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Full text of "Revue des deux mondes"

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^^OÊSÊlÊÊ 


REVUE 


DEUX  MONDES 


XLI*  ANNÉE.  -  SECONDE   PËEIODE 


lOMB  »cif.  —  t*  /laLET  1811.  1 

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REVUE 


DEUX  MONDES 


XL!"   ANNÉE.    —   SECONDE    PÉRIODE 


TOME  QL'ATIIE-VINGT-ODATOHZIÈIE 


PARIS 

BUREAU    DE    LA   REVOE    DES   DEDX    MONDES 

SUE    BONAPABTB,    l7 
1871 

D„j,i7<,ib,GoogIc 


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LE  VINGTIÈME  CORPS 


L'ARMEE  DE  LA  LOIRE 


La  Bévue,  dans  son  numéro  du  15  mai,  a  consacré  une  élude  aux 
opérations  de  l'armée  de  la  Loire.  Cette  étude  nous  décide  à  sortir 
de  la  réseiTe  que  nous  nous  étions  imposée.  11  nous  semblait  en 
effet  qu'en  présence  des  événemens  terribles  dont  Paris  était  le 
théâtie,  l'heure  n'était  pas  venue  d'entreprendre  l'histoire  de  cette 
douloureuse  campagne,  marquée  par  de  si  tristes  revers  (1).  De  tels 
récits  doivent  être  un  enseignement  pour  l'avenir.  Les  conditions 
de  pareilles  recherches  ne  sont  pas  seulement  le  calme  et  l'impar- 
tialité de  l'écrivain,  il  est  encore  nécessaire  qu'il  puisse  consulter 
des  documens  diCiciles  à  rencontrer  aux  heures  troubles  que  nous 
traversons.  Noas  entendons  par  là  les  rapports  de  témoins  oculaires 
libres  de  tout  intérêt  personnel,  n'ayant  qu'un  seul  but  en  exposant 
en  toute  sincérité  ce  qu'ils  ont  vu,  la  vérité  et  l'espoir  d'être  utile. 

Nous  n'ignorons  pas  que,  sauf  en  de  bien  rares  positions,  tout  ex- 
ceptionnelles d'ailleurs,  chacun  ne  voit  à  l'armée  que  quelques  scènes 
du  drame  général,  et  de  l'ensemble  des  opérations  seulement  quel- 
ques incidens  ie  plus  souvent  secondaires.  Nous  n'étions  pas  nous- 
iQôme  dans  une  de  ces  positions  ;  nous  espérons  néanmoins  que  nos 
observations,  simples  commentaires  de  ce  que  nous  avons  vu,  seu- 
lement de  ce  que  nous  avons  vu,  auront  leur  utilité  pour  les  écri- 

(1)  Ce  n'étUt  poîai  l'opialoD  de  notre  coIIaboMKeur,  ni  celle  de  1*  Bevtu.  n  est  t«ii- 
Joun  lemp)  de  dire  bdi  contcmportinï  une  pirtje  mtme  de  la  téritd,  quand  od  H 
peut,  M  puitque  l'éuide  dont  il  est  queilioD  a  proToqné  celle  de  rbonorable  témetn 
oculaire,  que  ncus  insdioat  volontiers  malgré  tes  rteerrM,  elle  aura  doubletnent  serti 
la  cause  de  l'histeire. 


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6  BETUE   DES   DEDX  MONDES. 

vains  futurs  de  notre  histoire  générale.  La  sincérité  est  une  grande 
f»rce,  et  c'est  elle  qui  nous  a  guidé. 

De  l'exposé  général  de  la  situation  des  deux  armées  ennemies  en 
présence,  vers  la  fin  de  novembre  1870,  il  semblerait  résulter,  dans 
l'étude  que  nous  avons  en  vue,  que  l'armée  française  de  la  Loire 
méritait  par  son  organisation  le  nom  d'armée,  qu'elle  était  plac'e 
sous  li;s  ordres  d'un  seul  général,  et  qu'enfin  les  affaires  do  Ladon, 
Maizières,  et  surtout  de  Beaune-la- Rolande,  ne  furent  «  que  des  en- 
gagemcns  préliminaires,  où  nous  perdions  beaucoup  de  monde,  il 
est  vrai,  mais  en  inHigeant  des  pertes  cruelles  à  l'enntnii,  et  qui 
relevaient  le  moral  du  soMat  en  le  disposant  favorablement  piiu" 
une  lutte  plus  décisive. 

S'il  on  eût  été  réellement  ainsi,  on  ne  saurait  de  quels  lormos  llé- 
trir  les  chefs,  quels  qu'i's  fussent,  gén'^rnux  ou  diclalours,  q'.ii, 
disposant  d'une  pareille  r.rmée,  ne  surent  s'en  scn'ir  qii;'  pour  tiouw 
conduii'i'  à  d'irréparables  désastres,  llélas!  h  vérîlé  seule  o^t  d'jà 
assez  triste  ;  il  suffît  de  l'exposer  dans  toute  sa  simplicité  pour  com- 
prendre les  causes  de  nos  revers  et  aussi  pour  convaincre  Jes  esprits 
les  plus  rebelles  que,  dans  notre  siècle,  ni  lés  généraux,  ni  le:  sol- 
dais ue  s'improvisent,  et  que,  si  rien  en  c.  monde  ne  se  rccnni- 
nience,  ceux-là  furent  des  insensés  qui  rcvalt?nt  de  S''2  c;i  IS7n. 

I. 

La  retraite  de  l'amT^e  des  Vosfjes,  dans  les  conditions  d'.'i>l  'rai -.les 
où  elle  s'accomplit,  fut  un  prodige  d'habîîeté  de  la  part  du  g'''nérnl 
qui  la  commandait,  gén'^ral  peut-être  oublié  aujou)-!''liui,  nni';  pour 
lequel  tous  ceux  qui  Tout  connu  éprouvent  ce  respectucirx  dévoil- 
ment  qu'inspirent  seu's  les  hommes  dignes  do  commnndej'.  AiLi^ué 
pai"  ces  journaux  dont  on  peut  dire  qu'avant  comme  peiubnt  la 
guerre  ils  ont  désorganisé  l'armée  et  paralysé  ses  efforts,  le  g''néi'a! 
Cambrîels,  blessé  à  Sedan,  malade  et  ne  se  soutenant  que  par  la 
plus  énergique  volonté,  se  retira  devant  ces  attaques,  contre  les- 
quelles ne  sut  ou  n'osa  réellement  le  défendre  le  rhéteur  brouillon 
qui  gomernait  alors  la  France.  Pourtant  il  ne  pouvait  se  mé- 
prendre, lui,  sur  la  valeur  réelle  d'une  armée  au  milieu  de  laquelle 
il  était  accouru  pour  lui  inoculer  sa  bouUlanle  ardeur.  Cette  ar- 
mée, bivouaquée  autour  de  Besançon,  sous  la  pluie  et  la  neige, 
resta  après  comme  avant  dépourvue  de  tout  ce  qui  est  le  plus  né- 
cessaire. Nous  affirmons  avec  tous  ceux  qui  en  faisaient  partie  que 
quelques-uns  de  nos  hommes  n'avaient  pas  de  souliers,  que  tous, 
sauf  de  très  rares  exceptions,  n'avaient  ni  guêtres,  ni  cartouchières, 
ni  sacs,  ni  effets  de  campement;  dans  une  musette  en  toile  s'entas- 


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LE   YPiGTlEJIE   COUPS  D  ARHEE.  7 

saient  pêle-mêle  les  objets  de  rechange,  les  vivres  et  les  cartou- 
ches. Aux  jours  de  distribution,  les  soldats  ne 'pouvaient  emporter 
les  biscuits  qu'ils  recevaient  pour  quatre  jours  qu'en  les  perçant 
au  milieu  et  en  faisant  un  chapelet  qu'ils  passaient  en  sautoir  sur 
leurs  «épaules.  En  marche,  sous  la  pluie  ou  la  neige,  qui  certes  ne 
nous  ont  jamais  manqué,  les  biscuits  s'émiettaient,  et  les  hommes 
restaient  sans  pain.  Enfm,  chose  plus  triste  et  plus  grave  dans  ses 
conséquences  immédiates,  les  cartouches  elles-mêmes,  délrempéus 
par  i'humidité,  contre  laquelle  la  toile  des  musettes  ne  pouvait  long- 
temps les  défendre,  rendaient  parfois  leui^s  armes  inutiles.  Quant 
à  ces  armes,  elles  offraient  le  choix  le  plus  bizarre  et  le  plus  varié, 
depuis  le  simple  fusil  à  percussion,  du  modèle  1816  transformé, 
jusqu'au  remington  américain  :  autre  source  do  trouble  et  de  con- 
fusion. Le  moral  de  la  plupart  de  nos  soldats  était  celui  qu'un  tel 
dénfiinent  peut  faire  prévoir,  surtout  après  une  retraite  marquée 
pai'  autant  de  souffrances  que  celle  des  Vosg(;s.  J'en  citerai  un  seu! 
eTiîmpIe,  mais  il  suffit. 

Le  jour  du  combat  de  Ch.1tillon-le-Duc,  la  i  "  brigade  de  la  2''  di- 
vision occupait  les  hauteurs  qui  dominent  le  village  de  Pouilley-lps- 
Vigues.  le  3-2'  régiment  de  marche  la  collin?  escarpée  qui  s'étend 
h  gnuchc  de  la  route  de  B^sanroii  à  ce  dernier  villago;  les  liabilans 
en  avaient  été  requis  pour  aid^r  à  djs  travaux  de  fortification  pa— 
sagère.  A  cinq  heures  et  d^mie,  la  nuit  vint;  le  seul  corps  ennemi 
que  nous  eussions  vu  était,  au  coucher  du  soleil,  à  plus  de  5  kil'j- 
mètres  au-delà  du  vlllagi'.  d'Audeux,  où  il  semblait  avoir  pris  ses 
canlonnemens.  >"os  grand'g^rdes  veillaient  h  Po!il!ley-!cs-V'gncs. 
Certes  jamais  positions  ne  furent  plus  fortes,  mieux  à  l'abri  de  toute 
su"prise  et  plus  faciles  à  défendre  que  cjIIcs  qu'occupaient  et  la 
1"  brigade'et  le  3"2'  de  marche.  Les  travaux  de  fortification  passa- 
gère se  poursuivaient  malgré  l'obscurité.  Soudain  le  cri  :  qui  vive? 
retentit.  Le  villageois  auquel  il  s'adresse,  et  qui  remonte  du  village 
en  suivant  un  sentier  traci  au  flanc  de  la  colline,  n'y  répond  point. 
Trois  fois  ce  cri  est  répété  sans  éveiller  son  attention,  alors  !a 
sentinelle  se  sauva  en  jetant  ses  armes;  sa  frayeur  se  communique 
aux  autres  sentinelles,  puis  au  régiment  presque  tout  entier.  lUn 
vain  les  officiers  veulent  arrêter  les  fuyards.  A  minuit,  300  hommes 
manquaient  à  l'appel;  150  hommes  m  rallièrent  que  le  lendemain; 
l'un  d'eux,  dans  sa  fuite  précipitée,  s'était  tué  par  mégarde  en  s'en- 
fonçant  son  sabre-baïon;iette  en  pleine  poitrine. 

Oa  sait  ce  que  sont  de  telles  paniques,  et  que  souvent,  sous  !a 
pression  de  la  honte  qu'elles  inspirent  à  ceux  qui  les  ont  subies, 
elles  relèvent  le  moral  de  ces  mêmes  hommes  et  l'exaltent  jusqu'à 
la  témérité.  Le  32'  de  marche  quitta  l'armée  à  Chagny,  et  plus 


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8  BEVUE  BES  DEDX  ItORMG. 

tarci,  aux  combats  de  Nuits  et  de  Beaune,  se  montra  digne  de  son 
vùltant  colonel,  de  ses  braves  ofliciers.  11  est  évident  néanmoins 
que,  lorsque  l'armée  de  l'est  partit  de  Besançon  pour  aller  former  te 
20*  corps  de  l'armée  de  la  Loire,  le  général  Crouzat,  qui  la  com~ 
mandait,  devait  d'autant  plus  tenir  compte  de  pareils  faits,  que, 
malgré  tous  ses  efforts,  malgi-é  ceux  de  tous  les  généraux  placés 
sous  ses  ordres,  rien  n'était  changé  dans  les  conditions  matérielles 
de  l'armée. 

Le  temps  écoulé  pendant  les  marches  qui  nous  conduisirent  suc- 
cessivement à  Gien  et  enfin  à  Beliegarde,  en  avant  de  la  foiét  d'Or- 
léans, ne  permit  aucun  changement  favorable  dans  ces  mêmes 
conditions;  —  on  peut  dire  cependant  qu'à  cette  époque  les  rap- 
ports incessans  des  chefs  et  des  soldats  avaient  relevé  l'esprit  gé- 
néral de  nos  troupes,  —  l'impatience  de  l'action,  qui  animait  les 
plus  ardens,  s'était  répandue  de  proche  en  proche;  tous  nous  de- 
mandions d'en  finir  par  une  action  décisive  avec  ces  marches  et 
ces  contre-marches  dont  nous  ne  comprenions  guère  l'utilité,  et 
qui  avaient  l'air,  du  moins  à  nos  yeux ,  non  de  mouvemens  straté- 
giques, mais  d'une  longue  retraite  devant  un  ennemi  qu'on  disait 
partout  et  que  nous  ne  voyions  nulle  part. 

Il  convient  d'insister  sur  cette  disposition  nouvelle  des  esprits, 
car  elle  a  eu  une  suprême  importance,  même  au  point  de  vue  des 
résultats  généraux  de  la  campagne  que  nous  entreprenions.  Le 
20*  corps  était  en  grande  partie  composé  do  bataillons  de  mobiles; 
la  1"  brigagc  de  la  2*  division  par  exemple,  après  avoir  compté 
le  32'  régiment  de  marche ,  le  régiment  des  Deux-Sèvres  et  deux 
bataillons  du  Haut-Rhin,  était  réduite  en  arrivant  sur  les  bords 
de  la  Loire  au  régiment  des  Deux -Sèvres  et  à  un  bataillon  de 
1,500  hommes  de  mobiles  de  la  Savoie.  Une  telle  armée  avait  toutes 
les  qualités  et  aussi  tous  les  défauts  des  troupes  jeunes,  intelli- 
gentes, souvent  pleines  d'ardeur,  mais  inexpérimentées,  qui  en 
formaient  le  fonds  essentiel.  Nos  mobiles  obéissaient  avec  une  ré- 
gularité qui  ne  s'est  jamais  démentie  à  tous  les  ordres  donnés,  ils 
supportaient  sans  plainte  les  fatigues  de  nos  marches  incessantes, 
leur  patiente  abnégation,  leur  dévoûment,  furent  toujours  i  la 
hauteur  des  privations  sans  nombre  qui  leur  furent  imposées;  mais, 
tout  en  obéissant,  on  raisonnait,  on  demandait  le  pourquoi  des 
choses,  et  on  discutait  d'autant  plus  au  bivouac  les  ordres  reçus, 
que  l'autorité  n'apparaissait  ni  aux  soldats,  ni  aux  ofliciers,  avec  la 
sanction  de  l'expérience,  avec  le  prestige  des  grades  dès  long- 
temps acquis.  Tel  général  commandant  une  division  n'était-il  pas 
un  ancien  sous-oflicier,  devenu  général  en  faisant  son  apprentissage 
du  commandement  en  Amérique,  dans  les  rangs  des  sécessionistesT 


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LE  TINGTIÈHE  COBPS   D'aBMÉE.  9 

Tel  autre  n'était-il  pas  simple  capitaine  au  début  de  la  guerre,  ou, 
mieux  encore,  la  veille  et  dans  les  rangs  mêmes  de  l'armée  où  nous 
l'avions  connu?  Que  ces  généraux  improvisés  fussent  dignes  de 
leur  position  nouvelle  par  leur  bravoure  et  leur  patriotisme ,  là  n'é- 
tait pas  la  question.  Ëtaient-ils  par  leur  science  militaire  à  la  hau- 
teur du  commandement  qui  leur  était  confié?  Bien  dès  faits  avaient 
répondu,  et,  comme  nous  cherchons  avant  toutes  choses  la  vérité, 
qu'il  nous  soit  permis  d'en  citer  un,  bien  propre  d'ailleurs  à  justifier 
les  réfiexions  prÉcédentes.  Nous  le  choisissons  &  dessein  parmi  tant 
d'autres,  parce  qu'il  s'agit  d'un  de  nos  compagnons  les  plus  chers, 
mort  héroïquement  en  rachetant  par  la  bravoure  du  soldat  les  fautes 
du  général. 

Parmi  ces  esprits  d'élite  et  ces  cœurs  généreux  qui,  sous  le  nom 
des  quarante,  avaient  tenté  de  faire  sauter  le  pont  de  Saverne  et 
n'avaient  échoué  que  parla  trahison  d'un  mattre  d'école  des  Vosges, 
qui  de  nous  n'avait  remarqué  le  lieutenant  Girard  et  n'était  fier  de 
son  amitiéî  Le  ministre  de  la  guerre  avait  lui-même  désigné  ce 
VEÙIlant  soldat  de  nos  guerres  d'Afrique,  de  Crimée  et  d'Italie 
comme  te  plus  capable  d'organiser  militairement  cette  troupe  de 
volontaires  appartenant  aux  classes  élevées  de  la  société, et  que  rien 
n'avait  préparés  aui  rudes  exigences  de  la  vie  guerriëie.  En  tout, 
Girard  s'était  montré  digne  de  ce  choix.  Seul,  la  nuit,  son  revolver 
il  la  main,  il  avait  pénétré  dans  le  camp  prussien,  et  s'était  emparé 
du  traître  dont  les  ignobles  révélations  avaient  fait  échouer  la  ten- 
tative de  Saverne.  En  toute  circonstance,  il  avait  réclamé  sa  place 
au  premier  rang  du  danger.  C'était  donc  un  admirable  soldat,  un 
ofGcier  hors  ligne.  Le  lendemain  du  premier  engagement  de  Maî- 
zières,  le  commandant  en  chef  le  nomma  général  de  brigade  dans 
une  de  nos  divisions.  Vingt-quatre  heures  après  la  prise  de  posses- 
sion de  son  commandement,  sans  ordres,  sans  reconnaissance  pr<^a- 
lable,  sur  la  foi  de  je  ne  sais  quels  renseignemiîns  inexacts  qu'il 
n'avait  pu  contrôler,  il  se  lapçait  dansja  plus  folle  des  entreprises 
et  y  trouvait  la  mort,  heureusement  pour  lui,  car  il  se  fût  demandé 
lui-même  et  aurait  eu  à  rendre  un  compte  terrible  des  300  hommes 
qu'il  avait  fait  écharper  par  son  inexplicable  conduite. 

Si  cet  exemple,  où,  comme  nous  l'avons  dit,  une  mort  héroïque 
atténue  du  moins  bien  des  fautes,  peut  faire  comprendre  l'opinion 
des  soldats  envers  leurs  chefs  improvisés,  il  met  aussi  en  lumière 
une  des  causes  les  plus  actives  de  notre  infériorité  vis-à-vis  des 
bandes  prussiennes,  où  le  courage  des  soldats  était  si  rigoureuse- 
iqent  réglé  par  la  discipline,  et  le  commandement  par  la  science  la 
plus  méthodique  de  la  guerre.  Ajoutons  que  ces  généraux  de  fraîche 
date  n'avaient  pas  tous  la  m&le  simplicité  de  Girard,  et  que  trop 


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10  REVUE   DES   DELX   UOVRES. 

souvent,  à  voir  leurs  nombreuses  escortes,  la  hâte  de  leurs  aides- 
tle-camp  à  retenir  pour  leurs  quartiers- généraux  les  châteaux  et  les 
fermes  qui  eussent  pu  sen*ir  di;  cantonnemens  à  des  bataillons  cn- 
liers,  al:)rs  que  l'armée  était  obligée  de  bivouaquer,  souvent  snns 
abri,  s.rns  puillc  et  sans  bois,  sous  la  neige  et  dans  la  boni!,  bien 
des  miirmurcs  s'Olcvalent  d:in«  nos  rangs  contre  tant  d'îiisou':'n;ice 
pour  les  uns,  tant  d'égoïsine  chjz  les  autres,  —  murmures  trop  ÎOgi- 
(im:;s,  si  l'on  songe  que  souvent  aussi,  &  ces  rudes  bivouacs  et  p;'n- 
dant  CCS  longues  nuit*  d'u;i  hivei-  l'igotireu.v,  nos  hommes  n'eurent 
pas  mi}me  les  vivres  de  prom^ère  nrcussiti'. 

Celle  disposition  des  c-prîts  ne  tcii;rit  pris  seulenicnl  cu\  (.auscs 
que  nous  avons  cherché  h  exposer;  elle  se  rattacliaît  par  t'.s  liens 
tout  naturels  à  la  silu:Ulon  de  l;i  FiT.nce,  aux  tristi^s^os  de  njs  rt- 
virs,  uux  douleurs  de  l'inviisi-Jii,  ei  a.;ss;  aux  cspéra.icos  fi/vrou.ies 
que  diiS  bulletins,  hél;'.-!  nt'::t--,iugfu--  cl  t:op  vi!^  dvni'i.i's  nous 
laîssr.lciit  concevoir.  Lors  ;ii:.',  a!  aiid'HinraU  la  région  de  l'c-t,  nous 
app:îmcs  que  nous  al'ion-^  rojoluOro  l'aruiéc  de  la  Loire  ;ipr.''S  la 
rjpri.-e  d'Orléans,  nousa\ion-i  IiAlc  de  prendre  pa. là  ses  g'yr'.ciix 
efforts.  En  voyant  le  temps  d'arrél  qui  suivit  la  victoire  de  Cou!- 
mîers,  nous  crûmes  que  lu  j)I^:i  général  repo-.itl  sur  ccl.e  donnée 
•  de  simple  bon  sl!US  :  là  ou  lOO.noO  hommes,  150,000  huninies  ne 
passent  pas, 200,000  hommes  font  leur  trouée,  et  n^ms  éiio:!s  pressés 
d'aller  grossir  notre  armée  d'un  nouveau  corps  de  35,000  hommes, 
résolus  à  tout  pour  la  réussite  de  ce  plan.  Plus  tard,  q:ia;iO,  ;;;)rès 
avoir  rjnconU'é  le  18"  corps  en  formation  à  Gien,  nous  le  vimus 
entrer  en  lice,  quand  nous-mènus,  on  nous  envoya  camper  à  Uelle- 
ga.'dc  sans  mus  donner  un  seul  de  ces  objets  les  plus  indispensables 
qui  nous  manquaient  deptrs  si  lon^Luiips,  et  qu'on  n^us  avait  tant 
de  foii  promis,  nous  expil'piioos  celte  liûte  pai  la  néee:;sil.-  de  niar- 
ch;r  au  plus  vile  au  seco'.u's  d:  P.u'is  alTarn-S  et  nous  vivions  dans 
l'attente  de  ce  grand  jour  où  alla't  se  décider  le  sort  de  la  FrrLUce. 
Ce  jour-Ià,  tous  nous  (.'t'ons  pi-èts  à  faire  notre  devoir;  jnais,  si  l'on 
tient  compte  de  nos  longues  épreuves,  de  cette  anxiété  patriotique, 
de  notre  inexpérience  militaire,  on  doit  comprendre  que  tout  dé- 
pendait de  notre  première  bataille.  Victorieuse,  l'armée  puiserait 
dans  la  nctoire  tous  les  élémens  d'autres  succès;  vaincue,  elle  re- 
j  ;tterait  sur  S3S  chefs,  avec  la  certitude  d'avoir  fait  a  qui  déi)en- 
dail  d'elle,  toute  la  responsabilit  j  de  la  défaite,  et  ne  les  suivrait 
plus  avec  confiance  dans  de  nouvelles  entreprises. 

Cette  journée,  pour  nous  décisive,  fut  celle  du  28  novembre  1S70. 
Notre  première  bataille  fut  celle  de  Beaune -la- Rolande,  et  malheu-» 
reusement  ce  fut  un  échec. 


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LE    VINGTIEME   CORPS   D  ARSIEE. 


U. 


Kous  avons  sous  les  yeux  la  carte  plus  qu'incomplèle  sur  laquelle 
nous  marquions  nos  campemens,  —  ou  sait  que  dès  le  di'bitt  des 
hoslilités  les  cartes  françaises  Au  IV'tat-major  furent  introuvables,  . 
—  ce  chiffon  de  toile  imprimée  suffit  pour  nous  permettre  d'i'tnblir 
la  situation  respective  des  deux  armOes  eu  pr^'senre,  ou  tout  au 
moins  de  notre  aile  droite  et  de  l'aile  gauche  prus'^icnne.  Vers  la 
fin  de  novembre,  le  18^  corps  (!ta;t  à  l'extrême  droite,  enire  Eollc- 
garde  et  Mont:irgis.  Cette  dernière  ville  i^tait  au  pouvoir  des  Prus- 
siens, qui  occupaient  également  Deaune-la-Rolandc  et  les  villages 
intermédiaires  de  Ladon,  Maizières  et  JuranvitI  ^  h'  20'  cor;'s  avait 
son  quartier- généra!  à  Dellcgarclc,  et  s'éteii.-]:tit  <*.c'i  hnuteisrs  deFré- 
vitte  àBoiscommun,  ayant  pour  obj''Ctif  Bcaune-ia-Rolando,  qn'iuie 
route  directe  mot  en  comniuuicalii>!i  d'uncôtO  ;ivccrithivier>.  q'i.;r- 
tier-général  du  prince  Frédéric-Clnrles,  de  l'autre  par  Mdzi'reï 
avec  Montargis,  par  où  dt'boucliaieiit  les  approiisioiiuPHUMis  d"  l'ar- 
mée ennemie  et  Ii-s  ro;iforts  qui  du  nord  et  do  l'c-f  aug!;icntr.it';]t 
cliaqiie  jo'ir  son  eiïectif.  Le  là"  corps,  siîus  le«  ordres  du  g'^[;f''ial 
Martin  des  Pallièrcs,  avait  son  extrême  ('roi'.e  vers  Cha  i'  n;;,  ^uv  I^l 
lisière  de  la  forêt  d'Orléans,  et  son  quarlior-généi'a!  vers  Neuville 
et  Chillours-aux-Bois.  Les  deux  corps  français  les  plus  vo:'^in=  en 
ce  poi!it  uc  s;  donnaient  pas  la  main^  puisque  les  points  extrêmes 
qu'ils  occ'ipaien',  étaient  dist:iris  dj  plus  de  10  kilomi''lr('s.  n  les 
quariiers-g  n^'raux,  qu'il  faut  sonl-^  avoir  en  vue  quand  il  s\i?it  de 
communications,  s'^ptir^s  par  plus  de  55  kilo.i:ètr.'s,  —  dls.nnC'.' 
évidemment  trop  gravide,  eu  égard  au  peu  dL'  longueur  des  jr.:jrn  Vs 
en  cette  saison,  et  au  mauvais  ét:",t  des  chemins,  défonc'-  par  !:'. 
pluie  etco;iverts  de  litige.  —  Si,  malgré  l'éloignemon'  dcc^s  diver- 
corps  les  uns  des  autre=,  on  les  regarde  comme  fai^rint  tous  pai-tic 
d'une  arni:^e  unique  aux  ordres  du  général  d'Aurelle  de  Palalline^, 
alors,  le  grand  quartier-général  étant  à  Artenay,  il  devient  éviilrnt 
qu'en  l'absjnce  de  toute  ligne  télégraphique  les  reliant  les  uns  ,iijx 
autres,  les  corps  extrêmes  échappaient  à  l'action  inimMiate.  sinon 
directe,  du  général  en  chef.  N'ayant  point  de  documens  qui  en  pour- 
raient établir  la  réalité,  nous  nous  bornerons  à  rappeler  ici,  comme 
indice  de  l'opinion,  les  bruits  qui  circulaient  parmi  nous,  et  d'après 
lesquels  le  18'  et  le  20*  corps,  bien  que  placés  sous  les  ordres  du 
générai  d'Aurelle,  agissaient  néanmoins  d'après  ceux  du  ministre  de 
la  guerre.  Ces  bruits,  que  confirmerait  une  circulaire  fameuse,  vé- 
ritable acte  d'accusation  contre  le  général  en  chef  après  la  perte 
d'Orléans,  expliqueraient  parfaitement  les  marches  et  contre-mar- 

nigiUrrlbyGOOglC 


12  RETOE  DES  DEUX  HONDES. 

ches  qui  n'avaient  eu  jusqu'à  ce  jour  d'autre  résultat  que  d'épuiser 
les  forces  de  nos  hommes;  ils  expliqueraient  surtout  le  décousu,  le 
manque  d'ensemble  des  opérations  qu'il  nous  reste  à  préciser,  du 
moins  dans  leurs  résullats  gi^néraux. 

Le  2à  novembre,  vers  neuf  beures  du  matin,  le  18'  corps  atta- 
quait les  villages  de  Maiziëres  et  de  Ladon,  Ce  mouvement  offensif 
donnait  Heu  à  des  engagemens  divers,  auxquels  le  20'  corps  ne  prit 
part  que  par  l'affaire  peu  importante  d'ailleurs  où  le  général  Girard 
ti"ouva  la  mort,  et  le  premier  jour  par  sa  deuxième  division,  lancée 
contre  une  colonne  ennemie  qui,  descendant  de  Beaune-ia-Rolaiide, 
menaçait  le  Hanc  gauche  de  uos  troupes  engagées  sur  la  route  de 
Bellegarde  à  Maiziëres.  Les  bataillons  du  Haut-Rhin,  dans  une 
charge  impétueuse,  y  montrèrent  l'entrain  et  l'aplomb  de  vieilles 
troupes.  Au  chant  de  la  Marseillaine,  musique  en  tête,  bannières 
déployées,  et  sur  les  pas  de  leur  vaillant  commandant,  le  chef  de 
bataillon  Dolftis,  ils  coururent  à  l'ennemi  et  le  refoulèrent  victorieu- 
sement. La  nuit,  nos  troupes  couchèrent  sur  le  champ  de  bataille. 
Néanmoins  ni  Ladon,  ni  Maizièr.;s,ni  Juranville,  n'étaient  tombés  en 
notre  pouvoir.  Quelque  sérieux  qu'ils  fussent,  ces  engagemens  n'é- 
taient que  les  préliminaires  d'une  action  décisive;  mais  ils  justi- 
fiaient, par  la  bravoure  des  soldats,  la  confiance  des  généraux  qui 
venaient  de  prendre  l'offensive.  En  effet,  ce  mouvement  en  avant 
de  notre  aile  droite  se  continua  en  s' accentuant  davantage. 

Le  27  au  soir,  la  l"  brigade  de  la  2"  division  du  20'  corps  vint 
occuper  le  village  de  Saint-Loup-des- Vignes,  à  3  kilomètres  de 
Beaune-la-Rolande,  qu'il  domine.  Dans  la  nuit,  la  2''  brigade  se  por- 
tait sur  Montbarrois,  à  2  kilomètres  de  Saint-Loup,  et  au  point  du 
jour  la  première  division,  partant  de  Boiscommun,  s'ébranlait  à  son 
tour  dans  la  direction  de  Batilly,  village  qui  commande  le  passage 
de  l'antique  chaussée  connue  sous  le  nom  d»  Chemin  de  Cémr.  En 
même  temps,  le  18' corps  reprenait  sa  marche  en  avant,  un  moment 
interrompue,  sur  Ladon,  Maiziëres  et  Juranville,  pour  déboucher 
sur  notre  droite.  Le  village  de  Beaune-la-Rolande,  objectif  de  l'ar- 
mée française,  allait  donc  être  attaqué  à  la  fois  sur  la  gauche  et 
au  centre  par  le  20"  corps,  sur  la  droite  par  le  18'  corps,  c'est- 
à-dire,  en  évaluant  l'effectif  de  ces  deux  corps  à  un  minimum,  par 
plus  de  50,000  hommes. 

L'importance  stratégique  de  cette  position  explique  nos  efforts 
pour  l'aiTacher  à  l'ennemi,  ceux  de  l'ennemi  pour  la  conserver. 
Les  Hanovriens  de  Voght-Rheiss  occupaient  le  village  depuis  plu- 
sieurs jours.  Dans  la  prévision  d'une  attaque,  ils  en  avalent  fortifié 
les  approches  par  des  fossés  profonds,  barricadé  toutes  les  rues, 
crénelé  les  maisons;  ils  l'avaient  en  ud  mot  transformé,  comme  tant 


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LE   TI\GTl£uE   CORPS   D'aHUÉE.  13 

d'autres  de  nos  viUes  françaises  tombées  sans  coup  férir  dans  leurs 
mains,  en  une  de  ces  citadelles  formidables  devant  lesquelles  nos  sol- 
dats, luttant  poitrine  nue  contre  d'invisibles  ennemis,  ont  vu  tant 
de  fois  se  briser  leur  audace.  En  évaluant  à25,000  hommes  le  corps 
de  Voght-Rheiss,  &  15.000  les  divisions  de  renfort  qui  lui  furent 
envoyées  de  son  quartier-général  par  le  prince  Frédéric-Charles, 
avec  une  nombreuse  artillerie,  on  voit  que  90,000  hommes  allaient 
se  heurter  sur  une  ligne  de  moins  de  deux  lieues  d'étendue  pour 
se  disputer  la  possession  d'un  de  nos  plus  obscurs  villages  (1). 

A  huit  heures  du  matin,  le  canon  de  la  1"  division  se  fait  en- 
tendre du  côté  de  Batilly.  Le  signal  de  l'attaque  générale  est  donné 
par  la  batterie  de  réserve  ,  en  position  sur  les  hauteurs  de  Saint- 
Loup-des-Vignes;  les  bataillons  du  Haut-Rhin,  musique  en  tête, 
comme  à  Fvévîlle,  le  régiment  des  Deux-Sèvres,  au  chant  de  ta 
Marseilliiise,  s'élancent  sur  les  pas  de  leurs  colonels  (Dumay,  Dol- 
fûs,  du  Haut-Rhin,  Rougé,  des  DeuX-Sèvres),  et  balaient  les  Prus- 
siens devant  eux.  Le  bataillon  de  Savoie  (commandant  Dubois),  ac- 
cueilli par  une  fusillade  terrible  sur  la  lisière  des  bois  qui  défendent 
le  village  au  sud,  hésite  et  recule  un  moment;  mais  bientôt  il  est 
ramené  au  feu  sous  une  grêle  de  balles  par  le  commandant  de  la 
brigade,  suivi  de  tout  son  état-major;  les  zouaves  du  brave  général 
\ivenot  débouchent  sur  la  gauche;  ils  abordent  l'ennemi  avec 
leur  élan  d'autrefois,  et  sur  toute  la  ligne  le  refoulent  vers  le  vil- 
lage; les  positions  extérieures  sont  enlevées.  Hos  batteries  prennent 
position  à  400  mètres  sur  la  hauteur  à  laquelle  aboutit  la  route  de 
Saint-Loup,  et  couvrent  de  leurs  obus  l'église  et  les  grandes  mai- 
sons qui  l'entourent,  mais  sans  pouvoir  entamer  leurs  fortes  rau- 
riùlles.  Leurs  projectiles,  trop  faibles,  sont  également  impuissans 
contre  les  barricades  qui  ferment  l'entrée  de  toutes  les  rues;  de- 
vant ces  barricades,  devant  les  fossés  qui  les  entourent,  l'élan  vic- 

(1)  Noua  avons  pria  les  évaluslioua  minimuni  pour  rester  en-deçà  pluUt  qu'aonjclk 
de  la  vérité.  D'après  les  cbif&ea  doimii  par  lea  docunens  diren,  on  arriverait  à  un 
tout  bien  supérieur. 

