le jour désiré parait.
Tout Con-tanlinojile est là : ane montagne de peuple courre du
haut en bas les gradiis; ateliers, magasins, chantiers du port, tout
est fermé, tout chôuie; on ne travaille pas ce jotir-là, et !e plus
pauvre arlisan a revêtu sa plus blanche tunique. Examinez ce peu-
ple : vous verrez jusqu'à quel point le mélange du sang étrai-,
ger, du sang slav:, turc, arabe, tartare, a déjà altéré, dans cette
grande capitale rosmopolile, la pureté primitive du type grec et du
type romain. D'ailleurs à côté des citadins il y a place pour les
provinciaux; le p^iysan slavo-grec de la Thrace, courbé sous son
rude labeur et sous les âpres exigences du fisc, vient vo'u* comment
le Byzantin s'entend à dévorer les sueura des provinciaux; le hardi
l'hIPPODBOHE 1 CONSTANTINOPLE. 7S9
montagnard du Bbodope, qui ne paie l'impftt que lorsque bon lui
semble, est venu avec ses armes; l'audadeux pirate de l'Archipel,
au profil tranchant, étale le luxe que lui ont valu ses rapines impu-
nies. Sur des gradins réservés, on peut voir les ambassadeurs des
nations étrangères, depuis les tnissi dominici de Charlemagne jus-
qu'aux députés d'Haroun-al-Baschid. Les marchands des peuples
étrangers qui ont Tait un traité de commerce avec l'empira et qui
sont « sur le pied de la nation la plus favorisée » sont aussi des
spectateurs privilégiés. Les Hongrois au bonnet évasé par en haut
avec des grelots d'or au bas de leur robe, le Varègue de Aussie qui
n^âle au luxe de fourrures du nord le luxe de soieries du niidi, le
Bulgare, récemment baptisé, avec son crâne rasé à la tartare, ses
vétemens de peaux et sa massive chaîne de cuivre autour du corps,
le Franc d'Occident, qui est venu du Rhin sur le Bosphore condui-
sant les caravanes le long du Danube et la lance au poing, l'Arabe
d'Egypte, de Syrie ou de Sicile, à la flottante tunique, — le Khazar,
le Croate, l'Arménien, tous ces barbares que la vieille Rome aurait
menés & la corvée pour la reconstruction de son Capitule, Byzance
était forcée de les traiter en hôtes de distinction. Les gradins les plus
rapprochés de l'arène sont occupés par les membres des factions, en
tunique blanche bordée de larges bandes de pourpre, avec leurs
écharpes aux couleurs rivales, ayant à la main leur bâton surmonté
du croissant. Le grand vélum de soie, sur cet océan, sur ces escar-
pemeos de têtes humaines, flotte au gré de la brise du Bosphore ou
des zéphyrs de la côte d'Asie. Aux deux extrémités de la spina, des
Slaves s'occupent à enfler les orgues. Tout à coup un grand mou-
vement se manifeste du côté de la tribune impériale. Les gardes aux
cuirasses dorées, avec les drapeaux, les étendards , les labara, les
victoriolet, sont descendus sur le pi; derrière les galeries de Saint-
É^enne, on soupçonne la présence de l'augusta; les loges à droite
et à gauche du trône s'emplissent de généraux, de sénateurs et de
patrices. Enfin l'empereur parait i. sa tribune, sceptre en main,
couronne en tête, et du coin de son manteau impérial qu'uo eu-
nuque lui a rassemblé dans la main, il fait sur son peuple le signe
de la croix. Les applaudissemens, les hymnes, les chants des fac-
tions, éclatent. On attend le signal.
Il est donné. Aussitôt au rez-de-chaussée de la tribune impériale
quatre portes s'ouvrent, quatre barrières s'abaissent, quatre chars
attelés de quatre coursiers rapides s'élancent dans l'arène. On dis-
tingue nettement les casaques verte et bleue, rouge et blanche, et
les cochers, debout sur la conque fragile de leur char, penchés sur
leurs coursiers, les animant du geste, de la voix, se dépassant, se
rattrapant, faisant voler les flots de sable et les flocons d'écume.
Cent mille poitrines sont haletantes d'émotion, et quand les chars
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';»r M^?.'/r/.'rt ii''fni ^l*r** 3u ci.-i é^ prière* plu5 ardeaies poarqi'îl
Iffir (il ^yv>rd'^ d^ pT'ip-<^s l'i^'am, que les Ëyiuiûiis pour obte-
nir un *.'if-/j^ dh f)t»'>'Ir'»ine.
ifi^i'i la r/mirnH e*)t finiç et le vainquenr déclaré. Ton nînlie
rar»m*r €1 l'on rwv)mrFi*rD':e jusqu'à quatre fois. La premîèn panie
lin (ir'nçT^mmr «rst alor» remplie. C'est le moment des iaternièdes.
nfiibiiii»n.H de bétet» curieu-es on esercices d'acn^tes. lo histe-
ru:n grec v- rappelle av'>ir ta aa de ces gymnastes qui était pw-
v';riii J'ifciu'ait Kommet da grand <^lisque : là le vertige le piil;
il Kxiita en avant, l/imba d'une telle bauteur qu'il mourut eo UM-
cti^int tt-rre et s'enronça profoa dément dans le sable. Ces aadacieu
artÎHttrH ne M'épargnaient guère. On raconte l'histoire d'une troupe
rlK cf.n riinambiil<» qui allait de cité en cité; mais avant d'arrivés à
(ion^Untinople, moitié d'entre eux avaient succombé à ce terrible
jeu. Un aventurier italien avait aussi montré à Consiantioople nn
«hinn savant que les Byzantins croyaient sorcier; en effet, ce ma-
V(!ill(Mix animal savait dé.signer dans un cercle de spectateurs lapn-
mniie la plus avare, la plus généreuse, la plus vicieuse; il rangeait
par ordre les médailles des empereurs, rapportait des anneaui à
l<!iir propriétnire, etc. En même temps, des comédiens organisaient
rien scèn<:N do pantomimes; des clowns se livraient à des coctorsius
hiiorres, des cavaliers faisaient la voltige sar deux ou plusieurs cbe-
vaus.
Après les courses de cbars, il y avait des courses à pied. Quel-
quel'uis, pour rendre le jeu plus piqUQt, des coureurs prenaient un
L'HIPPODHOME a CORSTANTIMOPLE, 791
mors ttans la boucbe, d'autres tenûent les rênes et faisaient claquer
le fouet. Il paraît que cette facétie avait va effet irr^^sistible sur le
public byzantin, car l'auteur du Livre des cirémonim de la cour et
de t hippodrome l'a consigné gravement par écrit pour la plus grande
délectation des générations futures. Parfois le peuple lui-même était
acteur; à certaines fêtes, en mémoire des licences fesceniiines des
vieux Latins ou des insultes aacrées qu'on échang«-ait au pèlerinage
d'Eleusis, les chefs des factions se prenaient à partie et s'accablaient
d'invectives convenues, de quolibets graveleux, d'un débordement
de verve carnavalesque.
Cependant il fallait bien dtner pour se préparer au renouvelle-
ment des courses, qui toujours avait lieu dans l'aprf'S-midi. L'em-
pereur se relirait avec les grands dignitaires dans son triclinium,
l'impératrice avec ses dames dans un salon attenant à son église;
le piiuple étalait ses provisions, viandes sèches, poissons salés, pois
frits, melons d'eau, limons, oranges, pastèques, et de cette ruche
immense s'élevait un prodigieux bourdonnement. Très souvent c'é-
tait le prince qui offrait ce repas à son peuple; on entassait au pied
de la spina des monceaux de légumes, de fruits, de jambons, et le
peuple, descendant des gradins, mettait au pillage cetle architec-
ture de cocagne; puis anivait, porté sur un char, un grand vaisseau
rempli de poissons secs qui répandait tout d'un coup sa cargaison
sur l'arène. Ce maigre festin ne rappelait guère les fabuleux con-
giaires que César, après ses triomphes, offrait au peuple romain
couché autour de quarante mille tables, où rien ne semblait assez
exquis pour le palais du peuple-roi, où l'on versait aux manœuvres
et aux lazzaroni romains le vin de Grèce et de Sicile à pleines
coupes. Les Byzantins n'aviiient point ta voracité ni la sensualité
romaine; leur ^sobriété orthodoxe allait bien à la médiocrité de for-
tune du nouvel empire ; leur idéal , ce n'était plus le gourmand Vi-
tellius, mais le patriarche Jean, dit le Jeûneur. Ce qu'on jetait au
Tibre de viandes rares le lendemain d'une de ces orgies auxquelles
les césars conviaient toute une nation eût suffi pour mettre en dé-
bauche ces sobres buveurs de pastèques.
D'ailleurs on n'est pas à l'hippodrome pour manger, et le peuple,
qui a terminé lestement cette légère collation, commence à trouver
qu'on est bien long à la table du triclinium impérial. Des chants
s'élèvent, de moins on moins respectueux, et il est temps que \'ta^
pereur vienne donner le signal de nouvelles courses. Le grossier
Pbocas, en sa qualité de vieux routier, avait le don surtout d'impa-
tienter le peuple souverain par ses libations prolongées. Un jour,
les factions commencèrent d'abord pu- une invocation respectueuse
« lève-toi, 6 soleil impérif^; lève-tcâ, apparais. » Le biberon ne
,,GoogIc
792 lETCE ocs Dcci aaaaa.
prit zoom soad de cette toadunte iorocatioa. Alofs les «crts per-
dirent patience et se mirent k crier : « T<Klà qoe ta as encofe xtwf
(été U bouteille ! Toilà qne ta rots trouble ! ■ Le tyran foiiesi lir>
ch» sa garde sur le peopïe, fit trancber des t£tes . ooaper des ma
et des oreilles, coadre des mutins dans des sacs de cnïr, pour qs'oi
les jotàt i ta mer. Il est vrai que peo d'années après ce méae
peuple eut la OMisolatitR) de voir Phocas brûlé vif dans le tanreai
d'airain par son Tainfpieur Héraclîos.
Tel était Tbippodrome à Byzaoce. Voili ce qui, poar les Gncs
du moyen âge, araJt remplacé Escbyle et Sophocle, la mort d'Api
et le sacrifice d'iphigénie; voilà ce qui rendait chez eux toute liu^
rature dramatique impossible. Téreoce, s'il fût rerenn des Champs-
Élysi^es, eût vu les Néo-Bomains loi tooraer le dos pour regarder
des cocherB, comme aDlrefois les Romains de la république pour dts
combats d'oors.
Nons avons vu l'hippodroroe au temps de sa splendear; il déclin
avec l'empire. Dès le x' siècle, ses magnificences ont quelque chose
de mesquin et de fripé. On n'a de chevaux que le nombre stricte-
ment nécessaire pour fournir les huit courses de la journée; si I'iid
d'eux tombe malade, il y en a un qui est forcé de courir deux fcAs.
Les cochers ont des vétemens brodés d'or et d'argent, mais qni oot
déjà été portés par plusieurs générations de cochers. Autrefois, aa
temps des césars de Rome, au temps encore de Justinien, les vain-
queurs étaient magnifiquement récompensés; u on leur donnait aaa
des prix, mais des fortunes, n Au x* siècle, le cocher vainqueur
reçoit 3 écus, environ &5 francs de notre monnaie; de plus on loi
pose sur la tête une couronne de bronze doré qui, après la céré-
monie, fait retour au vestiaire de la faction, pour récompenser les
vûnqueurs des générations suivantes.
Pourtant l'hippodrome n'avait encore rien perdu de sa splen-
deur monumentale. L'empire de Byzance était comme un noble de
bonne maison qui vit d'économie, mais qui ne peut se décider k
congédier ses cocbers, à mettre à l'encan le mobilier qui lui reste
de son ancienne opulence. La magnificence de l'hippodronie faisait
encore passer sur la mesquinerie qui présidait à ses solennités. En
1203, les LaUns s'emparèrent de GonstanlJnople. Parmi les pèlerins
militaires qui mirent cette cité chrétienne au pillage se rencontra
un pauvre gentilhomme amiénois, Robert de Clary. Comme Ville-
hardouin, il nous a laissé en langue françûse le récit de cette bril-
lante et déplorable expédition ; son manusait, retrouvé dans une
, Cooglc
L BIPPODBOHE A COMSTANTINOPLE. 793
bibliothèque du nord par M. lUant, est en voie de publication. In-
connu jusqu'ici, il prend dignement sa place à côté du maréchal
de Champagne; ils sont les deux premiers qui aient écrït l'histoire
des Français en langue française. Or, tandis que Villehardouin, tout
occupé de mener à bien l'expédition dont il a la responsabilité, ne
peut que nous assurer d'une manière générale, et en jurant sa pa-
role de maréchal, que Constantinople est la plus splendide cité qu'on
vit jamais, Robert de Clary, simple chevalier banneret, s'est donné
le plaisir de visiter en détail sa conquête. 11 a parcouru Constan-
tinople, admiré les hautes colonnes triomphales au sommet des-
quelles des moines excentriques avaient élu domicile; il a demandé
des renseignemens sur leurs bas-reliefs aux Grécules îgnorans, qui
lui répondaient invariablement que c'étîùeot les signes de ce qui
devaitarriver unjour; enfin le hasard de ses investigations l'a con-
duit à l'hippodrome, et il ne peut contenir son admiration à la vue
de tant de chefs-d'œuvre de bronze et de marbre, de ces tribunes
« moult cointes et moult nobles, où l'empereur et l'impératrice se
séaient quand on jouait, n de ces " ymages d'hommes et de femmes,
et de chevaux, et de bœufs, et de chameaux et de ours, et de lions
et de moult manières de bestes jectëes en cuivre qui estaient si
bien f^ctes et si naturellement formées, qu'il n'y a si bon maistre
en paîenisme ne en crestienté qui sût faire aussi bien, » Ses com-
pagnons d'armes, après la seconde prise de Constantinople, ne se
laissèrent point attarder par ces nobles considérations; ils brûlè-
rent, démolirent, renversèrent, jetèrent à la fournaise, firent des
$oh avec l'admirable Vénus dont Nicétas était amoureux. L'hippo-
drome, déshonoré par l'invasion et le pillage, cessa d'être pour les
Grecs, même après la chute de l'empire latin, le théâtre de leurs
plaisirs et de leurs rivalités. Il semble qu'ils aient commencé à fuir
ce monument, qui ne faisait que leur rappeler le triomphe abhorré
des hérétiques et des barbares.
Cent ans avant la conquête de Constantinople par les Ottomans,
l'hippodrome était en ruine , une estampe du xiv* siècle en fait foi.
Ce dessin, inexact dans les détails comme tous ceux que les Euro-
péens étaient obligés de prendre à la dérobée, en se cachant de la
superstition et du fanatisme ottomans, en exposant leur vie, nous
montre encore debout les colonnes de la tpina et le palais de la
tribune; mais les gradins se sont en partie écroulés, les porti-
ques sont à moitié détruits, d'informes décombres occupent l'arène,
et de hideuses petites masures se sont bâties au milieu et aux dé-
pens de ces ruines grandioses. Constantinople, encore virante,
libre, prospère, sentait déjà l'ombre de la mort s'étendre sur elle;
elle avait renoncé à tout ce qui l'avait ornée, réjouie, passionnée,
■ Google
J
794 lETDE DES DEUX HOUDCS.
elle laissait tomber cette parore de statues et de colonnes t
pbales, et, sentait qoe le Turc approchait, elle portait déjà son
propre dpnil.
C'était bien pis encore à l'époque où le Toyageur français Pierre
Giles, en 1&29, visita, la capitale de l'Orient. Les OttcMoans étaient
là depuis soixante-seiie ans. Ces ■ âpres ennemis de l'art vib-uvien,
ces Turcs plus fons qu'Hercule loi-même, » continuaient à loisr
l'œnvre de destruction. Les Grecs, eoorbés sons le joug depuis près
d'an siècle, redevenus barbare* au contact de leurs maîtres bar-
bares, ne savaient plus l'bistoire de leurs ancêtres; ils impatien-
taient le curieux voyageur de leurs niaises explications snr les co-
lonnes et sur les serpens. Les Vénitiens, riches et vandales conmie
des Anglais de 1826, achetaient les obélisques renvusés poar en
orner leurs églises de l'Adriatique. Le sensible archéologne pouvait
à peine retenir ses larmes. Ce n'était pas de voir l'bippodronie en
ruine qui l'aSIigeait le plus, c'était de voir o les ruioea insultées. >
Il y avait là, étendues à terre, des colonnes de 22 pieds de long, la
base jetée d'an c6té, le chapiteau de l'autre. Ou les sciait parle
travers comme des bûches de bois; on en fusait des dalles i paw
les bains, des boulets de marive pour l'artillerie de Soliman. Ces
beaux chapiteaux antiques, les birbares les retravaillaient à leur
goût : on les creusait pour en faire des pétrins de boulanger I « Ce
qui meltfdl le comble à ma douleur, c'était la vue d'une médaille
que je venais de ramasser : on voyait d'un côté Bélisaire triomphant
dans l'hippodrome du roi des Vandales et Jnstinien qui accueillait
le triomphateur, de l'autre l'efTigie de Bélisaire avec cette légende,
à laquelle la vue de cette désirfatîon donnait un sens cruellement
ironique: Gloria BomanoeumI n
Aujourd'hui on voit, sur une des places de Stamboul, deni
grands obélisques qui sont là oo ne sait pas bien pourquoi, et on
petit monument de bronze à demi engagé dans des décombres. Le
sol est grossièrement nivelé; mais on se prend à songer aux Her-
cules de bronze, aux Vénus de matire blanc, dont les débris soat
peut-être enfoais là. C'est tout ce qui reste de l'hippodrome, c'est
tout ce qui reste des grandes luttes des verts et des biens, de ce
gui , pendant six cents ans, passionna jusqu'à la démence la pios
grande et la plus civilisée des sociétés du moyea ige.
Alfbed Rahbaud.
■ Google
TRAITÉ DE WASHINGTON
DC 8 MAI 1S71
AtGLEUEHT OE LA QUESTION DE l'aLABAUI.
Depuis qu'elle » triomphé de la rébellion des états du sud, la
république américtûne a exercé une inUuence considérable sur les
affaires de l'Europe. Cette inQuence n'a pas toujours éLé visible,
elle u'eo a pas moins été constante ; elle s'est fait sentir à la façon
d'une force lointaine qui modiûe toutes les conditions dé l'équilibre
et du mouvement dans un système de forces encbevêtrées. L'Angle-
terre est le point sensible en quelque sorte où les passions et les
tntérëtâ des deux continens se sont noués de la façon la plus étroite.
Les Ëtats-Unb étaient sortis de la longue crise de la guerre de la
sécession profondément irrités contre l'Angleterre; vainqueurs et
vaincus étaient unis par la mftme colère. Les étals du sud repro-
chaient à l'Angleterre de les avoir leurrés de fausses espérances, de
ne leur avoir prêté que le vain appui des eocouragemens, des pa-
roles et des discours, et de n'avœr jamais osé reconnaître la répu-
blique de Jeffersoa Davis. Les états du nord lui reprochaient d'avoir
accordé aux rebelles les droits des belligérans, de leur avoir prêté
son appui moral, de leur avoir donné des armes, des munitions de
guerre, des draps, des vivres; ils l'accusaient non-seulement d'avoir
abusé de tous les droits de la neutralité, mais d'avoir violé le droit
des gens de la façon la plus flagrante en laissant construire, équi-
, Google
J
706 BErOE DES DEDX HOHDES.
per, armer dans ses eaiu des corsaires qui pourchassaient sur toutes
les mers les bâtimeDS américains, et qui détruisirent eu peu de
temps tout le commerce des États-Cois. J'ai raconté autrefois (1) les '
incidens principaux de l'histoire de VAlabama et les débats aux-
quels donnèrent lieu les sinistres exploits de ce navire trop fameux.
La querelle juridique qui s'élevait à cette époque entre les deux
gouvernemens portait, en dernière analyse, sur ce point : l'Angle-
terre a une loi qui se nomme le foreign enlistment act, loi qui
porte certaines pénalités contre les citoyens anglais qm violent
d'une façon déterminée la neutralité anglaise. Le gouvememeot,
invoquant les conseillers légaux de la couronne, se retranchait der-
rière les stipulations précises et étroites de cette loi pour proclamer
qu'il ne pouvait être tenu pour responsable des déprédations de
VAlabama. «Quand deux belligérans sont en guerre, c'est ainsi
que le chief baron résumait la question, une puissance neutre
peut, sans violer ta loi internationale ni le foreign enlistment act,
leur fourqir des munitions de guerre, de la poudre, des armes de
toute espèce, en un mot tout ce qui peut servir à la destruction des
hommes. Pourquoi les vaisseaux seraient-ils une exception? Mon
opinion , c'est qu'ils ne doivent point l'être, u Les jurisconsultes
américains répondaient que le droit des gens est indépendant de
tous les statuts nationaux et municipaux, que, s'il autorise la vente
de tous les objets nécessaires à une armée, il ne permet point la
sortie des territoires neutres d'une année sur le point d'entrer en
guerre, qu'il fallait distinguer entre les matériaux de la guerre et
les forces guerrières agissantes, armées, flottes, vaisseaux tout prêts
à infliger d'irréparables dommages.
Tel est toutefois le respect inspiré par les arrêts des cours an-
glûses, que la rfaambre des lords, devant laquelle cette grave ques-
tion fut enfin portée, accepta la théorie étroite de la cour de l'échi-
quier. Le conflit entre la loi municipale et cette loi supérieure,
qu'on peut regarder comme l'expression la plus élevée du principe
de la conservation dans tes sociétés humaines, ne fut pas vidé. Les
deux parties restèrent en face l'une de l'autre, l'une trop (ière pour
vouloir rien changer à ses lois, lors même que l'interprétation en
pouvait un jour se retourner contre elle et l'exposer aux plus graves
périls; l'autre. Outrée de voir tous ses navires dénationalisés, se
promettant de tirer vengeance, dès que l'occasion s'en présente-
rait, d'une puissance qui avait profité de ses malheurs pour la
chasser de toutes les mers sans même courir les risques d'uoe lutte
ouverte,
(1) Vorei U AfMM du 1" Juillet 18M. ^^ i
n,g,uc,ib,.C00glc
LE TRAITE DE WASHINGTON. 797
L'Angleterre comprît la faute qu'elle avait commise quand elle
vit avec quelle énergie les États-Unis domptaient la rébellion, avec
quelle surprenante rapidité ils remplissaient le gouffre financier
ouvert par la guerre; elle le comprît mieux encore quand les États-
Unis devinrent le foyer éloigné de l'agitation feniane en Irlande,
lorsque le parti démocratique flatta secrètement ceux qui voulaient
troubler ses colonies canadiennes; elle en eut surtout conscience
quand elle vit se développer en Europe même des événemens aux-
quels il lui fut interdit de se mêler avec autorité, parce que son
ingérence active aurait pu l'entraloer à la guerre, et que la guerre
pouvait être le signal de l'apparition de quelques Alabamag sortis
des ports des États-Unis, munis des lettres de marque de son adver-
saire européen, et prêts à fondre partout sur ses innombrables vais-
seaux, chnrgés des produits du monde entier. Cette crainte est
restée suspendue comme une épée de Damoclës sur la tète de tous
ses hommes d'état, trop patriotes pour l'exprimer bien haut, trop
ciairvoyans pour ne la point concevoir. Gomment imaginer que, si
l'Angleterre avait une guerre un peu longue, il ne se trouverait per-
sonne à New-York, k Boston, parmi ces armateurs dont les navires
avalent été coulés ou brûlés par YAlabama, pour prendre une re-
vanche si facile contre Londres et Liverpoolî Pouvait-on espérer
que le gouvernement de Washington écouterait les dénonciations,
les remontrances du ministre anglais d'une oreille plus favorable
qu'on n'avait écouté à Londres celles de M. Adams? Les longues
côtes des États-Unis étaient-elles plus faciles à surveiller que celles
de la Grande-Bretagne 7 Tant que la question de YAlabama n'était
point résolue dans le sens des exigences légitimes des États-Unis,
l'Angleterre était condamnée à la paix, elle ne pouvait se faire un
ennemi sans s'en donner deux. C'est ainsi que d'une manière oc-
culte et indirecte, manifeste cependant à tous ceux qui se tenaient
au courant de l'opinion aux États-Unis, l'hostilité des États-Unis,
latente, mais certaine, pesait de tout son poids sur la politique
anglaise. Personne, après les hommes d'état anglais, ne le savait
mieux que M. de Bismarck, dont la clairvoyance, si funeste à la
France, a toujours eu des regards sur le monde entier. Uni par une
étroite confiance à l'historien américain Bancroft, ministre des États-
Unis à Berlin, par une vieille amitié à un autre historien célèbre,
Motley, qui avait succédé à Londres à M. Adams, il était bien ren-
seigné su ries sentimens du peuple américain; il comptait sur les
alBnités qui s'étaient révélées entre les États-Unis et la Russie, puis-
sances toutes deux jeunes, les dernières arrivées sur la grande scène
politique, qui avaient résolu presque au môme moment le grand
problème de l'émancipation d'une race, qui toutes deux nourris-
, Google
798 IBTUB DES DEDl HOHDES.
saient dra ressentîmeDs contre l'Angleterre. De leur côté, les Alle-
mands, si nombreux ans Étals-Unis, avaient montré pendant la
gaerre une grande fidélité k l'Union, et leur iodoence y deveout
chaque jour plus grande. Si les complications de la politique euro-
péenne faisaient éclater une sorte de guerre non plus seulement gé-
nérale, mais pour ainsi dire universelle, l'alliance de l'Allemagne,
de la Russie et des Éuts-Uois composait one trioité de forces que
l'ambition germanique se promettait d'opposer à tous ses adver-
SMres.
L'Angleterre, dont la diplomatie est si vigilante, qui d'ailleurs
trouve dans une presse laborieuse et moins préoccupée d'assiéger
le pouvoir que d'instruire la nation des informaUons exactes sur
ce qui se passe dans tous les pays, apercevait avec une inquiétude
croissante les périls auxquels elle se trouvait exposée, elle s'abri-
tait derrière les maximes de l'école radicale pour couvrir son ap-
parente indilTérence aux alTaires du continent européen ; mais, bien
que la doctrine de ta non-intervention eût certainement gagné des
adeptes de plus en plus nombreux dans tous ies partis, la vieille
fierté britannique ne laissait pas de souffrir de l'attitude nouvelle de
l'Angleteire. Dans les discours, dans les documens même d'une diplo-
matie habituée à peser et à voir peser ses moindres paroles, on retrou-
vait de temps en temps l'Angleterre de Canning et de lord Palmer-
ston; malheureusement les actes ne suivaient plus les remontrances,
La diplomatie anglaise était condamnée au rôle de Cassandre; elle
voyait souvent juste, elle montrait les dangers du doigt, elle ne savait
plus les éloigner. Elle ne se servait plus que de sa puissance morale,
mais cette puissance menaçait de s'user, et elle le savait mieux que
personne. Les États-Unis ne jouissaient pas trop bruyamment de
l'amoindrissement politique d'une puissance qui avait laissé éclater
sa joie au mom -nt où Us semblaient exposés k une ruine complète.
lia ne se montraient pas trop pressés de régler la question des in- .
demnités, ils aimaient autant consener un grief contre l'Angleterre
que de recevoir les millions qu'elle leur devait; on en était presque
venu i chérir ce grief et à redouter que l'Angleterre n'accordât trop
pleinement les satisfactions qu'on réclamait, La réserve des États-
Unis augmentait à mesure que le désir d'une réparation était plus
vif à Londres. La colère américaine s'était calmée dans les joies du
triomphe, dans le sentiment de sa puissance agrandie, devant les
perspectives d'un avenir sans pareil de richesse, de grandeur et de
civilisation. File était encore frémissante rjuaiid M. Adams deman-
dait en vniii ((kipéclic du 2.*î octobre 1803) au gouvernement anglais
Il n'imporio fjiiel mode d'arbitm^e loyal et éTidtalle. » Cette pro-
position avait soiniii'.'îllé prés de deux ans dans les carions du
LE TKAITB DE WASHmGIOK. 799
foreign office. Le 30 août 1865 , lord Russell y répoodsit en ces
termes : « Dans votre lettre du 23 octobre 18Ô3, il tous a plu de
dire que le gouvemeroeot des États-Unis est prêt à agréer n'im-
porte quelle forme d'arbitrage... Le gouveroemeot de sa majesté
doit en conséquence décliner toute demande de réparation ou de
compensation pour les captures faites par VAlabamtty et refuser de
référer la question à une puissaocfl étrangère quelconque. »
La rude franchise de cette déclaration semblait fermer la porte
à toute négociation. Le 17 octobre 1865, le miniBi.re des États-Unis
informait en effet lord Russell que les États-Unis renonçaient à toute
tentative d'arbitrage; mais dans les deux pays la presse ravivait
sans cesse des questions que la diplomatie semblait abandonner. Les
griefs des États-Unis trouvaient un défenseur éloquent et persistant
dans M. Summer, le président du comité des alTaires étrangères au
sénat. 11 portait le débat plus haut que les intérêts, reprochait à l'An-
gleterre d'avoir été infidèle à la cause de la liberté et de la civili-
sation en se h&tant d'accorder aux rebelles du sud les droits de
belllgérans. 11 lui demandait, outre une indemnité, la confession
publique de ses torts et de ses regrets; cette prétention révoltait
l'orgueil de l'Angleterre, mais il n'y manquait pas d'hommes qui
confefi.saient déjà les fautes du gouvernement. C'est l'honneur des
pays liiires qu'il y soit toujours permis de dire la vérité sans être
accusé de manquer de patriotisme. M. Bright pouvait dire à ses
électeurs de Rochdale pendant la gueri-e des États-Unis ; « le ne
trouve pas de mots pour exprimer mon regret en voyant que, de
tous les pays de l'Europe, ce pays est le seul qui trouve des hommes
disposés à agir en faveur de ce gouvernement, qui veut se fonder
sur l'esclavage. Nous lui donnons ses vaisseaux , ses armes, sas
munitions de guerre; nous donnons aide et appui au plus abomi-
nable des crimes : des Anglais seuls le font. » M. Goldwin Smith,
un professeur d'Oxford, dont le style mâle et éloquent n'est que
rex|>ression d'un grand courage moral, Hétrissait chaque jour la
conduite de ceux qui déshonoraient l'Angleterre par leurs sympa-
thies actives pour la rébellion du sud. M, Cobden ne les épargnait
pas à l;i chambre des communes, où son honnête voix était écoutée
avec uu respect presque religieux, même par ses ennemis poli-
tique-i.
Les liotnmes d'état ne furent pas longs à comprendre qu'une ré-
para: ion C:iait due aux États-Unis : tous leurs efforts furent dirigés
vers liiit^ tr;insactioii qui conser%'ât un caractère pui-ement financier,
fi qii, en iloniiant satisfaction aux intérêts individuels lési's en
Aiiirii jue, ne paiùt point ressembler à un acte de repentir ou de
jtiljltjvîe I union :il(j. Les négociations traiuèreiit longtemps eutrt
800 HETDE DES DEDS MONDES.
les préteotioDS contraires des deux pays, tous deux plus indifférens
à l'argent qu'au point d'honneur, mais l'un prêt à donner l'argent
sans faire aucune excuse, l'autre décidé à obtenir une sorte d'ex-
cuse avant de recevoir aucune indemnité. Un moment, les États-
Unis semblèrent faiblir; un projet de traité fut conclu entre lord
Clarendon et M. Johnson, qui avait succédé à Londres à M. Adams,
et qui avait apporté dans ses relations avec l'Angleterre une com-
plfûsance facile et banale. D'un bout à l'autre de ce traité, il n'était
question que de griefs individuels; on faisait une sorte de balance
entre les pertes des armateurs américains, victimes de YAlabama,
et les perles subies par des Anglais à l'occasion de la guerre et du
blocus, ou même depuis 1853 (les deux pays avaient fait une con-
vention en 1853 pour régler toutes les réclamations pécuniaires
faites depuis le traité de Gand en 1816). Le préambule du traité
Clarendon -Johnson ne contenait aucune allusion à la rébellion du
sud, au rôle qu'avait joué le gouvernement anglais au début de la
guerre; il n'exprimait aucun regret, il ne posait aucune règle de
droit international.
U semblait qu'il y eût une parité parfaite dans la situation des
deux pays, que la violation du droit n'eût pas été plus Qagrante en
quelque sorte d'un côté que de l'autre. Le traité n'était plus qu'un
compte de doit et avoir : aussi la nation américaine n'en fut point
satisfaite. H. Johnson fut assailli de reproches, et le sénat refusa de
ratifier le traité. L'Amérique exigeait quelque chose de plus; elle
avait bien des moyens de faire sentir à l'Angleterre sa mauvaise
humeur. Elle avait dénoncé le traité dit de réciprocité qui avait
été conclu par le gouvernement de Washington avec le Canada. Par
ce trùté, les pêcheries de la Nouvel le-Écosse et du Nouveau- Bruns-
wick avaient été ouvertes aux pêcheurs américains, et en revanche
les États-Unis avaient supprimé ou abaissé les droits d'entrée sur
les produits de ces deux colonies anglaises. Le gouvernement amé-
ricain avait strictement observé les règles du droit des gens contre
les fenians qui portaient le trouble soit au Canada, soit en Irlande;
mais il s'était enfermé dans l'exécution la plus stricte de ses de-
voirs, et les journaux du parti démocratique encouran;eaieBt plutôt
qu'ils ne blâmaient les tentatives des fenians, qui continuaient à
avoir à New-York de mystérieux bureaux de recrutement, des
caisses, un quartier-général. Les tentatives des Irlandais contre le
Canada n'avaient rien de sérieux, mais elles n'étaient pas sans cau-
ser des embarras à l'Angleterre, parce que les colonies demandaient
sans cesse à la métropole une protection que ïa nouvelle école ra-
dicale anglaise ne veut plus leur accorder.
Ces regrets que la diplomatie hautaine n'avait pas voulu expri-
LE TRAiri DE WASHINGTON. 801
mer, la nation anglaise commençait véritablement à les ressentir. Il
faut avoir vécu en Angleterre pour bien comprendre comment l'opi-
nion publique s'y forme et s'y modifie, comment elle se prête gra-
duellement à la toute-puissance des faits, avec quel art patriotique
une presse intelligente sait réconcilier les passions du moment avec
les intérêts du pays. A quoi avaient servi à l'Angleterre les sauvages
violences de YAliibama? Elle voyait revivre le commerce américain,
la prospérité des États-Unis prendre de nouveaux élans; elle retrou-
vait partout l'hostilité américaine, dans l'arrogance croissante de la
Russie, dans les révoltes de l'Irlande. Défiante, isolée, en face d'une
Europe livrée aux hasards, elle éprouvait une sorte d'inquiétude
vague et douloureuse ; elle était irritée contre elle-même, car elle
avait manqué à toutes ses traditions : elle avait toujours été dans le
passé le champion des droits de la belligérance, et elle avait abattu
de ses propres mains toutes les limitations des droits de la neutra-
lité. Elle s'était aliéné «ne nation qui tenait à elle par tous les liens
de la race, de la religion, des mœurs, de la littérature, qui, pour
être sa rivale, était toujours sa parente. En fait, il y avait entre
les États-Unis et l'Angleterre une question de sentiment bien plus
qu'une question d'intérêts; mais ce sont les blessures morales qui
sont les plus lentes à guérir. M. Adams avait bien exprimé dans son
langage contenu les tri.stessiïs de ses concitoyens lorsque, prenant
congé de lord John Russell, il lui écrivait : " C'a été mon chagrin
d'observer pendant la durée d'une si étonnante révolution un degré
d'apathie et de froideur là où mes compatriotes avaient tout droit
d'attendre une chaude et sérieuse sympathie; si pendant ces grandes
épreuves la voix de l'encouragement de ce «ité de l'Atlantique ne
leur est trop souvent arrivée qu'avec des accens douteux, je con-
serve l'espoir que le résultat auquel nous sommes arrivés finira par
corriger le manque de foi et de confiance dans notre fidélité à une
cause juste, n
Cet espoir ne devait pas être trompé : la conversion de l'Angle-
terre, il faut lui rendre cette justice, n'a pas seulement été causée
par la pro périté nouvelle des États-Unis, par le sentiment d'un
isolement plein de périls; i! l'a été aussi par la conduite des États-
Unis depuis la guerre de la rébellion. Jamais nation n'a monlré plus
que la nation américaine de sagesse et de modération dans la vic-
toire. Les guerres civiles sont, dit-on, les plus cruelles de touies;
mais on ne trouvera rien dans le triomphe des États-Unis qui Tait
déshonoré. Jelferson Davis est encore vivant, le général L;.'e est
mort tranquillement parmi les siens, les propriétés A-:& rebelles
leur ont été rendues. En portant Grant au pouvoir, les Américains
n'ont point nommé un dictateur; il n'y a rien de changé dans les
802 BETDE DES DEDX HORDES.
ÎDStitutions, dans ]es traditions d« la république américaine. La
guerre a alTranchi une race sans en eochalner une autre. Les États-
Unis oDt aoiirrt quelque resseutimeat contre les puissances qui,
pendant leurs malheurs, avaient formé contre leur sécurité de mau-
vais desseins ou laissé éclater une joie perverse; mais Us n'ont point
abandonné leur politique de non-interveotion, et ils ont réprinaé
sur leur territoire toutes les iurractions coinniises contre le droit
des gens. Ils ont, en un mot, montré autant de sagesse que de
force. Il y a sous la passion américaine, qui par moniens semble si
âpre et si impati^'ute, un grand fonds de patience, qui tient à une
foi sans bornes dans l'avenir, une prudence très avisée, très éclairée,
en même temps qu'une sorte d'bumanité qui répugne à l'emploi
de la violence.
Pour toutes ces raisons, l'Angleterre sentait croître chaque jour
le désir de renouer de bonnes relations avec les États-Unis. Lord
Granville avait succédé à lord Glarendon; il fit sonder l'opinion des
princi|mux hommes d'état américains, et obtint l'assurance que tous
les partis verraient arriver avec plaisir aux Étals-Unis une ambas-
sade extraordinaire ou une commission cbargée de régler les diffé-
rends entre les deux pays. 11 fut convenu entre lui et M, Ilamilton
Fi&b, le secrétaire d'état de Washington, que cette commissiou ré-
glerait la question des pêcheries et généralement toutes les ques-
tions qui avaient trait au Canada, en même t^mps qu'elle s'occupe-
rait des ré( lamations dites de VAlabama et en général de toutes
celles qui tiraient leur origine de la guerre de la sécession. La com-
mission anglaise fut composée de lord Grey, président actuel du
conseil privé, de sir Edward Tbornton, ministre d'Angleterre à Was-
hington, de sir John Macdonald, ministre de la justice et attorney-
gênéral au Canada, de H. Montague Bernard, professeur de droit
international à l'université d'Oxford. Le président Grant nomma
de son côté une commission formée de M. Hamilton Fish, secrétaire
d'état, du général Scheolt, actuellement ministre des ttats-Unis en
Angleterre, du juge Nelson, de la cour suprême, de M. Hoar, de
Massachusetts, un légiste distingué, et de M. Williams, de l'Orégon.
La première réunion des deux commissions eut lieu te 27 février,
et le S mars seulement on aborda la question de i'Altilutma. Les
commissitires américains tinrent à peu près ce langage : le peuple
américain est tout entier pénétré du sentiment qu'il a été la victime
d'une grande injustice; la conduite tenue par l'Angleterre au mo-
ment où éclata la guerre de la rébellion a été une cause de ruine
pour le commerce des États-Unis; les passions qui se manifestèrent
et dans la Grande-Bretagne et dans ses colonies ont excité dans le
peuple américain des sentimens qu'il lui était pénible de nourrir
LE TRAITÉ DE VASUINGTOIT. 803
plus longtemps; YAlabama et les autres corsaires tpil avaient été
construits, nrinf^s, équipés dans les ports anglais, avaient non-
seulement détruit un nombre considérable de navires et de car-
gaison!^, mais ils avaient obHgé le gouvernement américain à faire
de grandes dépenses en les poursuivant; ils avaient causé à l'Amé-
rique un dommage presque irréparable en forçant te commerce
américain presque tout entier à s'abriter sous le pavillon bri-
tannique; ils avaient fait hausser le pris des assurances, contri-
bué puissamment à, prolonger la guerre et ajouté ainsi i ses frais
gigantesques. Us ajoutaient que l'Angleterre, en n'observant pas
avec une rigueur suffisante les devoirs de ta neutralité, était deve-
nue responsable dfs actes des corsaires, que tes réclamations indi-
viduelles des armateurs s'élevaient déjà à la somme de 70 millions
de francs, sans compter les intérêts, que toutefois, en vue d'arriver
à un airangemeni, ils ne présenteraient aucune réclamation pouf
les pertes de nature indirecte, quoiqu'elles fussent de beaucoup les
plus considérables. Ils insistaient particulièrement sur l'espérance
qu'ils formaient d'obtenir des commissaires anglais la déclaration
explicite d'un regret ati sujet des déprédations commises par les
corsaires.
Les envoyés anglais répondirent que le gouvernement de la reine
ne pouvait admettre que la Grande-Bretagne n'avait point ac-
compli les devoirs que lui imposait la loi internationale, et qu'elle
dût accepter la responsabilité des actes des corsaires. Us rappe-
lèrent que divers navires suspects, notamment deux navires cui-
rassés, avaient été arrêtés sur la dénonciation de M. Adams, que
le gnuvcrnement anglais avait même dépassé quelquefois les obli-
gations strictes du droit des gens, qu'il avait par exemple acheté à
grands frais une flottille anglo-chinoise qn'on soupçonnait devoir
passer au service des confédérés; mais, bien que le gouvernement
anglais dût r(;jeter toute responsabilité dans les actes de VAlttbama,
il était prêt, dans l'inti'rét de la bonne harmonie entre k-s deux pays,
àrecoiiiiaître le principe d'un arbitrage, pouiTu que l'on pût trouver
des arbitres acceptables et définir les points sur lesquels l'arbitrage
devrtit porter. Les commissaires américains répondirent qu'il ne
siifli^att point de di^finir le sujet de l'arbitrage, mais qu'il fallait
également préciser les principes qui devaient guider les arbitrés.
C'était aller au plus vif de la difficulté, car le conflit entre M. Adami
et lord Russell avait été en réalité na conflit entre le droit mu-
nicipal anglais et le droit international. L'on ne s'étail>amais en-
tendu sur les principes mêmes de ce droit supérieur qu'on appelle
le droit des gens. Tandis que lord Russell croyait faire tout son
devoir en forçant les sujets de la reine à obéir à la lettre de la loi
■ Google
soi HETUE DES DEUX UOSDES.
municipale anglaise, qui interdit certains actes définis et oettement
précisés, le gouvernement américain maintenait que les obliga-
tions de l'Angleterre, en tant tpie neutre, vis-à-vis d'une puissance
belligérante étaient complètement iodépen(îantes des lois mêmes
de la Grande-Bretagne, que, si ces lois étaient insuffisantes, elle
devait le? modifier. Il est bien certain qu'il n'appartient à aucune
nation en particulier de définira son gré dans ses codes les devoirs
de la neutralité : les rapports de nation à nation sont fondés sur un
droit qui s'Impose aux goavememens les plus absolus comme aux
gouvernemens parlementaires. C'était le rôle des juges anglais d'in-
terpréter le foreign enlitfment act comme tonte autre loi ; le rôle
des ministres était différent : chargés de veiller à la sécurité, à
l'bonneur, aux intérêts généraux de l'Angleterre, ils devaient cher-
cher et trouver les moyens de faire rei^pecter les règles du droit
des gens.
Ce droit n'était pas un vain mot : l'Angleterre avait elle-même,
plus qu'aucune autre puissance, contribuéà le créer. Quelques- nns
des principes qu'elle avait posés au temps où elle était elle-même
belligérante avaient été contestés par d'autres nations, et e'Ie av^t
elle-même paru y renoncer en signant la fameuse déclaration de
Paris à la suite de la guerre de Crimée en 1856; mais ell.; considé-
rait toujours, avec les États-Unis, la collection des arrêts des cours
des prises comme la base d'une sorte de droit international. Ce
droit changeant, pour ainsi dire organique, accru par le temps et
les précédens, d'accord en ses traits principaux avec certains ou-
vrages français, américains, anglais, consacrés par le respect de
toutes les nations, n'était point un code véritable; mais il était tou-
jours possible de le rectifier, de le compléter, en l'appuyant sur
quelques principes généraux qui intéressent également tous les
pays.
Les négociateurs améric^ns tenaient essentiellement à la recon-
naissance de ces principes. Un mois presque entier fut consacré à
en discuter la formule. Le 5 avrils les envoyés anglais firent la dé-
claration suivante : leur gouvernement ne pouvait reconnaître que
les règles internationales proposées par les Américains eussent force
de loi au moment où avaient pris naissance les difficultés relatives
à V Alabamiii il consentait cependant à permettre aux arbitres de les
prendre pour règles, comme si elles avaient déjà été en vigueur et
reconnues pendant les années précédentes. L'Angleterre cédaitainsi
sur les dtux points principaux; elle exprimait un regret, elle re-
connaissait, indirectement il est vrai, qu'elle ne trouvait plus bonne
en 1871 l'int-rprétatlon qu'elle donnait au droit des gens en 186i.
Le regret se traduisit ainsi dans l'article i" du traité : « attendu
lE TR&ITÉ DE WASHINGTON. 805
que sa majesté a autorisé ses hauts comniissfdres à exprimer dans
uD esprit amical le regret qu'a ressenti le gouvernemrnt de sa ma-
jesté eu égard à l'évasion, en quelques circonstances qu'elle se soit
produite, soit de VÂlabamay soit d'autres vaisseaux hors des ports
anglais, soit aussi en considération des déprédations commises par
ces vaisseaux... » Dans la suite de l'article, on indique la composi-
tion du tribunal arbitral : la reine d'Angleterre et le président des
États-Unis nommeront chacun un arbitre; trois autres seront nom-
més par le roi d'Italie, par le président de la confédération helvé-
tique et par l'empereur du Brésil.