Du  cblé  des  Français,  18*  corps 35,000  hommes. 

30<  corps 35,000  hommes. 

Francs-tireurs  et  autres 3,000  hommes. 

Formaal  an  total  de 63,000  hommes. 

Du  dAi  des  Prussiens,  10"  corps  (Haaoïre).      35,000  hommes. 
Deui  diviùons  de  renfort  du  3<  corps  'i 

10,000  bomioBs  chacune 30,000  hommes. 

Denntnt  un  total  dt !^,00U  hommes. 

Ce  qui  porterait  à  118,000  bomnas  le  chiffre  des  combattans  de  Beaana-la-Rolande. 


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\h  BEVCE    DES   DECX  MONDES. 

torîeux  de  nos  troupes  s'arrête  brisé.  Cependant  chaque  maison, 
chaque  pan  de  mur,  chaque  arbre  devient  un  point  d'attaque  der- 
rière lequel  se  massent  nos  soldats,  prêts  à  s'élancer  par  la 
première  brèche  que  leur  ouvrira  l'artillerie.  L'n  moment  l'intré- 
pide commandant  de  Ver^lière,  chef  d'état-major  de  la  2'  division, 
croît  une  des  rues  abandonnée  par  l'ennemi.  Faisant  franchir  par 
un  bond  énorme  à  son  cheval  lus  obstacles  qui  en  ferment  l'accès, 
il  y  pénètre,  et  la  parcourt  dans  presque  toute  sa  longueur,  sans 
essuyer  un  conp  de  feu.  Revenant  alors  sur  ses  pas,  il  apiiello  à  lut 
les.  soldais  voisins,  zouaves  du  3'  n^giment,  mobiles  des  Deux-Sè- 
vres, de  la  Savoie  et  du  Ilaut-Rhin,  francs-tireurs  de  Xeller,  et  en 
forme  une  colonne  d'assaut.  Lui-même,  suivi  du  colonel  Rougé,  du 
conjmandant  Dubois,  la  guide  à  l'attaque.  Soudain,  à  20  mètres  du 
fossé  extérieur,  une  décharge  meurtrière,  véritable  ouragan  de 
plomb  et  de  fer,  part  de  ces  maisons  naguère  silencieuses  et  en  ap- 
parence abandonnées.  Le  commandant  de  Verdière  échappe  comme 
par  miracle;  le  colonel  Rongé,  le  commandant  Dubois,  ont  leurs 
chevaux  tués,  et  se  relèvent  avec  peine.  Tous  né.:nnioins  restent 
prêts  à  recommencer  leur  héroïque  teii;alive  à  ce  po^;e  périlleux, 
où  ils  reroîvenl  les  félicitations  du  général  en  chef,  accouru  de  sa 
personne  pour  seconder  leui's  eiïoils.  Jusqu'au  soir,  la  lutte  se  con- 
tinue aussi  ardente,  aussi  acharnée. 

Ces  épisodes  de  cette  sanglante  aiïaire  montrent  quelles  forent  la 
pers'jvéïttnce,  la  bravoure  de  nos  soldats  et  de  nos  officiers.  Dans 
tous  les  corps,  partout,  ils  se  montrèrent  dignes  les  uns  des  autres, 
et  pourtant  non- seulement  Beaunc-la-Bo!audc  ne  fui  pas  oi  cupfe 
par  nos  troupes,  non-seulement  nous  n'enleidmes  pus  un  ainon  à 
Vcnnemij  mais  encore,  devant  les  renforts  qu'il  reçut  de  Pilhî- 
viers,  et  qui  à  quatre  heures  faisaient  leur  apparition  sur  le  champ 
de  bataille,  l'armée  française  recula  jusqu'à  Bellegarde  et  à  Bois- 
comhiun.  Or  une  retraite  jette  toujours  du  trouble  dans  l'esprit  des 
soldats,  même  les  pins  aguerris.  Pour  nos  mobiles  inexpérimentés, 
qui  presque  tous  venaient  de  faire  leurs  premières  armes,  qui  avaient 
eu  ou  qui  croyaient  avoir  eu  l'affaire  décisive  longtemps  attendue, 
à  en  juger  par  leurs  sanglans  efforts  et  les  3,000  hommes  mis  hors 
de  combat  et  laissés  sur  le  champ  de  bataille,  ce  fut  plus  que  du 
trouble,  ce  fut  le  découragement  qui,  pour  un  moment  du  moins, 
s'empara  de  leur  esprit  sous  l'impression  de  la  retraite.  D'autres 
causes  d'ailleurs,  toutes  particulières  à  notre  armée,  résultant  de 
sa  composition  elle-même,  aidèrent  activement  à  cette  désespérance 
générale;  nous  essaierons  de  les  préciser. 

On  a  vu  l'altitude  héroïque  des  bataillons  du  Haut-Rhin.  Ce 
brave  régiment,  c©mme  tous  ceux  qui  ne  se  ménagent  pas  au  feu, 


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LE   VINGTIEME    CORPS    D  ABUEE.  15 

laissa  de  nombreux  prisonniers  aiix  mains  de  renneml.  Les  Prus- 
siens saisii'eut  l'occasion  ;  ils  parlèrent  à  ces  prisonniers  le  langage, 
non  de  vainqueurs  insolens,  mais  de  compatriotes,  déplorant  une 
erreur  fatale  qui  armait  les  uns  contre  les  autres  les  eiifans  d'un 
même  pays,  h  Vous  êtes  libres,  »  leur  dirent-ils,  et  à  tous,  avec  des 
vivres,  des  vêtemens,  ils  offrirent  les  papiers  nécessaires  pour  re- 
toui'ner  dans  leurs  foyers,  l'argent  dont  ils  avaient  besoin  pour 
leui'  voyage  ;  ceux  qui  dédaignèrent  de  pareilles  offres,  et  bien  peu 
ne  les  repoussèrent  pas,  furent  délivrt^s  d'une  surveillance  trop  ac- 
tive, ils  purent  bientôt  s'écLapper.  De  retour  dans  nos  rangs,  îîs 
racontèrent,  suivant  les  pràcisioiis  de  l'eanemi,  la  façon  dont  ils 
avaient  été  traités,  les  singulières  assertions  qu'ils  avaient  enten- 
dues. L'œuvre  de  démoralisation,  prépari-e  dijà  par  tant  de  priva- 
tions et  de  souffrances,  fut  rapide  et  profonde;  huit  jours  après 
Beaune-la-Iïolande,  le  commandant  Dolfùs  motivait  la  démission  de 
son  commandement  sur  le  découragement  de  ces  mêmes  hommes 
qu'il  menait  naguère  si  intrépidement  à  l'attaque,  sur  la  triste  con- 
viction où  il  était  qui  la  première  affaire  nul  d'entre  eux  ne  le  sui- 
vrait. Cette  démission  fut  retirée  depuis,  mais  qn'importeî 

Dans  d'autres  régimens ,  sous  des  impressions  différentes,  se 
produisaient  des  effets  identiques.  La  1"  brigade  de  la  2'  division, 
à  laquelle  nous  avions  l'honneur  d'appartenir  et  dont  nous  parlons 
plus  souvent  par  cette  raison  même,  s'étaii,  à  6  heures  du  soir, 
ralliée  presque  tout  entière  sur  le  terrain  qu'avaient  occupé  pen- 
dant l'affaire  les  compagnies  de  rfeerve  des  Deux-Sèvres,  à  200  mè- 
tres du  village.  Les  hommes,  épuisés  par  les  fatigues  de  la  journée, 
étendus  sur  le  sol  humide,  laissaient  passer  au-dessus  de  leur  tête 
ces  obus  égarés,  ces  décharges  de  mousquelcrie  de  plus  en  plus 
rares  qui  survivent  encore  à  une  longue  lutte,  et  qui  en  marquent 
la  lin.  Abrités  par  un  repli  du  terrain,  ils  attendaient,  ignorant  en- 
core le  résultat  de  la  journée  et  prêts  à  toute  éventualité,  les  ordres 
qu'ils  auraient  i  exécuter.  La  nuit  était  froide  et  sombre.  Néan- 
moins les  flammes  de  l'incendie  du  village  et  des  fermes  envbT)n- 
nantes  l'éclairaient  par  places  de  leurs  lueurs  décroissantes.  —  De 
distance  en  distance,  sur  les  hauteurs  voisines,  des  feux  de  signaux 
brillaient  un  moment  comme  des  phares  sur  la  mer,  et  s'effaçaient 
quand  la  signification  en  avait  été  comprise.  A  nos  pieds,  devant  et 
autour  de  nous,  passaient  et  repassaient,  pareils  i  des  feux  follets, 
les  fanaux  des  voitures  d'ambulance,  venant  ramasser  les  blessés 
sur  l'étroit  espace  du  théâtre  de  l'action,  là  où  elle  avait  été  la  plus 
meurtrière.  Soudain  dans  le  silence  de  la  nuit  s'élùvent  du  village 
des  chants  de  triomphe,  —  ces  chants  sont  ceux  de  Vaterland.  — 
Les  ambulances  se  rapprochent,  ce  sont  des  ambulances  prus- 


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10  BETCE    DU   DECX    MOXDES. 

âeniKS.  Plus  de  doole,  la  TJcUûre,  que  nous  espérions  eocore,  ap- 
paitieit  à  renneaii.  Dès  Iws  U  altaxùoa  àt  là  brigade  apparaît 
pleine  de  gravité,  et  d'une  graviU  que  nos  gài^raax  ne  peareol 
ignorer.  Pourtant  nal  ordre  n'anire  pour  nous  fixer  sur  ce  qu'on 
attend  de  nous.  Faut-il  rester  sur  le  teirain  conquis  par  tant  d'ef- 
forts en  présence  de  Tannée  ennemie  dont  nous  aroos  compté  les 
renforts,  dont  noos  entendons  les  mooTemens  d'artillerie  sur  les 
routes  sonores,  et  qoe  nous  aurons  demain  tout  entière  sar  les 
bras?  Fant-il  l'abandonner  sans  ordres  pour  ériier  une  catastrophe 
qu'il  est  trop  tacïle  de  préroir?  Trois  heures  se  passent  dans  cette 
attente,  dans  cette  cruelle  anxiété.  Les  officiers  envoyés  à  la  décoo- 
reiie  do  IS'  corps  annoncent  qu'il  a  évacué  le  terrain  où  vers  quatre 
heures  et  demie  il  a  débouché  à  droite,  à  300  mètres  de  ta  bri- 
gade, pour  prendre  part  au  combat.  Tous  affirment  que  partout  ils 
n'ont  rencontré  qoe  des  ambulances  et  des  patrouilles  prussiennes. 
Ail  heures,  l'ordre  est  donné  par  le  commandant  di:  la  brigade  de 
se  mettre  en  marche  dans  le  plus  grand  silence,  et  de  regagner 
Saint-Loop-des- Vignes  par  la  route  qui  relie  ce  village  à  Beauoe- 
la-Rolande.  La  gravité  de  la  situation  est  si  bien  comprise  de  tous, 
que  les  hommes,  prévenus  un  i  un  pour  ainsi  dire  par  les  oITiciers, 
se  forment  en  rang  et  se  mettent  en  marche  sans  que  le  moindre 
bruit  éveille  l'atieoUon  de  l'ennemi.  Partis  quand  di^jà  la  brigade 
est  engagée  sur  la  route,  les  chevaux  de  l'état-major  général  et  de 
son  escorte  révèlent  seuls  aux  Allemands  cette  retraite  qui  leur  ar- 
rache une  proie  assurée.  L'ne  décharge  générale  des  grand' gardes 
et  des  avant-postes  ennemis  salue  nos  cavaliers  au  passage.  Quel~ 
ques  minutes  après,  ils  ont  rejoint  la  brigade,  un  moment  relardée 
par  le  fossé  dont  nos  pionniers  coupent  la  route  pour  arrêter  la 
marche  de  l'ennemi. 

C'est  là,  dira-t-on,  an  incident  commun  à  la  guerre.  Peut-être, 
et  nous  l'ignoroos;  mais,  comme  le  premier  renseignement  qui  nous 
fut  donné  eu  entrant  k  Saint-Loup  fut  qne  le  grand  quartier-général 
du  20*  corps  ét^t  à  Bellegarde,  à  15  kilomètres,  le  quartier-général 
de  la  division  à  Boiscommuo,  à  d  kilomètres,  il  devint  évident 
pour  tous  que,  sans  la  décision  du  commandant  de  la  brig  ^de,  nous 
étions  cernés  par  toute  l'année  ennemie,  et  qu'en  tout  cas  nous 
avions  été  abandonnés  sans  que  nul  se  préoccupât  de  notre  sort. 
I*s  réflexions  que  suggérait  cet  abandon  sont  faciles  à  deviner. 
Certes  elles  tendaient  à  affaiblir,  sinon  k  détroire  cette  confiance 
des  soldats  dans  leurs  chefs  que  rien  ne  peut  faire  renaître  quand 
elle  s'est  évanouie,  et  qui  est  assurément  la  pi-emiëre  comme  la  plus 
indispensable  condition  de  succès. 

Quelle  que  fût  d'ailleurs  l'influence  regrettable  de  ces  incidens,  U 

nigiUrrlbyGOOglC 


LE    VINGTIÈME   COBFi   d'ABUÈE.  17 

en  est  d'autres  qui  vinreot  ta  fortifier,  et  que  nous  ne  pouvons  passer 
sous  ^lence.  A  quatre  heures  et  demie,  le  jour  du  combat  de  Beasue- 
la-Rolande,  le  18*  corps,  vainqueur  à  Juranville,  débouchait  à  notre 
droite,  et  aux  cris  mille  fois  répétés  :  en  avanti  en  avanti  prenait 
part  à  l'action  principale.  Malheureusement  les  feux  de  ses  batail- 
lons ne  furent  meurtriers  que  pour  nos  soldats  groupés  autour  des 
maisons  extérieures  du  village,  et  trois  fois  il  avait  fallu  répéter  la 
sonnerie  :  cessez  le  feu!  pour  mettre  Un  à  cette  cruelle  méprise. 
Enfin,  le  matin  même  du  28,  le  zouave  Jacob  fut  surpris  par  le  co- 
lonel Vivenot  au  moment  où  il  revenait  des  avant-postes  ennemis. 
Dana  un  interrogatoire  sommaire,  il  fut  constaté  que  depuis  trois 
mois,  chaque  nuit,  ce  misérable  allait  rendre  compte  aux  olTiciers 
prussiens  qui  éclairaient  notre  marche  de  la  situation  exacte  de  nos 
troupes.  A  cette  époque,  la  croyance  à  la  trahison,  la  défiance 
qu'dle  entretenwt,  n'étaient  que  trop  justifiées  par  tant  de  projets 
avortés,  par  tant  de  résolutions  tenues  pour  secrètes,  et  que  déjouait 
la  vigilance  de  l'ennemi.  Ici  d'ailleurs  la  trahison  était  manifeste. 
Cet  espion,  caché  sous  l'uniforme  de  nos  zouaves,  était-il  le  seul? 
Que  pouvions-nous  encore  contre  la  trahison  de  nos  compagnons 
d'armes,  contre  l'insouciance,  l'abandon  même  de  nos  chefs?  Mourir? 
Tous  le  voulaient  la  veille  du  combat  de  Beaune-Ia-Bolande,  avec 
l'espérance  de  vaincre  et  de  contribuer  à  la  délivrance  de  la  patrie; 
seuls,  ceux  qui  ne  voyaient  que  le  devoir  le  voulaient  encore  le  len- 
demain, mais  ils  le  voulaient  sans  illusion  et  sans  espérance. 


Le  combat  ou  plutôt  la  bataille  de  Beaune-la-Bolande  (le  cbilTre 
élevé  des  troupes  qui  prirent  part  à  l'action,  celui  des  blessés,  l'im- 
portance des  résultats,  lui  méritent  ce  nom)  fut  pour  le  18*  et 
surtout  le  20'  corps  ce  que  dans  leur  langage  expressif  les  soldats 
appellent  un  coup  de  chien.  Après  un  pareil  effort,  les  troupes, 
même  les  plus  aguerries  et  les  plus  confiantes,  ont  besoin  de  quel- 
ques jours  de  repos  pour  se  retrouver,  ou  tout  au  moins  de  sentir 
que,  pour  n'avoir  pas  été  couronnés  par  la  victoire,  leur  dévoûment 
et  leurs  efforts  n'ont  pas  été  stériles,  et  ont  servi  la  cause  générale. 
L'annonce  d'un  succès  dû  à  ces  efforts,  une  marche  en  avant,  peu- 
vent seuls  effacer  l'impression  de  leur  échec  personnel.  Par  mal- 
heur, rien  ne  détruisit  dans  l'esprit  de  nos  soldats  les  impressions 
que  nous  avons  essayé  de  faire  comprendre.  Tout  vint  au  contraire 
les  confirmer.  Une  proclamation  de  M.  Gambetta  annonça  bien,  il 
est  vrai,  que  nous  avions  été  victorieux,  et,  par  une  singulière  dé- 
rision à  l'adresse  du  20'  corps,  qui  seul  avait  porté  le  poids  de  la 
TOMi  iciT.  — 1871,  a       «.^ 


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iS  HEVDX  DES   DEUX  V0KDB3. 

journée  devant  Beaune~ia-Ro!aode,  que  le  16*  corps  et  son  général 
avaient  en  cette  journée  bieo  mérité  de  la  patrie,  qu'en  conséquence 
le  colonel  Btllot  était  confirmé  dan» son  grade  de  géndral;  mais  déjà 
on  savait  à  quoi  s'en  tenir  sur  ces  proclamations,  et  pour  nous  la 
dictature  de  tt.  'Gambetta  n'était  pas  seulement  la  u  diotature  de 
l'incapacité,  »  Bniïont  l'expresaion  de  M.  Lanfirey,  elle  était  surtout 
celle  du  mensonge  offioieU  Les  actes  parlaient  du  reste  plus  bauL 
que  toutes  ces  phrases  de  rhéteur  creuses  et  .sonores.  Quarante- 
huit  heures  passées  à  nos  ancieoe  cantonnemens  de  Fréville,  au- 
près de  Bellegarde,  avùent  à  peine  donné  le  temps  de  rallier  les 
traînards,  qu'au  bruit  du  canon  ennemi,  tonnant  contre  Saint- 
Loup-des- Vignes,  nous  nous  mettions  de  nouveau  en  marche.  Pour 
nous  porter  en  avant?  Nonceptes,  mais  pour  nous  replier  sur  la 
forôt  d'Orliiaus,  vers  Ncsployet  Nibelles,  et,  pour  mieuï  attester 
que  nous  reculions,  notue  marche  ou  mieux  notre  retraite  s'effec- 
tuait, comme  devant  un  ennemi  victorieux  lancé  à  uoire  poursuite, 
par  brigades  en  édielons.  Ainsi  se  confirmait  dans  tous  les  esprits 
la  conviction  de  notre  insuccès,  ainsi  allait  grandissant  le  découra- 
gement de  l'armée.  Ce  découragement,  qui  se  traduisait  par  des 
actes  d'indiscipline  chez  les  soldats  de  certains  bataillons  de  mo- 
biles dont  il  est  inutile  de  citer  ici  lus  noms,  était  partagé  même 
par  les  meilleure  esprits,  par  ceu^  qui,  se  mettant  au-dessus  des 
incidens  particulière,  se  préoccupaient  surtout  de  la  situation  gé- 
nérale de  !!armée  et  de  la  France.  C'était  peut-être  un  défaut;  mais 
le  nombre  en  était  grand,  on  le  conçoit,  parmi  ces  jeunes  hommes, 
intelligens,  instruits,  éclairés,  qui  dans  les  rangs  de  l'armée  mo- 
bile faisaient  en  définitive  la  guerre  en  volontaires. 

On  connaissait  mieux  aux  bivouacs  de  Nesploy  et  de  Nibelies  les 
péripéties  changeantes  de  la  lutte.  Pour  tous,  il  devenait  évident 
que  ce  n'était  pas  seulement  contre  les  maisons  crénelées  de  Beaune- 
la-Rolande,  contre  ses  fossés,  contre  «es  barricades,  que  s'ctaitbrisé 
notre  élan  victorieux.  Bi  nous  avions  reculé,  c'était  «urtout  devant 
les  cenfortS' qu'avaient  reçus  les  Pnrasiens  vers  la  fm  de  la  journée. 
Cnniment  deux  divisions  d'infanterie  et  les  batteries  d'artillerie 
nombreuses  dont  nous  avions  senti  les  coups  redoutables  quaiid, 
vers  quatre  heures,  elltïb  donnèrent  à  hi  résistance  de  l'ennemi  une 
vigueur  nouvelle,  avaient-elles  :puètrB  détachées  contre  nous  en 
présence  du  16'  corps?  Comment  ce  if''  corps,  si  nombreux,  le 
plus  aguerri,  disait-on,  et  assurément  le  mieux  équipé  de  toute 
l'armée,  ^taît-il  resté  dans  l'inaction  pendant  toute  la  journée 
du  28î  A  défaut  d'ordres  précis,  assurant  l'ensemble  des  niouve- 
mens  de  teus  les  corps,  n'avait-il  pas  entendu  notre  canon,  et 
n'eet"Oe  pas  une  règle  générale,  que  nul  <ne'peut  ignorer,  que  les 

D„j,i7<-,ib,.GoogIc 


LE    VtnCTtEUE   COBPg   D  ARUEE.  39 

généntox  aDemands  avaient,  eux,  suivie  coditc  nous,  de  marcher 
au  canon?  Si,  par  une  attaque  à 'fond  sur 'Pithiviers  et  le  quartier- 
général  du  prince  Frédéric--flharlee,  ce  corps-eût  secondé  noWe  at- 
taque, cette  diversion  puissante  n'eût-elle  pas  assuré  notre  succès? 
ËQ  tout  cafi,  rennemi,  sans  les  renforts  qu'il  arvalt  reçue  si  à  propos, 
aurait-il  pu  résister  le  '29  à  un  nouveau  momement  ofTen^f?  Ce 
jour-là,  la  jonction  du  48"  corps,  retardé  par  sa  lutte  à  Juranville 
le  28,  nous  assurait  une  supériorité  numérique  incontestable,  sur- 
tout en  artillerie,  et  n'était-ce  p<-is  un  gage  assuré 'de  la  victoire? 
La  réponse  à  ces  questions  était  impossible  au  moment  on,  suivis 
d'une  avant-garde  prussienne  dont  nous  ignorions  la  force,  nous 
nous  repliions  sur  la  forêt  d'Orléans;  mais  cette  réponse  nous  fut 
donnée  bientôt  dans  un  conseil  de  guerre  tenu  au  château  de  Ni- 
belles  et  par  le  général  lui-même  commandant  le  15"  corps. 

Les  paroles  que  nous  allons  répéter  aussi  textuellementque  pos- 
sible révèlent  une  méconnaissance  trop  profonde  de  la  situation  mi- 
litaire à  ce  momunt  décisif  de  la  campagne  pour  que  nous  ne  citioas 
pas  les  noms  de  quelques-uns  de  ceux  qui  les  ont  entendues  comme 
nous,  et  qui  ne  peuvent  les  avoir  oubliées.  Ce  sont,  parmi  tous  les 
généraux  et  les  chefs  de  service -du  20'  ccrps,  ceux  du  général 
Crouzat,  qui  le  commandait,  du  général  Thorton,  commnndant  de  la 
2'  division,  du  colonel  Vivenot,  commandant  ta  2'  brigade  de  cette 
division. 

Le  général  (Jronzat  avait  dit  en  substance  :  Le  20"  corps,  épuisé 
autant  par  «es  longues  marches  et  le  dénâment  où  il  a  été  laissé 
depuis  la  retraite  des  Vosges  que  par  l'effort  qu'il  vient  de  faire 
k  Beaune-la-Rolande,  a  besoin  de  quelques  jours -de  repos.  De- 
puis trois  mois,  les  hommes  ont  fait  tout  ce  que  l'on  peut  exiger 
de  leurs  forces  physiques  et  de  leur  dévoûment.  Il  n'est  que  temps 
de  leur  donner  enfin  ce  qui  leur  manque,  ice<qui  leur  a  toujours 
manqué  :  des  souliers  à  beaucoup  d'entre  eux,  à  tons 'des  guêtres, 
des  cartouchières,  des  sacs,  si  on  ne  veut  pas  que,  lenr  moral  flé- 
chissant sous  tant  d'efforts  et  tant  de  privations,  ils  se  laissent  aller 
à  un  découragement  trop  bien  justifié.  —  Il  lui  fut  répondu  par  le 
général  des  Pallières  :  «  Les  hommes  sont  ce  qu'on  les  fait;  le 
15*  corps,  lui  aussi,  était  à  mon  arrivée  très  mal  organisé,  sans 
ordre,  sans  discipline.  En  quinze  jours,  tout  a  changé,  et,  je  le  ré- 
pète, si  leur  moral  est  aujourd'hui  excellent, -c'eat  que  .les  hommes 
sont  ce  qu'on  1^  fait.  »  A  ces  paroles  peu  jflattanses  pour  les  igéné- 
raux,  ses  égaux,  1  qui  elles  étaient  adressées,  à  oette  comparaison 
très  mal  venue  entre  deux  corps,  dont  l'im  avait 'toujours  !été  en 
marche  depuis  trois  mois,  loin  de  tootcentre  id'approvisionnement, 
tandis  que  toutes  les  reseourcBS'de  I«  Rrance  avwent-été,  bois  l'ceil 


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20  BETDB   DES  DEDX  HORDES. 

de  la  délégation  de  Tours,  coosacrées  à  l'organisation  de  l'aulre,  le 
général  des  Pallîëres  ajouta  :  «  D'ailleurs  vous  voyez  les  Prussieos 
partout,  et  vous  croyez  à  ce  qu'on  dit  de  leurs  forces.  Détiompez- 
Tous,  nous  n'avons  devant  nous  qu'un  lideau  de  troupes  sans  con- 
sistance :  seulement  ces  troupes  sont  habilement  manœuvrées,  et 
elles  peuvent  vous  faire  illusion;  mais  elles  ne  le  font,  elles  ne 
paraissent  redoutables  qu'à  ceux  qui  ne  connaissent  pas  comme 
moi  la  tactique  prussienne,  n  Et,  pour  être  mieux  compris  par  un 
exemple,  il  dit  encore  :  a  On  parle  du  grand  nombre  de  canons  qui 
partout  accompagnent  l'armée  prussienne,  —  on  est  disposé  à  les 
voir  partout;  —  eb  bien  !  voici  ce  qui  se  passait  à  Dijon  :  chaque  jour, 
par  une  porte  sortaient  des  batteries  aux  attelages  reposés,  aux  ser- 
vans  d'une  tenue  irréprochable,  aux  pièces  reluisantes.  A  une  lieue 
4e  la  ville,  ces  attelages  sont  couverts  de  boue,  ces  pièces  brunies, 
ces  uniformes  tachés  à  plaisir;  ces  attelages  rentrent  alors  par  une 
autre  porte,  et  le  tour  est  joué,  et  l'on  croit  à  la  formidable  ariillerie 
prussienne  !  »  Comme  le  commandant  de  la  1"  brigade  lui  fit  ob- 
server qu'il  n'y  avait  pas  d'illusion  de  ce  genre  à  se  faire,  et  que  la 
puissance  de  la  nombreuse  artillerie  ennemie  avait  été  très  bien 
constatée  à  l'affaire  de  Beaune-la-RoIande,  le  général,  haussant  les 
épaules,  quitta  brusquement  la  salie  du  conseil  sur  ces  paroles  du 
même  oITicier  :  «  puissiez-vous  ne  pas  faire  bientût  l'expérience  de 
la  réalité  t  » 

Le  lendemain  ou  le  surlendemain  peut-être  avait  lieu  le  combat 
de  Chilleurs-aux-Bois,  combat  d'artillerie  surtout,  dont  les  détona- 
tions répétées  nous  arrivaient  à  travers  la  forêt,  semblables  à  un  feu 
roulant  de  mousqueterie.  Le  20*  corps  à  ce  bruit  se  tint  prêt  à  par- 
tir au  premier  appel,  mais  cet  appel  arriva  trop  tard.  A  onze  heures 
et  demie,  la  canonnade  s'éteignait  sans  qu'on  sût  quel  était  le  résul- 
tat de  cet  engagement  si  court,  et  dont  nous  ne  pouvions  soupçon- 
ner l'importance.  Hélas!  c'était  une  véritable  d<.'faite,  et  la  plus 
funeste  dans  ses  conséquences  qui  pût  être  infligée  à  l'armée  de  la 
Loire. 

IV. 

II  semble  qu'on  peut  aujourd'hui,  par  les  dispositions  mêmes  du 
général  en  chef  ennemi,  juger  de  la  portée  réelle  des  cninbaLs  qui 
marquent  la  fin  du  mois  de  novembre,  et  que,  sur  la  foi  de  docu- 
mens  oiBciels  français,  on  a  crus  de  simples  eiigagemens  prélimi- 
naires. Dès  le  lendemain  même  delà  journée  de  Beaune-la- Rolande, 
le  prince  Frédéric-Charles,  masquant  se.s  desseins  par  une  vigou- 
reuse attaque  sur  Saiot-Loup-des-Vignes,  dégarnissait  sa  gauche 


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LE  vineTiiME  CORPS  d'abhée.  21 

et  ne  laissait  plus  en  face  de  notre  aile  droite  qu'un  corps  d'obser- 
vation de  8,000  hommes.  Toutes  ses  forces  actives  étaient  concen- 
trées à  PiLhiviers,  prêtes  à  tomber  en  masse  sur  le  15*  corps,  et  lui 
porter  un  coup  décisif.  Pour  l'état-major  général  ennemi,  si  bien 
informé  par  ses  nombreux  espions,  et  guidé  d'ailleurs  par  une  lon- 
gue expérience  pratique  de  la  guerre,  les  affaires  successives  de 
Ladon,  Maîztères,  Juranville  et  Beaune-Ia-Rolande  surtout  avaient 
paralysé,  pour  un  moment  du  moins,  l'aile  droite  de  l'armée  fran^ 
çaise.  La  vigueur  que  nous  avions  montrée,  à  laquelle  nos  ennemis 
ont  rendu  justice  (1),  leur  était  précisément  un  gage  certain  d'un 
instant  de  détente,  et  ils  croyaient  avec  raison  que  quelques  jours 
de  répit  leur  étaient  assurés  de  ce  côté.  On  sait  comment  ils  en  pro- 
fitèrent. Les  combats  victorieux  du  2  et  du  3  décembre,  notamment 
celui  de  Chilieurs-aux-Bois,  leur  ouvrirent  la  route  ou  plutôt  les 
routes  d'Orléans.  D'autres  mettront  en  pleine  lumière  les  incidens 
et  les  causes  diverses  qui  ont  transformé  la  défaite  du  15"  corps  en 
désastre  irréparable.  Résolu  à  ne  parler  que  de  ce  que  nous  avons 
vu,  nous  nous  bornerons,  malgré  la  sûreté  de  nos  informations,  & 
dire  qu'il  en  fut  ainsi,  surtout  parce  que  l'esprit,  le  moral  des  sol- 
dats était  au  15«  corps,  comme  dans  l'armée  tout  entière,  celui 
que  nous  avons  dit  animer  l'ancienne  armée  des  Vosges.  Peut-être 
même,  entre  tous  ces  corps,  dont  nous  avons  pu  étudier  les  soldats 
réunis  à  Bourges  après  la  défaite  du  IS'  corps  à  Salbris,  c'est  en- 
core nos  propres  troupes,  celles  du  20*  corps,  que  nous  regarderions 
comme  ayant  été  les  plus  solides  et  animées  du  meilleur  esprit. 

Nous  avons  déjà  dit  que  les  résultats  du  combat  de  Cbilleiirs-aux- 
Bois  ne  furent  connus  à  l'aile  droite  que  lorsqu'il  était  trop  tard 
pour  en  atténuer  les  fatales  conséquences.  Un  simple  coup  d'œîl 
jeté  sur  la  carte  suffit  pour  montrer  que,  même  en  partant  aux  pre- 
miers bruits  du  canon,  la  distance  qui  nous  séparait  du  15*  corps 
était  trop  grande  pour  que  nous  pussions  arriver  à  temps  sur  le 
cbamp  de  bataille.  Nous  répéterons  qu'à  onze  heures  et  demie  la 
canonnade  avait  cessé  entièrement.  Nos  généraux  n'avaient  dès  lors 
qu'à  attendre.  On  a  écrit,  rendant  le  général  Bourbaki  responsable 
d'une  inaction  qu'il  est  de  toute  injustice  de  lui  imputer,  puisqu'à 
cette  époque  il  n'exerçait  pas  le  commandement  du  18'  et  du 
20*  corps,  H  que  peut-être  ces  corps  dans  les  mains  d'un  straté- 
giste  habile  eussent  pu  être  jetés  sur  les  communications  de  l'en- 
nemi, et  l'inquiéter  sérieusement  au  point  de  le  forcer  à  rétro- 
grader. »  11  n'en  est  rien.  Ce  mouvement  fut  exécuté;  mais,  bien 
que  le  20*  corps  fût  bivouaqué,  non  à  Bellegarde,  comme  on  le  sup- 

(1)  Voyei  le*  Doméros  eu  Timt$  h  cetta  époqas  M  les  dépechM  priuaiennes. 

.         nigiUrrlbyGOOglC 


a  icTce  DBS  DEm.  Mome». 

pose,  mais  plus  prés  de  Cbiileurs,  à  Nesploy  eLi  Nib^ies,  la  ixmte 
qui  noua  coîuluisaîl  le  plus  diBectemeot  sur  Orléam,  déjà,  tombé  aa 
pooTOir  de  llenoeiin,  oficaù  une  disuuce  pre»]ue  dotiÛe  de  ceJle 
qui  sépare  cette  malbeureitse  nlle  de  CfaiUeurs  et  d'Àrtenay.  Cela 
»eal  explique  comment  les  Prussiens  purent  nons  y  devancer  el  y 
coDceDirer  des  forces  împoâaiites  qiô  garantissaient  leur  précieuse 
conquête  cmire  toot  retour  oflisiâif  de  noire  année.  Gettâ  route 
pass^  par  la  ciiiu.<?sée  deCombreui,  Vitry-aux-Loges,  La  Faye-aux- 
Loges  et  Itonoery.  En  pluBieors  poins,  elle  avait  éié  coup-e  par 
de5  traocttées  profondes  qui,  mal  comblées  à  la  hâte,  retardaient 
noire  marche,  surtout  ceU.?  de  raniilerie.  Néanmoins,  grâce  â  l'ar- 
tiear  de  dos  troupes,  réveillée  par  l'aUenie  du  cooiLau  %ers  trois 
heure»  noos  avions  dépassé  Donnerr  el  franchi  le  canal  d'O.^éans. 
Vains  efTons  :  l'ennemi,  rangé  en  bataille,  nous  attendait  en  avant 
d'Orléan^i  avec  des  forces  con^tidérables.  Ln  moment,  un  engage- 
ment fut  imminent.  Nos  positions  de  comijat  étaient  prises  sur  les 
hauteurs  qui  béparent  le  canal  d'Orléans  de  la  vallée  de  la  Loire. 
hits  informations  [dus  exactes  sur  la  situation  de  l'armée  ûreat  sans 
doufi  changer  les  résolutions  du  général  eu  chef.  Par  un  mouve- 
ment à  gauche,  nos  colonnes  rejoigniieni  la  grande  route  qui  con- 
duit k  Jargeau,  le  long  du  grand  fleuve.  A  six  heures  du  soir,  nous 
étions  bivouaqué'*  sur  la  rive  gauch?.  Infanterie,  cavalerie,  artil- 
lerie, Iwgagps,  iiut  avait  passé  sur  le  pont  de  Jargeau,  —  pont  en 
fil  de  fer  coupé  avant  la  première  occupation  des  Prussiens,  ei  ré- 
tabli par  euA.  —  Que  nul  désastre  ne  marqua  ce  passage  précipité 
sur  un  tel  poril,  ce  fut  certes  im  hasard  providentiel;  mais  notre 
tristesse  n'en  ^tait  pas  moim?  profonde.  Si  nos  chefs  n'avaient  pas 
cm  devoir  livrer  un  dernier  combat  pour  le  salut  d'Oiléans,  c'est 
qu'Orléans  était  bien  perdu  pour  la  France,  et  la  perte  d'Orléans, 
c't-laii  la  fin  de  nos  espérances  les  plus  chères,  la  preuve  trop  évi- 
dente de  désablresqueno'JS  ne  pouvions  connaître,  mais  qui  avaient 
dû  frapper  notre  armée  :  tristes  et  douloureuses  conjectures  qui 
répoudaienl  trop  bien  à  la  réalité,  tristes  et  douloureuses  prévi- 
sions que  l'avenir  devait  trop  tôt  vérifler.  En  effet,  dès  ce  jour  les 
dostinées  de  l'armée  de  la  Loire  étaient  écrites,  et  de  fait  cette  ar- 
mée n'existait  môme  plus  comme  menace,  comme  obstacle  à  la 
marche  de  l'ennemi.  Que  le  prince  Frédéric -Charles  voulût  écraser 
soit  l'aile  droite,  dont  le  général  CourbakL  venait  de  prendre  le 
commandement  avec  une  abnégation  patriotique  dont  l'histoire  lui 
tiendra  compte,  soit  l'ùle  gauche,  aux  ordres  du  général  Ch&nzy, 
il  le  pouvait  avec  plus  ou  moins  de  peine,  mais  il  te  pouvait  sû- 
rement. Ces  deux  ailes,  désormais  sans  commumcaUons  directes, 
débris  épars  d'une  armée  imposante  au  moins  par  le  nombre,  ne 


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LE  ura^liHB' CQBBS  titauÈE.  23 

pouvaient  pluEh  agir  qu'isolément.  On  en  forma  deux  armées  dis- 
tinctes, mais  chacune  d'elles  était  désonnais  inférieure  en  nombre 
à  ia  grande  armée  allemande,  comme  elle  l'était  depuis  longtemps 
par  l'organisation,  là  discipline  et  surtout  la  confiance  qu'engendre 
le  succès.  Les  premiers  coups  du  prince  Frédéric-Charles  tombèrent 
sur  le  10'  corps..  Cela  devait  être. 

Lg  16*  corps  couvrait  Bloia,  Tours  et  toute  cette  partie  de  la. 
France  la  plus  riche  et  aussi  la  plus  ouverte  à  l'invasion,  tandis  que 
Bourges,  défendue  par  de  sérieux  ouvrages,  armée  dé  pièces  de 
marine,  otTrait  à  Parmée  de  Bourbaki  le  premier  point  d'une  résis- 
tance qui  pouvait  énergiquement  se  continuer  dans  lés  collines  du 
ïforvan  et  les  défilés  de  l'Auvergne.  Néanmoins,  dans  l'incertitude 
des  résolutions  que  prendi-ait  l'ennemi,  et  lorsque  la  deuxième  dé- 
faite du  15'corpsàSalbns  lui  permettait  de  nous  tourner  pour  nous 
acculer  à  la  Loire,  le  mouvement  de  concentration  de  toutes  nos 
forces  à  Bourges  était  impérieusement  commandé;  ce  mouvement, 
exécuté  avec  une  hâte  trop  justifiée  par  toutes  ces  considérations, 
peut  donner  une  mesure  exacte  de  la  cohésion,  de  l'ordre  des  diiïé- 
rens  corps  qui  formèrent  plus  tard  la  seconde  armée  de  l'est,  qui 
fut  se  briser  devant  Uéricourt.  Sur  2,600  hommes  du  régiment  des 
Deux-Sèvres,  500  répondaient  seuls  à  l'appel  en  arrivante  Bourges; 
des  1.200  hommes  du.bataiIlon.de  Savoie,  50  avaient' pu  seuls  suivre 
leur  énergique  commandant,  et  c'étaient  là  des  corps  d'élite.  La 
neige  d'ailleurs  n'avait  cessé  de  tomber  pendant  cette  longue  marche 
de  vingt-quatre  heures,  dépensées  à  franchir  les  56  kilomètres  qui 
séparaient  nos  bivoufH:s,  près  dlArgenl,  de  nos  premiers  cantonne- 
mexis,  à  BourgeSh  Malgré  la  neige,  les  chemins  étaient  couverts  de 
verglas,  et  ce  fut  un  miracle  qua  notre  artilleiâe  pût  suivre,  môme 
au  prix  de  la  moitié  de  ses  chev^x..  Aussi  le  général  en  chef  ne 
Eaisait-J!  qu'obéir  aux  dures  exigences  de  la  réalité,  quand'  il  ré- 
pondait.à  une  dépêche  de  M.  Gambetta,  lui  enjoignant  impi^rîeuâe- 
ment  de  partir  à  l'heure  même  de  Bour^ges,  le  10  décembre,  pour 
secourir  Blois,  oii  tombaient  les  premier»  obus  prussiens,  et  le 
général  Chanzy,  dont  ta  position  était  sérieusement  compromise: 
tt  L'aimée  ne  peut  partir,  car,. si  je  me  mettais  eu  route,  j'acriverais 
peut-être  de  ma  personae,  mais  sitrement  sans  un  seul  homme  et 
sBJis  un  seul  cuion.  » 

Ce  que  nous  venons  de  racontar  est  la  vérité,,  la  vérité  que  nous 
avons  vue,.mais  dont  nous  n'avons  pas  dit  tous  les  détails  navrans. 
Quant-à  la  Praace,.v(ùci<la.vàrité  qu'on  lui  disait.: 


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-'■"■^ 


za  HETOE   OBS  DEUX  KONDES. 

■  Toan,  6  décembre. 
«  Le  miaistre  de  l'iolérieur  aux  préfets  et  sous-préfets. 
H  Je  suis  informé  que  les  bruits  les  plus  alarmans  sont  répandus  sur 
la  situation  de  l'armée  de  la  Loire. 

u  Démentez  hardiment  toutes  ces  mauvaises  nouvelles,  colportées 
par  la  malveillance  dans  le  bul  de  proroquer  le  découragement  et  la 
démoralisation. 

«  Vous  serez  strictement  dans  le  vrai  en  affirmant  que  notre  armée 
est  en  ce  moment  dans  d'excellentes  conditions,  que  son  matériel  est 
intact  ou  renforcé,  qu'elle  se  dispose  à  reprendre  la  lutte  contre  l'en- 
vahisseur. Que  chacun  soit  ferme  et  fort,  que  tous  ensemble  nous  fas* 
sions  un  suprême  effort,  et  la  France  sera  sauvée. 

«  L.  Gaubett*.  » 

Ici  s'arrêteront  ces  commémores  d'un  des  soldats  les  plus  obscurs 
et  les  plus  ignorés  de  cette  désastreuse  campagne.  Il  nous  a  semblé 
que  nous  avions  pour  les  écrire  un  double  devoir  à  remplir  :  le  pre- 
mier, de  rendre  hommage  à  la  bravoure  et  au  âévo&ment  de  nos 
compagnons  d'armes,  bravoure,  dévoûment  méconnus,  peut-être 
parce  que  souvent  ce  sont  les  ouvriers  de  la  dernière  heure  qui, 
suivant  la  parole  de  l'Ëvangile,  reçoivent  le  meilleur  salaire,  peut^ 
être  aussi  parce  que  nous  n'avions  pas  été  choisis  pour  être  les 
instrumens  d'une  volonté  personnelle,  et  que  nous  n'étions  que  ceux 
de  la  délivrance  de  la  patrie;  —  le  second,  celui  de  dire  la  vérité 
telle  qu'elle  nous  était  apparue,  parce  que,  si  l'on  veut  que  le  passé 
ne  soit  pas  perdu  pour  l'aveuir,  c'est  par  la  vérité  seule  que  les 
enseignemeos  et  les  leçons  qu'il  contient  peuvent  devenir  efEcaces. 

De  toutes  ces  leçons,  de  tous  ces  enseignemeos,  celui  que  nous 
voudrions  voir  ressortir  le  plus  clairement  de  notre  récit  est  cette 
vérité  trop  méconnue  des  théoriciens  de  92,  admirateurs  aveugles 
d'une  époque  qu'ils  croyaient  pouvoir  recommencer  :  les  armées, 
généraux  et  soldats,  ne  s'improvisent  plus  aujourd'hui;  mais,  quel- 
que funeste  que  cette  erreur  nous  ait  été,  il  en  est  une  plus  déplo- 
rable encore  :  c'est  celle  qui  nous  a  fait  croire  aux  vertus  de  la 
dictature,  et  qui,  après  vingt  ans  d'un  pouvoir  personnel  dont  les 
conséquences  logiques  se  révélaient  chaque  jour  aux  lueurs  sinistres 
de  nos  ruines,  poussait  la  France  &  se  jeter  de  nouveau,  pour  être 
sauvée,  dans  les  bras  d'un  homme,  —  mo^en  commode  de  salut  en 
vérité,  s'il  n'était  illusoire,  et  auquel  ne  recourent  jamais  les  peu- 
ples inspirés  du  sentiment  réel  de  la  liberté.  Ces  peuples  savent  que 
les  dictatures  n'ont  jamais  rien  sauvé,  et  qu'elles  aboutissent  tou- 
jours à  quelque  despotisme  dégradant,  despotisme  d'un  soldat  de 
génie,  de  sopbistss  aux  mains  sanglantes,  u  bourreaux,  barbouil- 


LE    TinCTIÈHB   CORPS   d'&HITÉB.  25 

leurs  de  lois,  »  ou  bien  encore  d'une  commune  effrénée,  tourbe 
sans  nom  de  furieux ,  dont  les  monstrueux  excès  foni;  pâlir  les  rôvea 
sanglans  des  Tibère  et  des  Néron.  Pour  nous,  on  le  voit,  l'homme 
n'est  pas  en  cause,  et,  si  l'on  a  pu  accuser  avec  raison  le  dictateur 
que  la  France  s'était  donné  de  l'avoir  conduite  plus  avant  dans 
l'abtme,  c'est  qu'il  était  dans  la  logique  qu'il  en  fût  ainsi.  On  peut 
dire  aujourd'hui  quel  était  le  plan  à  suivre  pour  que  l'armée  de  la 
Loire  fût  l'armée  libératrice  de  la  France.  Paris  approvisionné  pour 
deux  mois  encore ,  il  fallait  former,  organiser  cette  année  derrière 
la  Loire  et  la  forêt  d'Orléans,  et,  quand  elle  eiit  été  réellement  or- 
ganisée, la  lancer  par  un  mouvement  d'ensemble  dans  un  eObrt  gi- 
gantesque sur  toutes  les  routes  qui  conduisent  à  Paris.  —  Sur  l'une 
d'elles,  en  quelque  point,  on  eût  passé.  L'armée  allemande,  infé- 
rieure en  nombre,  ne  pouvait  les  défendre  toutes  à  la  fois.  —  Au 
Heu  d'une  armée,  au  lieu  de  soldats ,  nous  avions  des  foules  et  des 
hommes,  et  même  avec  eux,  au  lieu  de  cette  action  générale  et  de 
ce  coup  unique  frappé  partout  à  la  fois,  nous  avons  eu  les  combats 
successifs  des  2i  et  25  novembre  :  Ladon,  Maizièrcs;  28,  Beaune-la- 
Rolande;  2  et  3  décembre,  Song^  et  Cbilleurs-aux-Bois;  enfm  du  6 
KO.  25  décembre,  de  Beaugency  au  Hans,  combats  glorieux  où  la 
bravoure  française  a  jeté  de  vifs  éclats,  mats  qui  ne  pouvaient  abou- 
tir qu'à  des  défaites,  parce  que,  à  égalité  numérique,  la  victoire 
appartient  toujours  à  l'armée  la  plus  aguerrie  et  la  mieux  organi- 
sée. Ces  fautes  eussent  pu  être  évitées,  dira-t-on.  Oui,  si  l'on  reste 
dans  les  idées  abstraites;  non,  si  l'on  fait  la  part  de  la  réalité,  je 
veux  dire  des  passions  humaines.  En  novembre  1870,  la  question 
semblât  être  non  pas  :  comment  sauver  la  France?  mais  qui  sauvera 
la  France ,  de  Paiis  ou  du  dictateur  dont  elle  subissait  la  direction 
fatale  7  Le  pouvoir  de  ce  dictateur,  sa  gloire  si  l'on  veut,  pour  être 
juste  peut-être,  n'étaient  fondés  qu'à  ce  pris;  dès  lors,  organisée 
ou  non,  il  fallait  que  l'armée  de  la  Loire  courût  à  l'ennemi.  Enfin, 
si  de  ces  hauteurs  du  pouvoir  nous  descendons  dans  les  rangs  pres- 
sés de  la  foule,  que  d'ambitions  vulgaires,  que  de  vanités  jalouses, 
que  d'intérêts  égoïstes  ne  voyait-on  pas  à  l'œuvre  !  C'est  que  vingt 
ans  d'un  pouvoir  absolu  avaient  tari  en  nous  toutes  les  croyances 
généreuses,  toutes  les  vertus  rédemptrices,  et  que  partout  l'égotsme 
et  la  lâcheté  coudoyaient  le  dévoûment  et  la  bravoure. 

Que  ce  soit  là  le  suprême  enseignement  de  cette  douloureuse  his- 
toire; puissions-nous  ne  jamais  l'oublier,  et  ne  chercher  ie"remède 
qu'aux  sources  pures  qui  seules  l'ont  en  elles  :  le  culte  viril  de  la 
justice,  la  pratique  féconde  de  la  liberté! 

Th.  Aube. 


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LA  GRECE 

ET    SES    VOLONTAIRES 

D\.\S    LA    GI'URRF:    de    lS7n 


Lij  malheur,  qui  iio'is  apprend  à  nous  connaître  nous-mêmes,. doit 
nous  apprendre  aussi  à  connaître  les  autres.  C'est  surtout  dans  les 
crises  douIoureuK's  de  leur  existence  que  les  parliculiers  fout  l'é- 
preuve dd  ce  qu'ils  |)euvenl  attendre  du  (lêvoùn)eiit  et  de  la  fidélité  de 
leurs  amis  ;  c'est  également  à  l'heure  de*  désastres  que  les  peuples 
éprouviés  par  la  mauvaise  fortune  sont  le  mieux  éclairés  sur  les  seu- 
tûuens  qu'ils  inspirent  aux  autres  peuples.  La  lutty  que  nous  venons 
de  soutenir  conUe  l'Allemagne  nous  rend  du  moins  le  service  de 
nous  montrer  où  sont  ceux  qui  nous  aiment,  dans  quel  coin  du 
monde  il  reste  encore  quelques  sympathies  pour  la  France.  Avant 
cette  épreuve,  notre  vanité  ignorante  se  figurait  volontiers  que  les 
souffrances  d'un  pays  tel  que  le  nôtre  inléresseraieut  toute  !'Eu- 
rop;;,  etqu'a«cune  nation  ne  nous  ven-ait  souffrir  sans  éprouver  le 
besoin  de  nous  iwrter  secours.  La  foule  se  flattait  même  que  notre 
infortune  nous  vaudrait  des  alliés  au.-delà  des  mer3,,ei  que  l'Amé- 
rique, autrefois  aidée  par  noB  armes,  nous  aidemit  àf  son  tour. 
Toutes  ces  illusions  de  l'an)our-pro[>re  national-  doîveni  se  dissiper 
aujourd'hui,  si  nous  ne  voulons  contluuer  à  noua  tromper  nous- 
mêm&»en  prenant  nos  espérances  pour  des  réalités.  Les  événemens 
ont  prouvé  qu'on  s'abusait  étrangement  en  France  sur  les  disposi- 
tions des  peuples  à  notre  égard.  Là  où  nousr  croyions  recueillir  les 
marques  de  sympathie  que  nous  ne  refusons  guère  aux  malheurs 
des  autres,  ou  tout  au  moins  le  souvenir  des  services  rendus,  nous 


LES  VOLONTAIBUS  GRtCS    EN   FRANCE.  27 

ne  rencootriona  que  l'indifférence  générale,  sinan  le  mauvais  vou- 
loir du  plus  grand  aaœbre.  Non-seulemeot  aucun  état,  ne  s'armait 
pour  notce  défense,  ce.  qui  peut  à  la  rigueur  s'expliquer  par  des 
nécessités  politiques,  mab  nulle,  part,  dans  les  grands  paj^s  où  l'o- 
pinion publique  dirigâ  Les  aflaires,  elle  n'imposait  aux  gauverne- 
mens^  l'obligation  d'intervenir  en  notre  faveur  :  les  populations  nous 
abandonnaient  en  môme  terapsque  la  diplomatie. 

Seuls,  quelques  états  neutres,  quelques  petits  peuples  condamnés 
à  l'impuissance  par  leur  faiblesse,  nous  témoignaîânt  alors  un  atta- 
chement qu'il  serait  injuste  et  impolitique  d'oublier.  On  sait  ce 
que  le  département  de  la  Moselle,-  ce  que  les  villes  de  Metz  et  de 
Thionville,  doivent  à  l'humanité  du  grand-duché  de  Luxembourg. 
La  Suisse  a  été  hauJement  remerciée  de  la  généreuse  nsùstance 
qu'elle  offrait  au  mois  de  septembre  l'870  à  la  population,  de  Stras- 
bourg, de  l'accueil  hospitalier  qu'elle  faisait  quelques  mois  plus  tard 
à  notre  malheureuse  armée  de  l'est.  Peut-être  ne  sait-on  pas  aussi 
bien  quels  secours  nous  sont  venus  de  l'Orient,  ce  que  la  race  hel- 
lénique a  tenté  sur  tous  les  rivages  qu'elle  occupe  pour  nous  payer 
la  detw  de  Navarin  et  de  l'expédition  de  Morée,  Il  importe  cepen- 
dant de  ne  pas  laisser  dans  l'ombre  des  faits  qui  honorent  une  na- 
tion trop  souvent  méconnue  en-  France.  La  Gi!èce,,qui  a  oublié  nos 
épigi'ammes  pour  ni  se  souvenir  que  de  nos  bienfaits,  mérite  que 
notre  gratitude  réponde  à  la  sienne.  Traitons-la  comme  ces  amis 
fidèles  dont  on  médit  quelquefois  dans  la  prospérité,  mais  qu'on 
est  Bûr  de  retrouver  dans  les  jours  difficiles,  dont  on  ne  connaîtrait 
pas  tout  le  dévoùment,  si  l'on  n'avait  souffert,  —  auxquels  on  doit 
d'ailleurs  il" autant  plus  d'égards  et  de  marques  d'anùtié  qu'on,  les 
a  moina  ménagés  lorsqu'on,  se  figurait  qu'on  a'aurait  jamais  besoin 
d'eux. 


La  politique  étrangère  du  gouvernement  impérial^  dont  la  guerre 
vient  de  dévoiler  toutes  les  fautes,  n'avait  été  oi  plus  habile,  ni  plus 
clairvoyante  en  Orient  que  dans  le  reste  du  monde.  Elle  y  commet- 
lait  même  l'étrange  et  inexcusable  naaladresee  d'y  combattre,  sur  le 
seul  terrain  oij  elle  pouvait  le  défendre  sans  danger  pour  la  France, 
le  principe  des-  nationalités  qu/elle  introduisait  ailleurs  dans  la.  di- 
plomatie, et  dont  itlle  favorisait  à.  nos  portes  lai  périllsuafi  expé- 
rience. Pendant  qu'elle  laissait  la  PEusae  dépouiUen  le  Danemark 
sous  préteste  de  protéger  dans  les:  duchés  daaws  les  intérêt»  de,  la 
race  germanise,  elle  pœnait  parti  «n  toute  occaeion  pour  la  lur- 


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28  BETUE   DES   DEUX   HOIfDES. 

quie  contre  la  Grèce,  pour  les  oppresseurs  de  la  nationalité  hellé- 
nique contre  les  représentans  de  la  race  grecque  opprimée.  Elle 
ne  se  contentait  même  pas  de  soutenir  les  intérêts  et  les  prétendus 
droits  de  la  Porte-Ottomane,  il  ne  lui  suffisait  pas  que  le  Turc  fût 
maintenu  en  possession  de  toutes  ses  conquêtes;  elle  voulait  qu'il 
fût  respecté,  honoré,  qu'il  prit  rang  parmi  les  peuples  civilisés. 
Tandis  que  l'Angleterre  maintenait  l'intégrité  de  l'empire  ottoman 
par  un  calcul  politique  dont  elle  ne  dissimulait  pas  les  motirs  inté- 
ressés sans  essayer  de  faire  illusion  au  monde  sur  les  vertus  de  son 
protégé,  la  France  officielle  entreprenait  la  réhabilitation  morale  de 
la  race  turque,  et  propageait  le  mensonge  d'une  civilisation  musul- 
mane. Notre  diplomatie  insinuait  volontiers  que,  si  les  Turcs  avaient 
conquis  autrefois  par  le  droit  du  plus  fort  la  Thessalie,  l'Épire,  la 
Macédoine,  la  Crète,  les  côtes  de  l'Asie-Mineure,  ils  les  gardaient 
aujourd'hui  du  droit  que  leur  donnait  leur  supériorité  sociale  sur  la 
race  hellénique.  Partout  où  séjournaient  dss  représentans  de  la 
France  en  Orient,  missionnaires,  négocians,  agens  consulaires,  il 
circulait  parmi  eux  une  sorte  de  mot  d'ordre  en  l'honneur  de  la 
probité,  de  la  loyauté  turque,  qu'on  opposait  avec  affectation  à  la 
duplicité  grecque. 

Assurément  les  Hellènes  ne  méprisent  ni  l'h^ileté,  ni  la  ruse; 
ils  se  glorifient  eux-mêmes  de  descendre  en  droite  ligne  de  l'artifi- 
cieux Ulysse,  type  du  Grec  des  lies,  aussi  bien  que  du  bouillant 
Achille,  type  du  Rouméliote;  mais  quoi  de  plus  corrompu  et  de 
plus  vénal  que  l'administration  turque?  Quoi  de  plus  suspect  que 
la  probité  des  pachas,  des  juges,  des  fonctionnaires  de  tout  ordre, 
de  tous  ceux  enfin  qui  prétendent  représenter  la  civilisation  otto- 
mane? Il  serait  aussi  puéril  d'y  croire  que  de  pai'ler  encore  de  la 
vieille  honnêteté  allemande  après  le  pillage  méthodique  de  nos  mai- 
sons de  campagne.  Notre  presse  officieuse  n'en  essayait  pas  moins 
de  nous  abuser  sur  le  compte  des  Turcs  en  leur  attribuant  des  ver- 
tus conventionnelles,  en  énumérant  les  progrès  accomplis  chez  eux, 
comme  si  la  Turquie  ne  devait  pas  ce  qu'elle  fait  de  mieux  à  l'acti- 
vité des  étrangers,  ou  à  l'industrie  des  chrétiens  qu'elle  compte 
parmi  ses  sujets.  On  connaissait  même  si  bien  les  dispositions  favo- 
rables des  Tuileries  pour  la  Porte-Ottomane,  qu'un  journaliste  offi- 
ciel, au  retour  d'un  voyage  en  Orient,  croyait  plaire  au  souverain 
en  rappelant  qu'une  jeune  personne  de  la  famille  de  Joséphine,  en- 
levée autrefois  par  des  corsaires  et  devenue  sultane  favorite,  éta- 
blissait un  lien  de  parenté  entre  un  des  ancêtres  du  sultan  et  l'em- 
pereur des  Français.  D'autres  courtisans  exploitaient  contre  les 
Grecs,  qu'on  voulait  décidément  sacrifier  aux  Turcs,  les  sentimens 
religieux  de  la  France  en  réveillant  les  vieilles  querelles  des  deux 


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LES  VOLONTAIRES  GRECS    EN    FRANCE.  29 

églises  d'OrieDtet  d'Occident,  eo  parlant  avec  amertume  du  schisme 
de  Pbotius. 

Au  fond,  cette  politique,  si  contraire  aux  traditions  et  aux  véri- 
tables intérêts  de  la  France,  nous  était  inspirée  par  l'Angleterre, 
qui  considérait  comme  avantageux  pour  elle  tout  ce  qui  fortiûait 
l'empire  turc,  comme  dangereux  tout  ce  qui  l'afiaiblissait.  Après 
nous  avoir  entraînés  à  leur  profit  dans  la  guerre  de  Crimée,  nos 
habiles  alliés  nous  faisaient  partager  les  inquiétudes  que  leur  cau- 
saient les  sympathies  présumées  des  Grecs  pour  la  Russie.  Ils  nous 
montraient  à  Constantiaople  l'obslacle  qui  devait  arrêter  l'ambition 
moscovite,  en  Grèce  le  point  d'appui  que  les  Russes  trouveraient 
un  jour  dans  leurs  projets  de  conquête.  C'est  en  eCTet  un  axiome  de 
la  diplomatie  anglaise  en  Orient,  que  les  Gi-ecs,  rapprochés  des 
Russes  par  la  communauté  de  la  foi  religieuse  et  de  la  haine  contre 
les  Turcs,  sont  les  inslrumens  désignés  de  la  poliiique  des  tsars. 
Rien  de  plus  vrai,  si  on  se  place  au  point  de  vue  exclusif  de  l'An- 
gleterre, si  on  veut  maintenir  à  tout  prix  l'intégrité  de  l'empire 
ottoman,  et  forcer  tes  populations  chrétiennes  à  subir  indéfiniment 
une  domination  qu'elles  détestent.  Rien  de  plus  faux  au  conb'aire, 
si  on  admet  le  droit  des  races  opprimées  à  conquérir  leur  indépen- 
dance, si,  en  vertu  jl'un  principe  d'humanité  supérieur  aux  calculs 
de  la  politique,  on  laisse  un  libre  jeu  aux  forces  nationales  qui 
s'agitent  sous  l'apparente  unité  de  l'empire  ottoman.  Les  Grecs  des 
provinces  turques  n'ont  qu'une  pensée,  celle  de  s'affranchir,  mais 
ce  n'est  pas  pour  retomber  sous  le  joug  des  Russes  après  avoir 
échappé  à  celui  des  Turcs.  En  demandant  à  vivre  libres,  ils  ne  ser- 
vent aucun  intérêt  qui  leur  soit  étranger  :  ils  obéissent  à  l'instinct 
le  plus  sacré  de  la  nature  humaine.  L'Angleterre  n'aurait  aucun 
grief  à  faire  valoir  contre  les  Grecs,  si  elle  ne  contrariait  elle-même 
leurs  vœux  les  plus  légitimes.  C'est  elle  qui  parait  les  jeter  quel- 
quefois dans  les  bras  de  la  Russie  en  mettant  des  obstacles' à  une 
émancipation  que  les  Russes,  plus  avisés,  feignent  d'encourager. 
Qu'on  intervertisse  les  rôles,  et  que  les  Anglais  se  montrent  à  leur 
tour  plus  favorables  que  les  Russes  à  l'indépendance  hellénique,  il 
ne  restera  pas  en  Grèce  un  seul  partisan  de  la  politique  moscovite. 
Il  ne  se  mêle  en  réalité  au  sentiment  national  des  Hellènes  aucun 
attachement  particulier  pour  la  Russie,  aucun  désir  de  lui  être 
agréable,  aucune  affmité  de  race.  En  revendiquant  une  nationalité 
indépendante,  ils  travaillent  pour  eux,  pour  eux  seuls,  sans  aucun 
souci  de  ce  qu'on  pense  ou  de  qu'on  espère  à  Saint-Pétersbourg. 

Peut-être  même  les  Russes  inspirent-ils  plus  de  défiance  aux 
Grecs  qu'aucun  autre  peuple  à  cause  des  projets  ambitieux  qu'on 
leur  prête.  On-  veut  bien  en  Grèce  faire  cause  commune  avec  eux 


30  KETL'E  un  DEVX   KOKilK. 

contre  le  Turc,  qui  est  l'eDiieinicDininini,  imie  à  la  condition  que 
la  TÎcloire  devra  profiler  avant  tout  à  l'affranchissement  de  la  race 
hellénique,  et  qu'un  mEtltre  nouveau  ne  viendra  pag  se  substituer  au 
maître  ancien.  La  communawlé  de  croyances  religieuses,  que  les 
observateurs  superficiels  considèrent  comme  une  cause  de  rappro- 
chement 'entre  les  deus  peuples,  éloignerait  plutôt  le  clergé  grec 
de  toute  idée  de  fusion  avec  le  clergé  russe.  II  y  a  chez  les  Hel- 
lènes, en  religion  comme  en  toute  cboBe,  un  sentiment  obstiné 
d'indépendance  qui  ne  s'accommoderait  pas  de  la  suprématie  reli- 
gieuse du  tsar.  LVglise  grecque,  qui  donne  son  nom  à  une  grande 
communion  chrétienne,  qui  se  vante  de  son  nntiquité,  de  ses  tradi- 
tions, de  son  histoire,  se  croirait  humiliée  et  amoindrie,  si  elle  de- 
venait (église  russe.  Lee  prêtres  grecs,  qui  ont  toujours  résisté  au 
pape  de  Rome,  ne  sacrifieraient  sous  aucun  prétexte  la  liberté  dont 
ils  jouissent  au  sein  d'une  église  indépendante  à  l'autorité  abBoUi*: 
d'un  pape  du  nord  doublé  d'un  awtocrsrte.  Je  deniantîais  »n  jour  au 
jeune  et  intelligent  évécpjede  Parnnïj-ihia,  eii  Éfire,  si  le  clergé 
des  provinces  grecques  de  la  Turquie  verrait  avec  plaisir  les  Rusnes 
y  remplacer  les  Turcs.  «  Nous  y  perdrions,  me  répondit^il;  sous  la 
domination  turque,  quelque  dure  qu'elle  snil,  il  nous  reste  du  moins 
un  asile,  'l'église  :  jamais  le  Turc  n'y  pénètre,  jamais  il  n'internent 
dans  les  questions  religieuses.  Nos  temples  nous  appartiennent  et 
n'appartiennent  qu'à  nous.  Le  Busse  noue  poursuivrait  jiiB;ue  dans 
le  sanctuaire  au  nom  du  pouvoir  spirituel  qu'il  attribue  à  l'empe- 
reur, et  nous  y  apporterait  ta  volonté  d'un  niattre.  h  Tous  les  prêtres 
hellènes  ne  sont  pas  aussi  francs  :  ils  acceptent  même  volontiersjes 
cadeaux  que  la  Russie  envoie  chaque  année  à  leurs  églises  et  à 
leurs  couvens;  mais  tous  réservent  également  leur  indépendance  et 
9  entendent 'rester  Grecs.  Ils  entretiennent  si  peu  l'amour  de  la  Rus- 
sie dans  les  classes  populaires,  sur  lesquelles  ils  exercent  une  •véri- 
table influence,  que  le  peuple,  dont  les  sentimens  intimes  se  tradui- 
sent souvent  par  des  mots  caractérisliqaea,  applique  généralement 
aux  Russes  «n  sobriquet  méprisant, -et  emploie  un  des  termes  les  plus 
énergiques  desa  langue  pour  désigner  les  partisans  supposés  de  la 
politique  moscovite  (1).  L'Anglais  au  contraire,  sans  être  aimé,  in- 

(I)  Dfttij  le  peuple,  Qo  npp«llo  le  Russe  Kakotot,  cinnmc  pour  se  moqurr  âc  quel- 
ques sons  de  la  langue  moBCOvito  qui,  se  reproduisant  trop  "fréquemment,  paraissent 
groMters  aoi  oreilles  alhénlennes.  C'aat  ainsi  que  lei  anciens  Grecs  ont  composé  1« 
mot  barfarot  (ibarbare.)  anc  liis<deuR  BjUibea  Iw  plus  rudes  ei  les  |)lue  usitées  de 
iaJkogue  âtraosèrc  qu'ils  oiU  otiCuiduc  la  première.  Dans  le  laitae  idioma  iiopulaiic, 
la  pariltau  du  Busse  est  ua  napifl«,  un  Mpai,  c'eU-i-dirc  un  caquin  et  pis  Fucore. 
On  s'ei  poserait  à  un  mautais  parti,  si  od  m  ptrmellaitd'iippeler  aiosilc  plus  bumblc, 
U  plus  imUTensif  des  AUitnltns. 