Les articles suivans désignent Genève comme lieu de réunion du
conseil arbitral, et déterminent la procédure de ce tribunal suprême
et sans appel. L'article 3 Qxe les règles que devront suivre les ar-
bitres. K Les arbitres se guideront pour rendre leur di^cision sur les
trois règles suivantes, à savoir qu'un gouvernement neutre est tenu :
1" d'user de toute vigilance pour prévenir la construction, l'arme-
ment ou l'équipement, dans les limites où s'exerce sa juridiction,
de tout vaisseau que l'on peut raisonnablement soupçonner être des-
tiné à une croisière ou à un acte d'hostilité contre une puissance avec
laquelle ce gouvernement n'est point en guerre, — d'user de toute
diligence pour empêcher le départ, dans les limites de sa juridic-
tion, de tout navire soupçonné de devoir croiser ou faire la guerre,
quand ce navire aura été spécialement adapté, en tout ou en par-
tie, dans les limites de sa juridiction, à des usages belligérans;
2° de ne permettre ni souffrir qu'aucun belligérant fasse usage de
ses ports ni de ses eaux comme d'une base d'opérations navales
contre un autre belligérant, ni pour renouveler ou augmenter ses
munitiuEis militaires et son armement, ou s'y procurer des recrues;
S" d'exercer toute diligence dans ses ports et ses eaux pour em-
pêcher qu'aucune personne soumise à sa juridiction ne viole les pré-
cédentes obligations. »
n Sa majesté britannique a chargé ses commissaires de déclarer
que son gouvernement ne saurait reconnaître que les trois règles
précédentes fussent en vigueur au moment où se sont élevés les
griefs des États-Unis; mais, pour donner un témoignage de son dé-
sir de fortiCer les relations amicales entre les ddux pays et de
prendre en vue de l'avenir d'utiles précautions, le gouvernement de
sa majesté consent à ce que les arbitres tiennent pour accordé qu'il
a voulu agir en conformité avec les règles précédentes. »
Cette dernière réserve, sur laquelle insistait tant le gouverne-
ment anglais, ne sert, ce semble, qu'à mieux faire ressortir l'étendue
de la concession qu'il fait aux États-Unis, car le langage des com-
missaires angiMs revient en dernière analyse à ceci i nous ne V9(\^
806 BETDE DES DEUX UÛNDES.
loDspas reconnaître que nous n'ayons pas eu raison, mais nous con-
sentoDS à ce que les arbitres se conduiaent comme si nous avions
été dans notre tort. Dans la discuBsioa qui eut lieu je 12 juin sur le
trùté de Washington à la chambre des lords, lord Kussell s'éleva
avec véhémence contre le caractère rétrospectif de cetle nouvelle
loi internationale i lord Derby montra l'Angleterre se mettant elle-
même sur la sellette et consentant k être jugée.pour des actes com-
mis il y a dix ans et qu'alors elle ne trouvait pas coupables; mais
il n'en est pas de la loi internationale comme de la toi muoicipale.
Celle-ci ne doit Jamais être rétroactive, parce qu'elle se corrige
aussi rapidement qu'on le veut, tandis qu'il n'y a point de parle-
ment, de conseil permanent, qui règle les rapports des nations. La
loi internationale n'est fondée que sur l'équité. Une nation n'a
point rempli ses devoirs envers les autres nations quand elle a violé
î'équité, lors même qu'elle a observé la lettre de ses lois munici-
pales. Celles-ci, en ce qui regarde l'étranger, n'ont de valeur qu'au-
tant qu'elles sont une expression fidèle des devoirs de la neutralité.
Ces devoirs étaient les mêmes en IBôi qu'en iS7l; qu'importait h
la nation américaine, aux armateurs ruinés de ^ew-Yol■k et de Bos-
ton, que lord Palmerston ou lord Hussell pût maintenir, en in-
voquant les avis de juges anglûs, que personne n'avait violé le
foret gn enlistment ad?
Ce n'est point s'abaisser que de reconnaître une erreur et de
chercher h, la réparer. On a sonvent reproché à l'Angleterre d'ado-
rer le succès, de laisser toujours ses sympathies suivre les courans
de la fortune. Lord Russell, en attaquant le traité de Washington,
citait une phrase de Henry Drummond. « Il y a deux siècles, disait
ce dernier, il y avait un mot qui gouvernait le monde, c'était le mot
credo; aujourd'hui il y en a un autre, c'est le mot crédit, u — « Il y a
deux siècles, ajoutait lord Russell, nous mainLenions notre credo,
nous maintenions notre foi protestante; au temps de Jacques II,
nous l'avons fait triompher, La destruction de l'Armada espagnole
et la bataille de la Boyne confirmaient notre puissance, et le credo
national triomphait. Aujourd'hui il ne s'agit plus que de notre
crédit, et l'on vient nous dire : Que nous importe l'honneur anglais?
que nous importe notre caractère national? Les cours de nos fonds
sont élevés, ceux des bons américains sont hauts; qu'importe le
reste? » Une douleur pareille perce dans le langage de lord Car-
narvon, de lord Salisbury, l'éloquent chef du parti tory. 11 n'est pas
mauvais que des voix respectées avertissent les nations qu'il y a
quelque chose de plus précieux que les choses matérielles, (^es tré-
sors plus imporUns que la richesse et ta sécurité; mais ces trésors
ne sont pas près d'être épuisés sur le sol libre de la Grande-Bre-
LE TRAlTlé DE WASBI.VGTOX. 807
tagne. On s'y sent encore assea fort poar ne pas se croire désboDoré
pour réparer noe faute. La fausse grandeur aime à s'emprisonner
dans ses propres chimères, elleprend l'entêtement pour la fermeté,
l'aveuglement pour la fierté, et elle se précipite à travers des rêves
Ters des catastrophes inatteDdues. Les hommes d'état auxquels l'An-
gleterre confie en ce moment ses destinées ont bien fait, suivant
Dous, de chercher à écarter de l'Angleterre les dangers, les an-
goisses, peut-être les révolutions oîi pourrait l'entralnier une lutte
ouverte avec les États-Unis. La vérité doit être le vrai fundt- ment
de la politique. La Grande-Bretagne ne peut supprimer les États-
Ihiis, ni leur influence, ni leur prospérité, ni leur ardeur patrio-
tique. Ne vaut-il pas mieux mettre de son côté tant de foices re-
doutables que de les avoir contre soi? Une réparation qui n'a rien
d'humiliant, qui prend les formes solennelles et juridiques d'sn
arbitrage, est-elle une assurance trop chère contre les dangers qui
naîtraient d'un état d'hostilité permanent? En obtenant la neutralité
morale de l'Amérique, l'Angleterre reconquiert deux choses dans le
présent : l'apaisement de l'Irlande, la liberté de son action poli-
tique; elle s'assure dans l'avenir le concours de tous les instincts
secrets qui tendent à rapprocher deux nations d'une commune ori-
gine.
Il y a, jusque dans les concessions que les commissaires améri-
cains ont arrachées aux commissaires anglais, des ressources indi-
rectes pour la fierté de la Grande-Bretagne. Ainsi que le faisait re-
marquer avec beaucoup de finesse sir Koundell Palmer, qui était
attorney- gêné rai au moment où VAlabama soriit de Liverpool et
qui défendait récemment le traité de Washington à la clianibre des
communes, l'arbitrage pur et simple était beaucoup plus périlleux
pour l'honneur de l'Angleterre qu'un arbitrage dont elle a elle-même
consenti k définir les bases. Dans le traité Glarendon- Johnson, la
tâche des arbitrtïs n'était point délimitée; ils pouvaient toucher à
tout, aller jusqu'à critiquer la proclamation de iieutralilé de la reine;
ils pouvaient infliger à la nation anglaise un blâme que son orgueil
efttsubi avec bien plus de ressentiment qu'un simple sacrifice pé-
cuniaire. Si au contraire les arbitres, laissés sans guide, sans pro-
gramme d'arbitrage, avaient exonéré l'Angleterre, les États-Unis,
justement irrités, étaient pour ainsi dire autorisés à lancer à la pre-
mière occasion autant d'Alabemas qu'il leur plairait. Sir Roundell
Palmer croit encore anjourd'hui que l'Angleterre n'a manqué à au-
cune de ses obligations strictes peadant la guerre de la sécession;
mais il la félicite d'avoir voiontairement posé des règles nouvelles
de droit international, et d'accepter ces règles dans un arbitrage
nettement circonscrit. Il voit dans cet acte de sagesse et de modé-
, Google
SOS BBTUE DBS DEUX HONDES.
ration une garantie contre les dangers de l'avenir, une manière
facile d'enlratner toutes les nations du monde dans une politique
maritime dont la race anglo-saxonne aura posé les bases.
En face de telles considérations, les reproches de détail que l'on
a pu adresser au traité de Washington ne soutiennent pas long-
temps l'examen; nous ne nous étendrons pas longuement sur la
portion des protocoles de la commission qui a trait aux indem-
nités réclamées par l'Angleterre pour les incursions des fenians au
Canada, aux pêcheries et à la navigation des fleuves canadiens.
Les commissaires américains refusèrent absolument de discuter la
question des indemnités réclamées pour les incursions des fenians
au Canada. Le gouvernement américain ne se considérait pas comme
responsable de l'entrée de bandes très peu nombreuses dans le
Canada. Ces aventuriers n'av^ent jamais pu rester que quelques
heures au-delà de la frontière, ils n'avaient jamais pu la dépasser
que de quelques pas, et les dommages qu'ils avaient causés étaient,
au dire de lord Kimberley lui-même, absolument insignifians.
La question des pêcheries est beaucoup plus grave. On admit le
principe de la réciprocité. Les pêcheurs américains pourront désor-
mais aller librement dans les eaux de la province de Québec, de la
Nouvelle-Ecosse, du Nouveau-Brunswick, de la colonie du Priuce-
Ëdouard et des Iles voisines k toute distance des cotes; ils pourront
débarquer sur toutes les côtes, toutes les lies, pour sécher leurs
filets et saler le poisson. Ri^ciproquement les sujets anglais pom-ront
pécher dans les eaux des États-Unis jusqu'au Si' di-gré de latitude
nord. Comme les pêcheries canadiennes et américaines ne sont pas
également riches, des arbitres spéciaux doivent se réunir à Hali-
fax pour fixer la somme qui sera payée par les États-Unis à l'An-
gleterre à titre de compensation.
Le Canada, il faut le confesser, a fait mine au début de vouloir
résister aux stipulations qui le concernent dans le traité de Was-
hington; mais l'irritation des colonies anglaises du nord de l'Amé-
rique est déjà calmée. Ainsi que le faisait remarquer à la chambre
des communes sir Chartes Ailderley, l'un des hommes politiques
qui sont le plus familiers avec les questions coloniales, les Cana^
diens trouveront toujours de grands avantages à pécher dans leurs
propres eaux; ils sont assurés d'un marché rapproché, et ils n'ont
pas grand' chose à redouter des pêcheurs américains. Cependant à la
suite de longues controverses les chambres canadiennes avaient fini
par considérer la question des pêcheries et celle du traité de réci-
procité comme absolument connexes; elles sont mécontentes que
les commissaires anglais ne les aient pas résolues du même coup.
Quoi qu'il en soit, il s'établira tôt ou tard entre les États-Unis et
■ Google
LE TRAITE DE WA6Uli\CT0N. 800
le Canada une sorte de libre échange qui vaut mieux que tous les
traités de commerce, et rieu ne favorisera aussi bien l'établisse-
ment d'un tel régime que la confiance dans la pais et les bons
rapports entre l'Angleterre et les Étals-Unis.
La dernière partie du traité est consacrée à la navigation du
Saint-Laurent et de ses allluens, des canaux canadiens, du lac Mi-
chigan, au transit des marchandises canadiennes à Boston, Portland
et New-York, etc. L'assentiment du parlement canadien a été ré-
servé par les deux contractans pour tous les articles qui touchent
aux intérêts des colonies anglaises dans l'Amérique du Nord. Enfin
la Tixation de la limite entre les États-Unis et les possessions bri-
tanniques, restée incertaine dans la partie orientale du continent,
a été réservée à l'arbitrage spécial de l'empereur d'Allemagne.
Il faut le reconnaître avec tristesse, le nom de la France n'est
même pas prononcé dans le traité de Washington; et cependant on
peut bien rappeler que notre pays a été un des défenseurs Us plus
constans du droit des gens. Dans la discussion qui s'est élevée en
Angleterre au sujet des règles du droit international désormais
adoptées par la Grande-Bretagne et par les États-Unis, qui le se-
ront certainement aussi par les pays dont les souverains sont dési-
gnés comme arbitres, on n'a parlé de la déclaration de Paris que
pour dire qu'elle n'avait point ta valeur d'un traité, et n'était qu'un
simple exposé de principes. L'article 6 du traité de Washington
constitue un code du droit des gens qui a été écrit sans nous. La
France a-t-elle le droit de s'en plaindre? Pendant les laborieuses
discussions de la commission anglo-américaine, elle était déchirée
par la guerre, et ne pouvait songer qu'à défendre sa propre exis-
tence. D'ailleurs il n'y a rien dans les principes posés dans le traité
de Washington qui soit contraire à ses traditions. Pendant la guerre
de la sécession, son gouvernement a observé strictement les règles
que l'Angleterre accepte aujourd'hui. Les États-Unis n'ont point vu
des corsaires confédérés sortir de nos ports pour se jeter sur leur
commerce. L'expédition du Mexique était pour eux une menace,
mais elle ne violait que la doctrine de Monroé , qui ne fait point
partie du droit des gens.
La France, bien qu'elle ait été comme ignorée par les signataires
du traité de Washington, peut se féliciter que cette œuvre diploma-
tique ait pu être achevée , car l'hostilité sourde de l'Angleterre et
des États-Unis a pesé bien lourdement sur nos destinées : elle avait
noué les liens d'une sorte d'alliance morale enti'e la république
américaine, la Russie et l'Allemagne; elle avait ainsi neutraQsé
l'Angleterre sur le continent européen et l'avait condamnée à une
véritable impuissance, elle avait retenu l'essor des vieilles sympa-
810 SETCE DES DEDX MONDES.
thies qui se portent toujours vers la France dans le pays de Jefler-
son. De quelle voix l'Angleterre pouvait-elle parler au chancelier de
la confédération germanique, qui n'avait que des caresses pour les
États-Unis, qui tenait les secrets de la Russie, qui pouvait mettre en
faisceau les haines et les rancunes de deux continens? Il ne faut
point croire qu'elle ait vu d'un cœur tranquille le triomphe inoui de
l'Allemagne, qu'elle n'ait point trouvé notre chute trop lamentable.
Sa polilique est toujoars la même, il ne peut lui convenir qu'il y tût
sur le continpnt européen une puissance trop prépondérante; elle
s'est réjoute de l'unité allemande, elle ne saurait se réjouir d'une
dictature allemande, La vieille foi-mule de l'équilibre européen est
encore celte qui représente le mieux ses intérêts. Que les petits états
disparaissent, peu lui importe, pourvu qu'il reste quelques grands
états capables de se contre-balancer. Depuis la guerre d'Amérique,
son action diplomatique n'a plus été que dt fensive en quelque sorte;
derrière la moindre complication, ses hommes d'état, si clatrvoyans,
si patriotes, apercevaient le danger formidable d'une alliance des
États-Unis et de la Russie. Ils savaient bien que dans tout cœur russe
il y avait écrit le mot Sébastopol, dans tout cœur américain )e mot
Alabama. L'Angleterre peut aujourd'hui respirer plus lïbiement :
elle a tellement pris l'habitude de n'intervenir que le moins pos-
sible dans les affaires du continent, qu'elle restera peut-être fidèle
à cette habitude. L'affreux spectacle de nos guerres n'est point fait
pour la rendie plus martiale. Il y a cependant quelque chose dans
sa nature et dans le génie même de sa race qui ne s'accommode
pas volontiers longtemps d'un état modeste, d'une médiocrité réà-
gnée. Elle a porté sa fortune si haut qu'elle doit quelque chose à sa
propre fortune. Le jour reviendra peut-être, il l'eviendra quand elle
le voudra, où elle pourra encore rendre de grands sei-vices à l'Eu-
rope et montrer qu'elle n'a point dégénéré, comme le diseot ses
ennemis.
Adgdste Laugel.
■ Google
SOUVENIRS
LA ROUMÉLIE
ir.
AMDRINOPLE. — L'ADHIHISTnATION d'dKB PROVINCE TORQUE.
Andrinople est le chef-lieu d'une province qni ne compte pas
moins de 2 millions d'habitans. Bien que dans l'empire ottoman il
faille renoncer à des chiffres précis, la population de la ville dépasse
certainement 100,000 âmes. On trouve au palais du gouverneur
un bureau du recensement, mais il affecte le plus grand mystère;
l'employé qui le dirige ne semble pas du reste avoir une idée très
nette des procédés modernes de la statistique. Voici cependant les
chiffres que je lui dois. La ville possède 3,000 boutiques, 63 khans
ou balles en pierre, 176 fontaines, 150 mosquées, 7 écoles grec-
ques, 2 écoles arméniennes, 2 écoles bulgares, 13 églises grecques,
2 églises arméniennes, 1 église bulgare, 2 églises catholiques,
12 synagogues et 7 ponts en pierre. Quant à déterminer la popu-
lation exacte de cette capitale en calculant ce qui se consomme de
blé dans la ville, quelques voyageurs n'ont pas reculé devant de
telles entreprises; c'est faire beaucoup d'honneur au chef de la
douane que de lui supposer une précision que ne saurait avoir son
collègue du recensement. La Turquie a envoyé dernièrement au
congrès de statistique tenu à Vienne un délégué qui a fait en fort
(1) Voyei la Btvut du 15 Juillet.
, Google
812 BErUE DES DEUX MONDES.
bon langage l'éloge de cette science. H n'est pas impossible que
dans quelques années nous connaissions, à 10,000 babitans près»
la population d'Andrinople.
La ville est bàLie dans une vaste plaine au confluent de trois
grands fleuves, la Maritza (l'IIëbre d'Orphée et des anciens), la
ToDf^ja et l'Arda. Ces fleuves réunissent presque toutes les eaui
du vaste bassin que forment l'Hémus et leRbodope, hautes monta-
gnes qui décrivent autour de la Roumélie un arc de cercle, et que
les Turcs appellent partout le Balkan. On voit que la situation d'An-
drinople est unique dans la province. Aux temps légendaires de la
Grèce, c'était là que s'élevait la ville d'Orestias ; les rois thraces y
eurent plus tard une capitale; les Romains y bâtirent Adrianopolis;
dès le XIV' siècle les sultans y établissaient leur résidence, en at-
tendant que Constantinople tomb&t en leur pouvoir. Andrinople est
une suite de grands villages partout arrosés par des eaux vives,
perdus dans les platanes, les cyprès et les peupliers. Sauf au centre
de la ville, dans la citadelle, qu'on appelle encore d'un nom grec
le Castro, les jardins sont plus nombreux que les maisons. L'étran-
ger peut donc tous les jours faire des excursions intéressantes, sans
compter les séances au b.izar, dont personne ne se lasse en Orient,
les visites aux notables, les longues beures passées dans les petits
cafés, nombreux sur les bords de la Maritza; mais l'intérêt qui prime
ici tous les autres, c'est de voir de près, s'il est possible, l'admi-
nistration ottomane. Le vilayel ou province d'Andrinople est, avec
celui de Rutchuk, sur le Danube, le premier où la Porte ait mis en
pratique les réformes promises par le hatti-houmaioum du 18 fé-
vrier 1856. Cette grande ville renferme tous les conseils, tous les
tribunaux et même les hautes écoles promises par la réforme. Les
institutions nouvelles y fonctionnent depuis déjà quelques années,
tandis que dans d'autres parties de l'empire on commence à peine
à tes créer. L'espt^rance d'étudier le mieux qu'il me serait possible
cette administration m'engageait à faire un long séjour à Andriuople
malgré mon di^sir d'être au plus tôt en plein pays bulgare. 11 me
semblait que le temps passé ici ne serait pas perdu, que par la
suite je comprendrais mieux les plaintes des raïas et leur véritable
situaUon.
I.
Le vilayet d'Andrinople a pour limites & l'ouest et au nord le Bal-
kan, au sud la mer Egée, à l'est la mer de Marmara et la Mer-
Noire. La superficie en est évaluée à 80,000 kilomètres carrés; elle
est donc à peu près égale à celle de treize de nos départemens;
c'est avec de pareils chiffres qu'il faut compter en Turquie. Les
■ Google
LA BOUUELEE. SIS
gouvemeniens de Bulgarie, d'Albanie, de Bosnie, ne sont pas moins
étendus; en Asie-Mineure, les vilayets prt^sentent généralement des
surfaces plus considérables encore. L'Europe n'a aucun état dont les
subdivisions administratives comprennent des territoires aussi
vastes, un nombre aussi élevé d'habltans. On voit que le vali ou
pacha d'Andrinople est un puissant seigneur. Son palais, que les
habitans appellent le sêraî^ sans confondre ce mot avec celui de
haremy s'élève au milieu de la ville. C'est une maison moderne où
les corps de bâtimens, disposés en carré autour d'une cour, présen-
tent de longues surfaces blanches, crépies à neuf et sans style au-
cun. Tous les services de la province s'y trouvent centralisés; le
palais renferme même la prison, que tout gouverneur turc veut
toujours avoir sous la main. Le fond de l'édifice est réservé aux
femmes, la partie qui donne sur la rue aux diverses administra-
tions. Au rez-de-chaussée sont les bureaux du sandjak ou arron-
dissement d'Andrinople, au premier ceux de la province entière. On
entre dans un vestibule encombré de soldats, de domestiques qui
font la cuisine, de solliciteurs qui dorment ou causent en attendant
leur tour d'audience; c'est ta confusion la plus bigarrée qui se puisse
imaginer. Chaque bureau donne sous ce vestibule; comme la cha-
leur est très grande, les portes restent ouvertes. Chacune de ces
charobrus offre le même aspect. Des employés sont accroupis sur
des canapés; tout en prenant du café que des serviteurs ne cessent
d'apporter, ils écrivent lentement sur leurs genoux, mieux vaudrait
dire qu'ils dessinent, tant il leur faut de peine et d'attention. Il n'y
a là ni dossier, ni carton, ni registre, ni tout le mobilier ordinaire de
nos administrations. De grands sacs de percale blanche pendus au
mur contiennent les archives de cette bureaucratie; ces actes ne sont
pas plies, mais roulés comme des rubans. Quand on veut consulter
une pièce, on vide par terre un sac, puis deux, et on développe ces
innombrables rouleaux. Un employé passe quelquefois la journée
à chercher une note peu importante; les Turcs sont admirables pour
supporter ces ennuis, qui ne les lassent jamais. Après une longue
enquête de ce genre, le plus souvent infructueuse, l'heure d'aller
dîner est venue; un zaplié (ces gendarmes remplissent au séraï
l'oriice d'huissier) remet tous les rouleaux dans les sacs, presque
toujours au hasard. C'est un lieu-commun qu'un bureau ne peut
jamais fournir la pièce qu'on lui demande. Une réforme très simple,
qui n'est pourtant pas dans le halU-houmaioum, serait de prescrire
aux employés de ne plus rouler les pièces administratives, et de
remplacer les sacs traditionnels par des cartons.
Autrefois, dans l'empire ottoman, les pièces écrites étaient très
rares; pour cette raison, les tribunaux en appelaient presque tou-
jours au serinent, la parole remplaçait l'écriture. 11 eu a toujours
,, Google
su HETUE DES DEUX HONDES.
été ainsi dans le monde oriental; la Grèce antique elIe-iDème mul-
tipliait très peu les documeos écrits. On voit bien dans les procès
qui nous sont connus que les juges, pour les contrats, les liypo-
tlièques el tous les sujets de contestation, demandent aux plaideurs
de jurer par les dieux qu'ils disent la vérité. La bureaucratie ro-
maine, bien que déjà tout occidentale, nous a laissé de curieux
échantillons de ses procédés. Nous ayons un grand nombre de quit-
tances du bureau des douanes de l'Ile d'Éléphantine datées du siècle
des Antonins : ce sont de grossiers tessons, des morceaux de pots
cassés, devenus des pièces officielles, couverts de chiiïres, de cal-
culs, d'attestations aussi bien rédigées que celles de nos percepteurs.
On n'imagine guère que les receveurs de ce bureau, Arpaësis ou
Ammonios par exemple, aient eu dans leurs archives beaucoup plus
d'ordre que les employés du sértû à Andrinople. Les Turcs peuvent
encbre dire qu'ils ont pris les Arabes pour modèles, que ceux môme
du règne d'Haroun-at-Raschid n'ont jamais connu d'autres procé-
dés administratifs. Cette manière de faire n'en est pas meilleure,
elle ne peut avoir à nos yeux que l'avantage de nous expliquer quel-
ques habitudes anciennes, quelques usages modernes assez étranges.
C'est parce que les pièces sont roulées qu'un ministre turc n'a de
portefeuille que par métaphore, et marche toujours suivi d'un do-
mestique qui porte une petite valise. On voit encore quelquefois
dans la Grèce constitutionnelle des hommes du vieux parti, arrivés
aux plus hautes charges, ne pas consentir à prendre sous le bras un
dossier commode et d'un faible volume, mais se rendre chez le rra
ou à ta chambre tenant à la main un mouchoir où ils ont renfermé
les dépêches les plus importantes. Ces vieillards sont les fils des
anciens primats; ils n'ont pu abandonner une coutume qui du temps
de leur père était toute naturelle.
Au premier étage est le cabinet du vali. S'il est peu aisé pour im
Européen de se figurer comment fonctionnent des bureaux turcs, il
lui est bien plus diflicile de comprendre comment un gouverneur
suffit aux alTaires qui lui incombent. Il est le maître souverain de la
province, chef de la police, général d'armée, directeur des finances,
président des conseils de gouvernement et des tribunaux; il doit
voir à tout-, s'occuper de tout, et en même temps que d'affaires pri-
vées, combien de minimes détails ne sont pas soumis à sa décision
suprême! Pour une injure, pour un bakchich donné inutilement,
pour la moindre faveur, c'est à lui qu'on s'adresse. Du lever au
coucher du soleil, il reçoit quiconque se présente. Les plus simples
Turcs arrivent sans se faire annoncer; on dirait un chef patriarcal
qui connaît tous ses administrés. Certainement les inférieurs arran-
gent à leur guise beaucoup de contestations, mais en principe le
vali est seul responsable; puis, qu'il est commode de lui renvoyer
■ Google
LA BOUHÉLIE. 815
les difllcuttés trop embarrassantes I Qu'il est naturel de s'adresser
à un homme dont la décision est sans appel! Un gouverneur de
province, du reste , ne fait que se soumettre, dans son ressort, aux
exigences que subit le grand-vïzir lui-mâme. A Constantjnople,
vous voulez dusslner un bas-relief, violer un palais, un arsenal,
obtenir la moindre permission, le plus sûr est de présenter re-
quête au premier ministre; le cachet de ce haut magistral est un
talisman des Mille ei une Nuits. II y a quelque temps, VAjaccio,
bateau à vapeur attaché au service de notre ambassade, demanda
aux chantiers de l'état une pièce de bois pour réparer une légère
avarie. Après deux mois d'instance auprès de fonctionnaires qui
craignaient de se compromettre ou ne comprenaient pas ce qu'on
attendait d'eux, force fut d'aller trouver Ali-Pacha. Vers le même
temps, un artiste parle dans la rue à deux soldats qu'il veut pla-
cer dans un tableau oriental, les colonels et les généraux s'en mê-
lent; on hésite, on refuse, on promet, on temporise : il fallut pré-
senter un placEt au grand-vizir. Le lendemain, le peintre reçut deux
colonels en grande tenue qui avaient l'ordre ofliciel de poser. Ce
qui augmente encore le travail d'un vali ou d'un vizir, c'est que, la
loi n'étant jamais stricte, tout le monde, pour s'y soustraire,
cherche les protections les plus hautes; c'est que, tout étant irrégu-
lier, chacun des sujets du sultan peut espérer une faveur person-
nelle. Il ne faut pas oublier non plus que des événemens qu'on ne
saurait prévoir réclament souvent l'intervention toute particulière
d'un gouverneur. Au commencement de 1867, on avait signalé en
Bulgarie une invasion effrayante de rats qui venaient, dil-on, des
montagnes de l'Oural; jour par jour, il fallut suivre leur progrès,
les dépêches télégrai>hiques se succédèrent sans interruption. Le
vali de Rutcliulc leur faisait une guerre acharnée; beaucoup échap-
pèrent, franchirent le Balkan et parurent dans la vallée de l'Hèhre.
Le gouverneur ne put se borner à publier un arrêté; il dut donner
l'exemple. 11 réunit les hauts magistrats, les arma de bâtons, et, se
transportant dan^ un champ, montra à tous comment on tue ces
animaux dans leurs trous; les cadis, les muftis, les mollahs et les
généraux l'imitèrent, tout le peuple fit comme les chefs : il fallait
une cérémonie aussi solennelle pour frapper les esprits. Dans le
vilayet d'Audrinople, quand les Tcherkess pillent sur les routes, le
pacha monte à cheval et les poursuit. S'il ne donne pas l'exemple
de la bonne police, que ne dira-t-on pas à Constantinople I Pour peu
qu'un incidviut ait quelque importance, le vali doit payer de sa
personne.
L'immense empire ottoman présente un spectacle qui n'est pas
sans grandeur. Les peuples les plus divers : Arabes, Arméniens,
Grecs, Slaves, Albanais, sont gouvernas par une aristocratie admi-
816 BETOE DBS DECX MONDES.
nistrative qui compte à peine quelques militera de personnes. On
voit sur le Bosphore un certain nombre de belles demeures où vi-
vent des gens qui n'ont jamais rien appris; ils ont pour missioo
d'aller à tour de rôle régir les provinces. Chaque année, la Porte
en fait partir quelques-uns. Le hasard détermine ies pays où on
les envoie, ils vont en Asie comme en Europe, avec une égale faci-
lité, presque partout ils trouvent une population ennemie bien su-
périeure en nombje aux sujets osmahlis; ils ignorent ta langue de
leurs administrés, ils savent du caracLëre des habitans, de leurs
usages, de leur histoire, ce qu'ils en ont entendu dire dans quel-
ques rares conversations. Ni le courage des Arabes, ni l'activité
des Grecs, ni l'énergie des Albanais, ni le sérieux et la ténacité
des Slaves ne les eiïraient. A peine dans leur gouvernement, ils se
sentent à leur p'ace, ils y parlent en maîtres et s'y font respecter :
ces hommes ont l'instinct du commandement. Le gouverneur le
plus modeste vous reçoit toujours avec gravité; si obligeant qu'il
soit, si désireux qu'il se montre de vous être agréable, vous ne pou-
vez oublier qu'il est la puissance. 11 n'a garde de se compromettre
par des paroles inconsidérées; Il se renferme dans une réserve po-
lie. A cette dignité extérieure, les hauts fonctionnaires turcs joi-
gnent souvent une rare finesse, d'autant plus précieuse qu'elle sait
mieux se dissimuler. Le principal de leur rôle consiste à tout ar-
ranger à l'amiable, sans oublier leur intérêt personnel, à veiller à
la perception de l'impôt, surtout à maintenir l'ordre. On a souvent
répété que le zapiié du Saint- Sr^pulcre à Jérusalem était le symbole
de la puissance des Osmanlis. Ce gendarme est assis à l'intérieur de
l'église, sous le porche; il passe là tout le jour, regardant à peine
ce qui s'accomplit sous ses yeux; il fume, fait bouillir son café, cuire
un plat de riz ou de légumes; dans son immobilité somnolente, il
parait être l'image du mépris et de l'indifférence. C'est lui cependant
qui règle les heures où chaque confession peut entrer au Saint-Sé-
pulcre, qui ouvre et ferme le portail, qui d'un mot fait cesser le
bruit ou chasse un intrus. Sans lui, l'église serait un lieu de luttes
perpétuelles; grâce à lui, l'ordre règne au tombeau de Jésus-Christ,
A Pâques seulement, l'afiluence est trop grande, il ne saurait sufQre
à sa tâche; on lui substitue alors une compagnie de soldats turcs.
Cette comparaison, di^jà vieille, sera longtemps vraie : tout vali est
plus ou moins un zaptié d'un ordre supérieur.
Quand on dit qu'une aristocratie administrative régit la Turquie
ou plutôt l'exploite, il ne faut pas entendre que tous ces fonction-
naires sont de haute naissance, lîs sont tous, sinon Osmanlis de
race, tout au moins musulmans; beaucoup pourraient être appelés
des parvenus. La voie ordinaire des honneurs, c'est de vivre dans la
clientèle des grands. On ne peut trop insister sur l'importance de
■ Google
lA BODUÉLIE. S17
la clientèle en Turquie; le client arrive le matin chez son patron,
fait antichambre des heures entières, se joint au cortège du maître
quand celui-ci se rend à la mosquée, à la promenade, aux afîatres.
Vous voyez dans les grandes villes turques un homme suivi de
vingt autres qui l'accompagnent respectueusement; souvent il ne
les connaît pas tous, mais cette foule indique son autorité. Il en
était de même dans la Rome ancienne. Un client assidu et adroit
trouve toujours le moyen de rendre quelque service au patron,
d'attirer son regard. L'usage ottoman des présens entre hommes
se rattache au même principe : la nécessité de capter un protec-
teur. Dès que votre situation vous y autorise, vous ne manquez pas
de multiplier les cadeaux ; les belles fourrures tiennent une grande
place dans ces présens, un pacha influent en reçoit par année jus-
qu'à deux et trois mille : c'est là une véritable fortune. II y a dans
tous les palais une chambre des fourrures^ qui souvent est le tré-
sor de la maison. Un économe de Itoumélie m'en a montré avec
orgueil une collection qu'il évaluait à 25,000; cinq ans dans uQ
vilayet avaient suffi à la réunir. Quelquefois un pacha a le goût
des fleurs ou des animaux curieux; d'autres fois, mais plus rare-
ment, il laisse voir la passion des antika [médailles, bas-reliefs,
objets grecs et romains]; cet archéologue improvisé possède bientôt
un cabinet sinon choisi, du moins encombré. Personne ne voit mal
à ces cadeaux. Il est tel ambassadeur de la Porte, très connu dans
le monde diplomatique et gentleman distingue, qui chaque année
envoie au ministre des afTaires étrangères une bague, une broche
ou quelque autre objet précieux. Dans une telle société, les ma-
jordomes, les économes, les eunuques, les jeunes esclaves même
exercent une réelle influence. Un client ne néglige aucun des ser-
viteurs qui voient le maître dans l'intimité; de là un art de l'intrigue
qui est arrivé en Orient à la perfection. Il faut souvent vivre long-
temps avec les domestiques avant de devenir pacha; comment alors
ne pas garder de sympathie pour ces hommes d'une condition in-
férieure? A tout prendre du reste, le fonctionnaire le plus élevé a
leurs goûts, leurs habitudes, leur éducation. Dans ce sens, l'aris-
tocratie ottomane conserve toujours des caractères très démocra-
tiques. Le pacha actuel d'Andrinople a eu des débuts modestes; il
est, dit-on, fils d'un pauvre boulanger chréiien de Roumélie. Dans
sa jeunesse, un Turc puissant l'a pris à son service ; il l'a étourkisé,
selon le mot du pays, c'est-à-dire circoncis. Ce petit domestique
excellait à faire le café, nul mieux que lui ne savait entretenir le
feu du narghilé; il ne quittait pas son maître, il a appris à connaître
les hommes en allumant les pipes des solliciteurs. De cafedji (fai-
seur de café), son talent l'a élevé à la charge d'économe; il est^d^
SIS lETCE BU WÊMH HOTCDES.
vena confident, «ecrébûre, employé à la poste, pach» de STrîe, enfi>
vali d'AndrÎDOple. Ha.S3aiD-Pacba, qui gourenuit Lariae m 1806,
n'avait pas en des débuts plus brillans; à trente-cinq ans, il adniî-
nîstrait une des provinces les plus importantes de l'empire, celle de
Tbessalie. Il m'a montré cfaex lui on eafedji de quinze ans qui ap-
prenait à lire et auquel il préparait les plus belles destinée».
Les médedns tieDoent lenr place dans les intrigues des cliens.
Que ne peat on médecin sur un malade! Mettre une fonme de sa
famille dans nn harem est toujours anssi une rare fortune. Le mom-
téiarif actuel de Filibé (goorerneur placé sous les ordres da \'a]i),
poursuivi par ses créanciers, est souvent menacé de destitution;
quand ses aAaire« vont trop mal, sa femme, la koukouna (la dame)
que nous avons rencontrée à Baba-Eskisi, part pour Stamboul, et li,
gr&ce k ses amies et à ses parentes, obtient que son mari reste en
charge. On dit parfois que là Turquie est gouvernée par les femmes.
Cest là une assertion dont les Européens oe peuvent apprécier as
juste la valeur; cependant il lenr est facile de comprendre tout ce
qu'il doit y avoir de vrai dans ce paradoxe. Les femmes turques suit
actives et n'ont pas dans la vie ottomane la résen'e timide que nous
lenr supposons. L'autre jour, pendant que je présentais mes stda-
malek» au vali d'Andrîoople, entre une Turque de vingt ou vingt-
cinq ans, elle traverse le salon d'un pas décidé et s'arrête devant
le gouverneur; là, sans attendre, elle lui dit que son mari est à
l'armée, — elle ne sait où, — qu'il ne touche pas sa solde, puis-
qu'il ne lui envoie pas un para, que c'est là une indignité. Sa voix
s'élève, le ton devient impérieux; le pacha trouve la chose toute
naturelle, et ordonne de donner un à-compte à la plaignante. Les
femmes sont sûres de l'impunité, un homme qui les nidoierut se-
rait déshonoré. On les voit partout i Constantinople, dans les mi-
nistères, pénétrer jusqu'aux fonctionnaires les plus hauts et plaider
leur cause avec cette insistance qui ne cédera pas, parce qu'elle est
sous l'empire d'une idée fixe. On sait que la Turquie a créé ^ Péni
un collège français. Quand on afiiclia le règlement, on y mit pour
la forme que les mères musulmanes pourraient venir voir leurs ûls
le vendredi. II semblait qu'il ne dut pas y avoir foule. Le premier
jour de parloir, la maison vit arriver deux ou trois cents femmes
turques, qui, sans rien entendre, sans s'inquiéter d'autre chose que
de leur volonté, se répandirent dans toute la maison. Ce fut une in-
vasion : cours, dortoirs, cuisines, classes, appartemens des répéti-
teurs, rien ne fut respecté. Le directeur, M. de Salves, dut les lais-
ser maîtresses de la place; le lendemain, on supprima du règlement
le malheureux article. Ces femmes ne sont pas seulement des enfans
espiègles, elles ont beaucoup de bon sens et savent très bien suivre
■ Google
LA BODUXUE. Slfl
un raiaonnement. Ici, à AndriDopla, une maison chrétienne où je
vais quelquefois a pour propriétaire une jeune femme turque de con-
^tioD assez ordinaire; il est intéressant de l'entendre discuter arec
le chef de la famille, refaser on promettre une réparation, réfuter lea
mauvais argumeus. Pour parler ji travers un voile de tulle qui relève
sans doute fia beauté et donne à ses yeus un éclat éblouissant, pour
cacher sa taiile sous les vastes plis d'ua domino rose, cette petite
personne ne manque ni d'écrit, si de fermeté; elle en remontre aux
Grecs enx -mêmes. Du reste, dans cette capitale du vilayet, le voya-
geur a un sujet d'études qui peut l'iBStruire : ce sont les écoles
mixtes ottomanes. Filles et garçons s'y trouvent coofoodus, chaque
banc compte une vingtaine d'écoliers des deux sexes, le plus ca^
pable est le moniteur des autres. J'ai toujours remarqué que les
filles avalent le privilège de régenter les petits garçons. Il faut les
voir diriger la lecture, imposer silence, choisir les modèles, conduire
la main de ceux qui apprenoest à écrire. Leurs figures très fraîches
que ne cache pas encore le voile des femmes, leurs robes de cou->
leurs voyantes semées d'or, relevées par de grandes fleurs rouges
et vertes, donnent k ces maîtresses d'école un air étrange et char-
mant; votre visite ne les effraie guère, elles ont la galté des enfans
les plus aimables. L'école Unie, elles chaussent ^urs babouches et
s'en vont gravement, leur Coran sous le brae. L'infériorité native
des femmes dans ces contrées vis-àr-vis des hommes est une clii-
mère. A Brousse, où on emploie les paysannes turques dans les fa^
briques de soie, elles sont des ouvrières excellentes. 11 est telles
dames osmanlis du Bosphore qui savent le français et envoient ré-
^lièrement leur eunuque acheter à Péra, à l'arrivée des paquebots
de Marseille, nos romans du jour. Ce sont là, il est vrai, des excep-
tions, mais ne sait-on pas que beaucoup ont une instruction orien-
tale assez développée et se plaisent à la poésie? Avec le temps, dans
le harem, cette vie d'intrigues et de querelles sans Hn, l'abandon
où la plupart tombent forcément, l'abus des sucreries et des ciga-
rettes, peuvent atteindre en partie leur santé et par suite leur in-
telligence; elles gardent encore assez d'esprit pour avoir sur les
hommes une grande influence. N'en point tenir compte quand on se
propose en Turquie de devenir un personnage de quelque impor-
tance, ce serait négliger une grande force.
Les divisions administratives turques âont très simples : un vi-
layet ou province est partagé en arrondissemens ou sandjaks, le
sandjak en kazns, qui répondent à nos cantons, le Itazas en com-
munes ou naiés. Un moutésarif gouverne le sandjak, un caïmacan le
kazas, un mudir la commune. La province d'Andrinople comprend
cinq sandjaks, celui de Rodosto, que nous avons visité en partie,
ceux d'Andrinople, de FUibé, de Gallipoli et d'islimié; dans chaque
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820 REVUE DES DEDX MONDES.
saDdjak, on compte sept ou huit kazas. Les chefs administratifs,
depuis la réforme, sont assistés de conseils destinés à représenter les
intérêts des habitans, musulmans et chrétiens. Le conseil ou grand
mesliss, qui siège au chef-lieu du vilayet, se compose du président
de la magistrature, des trois directeurs des finances, de la corres-
pondance, des affaires étrangères, des chefs religieux des commu-
nautés non musulmanes et de quatre autres membres; deux de ces
membres sont élus par la population musulmane, deux par la po-
pulation non musulmane. Le mot élu, dont se servent les habitans
de la Roumélie, n'est pas très juste. Les .membres qui font partie
de droit du conseil' d'administration dressent une liste de 12 per-
sonnes, 6 musulmans et 6 non-musulmans, habitans notables qui
paient 500 piastres (1) de contributions directes, et l'envoient en
même temps aux 5 sandjaks; dans chaque sandjak le conseil admi-
nistratif de cet arrondissement choisit sur cette liste les huit per-
sonnes qu'il souhaite de voir entrer au grand mesliss. Le secrétaire
du vilayet forme un tableau récapitulatif sur lequel figurent seule-
ment les 8 noms qui ont obtenu le plus de voix. Le vali prend alors
sur ce tableau 2 musulmans et 2 non-musulmans qu'il propose au
grand-vizir comme membres du conseil. Les mesliss des sandjaks
sont formés d'après les mêmes règles. Pour les conseils d'adminis-
tration de kazas, les listes, faites au sandjak, sont adressées aux
communes, qui éliminent un tiers des éligibles. Ce sont les anciens
qui sont chargés de cette tâche; la nomination défmitive appartient
au moutésarif(2).
Ce système d'élection, en apparence très compliqué, se ramène
■k quelques principes faciles à comprendre. Un fonctionnaire turc
forme une Uste d'éligibles, la soumet à des conseils qui peuvent
(1) La piastre vaut 93 centimes.
(3) Le conseil administratir du ssadjak est composa du cadi du kuas ceotral, des
chefs spirituels de la population non musulmane, du sous-dirccteur des floances, du
directeur de la correspondance du sandjak et de quatre membreu, dont deux muaul'
mans et deux non-musulmima. Dans chaque sandjak est un comité électoral composi^
du moutésarif, du cadi, du mufti du chef-lieu, du aous-dirccieur des flnanceB, des
chefs religieux des commanautés qod musulmanes et du secrétaire-général du sandjak.
Le comité, sur la Uste des éligihles, choisit pour le conseil d'administration des per-
sonnes en nombre égal au triple de celui des membres & nommer à ce conseil, la moi-
tié représentant la population musulmane, et les autres les communautés non musul-
manes. La liste des membres formée par le comité est distribuée aux kazas formant te
sandjak. Le conseil d'administration et lo tribunal réunis de chaque kazas choisissent
sur cette liste un nombre d'éligibles égal au double de celui des membres k nommer
au conseil, et transmettent la liste des élections au chef-lieu du sandjak. Au chef-lieu
du sandjak, les listes d'éligibles sont dépouillées par le secrétaire de la correspon-
dance. La liste des éligibles est réduite aux deux tiers en retranchant les noms qui
ont obtenu le moins de voix; un procès-verbal est rédigé et adressé au vali, qui choisit
BUT cette liste detix musulmans et deux non-musnlmaas.
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LA ROUJIELEE. v 821
écarter un tiers des noms, et. nomme ensuite le membre qui lui
platt, ce qui équivaut à la nomination directe par l'autorité.