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LES  tomirrAiBES  eiiEcs  ïn  traxci;.  31 

spire  plutôt  de  l'estime  et  du  respect.  Quant  au  Françtiis,  pour  le- 
quel ^  langue  populaire  n'a  inventé  aucune  qualification  dédai- 
gneuse, il  figure  dans  quelques  chants  nertionauj.  notamment  dans 
les  chamsDDS  soiiliotes,  oomme  le  type  dn  courage  «t  de  l'esprit 


Voilà  pourtant  le  perrple  que  l'Angleterre  et  la  France  accusaient 
psndant  la  guerre  de  Crimée  de  soutenir  en  Orient  les  intérêts  des 
Russes.  Notre  diplomatie  ne  voulut  pas  comprendre  alors  que  ce 
qui  séparait  les  Grecs  de  nous,  'c'était  non  pas  leur  attachement 
pour  la  Russie,  mais  leur  haine  contre  le  Turc,  autrefois  combattu, 
maintenant  protégé  par  nous.  Ce  n'était  pas  la  querelle  des  Russes 
et  des  puissances  européennes  qui  touchait  la  race  hellénique;  c'é- 
tait son  propre  intérêt  engagé  dans  la  question,  la  crainte  qu'elle 
éprouvait  de  voir  la  Turquie  sortir  du  combat  plus  forte,  d'attendre 
plus  longtemps  la  délivrance  de  la  Thessalie,  de  l'^Épire,  des  îles 
grecques  de  la  Méditerranée.  Pouvait-on  demander  à  un  peuple 
émancipé  d'hier,  éprouvé  par  des  siècles  d'esclavage,  de  l'aire  des 
vœux  pour  ses  anciens  oppresseurs,  pour  ceux  qui  détiennent  en- 
core une  partie  des  provinces  dont  îi  réclame  ralfranchiesement 
au  nom  des  droits  du  sang,  de  la  communauté  de  l'origine  et  de  la 
langue?  Les  Grecs  sont  excusables  de  s'être  placés  à  leur  point  de 
vue,  et  non  au  nûtire,  pourjager  la  guerre  de  Grimée. -11  faut  se 
résigner  à  mettre  contre  soi  leurs  intérêts  les  plus  chère  et  leurs 
sentJmens  les  plus  légitimes  chaque  fois  qu'on  ajoutera  quelque 
chose  à  la  force  de  la  Turquie,  qu'on  rendra  celle-ci  plus  capable 
de  maintenir  sa  domination  «ur  les  provinces  grecques  de  son  em- 
pire. Et  cependant,  quoique  notre  politique  d'alors  irritât  et  inquié- 
tât les  populations  helléniques,  quoique  la  iRussie  au  contraire  parût 
soutenir  la  même  cause  qu'elles,  les  Russes  inspirent  en  Grèce  si  peu 
de  sympathies  et  dételles  défiances,  qu'aucun  mouvement  sérieux 
ne  se  produisit  en  leur  faveur,  11  ne  se  prêcha  pas  de  croisade,  il 
ne  se  forma  pas  de  corps  de  volontaires,  la  jeunesse  ne  s'enrôla 
point  pour  aller  servir  dans  leurs  rangs.  Quelques  patriotes  essayè- 
rent même  de  distinguer  la  cause  grecque  de  la  cause  russe  en 
offrant  leurs  services  aux  armées  alliées  qui  assiégeaient  Sébastopol. 
lin  Grec  du  Magne,  ffi.  Dimitvacaracos,  de  la  puissante  famille  des 
MmTOmichalis,  proposa  aux  deux  gouvernemens  de  France  et  d'An- 
gleterre de  lever  un  oorps  de  500  Maniotes  qui,  en  combattant  à 
côté  de  no3  soldats,  témoigneraient  de  la  reconnaissance  que  la  Grèce 
nousgarde  pour  d'anciens  :service8,  attesleraient  son  désir  de  rester 
fidèle  à  notre  alliance. .Cette  offre  ne  fut  point  acceptée.  On  crai- 
gnit sans  doute  de  s'engager  envers  les  Grecs,  et,  comme  on  était 
résolu  à  ne  rien  leur  accorder  de  ce  qu'ils  espéraient,  'on  crut 


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32  RETDE  DES  DEDX  MONDES. 

prudent  de  commencer  par  ne  rien  leur  devoir  :  politique  habile 
peut-être,  mais  Insuflisante  à  coup  sûr,  si  on  se  bomut  à  un  rôle 
négatif,  si  on  ne  remarquait  pas  l'importance  d'une  telle  manifes* 
talion,  faite  publiquement  en  notre  faveur  dans  des  conjonctures 
si  ditTiciles  pour  la  Grèce.  11  y  avait  là  un  symptôme  qui  indiquait 
le  courant  naturel  de  l'opinion  publique,  qui  montiait  clairement 
de  quel  côté  se  porteraient  les  sympathies  des  Hellènes  le  jour  où 
notre  politique  ne  contrarierait  plus  leurs  légitimes  espérances.  11 
fallait  que  la  France  fût  singulièrement  populaire  auprès  des  chré- 
tiens d'Orient,  et  que  la  Russie  le  fût  bien  peu,  pour  que,  dans  une 
guerre  où  la  France  faisait  cause  commune  avec  les  Turcs  contre  la 
Russie,  il  se  trouv&t  plus  de  Grecs  disposés  à  servir  dans  les  rangs 
des  Français  que  dans  les  rangs  des  Russes. 

Notre  diplomatie,  trop  souvent  à  la  remorque  de  la  diplomatie 
anglaise,  n'en  persista  pas  moins  à  confondre  les  intérêts  des  Grecs 
avec  ceux  des  Russes,  et  à  témoigner  aux  populations  helléniques 
autant  de  défiance  qu'elle  montrait  de  sympathies  à  l'empire  ot- 
toman. On  le  vit  surtout  pendant  l'insurrection  de  Crète.  Nous  qui 
nous  faisions  ailleurs  les  avocats  et  qui  allions  devenir  les  dupes  du 
principe  des  nationalités,  nous  assistions  de  mauvais^e  gr&ce,  non- 
seulement  sans  le  favoriser,  mais  avec  le  désir  évident  de  le  voir 
terminé  t  l'avantage  des  Turcs,  au  combat  inégal  que  livrait  une 
poignée  d'hommes  pour  la  plus  juste  des  causes.  Le  droit  des  Cré- 
tms  était  clair,  d'accord  avec  b  seule  idée  générale  dont  notre  gou- 
vernement eût  pris  l'initiative  dans  les  questions  de  politique  exté- 
rieure. 11  s'agissait  d'une  lutte  éminemment  nationale,  de  l'effort 
désespéré  d'un  peuple  asservi  pour  conquérir  enfin  l'indépendance 
à  laquelle  il  aspirait  depuis  des  siècles.  —  Sur  d'autres  points  du 
monde,  la  France  trouvait  vingt  argumens  en  faveur  de  révoltes 
moins  légitimes.  Ici,  la  presse  oflicieuse  n'eut  que  des  paroles  sé- 
vères à  l'adresse  des  insurgés,  et  notre  diplomatie  ne  les  ménagea 
point.  Sans  doute  ceux  qui  succombent  accusent  volontiers  ceux  qui 
les  abandonnent.  Sans  ajouter  foi  à  tous  les  bruits  qui  circulèrent 
alors  en  Orient  sur  l'attitude  de  notre  marine  et  de  nos  ageas  di- 
plomatiques, il  est  fâcheux  qu'on  ait  pu  croire  à  quelque  connivence 
des  bàtimens  français  et  de  la  flotte  ottomane  dans  les  eaux  de  la 
Crète,  plus  fâcheux  encore  qu'un  consul  de  France  ait  paru  inter- 
venir pour  décider  le  chef  de  l'insurrection,  l'énergique  Pétropou- 
laki,  à  déposer  les  armes.' 

Cette  politique  menaçait  de  nous  faire  perdre  les  dernières  sym- 
pathies de  la  Grèce,  des  sympathies  qui  avaient  survécu  à  la  guerre 
de  Crimée,  mais  que  décourageait  le  mauvais  vouloir  persistant  de 
la  diplomatie  française;  on  put  croire  alors  que  tous  les  liens  étaient 


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LES  TOtONTAIBBS   GBECS   EN   FRANCE.  33 

brisés  entre  la  France  et  la  race  hellénique,  qu'on  oublierait  en 
Grèce  et  le  dévoûment  de  Fabvier  et  le  courage  de  notre  armée  ex- 
péditionnaire, pour  ne  se  souvenir  que  des  griefs  récens.  Qui  eût 
été  témoin  de  l'explosion  de  joie  avec  laquelle  une  partie  de  la  po- 
pulation athénienne  accueillit  l'année  dernière  la  nouvelle  de  nos 
premiers  malheurs  en  aurait  conclu  que  les  Grecs  nous  haïssaient 
autant  qu'ils  nous  avaient  aimés  autrefois.  Au  premier  moment,  la 
foule,  irritée  contre  notre  gouvernement,  ne  fit  pas  de  distinction 
entre  l'empire  et  la  France,  et  se  félicita  des  revers  de  la  politique 
impériale. 

Ce  mauvais  sentiment,  la  diplomatie  russe,  qui  dévoilait  dès  le 
début  ses  intelligences  avec  nos  ennemis,  essaya  de  l'entretenir  en 
môme  temps  qu'elle  commençait  la  propagande  la  plus  active  au 
proût  de  l'Allemagne.  11  eût  suffi  de  lire  au  mois  d'août  1870  un 
seul  numéro  du  Siâcle,  journal  d'Athènes  dévoué  à  la  Russie,  pour 
deviner  que  cette  puissance  avait  déjà  pris  parti  contre  nous  pour 
la  Prusse.  On  y  annonçait  aux  Hellèues  que  le  rAle  de  la  France 
était  fini  dans  le  monde;  on  les  engageait  à  ne  plus  tourner  leurs 
regards  de  notre  côté,  — à  tout  attendre  dans  l'avenir  des  sympathies 
de  la  Russie,  qui,  de  concert  avec  l'Allemagne ,  résoudrait  un  jour 
la^queslion  d'Orient  en  faveur  des  Grecs;  on  découvrait  même,  gr&ce 
aux,  notes  que  la  légation  de  Prusse  communiquait  sans  doute  au 
journal  grec,  que  les  Prussiens  étaient  d'ardens  phiihellènes,  et  que 
le  baron  de  Stein  avait  plaidé  autrefois  la  cause  de  la  Grèce  auprès 
des  puissances  européennes.  Pour  nous  porter  le  dernier  coup,  tes 
partisans  de  la  Russie  relevaient  soigneusement  toutes  les  marques 
de  sympathie  que  la  politique  française  avait  données  aux  Turcs, 
ces  éternels  ennemis  de  la  Grèce.  Il  n'était  pas  jusqu'à  l'alliance  de 
François  I"  et  de  Soliman  qui  ne  nous  fût  reprochée  comme  un 
crime  envers  la  race  hellénique;  l'inspiration  de  la  Prusse  se  re- 
connaissait sans  peine  au  pédantisme  de  ce  dernier  trait. 

Le  peuple  grec  heureusement  ne  persista  point  dans  le  premier 
mouvement  de  colère  qui  lui  avait  fait  accueillir  avec  joie  la  nou- 
velle de  nos  désastres.  Dès  qu'il  eut  exhalé  son  ressentiment  contre 
la  politique  impériale  et  savouré  te  plaisir  de  la  vengeance,  il  se 
rappela  ce  que  la  France  avait  fait  pour  lui  à  d'autres  époques.  La 
sympathie  pour  nos  malheurs  succéda  bien  vite  à  la  satisfaction 
que  lui  causait  l'écroulement  de  1  empire.  Il  y  eut  alors  une  série 
de  manifestations  touchantes  et  comme  un  élan  de  toutes  les  forces 
généreuses  de  la  Grèce  vers  la  nation  française.  On  ne  pensa  plus 
qu'à  nos  souffrances,  au  caractère  impitoyable  de  la  guerre  qui 
nous  était  faite,  au  bombardement  de  nos  villes,  à  l'énergie  que  la 
population  déployait  dans  la  réùâtaoce,  au  courage  avec  lequel 
TOm  iciv.  —  1171.  3 

nigiUrrlbyGOOglC 


34  BETCE   DES   DEUX  MONDES. 

nous  snpportioBs  t&nt  d'épreuves.  La  Grèce  aussi  avait  souflert,  sont 
territoire  avut  été  ruiné  et  dévasté  par  un  ennemi  implacable;  les 
vieux  témoins  de  ses  désastres,  nombreux  encore  et  attachés  h  leurs 
souvenirs,  retrouvaient  dans  le  récit  de  nos  maux  une  imnge  agran- 
die de  leurs  propres  malheurs.  D'ailleurs  cette  France  (jiii  se  dé- 
battait sous  la  main  de  l'étranger,  c'était  là  France  des  philbellënes, 
la  patrie  de  tant  de  généreux  écrivains  qui  avaient  raconté  les 
exploits  des  palikares  et  appelé  l'Europe  au  secours  de  la  Grèce, 
de  tant  d'hommes  de  cœur  qui  avaient  offert  leurs  vies  pour  )a  li- 
berté hellénique,  la  patrie  de  Chateaubriand  el  celle  (h;  Fabvîer. 
La  presse  libre  d'Athènes,  la  presse  qui  se  tient  en  étroite  com- 
munication avec  le  sentiment  populaire,  qui  s'inspii-e  surtout  du 
patriotisme,  se  reporta  avec  émotitHi  vers  répocjue  héroïque  de  la 
guerre  de  l'indépendance  pour  y  chercher  la  trace  de  tous  les  ser- 
vices dé^iDté^e^së3  que  les  Français  avaient  rendus  à  la  Grèce.  11 
ne  fut  plus  question  alors  que  de  notre  générosité  passée  et  de  nos 
calamités  présentes.  On  ne  songea  plus  qu'à  nous  prouver  la  re- 
connaissance de  la  Grèce,  à  nous  payer  une  dette  nationale.  Le 
branle  était  donné  à  l'opinion,  l'idée  d'une  croisade  pour  la  France, 
partie  de  la  capitale,  se  propagea  de  procite  en  proche,  de  rivage 
en  rivage,  jusqu'aux  extrémités  du  monde  hellénique. 


n. 

A  la  tête  de  ce  mouvement  se  plaça  dès  le  début  un  homme  de 
cœur  et  de  l'esprit  le  plus  distingué,  M.  Gennaclîos,  professeur  à 
l'université  d'Athènes,  rédacteur  en  chef  du  journal  l'Eloile,  an- 
cien étudiant  des  universités  allemandes,  nourri  des  travaux  de  la 
science  germanique,  mais  trop  au  courant  de  l'histoire  de  l'Alle- 
magne ,  trop  instruit  de  la  nôtre  pour  hésiter  entre  un  peuple  qui 
n'a  jamais  rien  fait  pour  la  Grèce,  dont  la  Grèce  ne  doii  rien  at- 
tendre dans  l'avenir,  et  les  meilleurs,  les  plus  anciens  amis  de  la 
race  hellénique.  Il  prit  le  parti  de  la  France  avec  une  grande  éner- 
gie ;  il  exprima  le  premier  l'opinion  qu'il  ne  fallait  pas  s'en  tenir  à 
une  démonstration  d'amitié  platonique,  que,  les  Français  ayant  se- 
couru les  Grecs  dans  leur  malbeuj;,  ceux-ci  devaient  à  leur  tour  se- 
courir les  Fram^ais,  et  de  même  que  la  presse  libérale  de  la  restau- 
ration avait  fait  appel  aux  philhollëne-s  de  notre  pays,  il  invita  ses 
compatriotes  à  s'organiser  en  corps  de  volontaires,  k  quitter  leur 
patrie  pour  concourir  h  la  défense  de  notre  territoire.  Les  journaux 
grecs  dévoués  à  la  Russie  donnèrent  une  nouvelle  preuve  de  leurs 
sympathies  pour  la  Prusse  en  essayant  de  s'opposer  à  ce  mouve- 


,  Google 


LES   rOLONTATBES  GRECS  EN  FRANCE.  35 

ment  national;  mais  la  presse  patriotique  s'y  associa  unanimement 
en  Grèce,  hors  de  la  Grèce,  partout  où  la  race  grecque  compte  des 
représentans  et  des  organes.  L Indépendance  kelléritque  d'Athènes, 
rédigée  en  français,  défendit  naturellement  la  même  cause  que 
VÈtoile.  A  Bucharest,  riris,  k  Constantinople,  le  Nouvelliste,  arlver- 
saire  habituel  du  panslavisme,  embrassèrent  chaudement  la  cause 
de  la  France.  A  Trieste,  la  Clio,  plus  calme,  mais  connue  par  son 
impartialité  et  respectée  de  tous  comme  le  journal  le  plus  influent 
du  monde  grec,  se  prononça  en  notre  faveur.  On  remarqua  dans  la 
même  ville  les  tendances  germaniques  du  Jour.  On  s'en  étonna 
d'autant  plus  que  cette  feuille  reçoit  les  inspirations  de  M.  Rizo  Ran- 
gabé;  on  ne  s'attendait  guère  à  rencontrer  au  premier  rang  des  ad- 
versaires de  la  France  un  des  hommes  que  la  France  a  le  mieux 
accueillis.  Presque  seul  parmi  ses  compatriotes,  le  môme  person- 
nage donna  l'exemple  étrange  d'envoyer  ses  deux  ûls  servir  contre 
nous  dans  l'année  prussienne. 

Les  sympathies  générales  de  toutes  les  classes  et  de  toutes  les 
parties  du  monde  hellénique  devaient  largement  nous  dédomma- 
ger. Nos  défenseurs  se  recrutèrent  en  effet  dans  les  rangs  les  plus 
divers  de  la  société  grecque.  Officiers  et  soldats  de  l'armée  régu- 
lière, accourus  malgré  leur  serment  professionnel  et  la  menace  d'un 
conseil  de  guerre,  fils  des  vieux  palikares  qui  avaient  combattu 
pour  l'indépendance,  avocats,  séminaristes,  professeurs,  étudians, 
babitans  de  Smyrne  et  de  Gonstaotinople,  Épirotes  et  Thessaliens, 
enfans  de  la  Grèce  libre  ou  de  la  Grèce  encore  asservie,  un  même 
sentiment  de  patriotique  reconnaissance,  un  même  élan  de  géné- 
reux enthousiasme  les  poussait  sous  le  drapeau  français.  Les  jeunes 
gens  de  l'université  d'Athènes,  entraînés  par  les  nobles  passions 
de  leur  âge,  enflammés  par  les  paroles  de  M.  Gennadios  et  par 
les  articles  de  lEtoile,  se  faisaient  en  grand  nombre  les  mis- 
sionnaires de  cette  croisade  improvisée.  Pendant  que  les  plus 
pauvres  vendaient  leurs  livres  pour  s'embarquer  à  leurs  propres  frais,  ' 
les  plus  riches  et  les  plus  influens  parcouraient  les  provinces 
pour  soulever  l'opinion  en  faveur  de  la  France.  En  Messénie,  le 
jeune  Théophilopoulos  réunissait  dans  une  église  les  habitans  de  sa 
ville  natale,  et  leur  rappelait  tous  les  semces  que  les  Français 
avaient  rendus  aux  Messéniens  pendant  l'e^ipédition  de  Morée.  A 
Sparte,  un  avocat  du  groupe  de  la  jeune  Grèce,  Ana^tase  Zervéas, 
montait  sur  une  ruine  et  parlait  de  la  France  aux  Spartiates  en  face 
du  château  de  Mistra,  bâti  par  les  Francs.  Ailleurs,  c'étaient  les 
hommes  les  pins  respectés  et  les  plus  populaires,  les  chefs  des  pa- 
likares.  qui  dirigeaient  le  mouvement  et  recrutaient  les  volontaires, 
A  Lépante,  dernier  asile  des  familles  souliotes,  où  vivent  encore  les 


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36  BETDE   DES  DEtil  UOSDES. 

rares  descendans  de  ces  montagnards  qui  ont  étonné  l'Europe  par 
leur  courage,  le  député  Plastiras,  un  des  hommes  les  plus  popu- 
lûres  et  les  plus  estimés  du  pays,  allait  de  maison  en  maison  ex- 
pliquer à  chacun  le  devoir  de  reconnaissance  auquel  tous  les  (îrecs 
étaient  tenus  envers  le  peuple  français.  A  Nauplie,  foyer  des  idées 
libérales,  une  femme  justement  célèbre  réunissait  chez  elle  et  en- 
courageait les  partisans  de  la  France. 

En  peu  de  temps,  dans  ce  petit  royaume  de  Grèce,  à  peine  aussi 
peuplé  que  le  département  de  la  Seine,  plus  de  1,600  volontaires 
étaient  i^unis.  M.  Gennadios  en  rassemblait  lui-même  1,200  autres, 
choisis  presque  tous  parmi  les  montagnards  et  les  Grecs  les  plus 
belliqueux,  dans  les  vieilles  familles  guerrières  de  Souli,  de  l'Épire, 
de  la  Roumélie,  du  Péloponèse,  et  que  devait  commander  un  chef 
intrépide,  le  colonel  PétropoulaLi,  Qls  du  dernier  défenseur  de  la 
Crète.  Il  en  serait  venu  un  plus  grand  nombre,  si  le  gouvernement 
pnisslen  n'avait  insisté  auprès  du  gouvernement  grec  pour  qu'on 
sarveillât  les  côtes  et  qu'on  s'opposÂt  au  départ.  Le  roi  George,  en 
sa  qualité  de  Danois,  eût  volontiers  favorisé  la  France  aus  dépens 
de  la  Prusse;  mais  son  mariage  avec  une  fille  du  grand-duc  Con- 
stantin le  plaçait  en  quelque  sorte  sous  la  dépendance  de  la  Ilussie, 
et  la  Russie  ne  dissimulât  pas  ses  préférences  prussiennes.  Il  prit 
donc  les  mesures  qu'on  exigeait  de  lui;  il  envoya  au  Firée  de  nom- 
breuses patrouilles,  et  soumit  à  une  rigoureuse  surveillance  les  sol- 
dats de  l'armée  régulière,  parmi  lesquels  on  lui  signalait  des  ten- 
tatives d'embauchage.  Du  reste  le  port  était  soigneusement  gardé 
par  le  consul  de  Prusse,  qui,  de  concert  avec  le  commandant  de 
place,  très  2élé  pour  les  intérêts  de  la  Russie,'  ne  laissait  partir 
aucune  personne  suspecte.  Quelques  militaires,  ayant  essayé  de 
forcer  la  consigne  pour  s'embarquer  à  bord  des  bâtimens  français, 
furent  arrêtés  et  conduits  par  mesure  disciplinaire  au  fort  de  Pala- 
midès,  où  l'on  compta  jusqu'à  100  prisonniers  retenus  à  la  fois  pour 
la  même  cause.  La  police  et  la  gendarmerie  faisaient  des  rondes  de 
nuit  si  sévères  entre  Athènes  et  te  Pirée,  que,  sur  15  séminaristes 
qui  essayèrent  de  franchir  cette  ligne  pour  rejoindre  les  volontaires, 
12  furent  découverts;  3  d'entre  eux  seulement  arrivèrent  à  destina- 
tion, y  compris  un  enfant  de  quinze  ans,  Kypriadës  de  Lépante,  qui 
était  le  plus  brillant  élève  du  séminaire  d'Athènes. 

Ces  précautions  rigoureuses,  mus  tardives,  n'avaient  pas  empê- 
ché tes  1,500  volontaires  de  la  première  heure  de  partir  pendant 
que  la  route  était  encore  ouverte,  les  uns  sur  des  bâtimens  grecs,  les 
autres  sur  des  bateaux  de  nos  Messageries  nationales,  où  l'industrie 
et  le  patriotisme  d'un  agent  de  la  compagnie  leur  assuraient  le  pas- 
sage. Leur  arrière-garde  arrivait  à  Messine  au  commencement  de 


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LES  TOLONTAIRES   GBECS   EN   FBAHRE.  37 

novembre,  pour  y  apprendre  la  capitulatîoa  de  Metz,  et  y  voir  avec 
colère  toute  la  ville  illuminée  en  l'honneur  de  nos  ennemis.  Les  Grecs 
avaient  espéré  que  le  gouvernement  français  enverrait  des  navires 
croiser  sur  leurs  cdtes  et  recueillir  les  hommes  de  bonne  volonté; 
mais  il  n'en  fut  rien,  et  le  préfet  de  Marseille,  à  qui  on  demandait 
des  moyens  de  transport,  ne  put  en  fournir  aucun.  Heureusement 
les  négocîans  hellènes  de  cette  ville,  aussi  dévoués  à  leur  patrie 
d'adoption  qu'à  la  Grèce,  se  firent  un  point  d'hooneur  d'aider  leurs 
compatriotes  à  gagner  la  France.  Leur  générosité  pourvut  même 
aux  frais  d'embarquement  et  d'entretien  de  beaucoup  d'entre  eux. 
Quel  que  soit  le  lieu  de  sa  résidence,  le  Grec  reste  Grec,  toujours 
prêt  à  servir  de  son  argent  ou  de  son  crédit  les  intérêts  de  la  race 
hellénique.  S'il  s'est  enrichi  à  Londres,  à  Liverpool,  à  Malte,  à 
Alexandrie,  en  France,  à  New- York,  il  se  croît  généralement  obligé 
de  faire  quelque  chose  pour  cette  patrie  qu'il  rêve  grande  et  glo- 
rieuse, dans  laquelle  il  comprend  par  la  pensée  tous  les  pays  habi- 
tés par  des  Grecs,  mais  que  la  diplomatie  européenne  réduit  aux 
modestes  proportions  du  royaume  de  Grèce.  C'est  une  sorte  de  pro- 
testation indirecte  contre  les  combinaisons  un  peu  artificielles  de  la. 
politique.  C'est  en  tout  cas  la  meilleure  manière  d'affirmer  la  soli- 
darité de  tous  les  Hellènes,  de  rappeler  fréquemment  au  monde 
qu'il  reste  encore  des  Grecs  asservis  en  dehors  de  la  Grèce  libre. 

La  croisade  pour  la  France  devait  séduire  le  patriotisme  hellé- 
nique en  réunissant  des  Grecs  de  toutes  les  parties  de  l'Orient.  Oi!i 
trouver  une  meilleure  occasion  de  faire  apparaître  au  monde,  sous  sa 
plus  noble  et  sa  plus  vivante  image,  l'union  de  tous  les  enfans  de  la 
même  race?  Macédoniens,  Épirotes,  Cretois,  Thessaliens,  Pélopo- 
nésiens,  Rouméliotes,  pour  la  première  fois  depuis  bien  longtemps, 
allaient  combattre  ensemble,  à  côté  les  uns  des  autres,  et  seiTir  la 
même  cause.  Aussi  beaucoup  de  familles  grecques  voulurent-elles 
contribuer  de  leur  bourse  à  cette  œuvre  patriotique.  Il  se  fit  de  grands 
efforts  pour  que  l'entreprise  conservât  le  caractère  national  d'un 
concours  gratuit,  absolument  désintéressé,  offert  à  l'armée  fran- 
çaise. Autant  que  les  circonstances  le  permirent,  les  Grecs  se  pro- 
posèrent de  se  suffire  à  eux-mêmes,  de  s'armer,  de  s'équiper,  de 
se  nourrir  à  leurs  propres  frais,  de  ne  rien  demander  à  la  France 
que  le  droit  de  mourir  pour  elle.  Ils  s'acquittaient  mieux  ainsi  de 
leurs  obligations  envers  nous;  ils  témoignaient  surtout  de  la  commu- 
nauté de  leurs  sentimens  et  de  l'étendue  des  sacrifices  que  chacun 
pouvait  s'imposer  pour  une  œuvre  commune.  Quelques-uns  même 
se  crurent  obligés  de  prendre  une  part  dans  les  charges  générales 
de  la  guerre,  d'aider  eu  quelque  sorte,  au  nom  de  leur  pays,  en  leur 
qualité  de  Grecs  et  comme  représentans  de  la  Grèce,  &  soutenir  le 


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38  irroE  des  vevt  hoitdes. 

crédit  français.  Pendant  que  les  Tolontaires  nous  oHraient  leur  sang, 
les  banquiers  nous  oOraient  ieare  cspitoDi.  Quaod  la  ville  de  Mar- 
seille émit  un  emprant  de  10  millions  pour  subvenir  ans  dépenses 
militaires,  les  trois  premiers  millions  furent  souscrits  par  une  seule 
maimn  grecque:  d'autres  maisons  souscrivirent  dans  une  très  forte 
proportion  au  reste  de  I2  somme.  Ailleurs,  on  faisait  des  quêtes  pour 
no«  blessés  ou  pour  les  Français  victimes  de  la  guerre.  Dan^^  la  co- 
lonie grecque  de  Hanchester,  on  avait  déjà  réuni  beaucoup  d'argent 
pour  cet  objet  au  moment  où  la  paix  fut  «gnée. 

Il  nous  reRte  un  curieux  monument  àe  la  propagande  que  la  so- 
ciété hellénique  fit  alors  en  notre  faveur  :  c'est  un  décret  {pté- 
phiima)  proposé  aux  cinq  cents  familles  grecques  de  Marseille  et 
voté  par  elles.  On  en  remarquera  la  couleur  antique. 

a  Les  Grecs  de  Marseille,  7  est-il  dit,  enfans  de  la  grande  patrie  pan- 
hellénique,  une  et  indivisible,  de  celle  qui  est  libre  et  de  celle  qui  se 
trouve  cncure  sous  le  joug  des  barbares,  s' étant  réunis,  ont  réfléchi  et 
résolu  ce  qui  suit  : 

u  Sachant  que  le  peuple  généreux  de  la  France  a  toujours  combattu  et 
travaillé  pour  le  bien  des  autres  peuples,  même  contre  ses  propres  inté- 
rèis;  se  souvenant  que  le  peuple  français  a  toujours  aimé  la  Grèce,  et 
avant  et  après  sa  délivrance,  par  une  noble  reconnaissance  pour  nos  an- 
cêtres, qui  ont  civilisé  les  peuples  de  l'Europe  et  de  TAsio;  attendu  qu'il  a 
immortalisé  notre  guerre  de  l'indépendance  par  sa  littérature  et  par  ses 
beaux-arts,  et 'surtout  qu'il  est  accouru  au  secours  de  nos  pères  pendant 
leur  lutte  sacrée,  que  tes  particuliers  nous  ont  aidés  aussi  bien  que  le  gou- 
vernciiient,  qu'on  nous  a  envoyé  des  armées  et  des  flottes,  et  que  le  noble 
sang  français  a  coulé  fraternellement  sur  notre  terre  avec  le  sang  grec; 
voyant  aujourd'hui  le  peuple  français  tombé  dans  un  grand  danger  par 
la  faute  d'un  [despotisme  parjure  et  sans  contrôle;  considérant  qu'à  la 
suito  d'une  invasion  sauvage  il  combat  pour  son  salut,  «a  liberté  et  son 
honneur,  et  qu'avec  lui  sont  en  danger  la  liberté,  les  lois,  la  justice  et 
1b  progrès  des  autres  peuples,  —  déclarent  par  ces  motifs  que  c'est  un 
devoir  sacré  pour  tout  homme  et  pour  toute  nation  de  secourir  le  peuple 
français,  mais  que  c'est  principalement  le  devoir  du  peuple  grec,  car 
c'est  une  vertu  traditionnelle  des  Grecs  d'être  reconnaissans  envers 
leurs  bienfaiteurs,  — disent  qu'aujourd'hui  surtout  la  Grèce  exige  de  ses 
enfans  d'oublier  ce  qu'ils  ont  souffert  récemment  en  Crète  par  le  crime 
de  la  politique  impériale,  de  ne  se  souvenir  que  du  philbellénisme  tradi- 
tionnel du  peuple  français,  et,  tandis  que  les  autres  peuples  ont  étonné 
la  Franco  par  leur  oubli  et  par  leur  ingratitude,  de  l'étODoer  au  contraire 
par  leur  amour  et  par  leur  reconnaissance  ;  —  c'est  pour  cela  qu'ils  ont 
décidé,  en  partageant  le  désir  commun  du  peuple  grec,  de  proclamer 


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LES  VOLONTAISES  GRECS   EN  FHANCB.  SO 

devant  Dieu  et  devant  les  hommes  leurs  vœux  ardeas  pour  le  triomphe 
du  peuple  fraa<;ais,  et  de  contribuer  à  l'enLretien  de  la  phalange  bellé- 
uique  pour  payer  ainsi  leur  dette  de  sang  envers  la  France,  et  pour 
montrer  que  les  vertus  antiques  se  conservent  toujours  parmi  les  des- 
cendans  des  anciens  Grecs,  n 

Quelques  jours  plus  tard,  les  si^atureade  ce  inaaifeste  adres- 
gûent  un  appel  aux  négocians  et  aux  banquiers  hellènes  de  toutes 
les  parties  du  monde  en  les  invitant  à  se  cotiser  pour  entretenir  de 
]eurs  deniers  les  conibattans  grecs,  tant  que  ceux-ci  resteraient  sur 
le  sol  français.  Dans  un  langage  où  l'on  cherchait  à  reproduire  en- 
core une  fuis  l'élévation  du  style  antique,  la  France  y  était  appelée 
u  la  grande  bienfaitrice  des  peuples  et  de  l'humanité,  la  Grèce  de 
l'Occident.  1)  L'esprit  et  l'idiome  des  vieux  Phocéens  se  perpétuent 
ainsi  de  siècle  en  siècle  dans  la  ville  qu'ils  ont  foudée,  sans  qu'au- 
cune vicUsitude  altère  chez  leurs  descendans  les  traits  du  caractère 
national,  et  diminue  leur  attachement  pour  la  mère-patrie.  Sous  la 
domination  romaine,  sous  les  Arabes,  sous  les  comtes  de  Provence,' 
sous  nos  rois,  l'indestructible  vitahté  de  la  race  persiste;  le  Grec 
s'isole  de  ses  vainqueurs,  il  garde,  comme  le  Juif,  sa  physionomie 
distincte,  il  s'enferme  dans  la  piété  de  ses  souvenirs  et  dans  le  res- 
pect du  passé.  Après  les  révolutions  politiques  les  plus  violentes,  le 
Grec  suiTit  à  toutes  les  guettes  et  à  toutes  les  conquêtes.  Il  a  beau 
habiter  la  France,  l'Angleterre,  les  Éiats-Unis,  il  n'est  devenu  ni 
Français,  ni  Anglais,  ni  Américain  :  la  Grèce  reste  sa  première  pa- 
trie, c'est  au  nom  de  ses  pères,  c'est  dans  leur  langue  qu'il  parle  et 
■qu'il  l'ait  acte  de  citoyen. 

Dès  leur  arrivée  en  France,  les  volontaires  se  mettaient  à  la  dis- 
position  des  autorités  françaises,  qui  les  distribuaient  dans  les  dif- 
férentes armées.  Les  uns  rejoignirent  l'armée  des  Vosges,  les  autres 
l'armée  de  la  Loire,  d'autres  suivirent  Bourbaki  dans  sa  campagne 
de  l'est,  beaucoup  furent  envoyés  dans  le  corps  international  de 
l'Étoile,  qui  s'organisait  à  Lyon.  La  plupart  étaient  des  hommes 
résolus,  quelques-uns  faisaient  un  sacrilice  douloureux  en  quittant 
leur  pays.  Il  y  avait  parmi  eux  des  pères  de  famille  qui  avaient 
tout  abandonné  pour  s'enrôler  sous  notre  drapeau.  M.  Gennadios 
•  vit  venir  un  jour  chez  lui,  à  la  suite  d'une  proclamation  qu'il  avait 
adressée  au  peuple  hellène,  un  propriétaire  d'Eleusis,  marié,  père 
de  plusieurs  enfans,  qui  demandait  à  partir  pour  la  France.  Refusé  à 
cause  de  son  âge,  il  s'embarqua  furtivement  le  soir  même,  et  le  len- 
demain, du  navire  sur  lequel  il  avait  pris  place,  il  écrivit  à  M.  Gen- 
nadios pour  lui  recommander  sa  famille.  Celui-là  put  revoir  les  siens; 
il  en  fut  quitte  pour  une  blessure  reçue  à  l'armée  des  Vosges.  D'autres 


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hO  BBTCB  DES  DE0X  MONDES. 

ne  devaient  pas  rentrer  dans  leur  pays.  Parmi  les  plus  regrettables 
victimes,  il  faut  citer  eu  première  ligne  le  lieutenant  du  génie  Léon- 
daritës,  d'Olympie,  un  des  combattane  de  l'insurrection  Cretoise,  il 
était  connu  dans  toute  la  Grèce  par  sa.  noblesse  d'àme  et  ses  aven- 
tures légeudùres.  Ses  ennemis  eux-mêmes  le  respectaient.  On  ra- 
contait qu'un  soir,  en  Crète,  pendant  qu'il  sortait  déguisé  en  marin 
de  la  maison  d'une  jeune  fille  qu'il  aimait,  et  qu'il  allait  voir  à  tra- 
vers l'armée  turque  jusque  dans  un  village  dévasté  et  saccagé,  il 
fut  suivi  par  un  Cretois  musulman  qui,  après  l'avoir  observé  quel- 
que temps,  lui  dit  tout  à  coup  :  u  îu  es  Léondaritës.  L.es  ruines  que 
nous  traversons,  c'est  toi  qui  tes  as  faites.  Là  étaient  mes  jardins  et 
tout  ce  que  je  possédais;  mus  ne  crains  rien.  Je  ne  t'en  veux  pas. 
Cela  était  écrit.  Je  te  pardonne,  car  tu  es  un  brave,  d  Le  sort  lui 
fut  moins  favorable  sur  notre  sol  ;  il  tomba  dans  le  rang  obscur 
qu'il  avait  choisi,  sous  la  capote  du  »mple  soldat.  Les  ofliciers 
grecs  s'étaient  fait  un  point  d'honneur  de  n'accepter  aucun  grade 
dans  l'armée  française.  Ils  voulaient  qu'on  ne  pût  élever  aucun 
doute  sur  leur  désintéressement.  D'ailleurs  ils  n'entendaient  en- 
gager que  leur  propre  personne,  et  non  le  corps  auquel  ils  apparte- 
naient. Ce  n'était  pas  le  lieutenant  du  génie  Léoadaritès,  c'était  le 
citoyen  de  ce  nom  qui  ven^t  servir  la  France.  Pour  que  cette  si- 
tuation fût  nettement  établie,  le  noble  jeune  homme  avait  envoyé 
sa  démission  au  ministre  de  la  guerre  avant  de  quitter  la  Grèce.  On 
lui  répondit  en  le  citant  comme  déserteur  devant  une  juridiction 
militaire.  Garibaldi  lui  offrit  inutilement  le  grade  de  commandant. 
U  refusa  avec  beaucoup  de  dignité  en  disant  ;  «  Ce  ne  sont  pas  des 
grades  que  je  viens  chercher  ici.  Si  j'en  voulais,  il  n'y  en  a  pas  de 
plus  honorable  que  celui  que  j'occupais  dans  l'armée  de  mon  pays. 
Je  reste  ce  que  j'ai  voulu  être,  un  simple  soldat  du  droit,  un  vo- 
lontaire de  ta  bonne  cause.  »  Quelques  jours  après,  il  était  mort. 

Le  Maniote  Stéchoulia,  montagnard  de  haute  stature,  aux  formes 
sculpturales,  taillé  comme  un  marbre  antique,  était  un  ancien  offi- 
cier de  l'expédition  de  Sicile,  un  de  ces  hommes  dont  le  dévoilment 
s'offre  d'avance  à  toutes  les  nobles  causes.  11  amenait  avec  lui  près 
de  200  combattans.  Dn  corps  spécial  qu'on  appelait  la  légion  hellé- 
nique était  commandé  par  le  Messénien  Vitalis,  un  des  jeunes  colla- 
borateurs de  M.  Gennadios,  un  des  rédacteurs  du  journal  l'Étoile. 
Quand  on  lui  demandait  pourquoi  il  s'intéressait  au  sort  de  la  France 
et  prenMt  les  armes  pour  elle,  il  répondait  par  un  touchant  souvenir 
de  l'expédition  de  Horée.  a  Je  suis  né  à  Calamata,  disait-il;  ma 
ville  natale  avait  été  ruinée  et  incendiée  par  les  Turcs.  Les  rares 
habitans  qui  survivaient  encore  y  rentrèrent  avec  les  troupes  fran- 
çaises pour  réparer  leurs  ruines  et  chercher  quelques  débris  de 


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LES  T0L0NT1.IRES   GRECS   EK   FRANCE.  ai 

leur  fortune.  Personne  n'oublie  chez  nous  le  bien  que  nous  firent 
alors  les  soldats  français  :  ils  soignaient  et  portaient  dans  leurs  bras 
les  petits  enfans  pendant  que  les  mères  travaillaient,  ils  aidaient  les 
hommes  k  reconstruire  leurs  maisons,  ils  distribuaient  du  quin- 
quina aux  malades  atteints  de  la  fièvre.  En  allant  combattre  dans 
leurs  rangs,  je  paie  la  dette  de  mon  pays,  et,  quoi  que  je  fasse  pour 
eux,  ma  reconnaissance  n'égalera  jamais  leurs  bienfaits.  »  Quelques 
Hellènes  avaient  précédé  en  France  le  gros  des  volontaires,  et  pre- 
naient leur  part  des  combats,  des  fatigues  du  siège  de  Paris,  entre 
autres  le  capitaine  du  génie  Mcolaîdës,  ancien  professeur  de  mathé- 
matiques k  l'école  militaire  du  Pirée,  Mavromichalis,  descendant 
d'une  famille  illustre,  et  le  lieatenant  Bourbaki,  neveu  du  général 
français  de  ce  nom,  dont  on  connaît  l'origine  grecque  (1). 

Les  occasions  de  montrer  leur  courage  ne  manquèrent  pas  aux 
envoyés  de  la  Grèce  dans  les  différentes  années  où  on  les  dispersa. 
A  l'armée  de  la  Loire,  un  certain  nombre  d'entre  eux  faisaient  partie 
du  corps  des  francs-tireurs  de  Paris,  qui  ne  se  ménagent  point.  A  la 
retraite  d'Orléans,  les  étudians  grecs  sauvèrent  le  drapeau  d'une 
compagnie,  et  furent  mis  à  l'ordre  dii  jour  après  avoir  perdu  la 
moiUé  des  leurs.  A  l'attaque  d'un  village  des  Vosges,  une  avant- 
garde,  tout  entière  composée  de  Grecs,  ne  put  être  secourue  à  temps 
par  les  Italiens  qui  la  suivaient,  et  se  trouva  enveloppée  de  toutes 
parts.  On  les  somma  de  se  rendre,  ils  refusèrent  et  combattirent  en 
désespérés.  Dix-sept  tombèrent  sous  les  balles  ;  d'autres,  faits  pri- 
sonniers, furent  immédiatement  passés  par  les  armes.  Il  ne  s'échappa 
qu'une  poignée  d'hommes,  tous  blessés,  parmi  lesquels  on  cite 
Constantin  Bulgaris  et  George  Calinzaros.  Garibaldi  signala  ce  glo- 
rieux et  douloureux  combat  à  l'admiration  de  son  armée.  La  Grèce 
avait  bien  mérité  de  la  France.  Sur  1,500  volontaires  hellènes  qui, 
à  travers  mille  difficultés,  étaient  parvenus  à  gagner  notre  sol,  plus 
de  200  moururent  au  feu,  sans  parler  des  malades  et  des  blessés. 

Les  survivans  retournèrent  dans  leur  pays  avec  tristesse,  n'ac- 
ceptant pas  la  défaite  de  la  France,  n'y  voulant  pas  croire  encore, 
espérant  toujours  une  revanche  pour  nos  armes.  Les  plus  malheu- 
reux étaient  les  officiers  et  les  soldats  de  l'armée  régulière,  que 
notre  victoire  aurait  protégés,  mais  que  le  gouvernement  grec,  do- 
miné par  les  influences  russes  et  prussiennes,  faisait  emprisonner 

(1)  Le  père  da  général  Bourbikl,  né  en  Grèce,  prit  du  aenlee  ea  Fnnce  ku>  1b  prc 
Kler  empire  :  il  arait  le  grade  de  colonel  dans  l'aniife  frautaise  loraque  éclaia  la 
pierre  de  riodépendance.  Il  alla  au  secours  de  ses  compatriates,  (ut  blessé  daos  une 
rancontre  et  Tait  prisonnier  par  les  Turcs,  qui,  suivant  leur  usaga  inhumain,  lui  cou- 
pèrent la  lète.  L'envoya  que  l'amiral  françali  avait  chargé  de  le  réclamer  au  nom  do 
son  gouTemement  comme  aujet  et  serviteur  de  la  France  wriva  trop  tard. 


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hZ  KETCE  DBS  DEUX  HONBES. 

comme  déserteurs  pour  les  envoyer  ensuite  devant  les  conseils  de 
guerre.  Heureusement  l'opinion  publique  les  prit  sous  sa  protec- 
tion. Lorque  les  treize  premiers  d'entre  eus  comparurent  devant  les 
jnges,  la  presse  libérale  plaida  leur  cause,  la  jeunesse  d'Atbènes 
soutint  leurs  défenseurs  de  sa  présence  et  de  ses  sympathies.  L'in- 
térêt que  leur  sort  inspirait  à  la  population  fut  si  général  qu'on  n'osa 
pas  les  condamner.  Après  les  plaidoyers  prononcés  pour  leur  dé- 
fense par  le  jeune  Colocotioni  et  par  un  des  meilleurs  avocats  du 
barreau  grec,  ils  sortirent  de  l'audience  acquittés  et  triomphans. 
Seront-ils  tous  aussi  heureux?  Il  est  permis  de  l'espérer,  si  le  senti- 
ment public  continue  à  se  prononcer  en  leur  faveur.  Tout  porte  à 
croire  que  les  Athéniens  resteront  fidèles  à  la  même  cause,  lis  sen- 
tent que  c'est  la  leur  aussi  bien  que  celle  de  la  France.  Le  patrio- 
tisme hellénique  ne  s'y  trompe  point.  Un  service  ayant  été  com- 
mandé à  l'une  des  églises  d'Atbènes  pour  les  Grecs  morts  pendant 
la  guerre  dans  les  rangs  de  l'armée  française,  l'aflluence  fut  énorme, 
et  tous  les  patriotes  se  firent  un  devoir  d'y  assister. 

Il  y  a  donc  en  Grèce  et  partout  où  vivent  des  Grecs  de  véritables 
alliés  de  la  France,  des  amis  qui  n'aiment  point  seulement  en  nous 
notre  grandeur,  notre  prospérité,  notre  influence  dans  le  monde, 
mus  que  le  malheur  n'a  point  détachés  de  nous,  dont  notre  infor- 
tune même  nous  a  fait  connaître  la  rare  fidélité.  Nous  avons  reçu 
trop  peu  de  témoignages  de  ce  genre  pour  n'en  pas  estimer  le  prix. 
Il  ne  sulTit  pas  néanmoins  à  notre  instruction  politique  de  savoir 
jjans  quelle  partie  du  monde  nous  conservons  notre  crédit,  et  d'en 
témoigner  notre  gratitude  à  ceux  qui  le  méritent.  A  moins  de  conti- 
nuer, comme  nous  le  faisons  depuis  trop  longtemps,  à  vivre  dans 
l'ignorance  de  ce  qui  se  passe  à  l'étranger,  il  nous  est  nécessaire 
de  démêler  avec  soin  les  motifs  souvent  divers  de  l'attachement 
qu'on  nous  porte. 

Pour  un  observateur  attentif,  il  n'y  a  rien  d'absolument  simple 
dans  les  relations  qui  rapprochent  ou  qui  divisent  les  peuples.  Les 
rapports  internationaux  se  composent  de  nuances  délicates,  comme 
la  plupart  des  rapports  qui  existent  entre  les  hommes.  Le  senti- 
ment y  entre  pour  quelque  chose,  non  pour  tout.  Il  serait  même 
regrettable  qu'il  ne  s'y  mêlât  point  un  peu  de  cet  intérêt  bien  en- 
tendu  qui  rend  plus  sensibles  les  affinités  naturelles  et  consolide 
les  alliances.  Si  l'on  découvrait  qu'en  nous  restant  fidèles  les  Grecs 
ne  pensent  pas  seulement  à  nous,  mais  qu'ils  pensent  aussi  à  eux- 
mêmes  et  aux  destinées  de  leur  race,  ce  serait  un  motif  de  noua 
réjouir  plutôt  que  de  nous  affiiger.  Leur  affection  nous  paraîtrait 
plus  solide  encore  et  plus  durable,  si  elle  se  confondait  avec  leur 
poliUque  nationale. 


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LES   TOLOKTAIBES   GIIECS  EN   FRANCE.  &S 

Les  bommes  intelligens,  les  esprits  vigoureux  et  patriotiques  qui 
se  mirent  à  la  tète  de  la  croisade  pour  la  France  ne  nous  laissent  à 
cet  égard  aucun  doute,  lis  connaissent  trop  bien  la  nature  humùne 
pour  s'être  contentés,  lorsqu'ils  s'adressaient  à  leurs  compaUiotes, 
de  considérations  sentimentales,  pour  n'avoir  parlé  que  de  la  re- 
connaissance qu'on  nous  devait  sans  y  ajouter  quelques  argumens 
décisifs,  quelques  motifs  détermînans  tirés  de  l'intérêt  même  du 
peuple  grec.  11  ne  leur  fut  pas  difficile  de  prouver  que  nous  seuls 
en  Europe,  quand  nous  aurions  reconquis  un  gouvernement  libre, 
pourrions  aider  sincèrement  la  Grèce,  tout  au  moins  de  notre  in- 
fluence morale,  peut-être  plus  effîcaceinent  encore,  à  réaliser  ses  es- 
pérances politiques.  Qu'attendre  de  l'Angleterre,  dont  la  diplomatie 
ne  travaille  en  Orient  qu'à  maintenir  par  tous  les  moyens  l'inté- 
grité de  l'empire  turc,  —  de  la  Russie,  qui  rêve  de  porter  l'empire 
des  tsars  jusqu'à  Constantinople,  —  de  l'Autriche  en  lambeaui,  de  la 
Prusse  tout  occupée  d'elle-même,  incapable  d'ailleurs  d'aucuD  elTort 
généreux  en  faveur  d'un  autre  peuple?  La  France  seule,  disaient- 
ils,  la  France,  qui  ne  poursuit  en  Orient  aucun  établissement  pour 
son  propre  compte,  qui  ne  réduit  pas  toute  la  politique  à  l'emploi 
de  la  force  matérielle,  qui  croit  aux  forces  morales,  comprend  ce 
qu'il  y  a  de  sacré  dans  les  revendications  de  la  race  hellénique,  et 
les  favorisera  un  jour,  comme  elle  les  a  favorisées  dans  le  passé.  Son 
génie  n'est-il  pas  le  génie  même  de  la  civilisationî  N'a-t-eile  pas 
prouvé  autrefois  à  la  Grèce  qu'il  n'y  a  rien  de  supérieur  pour  elle 
au  droit  que  réclament  les  peuples  asservis  de  s'appartenir  à  eux- 
mêmes,  de  secouer  le  joug  de  la  domination  étrangère?  Si  un  gou- 
vernement absolu  l'a  détournée  de  sa  voie,  la  liberté  la  ramènera  à 
sa  politique  traditionnelle;  si  elle  traverse  maintenant  une  épreuve 
redoutable,  elle  en  sortira  retrempée,  et  se  relèvera  avec  une  force 
nouvelle.  On  connaît  sa  vigueur  et  la  facilité  avec  laquelle  elle  ré- 
pare ses  pertes.  Ne  semblait-elle  pas  mourante  en  1815?  Quelques 
années  après,  elle  envoyait  en  Grèce  ses  volontaires  et  ses  soldats. 
Vous  voulez  étendre  la  Grèce  jusqu'aux  pays  qu'habite  votre  race, 
ajoutaient  nos  amis,  jusqu'à  l'Olympe  et  jusqu'à  la  Crète.  Pensez-y 
bien.  Le  véritable  chemin  de  l'iipire,  de  la  Tbessalie,  des  lies,  c'est 
la  France;  c'est  en  passant  par  la  France  que  vous  y  arriverez  un 
jour.  Pour  un  Grec  qui  se  dévouera  à  une  cause  française,  peut- 
être  des  milliers  de  Français  se  dévoueront-ils  à  la  nôtre. 

On  ne  résistait  guère  à  des  raisons  si  persuasives,  à  l'espoir  de  ne 
pas  perdre  le  fruit  de  sa  reconnaissance,  de  recevoir  un  jour  l'inté- 
Têt  de  ses  services.  Le  Grec  a  le  génie  et  la  patience  du  commer- 
çant :  il  sait  que  les  meilleures  opérations  se  font  quelquefois  à  long 
terme,  qu'il  convient  de  risquer  cpjelque  chose  dans  le  présent  poujr 


U  Bcm  wt*  •crx  sosbo. 

«ètesJr  «a  hta^foe  âmgDè.  Ea  ménie  temps  D  est  6er  et  il  aime  U 
^kÉn.  \t  wra  pnadn-l-oQ  pas  poar  des  aTeotorien?  ne  noos 
ci»fao4f»-t-40  pas  arec  ces  bâodes  aflamées  qui  ne  Toot  cbercber 
ca  FnjQce  '^'tue  oocasîoo  de  faire  fortaoe,  qu'une  pnMe  à  dépftuil- 
kr?  dfiûeDt  arec  inqniétode  les  pmnien  Tolmiiaires  béUènes. 
Lenrs  rbçl§  or:  les  nannaient  qu'en  leur  prunettuit  de  ne  laisser  & 
U  ckarge  du  eouTememeat  fnuiçais  ni  leur  équipement,  ai  leur 
■nomtore.  ni  Jear  solde.  Des  fonds  grecs,  foornis  par  les  ncbes  ia- 
BÛ^les  des  ih^^wdans  bellénes,  defaieui  suffire  i  tous  leurs  besoins. 
—  Cest  bien,  répoodaient-Us;  dans  ces  conditions,  nous  pouroos 
parÛT  arec  booneur.  La  rie  n'est  rien,  et  nous  en  faisons  d'avance 
le  sacriûce:  mais  pariera-t-oo  de  nous?  nos  noms  mounont-ils  arec 
DOS  personnes?  —  Les  Atbéniens  du  temps  de  Pêriclès  D'aoraîent 
point  pensé  autrement  Le  désir  d'occuper  le  monde  de  soi  trouble 
encore  le  rtre  do  Grec  le  plus  obscur.  —  Vous  savex,  leur  disait-oo, 
pour  satUfùre  ce  bescûn  du  caractère  national,  qu'il  n'y  a  pas  de 
langue  plus  répandue  que  la  langue  française;  les  Unes  français 
donnent  !a  gloire,  ils  vous  immortaliseront. 

n  ne  cépend  pas  de  nous  de  teoir  une  promesse  qu'une  amitié 
iodillgeote  a  laite  en  notre  ikmd,  qu'un  Chateaubriand  et  un  La- 
ntanine  poorraioit  seuls  acquitter.  Ce  qui  dépend  de  nous,  ce  que 
nous  de\'OQS  à  la  Grèce,  c'est  de  ne  trcHnper  aucune  des  es[»éraiKes 
qu'elle  fonde  sur  le  génie  français,  de  demeurer  fidèles  aux  meil- 
leurs soureoirs  de  notre  passé,  de  reprendre  une  tradition  trop 
longtemps  înt^rromp'je.  La  France  qu'on  aime  en  Orient,  à  laquelle 
tous  les  peuples  faibles  rendraient  bientôt  leur  confiance  et  leur 
amour,  n'est  pas  cette  France  livrée  i  la  volonté  d'un  homme  qui  a 
déconcerté  et  lassé  l'Europe  par  la  versatilité  de  sa  politique,  qu'on 
a  Tue  successivement  prendre  les  armes  au  profit  des  Itaîi-'ns  pour 
leur  donner  la  Lombardie,  et  contre  eux  pour  leur  fermer  le  chemin 
de  Rome,  imposer  on  prince  autrichien  à  une  république  mexicaine, 
et  abandonner  le  Danemark,  aux  convoitises  de  la  Prusse.  De  iS15 
i  1819,  des  gouvememens  libres  donnaient  de  nous  au  monde  une 
opinion  plus  favorable.  Il  y  avait  alors  dans  le  pays  un  sentiment 
de  la  dignité  nationale,  tm  souci  des  affaires  publiques,  tu  contrôle 
des  gouvernés  sur  les  gouvernans  qtti  n'eût  permis  à  aucun  poa- 
Toir  d'user  les  forces  de  la  France  en  vaines  expéditions,  mais  qui 
n'eût  toléré  non  plus  aucun  oubli  du  droit  des  faibles,  aucun  aban- 
don des  justes  causes.  C'était  le  temps  où  nous  affranchissions  la 
Grèce,  oii  nous  faisions  de  la  Belgique  une  nation  indépendante, 
où  DOS  bienfaits  ne  laissaient  derrière  eux  aucune  amertume,  où  la 
France  ne  retirât  pas  d'une  m^  ce  qu'elle  avait  donné  de  l'autre, 
où  les  peuples  comptaient  sur  nous  comme  sur  les  défenseurs  na- 


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LES  VOLONTAIRES   GRECS    EN  FRANCE.  45 

turels  de  la  justice  internationale.  Il  n'y  avait  pas  une  race  oppri- 
mée qui  n'attendit  de  nou3  sa  délivrance  ou  l'adoucissement  de  ses 
maux,  qui  ne  sût  que  notre  diplomatie  la  défendrut  an  besoin,  si 
nos  armes  ne  pouvaient  la  secourir.  Ce  noble  rôle  que  le  génie  po- 
sitif et  dur  de  l'Allemagne  prussienne  ne  jouera  jamais,  ce  protec- 
torat moral  des  états  faibles,  des  populaUons  asservies,  il  dépend 
de  nous  de  le  ressaisir  encore  malgré  tous  nos  malheurs.  Il  ne  s'agit 
pour  cela  ni  de  tirer  l'épée  hors  de  propos,  ni  de  prendre  en  toute 
occasion  une  attitude  menaçante.  Qui  donc  oserait  aujourd'hui  con- 
seiller à  notre  pays  une  politique  belliqueuse?  Pour  recouvrer  l'au- 
torité que  nous  avons  perdue,  il  nous  suffît  de  croire  encore  à  la 
vertu  qu'ont  les  principes  dans  les  rapports  des  nations  entre  elles, 
d'en  redevenir  les  représcntans  pacifiques,  mais  résolus,  de  donner 
une  voix  à  toutes  les  plaintes  de  la  conscience  européenne,  de  ne 
laisser  ni  se  tenter,  ni  s'accomplir  sous  nos  yeux  aucune  entreprise 
violente  contre  la  liberté  d'un  peuple  sans  rappeler  aux  forts  les 
principes  supérieurs  de  la  morale  éternelle.  On  reconnaîtra  la  France 
quand  on  n'entendra  sortir  de  la  bouche  de  ses  diplomates  qu'un 
langage  humain  et  généreux,  quand  sa  politique  se  confondra  avec 
celle  du  droit,  et  lorsque,  sans  menaces,  sans  forfanterie,  avec  la 
seule  force  que  donne  le  sentiment  du  devoir  accompli,  de  la  justice 
défendue,  elle  redeviendra  en  Europe  la  consolation  de  ceux  qui 
soaiïrent,  l'interprète  de  ceux  qui  espèrent. 

A..  Mézières. 


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AFFAIRES  DE  CHINE 


LA  MISSION  DE  M.   BURU-NUME  ET  LE  UISSACRE  DE  TIEH-TSni. 


I. 

A  la  suite  de  l'expédition  aDglo-française  de  1859,  l'attitude  du 
gouvernemeot  chinois  parut  pendant  plusieurs  années  favorable 
aux  intérêts  européens.  La  leçon  avait  été  rude;  on  ne  peut  dire 
cependant  qu'elle  eût  été  hiHiiiliaiUe,  car  le  point  d'honneur  en 
Chine  a  un  objectif  qui  n'est  pas  le  nôtre.  Des  bandes  immenses 
d'hommes  armés  mises  en  déroute  par  quelques  compagnies  de  sol- 
dais occidentaux,  le  pillage  du  palais  d'été  de  l'empereur,  la  cap- 
ture de  Canton  et  de  Pékin,  c'était  assez  pour  inspirer  une  terreur 
durable.  Le  baron  Gros  et  lord  E'gîn  n'avaient  pas  au  surplus  abusé 
de  la  victoire.  Aux  stlpulalions  insérées  dans  le  traité  de  Tien-tsin 
l'année  précédente,  les  plénipotentiaires  de  France  et  d'Angleterre 
n'avaient  ajouté  qu'une  indemnité  de  guerre  bien  inférieure  aux 
dépenses  réelles  de  la  campagne  ;  peut-être  cette  modération  fut- 
elle  affaire  de  sentiment  plirtôt  que  de  calcul.  La  clémence  après  la 
■victoire,  aussi  bien  que  la  fermeté  d'àme  dans  l'adversité,  sont  des 
qualités  propres  aux  nations  très  civilisées;  les  hommes  de  race  in- 
férieure en  profitent  sans  se  croire  obligés  de  s'y  conformer  à  l'oc- 
casion. La  paix  conclue.  Chinois  et  Européens  avaient  repris  leurs 
relations  habituelles,  avec  moins  d'arrogance  d'une  part  et  plus  de 
sécurité  de  l'autre.  Les  missionnaires  catholiques  continuaient  leur 
œuvre  de  charité;  les  balles  de  soie  s'empilaient  plus  nombreuses 


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LES   AFFAIKES   DE   CHINE,  A7 

qae  jamais  sur  les  quùs  de  Sh&Dg-haî;  les  négocians  de  Hong-kong 
débitaient  leur  opium  en  plus  grande  quantité  que  par  le  passé. 

Au  sud,  au  nord  et  à  l'ouest,  des  troubles  intérieurs  d'une  éten- 
due formidable  mettaient  alors  en  question  l'exîsteace  même  du 
Céleste-Empire.  Ébranlée  jusque  dans  ses  fondations  par  l'inva^on 
étrangère,  la  vieille  société  chinoise  était  à  la  recherche  d'un  nouvel 
état  d'équilibre.  La  dynastie  mandcboue  qui  règne  à  Pékin  est 
aussi  faible  maintenant  que  l'était  la  dynastie  indigène  qu'elle  a 
supplantée  il  y  a  deux  siècles.  En  principe,  la  Chine  est  un  type  de 
monarchie  absolue  avec  un  pouvoir  centralisé  à  l'extrême.  L'em- 
pereur nomme  et  révoque  tous  les  magisti'ats  et  tous  les  officiers; 
ses  ordres  pénètrent  partout.  En  fait,  cet  empire  est  partagé  en 
dis-huit  gouvememens,  dont  les  autorités  locales  n'ont  qu'une  dé- 
férence apparente  pour  le  chef  de  l'état.  Comment  en  serait-il  au- 
trement? Le  territoire  est  immense;  les  communications  sont  lentes  : 
l'administration  des  mandarins,  qui  est  très  corrompue,  se  dérobe 
autant  que  possible  au  contrôle  supérieur.  Pékin  est  d'ailleurs  mal 
situé  en  tant  que  capitale.  Cette  ville,  rapprochée  de  la  frontière, 
accessible  par  un  fleuve  qui  gèle  quatre  mois  chaque  hiver,  était  une 
base  d'opération  convenable  pour  des  envahisseurs  dont  le  pouvoir 
n'était  pas  encore  solide  :  ils  y  restaient  à  faible  distance  des  steppes 
d'ofi  ils  sortaient,  et  où  ils  seraient  retournés,  si  la  population 
native  avait  été  rebelle  &  leur  joug;  mais,  pour  un  gouvernement 
bien  établi,  Pékin  est  trop  éloigné  des  provinces  centrales  de  l'em- 
pire. La  vraie  capitale  devrait  être  Nankin  ou  Bang-tcbou,  et  c'est 
effectivement  aux  alentours  de  ces  cités  que  les  insurrections  ont 
eu  le  plus  de  force  et  de  consistance. 

Le  trône  impérial  fut  menacé  sur  divers  points  en  même  temps. 
Dans  les  provinces  frontières  de  Yun-nan  et  de  Sié-tchuen,  les  mu- 
sulmans s'étaient  soulevés  contre  le  despotisme  chinois.  On  a  peu 
de  détails  sur  l'origine  et  la  marche  de  cette  insurrection,  qui  semble 
en  définitive  avoir  complètement  réussi.  H  n'est  guère  douteux  que 
les  mahométans  qui  habitent  entre  le  Thibet,  le  Turkestan  et  les 
provinces  centrales  de  la  Chine  ont  reconquis  leur  indépendance 
politique  et  religieuse;  mais  le  succès  de  ces  insurgés,  s'il  est  du- 
rable, comme  il  y  a  lieu  de  le  croire,  n'aura  pas  d'influence  sé- 
rieuse sur  la  zone  orientale  où  se  bornent  jusqu'à  présent  les  opé- 
rations du  commerce  européen.  Au  contraire,  la  secte  politique 
des  taïjiiiigs,  qui  ne  se  proposait  pas  moins  que  de  supplanter  la 
dynastie  mandchoue,  en  possession  du  trône  impérial  depuis  deux 
cents  ans,  exerçait  ses  ravages  dans  les  campagnes  riches  en  soie, 
dont  Shang-haï  est  l'entrepôt.  Maîtresse  pendant  quelque  temps  de 
Nankin,  elle  menaçait  d'anéantir  les  concessions  obtenues  de  l'em- 


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AS  BETDE  DES   DEUX  MONDES. 

pereur  par  les  puissances  occidentales.  La  mort  de  ses  principaux 
chefs  et  la  dispersion  de  ses  armées,  que  le  gouvernement  impérial 
vainquit  avec  l'aide  des  troupes  européennes,  rendirent  la  tranquil- 
lité au  littoral  de  la  Mer-Jaune.  Cependant  la  défaite  des  insurgés  eu 
1861  et  1862  n'anéantit  pas  entièrement  cette  secte  redoutable.  A 
la  suite  de  ces  longs  désordres,  on  vit  encore,  comme  il  arrive  chez 
toutes  les  nations  qui  ont  éprouvé  des  troubles  profonds,  des  bandes 
de  pillards  et  de  brigands  qui  inquiétèrent  longtemps  le  pays.  Les 
plus  formidables  de  ces  révoltés  appartenaient  aux  sociétés  secrètes 
du  nénufar  blanc;  ils  prennent  le  nom  de  nien-fet,  et  paraisswent 
soumis  à  une  discipline  assez  sévère.  Ravageant  les  provinces,  ran- 
çonnant les  villages,  incessamment  recrutés  parmi  desbommes  sans 
aveu  et  sans  ressources,  ils  tinrent  avec  succès  la  campagne  contre 
les  troupes  régulières.  En  1868,  ces  bandes  envahirent  la  province 
de  Tché-li,  où  est  située  la  vïHe  de  Pékin.  Quoique  les  rebelles 
fussent  à  peine  au  nombre  de  20,000,  cinq  ou  six  armées  ne  poa- 
vaient  en  venir  à  bout.  Un  moment,  le  généralissime  impérial 
crut  les  avoir  acculés  entre  ses  lignes  et  la  mer;  mais  les  nien-feî 
s'esquivèrent  en  bateaux.  A  l'approche  de  Tien-tsin,  la  terreur 
qu'ils  inspiraient  fut  telle  que  la  colonie  étrangère  prit  le  parti  de 
s'armer,  et  d'appeler  à  son  secours  les  équipages  des  canonnières 
européennes  eu  station  dans  ces  parages. 

Au  milieu  de  ces  désordres,  le  gouvernement  de  Pékin  n'avait 
nulle  envie,  on  le  conçoit,  de  persécuter  les  Européens,  dont  l'appui 
lui  était  souvent  utile;  aussi  manîfestait-il  envers  les  missionnaires, 
aussi  bien  qu'envers  les  négocians  étrangers,  uoe  tolérance  que 
comportent  aisément  au  reste  les  maximes  relâchées  de  la  reli- 
gion bouddhique.  On  vit  l'évëque  de  Pékin,  M*'  Mouly,  faire  sortir 
dans  les  rues  de  la  ville  la  procession  de  la  Fête-Dieu,  ce  qui  était 
probablement  un  fait  unique  dans  les  annales  de  la  Chine.  Les  re- 
présentans  des  puissances  occidentales  se  plaisaient  à  considérer 
cet  acte  comme  une  preuve  que  les  Asiatiques  s'étaient  promis  d'exé- 
cuter avec  conscience  les  stipulations  du  traité  de  Tien-tsin,  quoique 
ce  ne  fût,  suivant  toute  probabilité,  qu'une  indifférence  commandée 
par  les  circonstances.  'Toutefois  les  domaines  de  l'empereur  sont 
si  vastes,  l'autorité  centrale  est  tellement  affaiblie,  que  di3s  conflits 
surgissaient  à  chaque  instant  entre  les  indigènes  et  les  étrangers. 
C'est  assez  l'usage  d'affirmer  que  les  côtes  de  la  Chine  sont  ravagées 
par  des  pirates.  Qu'il  y  en  ait,  ce  n'est  pas  douteux;  mais  les  navi- 
gateui-s  européens  prenaient  souvent  pour  des  pirates  les  habitans 
riverains,  qui,  par  haine  de  l'étranger  ou  par  jalousie  commerciale, 
leur  faisaient  mauvais  accueil.  Entre  l'équipage  d'un  navire  de 
commerce  et  les  habitans  d'un  village  du  littoral,  une  querelle  sur- 


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LES   AFFAIHES    DE   CSWE.  49 

gjssait  sans  que  personne  sût  au  juste  à  qui  revenaient  les  premiers 
torts.  Les  consuls  et  les  coniniandans  des  b&timens  de  guerre  étaient 
enclins  à  toujours  donner  raison  k  leurs  nationaux,  quoique  ceux-ci 
fussent  en  plus  d'un  cas  des  aventuriers  dénués  de  scrupule.  Dans  les 
premiers  temps,  les  affaires  de  ce  genre  se  terminùent  d'une  façon 
sommaire.  A  la  requête  du  consul,  et  souvent  même  sans  avoir  pris 
le  temps  de  lui  en  râférer,  le  commandant  militaire  débarquait  ses 
hommes,  et  mettait  le  feu  au  village  dont  les  négocians  européens 
avaient  lieu  de  se  plaindre.  Maintes  fois  missionnaires  et  négocians 
s'éloignaient  des  ports  désignés  comme  lieux  d'échange  dans  le 
traité  de  1859  :  ils  pénétraient  dans  les  villes  de  l'intérieur,  y 
louaient  des  locaux  ou  y  achetaient  des  marchandises;  puis  la  foule 
s'smeutait  contre  eux  et  les  forçait  à  prendre  la  fuite.  Le  consul  in- 
voquait alors  en  leur  faveur  l'intervention  toute-puîssante  des  ca- 
nonnières. En  général,  les  mandarins  accueillaient  toutes  les  récla- 
mations avec  la  politesse  courtoise  et  l'inaltérable  sérénité  de  gens 
passés  maîtres  en  diplomatie;  au  fond,  ils  ne  demand^ent  pas  mieux 
que  de  faire  esquiver  les  coupables,  s'il  y  en  avait,  et  d'apaiser  par 
de  belles  promesses  le  courroux  des  officiers  européens.  Ceux-ci,  dé- 
sireux de  se  signaler  par  une  action  d'éclat,  ne  cherchaient  de  leur 
cAté  qu'un  prétexte  pour  montrer  leur  bravoure;  aux  argumens 
dilatoires  de  l'autorité  locale,  les  étrangers  répondaient  volontiers 
par  des  coups  de  canon.  S'il  faut  en  croire  les  documens  produits 
devant  le  parlement  britannique,  cette  justice  sommaire  eut  souvent 
des  conséquences  cruelles.  Ainsi  des  enfans,  voyant  un  jour  un  bateau 
à  vapeur  passer  devant  leur  village,  s'effraient  et  prennent  la  fuite; 
les  pareus  arrivent,  et,  croyant  à  une  attaque,  ripostent  par  quelques 
projectiles  inoiïensifs  :  aussitôt  le  commandant  du  bateau  à  vapeur 
débarque  ses  matelots,  qui  incendient  le  village.  Une  autre  fois, 
dans  l'Ile  de  Formose,  dont  les  indigènes  sont  encore  pour  la  plu- 
part à  l'état  de  barbarie,  une  rivalité  commerciale  entre  eux  et  les 
Européens  aboutit  à  l'effusion  du  sang.  Le  consul  anglais  appelle 
immédiatement  à  son  secours  le  commandant  d'une  canonnière;  il 
s'empare  d'une  ville  du  littoral ,  et  en  rançonne  les  habitans.  Les 
abus  devinrent  tels  que  le  prince  Kong,  régent  de  l'empire  et  oncle 
du  souverain  enfant ,  remit  enfin  une  vive  protestation  au  ministre 
d'Angleterre,  sir  Rutherford  Alcock,  menaçant  ce  diplomate  d'en- 
voyer directement  par  ambassadeur  une  plainte  au  gouvernement 
britannique,  s'il  n'était  fait  droit  àsa  réclamation.  Le  gouvernement 
chinois  entendait,  disait-il,  fitre  traité  comme  les  gouvernemens 
européens  se  traitent  entre  eux.  Lorsqu'un  étranger  est  lésé  dans 
sa  personne  ou  dans  ses  biens,  il  n'a  pas  le  droit  de  se  faire  justice 
lui-même.  Ses  compatriotes  présens  sur  les  lieux  n'ont  pas  davan- 
■MHS  iciï.  —  187).  4 


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BETCE  DES  DCCX  mOHOtS. 