Le S 13 du hatti-koumaïoum est ainsi conçu : « II sera pro-
cédé à une réforme dans la composition des conseils provinciaux
et communaux pour garantir le choix des délégués des commu-
nautés musulmanes, chrétiennes et autres, et la liberté des votes
dans les conseils. Ma Sublime-Porte avisera aux moyens les plus
efOcaces pour connaître exactement et contrôler les résultats des
délibérations et des décisions prises. » La Turquie, comme on le
voit, ne s'est pas compromise par des promesses formelles; une
certaine solennité vague est le ton ordinaire de ses déclarations
diplomatiques. Cependant il a sufli qu'elle mit dans la loi des vi-
layets le mot élection pour que les publicistes d'Occident se fissent
l'idée la plus étrange de ces réformes. N'a-t-on pas écrit des phrases
comme celle-ci ; a l'institution des vilayets établit une participa-
tion de tous à la gestion de leurs intérêts, c'est en un mot une
égalité de droits etde devoirs qui dépasse toutes les espérances, »
ou encore : « les conseils provinciaux et communaux sont élus au
moyen du suffrage universel; les chrétiens ont leur part dans les
affaires publiques, la loi leur accorde les mêmes droits qu'aux mu-
sulmans; l'autorité ne présente jamais ses candidats aux électeurs,
elle n'exerce pas la moindre influence sur les élections? »
Pour admettre un seul instant de pareilles affirmations, il faut
connaître bien peu la Turquie. Dans la province d'Andrinople par
exemple, qu'est le grand me&liss? Une assemblée où le président
est Turc; viennent ensuite les cinq premiers fonctionnaires du
gouvernement, tous Osmanlis, puis deux musulmans élus, en tout
huit musulmans. A côté d'eux, nous trouvons l'archevêque grec,
l'évêque bulgare-uni, le rabbin et deux chrétiens, c'est-à-dire cinq
non-musulmans. L'évêque bulgare-uni n'a aucune autorité; chef
d'une petite communauté sans influence, i! est de plus l'adversaire
naturel de l'archevêque grec; j'en dirai autant du rabbin. Depuis
Mahomet II, les Juifs ont toujours été les serviteurs dévoués des
Turcs. Quant à l'archevêque orthodoxe, il faut se garder de croire
qu'il représente une opposition active ; sauf quelques rares excep-
tions, les chefs du clergé grec sont de véritables Byzantins. Ils ex-
ploitent leur évêché comme le vali sa province; ils ont besoin de
l'autorité musulmane pour maintenir les fidèles dans l'obéissance,
pour toucher les redevances qui leur sont dues. Ce sont le plus
souvent des moines d'une surprenante ignorance, qui n'ont que
bien peu l'intelligence et l'activité propres à leur race. Il faut recon-
naître que de longs siècles de soumission ont contribué à leur faire
perdre le sentiment de leur dignité. Le patriarche de Constantinople
du reste leur donne l'exemple; on sait par quel discours, rempli
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822 BETUE DES DEDX MONDES.
d'éloges emphatiques, il accueillit le sultan lorsqu'il rerint de l'ex-
position de Paris. Dans nombre d'évôchés et d'écoles ecclésias-
tiques, le portrait d'AbduI-Aziz est orné des légendes les plus
élo^euses. Parfois le caTmacan et l'évéque grec sont d'excellens
amis; h Volo, en 1866, ces deux notables personnages passaient les
soirées ensemble; ils étaient, répétaient-ils, l'un et l'autre des exi-
lés volontaires qui avaient consenti à venir habiter cette ville pour
refau'e leur fortune, singulièrement endommagée; ils comptaient
s'en aller le plus tôt possible ; ils se consolaient dans un t£te-
jt-téte où ils buvaient du raki (sorte d'anisette bien connue des
voyageurs on Orient) jusqu'à en perdre la raison. Les deux membres
non musulmans du mesliss sont choisis parmi les personnes sûres;
le gouverneur n'a pas de peine à les trouver. Il ne faut pas s'ima-
giner les riches chrétiens de Roumélie toujours en fureur contre les
Turcs. Beaucoup sont fermiers de l'impôt, d'autres ambitionnent
une protection qui leur permette d'obtenir de sérieux avantages com-
merciaux. A l'occasion sans doute ils revendiqueraient énergique-
ment leur indépendance; en attendant, ils s'accommodent à leur
mal; il y a même parmi les Grecs des hommes trop prudens qui ne
voudraient pour rien au monde être soupçonnés de sympathie en
faveur du royaume hellénique. Les projets de la Grèce les effraient;
ils répètent que ce petit état ne tient pas ses promesses, qu'il n'a su
en trente ans que jeter des pillards sur la Thessalïe, qu'au lieu de
s'y réfugier en foule de la Turquie, les raïas qui ont eu la folie d'y
émigrer doivent aujourd'hui en revenir. Cette riche bourgeoisie se
défie parfois de l'université d'Athènes, qui exalte, dit-on, les jeunes
gens; elle préfère envoyer ses fils en France ou en Angleterre. Un
des banquiers les plus importans d'Andrinople, personnage très
réservé, m'emmena l'autre jour faire une longue promenade; quand
nous fûmes k deux lieues de la ville au milieu d'une grande plaine,
il regarda avec soin à l'horizon, et, sûr que personne ne nous écou-
tait, m'avoua à voix basse la préoccupation qui l'obsédait. « Est-il
vrai que la Grèce songe à une invasion en Thessalieî Ce serût
notre ruine à tous I »
On doit tenir compte de ce parti, il est influent; la démagogie
athénienne ne fait trop souvent que le confirmer dans ses opinions.
Toutefois 11 faut reconnaître que la haine des Turcs et l'habitude
de les flatter s'accordent naturellement dans l'âme d'un Grec. Tel
grand propriétaire qui envoie ses offrandes à l'association de Paris
pour l'encouragement des études grecques et au syllogos de Coo-
stantinopie, académie hellénique qui a déjà fourni une carrière
honorable, n'aura pas de repos qu'il n'ait décidé le pacha d'Andri-
nople à venir passer un jour à sa maison de campagne. Ce sert
alors une fête splendide, pour laquelle il aura fait venir de Bel-
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LA RODMÉLIE. 823
grade, de Coostantinople, de Vienne même, les objets les plus
luxueux. Un savant de cette province vient de publier sur l'his-
toire ancienne du pays une monographie en grec moderne; c'est
un patriote émérite; cependant il n'a pas asseï d'éloges pour te
sultan, et rien ne l'y forçait, car ce souverain n'a aucun rapport
avec les rois odryses, et quel Turc lira cette brochure? Tous les
contrastes sont dans ces natures k demi orientales. On journa-
liste de Constantinople, qui en Grèce passait pour très philheltëne,
n'a pas fait difficulté de solliciter la place de secrétaire chez le vali
de La Canée ; il ambitionnait la mission de soumettre l'Ile à la puis-
sance ottomane; ses amis politiques n'ont vu aucun mal à cette
conduite. Un des membres les plus distingués de la diplomatie
turque contemporaine a passé sa jeunesse à Athènes dans les bu-
reaux des affaires étrangères. Durant la guerre de Crète, les mêmes
banquiers à Constantinople s'inscrivaient en secret pour donner
des armes aux insurgés et offraient un emprunt k la Porte. Si
bien disposés que nous soyons à l'égard des Grecs, il Caut nous ha-
bituer à ces antithèses sous peine de ne rien comprendre à l'Orient.
Ce n'est pas assez de remarquer le petit Dom1)re de voix accor-
dées aux non-musulmans dans le conseil général des vilayets, it
faut noter qu'il n'y a pas dans la province plus de 700,000 Turcs ;
ainsi 1,300,000 non -musulmans n'ont que cinq représentans
pendant que les Osinaniis en ont le double. Dans d'autres pro-
vinces, les proportions sont plus étonnantes encore. En Épire par
exemple, les chrétiens sont dix fois plus nombreux que les mu-
sulmans; ils n'ont cependant pas plus de conseillers que ceux de
Itoumélie. Dans le Sandjak de Janina, nous avons le tableau sui-
vant : 1 vali président, 7 fonctionnaires, 3 élus mahométans, en
tout 11 mahométans sur 4,246 habitans de religion musulmane,
soit 1 sur 386, — 2 chrétiens élus sur 61,150 habitans, soit 1 sur
30,575, — 1 élu Israélite sur 1,500 habitans. Dans les sandjaks
d'Arta et de Prévésa, les chrétiens sont vingt fois plus nombreux
que les musulmans. Ce qui est plus étrange, c'est que, dans beau-
coup de cantons où les musulmans n'avaient autrefois aucune au-
torité, la loi sur les vilayets leur donne une sérieuse puissance ;
l'administration mixte en effet, c'est l'introduction forcée des mu-
sulmans dans le conseil, n'y eût-il dans ce kazas que cinquante
Turcs. — Metzovo n'est habitée par aucun musulman; en 1S56,
pour la première fois, les habitans ont vu les autorités chrétiennes
partager leur pouvoir avec le mudir et le cadi.
Les deux chrétiens du conseil d'administration à Aadrinople et
dans les antres villes de Roumélie ne peuvent avoir la vocation du
martyre. Ils vont à jour fixe au serai, assistent aux délibérations ;
tout ce qu'on en doit exiger, c'est que dans certaines occasions ils
82A REVUE DES DEUX MONDES.
présentent quelques remontrances sur une mesure trop absurde. En
général, quand vous demandez à un raïa : n Que fait le conseil? ea
êtes-vous satisfait? i> il vous regarde tout étonné : le conseil tient
si peu de place dans ses soucis ! A force d'insister, vous finissez par
être compris, « Ah ! oui, le conseil des pékf; par la Panagia {par la
Vierge), que voulez-vous qu'il fasse? » Le mot péké veut dire oui;
il désigne en langage populaire ces assemblées où, pour le moment,
les membres ne disent jamais non.
11.
Dans le vilayet de Roumélie, l'organisation des tribunaux est
moins imparfaite que celle des conseils administratifs. La hiérar-
chie judiciaire comporte un tribunal civil et criminel par kazas, un
tribunal supérieur par sandjak, une haute cour au chef-lieu de la
province; d'Ândrinople, on peut appeler en cassation à Stamboul.
Dans chacun de ces tribunaux, te nombre des juges ou mumeisz
est de six, ^trois musulmans et trois non-musulmans. La loi dit
qu'ils sont élus par les musulmans et les chrétiens, ce serait là une
disposition d'un libéralisme inconnu aux états de l'Europe les plus
avancés; ils sont nommés par les mêmes procédés que les conseil-
lers de gouvernement, c'est-à-dire par l'autorité administrative.
Dans le sandjak et le kazas, le cadi est président de droit, la haute
cour a pour chef le mujfeiichi; un fonctionnaire ottoman désigné
par le gouverneur assiste à toutes les séances, enfin les secrétaires
sont Turcs. Aux termes de la loi, ces tribunaux devraient juger
d'après les codes français, modifiés seulement dans quelques par-
ties. Le'code pénal a été introduit à AndrinopH en 1866; il étût
officiellement en usage à Rutcbuk dès 1864. Dans la pratique, ces
tribunaux jdiffèrent encore assez peu de l'ancienne justice musul-
mane. Les cadis et les muftis, qui ont passé leur jeunesse dans les
médrésés ou écoles religieuses, connaissent le Coran ; ils ont une ré-
pugnance instinctive pour nos codes, qu'ils ne veulent pas étudier.
Ces hommes, qui gardent obstinément le costume d'autrefois, repré-
sentent toujours l'ancienne Turquie. On les voit dans les mosquées,
accroupis sur une natte, enseigner la loi à des élèves qui seront,
comme eux, partisans des vieilles idées, ils chantent leur leçon sur
un ton traînant et se balancent sans se fatiguer, laissant tomber le
corps en avant, puis le ramenant en arrière avec une régu larïté par-
faite; ainsi faisaient les mollahs du temps de Mahomet II et même
les contemporains des Ommiades. Si vous lem' parlez, ils ont peine
à ne pas vous appeler giaour. Je m'étais assis dans une excursion
à côté de l'un d'eux qui expliquait la loi à l'ombre d'un grand pla-
tane. « Je vois bien, me dit-il, que tout est perdu; vous autres infi-
, Google
LA. ROUUELIE.
dèles, vous voyagez librement chez nous, et le sultao va daïis votre
paysl a En 1866 à Larissa, Hassam-Pacha m'avait convié à un dîner.
Toua les invités, au nombre d'une trentaine, beys, employés des ad-
mÎDistrations, ofliciers, portaient le costume de la réforme; le linge
damassé et l'argenterie brillaient sur la table, le vin étincelait dans
les carafes de cristal, on eût pu se croire en Europe. C'était le 25 juin, .
jour de la fête d'Abdul-Aziz. n En attendant qu'on serve, me dit Has-
sam, il faut que je vous montre la Turquie d'autrefois. » Nous tra-
versons tout le serai; à l'autre extrémité, dans une chambi^ à peine
éclairée, nous trouvons cinq Turcs accroupis en silence autour d'une
vaste chambre. Us fumaient sans mot dire : c'étaient le cadi, le
mufti et trois mollahs. Us n'avaient pu refuser de venir à la fête
de leur seigneur et maître, ils firent^ au pacha avec une politesse
froide les salamaleks d'usage, mais ne dirent pas un mot; le lieu où
ils se tenaient, leurs turbans verts, leurs longues robes, leur pro-
fonde tristesse surtout et le dédain avec lequel ils nous accueil-
lirent, tout cela n'était-il pas la plus éloquente des protestations?
Comment veut-on que ces vénérables antiquités aient quelque sym-
pathie pour notre code?
Les parties engagées dans un procès n'ont pas la moindre con-
naissance de nos lois, c'est ce qui augmente la confusion; il n'y a
dans le pays ni avocats ni écoles où ils puissent se former. On
trouve à Andrinople quelques jeunes gens qui font le métier de ren-
seigner les plaideurs; on les appelle d'un mot turc qui signifie les
rusés [moiisécir). L'indépendance des juges chrétiens est à peu
près nulle; effrayés de la mission dont ils sont chargés, ils ont sur-
tout à cœur de ne pas se faire d'ennemis. Dans une grande ville
comme Andrinople, le tribunal ne peut refuser toujours d'accepter le
témoignage des chrétiens, les consuls interviennent, menacent, in-
timident; mais dans les trois quarts des sandjaks vingt témoins chré-
tiens ne suffisent pas, si on ne peut en même temps produire un Turc.
C'est au point que, si l'affaire à juger s'est passée dans un village
où il n'y ait pas de musulmans, le plaignant se voit forcé d'acheter
le témoignage du premier Turc venu, oui vient affirmer ce qu'évi-
demment il ne peut connaître. L'opinion générale veut que tous les
juges soient plus ou moins sensibles au bakchich; « point de bak-
chich, pas de juge, » dit un proverbe grec. Je sais qu'un voyageur
ne peut croire sur ce point tout ce qu'on lui raconte; cependant les
Turcs avouent facilement l'influence des présens sur les tribunaux.
La Sublime-Porte dans ses rescrits officiels a fait plusieurs fois des
aveux surprenans à cet égard. D'après ce que je vois ici, un procès
civil est une affaire qu'il faut arranger à l'amiable; on visite lon-
guement ses juges, on fait agir tous les moyens d'influence dont on
dispose; la cause n'arrive au tribunal que pour le prononcé de la
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826 RETUE DES DEUX UOHDES.
sentence. Les contestations commerciales, soumises à une chambre
spéciale qui porte ie nom de tidjaret, sont l'objet d'un examen
plus sérieux. Le plus souvent ceux de ces procès qui ont quelque
importance SMit soutenus par des Européens ; les drogmans y in-
terviennent, force a été aux tribunaux de connaître nos lois, force
leur a été de les appliquer; c'est une habitude qu'ils commencent à
prendre. Pour les affaires criminelles, quand tes questions de race
ou de religion n'y sont pas trop évidemment mêlées, la sentence
est d'orcfmaire équitable; mais, comme on le pense facilement, c'est
le cadi seul qui prononce, et il applique les lois du Coran. Chaque
sandjak a un juge d'Instruction qui, assisté de deux aides, est
chargé des enquêtes. L'activité et le zèle de ce personnage sont
toujours modérés, n 11 n'y a pas de route, me disait l'un deux. Le
climat de ce pays-ci est pluvieux; les distances sont immenses;
avec la meilleure volonté du monde, je tais 5 ou 6 lieues dans ma
journée. Quelle espérance voulez-vous que j'aie de saisir un voleur
ou un assassin? » Ce fonctionnaire découragé prenait placidement
parti de son impuissance. Quand un crime est commis dans un can-
ton éloigné, si les intéressés ne prennent pas l'affaire en main, avant
que le juge soit prévenu et qu'il se soit décidé à se mettre en route
le coupable p'iut être loin. Il n'y a guère que les crimes éclatans,
par exemple les vols à main armée dans les lieux très fiéquentés,
que l'autorité ait à cœur de poursuivre. C'est qu'alors le vali a de
bonnes raisons pour ne pas resler indifférent. N'est-il pas respon-
sable de la sécurité de la province? Les Européens qu'on trouve
fixés en Orient prétendent d'ordinaire qu'eu ce pays il n'y a pas de
justice, que tout y est donné à la faveur; étudier ces tribunaux leur
parait la plus étrange des naïvetés. Dans cette inextricable con-
fusion, ils ne voient qu'un principe, le bakchich. L'ordonnance sur
les tribunaux est encore nouvelle, c'est là son plus grand tort.
Quant à l'intimidation que les Osmanlis exercent sur les juges, il
est un peu surprenant que dans la Turquie d'Europe, où on compte
11 millions de chrétiens contre h millions de musulmans, la majo-
rité, qui a le droit légal d'exprimer son opinion, se plaigne toujours
de ne pouvoir le faire. Qu'on imagine les circonstances les plus
défavorables, dix fois sur vingt les chrétiens peuvent essayer de
parler hautement. Par malheur les vieilles habitudes sont tenaces;
on aime mieux faire de la diplomatie avec les Turcs, transiger avec
eux, et, il faut dire le mot, à certains jours être leur complice. Pour
les notables qui exercent les fonctions de juges, cette manière
d'agir est certainement fructueuse ; mais elle ne relève ni la mo-
rale ni la dignité des raïas. Les Grecs en Turquie vous citent
mille décisions scandaleuses; vous eu avez les oreilles assourdies;
je ne sais ce qui doit le plus indigner, ou de l'iniquité des juge-
-,,. Google
U. BOCMEUE. 827
mens rendus par le cadi ou du silence des chrèUens qui ont aim-
plemeut apposé leur cachet au bas d'une senteoce qu'ils savaieut
injuste. Si imparfaite que soit la loi actuelle, les chrétiens doivent
accepter ce qu'elle a de bon ; qu'ils soient des juges sérieux et in-
tègres, surtout qu'ils sachent bien que la liberté ne se conquiert
pas par des compromis, ils ont raison, rien as inonde n'est plus
précieux que l'indépendance, mids ceux qui en sont privés u'ont-
ils jamais aucun reproche à se faire?
On trouve au serai huit bureaux de fiouices, quatre pour les re-
venus du sandjak d'Andrinople, quatre pour ceux du vilayet tout
entier. Le bureau de Vetnelac pour le sandjak perçoit les droits sur
les ventes, les héritages, conserve les titres de propriété; celui de
Vescaf touche les redevances dues autrefois aux mosquées, et que
l'état s'est attfibuées il y a quelques années ; le troisième est chargé
des passeports ou teskérés, qui sont soumis à une taxe. D'après la
loi, un habitant ne peut faire une courte absence sans nn permis qui
indique le nom et le domicile du voyageur; dans la pratique, ces
prescriptions sont rarement observées. Le quatrième bureau, plus
important que les précédens, centralise les dîmes, la capitation, la
taxe dite du rachat militaire et tous les autres impôts. On ne com-
prend pas aisément comment fonctionnent ces quatre services. Vous
venez faire ctHistater une hypothèque, l'employé vous donne une
attestation écrite, mais n'en garde aucune inscription, ce qui, selon
nos habitudes, est tout à fait bizarre. En échange du droit sur les
héritages ou sur les ventes, le contribuable ne voit pas ses titres de
propriété transcrits sur des registres publics, les impôts de cette
classe ne sont en réalité que des droits de timbre. De longues
bandes de papier portent l'indication des biens des mosquées, des
propriétés de l'état, et le cadastre, ou ce qu'on appelle de ce nom
en Turquie; mais c(Mnment se reconnaître sur ces ruiwns, surtout a
le fonctionnaire n'a pas un zèle irréprochable? 11 en est de même
pour tous les états, auxquels, dirait-on, il faut sans cesse recourir.
Les quatre bureaux chargés de réunir les revenus du vilayet ont
les mêmes noms que les bureaux du sandjak, mais des attributions
plus larges. On y remarque de grands sacs de cuir k deux poches
qui servent à porter l'argent à Stamboul ; le directeur des finances
charge ces sacs sur un cheval, et le Tatar s'en va avec ces trésors au
milieu des solitudes de la Roumélie jusqu'à la capitale.
La plupart des impôts sont affermés. C'est le conseil d'adminis-
tration qui les adjuge, c'est-à-dire le gouverneur. La loi défend au
Tali de s'attribuer lui-même les fermes : on voit facilement qu'il lui
est usé de trouvw des prête-noms et surtout de favoriser qui lui
platt. Ce système des fermes est déplorable. Une anecdote entre
mille. Dimitraki, qui est influent et possède un capital disponible.
82S BETOE DES DEUX UONDBS.
achète la dtme d'un canton pour 1,000 bourses (1); il la revend le
soir même pour 1,200 bourses à biicolas, qui est moins avancé dans
l'amitié du gouverneur. Nicolas traite de gré à gré avec les- gros
propriét^res, qu'il pourrait beaucoup ennuyer, si ta fantaisie lui
en prenait; les contribuables riches s'arrangent à l'amiable avec le
dtmier; à ce prix , ils sont libres de couper leur blé, de le battre et
de le rentrer quand il leur plaît. Restent les pauvres gens; ceux-là
sont à la merci du fermier des impôts. D'ordinaire il les livre à des
agens inférieurs, quelquefois à ses domestiques, auxquels il cède
par portions les revenus à toucher. II faut voir dans les villages
aux environs d'Andrinople l'homme de la dtme, souvent un Juif on
un Arménien, aux prises avec les paysans bulgares. Son insolence,
la soumission et la terreur de ceux qui se regardent comme ses es-
claves, sont un des plus tristes souvenirs que laisse' un voyage en
Orient. Le paysan est sans défense; il n'a ni force pour résister, ni
esprit pour se retourner. Souvent des coches sur une baguette de
bois sont le seul document qu'il possède pour prouver qu'il a déjà
acquitté en tout ou en partie ce qu'il devait. Ainsi l'impôt passe par
quatre et cinq intermédiares; qu'importe maintenant qu'il soit fort
ou faible, ne sera-t-il pas toujours écrasant? En 1861, M. Cor, at-
taché à l'ambassade de France, estimait les revenus de l'empire à
168 millions de francs tout au plus; depuis qu'en 1861 la Turquie,
comme si elle avait unecomptaJailité sérieuse, essaie de publier des
budjets, les revenus officiels n'ont guère dépassé 300 millions. Ces
chiflies, sans doute exagérés, sont bien faibles pour un empire de
36 millions d'habitans ; mais la somme que touche le trésor est-elle
autre chose qu'une minime partie de ce qui a été enlevé aux con-
tribuables?
Les impôts en Turquie n'ont d'autre objet que de faire vivre
l'aristocratie ottomane, qui exerce les charges publiques. La liste
civile du sultan et les traitemens des hauts fonctionnaires accapa-
rent le plus net des revenus; on consacre aussi quelque argent à la
marine pour que le drapeau rouge à croissant blanc puisse se pro-
mener sur les côtes, et on paie l'armée quand on le peut. Il n'est
pas rare que la solde des troupes soit due depuis sbc mois et plus.
Les petits employés aussi sont loin d'être toujours payés; les géné-
raux, les valis, les mollahs, ont le privilège de ne pas attendre leurs
traitemens. Le président du tribunal d'appel à Andnnople touche
60,000 francs par an, le vali plus de 100,000 francs, le sous-direc-
teur du vilayet 17,000 francs, le moutésarif et le cadi de chaque
sandjak 28,000 francs, le caîmacan de kazas de 6 à 8,000 francs.
Ces chiffres paraîtront très élevés pour un pays qui a de si médio-
(t) La bdune vaut 112 francs.
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U BOVMÉUE. 828
cres revenus; mws telles sont les dépenses que le harem et le
manque d'ordre imposent aux Turcs, que presque tous ces fonction-
naires ont peine à vivre avec leur traitement. Quant aux petits em-
ployés, un grand nombre touchent à peine 200 piastres par mois,
ce qui, dit-on tout haut dans le pays, leur donne le droit de voler;
d'autres ne touchent même rien du tout, ils sont surnuméraires dix
et douze ans de suite.
Andrinople possède une des quatre écoles militaires fgndëes en
18A7 dans l'empire ottoman; les autres sont à Brousse pour l'Anato-
lie, à Damas pour la Syrie, à Monastir pour la Bosnie, l'Albanie et la
Macédoine. Elles sont destinées à former des élèves pour l'école impé-
riale militaire de Gonstantinople. Le nombre des élèves à Andrinople
varie de 80 à 100; ils ont de douze à vingt ans. Les classes sont au
nombre de cinq. On apprend dans la première les grammaires arabe
et persane, la religion et l'écriture; dans la seconde, la syntaxe, la
littérature et l'arithmétique; dans la troisième, la grammaire turque,
la géographie, les éléniens du français; dans la quatrième, l'histoire
ottomane, la grammaire française, l'algèbre, l'art épistolaire; dans
la cinquième, la géométrie, la cosmographie; cette classe comporte
de plus des exercices de composition et de conversation en notre
langue. Le cours de dessin est obligatoire pour les cinq années.
Presque tous les élèves sont mahoméfans; je n'ai compté que deux
Grecs, deux Bulgares et un Arménien. Le régime de l'école est l'in-
ternat, le costume celui de l'armée. Chaque enfant reçoit une paie
de 25 piastres par mois; l'habillement et l'entretien sont aux frais
de l'état. Si les parens déclarent que leur fils ne restera pas au
service de ia Porte soit dans l'armée, soit dans l'administration, ils
doivent une pension de 3,000 piastres par an. L'école compte onze
professeurs, placés sous les ordres d'un chef d'escadron; plusieurs
d'entre eux ont étudié en France.
On remarquera que dans le programme l'arabe et le persan pré-
cèdent l'étude du turc; le turc littéraire en eflet ne peut s'enseigner,
si' on ne connaît auparavant ces deux langues, qui lui prêtent une
partie de leur vocabulaire. C'est Iji une des raisons qui rendent
dilTicile l'instruclion dans l'empire ottoman; ce sont trois syntaxes
et non une qu'il faut appren;:re pour écrire le turc littéraire et
môme la langue administrative. Le français tient une place impor-
tante dans l'enseignement de l'école : il n'y figure pas pour la forme.
Des élèves osmanlis qui n'ont jamais quitté la Turquie soutiennent
parfaitement une conversrtLion dans notre langue; dans la cinquième
classe, plusieurs la parient avec une rare correction ; ils ne feraient
pas, il est vrai, comme les petits Arabes de Syrie des narrations
dignes de notre baccalauréat; il est déjà surprenant que leurs pro-
grès soient aussi complets. On ignore en général que depuis quinze
, Google
830 BEVUE DES DBDX JIONDES.
ans une partie de la jeunesse d'Orient parle le français: ce n'est
pas ici le lieu d'ioâister sur une nouveauté aussi îiaportânte; mais,
à la fin de ce voyage, quand nous essaierons de préciser le genre
d'inHuence que chacune des nations européennes peut exercer sur
l'enapire ottoman, il sera, nécessaire de tenir grand compte de ce
fait. Si les élèves de l'école d'Andrinople savent aussi bien le per-
san et l'arabe que la géographie, l'histoire et l'arithmétique, le suc-
cès de l'enseignement est remarquable. Des deux histoires turques
dont ils se servent, l'une, celle de DJeveded-Pacba, est composée
d'après les historiens ottomans; l'autre, due à Haïâoulla-EQéndi,
s'inspire parfois des ouvrages européens. J'ai pu interroger plu-
sieurs élèves, même les voir d'assez près en dehors de la classe;
ils m'ont laissé une impression excelleule. Us sont sérieux et sen-
sés; la discipline est à peine nécessaire pour les faire obéir. 11 est
étrange qu'avec de pareils élémens la Turquie ne puisse réformer
son personnel administratif; il Jaul que la force de l'habitude, l'em-
pire des vieilles idées, soient encore bien puissans.
Au-dessous de l'école militaire se trouvent deux rachdiés ou col-
lèges secondaires, ils ont été créés en 1858; l'un compte trente
élèves, l'autre cinquante; l'enseignement y est aussi tout laïque,
par opposition i\ celui des mosquées; il comporte le turc littéraire,
c'est-à-dire le persan et l'arabe, la géographie, l'aiitlimétique et
la calligraphie, qui, en Orient, est toujours un art assez diflicile.
Cinquante-deux écoles primaires ottomanes enseignent la lecture et
les élémens de l'écriture. C'est dans ces petites classes, où les gar-
çons et les filles sont mêlés, qu'on peut, comme on l'a vu déjà, le
mieux se rendre compte de l'intelligence des femmes turques. Il y
a de plus à Andrinople dix-sept médrésés où se formant 1^ muflîs,
les cadis et tous ceux qui se destinent aux fonctions religieuses.
Dans ces médrésés, les kodjas ou savons enseignent gratuitement.
Chaque médrésé dépend d'une mosquée qui paie les professeurs; les
élèves sont nourris par des cuisines publiques, fondations pieuses
qui ont aussi pour objet de distribuer des soupes, du pain et de la
viande aux mendians. La prosodie, la logique, l'astronomie, l'an-
cienne physique des Orientaux du moyen âge, la théologie, la philo-
sophie, les mathématiques et la rhétorique, occupent la plus grande
partie du temps dans les médrésés; l'enseignement s'y fait en arabe.
Chaque médrésé compte en moyenne cinq ou six élèves. Dans ces
vénérables écoles, les élèves consacrent de longues heures à de»
études qui perdent tous les jours de leur intérêt depuis que la Porte
cherche à emprunter à l'Occident ses méthodes et ses procédés. —
On suppose peut-être qu'une armée considi^iable maintient le vi-
layet d'AndçinopIe dans l'obéissance. Cette force militaire se compose
de 2,000 hommes, tous Polonais, qui forment une légion étrao-
D„;l 7,-. 1-,. Google
LA. ROUUELIE.
gère. Ces quelques chrétiens et un petit nombre de gendarmes turcs
sont les seuls soldats de la province. 11 est telle ville de 6,000 et
7,000 âmes gui a pour unique garmsoD dix zaptiés et un sergent.
m.
Le Vieux-Séraî, ou palsùs du sultan à Andrinople, fut bâti dans la
seconde moitié du xiV siècle, sous le règne de Âlurat 1". Bien qu'il
soit aujourd'hui en ruine, il n'en reste pas moins un des monumens
les plus précieux que possède l'empire ottoman. Le serai de Stam-
boul, élevé par Mahomet II à l'entrée de la Corne-d'Or, sur l'empla-
cement occupé au moyen âge par la demeure des césars byzantins, a
aujourd'hui disparu. On n'y trouve plus au milieu des cours et des
jardina que des kiosques tout modernes ; sauf un ou deux pavillons
persans, toutes les chambres ne présentent guère que l'ameuble-
ment européen, des fauteuils achetés à Paris, des tapis, des ten-
tures de soie et des bronzes de France. Malgré l'état d'abandon où
le laissent les Osmanlis, le palais de Murât I" conserve encore un
aspect tout oriental. Il s'élève à un quart d'heure au nord d'Andri-
nople, sur les bords de la Tondja; une antique forêt le sépare de
la ville; on y arrive en traversant deux ponts monumentaux jetés
sur les bras de la rivière; quelques zaptiés, gardiens indifférens de
cette demeure, vous laissent entrer et tout voir à loisir. Le visiteur
pénètre d'abord dans une cour immense, qui n'est qu'une prairie
entourée d'aùvens que soutiennent des piliers de bois. C'est là que
se tenait la garde du sultan ; l'espace ne manquait pas â cette foule
. asiatique pour dresser ses tentes et laisser paître ses chevaux. En
face, de l'autre cùté, est la Parle, cette porte sublime de félicité
dont parlent tous les doGumens osmanlis. Elle est proprement l'en-
trée du palais et d'une simplicité qui étonne, sans sculpture, sans
ornement. Fermée par deux épais battans garnis de fer, elle donne
accès sous un passage voûté. Les ambassadeurs, les grands de
l'empire, les sujets tributaires qui venaient voir le chef des Os-
manlis, avaient libre accès jusqu'à cette porte; il leur était interdit
d'aller plus loin. Le khan quittait l'intérieur du palais et se trans-
portait lui-même en ce lieu ; là, renfermé dans une petite chambre,
caché par un treillage doré, il écoutait les requêtes. 11 est facile de
comprendre des phrases comme celles-ci : « vous serez admis à ma
Porte souveraine; vous viendrez à ma Porte chercher votre pardon. »
Cette chambre du sultan , qui occupe seule un petit pavillon isolé,
ne peut guère contenir plus de trois ou quatre personnes ; elle était
autrefois occupée presque tout entière par un divan. Le souverain,
accroupi sur des coussins, avait à droite le guichet par lequel lui
,,.GoogIc
832 BEVCE DES DEUX MONDES.
parlait le grand-vizir, à gauche celui qui était réservé aux sollici-
teurs. Les murs sont recouverts de peintures sur bois dont le temps
n'a pas altéré la fraîcheur : ce sont des oiseaux, des bouquets, des
guirlandes du plus vif éclat; on ne peut mieux les comparer, pour
la finesse des détails et la grâce, qu'aux décorations des glaces et des
coffrets persans. Ainsi ce puissant maître, qui devait souvent don-
ner des ordres cruels, était entouré des images les plus riantes. Au
milieu d'une seconde cour moins grande que la première, mais en-
core très étendue et qui nous sépare du palais proprement dit, s'é-
lève une tour gigantesque qui domine toute cette habitation, la
campagne environnante et une partie de la ville. On y monte par
un double escalier extérieur de marbre blanc qui donne accès sur
un perron monumental. Au sommet de l'édifice est une loge circu-
laire de bois qui fait saillie de tous les côtés. Le serai de la Corne-
d'Or possédait un beffroi pareil que Choiseul-GouiTier a encore vu
et qu'il a fait dessiner. L'aile gauche du palais, qui contenait le
barem, a été détruite, l'aile droite subsiste encore en partie. On y
remarque surtout un salon de réception séparé du jardin par de
larges fenêtres; cette pièce est une sorte de loggia qui devait se
fermer en hiver; ou y monte par quelques marches. Quand le jar-
din est en fleurs, les arbustes et les- bouquets d'arbres qui le rem-
plissent se confondent avec ceux qui décorent les fenôtres et la
chambre elle-même. Là, au milieu des plantes grimpantes, au bruit
des fontaines qui , dans le salon et au dehors, ne cessaient de lan-
cer dans l'air des gerbes d'eau, le sultan pouvait oublier qu'il était
renfermé dans les murs étroits d'un palais.
A côté de ce salon sont trois chambres peu étendues, garnies
dans toute leur hauteur de briques émaillées bleues et vertes du
plus beau travail. Les dessins eu sont très simples, ils représentent
des fleui's et des arabesques; cependant plusieurs briques conser-
vent le plan de la Kaaba; bien qu'il soit réduit à l'indication som-
maire des principales parties, il est très exact. J'ai pu le comparer
à des photographies qu'un officier musulman revenant de La Mecque
m'a montrées à Damas en 1868. Toutes les autres dépendances du
palais, écuries, cuisines, chambres des serviteurs, n'offrent plus
aucun intérêt. Des architectes persans ont bâti ce palais; mais ils
ont dû se conformer au goût du maître. Cette profusion de beautés
naturelles, ces coui-s où on voyait autrefois des peuplades entières,
cette salle d'audience, ce salon qui, ouvert sur le jardin, était un
jardin lui-même, cette ornementation qui évite les contrastes vio-
lens, ces chambres admirables couvertes de briques, ce beffroi qui
rappelait sans cesse aux sujets la présence du maître, font revivre
pour nous la cour des premiers princes osmanlis. L'Europe a peu de
monumens historiques plus précieux. On dit qu'Abdul-Medjid vint
D„j,i7<-,ib,.GoogIc
LA nOUMÉUE. 833
^iter ce palais, et qu'en voyant l'état de ces mines il ne put re-
tenir ses larmes.
Des cent cinquante mosquées d'Andrinople, huit sont surtout re-
marquables par iabeauté des proportions et l'antiquité. L'une d'elles,
YEski djami (la mosquée vieille), date du temps de \fahomet I", la
Muradié a été bâtie par Murât I". Constantlnople n'a aucun édifice
turc aussi ancien (1). Ces mosquées appartiennent déjà au style que
les Ottomans vont conserver pendant les époques suivantes. 11 ne
faut les comparer ni à la célèbre mosquée de Brousse, autrefois cou-
verte de faïences, ni à celles du Caire, brodées, découpées comme
des dentelles, chefs-d'œuvre de légèreté et d'élégance. Ce sont des
œuvres byzantines construites par des architectes grecs. Bien avant
la conquête de Constantlnople, les Osmanlis avaient à leur service
des artistes chrétiens; ils leur confiaient la construction des édifices
religieux, comme ils demandaient aux Persans de leur élever des
palais. Rien n'est tout à fait turc dans les monumens de cette
époque, et la raison en est simple ; rien n'a été fait par des Turcs.
On connaît le plan général des mosquées osmanlis, ces minarets,
ces cours, ces fontaines, ces ombrages, ces sanctuaires sans déco-
ration aucune qui produisent cependant une vive impression de
grandeur religieuse. Ce qui est beau à l'intérieur d'une mosquée,
c'est la coupole suspendue à une si grande hauteur, c'est la nudité
absolue de ces espaces. Les curieux remarquent ici un grand nombre
de colonnes antiques que les sultans ont enlevées aux ruines de
l'Asie-Mineure. Les caravansérails d'Andrinople, dont plusieurs
datent du xiv* et du xv' siècle, nous reportent également à une
époque florissante. Ce sont de longues galeries en granit, où on
entassait les marchandises et qui contenaient aussi des. logemens
d'habitation et des écuries. Cette ville, plus peuplée autrefois qu'au-
jourd'hui, était entièrement pavée; partout on voit encore les pierres
bouleversées et qui ne font plus que rendre les rues impraticables.
Dès le temps de Mahomet II, une grande route dallée allait de Ro-
dosto à Belgrade, traversant toute la Boumélie, une partie de la Bul-
garie et la Servie. C'était une œuvre digne des Romains; le voya-
geur y trouvait plus de trente ponts et autant de khans : ces khans,
comme ces ponts, étaient des monumens; nous en avons rencontré
quelques-uns en venant à Andrinople. De si belles œuvres donnent
une grande idée de l'ancienne puissance des Ottomans, de leur
bon sens pratique et de leur activité. Au xvi* siècle, aucun état
de l'Europe n'avait construit des travaux d'utilité publique plus
vastes et mieux entendus.
(1) Le» dnq autres furent êleïées par Murât II, Selim II, Bajaiet I", Bajuet II,
Uouatapha III et Soliman.
, Google
su RETUE DES DBDX MONDES.
Les PfflvaQs ne ^aat pas rares à Anàiinople; ils ont b réputstioa
de marchands très habiles; les Turcs, qui ne les aiment pas, et dont
Us -âîBèreat beanooap par 'la vivacité de >canctère et la rapidité
d'esprH, les accusent 'de maaqtier de bonne ifci. La ville possédait
cBCOFeanmois d'août iS6S une colonie venue de TëiiéraD. C'étaient
des iabùlety partisans 'de £d£, novatenr qui a essayé de fonder,
il y a quelques années, dans l'empire du «chah une religKm dmt
l'Orient et l'Europe se «ont également préocoopéa. Après une lon-
gue et sanglante persécution où les sectartenrs chi Sab ne mon-
trèrent aucune MblessB, mais renouvelèrent, par le courage avec
lequel ils désiraient et acceptaient le martyre, 'des soènes -qm noos
croyions ^parues de l'histoire, l'antorité, qui en avait mis à mort
un 'grand inoonbre, -et parmi enx leur dief, prit le parti d'exiler les
antres. l>a Turquie, -qoi n'est jamais en bonne amitié avec la C0Qr
de Perse, donna volontiers asile k •as persécutés; elle leur as^gna
ponr résidence Andrinople et quelques villages 'de Itoumélîe; le frère
do Bah fat imemé an chef-lien du vilayet. La vie 'de ces exilés 'était
uD peipétuel sujet d'édification. A ptâne inst^lés, ils prirent tous
un métier, — c'est un princ^ de leur foi que tout homme doit
travailler, — et parurent vivre comme les autres 'musolmans, avec
cette «eule différence qu'ils ne ceasaieot de donm»* l'exempte ^e la
charité et de la donceor. Ils assistaient régulièrement aux prières
publiques dans les mosquées. Cependaïit ils ne renonçaient pas k
leur croyance; chacun d'oax était «n prédicateur et un apôtre. Un
Turc venait-il acheter du tabac à la boutique d'an babiste, le mar-
chand lui parlait du sailut, de la réforme des âmes, de la vertu; il le
faisait d'un ton fauwlier et avec cette souplesse propre à sa race,
non sans mêler à ses discours des images et 'des paraboles. Si l'in-
terlocuteur s'intéressait à l'entretien, le babiste teudiait k quelques
points plus particuliers de la doctrine nouvelle. lOet apostolat papa-
laire et tout individuel, fait dans les bazars, tm Tacoommodant des
chaussures ou en tressant des nattes, est essontiellenient m-iontal.
11 est intéressant de retrouver -de nos joars-des procédés et des ha-
bitudes que nous avons peine k comprendre quand nous les voyons
dans les rédts anciens, en pie'ticulier dans les Actes des apôlre*.
Les bsbistes firent des >prosélytBs ; c'en fut assez pour que la (Porte
s'effrayât; le vali ne ooraïaïssùt rien k cette religion, il s'en scncîait
même assez ipeu; le légat de césar non plus ne s' occupait gtièïe des
idées religieuses qoi pouvaient se Ironver an fond des querelles des
imSs àJômsalem, le gouverneur Tomidn et île gouverneBr turc n'ai-
maient pas ces agitations ; le vali coupa coort à la propagande. Les
babistes reçurent l'ordre de se tenir prêts à partir, sans qu'on leur
dit où on aflait les mener; le frère du Bab les réunit et leur annonça
ces nouvelles épreuves; « son petit troupeau, disait-il, n'avait pas
LA ROUHÉUE. 815
à s'affliger, puisqu'il étùt r^té uni pendamt ces prenners teMps
d'exil; cbactin poavait se rendre justice <ia^l aTÛt été boa, diari-
table, digne de la fùeuse atémoire dn chef martyr ^'ils Ténéraieiit.
Dd seni resterait k Andrinople, et ne partagerait pas le voyage qui
lear était imposé; il n'avait pas été coupable, mais eo se mariant à
nne femme turque il avait perdu U ccufîance de ses frères, u Ce
malfaeuretiic, qui assistait k ce disomrs, reatra chtz lui désespéré
et se coupa la gorge : fait surprenant, si en se rap^le que le sui-
cide est à peu près inconnu des Orientaux. En 1868, lesbabîstes OKt
été transportés, m'a-t-on dit, à Chypre; peut-être ont-ils^ bien-
tôt quitter cette tle, comme ils avaient quitté Andiimple.
On a fait beaucoup de bruit en Enrope, aux eimronsde 1800, d'un
noovemeut catholique iMitgare aoqoel la cour de Borne s'est inté-
ressée. Peu s'ea est falhi qu'on ne s'imaginât tous les Slaves de
la Turquie soustraits à l'astorité du patriarche grec de Constan-
tinople. Oh peut voir aujourd'hui à AiMlrnieple qnela résutlats a
produits ce moavement. Du xi* au xm' siècle, l'histoire ^guale en
ROTimélie et en Balgarie des évèques qui reconnaissent la supré-
matJB romaine. I^ur puissance, toujours mat assurée, et dont le.s
vicissitudes sont peu connues, s'éteignit sans laisser de sonvraiérs
étiez les hahitaas du pays. La propagande catbolique de ces der-
nières années a été le fait de missionnaires polonais qui, pariant le
riave, étaient faicilement compris des populations. Les pères de la
RéSHrreclîoii furent les premiers à entreprendre la conversion dc^
Bulgares. La Porte se montra Civorable à leurs projets; une com-
munion de plus en Turquie, c'est un nouveau principe de faiblesse
pour les raïas. Pendant que de Rirnie le cartlînal Bamabo sa}nait,
sans s'exagérer les espérances qu'il convenait de fermer, la renais-
sance de la foi dans la vallée de la Maritxa, Kuiwili-Pacba, gou-
verneur d'Andrinopie, parcouruit la province, et encaitrageait les
conveisions. Les chrétiens d'Orient renoncent plus dilSciJement qu'on
ne le pense à leur égiise ; moitié par babilnde, moitié par lenteur
d'esprit et pai' igncaranee, ks Bulgares sont Insensibles à la prédi-
cation religieuse. Une révotetioa rpii, en modifiant très peu les ca-
ractères extérieurs <iu culte, les eàt eaicvés à la tyrannie des
évftqoes grecs eût seule p« les séduire. Ce n'étidt pas ainsi que les
missionnaires polonais l'entenduent, leurs efforts ëcboaèrcnt com-
plétemeat. Us avaient vonlu bâtir mte églÎ9e près de l'ardieTéché
grec; r^cberêqne démontra au TiKtiist qoe te terrain était va-
rouf, c'est-à-dire propriété d'une most^uée: l'église lut Abandon-
née. Les PoioBais se transportèrent k Rérischané, village situé aux
portes d'AndrÏDople ; ils y ont eu pendant cinq ans nne éo<^ où
ils «'ont pas réuni plus de trente élèves, « qu'ils ont abandonnée.
Les Bulgares catholiques-unis sont aujourd'hui au nombre d'envJ-
nigiUrrlbyGOOglC
836 RErUE DES DEUX MONDES.
ron 2,000. Leur évêqae, M<' Raphaël, auquel la Porte s'est em-
pressée de recounallre le titre de chef de communauté en lui donnant
place au mesliss à côté de l'archevêque grec, ne cache pas son peu
de sympathie pour les Polonais. Deux pères assompUonistes de
Mmes et quatre sœurs du môme ordre viennent de fonder une nou-
velle école et d'ouvrir une nouvelle église dans la capitale du vi-
layet; cette mission, bien qu'elle ait des revenus médiocres, rendra
des services par son dévoûment et sa charité; il ne faut guère espé-
rer qu'elle reprenne avec succès l'œuvre dans laquelle ont échoué
les Polonais.
Bien qu'Andrinople soit en pays bulgare, la population de la ville
est surtout ottomane et grecque; l'archevêque orthodoxe estime à
30,000 le nombre de ses coreligionnaires, le vali à 30,000 égale-
ment celui des Turcs. La ville renferme aussi un nombre excep-
tionnel de Juifs, plus de 8,000, les uns originaires du Levant, les
autres venus d'Espagne au xvi* siècle. On peut porter à 2,000 le
chiffre des Arméniens; les Bulgares, presque tous cultivateurs et
peu puissans, forment le reste de la population. Les petits bouti-
quiers et les ouvriers grecs sont ici tels que nous les avons vus sur
la côte, tels qu'on les voit partout; mais Andrinople possède une
société polie où les Hellènes tiennent la place principale, et qui se
fait honneur de suivre les usages de l'Europe. Les femmes y jouent
du piano et y portent les modes de Paris, les hommes y lisent nos
livres; il est facile d'y trouver des interlocuteurs qui parlent fran-
çais. On est si surpris de rencontrer les habitudes de France ou
tout au moins l'extérieur de notre civilisation sur les bords de
l'Hèbre qu'on serait mal venu à regarder cette société avec un es-
prit trop critique. Mieux vaut accepter simplement l'accueil cordial
qu'elle vous fait, et passer le soir quelques heures de repos dans
ces grands salons du Levant meublés d'air et de lumière, au milieu
de femmes qui ont toujours un peu l'étrangeté de l'Orient, au mi-
lieu d'hommes qui recouvrent de notre langage une pensée si dif-
férente de la nôtre. On fume des cigarettes sur des divans, tout en
buvant le café et en prenant des confitures. Si d'Alexandrie jusqu'à
la Mer-Noire et jusqu'au fond de la Thrace le même piano joue
toujours les mêmes airs, cette monotonie n'a rien qui doive choquer
en ces climats. On pense bien aussi que ce ne sont pas les modes les
plus nouvelles qui, malgré l'impatience des dames du pays, arrivent
dans ces petits centres européens. Je sais en Orient une ville iso-
lée où on adore la France et où la société est charmante. Un concours
bizarre de circonstances a voulu que la belle société y conservât jus-
qu'à ce jour les modes élégantes de 1820. Les hommes y portent
des jabots et des manchettes de dentelle, les femmes des robes qu'on
■ Google
U ROUUELtE. 837
De voit plus que dans les portraits historiques; cette ville a un
cercle où on trouve un journal français.