Uge  le  droit  de  soatenir  s»  cause  à  mÛD  «nuée;  c'est  i  Tuntnast- 
denr  qu'il  appartieat  de  réclanwr  aaprts  dn  pooroir  c«iti»l  r^^m- 
UUe  réporitioo  que  refosent  les  aolorilés  loca]^.  ^'•-^I-ce  pas 
aiofii  «Toe  les  afiaires  m  traitent  entre  gens  âvillâ^?  En  aps^mt 
autrement,  on  d«t  cnindre  1  cbaqne  instant  les  eicés  de  ponrùr 
de  Eubaliernes  trop  zélés,  pour  qui  tout  conflit  e^t  une  occasion 
de  M  distingœr.  —  Le  prince  Kong  avait  d'autant  plus  raison  de 
dentander  le  retow  aox  voies  diplomatiques,  que  les  puissances 
alliées,  loraqn'elles  avaient  voulu  obtenir  en  ih'o9  le  droit  d'en- 
tretenir des  ambassadeurs  à  Pékin,  n'avaient  pas  eu  de  roalleor 
argument  qoe  la  nécessité  de  rendre  le  gocn ernement  împr  rial  res- 
ponsable des  hostilités  que  toléraient  tes  gouverneurs  de  provinoe. 
Cependant  il  convient  d'ajouter  que  les  re&idens  éirargers  préié- 
raieal  de  beaucoup  Fancien  usage  de  représailles  promptes  et 
énert.'iques.  Ils  fai^ent  valoir  que  les  mandarins  étaient  anim^ 
d'un  esprit  malveillant,  que  les  communications  éuteut  lentes,  qoe 
le  pouvoir  central  était  mou  et  ma)  obéi,  et  qu'eulm.  avec  les  gens 
de  maavaûe  foi  aoxquels  on  avait  aflaire,  la  répression  n'est  eŒcace 
qu'à  la  condition  d'être  immédiate. 

Au  -surplus,  les  résidens  étrangers  insistaient  en  même  temps  au- 
près de  leur^  ambassadeurs  pour  que  les  traités  de  IS59  fu^isent 
réï'lv;5  dans  un  sens  favorable  à  leurs  intérêts.  Les  missionnaires  se 
pla'gnuient  de  n'être  que  tolérés  dans  les  villes  de  l'intérieur,  et 
souV':nt  m4me  d'en  être  éloignés  par  les  mauvais  tniienicns.  Les 
O'^goïjans  voulaient  avoir  aus,,i  la  faculté  de  pénétrer  dans  les  pro- 
vinc;s,  afin  d'entrer  en  relaiions  avec  les  producteurs  sans  la  coû- 
teuse eiitremLse  des  courtiers  indigènes;  ils  s'élevaient  avec  force 
contre  les  tases  locales  dont  les  marchandises  étaient  frappées  aux 
fronti'Tes  de  chaque  province,  contre  l'iuterdictiwi  de  naviguer  sui 
I-:.'!  canaiji  et  lf/S  rivières.  Les  Anglais,  les  Franrais  et  les  Allemands 
pTéiendaîent  établir  avec  la  Chine  les  relations  par  terre  dont  jottis- 
«•ilcnt  les  Russes  de  temps  immémorial,  ei  ne  pas  ô".re  confinés  au 
littoral  de  !a  mer  orientale  et  da  golfe  de  Pé-tcliê-li. 

Tandis  que  c-^s  que-tions  se  discutaient,  le  gouvernement  de 
Pf-k'm  pi  il  la  résolution  d'envoyer  une  ambassade  en  Amérique  et  en 
Kurrtpe.  Cette  innovation  semblait  être  au  premier  abord  une  con- 
cesiloii  aux  Idées  du  monde  moderne,  concession  d'autant  plus  im- 
p^jrtante  que  la  polîtique  séculaire  de  la  Chine  avait  été  le  refus 
d'entrer  en  rapports  intimes  avec  les  peuples  lointains,  qu'elle  ap- 
p(;lle  des  .  arbares.  Aussi  s'en  vantait-on  chez  nous  comme  d'un 
succès  diplomatique;  mais  C-tnît-ce  séiîeuïî  L'ambassadetir  du  Cé- 
lesle-Iimpire  était  un  Américain,  M.  Anson  Burlingame,  qui  avait 
repié^tnté  les  É'als-L'nis  à  la  cour  de  Pékin  pendant  plusieurs  an- 


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lee  AfFAiaes  be  chine.  M 

nées.  Les  uns  croyaient  que  ce  chois  était  use  marque  de  -déférence 
envers  Its  étrangers;  d'autres,  plus  subtils,  supposaient,  non  sans 
raison,  que  le  gouvernement  chinois  ne  voulait  pas  compromettre 
dans  une  ambassade  l'un  de  ses  h.iuts  dignitaires,  et  qu'il  se  réser- 
vait intérieurement  le  droit  de  désavouer  cet  étranger,  auquel  îl 
pourrait  toujours  reprocher  d'avoir  mal  compris  ses  instructions. 
M.  AnsoB  Buiiingame  était  accompagné  par  deux  mandarins  dont 
les  tîlres  valent  la  peine  d'être  4ntiméré9.  ïché-kiang  et  Song-kia- 
kou  étaient  dignitaires  du  quatrième  rang,  décorés  du  bouton 
rouge,  seconds  plénipotentiaires  et  hauts  lonctionn:iire3  du  dé- 
partement des  relations  «xtérieures.  Ces  qualifications  pompeuses 
ne  sont  peut-être  pas  grand'^chose  en  Chine.  L'un  était  Tartare  et 
l'autre  Clànois,  car  c'«st  un  principe  du  Céleste-Empire  de  con- 
server un  certain  équilibre  dans  les  affaires  importantes  «ntre  la 
race  conquérante  et  la  race  conquise.  En  outre  ta  mission  com- 
prenait un  interprète  français  d'origine  et  un  autre  anglais,  plus 
vingt  officiers  et  secrétaires  de  divers  grades,  dont  quelques  jeunes 
bachel'ei"a  au  teînt jaune  et  aux  yi  ux  vetroussés,  qui  devaient  s'exer- 
cer en  Europe  à  bien  parler  les  langues  Trançaise,  anglaise  et  russe, 
après  en  avoir  appris  les  rudimensau  Txothg-H-yamen^  c'est-à-dire 
au  ministère  des  affaires  étrangères  de  Pékin. 

Partie  de  Pékin  le  25  novembre  1807,  l'ambassade  faillit  être 
an'êtée  dès  le  début  par  un  malencontreux  événement.  Une  bande 
de  trois  cents  cavaliers  relielles  tenait  la  campagne  entre  ta  capitale 
et  Tien-tsin.  Crâce  à  la  protection  d'nn^^  canonnière  anglaise  qui 
se  trouvait  alors  dans  le  Peï-ho,  H.  Burlingame  parvint  sans  «n- 
combre  jusqu'à  Takou,  d'où  un  sienmer  américain  le  conduisit  à 
Shang-haï.  Cinq  mois  après,  il  arrivait  à  New-York,  qui  devait  être 
sa  première  résidence.  L'accueil  flatteur  qu'on  lui  fit  était  de  nature 
à  l'encourager.  Ignorant  en  général  des  habitudes  de  bonne  confra- 
ternité qui  unissent  tous  les  étrangers  de  race  blanche  dans  i'ex- 
trêine  Orient,  le  public  de  N;w-York  se  plaisait  à  croire  qu'Anglais 
et  Américains  sont  rivaux  dans  les  mers  de  la  Chine  aussi  bien  que 
dans  l'Atlantique,  et  que  le  choix  d'un  concitoyen  pour  cette  mis- 
sion insolite  dénotait  de  la  part  de  l'empereur  autant  de  confiance 
pour  la  république  américaine  que  de  dédain  pour  la  <jian<le-!Sre- 
tagne.  Il  est  bien  certain  que  le  gouvernement  impérial  n'y  avait 
môme  pas  songé.  Toutefois  il  est  également  vrai  qu'en  Amérique 
plus  qu'ailleurs  l'ambasBadeur  de  la  race  mongole  avait  matière  à 
déployer  ses  talens.  La  Californie  est  si  loin  de  rEiiro|»e,  que  les 
émigiaos  de  race  blanche  n'y  anivenl  qu'en  petit  nombre,  quelque 
favorables  que  leur  «oient  le  sol  et  le  climat.  Au  rontraire,  les  émi- 
grans  ctiinois  y  pullulent  ;  on  en  comptait  déjà  60,000  à  culte  épo- 


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52  KETDE   DES   DEUX  MORDES. 

que;  mais  les  Yankees,  jaloux  de  ces  concurrens  sobres,  patiens  et 
laborieux,  leur  faisaient  l'existence  pénible.  En  vérité,  si  tes  Chi- 
nois avaient  rendu  aux  Européens  établis  dans  la  Terre  de*  fleuri  la 
dixième  partie  des  avanies  que  leurs  compatriotes  recevûent  des 
colons  australiens  ou  californiens,  il  y  a  longtemps  que  les  puis- 
sances européennes  seraient  iotervenoes  avec  leurs  flottes  et  leurs 
bataillons.  H.  Burlingame,  qui  s'attribuait  la  t&che  de  mettre  la 
Chine  sur  un  pied  d'égalité  avec,  les  nations  occidentales,  devait 
avant  tout  faire  rendre  justice  aux  émigrans  chinois  de  la  Califor- 
nie. Au  reste  ceux-ci,  qui  ne  sont  pas  exigeans,  n'en  demandaient 
pas  tant  sans  doute.  Vivre  en  paix,  travùller  en  liberté,  rentrer  au 
pays  natal  avec  quelques  centaines  de  dollars  d'économie,  ou,  en 
cas  de  mort,  y  être  rapportés  dans  un  cercueil  embaumé,  telle  était 
leur  seule  ambition.  Après  deux  ou  trois  mois  de  négodations, 
M.  Burlingame  signait  un  traité  de  commerce  par  lequel  il  promet- 
tut  la  libre  navigation  du  ¥ang-tse-fciang  et  l'adoption  d'un  nou- 
veau système  de  poids  et  mesures,  &  la  condition  que  les  émigrans 
des  deux  pays  seraient  reçus  avec  des  égards  réciproques,  et  que 
les  petits  Chinois  seraient  admis  dans  les  écoles  publiques  de  la 
Californie.  Far  une  clause  spéciale,  les  États-Unis  s'engageaient  à 
fournir  au  gouvernement  de  Pékin  les  ingénieurs  et  ouvriers  d'art 
dont  celui-ci  aurait  besoin  par  la  suite.  Quiconque  connaît  la  répu- 
gnance qu'inspirent  aux  Chinois  les  hommes  et  les  choses  du  monde 
moderne  pouvait  prévoir  que  cette  obligation  ne  serùt  pas  bien 
lourde.  En  somme,  cette  révision  du  traité  de  Tien-tsin  reçut  l'ap- 
probation unanime  du  sénat;  mais  il  est  à  noter  que  les  négocians 
américains  de  Sbang-haï  ne  s'en  montrèreat  pas  satislaits.  H.  Ross 
Browne,  qui  avùt  été  le  successeur  de  U.  Burlingame  dans  les  fonc- 
tions d'ambassadeur  des  États-Unis  à  Pékin,  se  montrait,  d'accord  - 
avec  tous  les  Européens  établis  eo  Chine,  l'adversaire  incrédule  de 
la  maxime  nouvelle,  que  les  puissances  asiatiques  avaient  le  droit 
d'être  traitées  d'égale  à  égale  par  les  nations  occidentales.  U  fut 
rappelé,  faute  d'avoir  su  se  plier  à  la  politique  du  jour;  les  témoi- 
gnages de  sympathie  qu'il  reçut  de  ses  compatriotes  avant  de  par- 
tir ne  permettaient  pas  de  douter  qu'il  était  à  plus  juste  titre  que 
M.  Burlingame  le  protecteur  des  intérêts  européens. 

De  New-York,  l'ambassadeur  de  Chine  vint  à  Londres,  où  il 
fut  bien  reçu.  Lord  Clarendon  venait  d'adresser  un  blâme  aux 
consuls  et  aux  commandans  de  canonniëi-es  anglaises  qui  s'étaient 
avisés  d'intervenir  à  main  armée  en  faveur  de  leurs  nationaux  sans 
même  en  référer  à  l'ambassadeur  de  la  Grande-Bretagne.  L'Angle- 
terre ménageait  la  Chine  comme  un  cultivateur  ménage  une  terre 
dont  le  rapport  s'accroît  à  vue  d'œil.  A  Hong-kong,  à  Sbang-haï  et 


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lES   AFFAIRES  DE  CHINE.  53 

dans  les  autres  ports  ouverts  au  commerce  européen,  les  affaires  se 
développaient  d'année  en  année,  et  cependant  les  Européens  ne 
trafiquaient  encore  qu'avec  les  hï^itans  du  littoral.  Que  serdl-ce,  si 
les  300  ou  hOO  millions  de  Chinois  des  provinces  intérieures  pre- 
naient l'habitude  d'apporter  leur  thé  et  leur  soie  et  d'acheter  en 
échange  de  l'opium  ou  des  cotonnades  1  n  Quand  les  marchés  de  la 
Chine  nous  seront  ouverts,  qui  sait  les  proportions  auxquelles  s'é- 
lèvera notre  activité  commerciale?  Mais  il  ne  faut  pas  brusquer  les 
Chinois;  il  faut  leur  donner  le  temps  de  comprendre  les  effets  bien- 
faisans  de  la  civilisation  européenne,  n  Ainsi  s'exprimait  en  public, 
au  mois  de  décembre  1869,  M.  Otway,  sous-secrétaire  du  foreign 
office.  C'était  évidemment  aussi  l'avis  de  lord  Ctarendon,  qui  ne  fut 
toutefois  qu'à  moitié  dupe  de  la  mission  Burlingame.  La  preuve  en 
est  que  les  négociations  sérieuses  relatives  à  la  révision  du  traité 
de  Tien-tsin  se  discutaient  alors  sur  place  par  l'entremise  de  sir 
Rutheiford  Alcock. 

A  Paris,  Où  M.  Burlingame  arrivait  en  janvier  1870,  après  un  sé- 
jour de  trois  semaines  à  La  Haye,  l'accueil  fut  le  môme  avec  une 
nuance  d'indifférence  due  au  peu  de  place  que  les  affaires  de  Chine 
tiennent  dans  nos  préoccupations.  Avec  la  courtoisie  qui  est  dans 
les  traditions  de  la  diplomatie  française,  on  se  félicitait  de  voir  le 
souverain  et  le  gouvernement  de  la  Chine  entrer  en  rapports  actifs 
avec  les  nations  qui  représentent  la  civilisation  moderne.  Quant  au 
principe  dont  M.  Burlingame  se  faisait  l'apôtre,  on  ne  demandait 
pas  mieux  que  de  réserver  à  notre  ministre  près  la  cour  de  Pé- 
kin la  solution  des  différends  qui  surviendraient  entre  indigènes 
et  Européens.  Tout  se  passa  d'ailleurs  en  conversations  :  le  traité 
de  Tien-tsin  restait  la  loi  internationale  des  deux  puissances.  Un 
mois  après,  à  Berlin,  le  chancelier  de  l'ÂlIeniagne  du  nord  promet- 
tait aux  ministres  plénipotentiaires  de  l'empire  du  Milieu,  comme 
les  cabinets  de  Londres  et  de  Paris,  que  ta  Chine  serait  traitée  à 
l'avenir  avec  déférence  et  avec  équité.  C'était  naturel;  ne  sait-on 
pas  que  M.  de  Bismarck  a  horreur  des  actes  de  violence?  Au  surplus, 
il  se  souciait  alors  autant  de  Ja  Chine  que  du  royaume  de  Tom- 
houctou.  Enfin  M.  Burlingame  allait  achèvera  Saint-Pétersbourg 
son  tour  diplomatique,  lorsqu'il  mourut  dans  cette  ville  après  une 
courte  maladie.  Tout  indique  que  c'était  un  homme  droit  et  loyal 
dont  les  démarches  étaient  guidées  par  une  parfaite  bonne  foi;  mîùs 
on  est  tenté  de  croire  que  le  gouvernement  chinois,  avec  sa  malice 
habituelle,  n'avait  confié  cette  mission  à  un  étranger  que  pour  ne 
pas  compromettre  la  politique  séculaire  du  Céleste-Empire,  tout  en 
se  donnant  l'apparence  d'une  concession  aux  idées  européennes. 


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KETUB  DES   DEUX  HOKDBS. 


II. 


Tandis  que  H.  Burliogame  promenait  en  Europe  son  ambassade 
œcuménique,  sir  Rulbeiford  Alcoct  travaillait  en  conscience  à  la 
révisioQ  du  traité  de  Tien-tsin.  Le  moment  était  venu  de  s'occuper 
de  cette  affaire,  car  le  traité,  conclu  pour  dii  années,  venait  à 
terme  en  1 S69.  Disons  d'abord  que  la  Grande-Bretagne,  en  prenant 
seule  l'iniiiative  de  cette  révision,  s'exposait  à  un  danger.  Il  était 
superflu  de  prétendre  obtenir  de  nouveaux  avantages  sans  compen- 
sation, car  les  Cbinois  sont  trop  habiles  en  diplomatie  pour  se  lais- 
ser surprendre,  et  ils  ne  cèdent  de  bonne  grâce  qu'en  présence 
d'une  force  supérieure.  Or  l'Angleterre  n'avait  alors  dans  le  Pacifi- 
que du  nord  que  les  bàlimens  de  guerre  dont  se  composent  d'habi- 
tude les  stations  navales.  D'autre  part,  les  diverses  conventions 
conclues  entre  la  Chine  et  les  puissances  européennes  as-^urent  à 
chacune  de  celles-ci  le  trai(.em,;nt  de  la  nation  la  plus  favorisée.  Un 
avantage  gagné  par  l'Angleterre  leur  eût  donc  profité  sans  qu'elles 
fussent  obligées  d'accepter  les  charges  correspondantes.  Néanmoins, 
il  y  avait. tant  de  ré(;lamations  contre  les  clauses  en  vigueur,  qu'il 
était  nécessaire  de  tenter  au  moins  de  les  améliorcT  dans  na  sens 
favorable. 

II  importe  de  dire  ce  qu'est  le  commerce  européen  sur  les  côtes 
mientales  de  l'Asie,  et  c'est  le  cas  de  citer  ici  les  chiffres  que  donne 
M.  Jacques  Siegfried,  un  de  nos  compatriotes  de  Muli>nuse,  qui  a 
fait  le  tour  du  monde  en  1338  avec  l'intention  d'étudier  sur  place 
les  ressources  commerciales  des  principales  contrées  du  glolw.  Ces 
chiffres  sont  la  roesare  exacte  de  l'intérêt  que  les  Anglais  portent 
aux  ailairea  de  Chine,  puisqu'ils  n'ont  pas,  comme  nous,  à  proté- 
ger dans  ces  parages  une  nombreuse  clientèle  de  missionnnires 
et  de  prosélytes.  Le  commerce  d'importation,  qui  d^à  s'flevait  à 
cette  époque  à  600  millions  de  francs  par  an,  se  parlagi'ait  pres- 
que également  entre  ilong-kong  et  Shang-baï,  et  comprenait  comme 
principaux  articles  des  opiums  pour  300  millions^,  df»  cotonnades 
pour  120  millions,  des  articles  de  laine  ponr  55  millions,  des  co- 
toDS  biuts  pour  âO,  des  rii  pour  30,  des  houilles  et  des  métaux 
pour  25  millions.  Les  marchandises  entreposées  à  Hong-kong  et 
à  Sbang-bu  sont  vendues  1  des  marchands  Indigènes,  qui  les 
introduisent  le  plus  souvent  par  contrebande  dans  l'intérieur  de 
l'en^ire,  on  bien,  elles  sont  réexpédiées  aux  succursales  que  les 
grandes  maisons  de  commerce  ont  établies  dans  l'un  ou  l'autie  des 
quatorze  ports  secondaires  onverts  par  le  gouvernement  impéria 
aux  négocians  européens.  L'exportation,  qui  s'élève  au  chiffre  ap- 

nigiUrrlbyGOOglC 


lËS   AFFAIRES   DE  CHIKE.  5& 

proximatif  de  A&O  millions,  s'opère  par  les  mêmes  voies,  Hong^ 
tong  étant  l'intermédiaire  des  ports  de  la  rivière  de  Canton,  et 
Shang-haï  jouaat  le  même  rôle  par  rapport  au  Yang-tse-kiang  et 
aux  provinces  du  nord.  Les  deux  élémens  prÎDcipaux  en  sont  le  thé 
pour  75  millions  de  kilogrammes,  valant  270  millions  de  francs,  et 
la  soie  pour  2  millions  1/2  de  kilogrammes,  valant  i  20  millions.  Or, 
soit  à  l'entrée,  soit  à  la  sortie,  les  sept  huitièmes  de  ces  marchan- 
dises sont  en  provenance  on  à  destination  de  l'Angleterre  et  de  ses 
colonies.  La  culture  de  l'opium,  dont  la  Chine  est  le  débouché 
presque  unique,  fait  la  prospérité  da  Bengale,  et  contribue  pour  une 
large  part  au  budget  des  recettes  de  l'Inde  anglaise.  L'Ilot  de  Hong- 
kong, qui  est,  comme  cm  sait,  une  colonie  anglaise ,  est  le  centre 
des  opérations  commerciales  de  l'extrême  Orient,  la  tête  de  ligne 
des  paquebots  k  vapeur  et  des  services  postaux,  le  port  de  relâche 
des  navires  qui  font  l'intercourse  entre  l'Asie  et  l'Europe  ou  l'Amé- 
rique. De  plus  ce  grand  mardié  de  la  Chine,  qui  vend  et  achète 
chaque  année  pour  plus  de  1  milliard  de  marcbandises,  se  développe 
avec  une  rapidité  merveilleuse,  et  se  développera  de  plus  en  plus  à 
mesure  que  les  populations  de  l'intérieur  viendront  prendre  part  à 
un  trafic  dwt  les  habitans  du  littoral  ont  presque  seuls  profité  jus- 
qu'à ce  jour.  Ces  raisons  ne  sufiiseot-elles  pas  à  expliquer  que  le 
cabinet  de  Londres  s'occupe  avec  une  sollicitude  particulière  des 
intérêts  de  ses  nationaux  dans  l'Asie  orientale? 

Depuis  plusieurs  années,  les  marchands  de  Shang-baï  et  de  Hong- 
kong se  plaignaient  que  les  dispositions  protectrices  du  traité  de 
Tten-tsin  fussent  éludées  par  les  autorités  provinciales.  Ainsi  chaque 
balle  de  soie  exportée  n'aurait  dû  payer  an  trésor  impénal  qu'un 
droit  de  10  taëls,  soit  80  francs  ;  mais  les  collecteurs  d'impôts  frap- 
paient cette  marchandise  d'une  redevance  foncière  sur  le  lieu  de 
production,  puis  ils  l'atteignaient  encore  dans  son  voyage  au  port 
d'embarquement  sous  forme  d'octroi  des  villes,  de  douanes  provin- 
ciales et  de  taxes  de  transit,  si  bien  que  le  droit  prévu  par  le  traité 
se  trouvait  quadruplé.  De  même  à  l'importation,  le  paiement  à  la 
douane  impériale  des  droits  d'entrée  ne  dispensait  pas  les  marchan- 
dises introduites  d'être  taxées  derechef  par  chacune  des  lignes  de 
douanes  intérieures  qu'elles  traversaient  jusqu'au  lieu  de  consomma- 
tion. Eu  outre,  faute  d'âtre  autorisée  à  acheter  le  thé  dans  les  districts 
où  s'en  fait  la  récolte,  les  uégocians  étrangers  qui  recevaient  cette 
denrée  de  seconde  maia  se  disaient  incapables  d'empêcher  les  mé- 
langes frauduleux  et  nuisibles.  La  libre  circulatioa  des  étrangers  à 
l'intérieur  de  l'empire  ébùt  sans  contredit  affaire  de  mœurs  plutôt 
que  de  règlement;  quant  à  l'abolition  des  taxes  locales,  on  pouvait 
prévfflr  que  cette  concession  ne  s'obtiendrait  pas  sans  peine.  Chaque 


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53  lETUB  DES   DEDX   UOIIDES. 

province  a  son  budget  spécial,  où  figurent  en  recettes  les  pro- 
duits des  douanes  et  d'autres  taxes,  et  en  dépenses  le  salaire  des 
mandarins,  la  solde  des  troupes.  Le  trésor  impérial  ne  reçoit  qae 
l'excédant  des  recettes,  quand  toutefois  II  y  a  un  excédant.  Les  vice- 
rois,  gouverneurs  et  autres  fonctionnaires  provinciaux  ont  un  in- 
térêt personnel  à  conserver  l'état  des  choses  existant,  parce  que 
leurs  émolumens  se  composent  presque  en  entier  des  remises  que 
l'usage  ou  la  loi  leur  concède  sur  les  recettes  locales.  Le  gouver- 
neur-général de  Nankin  reçoit  du  trésor  160  taëls  par  an,  plus 
70  taëls  pour  sa  provision  de  riz  ;  mais  les  bénéfices  plus  ou  moins 
licites  de  son  emploi  lui  rapportent  année  moyenne  18,000  taëls. 
Les  trésoriers,  les  agens  des  douanes,  les  magistrats  eux-mêmes 
s'enrichissent  de  salaires  éventuels.  Si  le  gouvernement  impérial 
s'avisait  d'en  tarir  la  source,  il  susciterait  d'unanimes  protestations, 
et,  ce  qui  est  pis,  on  peut  compter  qu'il  ne  serût  pas  obéi.  L'aboli- 
tion des  douanes  intérieures  ne  serait  pas  moins  que  le  boulever- 
sement ûnancier  du  Céleste-Empire. 

Ëorm  sir  Rutherford  Alcock  obtint  du  gouvernement  chinois  les 
conditions  suivantes,  que  l'on  ne  peut  guère  appeler  des  conces- 
sions ;  les  marchandises  appartenant  à  des  Européens  devaient  être 
exemptes  des  taxes  locales  moyennant  une  surtaxe  de  60  pour  100, 
qu'elles  paieraient  à^la  douane  frontière.  Le  tarif  était  remanié; 
surélevés  en  ce  qui  concerne  les  soies  à  l'exportation  et  l'opium  à 
l'importation,  les  droits  étiûent  réduits  pour  les  épiées  et  pour 
l'étain,  et  annulés  pour  la  houille  et  le  guano.  Les  étrangers  re- 
.  cevaient  l'autorisation  de  naviguer  sur  les  eaux  intérieures  des 
fleuves  et  des  lacs,  à  la  condition  de  n'employer  que  les  bateaux 
indigènes  mus  à  la  voile  ou  à  la  rame  :  les  bateaux  à  vapeur 
étaient  donc  encore  exclus;  toutefois  les  Chinois  promettaient  d'in- 
stituer un  service  de  remorqueurs  aux  passages  difficiles.  L'on  ou- 
vrait un  nouveau  port  au  commerce  européen  et  l'on  parlait  de 
tenter  l'exploitation  des  mines  de  bouille  avec  l'aide  d'ingénieurs 
et  d'ouvriers  anglais.  Quant  aux  chemins  de  fer  et  aux  télégraphes 
électriques  que  la  colonie  réclamwt  depuis  longtemps  la  permission 
d'établir,  le  nouveau  traité  n'en  disait  mot.  Les  ministres  de  l'em- 
pereur avaient  déclaré  qu'ils  ne  s'opposaient  pas  à  ce  qu'un  câble 
sous-marin  fût  immergé  dans  les  eaux  de  la  Chine,  mais  qu'ils  ne 
permettraient  jamais  que  l'extrémité  de  ce  câble  fût  amenée  à  terre. 
Le  gouvernement  de  Pékin  était  en  vérité  bien  mal  inspiré  par 
des  défiances  traditionnelles  contre  le  g<*nie  européen  :  une  admi- 
nistration centralisée  à  l'excès  n'a  pas  de  serviteurs  plus  utiles  que 
la  vapeur  et  l'électricité.  Avec  les  chemins  de  fer  et  les  télégraphes, 
le  souverain  qui  règne  à  Pékin  tiendrait  en  respect  les  vice-rois  qui 


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LES   AFFAIRES  DE  CHINE.  97 

ont  des  velléités  d'indépendance,  il  transporter^t  à  bref  délai  sur 
les  points  menacés  de  son  empire  les  troupes  dont  le  concours  lui 
est  le  moins  suspect.  C'eût  été  plutôt  de  la  part  des  gouverneurs 
de  province  que  l'on  eût  dû  pressentir  de  l'opposition.  Ces  engins 
de  la  civilisation  moderne  ne  sont  pas  d'ailleurs  de  nature  à  mo- 
tiver la  présence  indéfinie  des  Européens  dans  les  provinces  de  l'in- 
térieur. Si  leur  concours  est  indispensable  pour  la  construction, 
il  est  probable  que  les  indigènes  suflîraient  à  les  entretenir,  et  à  les 
exploiter  une  fois  créés  et  mis  en  marche.  Ou  peut  se  fier  pour  cela 
au  merveilleux  talent  d'imitation  de  la  race  chinoise.  Le  Japon,  qui 
est  en  train  de  se  régénérer  sous  l'intelligente  domination  du  mi- 
kado et  des  daîmios,  accueille  avec  une  extrême  faveur  les  chemins 
de  fer  et  les  télégraphes.  Les  voies  ferrées  seraient  encore  plus 
utiles  en  Chine  que  dans  les  ties  de  i'archipel  japonais  :  nulle  con- 
trée n'est  plus  favorable  à  ce  mode  rapide  de  communication;  nulle 
part  on  ne  trouve  de  plus  belles  plaines,  de  plus  vastes  vallées.  De 
Canton  à  Hankow,  à  travers  les  plantations  de  thé  et  les  districts  les 
plus  peuplés  de  l'Asie,  de  Hang-tchou  à  Pékin,  parallèlement  au 
fameux  canal  qui  était  jadis,  quand  on  l'entretenait  avec  soin,  la 
grande  artère  commerciale  de  la  Chine,  les  lignes  ferrées  seraient 
encombrées  de  voyageurs  et  de  marchandises. 

Valait-il  la  peine  de  remanier  le  traité  de  Tien-tsin  aux  condi- 
tions que  les  Chinois  y  voulaient  mettre?  Les  négocians  anglais  qui 
trafiquent  dans  l'extrême  Orient  ne  le  pensèrent  point.  Dès  que  les 
clauses  de  cette  nouvelle  convention  furent  connues,  tous  protestè- 
rent qu'elles  étaient  plus  nuisibles  qu'utiles.  L'expérience  leur  avait 
appris  qu'une  suppression  des  taxes  locales  par  les  autorités  cen- 
trales de  Pékin  ne  servirait  de  rien,  parce  que  les  autorités  provin- 
ciales n'en  tiendraient  aucun  compte.  Le  plus  clair  dans  les  conditions 
acceptées  par  sir  Rutherford  Alcock  était  une  aggravation  de  tarifs 
en  ce  qui  concernait  les  matières  de  plus  large  consommation  :  l'o- 
pium, la  soie,  les  étoffes  de  laine  et  de  coton.  Le  refus  d'autoriser 
la  navigation  à  vapeur  sur  les  eaux  intérieures,  les  chemins  de  fer 
et  les  télégraphes,  était  une  véritable  déception,  car  l'usage  de 
moyens  perfectionnés  de  transport  et  de  correspondance  est  sur- 
tout utile  dans  une  contrée  comme  la  Chine,  où  l'espace  est  grand 
et  la  population  nombreuse.  Les  chambres  de  commerce  de  la 
Grande-Bretagne  se  récrièrent  de  même  à  l'envi  contre  ce  nouveau 
traité.  Les  intéressés  étaient  unanimes  à  repousser  le  prétendu 
cadeau  que  leur  voulait  faire  le  gouvernement  anglais.  Lord  Claren- 
don  et  sir  Rutherford  Alcock  sont  peut-être  de  fort  habiles  diplo- 
mates, se  disùt-on;  mais  ils  n'entendent  rien  aux  affaires  commer- 
ciales. 


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5S  BETOE   DIS   DEDX  XONDES. 

Ceci  se  passait  peu  de  temps  après  qne  H.  Buriîiigaine  aratt 
réclamé  pour  sa  patrie  d'adoption  l'égaiité  de  traitement  arec  les 
puissances  occidentales,  et  que  lord  Clareaâon,  admettant  ce  prin- 
cipe, avait  défendu  aux  consuls  et  aux  oQîcters  de  marine  de  faire 
aucun  acte  d'hostilité  contre  les  Chinois  avant  d'avoir  obtenu  l'ap- 
probatioD  du  ministre  anglais  à  Pékin.  — Nous  allons  traiter  U 
Chine  comme  une  nation  civilisée,  disait  lord  Clarendon  ;  n' est-il 
pas  équitable  de  la  relever  tout  d'abord  des  obligations  onéreuses 
qae  nous  lui  imposions,  il  y  a  dix  ans,  par  la  force  des  armes?  Mé- 
nageons son  amour-propre,  ayons  souci  de  sa  dignité;  elle  nous  en 
sera  reconnaissante.  Jusqu'à  ce  jour,  elle  n'a  traité  avec  les  bar- 
barei  d'Occident  que  vaincue  et  humiliée.  Prouvons-lui  qu'il  y  a 
plus  d' avantage  à  s'entendre  avec  nous  par  la  voie  diplomatique.  —  A 
quoi  les  négociana  répliquaient  qu'ils  n'avaient;  eiïectivenient  auctm 
souci  de  l'amour-propre  et  de  la  dignité  des  Chinois,  qu'ils  ne  sa- 
^'aient  pas  au  juste  si  ces  hommes  jaunes  avaient  dans  le  creur 
quelque  Bentiment  de  ce  genre,  et  qu'en  somme  lord  Clarendon 
n'était  pas  ministre  d'Angleterre  pour  prendre  la  défense  des  Chi- 
nois contre  les  Anglais.  Au  demeurant,  ils  avaient  lieu  de  croire  que 
l'autorité  de  l'empereur  n'était  que  nominale  dans  les  provinces, 
et  enfin  ils  accueillaient  avec  une  répugnance  excessive  cette  expé- 
rience de  politique  asiatique  dont  ils  craignaient  d'être  victiraes, 
corps  et  biens.  Le  cabinet  de  Londres  aurait  eu  d'autant  plus  tort 
de  négliger  ces  réclamations,  que  la  colonie  européenne  entière  les 
appuyait  sans  distinction  de  nationalité.  Les  Français  et  les  Alle- 
mands, aussi  bien  que  les  sujets  de  la  Grande-Bretagne,  soutenùent 
avec  une  conviction  inébranlable  que  la  vieille  politique  d'intinû- 
dation  réussissait  seule  vis-à-vis  du  Céleste-Empire,  et  les  Améri- 
cains eux-mêmes,  si  fiers  qu'ils  fussent  du  rôle  attribué  à  leur  con- 
citoyen Burlingame,  ne  se  laissaient  pas  convaincre  que  la  Cbîoe  fût 
digne  d'être  admise  dans  le  concert  des  nations  civilisées. 

Nombre  de  faits  réceos  prouvaient  que  la  vieille  hostilité  de  la 
dyEiastie  mandchoue  contre  les  étrangers  n'était  pas  éteinte.  De  la 
part  du  peuple,  U  n'y  avait  qu'indifférence  ;  de  la  part  des  manda- 
rins et  des  lettrés,  la  haino  se  cachait  à  peine.  Des  missionnaires 
anglais  s'étaient  établis  à  Yang-tchou,  pfès  du' confluent  du  Grand- 
Canal  et  du  fleuve  ¥ang-tsé;  en  1868,  leur  maison  fut  brûlée,  et  ils 
n'échappèrent  à.  la  mort  que  par  une  fuite  rapide.  Le  consul  angitùs 
de  Shang-baî  s' étant  aus^tôt  rendu  sur  les  lieux  avec  une  canoo- 
nière,  Tseng-kou-fan,  vice-roi  des  deux  Kianga,  personnage  im- 
portant que  nous  retrouverons  plus  tard,  promit  d'abord  d'accorder 
les  indemnités  pécuniaires  et  les  réparatitras  qu'on  Im  demandait; 
mais,  la  canonnière  s'étant  éloignée  par  suite  d'un  accident  imprévu, 


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LBS   UFAIHB5  DB   CUINE.  && 

le  consul  n'obtint  plas  du  vice^roi  qne  des  réponses  évaaÎTea.  Un 
aulxe  jour,  un  Suro^en.  était  massacré  dana  un  village  écarté,  à 
l'iosligalioii,  snivant  toute  apparence,  des  lettrés  do  VMsinage  et 
avec  la  consivence  des  autorités  ehinoiaes.  Les  in^gènes  qui  prê- 
taient leur  maiacw  aux  BÛsaionoairea  étû^t  battus  et  emprisosnés; 
les  ChÎDoiâ  coovertis  à  la  religion  cbrètienne  se  voyaient  soumis 
aux  plus  indignes  tnàtemesa  sans  cause  ni  raison.  La  populatioa 
native  refusait  manie  la  Htoindre  marque  de  déférence  aux  personnes 
que  l'on  est  convenu,  entre  gens  civilisés,  de  traiter  avec  le  plus 
grand  respect.  Lorsque  M.  Ross  Browne,  ministre  plénipotentiaire 
des  États-Unis  et  successeur  de  M.  Burlingame,  arrivait  fi  Tien-tsin  en 
septembre  1868,  on  lui  fournit  des  bateaux  pour  remonter  le  Peï-ho 
jusqu'à  Tong-tchou»  le  port  de  Pékin,  à  15  ou  20  kilomètres  de  cette 
capitale.  Une  fois  débarqué,  il  se  vit  abandonné  sur  le  rivage  avec 
sa  famille ,.  sa  siûte  et  ses  bagages ,  au  milieu  Ae  la  foole.  Quand  il 
eut  obtenu  des  voilures,  ^rès  une  demi-journée  d'attente,  il  fil  son 
entrée  à  Pékin  sans  qu'aucun  oSicier  daignât  l'escorter.  A  la  même 
époque,  M.  Burlii^ame  et  ses- secrétaires  étaient  reçus  dans  les  ca- 
pitales de  l'Europe  avec  les  honneurs  que  les  Occidentaux  accordeirt 
aux  aml>a98adeur9. 

Un  incident  de  ce  genre  vint  plus  tard  refrmdir  ûngulièrement  le 
xèle  que  les  ministres  de  la  Grande-Bretagne  aflicbatent  pour  le 
gouvernement  de  la  Chine.  Le  duc  d'Edimbourg,  Vun  des  fils  de  la 
rein«  Victoria,  qui  fusait  k  tour  du  monde  sur  la  frégate  la  Gaia- 
tâe,  avait  été  reçu  partout  avec  les  démonstration»  les  plus  flat- 
teuses. Â  Pékin,  les<  autmités  ebinoîses  feignirent  d'ignorer  sa  pré- 
sence. Peut-être  avùt-oa  compté  en  Angleterre  que  le  fil»  da  ciel, 
en  présence  duquel  les  ambassadeurs  européens  n'avaient  jamais 
été  admis,  recevrait  du  moins  avec  égard  un  membre  de  la  famille 
royale.  Le  prince  Alfred  ne  &t  pas  plus  heureux  que  lord  Elgin  et  le 
baron  Gros.  L'empereur,  qui  est  visible  pour  les  ambassadeurs  du 
Thibet  et  de  la  Corée,  ne  consent  jamais  à  recevoir  les  envoyés  eu- 
topéenSf  et  ne  fait  pas  d'exc^tioit  pour  les  rejetoas  des  familles  sou- 
verainesv  Le  fils  de  la  reine  d'Angleterre  fut  donc  écwidait  cfMnme 
un  simple  mortel,  et  l'accueil  enthousiaste  que  Itû  firent  les  rési- 
dons de  Canton ,  de  Shan^ttaï  et  de  Hacao  parut  un  assez  faible 
âëdommagemeat  de  cette  testative  humiUiuite.  Le  gonvememeot 
britannique  se  plut  aUn^ài  répéter  ce  qui  se  disait  déjà  depuis  long- 
temps entre  personnes  ae  prétendant  bien  renseignées  asr  le  régime 
intérieur  de  la  Chine,  qu'il  bJlait  attendre  la  majorité  de  l'empe- 
reur, vers  1873,  pour  tenter  une  démarche  décisive,  et  jusque-là 
sauvegarder  la  situation  par  une  sage  politique  de  non -interven- 
tion. La  conséquence  naturelle  était  l'abandon  du  nouveau  trûté. 


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tt*  ou',-^  '  I   •»'  çi  •-','îiîr'  ^   tuTV3»*  tifimft  àu-niir  bdk^  s  i 
f  -se   lïitf  rirvr»  t^^vI'WI  o-  'i   i^iuirv  «.  «n  V'«fc  1  Aut-i  jeiiE- 


t*  ;  .:  -t'-  **^t     'ji  ai';»'!'  "^  ï-'.iTTi»-,.  isc  tu  it^'  i^'-TBniiBt  •iJii. 

jiit»  ia-t  î*-^ '^jjfi/;  0»^*  M",-'ji!-iiiiiir»*  aiTT"™*-.  Tifi— '-su.  «a  aBC 
w..'  C  ui.  un  '..-n  ^'uix-.'Vj&v.h.  ouïr  ''ninti-Tan??  ^r.  eu*  t  ÔTa  ifcl» 
syji*'.-  itîi'i^-.ui'-f .  (t  î-^^ut  ■^■.  f:  tj-<iiio-Otii:u'-  La  i'f>:'u;:i"Jnr  iw:ri?e 

i»;:i'i^  ij»r  •.* v> iutni:  jAt  »;i;s-'iii*;'j(*ft  ï  ô*  w'iïf  cJt'-'.Œi!:»^ :  ■»is  lis 

j/Uf  •-.•  î/i^ ,>-5,'>  'iij'vw:  i'jii:  iiLti';^  Ij*  »*;  B^T.i^:rt  ;<;'uf  ie  {."^iis.  Enfin 

nsi'^  -Iji*.  é*:  \-)\  dtrt  •;'i'aut  ;^>jt  ir"^  Bwii  dç-s  crin5e«  q^o"j;»ei»- 
]-  uiA  <ii^  •^•jv'*»  It»  ^;.ji  ly-jùJuI^b  des  im^f''oat  ca-iLo^Toes  «■»- 
bie>:  H  ft^;y.r.  ir  Ifrt  ^'jîa'jt  aiflii'j'^aa^s  po'jr  l*s  ^'pver,  leur  aisei- 
^,'i«;)  ia  ^v;*/)!!*:  «Af^-i^D^iÇ  el  to  fa.''re  dç  bons  cJiovenç.  Dît  mus 
iA'jiV-*.  t-jft  ^'lunt  hf^y,)h\\f^  v.  mvi^nt,  se  groupent  auwur  de  la 
ajiKhi'/o,  S'j'i  i'jjiX  u;jç  ç]ifiit*I«  affectJoriDée.  Les  Toyaçeare  qni  oot 
iinj'i^  la  CitJ!>î  mwwWot  to'js qije  le»  miss'wDnaîres,  loia  dèlre  oi- 
*;'jnt  -a  M  [f*jf:<iTHTA*yi  [jtjpj]]i;i,  par  des  voies  Ulidies,  D'ont  massez 
d  Wj^-u'.,  îii  awifti  de  pla«  pour  accaeillir  tous  ceux  qui  leur  sont 
m^l^Mi/^i  mais  I*;»!  «Kfiiiris  qui  font  U  dusse  aux  petits  garçons 
t^/'ii  !►*  r^iti,4f:  il  de»  bateleunî,  et  aux  petites  filles  pour  un  eom- 
«t^c*  ijI'j»  i(ilàr/ie  encore,  fs'avisèreDt  plus  d'aoe  fois,  quand  Us 
<<Aw-«t  priij  bur  le  fait,  de  se  dire  les  émissaires  des  chrétiens;  son- 
\*:i)i  uiPMtH  jU  eitjil>3ient  les  îtiiti^es  de  la  foi  catholique,  avec  l'es^ 
[fiir  vu»  d'Aile  de  «  faire  réclamer  par  les  consuls  européens.  Le 


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LES  AFFAIRES   DE   CHINE.  61 

fait  s'était  produit  à  TîeD-tsîn.  Les  autorités  chinoises,  dont  la  con- 
duite eu  cette  affaire  fut  au  moins  suspecte,  voulurent  fouiller  les 
b&timens  de  la  mission,  ce  que  les  missionnaires  refusèrent  avec 
une  juste  indignation.  Le  peuple  commença  dès  lors  à  proférer  des 
menaces  contre  les  chrétiens;  des  affiches,  sorte  de  gazette  popu- 
laire que  l'on  placardait  sur  les  murs  de  la  ville,  engageaient  les 
citoyens  à  se  faire  justice  eux-mêmes  en  brûlant  les  habitations  des 
étrangers.  Une  proclamation  ambigus  des  magistrats  de  la  cité  ne 
fit  qu'enflammer  les  esprits  ;  une  catastrophe  était  imminente  dès  les 
premiers  jours  de  juin.  Le  18  et  le  20  de  ce  mois,  le  consul  anglais 
signala  ces  fâcheux  pronostics  à  l'attention  de  Tchoung-hou,  gouver- 
neur de  Tien-tsin  et  surintendant  du  commerce  pour  les  trois  ports 
du  nord. 

Le  consulat  françûs  et  la  mission  catholique  sont  ùtués  au  milieu 
de  la  ville,  tandis  que  les  autres  établlssemens  européens  se  trouvent 
en  dehors.  Dans  la  matinée  du  21  juin,  la  foule  s'assemble  en  grand 
nombre  et  dans  une  attitude  menaçante  autour  de  la  demeure  de 
nos  compatriotes.  Notre  consul,  M.  Fontaoier,  inquiet  de  la  situa- 
tion, se  rend  vers  midi  avec  son  adjoint,  M.  Simon,  chez  Tcboung- 
hou,  dont  le  yamen  est  peu  éloigné.  M.  Footanier,  en  proie  aux  plus 
vives  alarmes,  le  conjure  d'intervenir,  tout  au  moins  de  calmer  la 
populace  en  se  montrant  au  dehors.  Ce  personnage  refuse  obstiné- 
ment d'agir,  et,  pour  mieux  montrer  que  sa  résolution  est  bien 
prise,  il  quitte  la  chambre  où  avùt  lieu  l'entrevue.  HM.  Fontanier 
et  Simon  sortent  alors  du  yamen  ;  k  peine  ont-ils  mis  le  pied  dans 
la  rue  qu'ils  sont  saisis  par  les  perturbateurs  et  mis  en  pièces. 

£d  même  temps  que  cette  scène  de  meurtre  se  passait  devant 
l'hôtel  du  gouverneur,  peut-être  même  auparavant,  la  foule  faisait 
irruption  dans  les  bâtimens  de  la  mission.  Elle  s'attaqua  d'abord  k 
l'établissement  des  sœurs  de  charité  qui,  au  nombre  de  neuf,  étaient 
arrivées  de  Shang-haï  depuis  peu,  et  dont  la  colonie  européenne  tout 
entière  connaissait  le  dévoûment  et  les  vertus.  Elles  furent  l'une 
après  l'autre,  et  en  présence  de  celles  qui  survivaient,  soumises  aux 
tiiiitemens  les  plus  abominables.  On  leur  arrachait  les  yeux  et  on 
les  empalait  après  des  outrages  que  l'on  n'ose  raconter;  puis  leurs 
corps  furent  brûlés  avec  la  maison  qu'elles  habitaient.  La  maison 
des  lazaristes  et  celle  des  jésuites  furent  de  même  incendiées  après 
que  les  prêtres  eurent  été  mis  à  mort;  un  des  cadavres  que  l'on 
retrouva  par  la  suite  dans  les  décombres  était  méconnaissable,  tant 
il  avait  été  mutilé.  Les  bourreaux  n'épargnèrent  pas  les  chrétiens 
indigènes,  sauf  les  enfans,  que  l'on  fit  évader;  encore  y  en  eut-îl 
une  quarantaine  suffoqués  dans  une  cave  où  ils  s'étaient  réfugiés. 
La  populace  avait  saccagé  aussi  le  consulat  français  ;  des  amis  du 
consul,  M.  et  M""  Thomassin,  qui  arrivaient  de  Shang-haï,  y  pé- 


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n  RiTtrc  BBS  Bcci  voxacs. 

TtfRDt.  Cn  intre  Français  <Tiii  tenait  boatnfiie  dan  l«  ToisÎBa^  fut 
na.«acré  :  as  fenoK,  qn  avait  pa  s'évader  sur  le  Mom^t,  fat  égor- 
içée  pCTdaot  la  nah.  Eafo  tro»  Rb»»s,  que  l'on  aperçât  près  da 
beu  dn  earvaçe,  partagèrent  te  Béme  sert;  nais  trois  de  leantcom- 
patmtei,  araiit  pu  bm  cohmIitc  la  sationaiité  k  bqoelle  île  ap- 
paneoaieDt,  s'édtappèT«at  saâ»  et  saob.  11  y  avait  encore  dans  le 
qnaniercbiooisdes  Anglais,  des  Allemands  et  des  Suisses  qne  per- 
sosne  n'inqni^la;  les  autres  édifices  de  la  ookmie  eun>pé«»e,  si- 
tu)^ à  l'écart,  comote  nous  l'avons  dit,  ne  forent  pas  menace  an 
seul  instant.  Les  consak  en  résidence  à  Tîeo-istn  ne  tardèrent  pas 
à  coonallre  tM»  les  détails  de  cet  affreox  événement.  Outre  que  les 
Chinois  racoiitaîeat  volontiers  ce  qui  s'était  pa.ssé,  on  eal  les  récits 
de  troî-i  Français  qu'an  heureux  hasard  avait  préservés.  L'f^iDioo 
générale  attrihaait  une  lar^  responsabilité  dans  cette  affaire  aux 
an  ton  tés  locales.  11  y  avait  assurément  dans  la  ville  quantité  degeas 
sans  aveu,  pirates,  brigands  ou  soldats  déserteurs;  mais  le  gros  des 
émeiitiers  se  composait  des  sa[>eurs-pompiers  indigènes,  qui  se  rén- 
nireot  au  son  du  tam-tam,  comme  en  cas  d'inœnie,  et  qui  se  dis- 
persèrent de  même  quand  le  crime  fut  accompli. 

Quelt  étaient  les  chefs  et  les  instigateurs  de  ce  complotî  L'opi- 
nion publique  en  désignait  trois,  qui  étaient  des  personnages  les 
plus  con.si(iérables  de  l'empire.  D'abord  Tseng-kou-fan ,  que  l'on 
regarde  en  Chine  comme  le  chef  du  parti  bosûle  aui  étrangers. 
Au  t*-mps  de  l'expédition  anglo-franr^se,  il  avait  ouvertement  con- 
seillé à  son  souverain  de  tuiier  jusqu'à  la  dernière  extrémité  plu- 
l6tque  d'accorder  la  moindre  concession  aux  vainqueurs.  Vice-roi 
de  ^ankin,  il  n'avait  pas  su  ou  plutôt  il  n'avait  pas  voulu  répri- 
mer des  attaques  contre  les  Européens;  quand  il  était  venu  visiter 
Shang-haï  en  186S,  c'était  un  bruit  courant  parmi  les  Chinois  que  le 
jour  (Je  l'expulsion  des  barbares  était  proche.  Vaincu  en  rase  cam- 
pagne, battu  sur  le  terrain  diplomatique,  il  avait  conçu  le  projet, 
pent'iit-on,  de  suscitar  contre  ses  éternels  ennemis  une  série  de 
coups  de  main  populaires  dans  tous  les  ports  ouverts  aux  étrangei-s, 
et  en  éfTet  il  était  depuis  peu  de  temps  vice-roi  de  la  province  de 
Tché-li  quand  survint  le  massacre  de  Tien-lsin.  L'un  de  ses  princi- 
paux complices  était  Chen-kou-jui,  qui  commandait  à  Tien-tsin  en 
1851»,  que  l'on  accusait  déjà  d'avoir  soulevé  le  peuple  du  Szé-tchuen 
cl  de  Nankin  contre  les  missionnaires,  et  qui  était  revenu  k  Tien-tsin 
depuis  quelques  mois.  Enfin  Tchoung-boo,  gouverneur  de  la  ville, 
avait  eu  sans  contredit  connaissance  de  la  situation  des  esprits  quel- 
ques jours  avant  l'événement,  et,  loin  de  calmer  l'irritation  du 
peuple,  il  avait  refusé  d'intervenir,  on  l'a  vu,  quand  M.  Fontaoîer 
réclamait  son  assistance  au  moment  le  plus  critique. 

L'émotion  fui  grande,  on  le  conçoit,  dans  toutes  les  colonies  eu- 


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LES   AJFAIRES   DE   CHINE.  63 

ropéeanes  des  mers  de  Chine,  dès  que  la  nonvelle  de  cet  horrible 
massacre  s'y  fut  répaDdae.  Etait-ce  avec  iatentiiM]  que  les  émeu- 
tiers  ne  s'étaient  attaqués  qu'aux  missionnaires  catholiques  et  aux 
Français?  Les  émigrans  de  tous  les  pays,  les  négocians  aussi  bien 
que  les  prêtres,  n'étaient-ils  pas  menacés  du  même  sort?  Que  l'on 
juge  de  l'inquiétude  que  devaient  ressentir  les  habitans  de  Shang-hsî 
sans  autre  protection  qu'un  bataillon  de  500  volontaires.  La  valeur 
des  marchandises  entreposées  dans  le  quartier  européen  et  des  bâ- 
tîmens  construits  par  les  résidens  est  estimée  &  500  ou  000  millions 
de  francs;  c'était  eu  vérité  une  belle  proie  pour  les  brigands  qui 
venaient  de  saccager  les  missions  de  Tien-tsin.  La  France  et  l'An- 
gleterre entretiennent  de  nombreux  navires  de  guerre  dans  ces  pa- 
rages; mais  la  station  principale  est  sur  les  côtes  salubres  du  Ja- 
pon. Il  ne  reste  sur  le  littoral  de  la  Chine  que  quelques  canonnières, 
qui  E>0Qt  une  protection  insufQsante.  Ainsi  il  n'y  a  d'ordinaire  devant 
Shang-haï  qu'un  seul  de  ces  petits  bâtimens.  Cependant  trois  se- 
maines après  l'événement  les  amiraux  anglais  et  français  étaient  à 
l'ancre  dans  le  Peï-ho  avec  leurs  forces  disponibles.  M.  de  Roche- 
chouart,  chargé  d'aCTaires  de  France,  s'y  était  rendu  de  Pékin; 
mais,  à  su]  poser  que  ce  diplomate  eût  osé  prendre  sur  lui  la  grave 
responsabilité  d'une  déclaration  de  guerre,  l' insuffisance  des  arme- 
mens  à  sa  disposition  lui  commandait  une  attitude  expectante.  Le 
Peï-ho  est  gelé  depuis  le  mois  de  novembre  jusqu'en  mars.  Les 
troupes  de  débarquement  que  les  amiraux  auraient  pu  mettre  à 
terre  étaient  assurément  trop  faibles  pour  s'y  maintenir  en  l'absence 
des  canonnières.  Une  attaque  de  vive  force,  dirigée  contre  Tien-tsin 
ou  contre  les  forts  du  Takou,  en  admettant  qu'elle  eût  réussi,  au- 
rait eu  pour  conséquence  inévitable  l'évacuation  des  provinces  du 
nord  par  tous  les  Européens  avant  l'hiver.  Or  les  ambassadeurs  n'en 
pouvaient  douter,  une  fois  sortis  de  Pékin  de  cette  façon,  ils  n'y 
rentreraient  plus  qu'avec  une  armée  victorieuse,  comme  en  1859. 
Il  parait  au  surplus  que  le  gouvernement  chinois  était  lui-même 
partagé  d'avis  sur  la  suite  qu'il  convenait  de  donner  à  cette  affaire. 
Les  plus  ardens  voulaient  déclarer  franchement  la  guerre  aux  élran- 
^gers  et  les  expulser  de  tous  les  ports;  ils  soutenaient  que  l'armée 
chinoise,  disciplinée  par  des  instructeurs  européens,  pourvue  de 
fusils  européens,  était  maintenant  en  état  de  tenir  tête  aux  bar- 
bai-es.  Tseng~kou-fan  était  l'âme  de  ce  parti.  De  plus  modérés  se 
seraient  contentés  d'une  attaque  générale  contre  les  établissemens 
catholiques,  c'est-à-dire  contre  les  protégés  du  drapeau  français; 
leur  plan  était  d'expulser  chaque  nation  l'une  après  l'autre,  à  com- 
mencer par  la  France,  afin  d'éviter  la  coalition  des  puissances  eu- 
ropéennes, contre  laquelle  la  Chine  aurait  peine  à  lutter  avec  avan- 
tage. Il  parait  que  le  prince  Kong  n'appuyait  ni  l'un  ni  l'autre  de 


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6&  lETDB  DES   DBDX   HOKDES. 

ces  deux  partis  ;  plus  juste  appréciateur  des  ressources  de  sa  patrie, 
il  voulait  s'en  teuir  à  la  lettre  des  traités  et  vivre  en  bonue  intelli- 
gence avec  les  étrangers.  Son  avis  prévalut  :  il  fut  convena  que  sa- 
tisfaction serait  donnée  au  représentant  de  la  France,  toutefois  avec 
les  réticences  et  les  lenteurs  gui  font  tout  le  succès  de  la  diplo- 
matie chinoise.  Ce  fut  à  la  suite  de  cette  résolution  que  Tseng- 
iLOu-fan  reçut  l'ordre  de  faire  une  enquête  sur  les  évënemens  du 
21  juin,  et  que  Tcbouog-bou  fut  nommé  ambassadeur  près  la  cour 
des  Tuileries.  Deux  des  principaux  auteurs  du  massacre  se  trou- 
vaient donc  cbargés  de  punir  les  coupables.  Quant  au  troisième, 
Cheo-kou-jui,  Tbomme  d'acdon,  il  était  bien  connu  dans  la  popu- 
lation indigène  que  l'empereur  l'avait  reçu  depuis  lors  en  audience 
parUculière. 

Avec  des  gens  tels  que  sont  les  Cbinois,  la  justice  n'est  effective 
qu'à  la  condition  d'être  prompte  ;  il  faut  que  le  cbitiment  suive  de 
près  la  faute.  Tseng  ne  manifesta  nul  empressement  à  s'acquitter 
de  la  mission  dont  on  l'avait  chargé.  Son  arrivée  &  Tien-tsin  fut 
ajournée  sous  prétexte  de  maladie;  puis,  quand  il  y  vint,  l'un  de  ses 
premiers  actes  fut  de  révoquer  les  magistrats  municipaux  dont  la 
connivence  était  par  trop  évidente.  Il  fit  en  outre  arrêter  quelques- 
uns  des  plus  infimes  acteurs  du  complot;  mais  par  compensation  il 
retenait  en  prison  plusieurs  chrétiens  indigènes,  qui  ne  furent  ren- 
dus à  la  liberté  qu'après  avoir  été  torturés,  sous  prétexte  de  leur 
faire  avouer  leur  participation  aux  crimes  des  missionnaires  catho- 
liques. Cela  fait,  Tseng-kiou-fan  attendit  patiemment  que  les  ré- 
clamations du  chargé  d'affaires  de  France  eussent  le  temps  de  s'af- 
firmer. On  ne  peut  douter  que  M.  de  Rochechouart  fût  dans  une 
extrême  perplexité,  puisqu'il  lui  fallait  trois  mois  au  moins  pour 
recevoir  des  instructions  écrites  de  son  gouvernement.  Par  bonbeur, 
l'opinion  publique  des  Européens  le  soutenait,  et  lui  conseillait  une 
conduite  vigoureuse.  Une  feuille  périodique  estimée  dans  ces  pa- 
rages lointains,  le  North  China  Herald,  dressait  ainsi  qn'il  suit  le 
bilan  des  réparations  à  exiger  de  l'autorité  impériale  :  dégrader  les 
principaux  mandarins  et  les  mettre  à  mort,- dégrader  les  autres 
mandarins  de  la  localité  et  les  exclure  de  toute  fonction  publique, 
inscrire  sur  le  lieu  du  crime  une  tablette  commémorative,  faire  ' 
payer  par  la  ville  une  forte  indemnité  et  le  prix  de  la  reconstruction 
des  bâlimens  incendiés,  priver  la  ville  de  Tien-tsin  pendant  vingt 
ans  du  droit  d'envoyer  des  candidats  aux  examens  provinciaux, 
enfin  occuper  les  forts  du  Takou,  ou  les  raser  entièrement.  Les  deux 
paragraphes  les  plus  importans  de  ce  programme  étaient  la  mise 
à  mort  des  mandarins  compromis  dans  l'affaire  et  l'interdiction  aux 
candidats  locaux  de  se  présenter  aux  examens,  car  cela  atteignait  la 
classe  des  lettrés,  qui  était  notoirement  la  plus  hostile  aux  étrangers. 


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LES  ATFAISES   DE   CHINE.  65 

Vers  le  commencement  de  septembre  eaOn,  c'est-à-dire  deux 
mois  et  demi  après  l'événement,  la  Gazette  de  Pékin  rendit  public 
le  rapport  de  Tseng  et  de  son  complice  Tchoung-hou.  Toute  l'alBûre 
résultait,  à  les  en  croire,  des  calomnies  auxquelles  les  jésuites,  les 
lazaristes  et  les  sœurs  de  charité  s'étajeot  exposés  ;  les  deux  man- 
darins avaient  la  bonté  de  reconnaître  que  ces  calomnies  n'avaient 
aucun  fondement;  mais  ils  excusaient  la  populace  de  Tien-tsîn  de 
s'y  être  laissé  prendre,  et  ils  voulaient  bien  convenir  que  les  au- 
torités locales  n'avùent  pas  pris  des  précautions  suffisantes,  en 
raison  de  quoi  les  mandarins  avaient  été  justement  révoqués  de 
leurs  fonctions.  C'était  se  débarrasser  à  bon  compte  d'une  lourde 
responsabilité.  A  cette  époque  déjà,  l'on  savait  en  Chine  quels  cruels 
revers  la  France  veoùt  d'éprouver  en  Europe.  Le  gouvernement  de 
l'empereur  n'ignorût  pas  que  nous  ne  pouvions  songer  à  lui  faire 
la  guerre,  et  il  se  flattait  que  les  autres  puissances  occidentales  ne 
rengerùent  pas  nos  offenses.  En  effet,  M.  de  Bochechouart,  après 
s'être  montré  très  ferme  dès  le  début,  s'était  vu  dans  l'obligaljoQ 
de  paraître  moins  exigeant  par  crainte  d'engager  la  flotte  française 
dans  une  lutte  impossible.  IJn  peu  plus  tard ,  les  mandarins  parlè- 
rent d'une  indemnité  pécuniaire.  Chez  eux,  la  vie  humaine  est  pour 
ainsi  dire  tarifée.  Il  n'y  a  pas  de  grande  ville  où  pour  cinq  cents 
francs  par  tête  on  ne  trouve  des  malheureux  disposés  à  subir  la 
peine  capitale  en  assurant  la  fortune  de  leur  famille.  Les  Chinois 
offrirent  donc  une  grosse  somme  en  dédommagement  des  pertes  que 
les  missions  avaient  éprouvées.  L'évoque  catholique  de  Pékin  ré~ 
pondit,  comme  on  pense,  que  les  missionnaires  donnaient  leur  vie, 
mais  qu'ils  ne  la  vendaient  pas;  il  refusa  même  de  recevoir  la  va- 
leur des  bàtimens  incendiés  avant  que  le  gouvernement  français  se 
fût  déclaré  satisfait  des  réparations  accordées.  Cependant  les  princi- 
paux acteurs  du  massacre  se  reliraient  l'un  après  l'autre  de  la  scène. 
Le  vice-roi  de  Nantin,  Ma,  venait  d'être  assassiné  ;  c'était  un  pro- 
tecteur des  chrétiens,  ou  du  moins  il  avait  tenu  la  main  avec  fer- 
meté à  ce  que  le  tnûté  de  Tien-tsin  fût  exécuté  de  bonne  foi  dans 
son  gouvernement.  Tseng-tou-fan  lui  succéda;  était-ce  par  dis- 
grâce que  ce  haut  personnage  revenait  à  son  andenne  résidence?  H 
n'est  guère  probable.  Le  gouvernement  général  du  Tché-li  a  l'a- 
vantage d'être  rapproché  de  Pékin;  mais  beaucoup  préfèrent  celui 
des  deux  Eiangs,  qui  est,  par  son  éloigoement,  plus  indépendant 
du  pouvoir  central.  Le  protégé  de  Tseng,  Chen-kou-jui ,  s'étMt  re- 
mis en  route  pour  préparer  sans  doute  de  nouvelles  attaques  contre 
les  barbares.  Quant  à  Tchoung-hou,  il  partait  pour  l'Europe  en  am- 
bassade extraordinab^;  M.  Jules  Favre  l'a  reçu  en  cette  qualité  le 
5  avril  dernier.  Nous  ignorons  quel  a  été  le  résultat  de  l'entreYue; 

101»  SOT.  —  iSII.  i_ 

nigiUrrlbyGOOglC 


66  R£VD£   DES  DEDX   MONDES. 

mais  nous  savons  que  la  coloaie  de  Shang-haî ,  aussi  bien  que  les 
Fésidens  des  autres  ports  de  la  Clilne,  a  âénoncé  Tchonng-hou  à 
FEurope  comme  un  complice  de  l'assassinat  des  vlitgt-deux  Ean>- 
péens  de  Tien-tsin.  ïl  était  le  premier  magistrat  de  la  cité,  et  î]  a 
refusé  d'ifllervenïr  qaaad  le  coasul  anglais  et  après  lui  M.  Fonta- 
nlerle  supplièrent  d'apaiser  la  foule;  si!  n'était  pas  Tuo  des  insti- 
gateurs du  complot,  il  n^a  fait  aucun  effort  sérieux  pour  découTiir 
les  auteurs  de  cet  abominable  atteataU 

IV. 

Si  déplorable  que  soit  en  elle-iniême  la  catastropTie  du  21  jnîn 
1870,  c'est  peut-être  avant  tout  par  ses  conséquences  prochaines 
qu'il  convient  de  l'envisager.  En  Chine,  tous  les  peuples  de  rOcâ- 
deut  sont  solidaires.  Qu'ils  soient  négocians  ou  missionnaires,  de 
xace  anglo-saxonne  ou  de  race  latine,  aux  yeux  A<is  indigènes  Eq- 
rf^éens  et  Américains  sont  des  étrangers,  des  barbares,  parlant  la 
même  langue,  professant  la  même  religion.  Ce  qui  profite  ou  nuit  & 
U  France  ne  peut,  dans  l'extrême  Orient,  que  profiter  ou  nuire 
aux  autres  puissances.  Aussi,  dès  le  2J  juin,  les  ministres  plénipo- 
tentiaires des  Ïtats-Unls,  d'Espagne,  de  Bdgique  et  de  Prusse  et 
les  chargés  d'affaires  d'Angleterre  et  de  Russie  s' unissaient-ils  i 
M.  de  Rocbechouart  pour  adresser  au  Tsung-U-yameii  une  protes- 
tation contre  le  massacre  de  la  colonie  française.  En  réalité,  l'unloB 
des  diplomate^  de  race  blanche  n'était  pas  aussi  complète  qu'on 
l'eût  pu  croire,  à  tel  point  qu'on  se  laisse  aller  à  penser  que  cette 
démarche  ne  fut  qu'un  acte  de  haute  convenance.  On  remarquait 
dans  leur  protestation  collective  cett'  phrase  curieuse  :  ii  les  soussi- 
gnés ne  doutent  pas  que  le  gouver:icment  cle  l'empereur  partage 
l'indignation  générale  qu'ont  înspirén  ces  atrocités,  et  qu'il  a  con- 
science de  la  responsabilité  qui  pèse  sur  lui,  car,  dans  le  cas  où  de 
tels  actes  se  reproduiraient,  la  position  du  gouvernement  impérial 
serait  sérieusement  compromise  dans  Je  inonde  entier.  »  De  moins 
naïfs  se  seraient  imaginé  que  cette  seule  affaire  sudisait  L  compro- 
mettre le  Céleste-Empire.  Les  Anglais  auraient  bien  voulu  se  per- 
suader que  les  Français,  seuls  vlciimes  des  émeutiers  de  Tien- 
tsin,  étaient  aussi  les  seuls  Européens  antipathiques  fi  la  popoL-ition 
cbinoise.  Qu'on  en  juge  parles  propres  paroles  du  ministère  britan- 
nique. Le  24  mars  de  cette  année,  lord  Granville  est  appelé  à  don- 
ner son  avis  sur  cette  grave  afTaire  devant  la  cliambre  des  lords.  11 
attribue  le  massacre  aux  préjugés  de  la  populalmo  native,  aux  im- 
prudences des  missionnaires,  à  la  baine  des  Chinois  contre  l'étranger 
et  à  rinerlie  des  mandarins.  11  exprime  le  regret  que  le  tdergê  ca- 


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LES   AFFAIRES   DE   CHINE.  67 

tholîque,  sans  éguds  pour  les  intérêts  commerciaux  des  autres 
peuples,  se  compromette  vis-i-vis  des  indigènes  par  ooe  propar- 
gïmde  trop  active. 