11 ne faut faire aucune comparaison entre l'intelligence que les
chrétiens ont de nos usages et celle qu'on trouve chez les Turcs dé-
sireux de prendre les manières de l'Europe. 11 entre dans le pro-
gramme de la réforme ottomane de forcer les fonctionnaires àprendre
nos habitudes extérieures. Ils doivent donner des bals à l'européenne,
des dîners à trois services, échanger des visites de politesse. — Le
vali d'Andrinople, plusieurs fois chaque année, ouvre ses salons,
de vastes granges ornées- de canapés. Les dames chrétiennes, en
robes décolletées, sont naturellement les seules femmes admises à
ces fêtes. Quelques' militaires turcs ont reçu l'ordre de danser; ils
n'ont pas d'objection à faire : à l'heure fixée, ils ouvrent les qua-
drilles. De là les aventures les plus étranges. Si par hasard vous
revenez, le bal fini, dans le salon, vous vous heurtez à des masses
informes roulées dans des couvertures; ce sont les officiers requis
des villes environnantes, qui ont dansé, comme le veut la discipline,
et qui dorment tout habillés sur le théâtre de leurs exploits. Parfois
le vieil élément osraanlis diversifie l'aspect de ces fêtes. A Larisse,
à une réception du pacha, l'ornement de la soirée fut un homme
merveilleux, qui imitait le cri de tous les animaux, n Voyez, me
dit Hassam, comme les Turcs sont civilisés; au milieu de leurs
fêtes, ils aiment à entendre des chants qui leur rappellent les forêts
et la nature ! Ne manquez pas de raconter cela dans votre récit. » Les
dîners ofliciels ne sont pas mauvais ; les gouverneurs ont la bonne
idée d'y servir surtout des plats turcs ; ce sont les seuls auxquels il
faille goûter. L'étranger doit surtout se défier d'un vin de Cham-
pagne qu'on sert dans ces repas, et qui provient sans doute de
quelque oflîcine Israélite. Les petits vins du pays sont bien meil-
leurs. Les musulmans, pour montrer qu'ils n'ont pas de préjugés,
y font honneur, mais parfois ils boivent alternativement ce vin et
du lût frais, usage que nous ne saunons imiter. Les fourchettes et
les cuillers sont dans toutes les mains; cependant votre voisin,
quand il a trouvé un morceau à son goût, ne manque pas, pour
montrer combien il vous estime, de le diviser en deux avec ses
doigts et de vous en donner la moitié. La conversation est peu ani-
mée, mais les toasts se renouvellent fréquemment : toast au sultan,
aux consuls, à l'Europe, à la France, aux personnages notables; ce
sont de vrais discours suivis de burrahs d'autant plus accentués
que le dîner touche à sa fin.
Le grand mérite dans ces improvisations est de montrer qu'on
sait emprunter à l'arabe et au persan des expressions élégantes et
multiplier les métaphores. Voici un de ces toasts qui transporta
d'aise tout l'auditoire : « Je bois à la santé d'Abdul-Aziz-Khan,
, Cooglc
83S REVUE DES D£CX IMKfDES.
heureuseBKDt Fé£DUtt, qui gouverne des peuples Dombrenx en Eu-
rope, en Afrique, en Asie, et qui œmpte bâucoap d'taîana, tant
Ijlles qoe garçons. Cest anjoord'bni raonnersaire de sa glorieose
naûBance; iBiùs ce jour est phis beau cette année que toutes les
autres : la fortuoe nous a envoyé ao étnnger, soleil qui nous illu-
oùoe, nous qui ne sommes que de simples lunes. Hnmh ! buirafa! »
L'étranger répond dans les mènes termes, en ayant soin seulem^u
de remarquer (pie ses botes sont tons des soleils. Hnirab! fanirahl
Vingt et trente toasts de ce style sont l'accessoire obligé de tout
dîner européen dans le monde officiel de U jeune Turquie. C'est
pour se coofonner aux usages de l'Europe que le vali d'AndrinopIe
a fait dessiner anx euvirons de U ville un jardin public qu'on ap-
pelle, je crois, Tivoli. I^ musique militaire s'y fait entendre deux
on trois Ëms par semaine. Le gouverneur a aussi im coupé, adi^
à Vienne et très élégant, mais dont il ne peut se servir sans dan-
ger dans des rues semées de vastes trous, encombrées de pierres
énonaes. Par respect pour U civilisation, il confie de temps en
temps ses jours à ce v^ùcule, et se promène aussi gravement qu'il
est possible dans les quartiers les plus fréquentés. Certes de pareils
usages prêtent à sourire. Cependant, puisque les Turcs veulent mo-
difier leurs vieilles habitudes, il faut leur savoir gré de ces eSorts.
Des réformes tout eitC'rieures ont une grande inilueDce en Orient.
Le jour où le sultan Mahmoud a créé le nouveau costume, il a imp<»é
à son peuple un cliangement qui le faisait rompre avec le passé; les
Osmanlis en turban ne pouvaient être des Eui'opéens. Ces iétes, ces
dîners, ces jardins publics, ces musiques militaires, ces voitures,
sont des choses neuves, par suite e:tcellentes. Il ne faut pas croire
que le gouvernement turc, dans les petites choses comme dans les
grandes, manque volontairement de franchise;, quoi de plus sin-
cère, par exemple, que les essais tentés dans les écoles d'Audri-
nople? N'y a-4-il pas aussi dans l'organisation des mesliss et des
tribunaux mixtes des élénieus qui ne peuvent manquer de porter
leurs fruits? Par malheur, sans cesse les Turcs se heurleut à des
ob8tacle3;'leur passé, leurs traditions, sont autant d'embarras qui
les empêchent de marcher, sans confier que les harems et ces
longues heures de repos qu'on appelle le kief sufliraient pour dé-
truire l'énergie la mieux trempée. Le progrès chez eux a (Aujonrs
la lenteur d'un cadi du vieux temps, enveloppé de sa vaste robe,
courbé sous sou turban , cbaussé de babouches qui lui font taire à
chaque instant des faux pas; puis, si les Orientaux dans leurs essais
de réforme sont souvent de bonne foi, U faut bioi avouer, comme
me le disait l'un d'eux, que beaucoup n'ont pas la foi.
Albert Dumom.
n,g,t7cdb/G00gIc
L'ÉLOQUENCE
POlIXieCE ET JUDtCUIRE
A ATHÈNES '
CAT ATSBNIBN
I. /tùMredt la UUcraltirt grtt^He iiwpt'â Aleaanire te Grand, ptr OItfrjed Uullar, traduits,
■anciWs et pricéd^ ifuna étnde lur OHfried UdIIst, pu M. E. HUlabraud; SwL iii-a>,
' Pwi. — U. AmkhMmm «ni lefix 3M, ita Anold Bobafec, 4 vol. in-», Lûpiig. ■•- Ul. Aw
CoracliRiifel'aMcitiMdimilWcgwMcild lyaiu, pu M. Jules Oiiaid; io-B*, Paat. -■' IV. t«
Olieouri i'iioeratt >ur l'.lnUAuii, traduii «a bassiii f oni la pTamièn fois pM U, A, Cu-
lolier, ITSC une intiodnctioii par U. Bra«t Haiat, gnod iii-9*, Fuù.
U S'il est honteux de ne pouvoir se défendre par les forces du
corps, il doit l'éLre aussi de ne pas le pouvoir par U parole, qui,
bien plus que les forces corporelles, est le propre de l'homme, ■
Ajjosi parle Aristote dans le premier chapitre de sa Itkélorique, et la
pensée qu'il exprime avec cette sohre et ferme précision qui est
le cachet de son style, on la reocontrerait, sous différentes formes,
chez plus d'un éciivaijo ou d'un orateur attique. Celait donc poux
les Athéniens chose nécessaire, indispensable, que de savoir parler
en public, sinon toujours avec éloquence, du meios de manière à
esposer clairement ses idées ou à défendre ses intérêts quand on
avait le droit de son côté, ^ ne point se sentir interdit devant une
foule ou désarmé devant un injuste agresseur. U y avait dans cette
théorie UQ grand fonds de sagesse. Les mœurs des pays libres, de
l'Angleterre, de l'Amérique surtout, se rapprochent fort à cet égard
de celles des républiques anciennes. Le jeime bonune y apF<^^ ^
Cl) V^yn h Itmu du 15 iuJii.
, Google
8&0 KETDE DES DEUX UONDES.
parler dès le collège, où dods ne loi enseignons qn'à écrire; quand
il entre ensuite dans la vie, il y trouve toute sorte d'occasions de
continuer cet apprentissage. Chez nous an contraire, les avocats
presque seuls sont toujours prêts à prendre la parole, et, comme
il arrive pour tons ceux qui ont un monopole, on les trouve, non
sans raison, trop enclins à en abuser. On l'a vu par l'essai du droit
de réunion que nous avons fait depuis deux ans. En dehors des avo-
cats et de ces énergumënes auxquels on ne demande, pour les ap-
plaudir, que d'aller jusqu'aux dernières limites de l'absurde, nos
clubs n'ont pas groupé un personnel d'orateurs capables de se faire
écouter avec intérêt. Les ^iditenrs sensés se seraient volontiers
écriés comme Alceste :
Horblea , rib coDtpIwMuiB, Toiu louei dei sottises!
Ils souffraient de voir qu'une même ignorance des questions et de la
méthode se cachait sous la brillante faconde des uns et sous les dé-
clamations malsaines des autres; il leur venait à l'esprit une foule
d'observations et de renseignemens précis qu'ils auraient voulu
jeter dans le débat; mais ils n'osaient pas monter à la tribune, et
tout au plus risquaient-ils une interruption qui ne servait qu'à aug-
menter le tumulte. Beaucoup d'hommes de bon sens se sont tus en
pareil cas, parce qu'ils craignaient d'être décontenancés par la
première interruption et de rester court; ils ne se sentaient point
assez préparés par leur éducation à parler en public.
II y a là une anomalie dont une société démocratique doit se
préoccuper. Le vrai moyen de détrôner les hâbleurs, c'est que tous
ceux qui ont des connaissances et des idées deviennent capables de
les exposer quand il y a lieu, c'est que la parole n'appartienne plus
seulement à ceux qui en font métier. En ceci, comme en bien autre
chose, nous avons encore plus d'une leçon à prendre de l'antiquité.
Nos grandes sociétés modernes ont singulièrement amélioré la des-
tinée moyenne, le sort de l'espèce prise dans son ensemble; mais
elles tendent à faire dégénérer l'individu, ce qu'AIGeri appelait la
plante humaine ( la pianta uomo). Les classes ouvrières, ce qui les
abâtardit , ce sont nos grandes agglomérations industrielles avec
l'entassement dans l'atelier, avec le travail des enfans et des
femmes, avec le harassant labeur qu'imposent à tous les nécessités
d'une incessante et colossale production. La bourgeoisie, malgré
les apparences, est peut-être encore plus gravement atteinte. Ses
fils, pour s'initier à des théories et à des arts dont la complication
ne cesse d'augmenter, pour se faire une place dans la vie, sont
obligés de s'imposer un effort cérébral de plus en plus pénible. Né-
gligé au collège et après le collège, le corps ne suffit pas à porter le
travail de l'esprit. Souvent, à l'âge même où il devrait être le plus
UN LOGOGR&FHE ATHÉNIEN. 8&1
vigoureux, il s'affaisse tout d'un coup. La médecine n'y peut rien;
les Derfs se relâchent brusquemeat, comme se brise la corde trop
tendue d'uD violon. C'est un mal qui fait d'année en année de plus
nombreuses victimes parmi ceux dont la vie a le plus de prix. L'an-
tiquité, elle, se refusait à séparer l'homme en deux moitiés enne-
mies, à rompre l'équilibre. Ce qu'elle pensait à ce propos, un de
ses poètes l'a résumé dans un vers où il demandait aux dieux,
comme le plus grand des biens, u une intelligence saine dans un
corps sain, n
Il s'agit de nous arrêter sur une pente glissante. Par suite de l'ex-
trême division du travail, nous inclinons, pour noua servir d'un mot
aussi barbare que )a chose, à spécialiser de plus en plus l'homme,
à en faire une machine apte à tel ou tel usage, et à celui-là seule-
ment. Ce qu'il importe, c'est de rétablir la synthèse, c'est de ne
point sacrifier l'homme au métier, que ce soit un métier des mains
ou un métier de l'esprit. Pour ne prendre que le côté politique de
la question, nos malheurs réceos ne sufGsent-ils point à démontrer
quels dangers court un pays à vouloir séparer l'élément civil et
l'élément militaire, distinguer le citoyen du soldat? Une nation ar-
mée aurait-elle laissé envahir la France? C'est ce que n'oubliè-
rent jamais, tant qu'elles voulurent être libres et indépendantes, ni
Athènes ni Rome. Dans une démocratie, où toute mesure doit être
discutée avant de devenir la loi de la commune, du département
ou du pays, il faut aussi que chaque citoyen sache parier de ce qu'il
sait et payer de sa personne dans le conseil comme sur le champ de
bataille. Athènes à cet égard est bien au-dessus de Rome; elle a plus
approché de cet idéal que lui proposaient ses législateurs et ses
philosophes. Par ses prescriptions, la loi mettait tout Athénien en
demeure de remplir à l'occasion ce devoir; l'enseignement des
rhéteurs en facilitait l'accomplissement à tous ceux qui déslr^ent
s'en acquitter d'une manière convenable. Quant aux petites gens,
bûcherons ou vignerons de la montagne, matelots ou marchands du
Pirée, qui n'avaient point eu le loisir d'étudier ou ne comptaient
pas assez sur leur facilité d'élocution, ils avaient la ressource, s'ils
se voyaient forcés de comparaître en justice, de recourir aux logo-
graphes ou faiseurs de discours; mais alors môme devaient-ils
savoir débiter ce discours qu'un autre avait composé à leur inten-
tion. C'est la profession et l'art des logographes que nous étudie-
rons chez le plus distingué d'entre eux, chez ce Lysias en qui l'an-
tiquité grecque et latine reconnaissait déjà presque la perfection de
l'éloquence (1).
(1) On s'étonnera peut-être de nous voir loncher à Lysiis iprès U. Jules Girani,
dont l'éligante thèse sur Iti Carar4ères d« l'atticitm» eut tant de soccës en ISSt
auprès de cette faculté de Paris, où le candidat d'alors enseigne aujourd'hui. Si nous
, Google
lETDS DES »EDX HOHBEB.
I.
Lystas était originaire de Syracuse, ceUe patrie de k rhétsriqae,
cette ville qui avait vu les preouers essais de Cwai et de Tisias. Son
père Képbalos était allé s'étaUir à Adiëoes sur les instaacesde té-
riclës, qui chi^rcbait à y attirer, avec leurs c^mUux, des ttrangera
riches et iDdustrieux; il y vécut eocore une trentaine d'aanées, et
y fit une belle fortune dans les alTaires. Dans l'admirable préainbile
de la Bcpubliqtie, Kjépbalos est représenté vers iâl comme lui vieil-
lard aimable et hospitalier, tout entouré d'afîectioo et de respect;
c'est sa maiBOD du Pirée qui est le tfaé^re de l'entretien. Quaad
Tbuiium se fonda, en A&&, dans la Graade-Grèce, sous les auspices
d'Athènes, Lysias, afQrmait-on, s'y rendit avec son frère Polémar-
que pour y prendre possession du lot attribué à sa famille : oo dit
qu'il avait alors quinze ans. Si l'on acceptait cette assertion, ce se-
rait en Â&9 qu'il faudrait placer U date de sa naissance; mais un
éiiidit plus compétent que personne poto* tout ce qui touche aux
orateoreattiques, Antoine Westermann, a prouvé que ce témoignage
s'accordait mal avec d'autres données plus certaines; c'est en i31
qu'il fait naître Lyaiaa, et son opinion s'appoie sur de très bons ar-
gumens. Ce qui est certain, c'eat que Lysias passa dans l'Itîdie mé-
ridionale et en Sicile une partie de sa jeunesse. Il avait sans doute
encore des parens à Syracuse; il y séjourna, il y étudia la rhéto-
rique et la sophistique sous la direction de Tiaias et d'un autre %f-
racusam nommé Nicias,
£n âl2, le parti lacédéinonien profiu des premiers désastres
d'Athènes pour prendre le dessus à Thurium et faire entrer cette
ville dans la ligue péloponésienœ; ceux des citoyens qui ne vou-
lurent pas trahir la métropole durent vendre leurs biens et quitter
la ville. Lysias revint alors à Athènes; il s'y fit connaître comme
rhéteur et sophiste eu même temps que, associé à son frère, il con-
tinuait les aOaires de sou père. Celuî-à avait laissé, outre des fonds
placés dans diverses entreprises, un atelier où l'on fabriquait des
boucliers, industrie qui par ce temps de guerre ne devait point être
exposée aux chtoiages. Comme Képbalos, Lysias et Polémarque
sont métèques, c'est-à-dire étrangers domiciliés. Athènes étant alors
depuis près d'un siècle la maîtresse des mers, le Pirée était devenu
l'un des premiers marchés comma*ciaux de la Méditerranée; wissi
les étrangers y affluaient-ila, ca-tains de trouver à y faire valoir
l'aTons osé, c'est que notre Bujct n'est pas tout 11 fait le sien, et qu'il entrait dan» le
I*an de ces étudei do faire i la biographie el k l'histoire une *ien pina large place
quB ne se l« proporoft H. Girard*, cehri-cl a anrtout voulu définir. Il J'ftîde de» œuTrei
de Ly»iai, cette cboH eiqoise et rare que l'on appelle Vattieitme.
...Google
UN LOGOGRAPUE ATHÉMEN, 843
lenr argent dans de frnctaeuses spécula'tions. Beaucoup ne disaient
gne passer, maïs eeax qui réussissaient et qui se plaisaient à
Athènes, s'ils anirarent très rarement au droit de âté, dont la ré-
puMique était fort aTare, obtenaient du moins très ùsément de se
fixer dans ï'Attitpie et d'y vivre sous la protection des lois civiles
d'Athènes. Il lenr suffisait de trouver parmi les citoyens un patron
qui se portât ^rant de leur exactitude à payer la taxe et i, ittai^
les obligations auxquelles ils étaient assu)erttis; taxe et obligations
n'avaient rien d'oppressif, car, pendant les années heureuses d'A-
thènes, le nombre des métèques allait toujonra en augmentant.
Armateurs, négocjanis, banquiers, industriels, ces étrangers, parmi
lesquels, à partir du iv* siècle, on compta beaucoup de Ph^ciens,
rendirent i Athènes de grands services. Ils avaient des correspon-
dans et des comptoirs dans leur pays natal ; c'étaient eux qui pro-
duisaient la plupart des objets qu'exportait le Pirée, eus qui pos-
sédaient une partie des capitaux an moyen desqwek ii place
d'Athènes soldait ses achats. Ce n'était d'ailleurs pas seulement
ainsi qu'ils travaillaient à la grandeur et à la prospérité d'Athènes;
dans cette patrie des arts et des lettres, ceux d'entre eux qui étaient
heureusement doués s'éprenaient de toutes ces belles choses, et
s'associaient au mouvemoit et à la vie des esprits. L'exemple de
Lysias n'est pas isolé : un certain nombre d'hommes dont les œu-
vres et les travaux honorent Athènes appartenaient à cette classe
des étrangers domiciliés.
En 403, ce qui désigna les fils de Képtialos, Polémarque et Ly-
sias, à Tavide cruauté des trente , ce fut moins la réputation de
ce dernier comme sophiste que la richesse bien connue de sa mai-
son. Les maîtres d'Athènes avaient comme pris k tâche de discré-
diter sans retour ce parti oligarchique dont ils se disaient les repré-
sentans. On avait pu croire d'abord qne c'était au nom d'une idée
et d'un intérêt de caste que, vainqueurs, ils frappaient leiirs enne-
mis poliUques; mais bientôt ils avTiient jeté le masque et abjuré
toute pudeur, le pouvoir n'était pour eux que le moyen de satis-
faire les convoitises et les passions les plus effrénées, la cité n'était
qu'une proie à dévorer. Les métèques avaient de l'argent; on donna
pour prétexte qu'ils étaient hostiles à l'état de choses d'alors, et on
décida la mort de dix d'entre eux, dont huit étaient parmi les plus
opulens. Leurs biens seraient confisqués , et on se partagerait leur
dépouille. Il faut lire le récit de Lysias, tout animé, sous son appa-
rente froideur, d'une indignation profonde :
u Ils nte surprirent, raconte-t-il , ayant à ma table des hôtes; ils les
chassent et me remettent à Plson; les autres, s' étant rendus à l'atelier,
dressent la liste des esclaves qui y travaillaient. Pvur atta, je demandai
, Google
8AA BEVUE DES DEUX UONDES.
à Pison s'il voulait me sauver la vie pour de l'argenl. Celui-ci me ré-
pondit qu'il le ferait, si je lui en donnais beaucoup. Je lui offris ud ta-
lent ; Pison se déclara satisfait. Je savais qu'il méprisait les dieux autant
que les hommes; pourtant telle était la situation qu'il me parut néces-
saire d'accepter sa parole. Il jure donc de me sauver la vie pour un ta-
lent, et il appelle, avec force imprécations, la ruine sur sa tête et sur
celle de ses enfans pour le cas où il manquerait à son serment, rentre
alors dans mon cabinet, et j'ouvre ma caisse. Pison s'en aperçoit, me
suit, et voit ce qu'elle contenait; aussitôt il appelle deux de ses servi-
teurs, et leur ordonne d'en retirer tout ce qu'elle renferme. Il prend,
non ce que j'étais convenu de lui donner, A juges, mais 3 talens d'ar-
gent, IiOO cyzicènes, 100 dariques et h patères d'argent. Je le prie de
me laisser au moins de quoi payer mes frais de voyage. « Tiens-toi pour
heureux, me rép)ique-t-il, si tu peux sauver ta personne, n Comme je
sortais avec Pison, nous rencontrons Mélobios et Mnésithidès, qui reve-
naient de l'atelier; ils nous arrêtent sur la porte même, et nous deman-
dent oii nous allions ; Pison répond que nous nous rendions chez mon
frère, pour que là aussi II dressât l'inventaire. « Fort bien, dirent-ils;
quant à Lysias, il va nous suivre chez Damnippos. « Pison s'approcha
de moi et m'engagea à me taire et fi avoir bon courage, que bientôt il
nous rejoindrait dans cette maison, ISous y arrivons, nous y trouvons
Théognis, qui y gardait d'autres prisonniers. Le péril me paraissait tel
que déjà je me croyais à deux doigis de la mort. J'appelle donc Dam-
nippos, et je lui parle ainsi : ii Tu es de mes amis, je suis dans ta de-
meure, je n'ai commis aucun crime; c'est ma fortune qui me perd. Tu
vois comment on me traite; empioie-toi avec chaleur pour me sauver. »
Celui-ci me promit de faire tout ce qu'il pourrait, et ce qui lui parut le
plus sage, ce fut de s'ouvrir à Théognis, qui, peasait-il, était prêt à tout
faire pour de l'argent; il va donc le trouver pour causer avec lui. Je
connaissais les êtres de la maison; je n'ignorais pas qu'elle avait une
seconde issue; ceci me décida à tenter de me sauver. Si j'échappe aux
regards, me disais-je, me voici hors d'affaire; si je suis pris, au cas où
les offres de Damnippos auraient décidé Théognis à me servir, il ne
m'en lâchera pas moins; sinon, je ne mourrai toujours qu'une fois. Mon
parti pris, je m'enfuis pendant que l'on montait la garde devant l'en-
trée principale de la maison. J'avais trois portes à franchir, je les trouve
toutes les trois ouvertes. J'arrive chez le capitaine Archéneus, et je l'en-
voie à la ville s'informer de mon frère; à son retour, il me raconte
qu'Ératosthène l'avait saisi sur la route et l'avait emmené en prison. A
cette nouvelle, je me décide à partir, et la nuit suivante je m'embarque
pour Mégare (1). »
On voit de combien peu il s'en fallut qu'Athènes ne perdit alors
(1) Contra iralosthint, 8-17.
, Google
UN LOGOGBAPHE ATBÉKIEN. 8&&
Lysias; il ne dut son salut qu'à sa présence d'esprit. On voit aussi
à l'œuvre les brigands sinistres qui prétendaient, comme le dit un
peu plus haut l'orateur, « purger la ville des méchans, et ramener
à la vertu et à la justice le reste des citoyens. » Pendant que le fu-
gitif voguait vers Mégare, les trente u envoyaient à Polémarque leur
ordre accoutumé de boire la ciguë, sans môme lui dire la cause
pour laquelle il devait mourir, tant il s'en est fallu qu'il fût jugé,
et qu'il pût présenter sa défense. » Quand il fut mort, ceux qui
venaient de s'enrichir en saisissant tous les biens des deux fils de
Képhalos ne permirent même pas aux amis du défunt de prendre
chez lui ce qui était nécessaire pour les obsèques; il fallut exposer
le pauvre corps sur un lit de louage, et l'envelopper dans un lin-
ceul et dans un manteau fournis par la pitié d'étrangers. Un détail
montrera jusqu'où avaient été poussées l'avidité et la brutalité des
trente et de leurs agens. Quand ce Mélobios, qui a figuré dans le
récit de Lysias, entra dans la maison de Polémarque, il aperçut
aux oreilles de sa femme des boucles d'oreilles en or : pour ne rien
perdre, il se jeta sur elle et les lui arracha.
Réfugié à Mégare, sur la frontière même de l'Attique, Lysias dut
bienlùt apprendre comment avait péri son frère; on devine de
quelle colère le remplît, s'ajoutant à tout ce qu'il avait goulTert lui-
même, le récit de ces odieuses violences. Aussi s'empressa-t-il de
se mettre en rapport avec les exilés qui, sous la direction de l'bon-
nète et vaillant Thrasybule, s'apprêtaient à tenter de délivrer
Athènes. La plus grande partie de sa fortune était restée aux mains
des tyrans; mais il avait sans doute, comme la plupart de ces riches
métèques, des fonds placés à l'étranger : il avait surtout du crédit
dans des villes avec lesquelles son père Képhalos avait été pendant
de longues années en relations d'affaires. Quoique à demi ruiné, il
put donc aider de sa bourse les exilés; il contribua ainsi à équiper
et à faire vivre la petite armée qui s'empara d'abord de la forteresse
de Piiylé, puis du i'it-ée. Lorsque les trente, abandonnés par Sparte
malgré Lysandre, se virent obligés de s'enfuir, et qu'un accord,
scellé par une amnistie, tut intervenu entre les citoyens maîtres
du Pirée et ceux qui occupaient Athènes, Lysias rentra avec les
exilés.
De son ancienne opulence, il ne dut recueillir que de faibles dé- -
bris; tous se» biens avaient été pillés par les meurtriers de Polé-
marque; l'argent, les bijoux, les meubles, avaient été dispersés;
les esclaves, dont beaucoup, comme ouvriers de métier, valaient
un haut prix, avaient été vendus. La maison et les immeubles
avaient été confisqués : il est probable qu'ils lui furent restitués.
Juste appréciateur des services rendus, Thrasybule tint même à
faire plus pour Lysias, qui n'avait pas seulement, comme tant d'au-
nigiUrrlbyGOOglC
846 BKTCE DES BECX MOKDES.
très, souffert da despotisme, mais qui avait proové pu- de gnnds
sacrifices son attachement à la déaràcralJe. il proposa, et fit voter
on décret qai ctMiférait à Ly&ias le droit de ché. Par Bulbeor, le
décret fnt attaqoé codmw oootraire aai lois par l'orateur Arcbinos,
lui aussi un des exilés de Phyïé. Le seul motif d'Arcbinos, c'était
sans doute qull était jaloux de k réputation et de l'influence que
possédait ators Tlirasj-bule ; Lysias paya tes frais de 1» rivalité de
ces deux cbeis populaires. En vain composa-t-il pour Tbrasybole,
en y mettant tout ce qu'il avait d'art et de talent, le discours que
cdui-ci prononça pour soutenir sa propesilion i Archioos esploita
contre Lysias le préjugé populaire bosiile aux sophistes; il (^>tlDt
gain de cause. Le décret fut cassé, et Tbrasybule condamné à une
amende. C'était pour cet honuae d'état un alTront qui lui fut très
soisible : il était dur de ne pas trouver plus de déférence pour ses
Tceux cbes ceux que l'on avait délivrés. Irrité de cette ingratitude,
IhrasybuJe se serait écrié : u Pourquoi me suis-je donné la peiae de
sauver de panrîlles gens? >,
Ainsi débouté de ses prétentions à ce titre de citoyen qu'il avait
â bien mérité, Lysias ne semble pas avoir fait d'antres tentatives
pour l'obteoir : il se coateuta de VisoUlie, sorte de fituatioD ioler-
médiatre qp're celle du citoyen d'Athènes et de l'étranger domi-
cilié. Celui auquel était accordée cette faveur était dispensé des
(daligations spéciales qui incombaient aux métèques; il supportait
les mêmes charges que les citoyens, et jouissait comme eux de tous
les droits civils; seuls, les droits politiques lui étaient refusés. Cela
répondait à ce que les Romains appelaient u l« droit de cité sans le
suffrage et les honneurs, m jua cicitalis Mite luffragîo et Ikonore,
Ce fnt vers ce temps qu'eut lieu un événement dont l'importance
est capitale dans la vie de Lysias, et qui exerça sur son talent une
influence décisive. L'amoislie n'avait fait d'eiccplian que pour les
trente et pour quelques autres citoyens qui avaient été les instru-
mens de leurs cruautés; encore ces personnes mêmes pouvaient-
elles rentrer, à la cmidjiioa de se soumettre, aussitôt de retour, à
l'épreove par laquelle, en sortant de charge, passaient tous les ma-
gistrats, tous les généraux d'Athènes. Il leur faudrait venir de-
vant le jury rendre compte de leurs actes : s'ils étaient acquittés, le
passé était oublié; dans le cas contraire, ils avaient à subir la peine
qu'il plaisMt au tribunal de leur infliger. Le parti démocratique,
fier de sa victoire, heureux des ék>ges que lui avait attirés sa mo-
dération, ne pu-aissait point disposé aux représailles; quelques-uns
des moins gravement compromis parmi les soutiens du deroier ré-
gime se faasardërent à courir les chances de ce jugement; on leur
sut gré de leur confiance dans la justice de leur pays, et ils furent
acquittés. Cet exemple encouragea Ëratosthène, oelui-là même qui
■ Google
UH LOGOGEAPHE ATBÉNIIIf. S&7
avait saisi Polénarque» et l'avait fait oooduire dans cette prison où
la mort l'atteodait.
Ératosthène était un moiéré de l'amtocratte, o« plutM ud de
ces bomi&es comoie nous en avons taat conim, qui se prêtent pour
ut temps, na^s qni ne se donaent jamais à ancoii parlJ. Devant le
tribunal , lui et aes amis invoquaient le souvenir et l'anùtié de ce
Théramèoe, intrigant kardi et soi^e qoi avait foi par s'embarras-
ser dans ses prt^res roses, par se prendre Itn-iBëme au piège qu'il
avait tendu; Athènes avait sumomiBé TbéramèDe le cothurne, parce
qu'il cbangeait d'opinions et de r6le aussi aisëoient ^e de sou-
liers..Tbéramtee avait été en Ail ud des auteurs de la révolution
aristocratique; puis, quand il avait tu que les choses toamaient
mal, il avait aidé à la chute de l'oligarchte et s'étiût ainsi réoonci-
lié avec l'armée de Sanios. Pendant le siège d'Athènes et au mo-
ment de l'entrée des alliùs dans la ville prise, il avait adroitement
préparé le terrain à cette réaction aristocratique dont les trente
étaient l'expression. Quand ceux-ci avaient abusé i^ powoîr pour
satisfaire sans vergogne leurs rancunes et leurs convoitises, Théra-
mëne, en homme avisé, avait con^s qu'uae pareille débauche
d'avidilé et de vengeance ne pouvait durer knigtemps ; loi qui
pensait toujours à l'avenir, il tenta de faire à ses collègues une
opposition qui s'appuierait sur l'opinitm publique; déjà, grâce à
son exem^ et à ses eâbrts, dans le sénat, que les trente avaient
peuplé de leurs créatures, il se krmait un parti de la lood^a-
tion, une opposition timide encore, maïs que fortifiait cfaaque jour.
C'était ce que nous appellerions un oeMre gauche, dont Tbéra-
mène aspirait à devenir le chef. Il aurait ainsi recommencé contre
les trente ci: qui lui avait si bien réussi coHtre les quatre cents, il
aurait été à la fois l'horarae de la veille, celai du jour et celui du
lendemain. Par maibeur il avfut en face de lui Critias, esprit péné-
trant, caractère violent et cruel, engagé dans les voies d'une p(rfi-
tiquo à outrance qui ne pouv^t durer qae par la toreur : Critias
n'était pas disposé à se laisser sourdement miner par Théramène.
U faut lire dans ks UeUénifues de Xénqtbwi, dont c'est une des
meilleures pages, le récit de la scène dnanatiquc dont le sénat fut
le théâtre, l'arrestation de TliéramèDc et ses vaifts efforts pour son-
lever et décider k la résistaoce sénateurs et citoyens. Jeté en pri-
son,, avant de boire la ciguë, u à la santé dn beau Critias, » s'é-
cria-t-il en portant la coupe à ses Jèvres. Après sa mort, ceuK qui,
comme Ératosthène et tant d'autres, auraient volontiCTS suivi Thé-
ramène, mais qui n'avaient pas osé le sauver, se tarent, glacés de
peur; par Michèle, ils .partagèrent la respoosabiUlé de crimes qu'ils
regrettaient et déptoraîent tout bas.
Aujowd'bui fpte la dâmocratie 'était rétablie, «eux qai argent
nigiUrrlbyGOOglC
8âS BETUE- DES DEUX MONDES.
appartenu à ce groupe tentùeat de se rattacher à la mémoire de
Théramène. Ce brillaot et dangereux personnage, par sa versatilité,
avait fait beaucoup de mal à son pays; mais il avait succombé en
protestaot contre la tyrannie, et il était mort bravement avec un
sourire de dédain et un mot spirituel. 11 n'en fallait pas plus pour
que son nom fût presque populaire : suivant le mot si juste de Ta-
cite, les hommes ne se souviennent que de la fin, homines semper
postrema meminere. Avec des amis, avec un peu d'habileté, Era-
tostbène, grâce à ce patronage posthume, avait toute chance de
franchir heureusement ce pas difficile, s'il n'eût rencontré sur son
chemin un adversaire imprévu et redoutable, Lysias. Celui-ci n'avait
jamais parlé en public, il n'était connu, ainsi que le prouve le Phè-
dre de Platon, que comme un sophiste élégant et subtil, qui, dans
un cercle choisi, continuait les traditions des Tisias et des Gorgias.
Les recherches de style, les jeux d'esprit auxquels il s'amusait en
traitant des sujets de fantaisie comme le discours que lui attribue
Platon, ne faisaient guère prévoir qu'il y eût en lui l'étoffe d'un
puissant orateur de combat.
Dès que fut annoncée la reddition de comptes (sùOûvu) d'Érato-
sthène, Lysias le prit à partie, et l'accusa d'avoir fait périr sans ju-
gement un étranger que protégeaient les lois d'Athènes. 11 n'était
plus question ici de jongler avec les mots et les idées, de se faire
admirer comme un des virtuoses de la parole; il s'agissait d'obtenir
vengeance pour une famille ruinée et mise en deuil, pour un frère
massacré, pour la cité trop longtemps opprimée. Déjà le goût était
assez formé à Athènes, on y avait assez l'expérience des tribunaux
pour comprendre comment il convenait de parler au jury. Les faits,
par eux-mêmes, en disaient assez; il suffisait de les raconter avec
une sincérité qui ne laissât point place au doute, avec une clarté
et une vivacité qui les rendissent sensibles à toutes les imaginations.
Rien de plus facile aussi que d'enfermer Ératosthène dans ce di-
lemme, qui fait avec la narration le fond du discours : « ou bien
tu as approuvé le meurtre de Polémarque et de tant d'autres vic-
times innocentes, ou bien, comme tu l'affirmes aujourd'hui, tu t'es.
fait l'instrument de ces assassins dont tu désapprouvais la conduite;
tu es donc coupable ou de cruauté ou de lâcheté. Dans l'un comme
dans l'autre cas, tu as manqué â ton devoir et trahi ton pays. »
Lysias fut court, simple, ferme, passionné sans déclamation et
sans phrases. H triompha, et Ératosthène reçut le châtiment que
méritait' son crime.
Ce succès oratoire dans une cause politique aussi importante
ne put manquer de faire sensation dans Athènes ; il révéla Lysias
aux autres et à lui-même. Déjà les violentes émotions de crainte,
de douleur et de haine par lesquelles il avait passé de 404 à 403
■ Google
U^ LOGOGRAPHE ATHEMEN. S&9
avaient dû, aidées de l'âge et de la réflexioo, commencer à le dé-
goûter de la rhétorique. Après la délivrance d'Athènes, quand i! a
des ennemis à punir et des amis à servir, il comprend que l'on peut
faire de la parole un autre usage que d'en jouer comme d'une ci-
thare ou d'une flûte pour amuser les oisifs. Ces débals l'ont mis en
Tue; il y a tout à la fois fait briller son rare talent et aRirmé avec
éclat ses opinions. S'il fût né ou s'il était resté citoyen, la carrière
politique lui était toute grande ouverte; fort des services rendus et
de l'amitié que lui avait hautement témoignée Thrasybule, il au-
rait pu devenir un des orateurs les plus écontés et les plus in-
fluons. Sa quahté de métèque l'empêche d'aborder la tribune du
Pnyx ; mais il n'en trouve pas moins moyen d'agir sur l'opinion et
d'iivoir un rôle public. Il est connu comme l'un des adversiures
constans de l'aristocratie, comme l'avocat de la démocratie; on
vient lui demander de composer : — pour l'assemblée, des haran-
gues inspirées du soufUe démocratique, — pour les tribunaux, des
plaidoyers destinés à repousser des tentatives comme celle d'Éra-
tosthène, à écraser ce qui subsiste encore de l'odieuse coterie oli-
garchique, les imprudens qui relèvent la tête au Heu de se con-
tenter de l'oubli. La condamnation qu'il avait obtenue n'avait point
désarmé sa juste haine; il continua son œuvre de vengeance en
prêtant le secours de son talent à tous ceux qui voulaient pour-
suivre quelqu'un des agens ou des complices de la tyrannie déchue.
Toutes les fois qu'il rencontre ces souvenirs sur sa route, on sent
que ce n'est plus un avocat qui fait son métier; sa parole s'anime
de je sais quel accent de passion sincère et toute personnelle (I).
Depuis lors la situation de Lysias ressemble assez à celle de l'avo-
cat qui, chez nous, a pris une couleur politique, qui appartient à un
parti et qui en plaide les procès ; mais ceci n'aurait pas suffi à l'oc-
cuper. D'ailleurs, élevé dans une opulence qu'avaient singulière-
ment diminuée les confiscations des trente et les sacrifices faits
par l'exilé, Lysias avait des goûts de dépense. D'après Ath née,
le Tallemant des Réaux de l'antiquité, c'était un homme de plai-
sir; il fut l'amant de plusieurs des courtisanes célèbres du temps.
Avec ses goûts de luxe, Lysias dut tirer de son talent le plus de
parti possible. Il écrivit donc des discours pour tons ceux qui lui
en demandèrent, pour des procès civils et pour des procès crimi-
nels. Au début du iv" siècle, il était le plus occupé et sans doute
le mieux payé des logographes athéniens.
(1) Nous ciicrons, outre le discours contre Èratoslhène (<n), ceux qui ont pour
titre conire Agoratos (un) et sur i'Enqxiéle préalablt que subit Evaadre [;iivj). Dan»
ce dernier surtout, dont nous u'arons qu'un «smi long fragment, il y a une rsire
ânergio.
TOME ICI». - 1871. M
, Google
850 HEVU£ DES DEUX MO.'ÏDES.
Tous lefi plaidoyers (jui nous restent se placent entre les années
309 et 384. C'est par consé'[ueiil vers trente-cinq ans qiie I.ysias,
rendu plus s'^rîeuji par les épreuves qu'il avait traversâmes, inspiré par
de noIiK's pa'wions qui échaulT^nt et transforment son talent, encou-
ragt'' par le succès de son action contre Eralotth^ne, aurait renoncé
aux vanités du discours d'ap|>arat pour cultiver la véritable é!o-
queiict-, l'éloijueoce politii{ue et judiciaire; de rLétenr et de fiO-
plii-te, il l'evint, comme nous dirions, le premitir avocat d'Ath 'nés.
D'apiès soii tiiographe, il serait mort en 37S, c'est-à-dire eutre
cinquauie et cinquanle-ciuq ans.
H.
L'ordre dans lequel nous sont arrivés les discours de Lysias
semble indiquer les débris de deux recueils dilTérens. Le premier
aurait compris les œuvres complètes de Lysias classées d'après la
uatiipe de,-% procès; nous «n aurions un fragment qui contient les
deri)iprs discours dans des causes A'homùii e (tpwixai ^îrch), les dis-
cours pfoooucé^ dans des procès pourcriaied'wn^(V/('[— Epi àcîêaioî),
et ceux (|ui tiailent du délit d'i/yurt* (-TîEfi uixiSk^iûi). Soit ha-
sard, sdit caprice, l'élege funèbre (iKt-ï^wî Xtiy'''î) se trouve parmi
ces plaidoyers.
Le second recueil, qui commencerait au discours ronire Erato-
stltMf, placé le douzième daas noire collecàon, n'oiTj'e plus trace
d'un ordre syslématiiq ue ; c'est un choix fait dans toute l'œuvre de
Lysias, wrte' de chrestornattiie, dont l'auteur parait avoirôté guidé
surtunt par l'intérêt historique.
On faisait circuler chez les ancieoR, sous le nom de Lysias, iâ5 dis-
cours, dont 230 ou 233 passaient pour authentiques; nous n'en
avons plus que 3â, dont 2 encore me paraissent pouvoir èi.re, peur
de biinncs raisons, déclarés apocryidies. Ce «out les deu« qui ont
pour liti-e ; Eloge funèbre tfe* iiUus des Corinthiens et Accvea-
tion de sarrilfge contre Andoride. Des 32 qui restent, plusieui-s ne
sont pas entiers; de quelques-uns, de 3 on i, on n'avait conservé
que la péroraison. Les deux derniers, le Dlicouri olympique et le
discours pour prouver qu'iV ne faut pas abolir à Athi-nat l'tmcienne
comtitiitiim, ne sont que des fragniens. Jl y a tout lien de rugreller
vivement les 201) discours perdus; ce riche répirlorre nous aurait
oITert le tableau le pbis exact et le plus varié de la vie publique et
privée d'Athènes pendant les vingt premières années du it* siècle.
En effet, on trouve dans ces plaidoyers bien des renseignemens que
ne nous donnent point les historiens sur les luttes des partis, sur
■ Google
VK lOGOGHATOE ATHESIEN. SW
les acteurs de second ordre qui y jouent un rôle, sur tes divers
courams d'opinion (jui se croisent dans h cité; on y trouve surtout
des détails de mœnrs plus vrais encore et pins précis f|ue ceux qm
nous sont fournis par ïa comédie. Ce qui nous a été refusé par l'in-
jure dn temps eût donc été d'un prix inestimabie; mais pour l'Iiis-
torien des tettres grecques c'est déjà beaucoup d'avoir entre les
mains autant et plus qu'il ne lui en faut pour étudier et apprécier
par lui-même l'art et le talent de Lysias. 11 n'-est point forcé ici de
s'en référer, comnre cela lui arrivait encore il y a quelques années
pour Hypérlde, aux jngemens^s critiques anciens, de les accepter
■sans examen et sans contrôle. LerecHcil des discours de Lysias,
même dans son état fragmenUiire, est -encore, après celui des dis-
cours de Démosthène, ce qu'il y a de plus intéressant et de plms
Taiié dans la collectioD des oraieurs attiqiies. L'œuvre d'Bscbine y
tient un peu plus de place; mais elle ne se compose que rie trois
discours fort longs, qui sont tous consacrés à des causas publiques,
et où reviennent sans cesse les mêmes idées <t les mômes peram-
nages. Isi^e a onze discours, et ce^ont toutes causes civiles d'une
même espace, questions d'héritage. De Lycurgue, bous ne possé-
dons que son accusation contre Léocrate. Hypt^ride, si les tiiëcles
l'avaient épargné, nous aurait sans doute offert, avec plus de puis-
sance et de passion, la même variété que Lysias; seulenrent il ne
nous est connu que par les débris récemnieat retrouvés de quatre
discours.
Dans Lysias au contraire se rencontrent des modèlea des trois
genres, démomlratif, dêlibèrirtif et judicmire. Parmi ses discours
judiciaires, qui ont fait surtout sa réputation, il y a des causes o-i-
minelles qui ne louchent qu'à la vie privée, comme le discours sur
le meurtre d'ÉrittoHhène, un séducteur pris en flagrant délit et twé
parle mari;, il ya des causes criminelles qui 9«rt de vrais procès
politiq'ies, comme les plaidoyers contre Agoralvs et contre cet an-
tre Ératosthène dont nous avons d»*jà parlé; il y a enfin des plai-
doyers civils et des questions d'aiffafres. Toutes les formes de la pa-
role publique, au temps où vivait Lysias, sont représentées dans-ce
recueil. Ce n'est pas totrt. On peut se faire encore une idée de ce
que nous appellerons la « première manière n de Lysias, de ce çn^fl
écrivait pendant sa jeunesse, avant de travailler pour les tribunaux.
On ne nous a point CMiservé d'ouvrage de cette époque dont l'ao-
ftienticité soit certaine o» m^e probable ; les données ne nous
manquent pourtant pas sur ce que pouvait être alors le jfoùt de
notre orateur. Dans le Phèdre, te disciple de Socrate lui récite,
comme étant de Lysias, nn drscoun à vn adolescent aor l'amour
qui a donné lieu à Men des iSiscussions. &t-ce, connne quelques^
■ Google
852 BEVDE DES DEUX UONDES.
uns l'ont soutenu par des raisons spécieuses, une œuvre originale
de Lysias? Platon l'aurait transcrite dans son dialogue pour faire
ressortir par !e contraste la noblesse et l'élévation des théories so-
cratiques, comparées à ces pauvres inventions des sophistes. N'est-
ce au contraire qu'un ingénieux pasUche, comme celui qu'il fait à
plusieurs reprises, dans le Gorgias et dans !e Profagoras, du style
de ses interlocuteurs, des locutions et des tournures qui leur sont
familières? Les deux opinions peuvent se défendre; j'inclinerais
pourtant pour la dernière. Il n'était point dans les habitudes des
anciens d'insérer dans leurs ouvrages des pièces de rapport, des
pages écrites par une autre main. C'est ce qui explique comment
Tite-Live et Tacite se croyaient obligés de refaire l'un les discours
du vieux Caton, l'autre celui de l'empereur Claude, dont ils avaient
l'original sous les yeux. Même en cherchant à parler comme autrui,
on garde toujours quelque chose de son propre accent. Par là, on
évitait les dissonances trop marquées; on obtenait, avec une heu-
reuse variété de nuances, une couleur d'ensemble harmonieuse et
fondue. Ce qui parait donc le plus vraisemblable, c'est que Platon,
avec sa verve enjouée et féconde, se sera diverti à copier lus procé-
dés et le tour de Lysias ; c'était montrer que, si les ennemis de la
rhétorique méprisaient ces fausses beautés, ce n'était point par im-
puissance et par envie, qu'il leur aurait été facile, s'ils avaient dai-
gné s'y appliquer, d'égaler ceux qui faisaient un si mauvais usage
de leur talent. Si ce discours n'est point de Lysias, Platon n'aura
rien négligé pour imiter sa langue et ses allures, de manière à faire
presque illusion môme aux contemporains. On est donc autorisé à
juger jusqu'à un certain point Lysias rhéteur et sophiste d'après ce
badinage où s'est joué l'auteur du Phèdre. Or l'expression n'a pas
ici les hardiesses pompeuses et le luxe poétique de Gorgias, on n'y
trouve qu'une élégance laborieuse et vide. Les idées manquent, et
le style a partout quelque chose de fi'oid et de compassé. Si cela
n'était très court, on sentirait bientôt la fatigue.
L'Eloge fum^bre des Athéniens qui avaient péri en défen lant Co-
rinthe contre les Lacédémoniens est-ii de Lysias? C'est fort dou-
teux. On a peine à comprendre que, plusieurs années après lè dis-
cours contre Ératosthène, où la pensée et le style ont une si saine
et si mâle simplicité, il ail écrit ces pages tout artificielles où man-
quent les idétis, où le monotone et symétrique parallélisme de la
phrase rappelle Antiphon et Gorgias. Il y a pourtant une explica-
tion plausible. Le sujet rentrait dans ce genre du discours d'ap-
parat où Lysias avait obtenu ses premiers succès. En se retrouvant
Sur son ancien terrain, n'aurait-il pas été entraîné à reprendre ses
vieilles habitudes de rhéteur, à retomber ainsi dans l'affecté et le
■ Google
CN LOGOGBAPHE ATHÉNIEN. 863
conveouî Ce serait une rechute. Quoi qu'il en soit, pour que l'on
ait attribué ces pages à Lysias, il faut que l'on ait eu de lui des ou-
vrages écrits dans ce goût. Le recueil nous offre eacore un autre
opuscule qui a quelque chose de ce mâme caractère; il est inti-
tulé Accusation d'injure contre des camarades (icpôî toùj ouvouoiacraç
xoxqXoymSv) . Ce singulier petit discours n'est ni un plaidoyer, ni un
simple exercice d'école ; il faudrait peut-être y voir plutôt une
lettre dont le thème, une renonciation formelle î l'amitié de gens
par qui on a été trahi, est développé à la manière des sophistes.
Cette froide et obscure composition ne mérite pas d'ailleurs qu'on
s'y arrête. Hâtons-nous d'arriver à des œuvres plus dignes de nous
occuper et de nous retenir. Lysias sophiste n'étût qu'un disciple
de plus parmi tant d'autres qui s'évertuaient à marcher snr les
traces de Tisias et de Gorgias. Qu'il fût resté dans cette voie, son
nom n'aurait échappé à l'oubli que grâce à l'honneur que lui a
fait Platon de le railler et de le parodier. Le véritable Lysias, le seul
qui tienne à juste titre une grande place dans l'histoire des lettres
grecques, c'est le Lysias des vingt dernières années, Lysias homme
de parti et avocat, dégoûté des vains jeux de la rhétorique, par-
lant, soit en personne, soit par la bouche de ses cliens, aux citoyens
rassemblés sur le Piiyx et devant les tribunaux.
La réputation de Lysias et sa supériorité s'expliquent par le tact
avec lequel il a su approprier le pian, le style, tout le caractère de
ses discours, aux conditions très particulières que les habitudes
athéniennes imposaient à celui qui faisait profession d'écrire des
plaidoyers. Lysias est le type le plus accompli et comme l'idéal du
logogrnphe ou de l'avocat athénien, qui différait à beaucoup d'é-
gards de l'avocat romain ou de l'avocat dans les sociétés modernes.
Pour bien faire comprendre l'originalité de Lysias, il nous faut re-
venir avec quelque détail sur ce qui n'a été qu'indiqué dans une
précédente élude à propos d'Antiphon, le premier qui ait donné
l'exemple d'aider de son talent les plaideurs embarrassés pour
composer eux-mômes les discours qu'ils devaient prononcer devant
le tribunal (1).
Le mot d'Aristote cité au début de cet essai traduit fidèlement
l'idée athénienne ou plutôt l'idée antique : chaque citoyen, pour
être complet, doit suffire à toutes les exigences et à tous les devoirs
de la vie publique. Rompu dès l'adolescence aux exercices gym-
nastiques, exercé ensuite au métier des armes, tout Athénien, en
(1) Voyez la iteuiie du 1" [ivrier 1811. Le Véritable caractère du logographe atlié-
Dien et les différences qui lo distinguent de l'avocat maderue ont âtâ pour la pre-
mière fois aperçus et signalés chex nous par H. Egger, dans une inti^rcssante ûliide ,
qu"il a recueillie dans sesif^moiMi dt IHtiraturt aueienn*, p. 355. )*jlc
8M BfVUB DES DEUX MONDES.
temps de guerre, devait servir, s'il était riche, dans la cavaleriet
s'il était pauvre^ soit dans l'infanterie,, soit sur la (lotie comme ra-
meur. En temps d« paix, il élaJi, tenu de coniialue assez les inté-
rêts, le» alTaire» et les lois de son pays pour suivre les disoussioas
sur le Payx, pour voter eu conoaiâsaoce da cause, et présider
Gomme proëdre l'assemblée, comme prytane le sénat,, comme
archoMte le jury : toutes fonctions pour lesquelles oo était désjr-
gBé par le sort. Chacun devait avoir une opinion poljtiigue. Se
désùuéresser de la cliose pubJiq,ife, comme on l'a fait chixt nous
trop longtempB, eCit paru une trahison. Solon lui-même avait or-
àonné à tout citoyen de prendre parti dans les discordes civiL's. Il
en éuit de même pnur les luttes judiciaires. Athènes, pas plus qiie
Borne, ne connaissait l'insiiULtion du ministère public;, pai' excep-
tion seulement, dans certains cas de haute trahison,, comme dans
le procès d'Ajitiphon, queli^jues orateura pouvaient êtie cliargésde
réclamer au nom de L'état le châtiment du coupable. Dans le cours
ordinaire des- cbeses, ce n'étaient pas seulement Us magistrats qui
était-nt chargés da veiller à l'exécution des lois; tout particulier de-
vait aussi relever et poursuivre devant les- tribunajix les délits qu'il
voyait commettre, âur le champ de bataille, c'était avec l'épée et
le l^ouclier que le citoyen repoussait l'étranger. Dans la cité, il de-
vait se servir de la parole peur attaquer l'ennemi de l'intérieur, le
violateur des lois; c'est parla parole qu'il devait se défendre ooatce
d'injustes accusations.
Sans doute il n'aur^t pu venir à la pensée de personne d'exiger
de chaque citoyen des talens militaires ou de l'éloquence. La cité,
qui, pendant deux oms-, soumettait à. des exercices commuas les
^/^V^esou jeunes gens, ne se chargeait guèra à cette épeifue d'autte
chose que d'assouplir et de fiDiiilier Leur corps par la gymna»-
tique; elle les «ivoyait eueuile pendaiit une autre année fairo
l'apprentissage de la vie militaire en tenant garnison dans les for-
teresses de l'Attique et en campant sm la frontière. C'était là peut^
être, avec quelques élémena d'écriture, de Lecture et de musique,
toute l'éducation publique; ce que nous appelons l'insù-uclion. était
abandonné à l'initiative privée. Allait qui voulait et qui pouvait
chez les grammairiens, avec qui l'on étudiait les poètes, ou chae
les maîtres de dialectijgue et de rhétorique. La. riiéLorique, avec sa
prétention hautement avouée de persuader a.ux hommes tout ce que
l'on avait intprêl à leur faije croire, était trop suspecte au peuple '
pour que la cité en prît l'enseignement sous son patronage; elle
était trop siibLiie, trop i-aflinée, pour s'adresser à d'autre» qu'aux
gens de loisir, déjà préparés par une première culture littéraire.
Aux citoyens qui avaient assez d'argent pour payer les maîtres qui
■ Google
HN LOSOOBkPtIE ATR^mSN. 86B
la professaient et aswz de temps pour s'y exercer seas lenr drrec-
tton, elle assurait dans les discassioire une supér'rorité mariuée.
Sans doute, grâce à des dons de naissance et à l'habitude de fré-
quenter asaelnbl^ et tribunaux, nn certain nombre d' A ihémens ar-
rivaient à parler en public sons avoir t^té élère» des rhéteors; quel-
ques-uns mâme, comme Cléon et d'autre» di^mngogiie!*, se rainai«nt
nne réputation comme orateurs. Pourtant dès la guerre du P^lopo-
Dèse c'était là. l'exception -. les progrèâ de la rh)^toriqiie me^taienrt
trop de diiïérence entre ceux qui avaient (étudié la pni"ole comme un
an et ceu^ qui devaipnt tout à une n:iturelle facilité (i'élocution et à
leur ex|)énence. Tout d'ailleurs allait en se développant, en se com-
pliquant : les affaires puWiques d 'venaient plus difficiles k conduire
à mesure que s'élargissait l'hoiiaon , les alFaires privée» étaient de
moins en moins simples à mesure que s'accroisBait la richesse, qne
8e créaittnt des intérêts oouveaos; les lois se moiliriaient, le nmnbre
ne cessait de s'en augmenter. Depuis qu'Athènes a plua de dépen-
dances extérieures, plus de colonies et de comptoir», une manoepluB
florissante, un commerce plus actif, plus de citoyens se trouvent hs-
bituel lement retenus par leurs <K;capaiion9 et le soin de leur fortune
loin de l'agora. 11 n'y a jamai» ea à Athènes- autant de difFi-rence
qu'il y en avait à Home et qu'il y en a clieï rous entre les- gens in-
struits et aisés et le matelot, l'artisan, le laboureur; oettediSerenoe
était pourtant déjà bien plus marquée du temps de Lysias que du
temps de Solon ou d'Aristide. Ces fêtes de IVsprit qu'ofl'j'aient à la
cité lesclit^fsd'tEUvrede la plastique, les-représenlations théâtrales,
les débats politiques et judiciaires, le petit peuple en avait bien sa
pan. 11 n'était point resté insensible ài toutes ces nobles émotiiins;
mais ses progrès ne pouvaient paa se cnmpa''er à cent des riches
bourgeois, et ci; qui avait encore rompu l'équ'libie et altéré la pro-
portion, c'était la grande quantité d' Atlw^iiiene qui vers cette époque
vivaient d'ordinaire hors d'Athiînes, en Eubt^e, à L'-mnos, àhnhroa,
à Samos et dans d'autres possessions lointaines. Après Périclès, on
avait vu naître cettu prosj savante que les sophistes et Thucydide
avaient écrite les premiei-s, dont s'étaient bientôt sen'is à la tri--
bune Antiphon, Audocide, Critias, Tbéramène, Lysias et tant d'au-
tres de leurs contemporains. Cette langue nouvelle avec ses termes
abstraits, Sis nuauices délicates, avec la symétrie et la cad«nce de
ses phrases , on ne peuvait la pailer sans eu avoM- surpris te» se-
crets à l'école d'un maître. Ces jeux de la pensée, celte musique
d'un ! prose soumise i des lois presque au-ssi sévères que celles de la
poésie, étaient duvenus pour le peuple une jouissance dont il était
avide; ceux qui ne pouvaient la lui fournir perdaient par 1& presque
toute chance de se fûre écouter. Commeat engager ensuite , désar-
, Google
856 tETOE DES DECX HUXDES.
mes et comme vaincus d'arance, une latte de parole avec ces-pri-
vilégk'S qui avaient fait de l'art de parler l't^tude principale de
leur vie?
A l'assemblée, au sénat, ceus qui ne se sentent point éloquens
en sont quittes pour écouter et se taire. C'est ainsi que, malgré
l'appel adressé à l'ouverture de la séance, par la voix du héraut, à
tous les Athéuiens, il n'y a jamais qu'un petit nombre de personnes,
toujours les mêmes, qui prennent part aux discussions. Ces per-
sonnes sur qui porte d'ordinaire tout le poids du débat, ce sont let
orateurs (oî ^irufti) . Il en est ainsi dans nos chambres, où la plu-
part des députés n'abordent jamais la tribune.
Devant le jury, on n'avait point, comme au Pnyx, la ressource de
l'abstention et du silence. Tout Athénien pouvait avoir soit à dé-
fendre sa fortune, son honneur et sa vie contre l'agression d'un en-
nemi, soit à prendre l'olTeniive pour résister à d'injustes préten-
tions. Les Grecs ont toujours été prompts à la dispute. Depuis
qu'Athènes est devenue une cité policée, dotée par Solon et ses
successeurs d'une législation admirée et respectée, on a perdu
l'habitude de s'y faire justice à soi-même; mais en revanche les
procès y sont fréquens. Comme juges ou comme plaideurs, les
Athéniens y trouvent une dtstraclion et des émotions qui leur sont
chères; c'est Aristophane qui a suggéré à Racine son Perrin Dandin,
et leg GuPpes sont une immortelle satire de ces goûts processifs des
Athéniens. II n'est donc personne, si humble de situation et de for-
tune, ou si doux de caractère qu'il puisse être, qui se sente assuré
(le ne jamais aller devant le tribunal. Il eût été dillicile, j'imagine,
de rencontrer alors dans Athènes un citoyen n'ayant pas, au moins
une fois dans sa vie, lancé ou reçu une assignation, comparu comme
demandeur ou comme défendeur. Comment donc s'en tirer, si l'on
avait en face de soi un adversaire qui maniait bien la parole? Les
juges étaient gâtés par les orateurs de profession qui paraissaient
souvent à leur barre; comment s'en faire écouter, si on n'était point
capable du leur parier le langage auquel ils étaient accoutumés? Ce
fut alors que, comme il arrive souvent en pareil cas, la force des
choses suggéra un expédient qui diminua le mal, qui écarta tnut au
moins l'imininence du danger. Cet expédient était trop original, il
est resté trop particulier à Athènes, pour ne pas mériter toute notre
attention. Ni ù Rome, ni dans le monde moderne, on ne trouve lien
de pareil.
On n'eut l'idée ni d'appeler des avocats ofTicieux, comme ces pa-
troni que. Rome a connus presque dès son origine, ni d'instituer une
corporation de légistes chargés, comme les membres de notre bar-
reau, de représenter le plaideur. De l'une ou de l'autre manière,
■ Google
DN LOGOGRAFHE ATHÉNIEN. 857
c'eût toujours été permettre au citoyen une abdication partielle. Le
législateur et l'opinion se servent refusés alors à faite cette dan-
gereuse concession, à consacrer de leur approbation formelle ou
tacite le principe de cette décadence. L'idée que le citoyen devait
par lui-même suflire à tous les devoirs de la vie civile était encore
au fond de tous les esprits; mais en fait, depuis qu'il y avait un art
de la parole qui n'était point à la portée de tous, la plupart des
Athéniens se croyaient presque à la discrétion de quelques privilé-
giés, seuls instruits à. manier ces armes nouvelles et puissantes.
Que firent-ils donc? Ils s'adressèrent à ceux-là mômes par qui ils
se sentaient menacés; ils sollicitèrent leur aide et leur concours,
ils l'obtinrent aisément. L'accord qui s'établit devait être avanta-
geux pour les deux parties. En se mettant à, la disposition de tous
ceux qui avaient à parler et qui se méfiaient de leurs forces, les
élèves des rhéteurs augmenteraient le profit à tirer d'une science
qui leur avait souvent coûté cher. Aniiphon fut le premier à com-
prendre tout ce que pouvait rapporter ce métier; le premier, il
composa des plaidoyers pour autrui. Son exen.ple eut aussitôt de
nombreux imitateurs. Hors Eschine et peut-être Lycurgue, il n'est
pas un des orateurs célèbres d'Athènes qui n'ait ainsi travaillé pour
le client. Les hommes d'état, comme un Démosthène ou un Hypé-
ride, ne chercliaient là qu'une occupation accessoire, qu'un moyen
de gagner l'argent nécessaire pour supporter les charges de leur
situation ou pour subvenir à leurs goûts de luxe. D'autres, comme
par exemple Isée, n'ont été que des logographen; on pourrait les
comparer à ces rares avocats qui, de notre temps, se contentent de
plaider le plus possible d'affaires et ne visent pas à la di^putatïon.
Avant de multiplier ces rapprochemeos qui s'offrent d'eux-mêmes
à l'esprit, il convient d'insister sur une différence qui est capitale.
Chez les Athéniens, comme chez nous, le client va trouver un
homme qui a étudié l'art de la parole, qui connaît les lois du pays
et le tempérament des juges; il lui expose son affaire et liji fournit
toutes les pièces à l'appui. Le logographe étudie la cause, classe
son dossier et rédige le plaidoyer; mais, et c'est par là qu'il se dis-
tingue du patron romain comme de l'avocat moderne, au lieu
d'écarter du geste son client et de se lever à sa place devant le tri-
bunal, il reste en quelque sorte caché derrière lui; son rôle est ter-
miné quand il lui a remis, écrit sur un rouleau de papyrus, l'ac-
cusation ou la défense à prononcer. C'est au plaideur à l'apprendre
par cœur, à la graver dans sa mémoire et à la débiter de son mieux
le jour du débat judiciaire. Dans ces conditions, tout citoyen appelé
à comparaître en justice a encore à payer de sa personne. Sans
doute c'est le logographe qui a disposé les pièces, réuni les textes
■ Google
858 KHTtlB DES DEUX KOICDES.
de loi, composé m^mc tout )e dincoiirs: mais, tanitis que deraiit
nos tribunaux le plaideur en matière criminelle est tenu seulement
de répondre auï questions dti présidprtt et qu'en matière mile U
ne se montre point à la barre, à Athènes, i) lui faut toujo^irs po^-ter
lui-même la parole; il doit, le cas échéant, savoir braT^T une in-
terruption ou improviser une courte répHqne. Le conconrs de
l'avocat rendait moins toarde pour l'Athénien cette l&che de la pa-
role pub)t(pre; mais elle ne l'en dîspensnit pas. Eût-il en poche le
plus beau discours de Lfsiaa ou-de Df^mosthène, il fallait encore
qu'il ne tremblât pas devant rni ainlitoire, qu'il restai mrrhre de
aes idéfs et de sa langiii;. Toot en faisant leur part aux besoins
nouveaux, cette combinaison avait in mérite de résen-er le prin-
cipe. Le citoyen restait toujours oblig-^ dans une certaine BiesHiç
de suflire par lui-même à toutes Ibs exigences de la vie publique :
il ne pouvait pas plus se di'clmrger sur an avocat du sohi de sa
défense que sur un mercenaire du devoir de combattre l'enn^ni.
IIK
II nous reste à indiquer, d'après Lysias, quelle influence ces con-
ditions spéciales exercèrent swr l'éloquence judiciaire à Athènes. Il
doit, on peut en être sur à l'avance, y avoir des différence* très
marqiié'S- entre le ton des plaidoyers atliques et celui de plaidBjerî
romains ou français. Autant l'avocat moderne peut parfoi» couvrir
son client de sa personne et augmenter ainsi les cb.ince9 de soceès,
autant l'avocat athénien est tenu de se dérober et de se faire ou-
blier. C'est que son intervention n'est que tolérée par les- juges.
Si on rayait pu, comme on l'aurait empêché de se glisser derrière
le plaideur, de lui soulHjr les paroles qu'il répétera au tribnuall
Mais par quel» moyens atteindre cette fraude et la rendre im-
possible? Quand on entendait un homme ordinaire prononcer on
plaidoyer remarquable, la plupart des juges devinaient bien vite
que oe discours n'appartenait à celui qui le débitait que pour avoir
été acquis à beaux deniers comptans; les amateurs sav^ent même
dire qnel logograpbe renommé en était le véritîdjile auteur. «C'est
dn Lysias, u muraiiirait-on à l'oreille du voisin. « Non, répondait
l'autre, je pencherais plutôt pour Isée. Remarquez cet exordfe,
Toyet comment est traité ce lieu-commun, comment cette loi- est
eipliquée. » En tout ca», on reconnaissait là le style d'un honHse
du métier; personne cependant n'était censé en rien savoir, paire
que personne n'aurait pu le prouver. LeS' juges avaient ewcoFe
deiu autres raisgos de fermer ks yeux. Dfui» cetts viUe où fiMSon-
■ Google
UN' LOeOGRAPUE ATKBMBM. SW
naient les procès, beaairoi)p> d'entre eux avalent eu déjà à consulter
un avocat; d'autres sedtsaient qu'Us y viendraient tôt ou tard. Ea-
Qn les jt'ges y trouvaient aussi leur compte; ils y gagnaient ud
plaisir dont tout le monde à Athènes était plus ou moins friand,
î'occasioo d'eotendre souvent tes maitrea mêmes de l'éloquence leur
parler par la bouche de» plaideiirs^
Paas que les jirges, moitié de force, meidé de gré, respectassfflU
ainsi une firtion dont ils n'étaient pas dupe», il Tallait que les logo-
graplies les y aidassent de leur mieux. Pi us ils étaient habiles, plue
ils s-'a|)pliqiuient à no le paraître pas. Leur idéaJ, c'était un dis-
cours qui eût tout l'air d'être Tosuvre naïve de ce que les Grecs ap-
pelaient un simple particulier (idvf'rrr.q] ; ils entendaient par là un
homme étvanger à l'art, sans ItabJtude des assemblées et des tri-
bu :ia<jx, un bon bourgeois qui ne se décide qu'à grand' peineT con-
traint par la malice de ses ennemis, à défendre son droit. Après avoir
par un exorde honnête et modesie bien disposé 1«9 esprits en sa
faveur, il raconte d'un ton uni et familier les faits tels qu'ils se sont
passés, avec l'apparente candeur d'un homme qui ne saurait même
pas comment s'y prendre pour y rien ajouter et pour les présenter
sous des couleurs mensongères. Ce discours doit paniitre improvisé;
il faut que l'on y sente s' ép;uicher,ico:nme elle le ferait san&a))prêt.ni
eiïort dansuoe conveisation entre amis, l'âme d'un honnête homnie;
il faut que son caraoLère et ses habitudes d'esprrt semblent s'y ré-
véler à son insu dans un récit sincère où rien n'est voulu ni cal-
culé; il faut que Ton y entende parler l'homme même tel que l'oût
fait la nature, !a vie, l'âge, la condition sociale.
Lysias excelle à produire cette illusion; il était célèbre chez les
anciens pour soaj étkopœia, c'est-à^-dire pour l'art consommé avec
lequel il donnait à> chacun de ceux pour lesquels il écrivait l'accent
et le ton qui lui convenaient. 11 y mettait le même soin qu'un poète
dramatique ou un romancier à la création de ses p Tsonoages. Il y
a mieuL, chaque plaideur s'exprime chez lui d'une manière plus
iûdividuella, plus vraie qu'il ne l'aurait fait, s'il eût tiré son dis-
cours de son propre fonds^ L'homme du. commun, obligé de pai-
laltre en public, n'aurait pas sti ou pas osé parler de l'abondance de
son cœur; il.aurait craint d'être trop simple et de paraître Daifril
aurait forcé sa voix en cherchant l'éloquence, il aurait pris un lan-
gage et une attitude de commande^ et so serait cru. obitgiê, pour
employer un mot familier qui rend seul notre pensée, da « poser »
devant ses juges. On devine tout ce qu'y auraient perdu la vérité et
la vie. PéuéUant observateur, Lysias, après avoir causé ^eo son
citent et avoir obtenu de lui, dans le silence du cal)inet, un réfiit
sincère, le aonnaiasait niisux> qu'il, ne sa connaissait luir-inôme: il
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830 B£rU£ DES DEUX UONDES.
entrait dans S3S sentimans, dans sea idées, daas ses mœurs. Quand
il était devenu pour un moment, par cet effort d'esprit, comme une
vivante copie de son client, comme une seconde épreuve tirée par
la nature du même moule, il avait sur lui cet avantage, qu'il savait
mieux traduire ce qu'il avait dans l'âme. Ce personnage, souvent
fort insignifiant ou tout au moins regardé comme tel jusqu'alors,
prenait ainsi, dans le discours que lui prêtait l'orateur, une physio-
nomie espresbtve et originale que ses amis même n'étaient point
accoutumés à lui voir. C'était bien lui, c'était bien sa ligure, sa
tournure et son langage; mais tout cela avait pris quelque chose de
plus vif, de plus marqué et de plus tranché, qui laissait une em-
preinte plus nette dans la mémoire.
L'art, on ne saurait le nier, est plus vrai que la nature. Dans
chacun de nous, la faculté maîtresse, comme on dit aujourd'hui, ne
se révèle que de temps en temps et parfois à de longs intervalles. Il
en est de même des traits du visage; ils ont par instans chez telle
personne un caractère très singulier, qui manifeste clairement les
qualités ou les défauts de son âme; puis cette expression s'(^teint
tout d'un coup, et fait place à un sourire banal, à un masque de
convention : elle ne reparaîtra que plus tard, dans un autre mo-
ment d'énergie et d'abandon. Ce fond indestructible de notre être
se dérobe, dans le train ordinaire de la vie, sous mille accidens qui
nous modifient à la surface; il se cache sous les apparences de l'é-
ducation et de l'habitude qui, dans une société polie, tendent à
effacer les différences que la naissance a mises entre les hommes;
mais cet élément individuel et durable qui échappe souvent aux
regards distraits de la foulR, le grand artiste, historien, poète ou
peintre, le devine tout d'abord de son œil perçant; il le dégage de
ce qui l'obscurcit, et il l'accuse, il le fixe dans l'image qu'il trace, il
y fait prévaloir ce qui est permanent sur ce qui est variable et
transitoire. Il insiste sur ce qui finit toujours par reparaître, et qui
nous distingue ainsi des autres hommes; il néghge ce qui nous
est commun avec nos semblables. On peut dire en ce sens que tel
portrait de maître est plus vrai que son modèle : c'est qu'il lui donne
une expression que l'on ne trouvait pas toujours dans l'original, qui
ne brillait dans ses yeux que par momens, quand la passion, l'intel-
ligence ou la bonté venaient éclairer un visage qui d'ordinaire sem-
blait vulgaire, morne et disgracieux.
Ce talent de saisir les traits caractéristiques de la nature hu-
maine et de se transformer en autant de personnages que l'on a de
cliens était nécessaire au logographe; l'avocat moderne, qui parle
toujours en son propre nom, n'a pas besoin de le posséder au
même degré. A cette qualité s'en rattache une autre que l'on ad-
, Google
DN LOGOGRAPHE ATllÉMEM. 861
mirait aussi chez Lysias : c'est ce que les critiques anciens appel-
lent lVnar^f<j'a ou le don de fiiire voir les objets, de les mettre sous
les yeux de l'auditeur, de telle sorte qu'il croie assister à la scène,
à l'acte qu'on lui raconte. Le plaideur était censé rapporter ce qui
lui était arrivi^ à lui-même; on voulait trouver dans son récit la
vive impression de ce qu'il avait pensé ou senti dans tel momeat,
la précision d'un témoin onulaïre, l'émotion de l'homme qui rap-
porte des événemens auxquels il a été mêlé et où ses plus chers
intérêts étaient en jeu. Pour montrer ainsi aux autres les choses et
les personnes, il faut commencer par se les représenter à soi-
même, par s'en donper la sensation nette et forte, par créer ainsi
dans son esprit une sorte d'hallucination volontaire. S'il ne remplit
pas cette condition , le logographe n'atteindra pas son but, il ne se
confondra pas avec son client au point que les juges ne puissent les
distinguer; il ne semblera point parler dans sa propre cause.
Pour ce qui est de la composition dans ces plaidoyers, il y fallait
d'abord éviter tonte complication qui aurait nui à la clarté. Les
plaidoyers athéniens sont courts, surtout au temps de Lysias, et
cela pour plusieurs raisons. C'est en premier lieu que les tribunaux
athéniens, très occupés alors, mesuraient le temps aux plaideui'S,
au moins pour toutes les causes d'importance secondaire; placée
devant le grelTier, la clepsydre, le moment venu , leur coupait im-
pitoyablement la parole. C'est aussi que l'on ne pouvait attendre
d'un simple bourgeois, tant qu'il fut obligé de se sufliie à lui-même
devant les juges, qu'il entrât dans d'aussi longs développemens
juridiques que chez nous l'avocat, dont la vie tout entière est con-
sacrée à l'étude des lois. Accoutumé à manier les idées générales et
à commenter les textes de la loi, le logographe athénien aurait
pu se donner plus libre carrière; mais ii fallait tout à la fois qu'il sau-
vât les apparences et qu'il ménag^'àt la mémoire de son client. Les
discours de Lysias sont donc d'une brièveté qui étonnerait nos avo-
cats, dont plusieurs sont fiers de remplir toute une audience, de
parler une d .■mi-journée sans s'arrêter; nous n'avons point dans
notre recueil de plaidoyers qui aient dû prendre au tribunal plus
d'une heure, et la plupart ont à peine duré la moitié de ce temps.
Les juges étaient sans doute reconnaissans envers les plaideurs qui
savaient épargner leurs momens. Il me paraît vraisemblable que
souvent Lysias n'a point voulu remplir tout l'espace dont il dispo-
sait. Dans un cadre aussi restreint, il n'y avait point lieu à des di-
visions très marquées; elles eussent donné à chaque partie du dis-
cours, prise séparément, quelque chose d'étranglé et de mesquin;
l'effet gnéral aurait souffert de ce morcellement. L'orateur- a un
plan, mais il a soin de ne pas l'indiquer lui-même, comme il y a
, Google
89S HTtJE DES nCl HORDES.
parfms profit à te fahre dans des ouvragée plus étendus, qui TÎg-
quent de lasser l'attention de l'auditeur. lisait trop bien fion mé-
tier pour n'avoir pas à l'avanee distribué ses moyens et groupé
ses idées; toutefois il n'en avertit pas ses auditeurs. L'ordre est plu-
tôt iiTt(*neur qu'e:itérieur, ri^l qu'apparent; on arrive au bout du
discours sans avoir remarqué les chemins par lesquels on a été con-
duit. C'est là encore une précaution et un artifice qui s'expliquent
par les comtitions mêmes de la tacite imposée an logographe. Les
juges croyaient ainsi écoutiT moins un plaidoyer, œuvre tiiéditée
d'une habileté professionnelle dont il eût fallu se méfier, quu la
conversation d'un honnête homme qui (ionnQ,de bonnes raisons,
parce qu'il a l'esprit net et le droit pour lui ; tïc trouvant pas d'ofcs-
cnrilé dans les idées qu'on leur exposait, ils se laissaient aller h
penser qu'il n'y en avait point dans les choses, et que toute la
mauvaise foi, tous les torts étaient du côté de l'adversaire.
■Quant au style de ces discours, le caractère en est aussi déter-
miné par le besoin de produire cette même illusion. Celui qui est
censé parler, c'est an homme du commun qui le plus souvent dans
l'exonie se défend d'avoir jamais étudié la rhétorique ou appris A
tromj)er les juges en poursuivant dt:vant eux de ses démmciatloas
les citoyens paisibles. Sa diction doit dwic -se rapprocher autant
que possible des allures d'an r6cit comme celui qu'un homme,
pourvu qu'il ait du sens et du cœur, peut faire, tout ému par le
danger et la conscience de son droit, devant des concitoyens, ses
^aux et ses juges, dont il attend protection et justice. Un Cras-
sus, un Gicéron n'avaient à Rome aucune raison de s'interdire les
figures les plus hardies et les plus variées; ils pouvaient étaler (faos
leur plaidoyer toutes les pompes ou y répandre toutes les grâces
d'une langue riche, colorée et savante : tant mieux pour eux s'ils
faisaient adn)ifer leur talent en même temps qu'ils défendaient tes
intérêts de leur client. Le goût seul était la mesure de ce qu'ils
pouvaient oser comme écrivains. A Athènes, pour un Lysias ou un
bée, la première qualité du style oratoire, c'était d'être simple.
Celte simplicité est bien loin d'ailleurs de la trivialité et de la gfos-
sièrelé; elle a au contraire, dans le choix des mots, la justt^se des
termes, la merveilleuse transparence de la langue et la finesse do
tour, je ne sais quoi d'aimable et d'ingénu qui a toujours charmé
les délicate. Ce serait la perfection de la nature, si la nature à «lie
seule pouvait jamais atteindre à cette élégante pureté; c'est le dcF-
nier effort d'un art d'autant plus exquis qu'il réussit à se faire
oublier.
Dans les premiwB temps, l'éloquence athénienne répugnait sin-
gulièrement i l'emploi du pathétique; elle ne s'y accoutamera qtra
■ Google
UN &0GOGHAPHE ATHÉNIEN. SdS
par degrés, à mesure que' le goût changera, et pour en trouver des
exemples qui puissent être comparés à ceux que nous oiïie Télé-
queiice romaine, il nous Caudra desceudre jusqu'à la dernière ^t^né-
raùon des giande orateurs attiquepi, jusqu'à Lycurgue, Hypéride,
Eiicliine vt Démoetlièue. An commencement du iV siÉclc, de grands
mouvernens d'indignation et de colère, d'impétueux élans de dou-
leur ou de baine eussent surpris et choqué dans la bouche des par-
ticuliers qui venaient demander justice aux tribunaux; on y aurait
soupçonné l'inspiration d'un rliétenr liabite à remuer et à uoubler
l'àme bumalne pour lui faire perdre de vue la véiilé et la justice. 11
faudrait pourtaatse carder dt: cruire que la passion manque à cette
éloqueace; fleuleineiit, au lieu d'j ticlater à grand bcuît, cuaiine elle
fait dans Cicéron, elle y reste toujours disci'èle et contenue. Dans
certaines p'''romisoi)6 de l.ysijts, la passion, longtemps com(irimée,
fait enfui expla^îtjA; mais c't'st l'ifxception. D'ordiuaire elle ne se
révèle que par le mouvement de la d-'uioiïstralimi,' qui s'acccl'^re, —
par l'accent, qui devient (jIus bref, pins âpre, plus mordimt, — par
quelque brusque apostrophe ou quelque importune question qui va
frapper l'adversaire au dtifaut de la cuirasse. L'eraleur attique J'ee-
seinlile à ces hommes qui ont à la fo's une âme ardente et uu mas-
que presque impassible : quand ils sont le plus irrités. Us n'ont ni
un gosle, ni un mot violent; -iiiais leur teint pâlit, leurs ileats se
serrent et leur voix prend un timbre sec et dur où s'accuse une co-
lère d'autant plus menaçante qu'elle est refoulée au dedans par la
voJouié,
Cette étHde des conditions sp«'ciales imposées au logographe par
les lois et les niœure athénieiines noits a montré quels dons variés
il devait posséder pour être à la baitteur de sa tâche. H lui faut une
expérience, une conua'iseance des hommes qui l'éclairé tout d'abord
Sur le caractère, l'esprit «t les habitudes du plaideur dont il va
prendj'e le |>e[-sonnage; il lui fini une vive imaginatiun qui le mette
pour un temps à la place de son citeut, qui le fasse enlrer dans ses
aentiniens et aes idées, qui lui représente, comme s'il les avait vus
lui-uiême, tous les évéjienipns qu'il est appelé à raconter. Ce n'est
pas tout : il est nécessaire que la main d'un homme du métier ne
se trahisse nulle part dans le discours, ni par un ordre trop artifi-
ciel et trop raide, ni par un «lyie orné et qui Sdnie l'érrivain, ni
par un pathétique qui seniblera't uike atUque À la coo^cience des
juges. -Le lôle de l'avocat albéûieu était donc autrement dillicile à
soutenir que celui de l'avocat romain ou français; il y fallait une
autre souplesse délaient et les reclierches d'un art bien plus déli-
cat et plus raffiné.
Ces rares qualités, qui ne devaient pas souTânt se trouver réu-
nies ctMz UQ .mânie-oraieur, J^^as Jes possède au suprdme degré.
D„j,i7<-,ib,.Googlc
864 BE7CE DES DEUX MONDES.
Pour s'en convaincre, il suffirait de lire le discours par lequel s'ouvre
notre recueil, et qui a pour titre ; Défeme à propos du meurtre
d'Ératosthine. C'est le plaidoyer d'un mari qui a surpris dans sa
propre maison sa femme en flagrant délit d'adultère; il a puni de
mort le séducteur. Accusé de meurtre par les parens de la victime,
il soutient que la justice et les lois l'autorisaient à agir comme il l'a
fait. Dans ce genre tout particulier que nous avons essayé de défi-
nir, ce discours est un petit chef-d'«;uvre. II débute par un exorde
simple et ferme où l'on sent chez le défendeur une telle conviction
de son droit qu'il paraît impossibb que les juges n'arrivent pas à la
partager. Vient ensuite un récit qui est un modèle de vivacité et de
vraisemblance. L'orateur y a groupé avec une singulière adresse
beaucoup de menus détails dont chacun a sa signification et son
importance; ils ont un caractère si intim'^, si familier, que l'on ne
songe pas un instant à le soupçonner d'avoir rien inventé ni même
rien arrangé. Cela vaut, dans un tout autre ton, la célèbre narra-
tion de la Milonienne. 11 reste à prouver que la loi, en cas de fla-
grant délit, permettait ce meurtre; quelques mots, quelques cita-
tions de textes y sufTîsent. On accusait Euphilétos d'avoir tendu un
gtiet-apens à Ératosthène; il fait attester par plusieurs témoins
qu'il n'y a rien eu de pareil, que, brusquement prévenu au mi-
liçu de la nuit par sa servante de la présence d'Ératosthènc dans
sa maison, il a couru en toute hâte chercher des amis qui l'aidas-
sent à surprendre et à châtier l'adultère. La péroraison est courte;
mais elle a de la force et de l'élévation. Ce n'est pas seulement sa
propre vengeance qu'a poursuivie te mari offensé; en frappant ce
séducteur, il a voulu défendre l'honneur de tous les époux, la sain-
teté de tous tes foyers domestiques : c'est un devoir qu'il a rempli,
et, loin de le punir, la ciié doit s'en montrer reconnaissante. Nous
aimerions à faire lire ce discours tout entier, mais nous devons nous
résoudre à n'en citer que la narration. On verra par cet échantillon
que les tribunaux d'Athènes avaient aussi leurs causes « grosses, n
et que tes avocats savaient y grouper ces piquans détails, y tracer
ces tableaux: de la vie intime qui font sourire les juges et l'audi-
toire. Laissons ta parole au meurtrier d'iîratosthène.
u Jujes, dil-it, lorsque je me fus décidé à me marier et que j'eus mis
une épouse dans ma maison, je m'arrangeai pendant tes premiers temps
po.ir ne pas ennuyer ma femme, mais pour ne pas la laisser non plus
trop maîtresse de faire ce qu'elle voudrait. le la surveillais de mon
mieux, et, comme il était naturel, j'avais l'œil sur ses démarches ; mais,
quand il me fut né un enfant, je a^mmençai, pensant qu'il y avait là le
plus sacré de tous les liens, à lui témoigner une entière confiance, je
ial rjmis même toutes mes affaires entre les mains. C'était d'abord la
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UN LOGOGB&PHE ATHEMEN. 865
meilleure des femmes, une merveilleuse ménagère, obstinée à l'épargne,
et qui gouvernait avec graud soin toute la maison. Par malheur, ma mère
mourut, et sa mort fut cause de toutes mes infortunes. Ma femme suivit
le convoi; cet homme l'y aperçut, et avec le temps il la séduisit; il avait
guetté la servante qui allait au marché, il l'avait chargée de porter ses
paroles, et c'est ainsi qu'il perdit la maîtresse. Il me fautJci vous dire,
Ô juges, — car je suis obligé d'entrer dans ces explications , — que ma
petite maison a deux étages. Le premier répond au rez-de-chaussée;
l'un est l'appartement des femmes, l'autre celui des hommes. Après la
naissance de notre enfant, la mère l'allaitait. Pour que, toutes les fols
qu'il fallait le laver, elle ne risquât pas de tomber en descendant l'es-
calier dans l'obscurité, je vivais alors en haut, et les femmes en bas.
L'habitude étaitsi bien prise que souvent ma femme s'en allait dormir
en bas auprès de l'enfant pour lui donner le sein et l'empêcher de crier.
Cela fut ainsi pendant longtemps sans que j'eusse jamais le plus léger
soupçon ; j'étais si naïf que je croyais avoir épousé la plus sage de toutes
les Athéniennes. Un peu plus tard, je revins un soir h l' improviste de la
campagne; après le souper, l'enfant pleurait et faisait le méchant, c'é-
tait la servante qui l'agaçait tout exprès pour le faire crier. L'homme
était en bas; je le sus par la suite. Pour moi, j'engageais ma femme à
descendre et à donner le sein à l'enfant, afin qu'il cessât de geindre.
Celfe-ci tout d'abord s'y refusait, comme joyeuse de me revoir après
mon absence; puis lorsque je me fâchai, et que j'insistais pour qu'elle
descendu, « tu veux, me dit-elle, rester ici seul avec la petite servante,
l'autre jour. déjà tu étais gris, et tu l'as prise par la taille, m Je me mis
à rire ; ma femme se lève, s'en va, tire la porte, comme par manière de
jeu, la ferme et prend la clé. Ne me doutant de rien, ne soupçonnant
rien, je m'endormis comme un bienheureux, fatigué que j'étais de ma
course. Quand il fit jour, elle revint, et elle ouvrit la porte. Je lui de-
mandai pourquoi la nuit les portes avaient batlu; elle me répondit que
la lampe qui brûlait auprès de l'enfant s'était éteinte, et qu'elle était
allée la rallumer chez nos voisins. Je me tus et pris cela pour argent
comptant. 11 me sembla bien, ô juges, qu'elle avait le visage fardé,
quoiqu'il n'y eiit pas trente jours que son frère fût mort; mais je ne m'y
arrêtai pas, et je sortis sans rien dire. Quelque temps encore se passa,
et j'étais bien loin de me douter de mon malheur, quand je me vis
abordé par une vieille qui, comme je le sus plus tard, m'était envoyée
par une femme dont ce séducteur avait été l'amant; celle-ci, irritée et
voulant se venger de lui, parce que maintenant il la négligeait, l'avait
surveillé jusqu'à ce qu'elle décrouvrlt la cause de son abandon. La
vieille donc, m'ayant attendu auprès de notre maison, s'approche et me
dit : H Euphilète, ne crois point que ce soit par envie de me mêler des
affaires d'autrui que je suis venue te trouver; c'est que l'homme qui
ion lOT. — ISTl. SS
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8âS REyOE DES DEUX UONDES,
VOUS outrage, la femme et toi, est aussi notre ennemi. Prends donc l'es-
clave qui va faire vos- provisions au marché et qui vous seri : mets-la à
la torture, et tu apprendras tout. Celui qui apit ainsi, c'est ÉraloetbèDe
du dème d'OEa; ta femme n'est pas la seule qu'il ait séduila; il en a
corrompu beaucoup d'autrest il en fait métier. » Ayant ainsi parlé, 6
juges, elle s'éloigna. Quant à moi, j'étais là, bouleversé, et tout me re*
venait à l'esprit, tout me remplissait de soupçons. Je me rappelais com-
ment j'avais été enfermé diins ma chambre, jo me souvenais commepL
celle nuit-là, ce qiii n'était jamais encore arrivé, les deux perles, celle
de la maison et celle da la cour, avaient batlu; je songeais au fard que
j'avais cru voir sur la figure de ma femme... Je rentre donc à la mai.-
son, j'ordonne à la servante de m'accompagoer au marché, el ja la lais
entrer chez un ds mes amis; là je lui annonce que j'avais appris tout ce
qui se passait à la maison. <> Tu peu\, lui dis-je, choisir de deux cboses
l'une : ou bien tu soras ballue de verges, mise au nioulio pour le faira
tourner, et lu passeras tout le reste de ta vie dans les plus grands maux,
ou, si tu veux m'avouer toute la viîrité, il ne te sera fait aucun mal, et
je te pardonnerai ta faule; mais, il ne faut pas mentir, ni me rien cacher
de la vérité. » tUe niait d'abord et me disait de faire ce que je voudrais,
qu'elle ne savait rien; mais quand j'eus nommé Ëralusiljèrie el dit que
c'était lui qui fréquentait ma femme, elle perilil contenance en voiant
que j'étais si bien informé. Alors elle se jelie à mes genoux, el, lorsque
je lui eus juré qu'elle ne serait point maltraitée, elle nie raconte tout,
comment cet homme, après l'enterremeni, l'avait abordée, comment
elle avait fini par se faire sa messagùre, et comment ma femme, avec la
temps, avait cédé, comment ils avaient ménaj;é leurs rendez-vous, com-
ment aux Tln'sniopliories, pendant que j'étais aux ciiainps, elle avait
été dans le temple avec la mère de son amaiu, enfin elle m'expose tout
dans le dernier détail. Lorsqu'elle eut tout dit, « que personne au monde,
lui répliquai-je, ne sache que tu as parlé; si lu dis un mol, je ne tien-
drai rien de ce que je l'ai promis. Je veux que lu me les fasses prendre
sur le fait; ce ne sont pas des paroles qu'il nie faut. Je veux, si la chose
est ainsi, la voir dii mes yeux. » Elle s'engage à m'en donner l'occasion.
« Api-ès cela, trois ou quatre jours se pasièrenl, comme la vous en
fournirai la preuve formelle. Je veux d'abord vous raconter ce qui se"
passa! kl dL-ruier jour, J'éiais intimement Ijé avec Sosiratos. Je le ren-
contrai après le coucher du soleil qui revenait des champs, et, pensant
que, si lard, daiks la soirée, il ne trouverait chez lui rien de prêt, je
Tengagiiai à souper avec moi : il m'accompagna donc à la uiaison; nous
montâmes dans la chambre d'en haut, et nous y prîmes notre repas.
Quand il fut rassasié, il se leva, et partit; pour moi, je m'endormis.
Alors, juges, arrive Ératosthène; la servante monte m'éveiller, et mv
prévient qu'il est en bas. Je lui dis de veiller sur la porte; je descends
$003 brait, je sors, et je vais chez celui-ci, chez celui-là, chez d'autres
■ Google
DN LOGOGBAPHE ATHÉNIEN. 807
encore de mes voisins. I^s uns étaient absens, d'autres se trouvaient au
logis. J'en emmène le plus que je puis de ceux que j'avais tcouvés; nous
prenons des torches dans une boutique tout près de la maison, et nous
revenons. La porte sur la me était ouverte,, grâce à la sacvante, quLse
tenait auprès; nous poussons celle de la chambre. Ceux qui entrèrent
Jes premiers et mui, dous voyons Ératoslhène encore couché près de la
femme; les derniers venus Faperçoivent gui se dresse nu sur le lit. Pour
moi, je me jette sur lui, je le frappe, je le renverse, je lui ramène et
je lui lie les bras derrière le dos; puis je lui demande pourquoi il a ainsi
pénétré dans ma maison pour l'outrager. 11 avoue qu'il est coupable,
mais il m'implore, il me conjure de ne pas le tuer, d'exiger seulement
une somme d'argent. Je lui répands : n Ce n'est pas moi qui te tuerai,
mais la loi de la cité, que tu n'as pas craint de tranf^gresser pour aller
à tes plaisirs; tu as mieux aimé commettre envers ma femme et mes
enfans une telle faute que d'obéir aux lois et de te conduire en honnête
homme. » C'est ainsi, ô juges! qu'il subit le sort que les lois réservent
à ceux qui agissent comme il l'avait fait; mais ce n'est point après avoir
été saisi et entraîné en pleine rue, ou, comme le disent mes adversaires,
après s'être réfugié en suppliant au foyer. Comment l'aurait-il pu? 11
était dans ma chambre, je l'ai loutre suite frappé et renversé à terre,
je lui ai lié los bra.s derrière le dos. La pièce était d'ailleurs toute pleine
d'hommes auxquels il ne pouvait échapper, n'ayant arme de fer ni de
bois, ni aucun autre moyeu de se défendre contre tous ceux qui s'étaient
précipités dans la maison, n
On assuiait que denx fois seulement il était arrivé .'i des plai-
doyers écrits par 1-ysias de ne pas obtenir le succès désiré. Quelque
soin que notre orateur pût apporter, comme les avocats qui se res-
pectent, à bien choisir ses causas, quelle que fût la supériorité de
son talent, il parait dilTicile qu'il n'y ait point là quelque exagéra-
lion. Hn tout cas, ce ne fut point le procès d'Euphilélos qu'il perdit.
A lire ce discoirs, nous nous sentons entraînés à prendre parti pour
le mari onlra.Ljé; îl nous paraît impossibli; que les Athéniens n'aient
pas senti de môme. La vie humaine est plus respectée chez nous
qu'à Athènes, et pourtant aujourd'hui encore, si les faits allégués
étaient confirtiaS par le dire des témoins, le plaidoyer de Lysias
arracherait certainement à un jury français un verdict d'acquitte-
ment.
IV.
C'est surtout comme auteur de nombreux plaidoyers civils et cri-
minels que l'antiq^uilé adm'.rait Lyàas ; ce fut là eu effet le plus or-
, Google
SdS SETUE DES DEUX MONDES.
dinaire emploi et la forme la plus brillante de son talent. On trouvait
pourtant dans ses œuvres quelques exemples des deux autres genres
que reconnaît la rhétorique, de la harangue politique et du discours
d'apparat. Sa situation de métèque lui interdisait la tribune; mais
on savait nou sincère attachement aux institutions démocraliques,
pour lesquelles il avait souffert et lutté; les hommes d'état qui les
rétablirent à Athènes après l'expulsion des trente trouvèrent donc
naturel de réclamer le secours de son éloquence pour les défendre
par la parole dans les 'assemblées. Nous avons un curieux fragment
d'un discours qui porte ce titre : Qu'il ne faut pas abolir à Alhèiies
l'ancienne constituiion. Il s'agissait de combattre une proposition
présentée par un certain Phoimisios, dont nous ne savons rien
d'ulleurs. Ce|ui-ci, en voulant réserver le suffrage aux proprié-
taires du sol, se trouvait dépouiller ainsi de leurs droits civiques
environ 5,000 Athéniens; c'était, à peu de chose près, revenir au
plan qu'avaient exposé en ÛU Antiphon et ses amis. Or on avait vu
le parti aristocratique à l'œuvre sous les quatre cents et sous les
trente; on savait comment il entendait ce qu'il appelait « le gouver-
nement des bons, " comment il respectait la justice et la liberté; il
était urgent de s'opposur à toute mesure qui lui permettrait de
chercher à ressaisir le pouvoir. Pour qui Lysias écrivit-il ce dis-
cours? Fut-ce pour son ami et protecteur Thrasybule ou pour quel-
que autre de'ceux qui, revenus avec lui de l'exil, travaillaient alors
à rétablir l'ordre et à panser les blessures de la rt^publtqueî Mous
l'ignorons. Le principal intérêt de ce fragment, c'est qu'il nous fait
connaître des manœuvres et des projeta dont l'histoire proprement
dite ne nous avait pas gardé la trace; mais il nous sert en môme
temps à prouver que Lysias eut aussi par cette voie indirecte sa part
d'influence sur la conduite des affaires publiques, et qu'il coutribua
par ses exemples aux progrès de l'éloquence politique.
Enfin Lysias, alors même qu'il eut renoncé à ces bagatelles labo-
rieuses où s'était divertie sa jeunesse et où il avait manqué perdre
tant d'heureux dons, en revint encore parfois, dans la pleine matu-
rité de son talent, i ce genre qui lui avait été jadis si cher et que
nous avons rapproché du discours acridi^mique des modernes; mais
il y apporta un tout autre esprit qu'autrefois. Instruit par les
épreuves qu'il avait subies, habitué par les luttes judiciaires à
poursuivre, chnque fois qu'il prenait la parole, un but défini, un
résultat utile, il s'eiïoiça de mettre, môme dans ces œuvres d'appa-
rat, des sentlmens élevés et des idées pratiques. C'est ce que nous
prouve le discours olympique prononcé en 384 au milieu du con-
cours de peuple attiré par les jeux sur les bords de l'Alphée, une
année où Denys, le tyran de Syracuse, avait essayé d'éblouir la
■ Google
Vfi LOGOGRAPUE ATIIEMEN. 860
Grèce par la magnificence de l'ambassade qu'il avait envoyée à
Olympie et des sacrifices qu'elle y av^t offerts en son nom (1). Nous
n'avons malheureusement que l'exorde de cette harangue, dans la-
quelle Lysias engageait vivement les Grecs h protester, par une pu-
blique manifestation de leurs sentimens, contre l'insolente effron-
terie du prince qui ose ainsi braver l'opinion après avoir détruit la
liberté de son pays et envoyé les meilleurs citoyens en exil. Cet
exorde est un beau morceau, d'un carac-.ëre grave et patriotique; il
fait regretter le reste de l'ouvrage. L'orateur débute, il est vrai, par
l'éloge d'Hercule, fondateur des jeux olympiques. C'est que, dans
de tels sujets, il y avait toujours une partie de convention consa-
crée aux antiques légendes, thèmes traditionnels que l'on ne pou-
vait guère se dispenser de reprendre, tant ils étaient chers à l'ima-
gination grecque; mais quand on n'était point un simple rhéteur,
quand on avait, comme Lysias, des convictions et des idées, ces
vieilles fables ne servaient que d'entrée en matière : on savait,
comme autrefois Pindare dans ses odes triomphales, se frayer une
voie vers quelque chose de plus sérieux. C'est ce qui arrive id.
Après quelques phrases accordées à l'éloge d'Hercule, l'orateur
entre dans son sujet. Il exhorte tous les Grecs encore libres à re-
garder au'our d'eux et à s'unir dans un commun effort contre les
dangers dont les menacent d'une part le roi de Perse, de l'autre
Denys, le tyran de Sicile. H leur montre la barbarie et le despotisme
qui, de l'Orient à l'Occident, semblent se tendre la main afin de se
concerter et d'étouffer dans leur étreinte ce qui reste de cités in-
dépendantes et de liberté républicaine. Il se trompait, sinon sur le
danger, au moins sur le côté d'où il devait venir. Artaxercès et
Ochus étaient bien moins redoutables que ce Darius et ce Xerxès
dont la Grèce, cent ans auparavant, était venue à bout en trois on
quatre batailles; affaiblis par les intrigues et la vie du harem, ils
avaient bien assez à faire de soumettre leurs satrapes indociles et
leurs provinces révoltées. Quant à Denys, malgré son perfide et cruel
gf^nie, il était trop loin de Sparte et d'Athènes pour songer à les as-
servir. C'était vers lenord qu'auraient dû tourner les yeux Lysias
et d'autres esprits prévoyans qui sentaient vaguement peser sur
l'avenir de la Grèce, épuisée par ses longues divisions, ce péril de
l'invasion et de la conquête étrangère. Là s'agitaient, sur les fron- ■
tières mêmes de la Grèce, autour de l'OEta, de l'Olympe et du
Pinde, des populations belliqueuses, ascez pauvres, assez peu civi-
lisées pour avoir conservé toute leur sève et leur virilité, assc- liées
{1} Nous suivons ici Croie {Ristory of Greece, cli. 71), qui prouve par de très bonnes
raisons que Diodore a dû ^ tromper de quatre ans qiiaad il a placé en 388 ceUe scène
M ce discours.
, Google
8^ BCTCK DES DECX so:n>ES.
svec la Grèce psr des rapports d'origine et par de longues relations
pour pouvoir un jour lui emprunter et tourner contre elle toute une
partie de ses arts, sa diplomatie, ses aimes et sa tactique. B<*jà en
Thessalie Jason , prince actif et ambitieux, s'essayait à ce rôle de
fondateur d'une grande monariAie militaire. Quand il tomba, avant
d'avoir rien achevé, sons te poignard d'un assassin, la Hacédoine
avait donné naissance à ce Philippe qui devait tuer la liberté grecque.
honiac, i la veille -de ce désastre, Démosthène essaii-ra de ré-
veiller Athènes en Tentretenant de son ancienne gloire et de sa
mission historique, lorsqu'il tentera de réunir, dans nne acTîoo
commune contre le Macédonien, Athènes, Thèbes et tant d'autres
cités depuis longtemps jnloiises les unes des autres, f ra-t-il antre
chose qu'i'voquer avec une incomparable éloquence les souvenirs
auxquels se reporte Lysias, et que répéter d'une voii plus reten-
tissante cel appel à la concorde et i l'oubli des vieilles liainesî
Ainsi, par son amour de la grande patrie grecque comme par son
dévoûment aux intérêts d'Athènes et à la cause de sa liberté et de
ses instiluiinns populaires, le fils de Képhalos, ce SicHien, est le
vrai précm-seur de Démosihène. A cet égard, Lysias est bien plas
près de lui qu'Isée, qui frit pourtmt le prédécesseur irmnédiat et
même le maître du grand orateur. Isée, très versé dans la connais-
sance des lois attiqucs, avocat habile et fécond, ne paraît point
avoir rté mêlé aux hjttes des partis, ni avoir recherché autre chose
que le succès et le gain. Ce n'est point à l'école de ce praticien
que son élève aurait pris cette noble passion politique, a culte de
la patrie, de ses lois et de son honneur, qui est l'âme même de son
éloquence. Lysias, ennemi des tyrans, ami frdèle de Thrasybule et
des libérateui-s d'Athènes, défenseur convaincu de la démocr«tie,
est au contraire, avec PéricïèsctavecThtrcydide, un de ces hommes
du pansé auxquels il déroba l'étincelle de cette flamme du patrio-
tisme, de son temps déjà languissante, qui, a:vant de s'étirindre
pour toujours, allait concentrer en lui, pour ranimer un instant la
Grtce et pour illuminer «es funérailles, toute sa chaleur et toHte sa
lumière.
<)ue si on laisse de côtéThomme politique et son rtle public pour
songer surteulnutalentefà l'art de l'écrivain, Lysias est encofe,
dans cet âge intermédiaire, celui lïes oratewrs auquel Véloquence
doit les progrès les plus marqués. Chez Amiphon, orateur, on avMt
toujours senti le mattre de rhétorique. Andocide, dans sa vie ngitée
et décousue, n'avait eu que des accidens lieureux, des éclairs de
talent. Lysias est le premier qui renonce franchement à la sophis-
tique et àfii^ jeux pourae consacrer tout entier aux iaues sérieuses
de là tribune et du barreau. Grâce aux circonH,ances .qui l'ont, an
■ Google
l!N LOCOGRAPUE ATHÉNIEN. 871
péril de sa fortune et de sa vie, brusquement ramené dans le droit
chemin alors qu'il faisait fausse route, la rhétorique n'a été pour
lui, comme pour Di^mosthène et ses contemporains, que le moyen et
non le but, qu'un exercice de jeunesse qui assouplit l'esprit. Du jour
où il veut remuer par la. parole l'âme des juges, il comprend que ce,
qui constitue l'éloquence, ce sont des idées claires, une imagina-
tion forte, une passion sincère. Ce sont là les qualités mêmes que
Démostbène, avec bien autrement d'ampleur et de puissance, por-
tera dans l'éloqueice politique. Nous aurions toute l'œuvre de Ly-
sias, tous les discours qu'il a composés pour la tribune et dont
il ne nous reste qu'un court échantillon, que nous n'y trouverions
rien qui approchât, même à distance, des Olynihieimen ou du dis-
cours de la couronne; mais, pour ce qui est de l'éloquence judi-
ciaire proprement dite, telle que l'entendaient les Athéniens, et
dans le cadre où ils l'enfurmaienc, je ne sais vraiment si personne
a surpassé Lysias. D<îmosthène aussi a été logographe. Dans sa jeu-
nesse et dans les heures de loisir que lui laissait son rôle d'orateur
et de ministre du peuple, il a écrit, pour des amis qui le servaient
ou des cliens qui le payaient, plus d'un plaidoyer consacré à des
causes civiles ou criminelles. Plusieurs de ces discours, nous au-
rons plus tard l'occasion de le montrer, ont un rare mérite. Ce
n'était cependant là pour Bémosthène qu'une distraction et un lu-
cratif accessoire; tl n'y mettait pas tout <^on génie; il n'en soignait
peut-èlre pas autant tous les détails qu'il l'eût fait pour une de ses
Philippiqnes. Aussi, dans cette partie de son œuvre, ne peut-on
voir de plaidoyer fait pour réussir auprès d'un jury athénien au
même point que le discours sur le meurtre à'Enilosthhie, le dis-
cours contre Agoratos et quelques autres de Ly=ias, Archinos, le
rival de Thrasybule, était donc bien mal inspiré le joui où, CL^dant
à je ne sais quelle basse jalousie, il décidait un tribunal à dépouiller
lysias de son litre de bourgeois d'Athènes. Jamais étranger ne se
fit, plus que cet homme, une âme de citoyen, n'honora plus, par son
caractère et par son talent, sa patrie d'adoption; personne ne lui eût
mieux payé sa dette de reconnaissance. Plus juste pour Lysias que
ses contemporains, la postérité restitue ce titre de fils légitime
d'Athènes à celui qui tempéra ainsi la vivacité et la chaleur syra-
cusaine par la solidité et la finesse du plus pur atlicisme, et qui
porta presque jusqu'à la perfection l'éloquence judiciaire.
George Pbrbot.
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ou EN EST
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
SIMPLES NOTES SUR LA SITUATION ACTUELLE
Il semble que ce qui coûte le plus au cœur de l'homme contempo-
rain, c'est de se rendre à la vérité. De toutes nos infortunes, celle-
là est peut-être la plus grande, car c'est celle qui les engendre
toutes, qui en explique l'incessante renaissance et la désastreuse
succession. Avant d'être détrompés par l'expérience, nos chimères
pouvaient avoir pour nous la valeur de réalités, nous pouvions en
vivre naïvement, et il était innocent autant que flatteur d'y croire :
elles ne nous avaient pas encore faussé secours et raison au point
où nous voyons qu'elles l'ont fait; mais à cette heure les dernières
illusions sont tombées. A cette patience que n'avaient pu lasser trois
et quatre douloureuses expériences, a succédé le plus profond dé-
senchantement; nous voilà pour toujours sceptiques et dedans, nous
jusqu'à présent si obstinément crédules. Cependant ce mécompte
ne nous rend pas plus accessibles à la vérité : comme nous n'avions
pas cru en elle, elle nous est déplaisante; nous détournons les yeux
pour ne la point voir, et nous gardons en sa présence le farouche
silence des vaincus. Plutôt que de lui donner accès en nous, nous
préférerons y loger le vide. Il nous en coûte autant de nous sauver
que de périr, et c'est ce déplorable endurcissement, qu'il vaudrait
mieux nommer dureté envers nous-mêmes, qui se révèle dans le
singulier état d'opinion que nous traversons aujourd'hui et qui en
fait le caractère.
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SIMPLES NOTES SUB LA SITUATION. 873
Cet état d'opinion est unique. C'est, croyons-nous, la première
fois qu'on aura vu mentir cette loi qui appartient au monde moral
encwe plus qu'au monde physique : la réaction est toujours égale
à l'action. Il me souvient encore de l'année 1848. Quelle marée
montante d'Indignation après les tristes journées de juin ! quel choc
en retour après ce coup de foudre ! quelle vigoureuse poussée de
toutes les forces sociales! La réaction non-seulement suivitim-
médiatement l'action, mais encore la dépassa de beaucoup. Trois
ans d'une colère infléchissable répondirent à quelques heures d'a-
larmes, et il semblait qu'il n'y aurait jamais. assez de fureurs pour
venger cette agression. La menace d'un danger possible, voilà ce
qui causa la réaction de 1848. — Nous sortons d'une bien autre se-
cousse, la menace est devenue fait, le danger est devenu catastrophe.
Une émeute non plus militante, mais triomphante, a pendant,âeux
longs mois et demi déroulé son carnaval sinistre à travers la capi-
tale, qu'on n'a pu lui arracher qu'au prix de flots de sang et par
des ruines sans fin. Nos rues obstruées de d^^combres appellent
notre pitié sur les malheurs privés de la foule anonyme de nos
concitoyens engloutis sous les désastres d'une apocalypse bur-
lesque autant que cruelle; nos monumens incendiés nous racon-
tent les outrages qu'a subis la majesté nationale' violCe. Ce n'é-
tait pas assez que la catastrophe fût sanglante et ruineuse, les
dieux pleins de malice ont encore voulu qu'elle fût humiliante à
l'excès. Jamais grande civilisation ne fut souflletée par d'aussi pe-
tites mains. Ce qu'il y a eu de plus minuscule ay monde depuis que
l'histoire existe, ce sont les héros et les acteurs de la révolution de
1871. Lilliput a eu pouvoir d'opérer des ruines colossales qui d'or-
dinaire sont l'œuvre de Brodingnac en délire. Ce fameux bronze de
la colonne, deux fois impérissable au dire de M. Hugo, fait qu'il
était de gloire et d'airain, n'a pu tenir contre un paradoxe de ra-
pïn, et le vent du cabotinage a fait flamber comme paille la rési-
dence de nos rois. Une farce des Bouffes- Parisien s s'épanouissant
en mélodrame de la Porte-Saint-Martin, voilà quelle est exactement
cette révolution de la commune qu'un artiste définissait encore
assez bien devant nous en l'appelant la révolution des fruits secs.
Eh bien! nulle réaction n'a suivi cet inqualifiable assaut. Les âmes
n'ont eu ni sursaut, ni tressaillement; une sorte de stupeur où
le désir du silence se combine avec la paralysie de l'effroi ^est le
seul sentiment qu'elles semblent connaître. Quelques hochemens de
tète accompagnés de quelques timides interjections de tristesse,
Toilà toute la réaction de 1871. Et ce sera tout, selon toute ap-
parence. D'où vient cela? Est-ce que nous avons tellement dé-
généré en vigueur morale dans ce court espace de vingt années
■ Google
87& HETCTE DES DEUX UONDES.
(pie Î10U8 ne sommes pins capables d*aHcune indignatîODÎ "Non,
quelque choae de plus profond se cache sous cette stupeur aîlen-
cteuse : c'est que nous n'avons plus foi en nos principes, et que les
uns n'osent pas et les autres ne veulent pas avouer leur incrédulité.
En 1848, nous avions encore assez de foi en nos principes pour éprou-
ver colère et indignation contre les insensés fini les exposaient à de
si grands dangers; en 1871, rattachement qu'ils nous inspirent tient
à l'embarras de les remplacer et à la honte d'avouer qu'ils nous ont
trompés. Nous en voulons moins à la commune d'avoir détruit une
conTHuice qui étitt fort mince que de la contrainte violente <|(r'elle a
exercée sur notre orgueil. En d'autres temps, réagir c'était noos
sauver sans nous condamner; dans les circonstances présentes, "
c'est nous sauver p>;ut-être, mais en nous condamnant : aussi le
respect humain politique cloue-t-il nos lèvres et fait-il hésiter notre
décision, et voilà au vrai l'état d'opinion où nous sommes arrivés.
Mais si noos restons muets, les ruines parlent, et éloquemment.
Dans le nombre, il en est deux dont le langage, plos saisissant
encore que celui de toutes les autres, est fait pour tirer les larm«
des yeux les plus secs et pour remuer les imaginations ks plus
lentes. L'ne tristesse glaciale remplit la belle place Vendôme, d'où
l'on dirait que l.i vie s'est retirée depuis qu'elle est veuve de sa
colonne. Ce piédestal séparé de son glorieux trophée est véritable-
ment funèbre ; on dirait un grand tombeau. Et c'est en toute réalité
un tombeau avec ses bas-reliefs chargés d'uniformes vides, de dra-
peaux sans capîtnines et d'armes sans combattans. La Prusse triom-
phante aurait voulu élever un monument en raillerie de nos dé-
faîtes qu'elle n'aurait jamais aussi bien trouvé que cet étrange
sarcophage sur lequel il semble qu'on lise écrit : « Ci-glL la gloire
de la France. » Un tombeau involontairement élevé par le génie de
la destruction, voilà pour la France moderne. Plus touchant encore
peut-être est le vieil Hôtel de Ville, aussi gracieux encore sous ses
ruines qu'il apparaissait grand lorsqu'il était debout. Avec ces lé-
gions d'évéquys, de prévôts des marchands, d'hommes d'armes et
de conseil qui se dressent encore sur sa façade, noircis, mutilés, dé-
capités, il ressemble au spectre de l'ancienne France, dont ia civi-
lisation fut à la fois si majestueuse et si douce. Quinze siècles d'ef-
forts, de travaux, de génie, sont là déshonorés par la flamme. La
France ancienne, la France nouvelle, frappées également par des
mains brutales qui ne distinguent pas, gisent couchées dans la
même poussière.
Pourquoi serîons-nons moins hardis que ces ruines? Pourquoi
nous aussi ne parlerions-nous pas ouvertement, et ne dirions-nous
pas tout haut ce que nous pensons tout bas, bien mieux ce que nota
nigiUrrlbyGOOglC
SIUPECS TfOTES «TR LA StTDATIOS. 875
avonons dans tome «oirvereatien «ù se rencontrent dsDx Français
possf'rfnnt le sentiment de l'histoire n^ionale et quelque peu «u-
OMUï des destinées futtiree de leur pays?
1.
Ce <fne 'nous pensons lout bas, les uns en -se «oumettant docile-
ment à ia vérité, les autres en rechignant centre les clartés de l'é-
vidence, c'pst que ta banqueroute de la Tévolntion française est
désormais itn fait accompli, iirévocable. Il n'est pBsnne seule d« ses
promesses qiie la révohîtion n'ait été impuissacie à tenir, il n'est pas
un seul de ses principes qui n'aiten gendre le contraire de lui-même,
et produit la coneéquence qu'il voulait ■éviter. La liberté! elle n'a
jamais pu nous la donner qu'avec rntermittence, et elle nous l'a
toujours dontiée sans franchise. L'^égalitél elle l'a compromise 'par
une interprétation brutalement maiérialiste qvi, renvereairt les
rôles, reconstruit au profitde la pauvreté et de l'ignorance les pri-
vilèges de la science et du rang. Pour toute fraternité, elle ne nous
a fait connaître jusqu'à présent quexellede Caïn pour Abel, et il
ne semt>l« pas qu'elle se dispose à «ncbalner prochainement nos
creurs de sympathies plus douces. Le i-ègne de la loi, seule souve-
raine absolue selon ses doctrines ! nous avons vu vingt fois la ré-
volte l'interrompre. La souveraineté nationale ! nous avons vu com-
ment s'en jouent iesminorités factieuses qui ont ci-éé en leur faveur
onnonveau droit tout aussi redoutable, mais beaucoup moins net
et moins intelligible que le vieux droit à l'insurreciiou. Les droite
de la conscience! nous savons avec quel respect ils ont été traités.
L'unité nationale, celte œuvre patiente des S'èclee achevée par la
convention, cetta iinité par laquelle la révolution framjaiae, quelle
que fût l'étendue des gouiïres creusée par elle, se rejoignait et se
soudait sans effort i la tradition séculaire de la France, nous l'a-
vons vu nier et menacer par celte doctrine soudainement sortie de
terre sous lenom de coratnone, qui ne demandait rien moins que la.
désagrégation de toutes les molécules nationales. L'idée de patrie)
naguère si puissante ! la prédominance des nouveaux intérêts ci-éés
par la révolution, et qui sont d'ordre trop exclusivement écono-
mique, i'a singulièrement affaiblie, le cosmopolitisme des -nou-
velles doctrines populaires la nie, ou l'ignore, ou se tait sur son
compte, ou n'a l'air d'y tenir que médiocrement. La suprématie
politique de la Prance! la révolution l'a perdue pour avoir itrop
voulu l'étendre, tantôt par une propagande armée & outrance, tiiD-
tftt en se proposant -& l'imitation des peuples et en leur souOlantà
l'oreille le «aavms 'conseil d'une 'funeste Émulation. Precraz n'im-
, Google
876 REVUE DES DEUX UOKDES.
porte laquelle de ses idées les meilleures, les plus célébrées, et vous
trouverez qu'elle a produit des résultats infiniment plus désastreux
que le mal qu'elle se proposait de guérir. Par exemple elle a voulu
affranchir la personne humaine des servitudes de ta condition et du
despotisme de la famille, et elle a créé cet état monstrueux de l'in-
dividualisme où l'homme, atome égoïste autant que faible, libre,
mais impuissant, sans autre loi que lui-même, mais sans secours
contre lui-même, tourbillonne autour des autres atomes, ses frères,
se heurtant fréquemment à eus, ne s'y agrégeant jamais qu'acciden-
tellement ou passagèrement. Justement préoccupée d'empôcher que
J'autorité dégénërât jamais en tyrannie individuelle, elle a voulu
réserver à l'état la souveraineté entière, et elle a créé une hiérar-
chie mobile de fonctionnaires dont le déplacement perpétuel com-
promet la bonne administi-ation du pays et ruine les moyens d'ac-
tion du pouvoir. Jalouse de substituer les droits du mérite et du
travail aux privilèges de la naissance, elle n'a voulu admettre que
des fonctions salariées, et elle s'est créé une race de serviteurs
tiëdes ou calculateurs qui lui ont donné juste autant qu'ils rece-
vaient, et dont le zèle a presque toujours été en proportion des
espérances. Elle a voulu soumettre le pouvoir ecclésiastique au
pouvoir civil, et son fameux concordat, vanté comme une œuvre de
sagesse et d'habileté, n'a abouti _qu'à nous donner une église sou-
mise et toléré:;, encore plus haïe du préjugé populaire que si elle
était une église d'état. De quelque côté qu'on regarde, l'avortement
est complet, et l'enfant qu'elle a mis au monde, allaité par des doc-
trines d'une santé si douteuse , suçant le pus avec le lait, meurt
de ce qui le fait vivre et vît de ce qui le fait mourir.
Aucun de ses principes n'a tenu ce qu'il promettait; mais ce n'est
encore là que la moitié de la banqueroute; le pire de la mine le
voici : c'est que nous sommes désormais incapables de satisfaire,
au moyen de ses doctrines, aux exigences de notre peuple. Bons
ou mauvais, cos principes ont aujourd'hui épuisé leurs dernières
conséquences; on peut défier la tête pensante la plus ingi^nieuse
d'en tirer le plus petit corollaire ayant quelque valeur. Disons en
toute assurance que le cycle de doctrines ouvert par le xviii' siècle
a maintenant accompli sa dernière évolution; une nouvelle période
s'ouvre, dont les doctrines sont peut-être nées déjà, mais dont le
souille dirigeant est encore incertain. Les marges sont pleines, le
texte a tout envahi; il n'y a plus place pour le moindre iota. Cela
étant, comment ferons-nous pour parer aux exigences des situa-
tions, lorsque notre peuple, toujours docile aux habitudes que lui
a données la révolution française, viendra nous demander réformes
et progrès? Comment lui ferons-nous comprendre que les doc-
n,g,t.rrlb,.GOOgIC
SIMPLES NCiTES SUB LA SITUATION. 877
trines les plus fécondes ont leurs limites tout comme les plus mai-
gres, que l'esprit humain atteint très vite ces limites, si loin-
taines qu'elles soient, et qu'une fois qu'elles sont atteintes, il faut
de toute nécessité ou s'y tenir ou rétrograder, par conséquent qu'il
n'y a plus de possible que le Hatu quo le plus immobile ou le
voyage en sens inverse de celui qu'on a parcouru? Par exemple,
quel est le progrès politique possible après le sufTïage universel?
Notre peuple aura beau venir nous demander des droits, nous se-
rons bien forcés de lui répondre qu'il n'y en a plus, et que nous
lui avons tout donné. Nous relevons tous de lui, nous dépendons
tous de ses choix et de ses caprices ; il peut remplir de ses enfans
les sièges de la représentation nationale et les conseils de nos
villes; le sort de la nation est à la merci de ses lubies. Quant à.
l'égalité sociale, je ne sais trop quel pas en avant on peut faire
' sans reconstituer sous de nouvelles formes l'ancienne inégalité.
11 existait encore, ÏI y a peu d'années, quelques lois de police
sociale qu'on pouvait regarder comme restrictives de la liberté
du travail; on se rappelle comment as entrav s furent écartées
d'une main li^gère par un homme politique dont le cœur h^ger est
devenu célèbre depuis. Tous peuvent donc librement dôfeodre les
conditions de leur existence, tous peuvent déb^ittre librement les
conditions de leur travail et faire triompher Lurs prétentions, par-
fois contre la justice, souvent contre l'intérêt généra!, toujours
contre l'ordre public. Qu'est-ce donc qu'on pourra bien promettre
au peuple aux prochains mouvemens révolutionnaires, et si par
malheur on lui promet quelque chose, qu'est-ce qu'on pourra bien
lui tenir? Cette situation est extrêmement sérieuse, car la loi d'un
état démocratique étant la mobilité et le changement, le jour où.
l'aliment manque à cette mobilité, où le changement ne trouve
plus de préiextc, je ne dirai pas légitime, mais seulement spé-
cieux, cet état doit, ou bien se fixer dans l'immobilité du stalu
quo, ce qui est contraire à sa nature, ou bien se précipiter dans
une anarchie aveugle et furieuse qui est nécessairement sa fin.
Ainsi non-seulement nous sommes engagés dans une voie que la
vérité nous oblige à reconnaître mauvaise, mais nous ne pourrions,
le voulussions-nous, faire un pas de plus dans cette voie, toute
mauvaise qu'elle est. La révolution française est donc obligée de
s'arrêter, non faute de désir, mais parce que le chemin lui manque,
et qu'elle est allée jusqu'au hoat d'elle-même.
Mais ce fait qui pour tout individu pensant est aujourd'hui irrévo-
cable, nous parviendrons difficilement, si nous y parvenons jamais,
à en persuader nos multitudes. La révolution, qui pour nous est
lettre close, est à peine commencée selon elles. Comme pour nous.
■ Google
S78 BETUE D£S DEUX MONDES.
la. réroluUoD est pour elhs uDe déceptloD ; mais, tandis que cette
graada expérience n]a,a({uée nous a conduits par degrés à. une sage
déaespérâfloeetnoiis a placés en face des lois de l'inexorable natuia,
qui ne tient compte des illusions et des désirs de l'iioninie, les mulr
titudes au. contraire n'ont pas lâché prise et se sont raidies contre
l'évidence qu'elles ne voientmdme pas encontre la force des cbosee
dont elles ne veulent pas adoiettre l'inéluctabilité. 11 en résulte un
phénomène unique dans l'histoire du monde, c'est que l'irritatiAQ
révolutionnaire grandit toujours davantage à mesure que la révolui-
tion a moins de raisons d!6tre. D'ordinaire les mouvemens politir
ques s'apaisent de plus en plus à mesure qu'ils s'éloignent de, leur
point de départ et qu'ils ont reçu satk^faction ; mais nous sembloae
marcher au rebours de cette loi, car plus le ten^s s'écoule, etplus
les colères boiiillotinent; plus les satisfactions données sont coiq'-
plëtes et plus las passions sont irréconciliables. Nous avons vu nos
contemporains entasser en quelques jours plus de ruioes que la
révolution française n'en a fait en dix années, et cependant les me-
neurs de la. commune n'avaient pas les excuses des hommes de 93:
ils ne s'attaquaient pas à un ordre de choses séculaire; la société
sur laquelle ils se sont rués avec une fureur qui leur a fait trou-
ver le crime chose naturelle et iûgilime est une société ouverte de
toutes parts, nivelée jusqu'au nis du sol, désariaée conti-e elle-
même, sans distinctions de classes, sans magistratures puissantesi,
sans iafluences protectrices, sans lois rigoureuses, une société où
le visage sévère de la religion n'a. pas môme le privilège du masque
de croquemrtarne sur les enfans, où. la justice a consenti à émous-
ser son àpreté, qui ne connaît aucun genre d'obéissauce, où nulle
domination n'a pu pousser la moindre racine. Quant aux préten-
tions qu'ils élevaient sur cette pauvre société, quant aux tyran-
nies qu'ils avaient à lui reprocher, aux bienfaisantes institutions
qu'ils avaiiînt à leur substituer, ils n'ont jamais pu s'en expliquer
clairement, et il est douteux qu'ils eussent à cet égard une ex-
plicatio:i quelconque à donner. Ils scmt montés à l'assaut de portes
ouvertes avec la même force que s'il s'était agi d'empnrter des
tours d'airain. Ainsi voilà, une société absolument démocratique
qui est attaquée an nom de la démocratie comme aucune société
aristocratique ne le fut jamais, et dans laquelle les mauvaises pas-
sions de l'envie, de la haine et de la colère se sont alimentées des ■
satisfactions mêmes qui auraient dû les éteindre! Faut-il ]-enoncer
à chercher l'explication d'une situation si anormale dans des causes
morales, pour s'adresser à la médecine, qui nous apprend que dans
les maladies nerveuses l'agitation est d'autant plus extrême que Lb
malade est plus près du tenne fataU
,, Google
SIMPLES NOTES SUR LA SITUATION. 879
Cette situatioD relève en effet de la physiologie, car c'est un
fait d'imaginatioD, une véritable hailuciiiation mystique' qui nous
coudait à l'abîme. Pour nous tous lettrés, la révolution fraoçùse
est chose d'ordre ralionoal; paar le peuple, c'est un fait d'iutagtoft-
tïou, un mirage magique où U voit dlstinctemonl un nouveau ciel
et une nouvelle terre qu'il salue de cris de joie dans ses bons jours,
qu'il s'irrite de ne pouvoir atteindre dans ses jours de désespoir.
C'est donc à l'imagination qu'il faut s'adresser, et non à la raison,
si l'on veut avoir la clé véritable de notre périlleuse situ^itioni
Nos philosophes du dernier siicle ont mal connu la nature dft
l'homme en général lorsqu'ils crurent qu'il suftisait de faire appel
à la raison pour que l'empire de la vérité fut à jamais assuré. Hélasl
la raison entre bien pour une partie dans la cora>position de l'homme
moral; mais cette partie n'est tout au plus qu'un tiers de son être,
et ce lins même n'a quelque force que cliea l'homme élevé au-dessus
de sa nature originelle par la méditation, l'étude et la sagesse. Nos
philosophes ne s'aperçurent jamais de ce fait si considérable et
pourtant encore fort mal connu, c'est que les pensées et les seit-
timoas, par conséquent l'âme morale de chacun de nous, sont
déterminés par notre condition. Nous pensons selon le hasard de
notre naissance; nous sentons selon notre profession; nous appelons
vérité non es qui est vrai en soi, mais ce qui flatte notre ambition;
nous appelons erreur ce qui contrarie nos convoiiises. Ce qui est
juste, ce n'est pas pour nous ce qui est conforme à la nalure géné-
rale des clioses, c"(;st ce qui est conforme à la nature locale, qu'on
me pern)eite celte expression, des circonstances au milieu des-
quelles nous nous agitons; ce qui est injuste, ce n'est p;ts ce qui
est coiitraîrc au bon ordre des sociétés, c'est ce qui est contraire à
l'arrangement de notre petit monde. Presque tous nous avons un
esprit de paroisse, de clocher, de métier, soit que nous soyons des
ruminnns rur^iux, soit que nous soyons de .beaux esprits urbains.
Ct3tte fatalité est tellement celle de notre nature, que les classes
même qui ont le plus de puissance pour y éthappfjr. les aristocra-
ties par exemple, eu portent elles-mêmes le poids. Les prétentions
que les divt^rses catr>gr>ries d'hommes mettent en avant sont de
véritable:^ préjugi'^s qui ne relèvent que fort rai'em,;nt de la raison»
ou, pour parler plus nettement encore, ce sont autant d'erreurs qui
sont filles de la passion ou de l'intérêt. Il est donc imi>ossible d'a-
mener les hommes à la raison et à ta justice, à moins de supposer
une humanité composée d'ascètes et de gymnosophistes qui se soient
élevés au-dessus de toutes les circonstances oii vivent enveloppés
leurs frères plus charnels, parce que, lorsque ces mots adorables
seront pr(Mtoucés,^chactia les entendra dans le sens des raves que lui
,, Google
830 BETCE DES DELX MONDES.
aura suggérés sa condition, des ressentimens qu'il en aura gardés,
des espérances qu'il y aura puisées, c'est-à-dire dans autant de sens
erronés. C'était fort justement que les philosophes du dernier siècle
prétendaient que les sociétés n'avaient jamais été fondées sur lafai-
son. Si elles avaient dû attendre cette base, elles n'auraient jamais
pris naissance; mais elles furent établies pour que toutes ces erreurs
fissent bon ménage ensemble, pour qu'une vérité relative naquit de
leur pondération et de leur équilibre, et que l'antagonisme forcé de
ces sentimens pleins de partialité s'endormit dans un esprit d'amour,
s'il était possible, ou sinon de paix contrainte et imposée par !a force.
On a fait appel à la raison, et c'est la passion qui a répondu. lE
n'en pouvait être autrement, puisque en vertu de sa nature l'homme
ne pense que selon ce qu'il sent, et qu'il sent selon la tyrannie du
sort et ta fatalité de la condition. L^s hommes n'ont pu se dépouiller
d'eux-mâmes pour remplir l'attente de nos philosophes, et cepen-
dant les espérances de la révolution française étaient de telle sorte
qu'elles ne pouvaient se réalisjr que si la raison seule répondîdt à
l'appel de la raison. La révolution ne voulait pas de l'homme Ima-
ginatif, dont elle se défiait comme Ju créateur de toutes les super-
stitions, elle voulait encore moins de l'homme des appétits, qu'elle
rejetait comme le complice de tous les genres de despotisme; mais
voyez la déception, ce sont les deux seuls hommes qui soient accou-
rus, en sorte que l'imagination et l'intérêt se sont chargés comme
devant de la be,>ogue d'une société dont l'idéal premier les excluait
absolument. Chaque condition a mis le bien public dans la satisfac-
tion de ses intérêts propres, et toutes ont placé le but à atteindre
dans l'accomplissement de leurs rêves.
Si les philosophes du dernier siècle se trompèrent sur la na-
ture de l'homme en général, ils ne soupçonnèrent même pas celle
du peuple. Gomment d'ailleurs l'auraient-ils connue? Fendant les
deux siècles qui séparent la révolution française des guerres de re-
ligion, cette àme populaire était riistée profondément cachée, ense-
velie qu'elle était sous les splendeurs de la monarchie. On avait
oublié entièrement ce mélange effrayant et presque monstrueux de
grandeurs et de faiblesses également dangereuses, de beauté par-
fois divine et de bestiale misère. On ne savait pas que le peuple fait
une apocalypse de toutes les scènes où il est appelé à prendre part,
et qu'il n'y a que ces spectacles gigantesques qui répondent à ses
instincts. Quand je vois la légère sérénité avec laquelle ces hommes
du xviii' siècle, si éclairés, mais de lumières si froiiles, sj humains,
mais d'une humanité si purgée de tout atome du puissant limon dont
nous fûmes formés, évoquèrent ce formidable élément, il me semble
voir le génie de la prose correcte, méthodique, fille de l'abstraite
nigiUrrlbyGOOglC
SIMPLES NOTES 6CR LU. SITUATION. S81
intelligence, solliciter imprudemment l'alliance de la plus redou-
table poésie. Et la poésie fréiiétique eut bien vite noyé ta prose
raisonnable. Quelques mois ne s'étaient pas écoulés que les prin-
cipes du xviii' siècle étaient devenus absolument méconnaissables.
Constitutionnels, girondins, philosophes, ne com[]nreQt plus leurs
propres paroles quand elles leur revinrent transformées par la puis-
sante sonorité de l'écho populaire. Fidèle à sa nature éternelle, le
peuple, dès h: premier jour, accepta la révolution comme un credo,
et fit une religion de la transformation politique qu'on te conviait à
réaliser. Révolution, raison, fraternité, justice, furent autant de
mots magiques, autant de sésame ouvre toi, autant de charmes
contre la misère, de formules contre l'inégalité, qu'il se prit i ré-
citer avec une sombre ferveur; il crut à cette seconde bonne nou-
velle comme il avait cru dix-huit siècles auparavant à la première,
avec la môme ardeur naïve, la même foi parfaite, la même docilité
i mouler son âme sur le patron de sa croyance. Il rejeta le chris-
tianisme avec le même esprit qui le lui avait fait aimer; il trans-
porta à la révolution la même obéissance sans discussion qu'il
avait accordée à la monarchie, et sa foi sans partage se plut à la
revêtir de la même majesté sacro-sainte qu'avaient revêtue ses rois
oints de la sainte ampoule. Quelque chose de terrible et de grand,
qui dépassait de beaucoup les horizons du xviii' siècle, apparut
toui à coup aux hommes de cette époque, et les éblouit sans les
éclairer. Ils furent surpris et irrités; ils ne comprirent pas. Un seul,
le gai girondin Rioufle, dans les mémoires qu'il écrivit en attendant
la mort, qui heureusement ne vint pas, eut assez de présence d'es-
prit au milieu de l'elTroyable crise, assez de pénétration malgré la
légèreté de ses principes, pour reconnaître, définir et nommer l'é-
trange phénomène, mais sans sa rendre compte du jour soudain
qu'il ouvrait sur l'étemelle nature humaine.
Il nous est arrivé d'écrire ici même, il y a quelques années, que
le peuple étiit toujours de nature millénaire. En tout temps, eu
tout lieu, il l'a été, mais nulle part au degré où il l'est en France
depuis 89. La révolution a été pour lui en tout3 réalité ce grand
jugement des nations qui devait précéder le règne des mille années,
et depuis lors il attend l'apparition du messie promis avec une con-
stance que les plus cruels démentis n'ont pu ébranler. Comme les
disciples de Papias, il prend toutes les figures dans le sens le plus
strict et le plus charnel, et accepte toutes les promesses vagues
qu'on lui fait comme des paroles données. Les droits métaphysiques
le touchent peu, les bienfaits moraux portent un visage trop abstrait
pour qu'il puisse les reconnaître; quand on lui annonce la liberté,
il ouvfo les yeux pour la voir : quand on lui parie à' égalité, il étend
■OKI laj, — 1871, M
D„;l 7,-. 1-,. Google
tti UTOl DE8 DEDX MOKOBS.
les bras pour l'étreindre; mais sea yeux n'ont rien vu, mais ses bras
n'oiit élreiut qu'un air iosulisianiit:!, et il se détourne en grondant
loui'deiuent. On lui a dJtt^ue le itgne de la justice allait arriver, et II
s'est iiiissur le pas de saporle pour attendre cet auguste avi^nement.
La justice n'a point paru, et il i bt rentré déçu en criant qu'on la lui
cachait. Cependant il ne perd pnJut courage : sa conriance dans cet
avènement promis est au£si jobusie que son irritation contre les
intrig;Mi3 et Jes trompeurs qui l\nipëcl)CDt de s'accomplir. Xi'oïs
fois, quatre fois, la même S(i;ne se renouvelle; mais voyez la mé-
dian le aventure : il y a toujours lii quelque magicien malfaisant qui
retarde l'arrivée de la reine ou lui cache la vue de son peuple. Alors
l'irnUilion grandit avec chaque doceplion. Ce fut d'abord un abat-
tement taciturne et un mutisme soupçonneux, puis une scène de
TÎolens reproches mêlés de m(ii;ice, puis une horrible crise ner-
veuse avec accompagnement de lilasjiljèmcs et de poings levés vers
le ciel, puis la résolution fuiiiuïc d'un espoir dâsexp/r^, s'il nous
est permis de nous «Kprimxr aii.si, et c'est à celte dernière scène
que nous venons d'assister. Wiiik comment les années, loin de
calmer cette agitation bientôt si ciilaire, ne font au contraire que
lui «Jouter de nouveaux venis tt de nouvelles trombes, ~- voilà
comment la révolution conLiiidc toujours alors qu'elle est depuis
longtemps parachevée et con.j.It i.:. Elle ne peut plus être dans les
laits, file «et toujours dans les cli vuaux, et elle y est d'autant plus
puis.'-anrmfQt que la réalité si: irfuse davantage à ses exigences.
L'imagination s'est éprise d'un miiage, et que peuvent, pour luttar
coriir« l«s promesses de cette ilLsion, les biens acquis et les oasis
découvertes? I^ terre de bén^dii lii n tst là, devant nos yeux; encore
quelques heures, et nous y touchons. — £t l'on se met en marche
par les di^&erts sans eau, à tri<\< is les plaines arides où blanclùs*
sent les ossemens des caravan.- qui nous ont précédés, à travers
les vallées solitaires où gisent L^ ruines des villes mortes et des
nations disparues.
De cette disposition millénaire avait découlé tout naturellement
celte croyance que Ja révolution diait éternelle et invincible comm»
Dieu, dont elle avait pris la p!a< >.'. Elle avait vmncu définitivement
tous ces monstres si froids, yj-...-- entrailles devant la souHrance,
sans sympathie devant nos elTori^ vt nos as^rations humaines, que
nous, philosoplies, nous nomniu :s nécessité, force des choses, lo-
gique des idées, êtres en tHet ïar.^ humanité, et qui s'inquiètent de
nos misèresà peu près comme II loudie s'inquiète du clocher sur
lequel ella s'abat, ouJa mer des rouiinens qu'elle recouvre. Par un
privilège tout divin, la révolution devait échapper à ces vicissitudes
de la dur^equi attùpieut toutes les choses de ce monde; oée tout
SIUPLES BOTES SUB l& HTDITIOH. ,{E(3
.année de la raison comme Minerve du cerveau de Jupiter, elle de-
vait jouir d'une Jeunesse élernelli; que la lassitude n'atteindriit pas.
Partout où elle serait att:iqu<^e, elle u'aurait qu'à se montrer, et ses
ennemis seraient disj)ersés- rar;oui où ,ou cnmploteraii, elle n'au-
rait^u'à faiie un (jcsie pour changer en confusion les trames our-
dies. Quaut h sa beauté, il va sans dire qu'elle était irrésistible, et
qu'en tous lieuj les peup'es, comme autant de Paris, devaient tom-
ber à ses pieds et .la d<^clarer la seule f'Ouveraine digne de ri^^ner
sur Leurs cœurs. La force suibuniaîne de l'&llas Atbéoée, la beauté
de VéDuEL, l'.acuile d'ouïe Je Ja.piincei^su Fine-Oreille, l'esprit délîA
du Tetit-Poucet, s'unissaieut dans cette personne incomparable.
■Bêlas ! il , y a eu un moment où celle croyance si caressée a reçu des
.démentis terribles. Cette révolution qui ne devait pas connaître la
défaite, elle Ctait vaincue. Loin d'entendre l'herbe pousser comme la
princesse Fine-Oreille, file n'avait pas même entendu les coups d«
tonnerre redoublés qui lui annonçaient ses futurs désastres. Loin
d'égaler le Pftit- Poucet en doitériié, el!e était venue se placer d'elle-
jnême sous !a dent de l'ogre. Loiu de démêler ses ennemis, elle
n'avait fjiitprrsqnp depuis sdu ori^jine que leur prêter main-forte et
û:apper ses vérité. blés :tmis. Enûn, dernière déception, la plus dou-
Joureuse rie Unîtes, elle se croyait aiiiiée, et i) lui lallait reconnaître
,que les seriUuicns qu'elle inspirait universellement étaient -fort dif-
terens de ceux de l'^'orailon. La di^uepiion a été douloureuse pour
nous tous, mais elle a dû être terrible h un degré que bous ne
.soupçonaons p.as dans ces rf';gioiis où l'on vit de coollaiice, où l'on
ignore .les dilT 'rens dcgrijs de .puissauce et les limites des choses. Il
iaut Être jubte envers tuus, même envers la triste commune, et on
De peut méconnaître que le sentiment qui a donné Xorce et surtout
Appui .à ce inicuvemenl, c'est l'iiïaiement produit par cette décep-
tion. Hélas! pillé au nom de la justice même : la révolution, ce
n'est pour nous qu'une grande expérience politique Jnanquée, mail
jJOur le peuple c'est une religion qui tombe.
Pour réBumcren quelques mots tout ce qui précède, voici l'en-
posénet du notre Mtuation : une révolution qui nepeut jilus avancer
d'un seul pas et qui ne peut plus nous fournir aucune ressourça
pour nous protéyer contre les fiireuis qu'elle déchaîne; une consti-
tution de société J'int la mobilité est nécessairement la loi, puis-
qu'elle est démocratique, et qui ne peut plus rien accorder à la
jQobiUté sous peine de se suicider violemment; eniin un peuple
^âont l'imagination est Jiantée par un fantôme, st j]ui nous demande
.ftTAC frénésie de faire marcher cette révolution condamnée désoF-
jnûs k nestf r immobile. Une telle situation dasts toutes les langues
jlujQOude s'appelle ujaeimpat:se. CujiuQentiAire{tflur.aQ «ortif?
■ Google
SSA RBTDE i)ES DEUX MONDES.
Plus triste que cette situation elle-même est l'élnt moral dans
lequel elle nous laisse. La révolution n'était une religion que pour
le peuple sans doute; cependant elle faisait une très grande partie
de la vie morale de notre nation, même dans les classes les plus
éclairées. Tous nous vivions partiellement de ses espérances : si
les racines de l'arbre paraissaient à quelques-uns plonger dans
un terrain aride et ingrat, ceux-là espéraient arriver à changer la
nature de ce maigre sol par des transports de bonnes terres et de
riches engrais; d'autres, sans rien espérer de l'arbre en lui-même,
comptaient avec assurance sur le succès d'une opération de gref-
fage intelligemment faite pour obtenir les fruits savoureux que la
sève à la fois rare et corrosive du xtiii* siècle ne pourrait jamais à
elle seule lui donner; d'autres enfin se raccrochaient à telle ou telle
branche dont le feuillage plus touffu contrastait avec la slérilité
des rameaux voisins. Celui-ci se consolait de voir rester si malingre
le principe de liberté en contemplant la santé robuste du principe
d'égalité; celui-là se contentait de ce certain e-sprit vague d'huma-
nité qui nous distingue comme tenant lieu de la fraternité absente.
J'accorde, — comme le veut une opinion inflexible chez quelques
personnes et admise sans discussion par une foule trop affairée
pour avoir le temps de peser la portée de ses n.égations, — que
nous avons perdu sans retour toute foi en cette monarchie et en
cette église dont les œuvres séculaires, tout entamées qu'elles sont,
constituent néanmoins le meilleur de ce qui nous reste; mais an
moins à défaut de cette foi nous avions la révolution française. Elle
ne remplissait point, il est vrai, fort étroitement nos âmes, elle y
lùssaît des vides assez nombreux pour que bien des hôtes pussent
s'y loger; cependant elle suffisait pour occuper eu partie nns intel-
ligences et satisfaire nos imaginations. Si tout cela fait défaut, qui
donc en France pourra se vanter de posséder Une vie moraleî qui,
si ce n'est quelques milliers de chrétiens obstinés qui n'ont pas be-
soin de la révolution parce qu'ils la retrouvent dans la religion, et
quelques centaines de philosophes, c'est-à-dire d'hommes dont les
principes existaient longtem[>8 avant que la révolution fût née, et
subsisteront encore lorsque son nom sera depuis longtemps effacé
de la mémoire humaine.
Aht s'il est quelque part quelque révolutionnaire dont l'àme soit
susceptible d'autres flammes que des flammes desséchâmes de l'am-
bition, d'autres émotions que des flévreuses émotions de la rauque
dispute, il me semble que celui-là, dans ses heures de patriotique
tristesse, peut s'écrier : « 0 heureux ceux qui sont morls en pleine
restauration ou après juillet 18S0I Ceux-là ont pu s'endormir en
toute conflance et arec leurs illusions entières. Et heureux aussi
■ Google
SIMPLES NOTES SUR LA SITUATION. 835
ceux qui sont morts après Waterloo ! Le deuil dont leur âme fut as-
sombrie ne Hétrit p.is leur foi, et ce deuil lui-même fut au moins
consolé i>ar la perspectiye d'une paix brillante et féconde et l'es-
poir d'une concorde durable, n
11.
Si le révolutionnaire mélancolique et sensible dont je viens de
supposer l'existence joint à ces aimables qualités une toute petite
dose de cette bonne foi qui est la mère des salutaires inquiétudes
de conscience, il me semble qu'à ces deux interjections il pourrait
encore ajouter celle-ci : « mais plus heureux que ces deux hommes
est celui qui a pu s'endormir dans l'éternité en se disant : Je n'ai
participé à février ISj^S ni de fait ni d'intention; ah I que la terre
doit être légère à celui-là, et que ses os doivent mollement repo-
ser I n
La date à jamais néfaste de février 18A8, voilà le point de di^part
véritable de nos malheurs; ce fut dans la plus stricte réalité le Wa-
terloo intérieur de la Fiance. Ce jour-là, la révolution fjançaise fut
véi'itablement vaincue par son tnomphe même, car ce jour com-
mence l'ère de sa phase descendante et de ses déviations. Jusqu'a-
lors l'histoire de la révolution française était claire et parfaitement
intelligible. C'était bien toujours, il est vrai, un phénomène exces-
sif; mais les phases de ce phénomène s'étaient déduites en droite
ligne, avec logique, avec suite; la révolution tenait encore dans les
grandes routes de la nature et du sens commun. A partir de février
1848 s'ouvre pour elle une carrière d'aventures excentriques où
elle se lance sans pouvoir dire ni où elle va ni ce qu'elle veut, et
en brisant le trAne de juillet elle perd le seul moyen qui lui restât
de S3 sauver, de durer et peut-être de grandir encore.
Les sociétés ne se comportent pas autrement que les individus.
Il leur faut longtemps pour grandir, longtemps pour faire l'appren-
Ussage de leurs forces et pour s'assurer qu'elles pourront vivre;
seulement ce temps d'éducation et de croissance, qui se compte par
umées pour l'individu, se compte par siècles pour les sociétés. Que
de soins, que de sollicitude prudente ne faut-il pas pour les con-
duire jusqu'à l'adolescence; quelles longues générations de précep-
teurs dévoués, ingénieux et savans pour faire leur éducation I Plus
que toute autre, la jeune société issue de la révolution avait besoin
de tous ces appuis. Sa naissance avait été sanglante et douloureuse
à l'excès, l'enfant s'échappait avec peine des flancs d'une mère
épuisée par une trop longue fécondité; alors un chirurgien de génie
l'avait délivré en renouvelant la célèbre opération césarienoe, et
nigiUrrlbyGOOglC
SSe BETCe DES DEUX HO^CDES.
au risque lïe tuer la mèrc^ qui dut en partie la vie à Ta soTfîcitlrdc-
bienveillante qu'elle, inspirait aux voisins parmi I-squela elle avait
si longtemps vécu. L'enfent ainsi sauvé par miracle avait beau-
coup à faire pour dissiper les préventions qn'insp'raiï sa physio-
nomie ardente, mais furouclie : on le trouvait taquin, exigeant,
méchant à l'occasion, et on ne se gênait pas pour le dire; mais la
protection de sa mère le couvrait encore; elle avait n^pandu tant
d'éclat, semé tant de bienfaits, reçu tant d'hommage-î, elle était si
riche de nobles souvenirs, elle tennit une si grande place dans la
jaémoire des hommes, qu'on pardonnait aisément à son rejeton.
Cette société acceptée avec tant de peine et après de si violentes
disputes avait à prouver qn''elie pO!ivait vivre, que' les pronostics'
fâcheux de sa naissance étaient de pures superstitions, qne les dan-
gers menaçans qu'elle avait lait courir à l'ordre politique européen,,
que l.'S outrages qu'elle avait Tiit subir h l'ordre moral de nos
antiques civilisations n'iHaient apnNs tout que les brusqueries légi-
times d'un enfant qui croit qu'on veut lui ravir la luiuière et l'air,
et qui joue des poings pour ne pas se laisser priver de ces bîens'
précieux, mais qui, une fois ras^ur^ retrouvera le calme et le sang-
froid. H lui fallait vivre avec sagesse pDur dissiper ces préven-
tions, rassembler et diïvelopper ses forces, foutler sa richessft
future et ses futurs moyens de défense, surtout pour se créer ce
bénéfice du temps, plus préci'îux que les plus belles conquêtes,
et sans lequel il n'est point d'établissement dr-finitif. Une société
qui a vécu deux on trois siècles sans que son existence îût été
sérieusement mise en question est une socïéti'. à peu près iné-
branlable, l'habitude lui cn'e dt-s titres au respect que toutes les
ambitions du monde n'oseront jamais violer ouveitement: maislors'-
qu'une société se remet périodiquement en question, à de courtes
distances, l'habitude ne peut se fonder, parce que, l'espèce de
prescription par laquelle elle .s'acquiort ne pouvant jamais être
atteinte, cette interruption périodique laisse toujours l'avenir in-
certain. Enfin une société n'est fondée réellement que lorsqu'elle
s'est créé des mœurs conformes à ses principes, parce qu'alors
elle a pris corps et chair, que ses désirs sont devenus faits, et
que ses idOes, après avoir triomphé d-; tous les dïssolvans de la
discussion et de l'a critique, se sont incarnées en coutumes. Four
s'établir d'une manière inattaquable, il fallait donc la durée à II
révolution, et la dui'ée elle ne pouvait l'obtenir qu'en consentant
à se fixer dans un moyen terme où elle trouverait son équilibre;
sa politique pendant un siècle au moins devait être le repos à ou-
trance, ta pwx à outrance. — Condition impossible, nous dira-(-on
peut-être; comment obtenir d'un peuple aussi mobile et aussi re-
, Google
SlirPLeS BOTÎS SCH IÀ SmiATION. 887
belle que le peuple français ce long repos d'un sîècIeT A cela nous
rtpontfrons que la nature n'a nul souci de savoir si le peuple îr^a-
çais est ou n'est pas mobile, et que la logique des choses veut que
ses lois sor^nt exécutées, que ces lois nous plaisent ou non. La
sagesse d'une nation consista précisément à reconnaître qui-lles
sont les conditions qui lui sont nécessairement imposées par les
circonstances de son origine et de son âge, le caractère de ses éTé-
mena, et à s'y conformer; mais, si par hasard elle refuse d'obéir
à ces lois parce qu'elles contrarient ses passions et qu'elle pré-
ftre en établir d'arbitraires qui llalleront davantage ses ca rtces,
ces lois nécessaires n'en receviont pas moins leur exécution, dût
tout un peuple leur être contraire. Les puissances m4tT physiques
qui gouvernent le monde n'ont rien à craindre des muItituHet hos-
tiles : il n'y a pas de minorité factieuse qui puisse les intimider, ni
de majorité dont l'ordre leur fass.; sn^penire leurs résolutions.
En renversant le trône de jnill .'l, la révolution frari;.,iise su retira
donc à la fois toute sécurité et tout moyen d'alTermissement. Elle
agit à peu près avec la prudence d'un homme qui, pour assurT à
son action plus de liberté, commencerait par se retrancher le loît
qui abrite sa tête et le plancher qui soutient ses pieds. Elle avait
cause gagnée aua yeux du ninn^fe, elle se remit volontnirement
en question; les hostilités qu'elle avait soulevées étaient les unes
éteintes, les autres endormies, elle re.'^suscita les premières et ré-
veilla les secondes; les contm'Hciîniis et les critiques qu'elle avait
eu à subir s'étaient usées h force de se répéter ou s'étaient tires k
force d'être démenties, elle leur donna raison rétrospective m eut et
leur rendit une valeur en quelque sorte posthume. Dans la vie nVlle,
nous taxi'rions d'insensé l'homme qui , sous prétexte dfe rester fidèle
k son origine, voudrait revenir à son point de départ en se privant
de tous les bénéfices acquis depuis le moment où ïl se serait mis en
route; c'est cependant k peu prés ainsi qu'agit la révob. tîon fran-
çaise lorsque pour la seconde fois elle proclama hi république,
morte jadis sans avoir éveillé un seul regret. Cette origine, dont
elle se rapprocha tout à coup si violemment, la prudence cepen-
dant loi aurait conseillé de laisser au temps le soin de l'enibellir
par ces procédés de transformation dont il partage le secret avec I&
distance. Le temps aurait adouci de ses teintes délicates l's cou-
lenrs trop cruQs, attendri ce qui était trop violent, changé en mé-
lancolie ce qui était amertume; toirt ce qui était crime, il l'aurait
elTacé; tout ce qui était vertu, il l'aurait au contraire fait resplen-
dir. Ajoutez enfin que toute société issue d'une révolution a le plu*
^nd intérêt non-seulement k faire oublier ses origines, mais à
s'en éloigner le plus possible, car pendant qu'elle ea est encore
nigiUrrlbyGOOglC
888 REVUE DES DEt'X MONDES.
trop près, elle est touiour<i menacée par les passions mêmes qui
lui ont donné naissance; elle se sent à leur merci, sans autorité lé-
gitime pour !es réprimer, sans logique pour leur ri^pondre. Une so-
ciété révolutionnaire doit être immanquablement renversée par la
révolution, si elle ne manœuvre pas de façon à se rendre légitime
à son tour, et elle ne peut se rendre légitime que par le bénéfice
de la durée. S'il eût été dans l'essence de la révolution française
de posséder quelque sagesse, son instinct lui aurait dit qne la con-
servation devait être son unique souci, et le parti républicain n'au-
rait jamais existé en France.
Même à l'heure oii nous sommes, il peut sembler paradoxal de
dire que le moyen terme de juillet 1830 était la dernière planche
de salut pour la révolution française, et cependant r:en n'est plus
vrai. Celait la dernière planche de salut, car l'établissement de
juillet méritait à peine le nom de moyen terme, tant il confinait au
radicalisme. Au fond, qu'avait fait la révolution en 1S307 Elle avait
rompu cet équilibre qui doit toujours exister entre les différentes
parties d'une socic'té, cet équilibre que la restauration avait mer-
veilleusement représenté dans ses bons jours, et qu'elle seule était
capable de maintenir. Elle avait porté la société tout entière sur
on seul point d'elle-même, comme un conquérant rjui transporte-
rait tous les habitans d'un royaume dans une seule province. Elle
avait éliminé tous les élémens qui n'étaient pas strictement siens,
et s'était réduite à ses propres ressources. La substitution de la ré-
publique k la monarchie ne changeait rien aux conditions essen-
tielles qu'elle s'était créées en juillet 1830. Qu'était cette substitu-
tion en eiïet? Un changement dans le nom de la forme, non dans les
choses. En passant de la restauration à la monarchie de juillet, la
société française avait subi un changement considérable, aussi con-
sidérable qu'il y en ait dans l'histoire d'aucun peuple; mais en pas-
sant de la monarchie de juillet à la république elle se retrouvait
dans la même situation que la veille; il n'y avait rien de changé en
France, sinon qu'elle contenait quelques Français de moins. La
monarchie constitutionnelle de 1830, n'ayant pouvoir et action que
par les parties démocratiques de la société, n'était donc autre chose
que la république avec un frêle garde-fou pour préserver contre
l'abtme. Le mot de Lafayette montrant Louis- Philippe au peuple :
« voilà la meilleure des républiques, » était mieux qu'un mot de po-
litique désireux de dorer la pilule pour faire accepter ses projets;
c'était un mot de philosophe qui constate le caractère vrai d'une
situation. Substituer la république au gouvernement de Louis-Phi-
lippe, ce n'était rien faire absolument qu'une puérile simpIificaUon
de forme. Le bon sens populaire ne s'y trompa point, et refusa da
SIMPLES HOTES SUB LA SITtlATIOX. 889
croire qu'une pareille conquête valût le Jeu si sérieux d'une rtivolu-
tion. Puisqu'on s'ist décidé à renverser un gouvernement, il faut
qu'il y ait à cela une cause importante, pensa-t-îl, et celle cause
importante, ce doit nécessairement être nous. Si les nunies éléiiiens
doivent gouverner, à quoi bon une révolution, puisqu'ils gouver-
naient déjàî J'oserai dire qu'il y eut un certain degré de force dans
ta logique instinctive qui poussa le peuple ^ l'insurrection.
Eh quoil me dira-t-on, pourrez-vous nier que février 1858 ne
•oit un développement nouveau de la révolution? et le suffrage uni-
versel, n'est-ce donc pas une conquête de la démocratie? Le suffrage
tmiversel, voilà en elïet la grande innovation de 18A8; elle est pré-
cieuse, car c'est ce que la révolution française pouvait inventer de
plus efficace pour se détruire. En proclamant le suffrage universel,
elle a fait l'action la plus impolitique ou la plus généreuse du
monde, car ou bien elle a placé des armes entre les mains di; ses
ennemis sans savoir ce qu'elle faisait, ou bien elle a eu l'intention
d'abdiquer en faveur de la nation et de s'en remettre enfin à ses dé-
cisions. L'action généreuse n'ayant point été dans ses intentions,
reste l'action impolitique; mais, impolitique ou gt'néreuse, cette
action n'en devait pas moins tourner contre elle; c'était son suicide
qu'elle df^cidait. Elle détruisait ainsi la domination exclusive qu'elle
s'était assurée en juillet 1830, puisqu'elle reconnaissait des droiis à
tout ce qui n'était pas elle, et qu'en conséquence elle déclarait apte
à ta renversiT ou à lui succéder tout élément qui pourrait s'assurer
du nombre. Ce n'est point ce qu'elle voulait faire, mais la logique
est inexorable, et les faits se chargèrent bientôt de le lui démontrer.
Chacun des élémens qui composent la société parla non plus pour les
intérèis de la république, mais pour les siens qu'il avait seul mis-
sion de défendre. Les déceptions se multiplièrent, et alors on vit ce
spectacle étrange, le suffrage universel attaqué et nié pnr le seul
parti qui l'ait jamais réclamé. Tardives récriminations! patere le~
gem quant ipse fen'tli, c'est l'axiome irréfutable par lequel on ré-
pondra toujours aux partis qui auront forgé des armes qui se re-
tourneront contre eux-mêmes. Vous aviez mis en avant le suffiage
universel, non parce que vous lui reconnaissiez ta valeur d'un prin-
cipe, mais parce qu'il vous paraissait la plus meurtrière des ma-
chines de guerrt!; votre bélier sape votre propre forteresse et vous
punit de votre tactique en la retournant contre vous, cela est
toute équité et justifie la Providence. C'était le gouvernement de
juillet qui était révolutionnaire en ne s'adressant pas au suffrage
universel, et c'est vous qui avez été réactionnaires sans le savoir
en le proclamant. Ainsi même dans ce qu'il a fait de plus fa-
vorable en apparence à la révoIutioD, 1848 t'a fait encore dévier
■ Google
800 KETTE DES DEUX K0NDE8.
de sa ligne de conduite logique, et Ta remise à la protection diQ
hasard.
Cependant la déviation la plus ^orme fut dans ta manière dont
le mot démocratie devait être entendu en France. On sait com-
ment le second empire sortit da suffrage universel inauguré par
la république. Rien n'était plus logique, et je n'ai jamais bien pu
co:np.*eniïre l'opposition violente des républicains au gouvernement
de Napoléon 111. It nous aurait semblé au contraire que la démocratie
entendue à la façon impf^nale devait être le but de leurs désirs, car
sans cila i qiiel pro;)OS renverser le gonvern ornent de Î.onis-Philippeî
Je ne connais en effet que âiux manières d'entendre la démocratie i
ou bien la démocratie est constituée par la direction perptHuellemert
changeante des classes moyennes, ou bien elle est constituée par le
pouvoir d'un souveraiu qui pèse également snr tous. !l y a bien une
troisiè lie forme de démocratie, le pouvoir théocraiique, la répu-
blique telli! qu'eîle exista chez les Juifs de Moïse à Saii), telle qu'elle
fui instituée par Calvin, méditée par Knox, appliqu-'e par les fonda-
teurs de la Nouvelle-Angleterre, c'est-à-dire l'homme libre sous la
monarchie invisible de Dieu; mais par ce temps de Caiissidière et
de Sobrier ce n'était pas cette démocratie qui préoccupait les es-
priis, pas pins qu'elle ne les préoccupe par ces jotu'S de Raoul Hi-
gault et de Ferré. 11 faut donc s'en tenir aux deux premières : or
nous venons de voir que la monarchie de juillet ét:iit aussi près de
la république que possible, si elle n'était pas la république même.
L'j peuple français conclut avec raison que, puisqu'on n'avait pas
voulu du pouvoir de Louis-Philippe, on ne pouvait pas vouloir da-
vantage de la république, les deux gouvememens ayant etactenient
la même manière de comprendre la démocratie. Il fullait donc de
toute nécessité avoir recours à la seconde interprélation, à celle
qui fut autrefois inventés par le plus intelligent d ; tons les hommes,
Jules César, et ressuscitée dix-huit siècles plus tard par un homme
de race italienne qui en avait le secret dans le sang, et qui sot la
fondre avec génie dans les traditions monarchiques de la France.
Je sais bien que le peuple en général, surtout le peuple socialiste,
ne l'entendait ni de cette manière, ni de cette autre; mais c'est
tant pis pour les doctears qui se sont chargés de faire son édaca^
tion politique, et qui lui ont donné des idées si peu nettes des
choses. Pauvre peuple ! l'éducation politique qu'il reçoit ne Tant
pas mieux la plupart du temps que l'éducation d'un chimiste qui
serait faite de nos jours par un chercheur de la pierre philosophale,
ou l'éducation d'un astronome pamo partisan de l'astrologie. Qu'on
lui enseigne que la société française est une société essentiellement
démocratique, on lui enseignent nn fait de toute évidence; mais
■ Google
SIUPLFS NOTE* Ttm [A 9ITDAT10N. 86F
qu'on lui enseigne que la république est le gouvernement naturel de
la démocratie, on lui enseignera un fait de toute fausseté. Ce n'est
pas la république, c'est bien plutôt la monarchie qui est le gouver-
nement naturel aux dém'îcraties. Laréitubliqueestunedes plus no-
bles forniiîs de gouvernement qui oxi-;tent, peut-être la plus noble;
mais elle est par excellence la furuic politique propice aux aris-
tocraties, mie est d'essence tellement aristocratique qu'on peut pré-
dire que dans tout pays démocratique où elle s'établira, ou bien elle
aboutira au bout d'un temps plus ou moins long à une oligarchie
très sévèrement exclusive, ou bien elle sera renversée par le peuple,
qui lui substituera la monarchie. Ce doiibL- fait, qui se risproduit
invariablement dans l'histoire d^s républiques, et qui ne peut pas
ne point se reproduire, car il est d ins la nature fatale des choses,
se laisse lire surtout en caractères d'une précision toute classiqae
dans la double histoire de Venise et de Florence. A Venise, la répu-
blique a reposé longtemps sur des baises toutes démocratiques; ce-
pendant, par te seul jeu des institutions, cette démocratie! s'usa,
de siècle en siècle, et finit par aboirtir au coup d'état nocturne qui
élimina des magistratures de la ri*piib'ique les trois quarts des ci-
toyens. ,\ Florence, le fait contraire a lieu, le peuple, soupçonneux
comme l'est le nôtre, ne croit jimais h démocratie assez protégée,
et procède par larges voies d'exclusion; il use trois ou quatre cou-
ches successives d'aristocraties afin de rapprocher de plus en plus
la républifiue de ses rangs; il use et pro'^crit d'abord l'aristocratie
militaire d'origine germanique, pui.^ la noblesse citoyenne d'origine
plus strictement florentine, puis colle des haut's classes mnyen;ies,
les Albizzi. Qiiand il a successivement tout éliminé, comme il ne
reste plus rien que lui, alors il s'élimine à son tour, et, embarrassé
qu'il est de lui-même, il remet le pot Is de son propre fardeau sur
les épaules des Môdlcis. Dans les Provinces -Unies, société démo-
cratique s'il en fut, le peuple n*a jamiis pu supporter la répu-
blique, et toutes les fois qu'elle y a dominé^ il a toujours conspiré
pour remettre le pouvoir aux héritiers de la maison d'Orange. En
Angleterre, le parti républicain ne fut jamais populaire; c'est le
parti whig, exclusivement composé des élémens les plus oligarchi-
ques de la nation. L'exemple le plus frappant peut-être de l'anti-
pathie naturelle au peuple pour la république, c'est un des plus
anciens, celui de Rome, La république romaine n'était point exclu-
MVement aristocratique : c'était un véritable gouvernement mixte
où les divers élémens sociaux avaient été pondérés avec une sagesse
admirable. Ce fut dans l'ordre des républiques ce que le gouver-
nement anglais est dans l'ordre des monarchies; pourtant, même
sous cette forme mixte, où tons ces droits étaient garantis, où îlpor-
D„j,i7<-,ib,.GoogIc
892 REïCE DES DEUX MONDES.
sédait ses magistratures propres, la république fut toujours pesante
au peuple, et il n'eut de soulagement à l'antipalbie qu'elle lui in-
spirait que lorsqu'il eut créé Vimperalor. Je n'insiste pas sur le ca-
ractère à la fois théocralique et «ligarchique de la Genève de Cal-
vin. Restent les Ëtats-Unis, le grand argument des théoriciens qui
voient dans la république la forme naturelle à la démocratie. Je
pourrais faire remarquer d'abord que cet exemple, fût-il heureuse-
ment choisi, ne détruirait aucun des précédens; mais il se trouve
que cet exemple lui-môme confirme l'universelle expérience de
l'histoire. Dans les états du sud, jusqu'à nos jours, la république a
été une aristocratie aussi véritable qu'il y en ait eu chez aucun
peuple, aristocratie d'origine, de fait, de principe et de mœurs. Les
étals du nord sont démocratiques, mais cette démocratie a eu pour
fondement le terrible élément du calvinisme, et qui ne sait ce que
cet élément a donné de régularité méthodique et de discipline vo-
lontaire au peuple américain? Une seconde cause s'est unie à cette
première pour assurer l'avenir de la démocratie du nord : la pré-
dominance exercée pendant deux siècles par les populations rurales
aux mœurs simples et fortes sur les populations des villes encore
dans leur enfance. Eh bien ! malgré des conditions si avantageuses,
qui oserait dire que la république aux États-Unis ait traversé toute
sa période d'épreuves? Les États-Unis n'ont que quatre-vingts ans
d'existence, et qu'est-ce qu'un laps de temps si court dans la vie
d'une nation? Ce qui est certain déjà, c'est que la grande république
n'estplusce qu'elle était il y a seulement vingt ans; nous l'avons
vue s'altérer sous nos yeux mêmes. Ceux qui vivront dans cinquante
ans pourront dire si elle a démenti la loi établie par l'expérience
bistorique, et qui peut se formuler à peu près ainsi : lorsque la ré-
publique sera la forme politique d'une société de substance démo-
cratique, il arrivera invariablement un de ces deux phénomènes :
ou bien la république disciplinera cette société, et alors elle en-
gendrera l'aristocralie, ou bien la substance de cette société fera
éclater sa forme, et on verra la démocratie aboutir à la monarchie.
République et démocratie ne sont pas deux termes nécessaire-
ment corrélatifs; voilà ce qu'on aurait dû enseigner au peuple, et
c'est le contraire qu'on lui a prêché. De cette fatale confuwon
viennent une grande partie de nos désastres. Le peuple s'est ha-
bitué à prononcer avec amour un mot qui exprime précisément
toutes les choses dont il ne veut pas chez nous, toutes les choses
qui l'indignent et l'efTarent, c'est-à-dire le règne de l'individualité
humaine, le triomphe légitime des privilégiés de la nature, les
droits de l'intelligence et de la science, le jeu libre des iniluences
sociales, le pouvoir inflexible et presque cruel de la loi, en sorte
,, Google
SIllPLES HOTF.S SUR LA 8ITIJATI0X. 893
que, lorsqu'il crie vive la république , il faut entendre tout le con-
traire dô cft qu'implique ce mot. Vive la république, pour lui cela
signifie à bas lex bourgeois, tandis que pour tout homme sensé ce
même mot signifie vivent les bourgeois et tout ce qui leur ressemble
de près ou du loin.
Cette singularité nous conduit à poser cette question : voici qua-
tre-vingts aus que la révolution française est venue au monde, et ce-
pendant le peuple ne connaît pas encore !a valeur exac'e des termes
qu'elle emploie. A qui la faute en reviiint-elleî n'est-ce pas au parti
qui s'est toujours posé comme le représentant exclusif de la révo-
lution, et qui s'est toujours réservé le monopole de l'éducation po-
litique du peuple? Comment le peuple est-il si mal instruit-, et d'où
sortent toutes les formules fausses qu'il a engrangées dans son cer-
veau comme la plus précieuse des moissons? Par exemple, lorsqu'il
prononce le mot de démocratie, le peuple entend par là un gouver-
nement issu d^s couches inférieures de la nation, fait par elles
toutes seules et à leur profit exclusif, interprétation puérile encore
plus qu'erronée, car elle repose sur une équivoque. Il s'agit de
s'entendre sur le sens qu'on doit donner au mot peuple. Com-
ment se fait-il que ses docteurs jurés ne lui aient pas encore ex-
pliqué que ce mot peuple doit s'enteadre dans le sens de populus
et non dans le sena de plebs, et par conséquent que souveraineté
du peuple signifie souveraineté de la nation et non pas souverai-
neté des couches inférieures de la population? S'ils le lui ont dit,
comment se fait-il qu'après quatre-vingts ans d' éducation te peuple
n'ait pas encore compris un principe aussi évident? Et s'il l'a com-
pris, comment expliquer des révoltes comme celles de mai et de
juin ISâS, comme celle de la commune de 1871? Si au contraire
ils ne lui ont p^ expliqué ce principe, quel jeu jouent-ils donc, et
quel but poursuivent-ils? Nous avons bien le droit de le demander,
car certainement ce but ne peut être la démocratie; mais, s'il con-
siste à précipiter les citoyens tes uns contre les autres et à les faire
s'égorger, nul moyen n'est mieux trouvé qu'un tel absurde malen-
tendu. Nous savons combien les querelles de mots sont terribles,
que de disputes peut soulever une diphthongue, et que de flots de
sang peuvent couler pour la différence qui sépare omounios à'omoi-
ousios. Rien qu'une pareille erreur suffit pour perdre à jamais une
doctrine. Comment veut-on que la révolution française engendre
autre chose que des ruines lorsque ceux qui se prétendent ses dé-
positaires en expliquent si bien le sens aux multitudes?
Autre exemple de formule fausse et encore plus dangereuse que
la précédente. La révolution jusqu'à présent accomplie n'est qu'une
première étape. Les classes moyennes sont arrivées par celte révo-
, Google
SdA BETUe DES DEUX «OHDES.
ItUloo, le peupla doit arriver à «an tour. Parmi les.sotlifies sans
DORibfe dont on a iwurré les oieilles du peuple, il n'y en a pas qui
ait pénétré dans soq ceiv^au a;wc plus de force, et qui s'y soit
logt^ avec plus de ténacité. Si par arriver Le jieuple entendait la
conquête de droits politiques, la formule qui l'enivre pourrait se
soutenir; mais commeil etueud surtout par là la conquête des biens
sociaux, l'exercice du pouvoii' cl les avantages qui en résultent, la
prise de possession eoudaiiie j-l'un»; vie morale supérieure et dœ vo-
îuptLS qui en découlent, il faut bien lui dire qu'il n'y a jamais eu
de classe qui siùt arrivée d:ins le sens qu'il donne à ce mot, pas
plus les classes moyennes que d'autres. Ce sont les individus qui
arrivent à ces avantages sociaia que sous-entend la formule, et Don
les classes en bJoc Sous œ raiipoil, le peuple n'a pas à porter envie
aux classes moyenne, ces di:jijières prises en masse n'élajit pas
et ne pouvant pas être plus av.-incées que lui. Çà et là, grâce aux
étoiles propices, on voit par txcmple un teinturier devenir jiche;
cet lioinme pourra se diie inrii-i\ maïs tous les teinturiers en bloc
resierout comme devant dans la médiocrité de fortune. De temps à
autre il se trouve qu'un éj>icjer est un très bel esprit; s'cnsuit-il qus
le corps général des épicif i s .soit arrivé au Ixel esprit, puisse y Ar-
rivei ou ait la préteû.tiun d'y ajiiverî faut-il au contraiie donnera
ce mot arriver un sens plus , modeste, l'entendre dans le sens de 1»
conquête des droits poliliquf.'', diC l'égalité sociale, alors le peuple
eîl aussi avancé que les cla:^^cs moyennes, car il est arrivé à ces
.biens le même jour >qu'tl les ci à îa même heure, et dès lorssalor-
mule reste sans ob^et. Et puis ce mot de classes moyennes, qui pré-
£eiite un sens dans une sudé^é Aristocratique, n'en a plus aucun
dans une société démocralitjue, et si on continue h l'employèi,
c'est pliitAl par habitude que pour toute autre cause. Les classes
moyennes désignent non une caste, maisuae coUectlon otimérique
d'unités humaines: c'est une i :ipres£Jon en quelque sorte arithmi-
ligue. Jiucun des caractères qui constituent la caste ne distingu
cette collection d'individus vijius de tous les points de l'hoùzoïii
sortis des condilious]espIusdilTL'rentes,div£rs d'aptitudes et d'in-
cdination, d'inégale éducation, sans mœurs ccomiunes, mns liejQg
éiriâls. Les classes jnoyeniieï^ ne connaissent pas la sJalulite,^gar
aucune loi ne leur confère le privilège d'immobiliser les" £ï^
qu'elles ont acquis; elles ne coiuiaissent pas davantage la sotidaxîXé,
chacun est responsable de f^:^ propres actes, s'élève par £oq mé-
rite, tombe par .ses fautes. Paifois on voit un individu se-d^lacber
du groupe d'itonuses dont il lait jjartLe, parvenir à la richesse, au
fenom,irinil)ieiice;queJqu(. luis .son éclat dure de longues ano4e^
d'.autEQBioisil DË^it que JiiiUer un instant «t disparaît, de, nauv«ao
■ Google
SIMPLES NOTES SGB LA SUDATION. 895
dans U nuit : voilà le bourgeois. Or d'où sort-il à l'origine? Du
peuple, et où reutrera-t-ii k\a. fui? Dans le peuple. Ce que le peuple
oppose à la démocratie, c'est la démoaatie même.
La j'^piibliquc serait à jamais fondée parmi nous, si le peuple
était disposé à admettre cette doctrine qui s'impose avec la clan*
de l'évidence : ladc^mocratie, ce sont les classes moyennes. Qu'est-ce
que les clabses nioycnnes en effet, sinon la végétation naturelle du
peuple, sinon le peuple trié, classé, anivé à éclosion et à floraison?
Ces végétations populaires établissent des difTérences considéjables
entre les citoyens, mais aucune inégalité essentielle; il y a bien
des degrés entre le cèdie superbe qui peut fournir à lui seul la ma-
tière de tout un vaisseau et l'bumble graminée qui pousse k ses
pieds, mais l'un et l'autre appartiennent également au môme r^ne
de la nature. Il y a bien des (fifférences entre un savant maglslrat et
l'artisan dont il jupe les procès; appartienneJit-îls pour cela à deux
classes séparée!^? évidemment non, à moins qu'on n'admette que
l'iDégalité résulte de la différence des occupations. La révolution
française Cl oj ail assez justenaentavoir fondé l'égalité lorsqu'elle avait
dit que tous les citoyens étaient également aptes à remplir 1rs fonc-
tions publiques, et elle pensait que ces mots se comprenaient assez
d'eux-mêmes. Tous les Français £Ont également aptes k remplir les
fonctions publiques, cela veut-il dire que tout Français pris à tort et
à travers doit être porté à n'importe quelle charge, qu'un maçon
peut administrer, quoique maçon, ou un charpentier rendre la jus-
Uce, quoique charpentier ? Non, cela veut dire que, s'il se rencontre
dans les rangs t'es maçons ou des charpentiers un homme que ses
études personnelles, scn mérite, son grand sens, rendent apte à
«exercer de telles fonctions, sa naissance et sa profession ne lui se-
ront point des obstacles insurmontables. Cet homme ainsi séparé
de la foule sera une de ces végétations populaires dont je pailais;
mais en quoi différera-t-il du peuple? Tous ceux qui se trouveront
dan» le même cas que lui arriveront bien peut-être, par suite de la
nature de leurs fonctions et des habitudes qu'elles engendreront, &
^re bande à pi rt, mais on peut les défier de faire jamais caste à
part. De tels hommes ne seront-Ils pas le peuple même, jugeant,
administrant, gouvernant? Et si cela est, en quoi l'état de choses
quB je décris diffère-l-il de l'état même de notre société? Dans les
démocraties Its plus ;ibsolues, la partie du peuple à qui reviendra la
direction des aflaires générales ne pourra donc jamais être d'autre
nature, le bon sens le dit assez. J'ai presf]ue honte d'insister sur
des choses si évidentes par elles-mêmes; mais puisque notre peuple
n'admet qu'avec peine cea vérités trop vraies, et m£me qu'il les oie,
■ Google
896 BEVUE DES DEUX MONDES.
il faut bien en conclure que sa manière d'entendre la démocratie
n'est rien moins que républicaine, et se tourner pour la comprendre
du côt<i de la monarchie.
Si la direclion de la démocratie n'appartient pas aux classes
moyennes, il faut de toute oécesailé qu'elle appartienne à la dicta-
ture monarchiqus. Or c'est là, il faut bien nous l'avouer, la forme
de gouvernement qui se rapproche le plus du triste idéal démocra-
tique rêvé par notre peuple, et qui lui donne satisfaction dans une
assez Juste mesure sans orPenser la justice et le sens commun. Ce
peuple en eiïet est profondément monarchique même dans ses er-
reurs et ses folies, surtout dans ses erreurs et ses folies. La mo-
narchie est toujours en lui à son insu, sinon comme un élément de
santé, au moins comme une maladie; elle fait partie de son sang,
et il ne peut pas s'en débari-asser ; il a voulu l'expulser hors de lui
comme principe de vie, et elle y est restée comme principe de
mort. Il n'en a plus voulu comme inspiration de ses vertus et de
sa Hkison, elle s'en est vengée en se dissimulant pour inspirer ses
déréglemens et ses fièvres. Examinez l'une après l'autre ses pires
erreurs, et dans toutes vous trouverez l'esprit de l'antique monar-
chie et de l'antique église, mais leur esprit dépouillé de tout ce
qui l'ennoblissait, leur esprit dégénéré et tombé en putréfaction,
ou réduit à ses élémens d'ordre inférieur. Il crache sur l'auto-
rité, mais il r.dore la force, qui est l'élément terrestre de l'autorité.
Il prétend rejeter toute hiérarchie, mais il marche au commande-
ment d'un obscur sectaire avec une obéissance passive dont les
armées les plus disciplinées n'offrent pas d'exemple. Il refuse sa
croyance à l'église, mais 11 n'a pas abdiqué pour cela son aptitude
à ta foi aveugle, et il ne refuse rien de sa raison au plus infime
prédicateur de clubs. Il pense sur l'individualité humaine et la
liberté comme pensait l'église : l'église s'en méliait comme d'élé-
mens d'orgueil et de révolte; il les redoute et les hait comme
germes possibles d'aristocratie et comme élémens d'usurpation.
Tout lui porte ombrage, il regrette le pouvoir qu'il est obligé de
déléguer, et à peine l'a-t-il délégué, qu'il croit l'avoir perdu, et
qu'il lui semble s'être donné des maîtres. Pour être partisan ef-
fréné d'une chimérique égalité, ne croyez pas qu'il soit ennemi des
gouvernements de faveur et de privilège; il veut bien de l'égalité
pour le reste de la nation , mais à la condition que le pouvoir soit
coEistitué par lui seul et pour lui seul. Un gouvernement de prolé-
taires qui dicterait des lois à la nation tout entière ne lui semble
un rêve ni trop audacieux, ni trop monstrueux. C'est à ces instincts
d'absolutisme que répond la dictature monarchique. Nous avons ap-
Sim-LES NOTES SUB L4 SUDATION. 897
pris par une expérience récente et prolongée ce qu'est cette dicta-
ture. Le souverain élu par le vote populaire'concenti'e en lui les
pouvoir de la nation entière, en sorte qu'il peut agir au nom de
cette délf^gation contre toute fraction opposante, quelque nombreuse
qu'elle soit. Ce que le pouvoir général de la loi est dans une répu-
blique, lepouvoir du souverain l'est dans cette forme de monarchie,
mais avec plus de force encore. Cette dictature est nécessairement
démociatique, même avec excès, car, le souverain pouvant peser
également sur tous, cette pression générale a pour conséquence une
égalité presque absolue, et comme il est toujours forcé de se sou-
venir qu'il est la créature du plus grand nombre, il se trouve par
nécessité encore plus que par politique le protecteur des petits. Eh
bien ! cette seconde manière d'entendre la démocratie, nous en sor-
tons à peine, et nous n'avons qu'à consulter nos souvenirs pour dire
si elle a mieux réussi que la première.
Ainsi voilà maintenant quatre-vingts ans que dure la révolution
française, et nous savons moins qu'au premier jour où il faut placer
la démocratie et quelle forme politique lui convient naturellement.
Les deux grandes manières de l'entenâre et de la pratiquer tour à
tour essayées n'ont pas mieux réussi l'une que l'autre à fixer un
mouvement qui paraît être indisciplinable. On s'est efforcé de faire
vivre la révolution française en bonne intelligence avec les par-
ties de la sociéu'' qui se réclamaient d'une autre origine qu'elle; ce
fut l'entnpri.--c de la restauration : on sait combien elle fut labo-
rieuse et comment elle échoua. En juillet 1830, la révolution prit
le parti de vivre sans compromis et sans alliance embarrassante,
elle s'interdit de chercher désormais appui ailleurs qu'en elle-
même, et cette hardiesse n'a pas eu un meilleur sort que la pru-
dente entreprise qui l'avait précédée. La république fut proclamée,
mais la république, qui n'était autre chose qu'une dangereuse ex-
tension du gouvernement qu'elle venait de renveraer, succomba bien
vite à son tour, en partie sous l'efTroi que son nom a toujours in-
spiré en France, en partie sous l'action de la même antipatliie mal
raisonnée qui avait armé le peuple contre la monarchie de juillet.
Le gouvernement mixte de la restauration ayant sombré, ta démo-
cratie par les classes moyennes ayant échoué sous ses deux formes,
le gouvernement constitutionnel et la république, restait la démo-
cratie par la dictature monarchique. Nous l'avons vue s'effondrer
à son tour en ne nous laissant que des ruines. Ainsi, de quelque
cdté que nous nous tournions, nous n'apercevons que des mé-
comptes : aussi hésitons-nous k espérer pour l'avenir dans les
moyens de salut qui nous ont ai mal réussi dans le passé. Voici donc
,, Google
89S KBTBs nés deqs Koime».
qu'aujourd'hui U sagesse consiste pour nous à TiTte va jonr ?e jour»
à nous inlerdire de penser trop sévèrement au lendemain, ji ne pas
retmmM' la tâte en airièFC par crainte d'efTaroucber les pastâoDS-
oml:»a£«U8es, k ne pas regarder trop en avant par crainte Sea-
flammar des espoir» ti'op présomptueux. Si la dv^mocratie nous
avait réduits aimptcment à ae vouloir qu'elle - méiae, tout serait
bient encora; mais efle nous a conduits à ce point, que nous m
savons quelle focms lui donaAr,, et qm mémo noue n'osons pas lur
en «tioîsir une, toutes les fbrmes cornues ayant été essayées saas;
sueeë». ^k>us voilk forcés àe faipe haltti dans le provisoire tout ea-
sadUfnt qu'il ne peut être définie, amenés à redouter ane solutioa
dt^fînitivei, cotnni» une nouvelle aventure dont les désastres pos-
sibles nous effiaient à boa dreit. L'honnêteté autant que la pro-
denoe nous commaiHle ds prendre l'empirisme ponr guide, sans-
prévoir ni regretter, de ne vouloir que pour l'heure présente. Tenons
donc, même sans grande confiance, la république pour fondée-, mais
la ré^'olution va-ti-elie s'arrâter là, et se fixera -t-elle par hasard
dans, le provisoire, eHe qui n'a pu se fixer dans aucune des so-
lutions qu'on avait tenues pour définitives? Est-ce cette surprise
qu'elle nous réserve? L'équilibre si longtemps cherché va-t-il enfin
sortir de ce qui ne aefiibJait devoir être d'abord qu'un tempe d'ar-
rêtî S'il en était ainsi, la dernière de ses aventures en seniit aussi
la plus originale et la plus bienraisante : notre devoir est de l'es-
pérer sans y compKO^, et d'y travailler comme si la réalisation ea
devait être iofaillitile.
,, Google
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
U MAI int.
NôD certes; nous le' saTionB bien d^atslongtMnps, les^gouvernemeiH
libres ne smt' pas une tente dresséepour lo semmeil. Le repo» absolu
n'est fait ni pour les monarubies- constitatioHtidles, ni paiir les repu-
bFiqaes. Qu'est'ce donc lorsqu'it s'agit d'ua état qui n'est ni la repu-'
bliquedéflniiive ni la monarchie, et dont on pwirraitdire. comme Frér
déric l( disait da la Prusse, qu'il y atiraât à « décider cet tlreî » Pour
tous les régimes, et plus encore assurémcat pour cpIiiî dont itrôire m
n'est pas » décidé, » la vie de tous le» joursa des conditions laborieuses.
Les passions commencent par se beunla* avant d'eu venic à se rëcoud-
lier, si elles se réconcilienti jamais; Ibus les intérfts s'agitent et tour-
billonnent avant d'être ramenés par latbraideschDsesàla mesure d'ua
inti5rêt public supérieur; Le» pwiroirBeni^ioemes porleni leurs diffé-
rends devant Popinion. La paii, 1» sécurité qu'on peursuil sont le prix,
d'un eiïort permanent et de transactions incessanws. quelquofais pénî~
btement préparés. 11 faut' en prendre son parti, c'est lacoiidiiiou iiiévir-
table; on n'a pas le temps de dormir et ée se livrer à de longs révea de^
quiétude, quand on vit avec la- libertâ, la souTerainebé aatioiWe et 1»
suffrage universel, Itirsqii'on est au leadCHiaîa des plus fnrmidlableB
crises naiionalps, en face des problëroea qui naissent de cet ébranler
ment, qui passionnent et divisent nécessairement tous les efipriis. Lt
politique est toujours un combat, elle Test plos que jamais aujourd'hui,
à cette heure étrange et indécise où rien n'est défini, oii tout est ea
question, où les impaliences, les impétuosités ptniculières, les mouve-
mens irréfléchis n'ont d'autre correctif etd'autrafreiii qn^le ssntimieiU
de la nécessité des choses, ^ol^e' vm BctusUe'CSt ainsi fnttei. et il n*.
faut ni s'en étonner ni s'en alarmer, à la condition poufiani qu'on n»,
■e livT^ pas avec trop de complaràance à f imprévu et à l'inconau. pourvu
qu'on reuille E^rdsr jusqu'au bout, arec queli)ue laDg-froiiii, un peu d«
■ Google
«00 BEVUE DES- DECX MONDES.
cette bonne volonté et de ce patriotisme qui ont dénoué jusqu'ici bien
des difficultés.
Qu'est-ce que notre histoire depuis quelques semaines? C'est en défi-
nitive l'histoire d'une série de conflits qu'il ne faut ni exagérer ni dimi-
nuer, qui ne sont point assurément sans gravité par eux-mêmes et qui
s'aggravent encore de toutes les incertitudes d'une situation précairei
des efforts un peu impatiens qu'on tente aujouid'tiui pour sortir de ces
perplexités an risque d'un conflit de plus venant couronner tous ces con-
flits et d'une crise nouvelle ajoutée à tant d'autres crises. Le fait est
qu'il y a eu un moment oii tout est devenu occasion de dcbats entre
certaines fractions de l'assemblée, ou, si l'on veut, entre un certain
esprit régnant dans l'assemblée et le gouvernement, on avait tout l'air
de ne plus être d'accord sur rien et d'aller un peu au hasard. On n«
s'eniendail pas sur le principe de l'indemnité demandée pour les dé-
partemeos qui ont le plus cruellement souffert de riavasium on ne
s'entendait pas sur la décentralisation, au dernier instant on se heurtait
sur cette loi des conseils-généraux, menacée tout à coup d'être arrêtée
au passage avant de recevoir la consécration définitive de la troisième
lecture. Les questions d'organisation militaire suscitaient d'intimes et
sérieuses divergences. On était encore moins d'accord sur les affaires
de fmances, dont la commission du budget s'occupe avec une laborieusfi
et persévérante fermt té. Les nouveaux impôts proposés par le gouver-
nement sur les matières premières ont été dès l'abord la plus grosse
difficulté, de ï^orle que, tout compte fait, il y avait autant de dissen-
timens que de questions agitées dans l'assemblée ou les commissions.
Oui, sans doute, c'est une situation singulière, un peu irritante peut-
être par momens, moins grave cependant au fond que dans les appa-
rences, par cette raison bien simple que, si on difTérait sur des détails,
même sur des questions de direction, on s'entendait toujours sur la
point essentiel, sur ce qui domine tout le reste; on s'entendait sur la
nécessité de ne pas se brouiller, de ne pas laisser dégénérer des diffé-
rends d'opinion en rupture politique ouverte. A vrai dire, chacun était
dans son râle, l'asFemblée en maintenant son autorité et en défendant
ses œuvres saus avoir la moindre envie d'alTaiblir le gouvernement, le
pouvoir exécutif en cherchant à sauvegarder ce qu'il croyait juste et
utile sans prétendre imposer à l'assemblée le désaveu de ce qu'elle
avait fait ou de ce qu'elle pensait. Au-dessus de toutes les divergences
secondaires, il y avait de part et d'autre le sentiment d'une solidarité
supérieure que les circonstances imposent plus que jamais, et qu'on ne
peut abandonner à la merci des incidens. C'est ce qui snuvait tout, et
en réalité qu'esi-il advenu déjà de quelques-uns de ces conflits? 11 a
suffi d'un peu de bonne volonté pour les dénouer. On ne s'est point en-
core entendu, il est vrai, sur l'article essentiel des propositions finan-
BETDE. — CHRONIQUE. 901
«ières du gouvernement, ni même sur !ea cooditions de l'organisalion
militaire ; un a du mains déblayé à demi le teirain en se mettant d'ac-
cord sur l'iiidemnilé des départemens envahis, sur la loi des conseils-
généraux. C'est un commencement. Maintenant cette union laborieuse-
ment maintenue en détail va-t-elle être reperdue et compromise d'un
ieul coup par la motion qui vient de se produire, et q'ii propose une
sorte de constitution sommaire avec ie chef actuel du pouvoir exécutif
comme » président de la république » pour trois ans ? Ce qu'on a fait
pour des questions relativement secondaires sans doute, mais encore
assez sérieuses, hésiterait-on à le faire dans une circonstance ou plus
que jamais l'esprit de conciliation doit avoir le dernier mot? Voilà ce
qui s'agite depuis trois jours au milieu des émotions les plus vives
suscitées par cette proposition qui devait venir, que tout le monde pres-
sentait plus ou moins depuis quelque temps, et qui a eu l'étrange for-
tune de ressembler à un coup de théâtre inattendu.
Cette prorogation ou cette transformation du pouvoir exécutif domine
tout aujourd'liui évidemment. D'ici à très peu de jours, la question
sera décidée souverainement par l'assemblée nationale, qui a prononcé
l'urgence, et ce qu'il y a de singulier, ce n'est pas celte idée même de
fixer des pouvoirs mieux définis entre les mains de celui qui depuis six
mois est l'illustre personnification de la France, c'est qu'on en soit
arrivé là par le chemin qu'on a suivi. La vérité est que la proposition
Rivet, puisque c'est M. Rivet qui lui a donné son nom, a eu l'air de
sortir de ce foui ré de conflits qui se sont multipliés depuis quelque
temps, qui en dépit de toutes les métamorphoses constitutionnelles res-
tent l'exacte et vive expression des rapports de l'assemblée et du gou-
rernement. Où en sont aujourd'hui tous ces coufliLi? Quulques-uns sont
heureusement dénoués, disions-nous, d'autres sont eocore en suspens,
tous ont été soutenus avec une certaine vivacité. El d'abord un des
premiers points sur lesquels on a uni par s'entendre, c'est la question
de l'indemnité aux départcmens qui ont souffert, qui souffrent encore
de l'invasion prussienne.
Cette question douloureuse, aussi délicate que douloureuse, un des
représentans des Vosges l'avait soulevée, l'assemblée l'avait visiblement
prise à cœur, ta commission nommée par l'assemblée se prononçait pour
le principe absolu de l'indemnité, et au dernier moment M. Buffet, qui
ne se prodigue pas d'habitude, mettait au service d'une cause laite pour
exciter un intérêt universel une parole serrée et habile. Le gouverne-
ment résistait cependant, il ne déclinait pas pour l'état l'obligation de
Tenir en aide à ceux qui ont porté plus que tous les autres le poids des
luttes naiionalcs, à ceux qui ont été les premières victimes de l'inva-
sion; il refusait seulement de reconnaître, même au malheur, un droit
qui pourrait avoir les plus étranges conséquences. Les défenseurs de la
, Google
W)2 iiTiiE.nxs DEUX imodes.
csausedea départemensesiiabisavaieDl le beui ràle, nous Q'eii.dia:oD-
renODS pas, paisqu'ils plaidaient , pour te malbeuri le,]{OUveuiemcDt
avait le cèleîngrat en fiauissant. disputer des déduinm^geinens trop
iaMlA^,! et ^pburUBt, faut-il le dire? c!est le gauvernemenl qui lualt
raisoo. X. l^ers poasètle «ntre tous cet immense et. précieux m^nta
d'avoir teseatloieut leiplus vif du bien de Télat; il se r£gard£ commB
ie représentajit de l'inl^rAt public, xie cet u inlérét profoad et silen-
cieux 1) qui . ue crie pa;, yui ne fait pas de bruit, et il la défend aves
cette opiniâtreté qu'il appelait run jour d'un autre nom en la recDmnuQ*
. dant aux. tttiuiâlres des fioaices-M. Tiiiera, en pacaissaul dur cette fois,
n'étail pas.uioins dans. la vérité et dans les devoirs.de son. râle.
Au fond, que demandait-on?. S'^ssaili-il de accourir libéralement,
surtout pruchaiueaMQl, ceux qiii ont souXTert, tout le monde était ^rét,
M. ïtuerB était le premier à offrir las mojeus d'alléger les infurlunet
accumulées par rùivauioo.S'i^iasait'-il de dimner .à ce secours, .aussi
large que posâii)le, aussi immédiat que possible, le caractère d'une dette
revendiquée au nom de la solidarité nationale, comme on le disait, ici
on allait sans .y prendre garde ^u-devaut des difDcultés les plus é^i-
ineuseo, oo soulevait des.problèmes gu'un semblait ne. pas même soqp-
<çonner. Itien n'est assurément, plus facile que de remuer les 4unes au
«pectatle de toutes les misères des populations foulées par l'étranger,
de fdire .vibrer tous les âenlimeos de sympathie et de solid:irité uatio-
inale eo racontant ces scènes navrantes de. malheureux qui vioienl leurs
onfans fusillés par. l'ennemi, leur Coycr incendié, leurs champs ravagés.
Qui donc restenait insemible à ces. cruelles infortunes, et voudrait affai-
iltlir le devoir de ceux qui n'ont pas été atteints envers ceux qui ont plus
.particulièrement souJIect de U guerre?. Seulement il faudrait y songer
un peu plus avant de fomenter les divisions entre les déparlemens qui
ont eu le mauvais sort d'être envahis et ceux qui ne l'ont pas été. 11 y
a un danger auquel on ne prend pas garde : c'ust le danger de lout con-
fondre, d'invoquer des raisons de sympathie que personne ne peut con-
tester à l'appui d'un droit devant lequel on est obligé de s'arrêter, et
H. Buffet lui-niéiAc, avec ses. habiles subtilités, avec ses distinctions
entre ce qui serait acceptable comme indemnité nationale et ce qui ne
le serait plus comme secours national, U, Buffet n'a pas pu arriver à
une conclusion sérieusement politique. U a iplaidé avec chaletir une
cause gagnée d'avance; il n'a pas indiqué un moyen pratique de ré-
soudre celle question douloureuse.
Si c'est une dette stricte et légale qu'on réclame de l'état, qui lui
aussi aujourd'hui peut certainement compter parmi les pauvres, comme
le dit M. ïhiers, «ette dette n'existe pas seulement au proûl de ceux
que la guerre a laissés dans .la détresse, elle eiiste aussi au profit des
riclie^i qui n'ont .(las besoin 4'une indeuuùié;:mais ce .n'eslpoint encore
ce qu'il y a de plus grave. Si l'étkt est reaponsabift de tant, skit-oD oit
l'on va? On fait une vëritable révolatioa dans le droit public et dans lei
ocoiditioDS de la guerre; ou excuse d'avance tous les ravies des enva-
hisseurs. A leurs yeux, les particuliers oe som plus rien et n'ont plui
aucun droit, puisqu'ils aont E(lra d'être indemniiés, puisque c'est l'état
qui doit payer les domnages. £t comine à la guerre l'objet essentiel est
d'affaiblir la puissance enoeaùe, on peut tout se permettre -: plus ou lura
détruit de biens particuliers, plus on tnira affaibli l'état lui-mène, sur
qui retombe toute la responsabilité. A ce compte, tes Prussiens auraôent
eu raison dans leurs exactions, its auraie&t pu en faire encore davan-
tage en se disant qu'ils allaient laisser un eu deux nûlUaixls do plus k la
ûhai;ge du budget de la France. Le jnaUieur de telles questions, c'est
d'être perlées devant le public, lorsqu'elles devraient rester sous un
voile, être résolues dans un sentiment d'équité nationale et de pni-
dencs supérieure. On n'a point discuté le droit, il est vrai, on en a trop
dit encore, et on aurait bien loieux fait de commencer par où l'on a
fini, par une iransaclion. Puisqu'on était d'accord sur la nécessité d'ap-
porter un soulagement aussi efficace que possible aux départemens en-
vahis, à quoi bon tout le reste? Pourquoi ces discussioas au moins bi-
zarres pour savoir si on appellerait cela une « indemnité » ou un u se-
cours » ou une « somme? » Les naalheureux en sont bien plus avancésl
On a fini fun beurcusement par laisser de cAlé toutes ces subtilités, oi
a voté 100 millions pour les dépaftemens envahis, et voilà du moins une
question réglée sans que les rapports de l'assemblée et du gouverne-
ment en restent atteints.
Un autre canflil très pacifiquement dénoué, c'est celui qui s'est élevé
un peu tard au sujet de la lui dus conseils^éuéraux, qui n'avait plus qu'à
subir l'épreuve de la troisième lecture, — Qjie le gouvernement n'eût
qu'une oiédiocre sympathie pour cette kti.cn aurait bien pu s'en douter.
M. Thiers n'est point un décentra lisaleur, il ne l'a jamais été, il ne la
sera jamais, et il ne s'en cache pas. M. Larabrecht, de son cûté, n'a pai
montré, comme ministre de l'intérieur, un enthousiasme des plus vifs
pour une réforme que l'initiative parlementaire peut revendiquer tout
entière. Jusqu'au dernier moment néanmoins on s'était borné à des ob-
jections de détail, à l'expression de quelques scrupules, lorsque tout ï
coup, à Iq veille de la troisième lecture, scrupules et objections ont pris
une forme plus accentuée. On a failli presque se brouiller à propos de
décentrai isalion. Le sentiment de la chambre était trop prononcé «t
t'était trop obstinément attesté par une série de votes pour qu'on pût
espérer l'arréler. On a négocié, on s'en est tenu aux moyens diploma-
tiques, et ici encore fort heureusement l'esprit de conciliation a eu rai-
son de toutes les divergences. Le pouvoir exécutif a eu le bon goût d«
ae pas trop demander à l'assemblée, l'assemblée à son tour a eu le boa
, Google
90A BEVUE DES DEUX UOMDES.
goût de ne pas tout refuser au pouvoir exécutif, et en fin de compte la
loi a été enlevée à une majorilé considérable, bien entendu sans le con-
cours de la vieille gauche, qui a soin de se tenir en garde contre toute
témérité de libéralisme.
En quoi consistent les modifications qui ont été le gage de la paix
entre l'assemblée nationale et le gouverneoiEnt? Elles atiénuent peut-
être la loi dans quelques-unes de ses dispositions sans en altérer l'esprit.
La présidence des commissions départementales sera déft-rée au doyen
d'âge au lieu d'être dévolue à l'élection. Les préfets ne sont point en-
tièrement étrangers aux délibérations de ces commissions; ils gardent
une part de la tutelle administrative; ils interviennent dans le concert
qui peut s'établir entre plusieurs dôpartemens pour certaines mesures
d'intérêt commun. Qu'on ne s'effraie pas trop, les préfets restent et res-
teront encore les préfets beaucoup plus qu'on ne le croit, et, si hardie
que paraisse au premier abord cette réforme si contestée, elle n'ira pas
de si tôt jusqu'à transformer les mœurs administratives françaises. Si
quelque chose peut altérer ces mœurs, déjà singulièrement faibles, ce
serait beaucoup moins la loi nouvelle que des motions comme celle qui
s'estproiuile.et qui proposait défaire des commissions départementales
des corps rétribués. Il y a une école qui a trouvé jusque dans la cham-
bre un étrange organe, un député radical de Toulon, et dunt l'idéal est
une démocratie salariée; à ses yeux, le salaire est la condition essentielle
de l'égalité politique. Quand les commissions départementales seront
payées, on ne tardera pas sans doute à réclamer une rémunération
pour les conseils-généraux eux-mêmes. Après les conseils-généraux, il
faudra aussi que les conseils municipaux aient bientôt leur salaire, et
nous ne savons pas en vérité si le démocratique conseil municipal de
Lyon n'a pas déjà pris les devans. Puis enfin nous tous, citoyens élec-
teurs, qui avons à nous déranger pour porter notre vote, nous deman-
derons à être payés pour remplir nos fonctions : il faut bien que tout
le monde vive. Et c'est ainsi qu'on prétend arriver à former des mœurs
libres, c'est-à-dire des mœurs viriles, fai;onnées par le dévoi^ment aux
intérêts publics, par l'active et indépendante énergie de l'initiative in-
dividuelle! Pour nous, toute réflexion faite, nous ne prouvons réussir à
voir dans le salariat des fonctions électives ni une condition d'égalité,
ni un signe de virilité, ni même une garantie d'indépendance; nous
n'y voyons qu'un acheminement direct vers la servilité, une satisfactioa
grossière jetée aux ambitions subalternes et besoigneuses. La loi nou-
velle de décentralisation a refusé de consacrer ce progrès tout césarien;
ce n'est point apparemment pour cela qu'elle aura une bien fâcheuse
influence sur nos destinées) A la dernière heure, un des plus hono-
rables membres de l'assemblée, M. deTreveneuc, aurait voulu ajouter
à la loi un supplément tout politique, et il a développé son projet dans
, Google
BETUE. — CHRONIQUE. 905
le meilleur langage, d'un accent net et loyal, en homme qui se souve-
nait du 2 décembre. M. de Treveneuc proposait d'insérer dans la loi
que, si la représentation nationale venait à être dissoute par un acte de
TÎolence, les présidens des commissions dôpartemenlales se réuniraient
aussitôt pour prendre en main la direction des afTaires publiques. Hé-
las! notre bistoire est remplie des attentats de la force, bien faits pour
justifier de telles propositions. Des violences, il y en a eu dans tous les
temps, et il est certain qu'elles n'auraient pas eu toujours un succès ^
facile, s'il avait existé des pouvoirs désigriés pour relever sur un point
quelconque la légalité humiliée. Seulement la proposition de M, de Tre-
Teneuc avait un caractère tout politique, elle a été réservée, et la loi est
restée de son côté avec son caractère essentiellement adminisiratif.
Voilà donc encore une question réglée et une dîfEculté de moins. Mal-
heureusement il en reste toujours assez de ces conflits pour entretenir
l'humeur militante dans les sphères parlementaires et officielles, pour
faire une vie laborieuse au gouvernement et à l'assemblée. Ces conflits
existent, soit; mais enfm, puisque d'autres conflits ont été paciûquement
dénoués avec un peu de bonne volonté, pourquoi ceux-ci ne finiraient-
ils pas de la même fa^on? Cette œuvre perpétuelle de transaction néces-
saire, qu'est-ce autre chose après tout que la pratique do la liberté,
avec ses embarras et ses fatigues, si l'on veut, mais aussi avec ses sû-
retés et ses garanties, que gouvernement et assemblée ont aujourd'hui
on égal intérêt à maintenir 7
Le danger de ces conflits est moins dans ce qu'ils sont par eux-mêmes
que dans l'impression de maladive incertitude qu'ils entretiennent,
qu'ils propagent, et qui fmit par créer autour des pouvoirs publics une
sorte d'atmosphère de crise. Dès qu'on aperçoit à l'horizon un nuage,
ane mésintelligence, on croit voir un orage menaçant près d'éclater, et
c'est là sans doute ce qui a donné naissance à celte dernière et décisive
proposition qui a reparu tout à coup comme pour résumer toutes les
questions dans une seule question, toutes les crises dans une seule crise.
Cette motion de prorogation des pouvoirs de M. Thiers, que M. Rivet a
présentée à l'assemblée, et devant laquelle tout s'efface momentanément,
elle a fait déjà beaucoup de bruit, elle en fera encore, elle soulèvera
toutes les contradictions, et on (ioira cependant par trouver une combi-
naison faite pour rallier une majorité suffisante, parce que personne ne
peut songer à ébranler ce qui existe, parce que, s'il y a des nuances di-
rerses d'uno* même pensée, tout le monde est d'accord pour reconnaître
en M, Thiers la haute et nécessaire personniTication de la situation ac-
tuelle. S'il ne s'agissait que de donner une confirmation nouvelle, toute
personnelle, à l'autorité de celui qui est depuis six mois sur la brèche
pour défendre le pays contre tous les dangers, la question n'existerait
même pas, ou elle serait déjà tranchée. La difficulté est dans la manière
dont tout cela se présente. Au fond, de quoi s'agit-il 7 en quoi consiste
C\>oglc
'fOô REVtrl BKS DBDl VCniBES.
cette proposilioD Rivet, qui a jeté l'âmoi dans te moode parlemeataire ?
Elle peut se résuner m quelqoea tnks. Les pouvoirs de M. Tlûeri loot
prorogés pour trois ans avec le titre ttomeiu de président ,dc b répu-
blique. Si d'ici à trois ans l'assemblée décidait qu'elle doit se disseu^e,
M. Thierscooservwait la préeiiSeixie jusqu'à la constiiutioi d'une asseoi-
blée Douveile, ^ui à son tenr aurait k pirODODcer sur l'iH^uiaaliioii du
pQDvnir. Jusque-là, M. Thiecs exea<ce taules tes prérogatives essentielles
du gouvernement, ckoix des fonctionDatres;, r^préseatalit» diplomoti^e,
nomination et révocation des mitùstres, qBÎ restent responsables devint
l'assemblée. C'est une ébauche «n uu commencemeDtdeconsUbitioD;
mais ce B'est pas tout. A peine H. Bîvet avait-il présenté son proj«C que
d'un autre coin de l'assemblée partait une seconde motioa qai pn^sa
d'attester la corflasce que la Cambra et le pays mettent toujours dans
'la sagesse et le patriotisme de M. Biiera en confirmant et en reaouTe-
lant les pouvoirs qui ,lui «at été confiés ji Bordeaux. Voilà la queition
selle qu'elle s'eft posôo devant l'asaMnbtée, t^le qu'efe reste «Kore.
Le travail de la commissioD qni sera nommée con^Mera évidemment à
fondre ces DUîKices diverses de ta proposition Rivet et de la [xxifMsition
Adùet pour arriver à un To(e qui exprime à peu près ia pensée géoé-
Tale en donnant une certaine (Uité au pouvoir, en l'entoarant de pi-
ques garanDies de plus.
Puisque la question a été soulevée, il n'y a plus qu'à la résoudre en
donnant ans intérCts, au travail, au crédit, ia satisfaction qu'ils deman-
dent, en évitant surtout -de laisser ouvrir une crise nouvelle qui ne
pourrait que metire le pays ea péril, fl ne faut pas cependant se faire
illusion et se hilec de croire qu'on remédie à tout par un vote, qu'il y
a une grande dilTérence entre l'eut actuel dunt M. Adnet demande le
maintien et l'ordre nouveau que M. Rivet presse de créer. Oui sans
doute, trois ans de pouvoir, c'est de la stabilité, c'est le provisoire fixé,
si l'on veut; mais enTin qu'y a-t-il de changé esscnliellement dans noir»
situation? Elle est à peu près la même; elle n'est pas plus à l'abri des
petites lempÉies de tous tes jours et de l'imprévu dfs événemens. Les
conflits mêmes qui ont peut-être suggéré ou encouragé la pensée d'tme
prorogation de pouvoirs, ces conflits n'existent pas moins, et se reprodui-
ront évidemment plus d'une fois encore parce qu'ils sont dans la nature
des choses, parce qu'il n'y a pas moyen d'éviter ces chocs d'opinions
sur les questions les plusdifliciles d'administration ou de gouvernement.
Allons phis loin ; l'asspnibkie, en donnant des pouvoirs pour trois ans,
ni; se dessaisit en aucune façon de sa souveraineté; qui peut l'empêcher
d'user de cette souveraineté: qui peut enchaîner ses résolulioas? £lle
n'est liée après tout que par des ooasidé rations d'intérêt public qui peu-
veat toujours changer, ou par le respect de sa propre volonté. Tout cela
veut dire qu'en debors de toutes les conditions de fliité qu'on peut
imaginer pour se créer l'iaqiresgion delà durée et de U sUbtIiÛ, U meil-
,,GoogIc
BfiTUE. — CIUONIQOK. M?
leure garaalie est encore daos cette bonne volonté aiiUuelle^ dans eet
esprit de conciliation qu'il faut to^jou^s iovoqiier. Tout tient à cette
bonne intclligeDce nécessaire qae nen au fond H'a pu allaiblir jusqu'ici,
qu'il aérait plus que jamais daugereux de rompre. On peut trouver à la
rigueur qu'il était inutile 4e donner à Ja prorogatioii use espèce de ca-
nctàre conetitolionnel; puisque c'est fait, il est bien évident qu'il fau-
drait un certain courage pour prentlreia responsabilité d'un refus qui
nous .rejeuerait dans l'iaconsu. S'il est dans l'assemblée quelqu'un qui
ose tenter l'avenlure, il y regardera à deux fois à l'iieure su{>rtme et
décisive du voie, et ia droite elle-même fera sûrement œuvre de raison
en ne Tefusaat pas son concours à la prort^alion d'un régime dont
l'existeoce après tout est liée k l'existence de l'assemblée.
Ce qu'il y a d'étrange en celle etTaire, c'est que tout le monde en vé-
rité paraît se mouvoir eu dehors de la sphère de ses opinions et de ses
tendances. Au ipreniier abord, c'est ie parti conservateur qui aurait dû
être Le plus favorable à la prcH'ogalion, et c'£St dans les rangs du parti
conservaiéur qu'il a semiilé se manifester le plus d'hé:ùlation. C'est la
gaucbequl aurait dû bésiter, et c'est elle qui a montré le plus d'Impa-
tience, qui soiitlent le plus vivement la prorogation aprèn l'avoir appelée
de ses vœux. En réalité, la gaucbe n'a vu qu'une chose, c'est qu'on al-
lait faire un pas de plus vers la république déGaitive, que le clief du
pouvoir exéccuif s'appellerait désormais le président de Ja république.
-C'est fort bien; seulement la gaucbe n'a point vu qu'em donnant le signal
- d'une apparence du dérogation au fade de fiordeam, en faisant un pas
en deihar:^ de celte couvenljon de <paix entre les partis, elle risquait
d'ouvrir de ses propres nuins la porte h des entreprises constituantes
d'un autre genre. L'assemblée ne la suivra pas sans doute <duiis cette
voie, elle ne cJterciiera pas à profiter do la" circonstance pour reconsti-
tuer te pays à sa manière; muiii, si elle le tentait, que pourrait dire la
gauche? La vérité est que cette question de la prorogation ou de la con-
solidation temporaire des pouvoirs actuels a été engagée un peu au
hasard; ulle n'a point é\é prise dans son vrai sens et pour ce qu'elle
devait être. Il y avait, ce nous seuiblc, un point de départ nécessaire
de toute combinaison. De quelque façon qu'on juge les choses, nous
sommes dans le provisoire, et dans ce provisoire ce qui domine tout,
ce qui devrait être la raison de tout, c'est la présence de l'ennemi sur
notre sol, c'est l'occupation étrangère. Tout devait découler de là; il
devait être «ntendu que, tant qu'il y aurait l'ennemi dans nos pro-
vinces, rien de définiiir ne pourrait être fait, que M. IMers et l'assem-
blée, unis p;tr la plus noble des solidarités, repaient chargés de la
grande œuvre de la délivrance du pays, et que le jour où le dernier sol-
dat allemand serait parti, la France, rendue à sa pleine et souveraine
liberté, prononcerait sur ses destinées déHnilives. Alors la prorogation
preturit une sorte de grandeur, elle devenait le mandat 4u |>éril public
, Cooglc
908 BEVUE DES DEUX MONDES.
et do la délivraoce naiionale. Ce n'était plus un provisoire ordinaire,
c'était le gouvernement de la nécessité, trouvant dans les circonslances
mêmes qui l'avaientproduit sa légitimité, sa raison d'être et sa limite. On
aurait pu agir ainsi, on ne l'a point fait; l'essentiel aujourd'hui est de ne
point laisser Lraluer ces discussions irritantes, de ne puint prolonger le
provisoire dans le provisoire, et surtout de se dépouiller de toute pré-
vention pour donner à ce pouvoir transformé ou proroge qui va 3'éta-
blir la base libérale et conservatrice sur laquelle il doit s'appuyer, s'il
veut gouverner uùlement.
Qu'on la tranche donc au plus vite cette question de pouvoir, qui de-
puis quelque temps se traîne dans le demi-jour des combinaisons des
partis, et qui, par la façon dont elle a fait explosion au dernier instant, a
eu un peu l'air de venir jeter un défl à l'imprévu ; qu'on la tranche une
bonne fois aussi bien qu'on le pourra, et qu'on revienne à ce travail pa-
tient et pratique qui reste après tout la vraie mission de l'assemblée et
du gouvernement. Si cette crise qui vient d'éclater doit avoir pour con-
séquence de simplifier la situation, il n'y a rien à dire, tout sera pour
le mieux; assemblée et gouvernement n'auront plus qu'à reprendre
leur œuvre inierrompuc, qui n'en sera pas plus facile, mais qui dans
tous les cas sera débarrassée de ces incertitudes dont on se faisait
un faniâme. Après comme avant la crise, il n'y a pas moins à réoi^a-
niser le pays, à recomposer l'équilibre de ses finances aussi bien que
ses forces mililairtis, sa puissance morale aussi bien que sa fortune ma-
térielle. C'est une reconstitution précédée d'une liquidation nécessaire ,
et cette liquidation, ce sont les commissions parlementaires qui la fout
par l'enquête qu'elles poursuivent sur les événement de la dernière
année. Auiant qu'on en puisse juger par les premières révélations qu'oa a
laissées écliapper, elle sera utile, instructive, cette enquête, conduite jus-
qu'ici avec une impartiale sévérité. Nous avons besoin de tout savoir sur
les hommes et sur les choses; nous avons besoin de voir clair dans cet
effroyable gâcbia de nos affaires au temps du siège, dans nos malheurs,
dans t^es opérations où ont été englouties des armées. Ce qui s'est passi
à Melz, à bedaa, à Paris, sur la Loire, dans l'est, k Tours, à Bordeaux,
c'est tout cela qui doit être exposé avec une énergique et inflexible sin-
cérité, non certes pour alimenter nue curiosité vulgaire, mais pour
montrer au pays ce qu'il lui en coûte de se livrer à ceux qui le perdent
par une coupable impérilie, et à ceux qui viennent le perdre un pea
plus encore en prétendant le sauver. Déjà les ducumens se multiplient,
surtout pour les affaires militaires, et le livre que vient de publier M. 1»
général Chanzy, sur la deuxième armée de la Loire, est certes un des
plus intéressans, un des plus précieux de ces dot^umens.
On peut suivre maintenant la marche de cette campagne des arméçs
de province, qui s'ouvrait avec un éclat modeste, quoique réel , à Coul-
miers, pour ûoir si tristement dans i'eat et sur la Mayenne. Ce n'est pa»
BEVUE, — CHROHIQn. 909
tant la faute df s chefs militaire^;, quoiqu'ils ii'euF3Pnt pas tous certaine-
ment le même feu, la même expérience; ce n'est pas irop non plus la
faute des soldats, quoiqu'ils fussent bien peu organisés, bien peu disci-
plinés. Il faut en venir à la vraie cause de nos désastres en province.
Cette cause éclate dans les pages du général Chanzy, qui s'est montré,
quant à lui, un s! énergique et si habile capitaine. Que voulez-vous? les
chefs militaires n'étaient rien, M. Gambetta était tout; c'est lui qui com-
mandait et qui prétendait décréter la victoire. Vainement les généraux
lui représentaient qu'il était dangereux d'aller se jeter sur toute l'armée
allemande en avant d'Orléans; l'ordre était formel, on se battait, et
l'armée de la Loire était coupée en deux. Le général Chanzy, livré à
lui-même et se battant avec la plus héroïque opiniâtreté pendant quatre
jours, avait beau demander qu'on fit au moins une démonstration sur
la Loire, on lui répondait que c'était impossible. Lorsque, tardivement
informé de la marche de fiourbaki sur l'est, il démontrait le danger de ce
mouvement et suggérait d'autres opérations qui auraient porté tout&s les
armées sur Paris, on lui répondait en vantant beaucoup son plan, mais
en se faisant un mérite d'en avoir un meilleur. Lorsque enOn le général
Chanzy rappelait que le génOral Trochu avait fixé la date du 20 janvier
comme dernière limite de la résistance de Paria, on lui disait, et ceci
est grave, qu'il ne fallait pas tenir compte des indications du général
Trochu, qu'on avait d'autres renseignemens. Et le grand stratégiste qui
prétendait ainsi conduire nos armées était homme à prendre Épinay sur
la route d'Élampes pour Épinay près Saint-Denis, tout comme dans une
autre circonstance il prenait fiar-sur-Seine pour Bar-le-Duc! Voilà ob
nous en étions. Si M. Gambeita conduit ses campagnes parlementaires
co mme il a conduit ses campagnes militaires, la gauche peut se mettre
sous ses ordres pour marcher à la victoire.
M. Gambetta ne nous croirait pas, si nous lui disions un mot bien
vrai, bien sincère, et cependant ce serait son intérêt de nous croire.
L'ancien et éphémère Jiclatteur de Bordeaux n'est point à coup sûr dé-
nué d'un certain souITle, d'une certaine ardeur entraînante, d'une assez
grande vigueur d'imagination. Malheureusement, il l'a bien montré, il
ne sait des affaires que ce qu'en sait un avocat qui a feuilleté son dos-
sier; il est trop souvent exposé, en politique comme dans les affaires
militaires, à prendre Bar-te-Duc pour Bar-sur-Seine, et, puisqu'il avait
récemment la bonne fortune d'être à Saint-Sébastien, il aurait dîl y
rester encore, il aurait dû y passer un an pour apprendre ce qu'il ne
sait pas et mettre ses connaissances au niveau du rôle qu'il ambitionne.
S'il ne se livre pas à ce travail, il risque fort d'être un agitateur vul-
gaire, — un type assez réussi et infécond d'une certaine médiocrité
bruyante et prétentieuse. Il est peut-être fait pour un autre rêle, s'il
le veut. Ah I quand on regarde derrière soi au courant de cette terrible
, Google
910' KETTIE «E9 ITEVX MONDES.
unrie^ coimse oo ^kperçoiï vite de t'tmmense part que la médiocrité et
rîncaptcité ont eue dans nos malheureuses af^îres, depuis ce jeuDe dic-
tateur qui veut conduire des armées jusqu'itous ces préfets de la dicta-
ture, complices de lottlesles factiODsI La médiocrité, elle est partout daoi
ce trisie monde révohiiionnaire, elle se montre en vérité jusque dans
le crime, Voyez ces procès qui se déroutent devant les conseils dte guerre
de Versailles ; ils sont \h quelques-uns, tout beureui d'avoir été des per-
sonnages, et qui' semblent ne pas mffme soupçonner la portée de leurs
actions. Ce sont des criminels vulgaires qui ont tenté l'incendie de Ta-
ri?, qui ont massacré des otages, et ils en sont i discuter sur des ba-
nalités de procédure. (Tesl à laisser croire qu'ils ne se doutaient pas da
ce qu'ils faisaient. L'înrelligpnce chez eux semble au niveau du sens
moral. Et voiU le monde dont Paris a subi un instant ta domination ! Il
est bien temps, on en conviendra, d'effacer tes traces de ces médiocrei
et îugubres eihibitions, de remettre de Tordre dans les esprits comme
dans les rues, de raviver partout te sentiment d'un idéal supL'rieur, afin
de pouvoir de nouveau montrer au monde la France, ta vraie France,
telle qu'elle a él6, telle qu'elle doit être.
Oui franchement, il est temps que dans ce malbeureux pays si éprouvé
tout reprenne enfin un caractère sérieux, et c'est pour cela quit est
utile d'en finir avec toutes ces discussions qui meUent le pouvoir en
doute, afia que M. Ttiiers, mieuï affermi aux affaires, puisse orga-
niser avec autorilé, avec elTicacité, le gouvernement qui convient 5 ta
France. Le dief du pouvoir exécutif avait déjà commencé, même avant
la dernière crise, en appelant au ministère des affaires étrnngères M. de
Rémosat, qui depuis la révolution s'éiail diirobi^ à la vie publique. Certes
nul n'est mieux fuit pour représenter le pays que cet liomme d'élite,
qui réunit la supi^riorité de l'esprit et l'houneur du caractère. Pour la
France et pnur TLurope elle-même, M. de Rémusat est l'écrivain érai-
neni, l'ancien député toujours ffdète à ses convictions libérales, l'homme
familier dès longtemps, par une sorte de tradiîion, avec tuos les inté-
rêts publics. Il prend assurément dans une heure difficile la dii-ection
des affaires Cïtérieures de noire pays; il recueille un lourd et cruel
héritage, tl étnit, comme M. Thiers, d'un temps où la France était pro-
spère et heureuse entre les natious; il laretrouve humiliée, démembrée
et réduite à se relever des plus horribles désastres, à refaire ses relations
diplomaiiques avec tout le reste; mais, dans cette œuvre difficile, il
porte ce qui peut le mieux aider au succès : un patriotisme inviolable et
la certitude de faire honorer la France dans sa personne.
CH. DB UAUDE.
■ Wftigic
TABLE DES MATIÈRES
QTIATRE-VU^eT-glliTOIlZIEME VOLDME
SCCONDETÉmOM:. — XLl* ANNÉE.
Le VntGTiiHi coups di l'arh^k dk li. Uaim^ pu H. 1« eapiuioe de viisieau
Tb. aube, commikndnnt de la !• lirigade
Lfc GntcE n ses volontaihis d^ns la ct'unl m 1870, par M. A. MÉZtËRES.
Lis ArrAiKts Dt Chiui tr m odistion cstnorsi wn f87t depuis les massacres
Dt Ifno, pif H. n. BLERZY
Le Budget de la nfriisLioiiE et les airoaHEi FmincikRKS, parH.L. BOlICfTAnD.
Lu HonntTES cens ds Pa*u socs la comunii, pu- M. Emile BEAOSSITIE. . .
Lis R£cits d'un soldat. — Une Aiurtt paisoMiitHi de ccehii, par M. Ahédéi
ACHAnD
Les Eiplobationi sous-MAniiiES, par II. Gaston ue SAPOTtTA
L'Exposition intediationaii de LonDnis, par H. RetiE HËNAUD
Cbeonioue di la Quiniaike. — HisTOiHi POLingt^a et littCkaiee
EsuM et Koticis. — Les LiiEnifs cohiiiirales ih Edrope
LlmUon «n It InlUcL
La rn DE LA loatua. — Les iuflcencbs utt^haikes dahs lis debiiers tfinsr-
HEM, par H. E. CARO, de l'Inalitut de France 2*1
Lis FusiLitas-HAaitis «n sifci di Par», troib mois dais les teauchéis, par
M. L. LOUIS-LANDE 3CS
, Google
mmm^^m7%
9t2 TABLE DES UATIÂRES.
L* M»iiiti D'xtuoTUD'nBi. — I, — Lj» ri-OTTK M L* UiR-NoiRE, piT H. le »ice-
imiral JUttlEN DE LA GRAVIÈRË
De la rohUB nu couvuneuint dans les sociétCs hoorrhes, * pioros di *i-
cniTfa ptaLiCATioNS, par H. Ëhili d* LAVELEVë
Li BcDOtT KcrrricATir. -- f.coNomts et mhivudi ihpùts, p«r H. A. BATBIE,
de t'AiMiiiblée ntttonalfl
L* Revahche de Jasiph XoiniL, première pkrtie, ptr M. Victor CHERBULIEZ.
SonVUllM DI LA RoIH£LIE. — I. — Lu GOHHVriAUTfl GRECQUES ET LES FATSàNS
Tiiiics pv U. Albert DtMOXT
CHKOnigCB DE LA QuiNUI^E. — HlSTOlBE POLITigCE BT LITTiEAIRI.
Essais et Noiicia. — Un rouan soualisti d'aothetois
La Revancbe db Josipb Noiiel, deuxième partie, par U. Victor CHERBDLIEZ. 405
Là UaRINB D'AVJODnD'tIDr. — II. — L'AUlRAt Broat n Ll GÏ:itRA[. P^saiER,
par H. le Tice-aoïirel JURiEN Dt: LA GRAVIËRE SOf
L'OROAniSATION DM LA JllSTir.E PAKS L'AXTIQUITé ET LE! TEHPS HOnERnES. — 111.
— La JMTict ROTALl AU HOTIM AGI, pRT H. FUSTEL DE COULANGES. . 53e
Les BtoTS D'un soloat. — II. — Uni cahpac^b devant Paris, par H. Kaioti
ACHaBD 557
Lis Laboratoires sciiNiiFiotis su Frarce et a l'étranger, par H. Fernand
papillon 5M
LTsim d'Essen it les cahors Kbïpf, pu- H. Louis HEYBAUD, de l'InBiiiut. 610
De la forme ov coDVER:ir.MniT daks les soatitt iioderres. — II. — La rApd'
BLiQii ET U HORARCOtE con<iTrriONnELLi, par H. Emile m LAVELtYE. . 63i
Les FievM de sa\o, par U. SULLY-PRUDHOMHE 603
Chronique de la Quiniainb. — Histoirr politique et littéraire 609
Essais et Notices. — Le rDle des eaux sauTEaiAinu S80
UTralaaa «■ It Aofti.
La Marifci d'aojodrd'rci. — ITI. — La ourrre d'Italie et US Ihstitltions
HtezssAiRES, par H. le Tlce-amiral JURIEN DE LA GRAVIËRE 08t
La Rrvanche de Joseph Noi rel, troisième panie, par H. Victor Cltt:RBtJLIEZ. 719
Le Monde btuktin. — Le Sport et l'Hlppodroki a ConsTArninoPLE, par
U. Alfred RAHDAUD 7(1!
Le Trait* de Wasdingtoh du S haï 1871, par M. Accuste LAUGEL 795
Souvenirs de la Roivéme. — II. — Andrinople, l'adhimstratior d'une pro-
vince TEEQii, pRT M. Albert DUMOST lit
L'ÉLOgvENCB politique et JUMCIAIRB a ATHÉNEI. —■ LiSIAl, l'avocat ATDfNIBN,
par M. Georoe PERROT. 83*
Oe en est la révolution française? — I. — Simples notis sor la sitdatioh
ACTUELLE, pRT U. Ehilb UONIËGUT S7S
Chronique d> u Quiniainb, — Hutoire POLmquE r UTT^RAtRi 8M
1. — I. CLATB,
7. ™e.i.««<*f. Google
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BERKELEY
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