En  ce  qui  concame  la  situation  relatire  des  prêtres  catholiques 
et  des  ministreB  protestans  en  face  de  la  population  chinoise,  deux 
mots  d'explicatton  sont  nécessaires.  Les  premira^  sont  de  pauvres 
gens,  dépourvus  parfois  d'éducaUon,  mais  profondément  imbus  de 
l'idée  du  devoir,  qui  sacrifient  famille,  patrie  et  bÏMi-ôtre,  font  ab- 
négation de  leur  vie  même,  vivent  avec  le  bas  peuple,  s'babîUent 
comme  lui,  et  donnent  ks  plus  belles  années  de  leur  existence  à 
l'œuvre  pénible  de  ia  propagande.  Détestés  par  les  mandarins,  dont 
ils  sapent  l'influence,  ils  sont  en  général  bien  accueillis  par  le  vul- 
gaire, auquel  ils  s'adressent  de  pi^férenoe,  et  leurs  efïiH'ts  ne  res- 
tent pas  stériles.  Les  ministres  protestans,  toujours  habillés  de  nov 
et  cravatés  de  blanc,  n'ont  pas  les  mêmes  visées.  Agens  bien  rétri- 
bués de  riches  sociétés  bibliques,  ils  accompagnent  les  consuls  an-  ■ 
glaîs,  ils  n'ont  pas  la  prétention  de  les  devancer.  En  revanche,  leurs 
succès  sont  presque  nuls,  car  ce  n'est  pas  en  distribuant  des  bibles 
&  la  douMÎne  que  l'on  fait  faeaucoop  de  prosélytes. 

Soit  jalousie,  soit  crainte  réelle,  les  Anglais  disaient  depuis  long- 
temps déjà  que  les  actes  du  clergé  catholique,  ainsi  que  l'appui 
qu'il  recevait  des  consuls  françiis,  étaient  un  grave  sujet  d'inquié- 
tude pour  les  autres  nations  chrétiennes.  Ce  n'est  point  que  les 
missionnaires  eussent  rien  à  craindre  du  fanatisme  religieux  des 
Chinois,  par  la  bonne  raison  que  œ  ùtnatisme  n'esisle  pas.  Les 
Chinois  des  classes  inférieures  n'ont  d'autre  religion  qu'on  respect 
superstitieux  pour  la  mémoire  de  ieurs  ancêtres;  les  lettiés  sont 
bouddhistes,  ce  qui  veut  presque  dire  athées;  les  bonees  ou  prê- 
tres sont  ignorans  et  méprisés,  par  conséquent  ils  n'ont  aucune 
influence.  La  prédication  chrétienne  ne  rencontrerait  donc  aucun 
obstacle,  si  les  mandarins  ne  sentaient  que  l'enseignement  de  ces 
nouvelles  doctrines  porte  atteinte  au  prestige  factice  dont  ils  sont 
entourf^s.  Ce  n'est  pas  tout  :  il  dépirdt  aux  Anglais  comme  aux  lettrés 
chinois  de  voir  que  la  France  exerce  un  patronage  bienveillant  sur 
tous  les  convertis.  Au  dire  des  Anglais,  qui  ne  sont  en  cela  que 
l'écho  des  mandarins,  un  chrétien  natif  qui  se  prend  de  querelle 
avec  un  voisin  non  converti  invoque  la  protection  des  miBsionoûres; 
ceux-ci  en  appellent  mi  consul  français,  qui  intervient  en  faveur 
de  son  prétendu  coreligionnaire,  si  bien  qu'un  procès  entre  deux 
natifs,  au  lieu  d'être  simplement  porté  devant  le  tribunal  indigène, 
devient  une  querelle  inter  nations  le  dans  laquelle,  ea  vertu  de  la 
puissance  supérieure  des  canonnières  et  des  ofiiciei's  français,  le 
client  des  missionnaires  a  toujours  raison.  Aussi  les  auloritée  chi- 


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es  RErU£   DES   DEUX  UONDES. 

□oises  prétendent-elles  qu'un  grand  nombre  des  convertis  sont  de 
malhonnêtes  gens  qui  ne  voient  dans  le  baptême  qu'un  moyen  éco- 
nomique d'acquérir  des  protecteurs  puissana.  H  ne  nous  surprend 
pas  que  les  mandarins  sèment  des  bruits  de  ce  genre;  mats  nous 
avons  lieu  d'être  surpris  que  les  Anglais  y  ajoutent  foi.  Lorsqu'ils 
insinuent  ensuite  que,  les  intérêts  commerciaux  de  la  France  étant 
incomparablement  moindres  que  ceux  de  la  Grande-Bretagne,  nos 
consuls  et  leurs  protégés  devraient  conserver  une  attitude  plus 
humble  à  l'égard  des  Chinois,  on  est  bien  obligé  de  leur  rappeler 
qu'il  y  a  autre  chose  dans  le  monde  que  des  affaires  d'argent, 
que,  si  notre  pays  a  partagé  les  périls  et  les  charges  de  l'expédition 
de  1859,  il  doit  aussi  en  partager  les  profits  et  en  jouir  comme  il 
l'entend,  et  qu'en  définitive  la  liberté  de  ta  prédication  chrétienne 
est  garantie  par  le  traité  de  Tien-tsin  aassi  bien  que  la  liberté  du 
commerce. 

De  ce  qui  précède  ne  résulte-t-il  pas  que  lord  Granville  avait 
mauvaise  grâce  à  se  plaindre  au  sein  de  la  chambre  des  lords  de  la 
conduite  imprudente  des  missionnaires  catholiques?  Il  n'avut  pas 
moins  tort  d'attribuer  ie  massacre  du  25  juin  à  la  nonchalance  des 
mandarins,  qui  notoirement  n'avaient  été  que  trop  actifs  dans  cette 
sanglante  affaire;  le  récit  des  faits  que  l'on  vient  de  lire  le  prouve 
surabondamment.  Quant  à  une  prétendue  haine  à  l'égard  de  l'é- 
tranger, c'est  une  erreur  profonde  d'attribuer  au  peuple  entier  un 
sentiment  que  les  classes  élevées  éprouvent  seules;  tout  indique  au 
contraire  que  les  gens  du  commun,  doux  et  hospitaliers  par  nature, 
ne  partagent  pas  les  répugnances  intéressées  des  mandarins;  labo- 
rieux, âpres  au  gain,  ils  comprennent  à  merveille  que  la  présence 
des  Européens,  tout  en  les  enrichissant,  les  allège  en  partie  du  joug 
des  mandarins. 

Allons  au  fond  des  choses  :  la  question  chinoise,  qui  se  dresse 
h.  l'improviste  en  un  moment  si  peu  opportun,  n'est  qu'une  des 
faces  toutes  pareilles  de  la  situation  extérieure  de  la  Grande-Bre- 
tagne. En  Chine,  comme  en  Europe  et  aux  États-Unis,  la  politique 
égoïste  du  cabinet  Gladstone  accule  cette  grande  nation  dans  une 
impasse  d'où  elle  ne  peut  sortir  que  par  une  humiliation  ou  par 
une  catastrophe  :  encore  n'est-elle  pas  certaine  d'avoir  toujours  le 
choix.  N'est-ce  donc  que  comme  appoint  de  la  France  que  l'Angle- 
terre a  compté  depuis  vingt  ans  dans  les  aff^res  du  monde,  puis- 
que, la  France  se  retirant,  l'Angleterre  s'efface?  Les  meurtres  de 
Tien-tsin  ne  sont  pas  encore  vengés,  ils  ne  le  seront  pas  :  nous 
sommes  hors  d'état  d'entreprendre  en  ce  moment  une  expédition 
lointaine,  et  les  autres  puissances  ne  manifestent  pas  l'intention 
d'agir  à  notre  place  avec  l'énei^ie  que  nous  aurions  montrée  en 


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LES  AFFAIRES  DE   CHINE.  69 

d'autres  temps.  L'ambassade  de  Tchoung-hou  ae  mérite  que  d'être 
tenue  à  l'écart.  Quand  ménie  a  personnage  se  disculperait  des 
graves  soupçons  qui  pèsent  sur  lui,  c'est  en  Chine,  à  Tien-tsin,  sur 
le  lieu  même  de  l'attentat,  en  présence  de  la  foule  qui  a  été  com- 
plice, que  la  réparation  doit  être  accordée;  autrement  le  peuple 
n'en  saura  rien,  et  les  mandarins  n'en  tiendront  aucun  compte. 
Jusqu'au  jour  de  cette  réparation,  dont  le  succès  est  plus  que  dou- 
teux, les  autorités  chinoises  ont  lieu  d'être  satisfaites  de  leur  com- 
plot du  mois  de  juin  1870  :  elles  ont  eu  le  bon  sens  de  ne  s'atta- 
quer qu'à  une  seule  pation  à  la  fois;  cela  leur  a  réussi.  Comme  on 
devait  s'y  attendre,  elles  ne  s'en  tiennent  point  à  ce  premier  succès, 
s'il  faut  ajouter  créance  aux  nouvelles  graves  que  les  derniers  cour- 
riers ont  apportées.  D'après  un  document  de  Shang-haî  en  date  du 
12  avril,  le  gouvernement  chinois  aurait  adressé  aux  ministres 
étrangers  une  dépêche  demandant  l'abolition  des  écoles  de  jeunes 
ûlles  et  l'interdiction  de  tout  enseignement  contraire  aux  doctrines 
de  Confuctus.  Les  missionnaires  seraient  dorénavant  traités  comme 
sujets  chinois,  à  l'exception  de  ceux  qm  résident  dans  les  ports  ou- 
verts aux  Européens.  Il  serait  interdit  aux  femmes  d'assister  au 
service  divin,  et,  en  cas  de  nouveaux  massacres,  les  victimes  n'au- 
rûent  aucun  droit  à  indemnité;  les  assassins  seraient  seulement 
passibles  des  peines  édictées  par  la  loi  chinoise.  Ceci  n'ajoute  pas 
un  centime  aux  tarifs  douaniers  de  l'opium  ou  de  la  soie;  m^s  qui 
peut  dire  k  quel  point  ces  restrictions,  si  elles  se  réalisaient,  ébran- 
leraient la  situation  des  Européens  en  Chine  I 

A  notre  avis,  la  conduite  de  la  France  en  cette  conjoncture  doit 
£tre  franche  et  nette.  Les  événemens  nous  condamnent  pendant 
quelque  temps  à  une  politique  d'abstention;  sachons  en  prendre 
résolument  notre  parti,  et  commençons  par  la  Chine.  Qu' avons- 
nous  de  particulier  à  protéger  dans  cette  région  lointaine?  Des  mis- 
sionnaires et  deux  ou  trois  maisons  de  commerce.  Nous  n'avons 
guère  à  nous  inquiéter  de  ces  dernières,  car  leurs  grands  établis- 
semens  situés  à  Sbang-haî,  à  Hong-kong,  partageront  le  sort  des 
établissemens  britanniques.  Les  Suisses  et  les  Allemands  font  au 
moins  autant  d'affaires  que  nos  nationaux  sans  avoir  des  consuls 
dans  tous  les  ports  et  des  flottilles  de  canonnières  sur  tous  les 
fleuves;  imitons-les.  Quant  aux  missionnaires,  nous  ne  leur  ferons 
pas  l'injure  de  croire  qu'ils  ne  peuvent  marcher  qu'à  l'ombre  du  pa- 
villon français.  Les  jésuites,  qui  parcoururent  la  Chine  entière  au 
xvm'  siècle  et  qui  en  ont  dressé  la  carte  la  plus  exacte  que  l'on  en 
possède  encore,  n'avaient  d'autre  défense  que  leur  brévî*e.  Ils 
ont  voyagé,  il  y  a  vingt-cinq  ans,  du  littoral  aux  montagnes  du 
Thibet  sans  réclamer  l'appui  d'un  consul  ou  d'un  bateau  à  vapeur. 


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70  BErtTE  DIS  BBOX  mNHa. 

Depuis  la  première  ambassade  do  baroa  Gm,  notre  polilifDe 

dsDS  l'eitrtee  Orient  a  été  celle  d'une  natiin  cheraleres«fue  ^oî 
a  CD  we  ks  intérêts,  de  rbamaiàlé  entière  plutM  qoe  son  propre 
profit.  L'Europe  dods  a  ngnifié  uaet  brutaleDient  en  1870  qoe  ce 
rôle  lai  déplaît  :  renonçona-y  poar  le  inomeM.  Laissons  l'Angle- 
terre  se  défendre  senie  en  Chine  coatre  les  Cfainois,  aa  Canada 
contre  les  Américains  du  Nord,  dans  la  Uer-Koîre  centre  les  Humea. 
Et  cependant  la  cause  dont  la  France  était  en  Chine  )e  défenseur 
désintéressé  est  bien  plus  importante  qae  ne  l'imagineot  les  esprits 
snperiicïels;  c'est  sur  les  bords  de  la  mer  orientale  qae  s'agite  k 
notre  époque  la  lotte  entre  les  deux  principales  fractions  de  l'hu- 
manité. Les  ethnologues  ont  divisé  la  popolation  du  globe  en  races 
qui  diflêrent  par  les  traita  physiques,  par  l'intelligence,  par  la  Talear 
morale,  au  point  que  certains  ont  nié  qu'elles  eussent  une  origine 
commune.  Les  unes  prospèrent  et  s'étendent,  d'autres  dépéris- 
■ent.  Les  n^res,  paresseux  et  iosonciuis,  ne  vivent  à  l'aise  que 
dans  une  étroite  région  de  la  terre,  la  zone  tropicale.  Les  Peaux- 
Rongea  de  l'Amérique  dn  Nord,  qni  n'ont  d'autre  industrie  que  la 
chasse,  disparaissent  au  contact, des  Européens.  Seuls,  leshonnnes 
blancs  et  les  hommes  jaunes  ont  la  faculté  de  vivre  aous  tuas  les 
climats,  l'énei^ie  de  coloniser  des  provinces  nouvelles.  L'Européen 
a  plus  d'intelligence  et  d'industrie,  le  Chinois  a  plus  de  patience  et 
moins  de  besoins.  Dans  les  terres  chaudes  de  la  Malaisie,  le  Chinois 
l'emporte;  sous  les  climats  tempérés  de  l'Australie  et  de  la  Cali- 
fornie, l'Européen  ne  fait  pencher  la  balance  k  Bon  profit  que  par 
des  lois  restrictives.  Notre  globe  doit-il  être  partagé  entre  les  deux 
racesf  Mais  où  tracer  la  ligne  de  démarcation?  n'est-it  pas  plus 
nûsonnable  de  souhaiter,  plus  hnniain  d'admettre  qne  la  cîviFisa- 
ti<m  chrétienne  de  l'Europe  triomphera  des  partisans  de  Confucius 
et  de  Bouddha?  Que  ce  résultat  définitif  s'obtienne  par  la  lutte  de 
vive  force,  ou  par  one  fusion  pacifique,  il  y  faut  le  concours  de  tons 
les  peuples  de  race  Manche.  Nos  malheurs,  hélas  ï  nous  commandent 
une  politique  de  réserve.  Ajoomoos  à  d'autres  temps  nos  progrès 
de  ce  côté.  Les  mines  que  l'^nhition  de  la  Prusse  a  entassées  ne  sont 
pas  toutes  dans  l'OHéanais  ou  dans  la  banlieue  de  Paris  :  il  y  en 
a  sur  les  bords  de  la  Tamise  comme  sur  ceux  de  la  Sprée;  il  y  en  a 
dans  la  vallée  dn  Peï-bo  et  sur  les  rives  do  fleuve  ïang^^sé. 


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BUDGET  DE  LA  REPUBLIQUE 


Parmi  les  dHBcoïtés  de  tonte  espèce  créées  à  fa  France  par  les 
fiinestes  événemens  âe  1870  et  de  {S7),  la  question  da  budget  dé 
l'état  n'est  certaÏDement  pas  la  plus  simple  à  résoudre.  Les  dé- 
penses de  la  guerre  étrangère  et  de  la  ^erre  civile,  l'énorme  in- 
demnité de  5  milliards  stipulée  en  faTeor  de  !a  Prusse,  la  perte  de 
trois  riches  départemens,  ont  gravemeot  altéré  les  conditions  d'a- 
près lesquelles  on  avait  eoutome  d'asseoir  le  calcul  des  recettes  et 
des  charges  puMiqnes.  L'ancien  équilibre  s'est  trouvé  violemment 
rompu,  et,  pour  le  rétablir,  it  faut  rechercher  les  bases  oouvelles 
sur  lesquelles  devront  reposer  les  budgets  de  l'avHiir.  Ce  n'est  pas 
suis  un  déchirement  prc^bud  que  l'on  procède  à  ce  travail,  car  on 
y  rencontre  i  chaque  pas  la  (race  de  nos  raalhetirs,  et  l'on  poursmt 
une  œuvre  d'immolations  douloureuses.  On  atteint  tous  ceux  qui 
servent  l'état,  on  frappe  les  contribuables,  on  interrompt  des  entre- 
prises fécondes.  L'amélioration  des  petits  traitemens,  les  travaux 
d'embellissement  et  les  travaux  utiles,  les  coostructions  de  lignes 
ferrées,  de  routes,  de  canaux,  le  perfectionnement  des  voies  navi- 
gables, le  déveIopp«neiit  des  ebemins  Ticinaux,  tout  se  troore  ea- 
veloppé  dans  les  mesures  rigoureuses  dictées  par  la  nécessité  âe 
f  économie.  On  se  yoit  forcé  d'arracber  ao  pays  une  partie  de  s«i 
Irien-étre  pour  payer  la  rançon  de  ses  désasties.  Partout  où  des  ré- 
ductions sont  possibles,  on  doit  les  réaRser  afvee  une  fermeté  mê- 
branlable,  sans  autre  souci  ni  sans  autre  règle  que  Tamour  du  bien 
public  et  le  respect  scnrpaleux  des  engagonens  de  l'état.  On  àmt 
se  préoccuper  avant  tout  de  pourvoir  aux  services  essentrels.^ayer 
la  dette,  entretenir  l'armée  et  lui  donner  la  force  nécessaire  pour 
agir  efficacement  contre  les  ennemis  du  drfiors  et  du  dedans,  asstr- 


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72  BETU£  DES  DEUX  MONDES. 

rer  le  fonctionnement  de  la  jnsUce,  l'exercice  des  cultes,  l'iiistruc- 
tioD  de  ta  jeunesse,  l'administration  du  pays.  A  cet  emploi  doivent 
£tre  consacrés  les  premières  ressources,  les  revenus  les  plus  clairs 
de  l'état.  Viendront  ensuite  les  besoins  moius  urgens,  dont  on  me- 
surera la  part  selon  le  supplément  de  sacrifices  qu'il  sera  pennis  de 
demander  aux  contribuables.  Malheureusement  le  régime  le  plus 
sévère  ne  pourra  contre-balaocer  le  poids  des  nouvelles  dépenses. 
On  ne  saurait  échapper  k  l'augmentaUoD  des  impôts.  Il  est  pénible, 
après  les  ruines  accumulées  depuis  un  an,  de  venir  au  mUieu  des 
propriétés  ravagées,  des  fortunes  compromises,  des  populations 
souffrantes,  prélever  au  nom  de  l'état  une  part  plus  grosse  que  de 
coutume.  Il  est  cruel  de  venir  disputer  à  chaque  citoyen  tme  par- 
celle de  ce  qu'il  a  pu  sauver,  quand  au  contraire  on  serait  tenté  de 
lui  tendre  une  main  secourable;  mais,  quelles  que  soient  les  répu- 
gnances, il  faut  subir  cette  loi  de  notre  destinée,  et  nous  devons 
accepter  courageusement  cette  dernière  épreuve  avec  la  pensée  que 
notre  résignation  à  supporter  ces  sacrifices  sera  le  meilleur  gage 
de  notre  patriotisme  et  le  moyen  le  plus  sftr  de  rendre  bientdt  à  la 
France  sa  puissance  et  sa  grandeur. 

C'est  donc  par  le  jeu  combiné  de  ces  deux  procédés,  la  dimiou- 
lion  des  dépenses  et  l'augmentation  des  impAts,  qu'on  peut  désor- 
mais  réussir  à  constituer  l'équilibre  du  budget.  Nous  allons  essayer 
d'examiner,  au  premier  de  ces  points  de  vue,  les  mesures  qui  pour- 
rûent  aboutir  à  ce  résultat  désirable.  Auparavant,  pour  définir  avec 
plus  de  précision  le  but  que  nous  voudrions  atteindre,  nous  com- 
mencerons par  évaluer  l'accroissement  des  charges  imposées  au 
trésor  public  par  les  derniers  événemens,  et  par  mesurer  l'écart 
qu'il  faut  remplir  au  moyen  des  économies  et  des  surtaxes. 

I. 

Au  l*'  janvier  1870,  la  dette  consolidée  s'élevait  en  chiffres  ronds, 
déduction  faîte  de  3  millions  de  rentes  appartenant  à  U  caisse  d'a- 
mortissement, à  la  somme  annuelle  de  380,500,000  francs.  Depuis 
cette  époque ,  ce  chiffre  s'est  accru  de  tous  les  emprunts  qui  ont 
servi  à  payer  les  frais  de  la  guerre.  Il  s'accroîtra  encore  de  tous 
ceux  qui  auront  lieu  pour  solder  les  dépenses  de  la  douloureuse 
campagne  de  1871,  pour  acquitter  l'indemnité  prussienne  et  pour 
suppléer  à  l'insuffisance  du  rendement  des  impdts,  tant  que  les 
choses  n'auront  pas  repris  leur  cours  régulier.  Nous  ne  connùssons 
pas  encore  exactement  le  chiffre  des  dépenses  militaires  engagées 
depuis  un  an  ;  d'après  les  déclarations  du  chef  du  pouvoir  exécutif, 
elles  monteraient  à  1  milliard  663  millions  pour  l'exercice  1870,  et 


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LE   BUDGET  DE   lA   RÉPUBLIQUE.  73 

à  651  millions  pour  l'exercice  1871,  soit  à  2  milliards  314  millions 
pour  les  deux  exercices  réunis.  Quand  on  les  évalue  à  3  milliards, 
on  comprend  sans  doute  la  partie  des  dépenses  payables  sur  tes 
crédits  ordinaires  aiîectés  à  l'armée.  Le  déficit  des  impôts  sur  les 
deux  années  1870  et  1871  ne  dépasserait  pas  685  millions.  L'ali- 
mentation des  troupes  allemandes  qui  occupent  notre  territoire 
monterait  à  225  millions  pour  toute  l'année  1871.  Enfin,  en  ajou- 
tant toutes  ces  dépenses  et  en  défalquant  les  27  millions  qui  repré- 
sentent l'excédant  des  économies  sur  les  supplémens  de  crédits  du 
budget  normal  de  1871,  on  aurait  la  somme  de  3  milliards  197  mil- 
lions pour  l'ensemble  des  charges  imputables  jusqu'à  ce  jour  sur  les 
ressources  non  prévues  aux  budgets  des  exercices  1870  et  1871. 

Quant  à  l'indemnité  prussienne,  on  sait  qu'elle  a  été  fixée  à 
5  milliards,  dont  deux  exigibles  à  une  époque  assez  rapprochée,  et 
les  trois  autres  dans  un  délai  de  trois  ans  à  partir  de  la  signature 
des  préliminaires  de  la  paix. 

Sur  les  8  milliards  311  millions  dont  l'origine  vient  d'être  expli- 
quée, 750  millions  ont  été  réalisés  par  un  emprunt  public  émis  par 
M.  MagaeavantleAseptembre. Cet  emprunt,  souscrit  à  30  fr.  60  c., 
a  été  recouvré  jusqu'à  concurrence  de  600  millions,  et  produit  par 
conséquent  des  arrérages  pour  un  peu  moins  de  30  millions.  Au 
mois  d'octobre,  un  emprunt  de  250  millions,  connu  sous  le  nom 
d'emprunt  Laurier,  a  été  contracté  avec  le  concours  de  la  maison 
Morgan,  de  Londres,  qui  s'est  chargée  de  l'émission  de  500,000  obli- 
gations à  500  francs,  portant  un  intérêt  de  30  francs  et  rembour- 
sables en  trente-quatre  années.  11  parait  que  la  souscription,  ou- 
verte au  taux  de  Ï25  francs,  n'a  été  couverte  en  France  que  jusqu'à 
concurrence  de  187,842  obligations,  et  de  139,635  en  Angleterre, 
et  que  le  surplus  a  été  concédé  à  la  maison  Morgan  au  prix  de 
415  francs.  Les  banquiers  auraient  touché  une  commission  de 
6,875,000  francs,  de  sorte  que  le  trésor  public,  en  s' engageant  pour 
un  capital  de  260  millions,  aurait  en  définitive  reçu  moins  de 
204  millions.  Les  aflaires  de  la  France  au  24  octobre  devaient  pa- 
raître bien  désespérées,  et  le  crédit  de  la  délégation  de  Tours  était 
bien  mince  pour  qu'on  se  résignât  à  signer  de  semblables  condi- 
tions, I!  en  est  résulté  pour  le  pays  l'obligaUon  de  payer  15  mil- 
lions d'intérêts  et  l'ainortissement  du  capital,  soit  pendant  trente- 
quatre  ans  une  annuité  de  17,399,500  francs. 

Les  autres  sommes  qui  ont  subvenu  aux  besoins  du  gouverne- 
ment ont  été  obtenues  au  moyen  de  la  vente  de  rentes  3  pour  100 
provenant  de  la  liquidation  de  la  caisse  de  la  dotation  de  l'armée, 
et  surtout  au  moyen  des  avances  de  la  Banque  de  France.  La  c^sse 
de  la  dotaUon  possédait  environ  16  millions  de  rentes.  En  supposant 


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7h  BETUK  DES  DEITX  HONDBS. 

qu'on  les  ait  négociées  à  6  pcoi  10»,  on  a  po  en  retirer  nn  capital 
de  206  millioBs,  en  écban^  dixToel  le  trésor  ne  cbit  serrir  qu'nne 
somme  de  iO  ohIImmis  pwr  tes  arrérages  des  pensions  paryaMes  par 
t'&DCÎenne  caisse  de  ta  dotation.  La  Banqae  de  France  a  fait  des 
avances  coDsidératXes.  Ë1)es  soirt,  d'aprAs  Df.  Tbïers,  de  1  imUtard 
SSOtmllioiw,  ets'aagnenterontsansdomedlansanaTemrprocfaîùii 
de  200  aHMs  mrlKons.  L'intérêt  de  ces  sonnnes,  fixé  jusqn'itn  1 
3  pour  100,  descendra  [mjbftbFcfnent  à  2  et  niënie  à  1  ponr  ÏOO,  ce 
qui,  dans  celte  dernière  hypothèse,  ne  mettrait  chaque  annëe  qne 
1^,300,000  francs  k  la  charge  dn  trésor. 

Afin  de  compléter  les  ressources  qsi  seront  encore  nécessaires  et 
de  remplir  les  engagemens  vis-à-Tis  de  Ta  Prusse,  )e  gouremeineiit 
s'est  entende  stbc  la  compagnie  rte  t'Est  poor  bénéficier  d«  Tin- 
denniîté  de  375  millions  formant  le  prix  de  rachat  par  l'Atlemaigiie 
des  chemins  de  fer  de  l'Atsaee.  Il  s'est  résolu  en  outre,  avec  Tassen- 
timent  unanime  de  l'assemblée,  à  émettre  un  emprunt  de  S  nil- 
iiards.  Le  bénéfice  des  376  millions  a  été  obtenn  au  moyen  d'nne 
annuité  de  16,600,000  francs.  Qaant  i.  l'emprunt,  il  est  oOert  au 
public  en  rentes  6  pour  100  an  cours  de  82  francs  60  cent.  On 
a  cru  avantageux  de  faire  revivre  dans  les  circonstances  présentes 
la  rente  6  pour  100,  afin  de  ménager  pour  Tavenir  la  facnlté  (fane 
convermon  et  le  profit  de  l'abaissement  qui  pourra  se  faire  dans  le 
taux  de  l'intérêt.  On  a  vu  quel  accueif  a  été  faK  à  cette  opération, 
et  comment  le  public  s'est  empressé  de  répondre  h  l'appel  et  de 
porter  ses  épargnes  au  trésor.  Les  2  milliards  vont  être  sooscrits 
à  moins  de  6  pour  100.  A  ce  prix,  la  charge  annuelle  des  intérêts 
dus  par  le  trésor  ne  dépasserait  pas  120  millions. 

Avec  les  ressoorces  que  nous  venons  d'énumérer  et  quelques 
raillions  demandés  à  ta  dette  flottante,  la  France  est  en  mesare  de 
faire  face  k  toutes  ses  obligations  présentes  et  de  compléter  le  paie- 
ment  des  deux  premiers  milliards  de  l'indemnité  de  guerre.  Quant 
aux  trois  derniers  milliards  formant  le  s<^de  de  cette  indemnité,  il 
ne  faut  pas  négliger  le  profit  que  peut  procurer  au  trésw  l'applica- 
tion de  l'article  du  traité  de  paix  qui  fixe  k  b  pour  100  te  taux 
de  l'intérêt  jusqu'à  Fépoque  du  remboursement.  H  y  a  «ne  diffé- 
rence de  1  pour  100  au  moins  entre  ce  lanx  et  celui  qu'on  obtien- 
drait probablement  aujocrd'hui  par  one  réalisation  immédiate,  et  il 
en  résulterait  ainsi  uo  btoélîce  de  30  millions  chaque  année  poi- 
dant  trois  ans.  Seulement,  comme  le  retard  dans  l'aeqaittement  de 
rindemnité  de  guerre  correspond  k  nn  retard  dans  l'évacuation  du 
territoire  français,  il  y  aura  lieu  de  délibérer  si  ce  gain  de  30  nril- 
lions  équivaut  aux  inconvéniens  du  prolongement  de  l'oceupatioD. 
Il  faudrait  obtenir  à  la  f<»s  l'éracnation  de  nos  provinces  et  le  bé- 


■  Google 


tE   BDBGBT  HE  CA  VÉPDBIJQCE.  75 

Bé&ce  du  taux  de  l'intérêt.  Ce  résultat  sefaH  attetnt,  si  l'on  poimit 
faire  accepter  à  la  Prosse  de  l»  rente  &  pour  iOO  en  paiement  deS' 
trois  derniers  milliards.  Ce»  titres  seraieal  entre  9W  mains  on  nan- 
tissement plulM  qn'an  pùemmt  dé&iitif  ;  à  t'npiratioD  de  la  tioi- 
àiaai  année,  la  France  aaradt  la  &j:altè  de  les  letirer  et  de  veraer 
en  échange  la  valeor  en  argent.  A  ce  moment,  la  rente  puV^qae 
aura  TEMsewblahlement  regagoé  une  partie  du  terrain  perdu;  le  S 
et  le  5  pour  lOOpouiroat  s'émettre  an  coun  de  60  et  de  iOO  francs, 
c'est-à-dire  i  â  pour  100,  et  de  cette  façon  l'économie  aDDuelle  de 
30  miiliona  sera  ctmserrée  au  trésor  françùs. 

En  supposant  que  les  choses  se  réalisaiit  suivant  nos  calculs  et 
nos  e^érances,  le  ciùfTre  total  des  intérêts  de  l'indemnité  de  3^  mil- 
liards sera  de  150  millions,  qui,  joints  aux  209  millions  proTenanl 
des  autres  emprunts,  formenuit  la  somme  de  369  millions  repré- 
sentant l'augmentation  du  service  de  la  dette  publique  depuis  le 
1"  janvier  1&70.  Le  traité  de  paix  ne  contient  aseune  stipulation 
particulière  en  ce  qui  concerne  la  part  de  la  dette  afférente  aux 
territoires  cédés  à  la  Prusse.  I^'y  aurait-il  pas  lieu  cependant  d'es- 
pérer que,  Gonfonnément  aux  usages  du  droit  public,  cette  porlîoa 
sera  déduite  do  montant  de  l' indemnité  due  par  la  France?  En  opé- 
rant cette  déduction  proportionnellement  aux  revenus  des  provinces 
détachées  de  notre  territoire,  qui  étaient  cwnpris  pour  un  trentièoifl 
environ  dans  les  recettes  tolales  du  budget,  on  soulagerait  la  dette 
de  ai  millions  de  rente,  ce  qui  réduirait  à  336  millioos  l'apcmssfr- 
ment  de  son  chiffre  depuis  un  an. 

L'Alsace  et  la  partie  de  la  Lorraine  abandonnées  à  l'Allemagne 
ptoduisaient  à  peu  près  58  millions  au  trésor.  En  éraluanC  à  20  mil- 
lions la  dépense  de  ces  provinces,  il  résaite  an  préjudice  de  la 
France  une  dimimition  de  38  millioos  en  produit  net.  Cette  perte 
de  ressources  réunie  k  l'augmentation  des  dépenses  de  la  dette 
élève  à  373  millions  l'écart  que  les  nouveaux  budgets  smit  appelés 
à  faire  disparaître. 

II. 

Deux  moyens,  avons-nons  dit,  doivent  concourir  à  ce  bat  :  les 
économies  d'abord  et  les  augmentations  d'impôts  ensuite.  Pour  ces 
derniers,  le  travail  a  déjà  été  fait  ici  avec  une  grande  compétence 
par  M.  Victor  Bonnet  (1).  Nous  n'aurons  donc  à  nous  occnperqne 
des  économies.  Parmi  les  divisions  dont  se  compose  le  budget,  trms 

fi]  Voy**,  ibns  la  Hevùt  âes  i"  et  15  Bïril,  te  Impôts  après  la  guerre,  par  H.  Wc- 


,  Google 


76  BETtJE   DES   DEUX  MONDES. 

fixeront  ootre  attention  :  la  dette  publique  et  les  dotations,  les  ser- 
vices généraux  des  ministërea,  les  frais  de  régie,  de  perception  et 
d'exploitation  des  impdts  et  revenus  publics. 

£a  ce  qui  concerne  la  dette  consolidée,  le  meilleur  mode  de 
réduction,  c'est  de  faire  fonctionner  l'amortissement.  Le  chef  da 
pouvoir  exécutif,  convaincu  de  cette  vérité  et  désireux  d'effacer 
promptement  de  nos  budgets  les  lourdes  charges  qui  viennent  l'ac- 
cabler, a  conçu  la  pensée  hardie  d'affecter  chaque  année  à  cet  emploi 
une  somme  de  200  millions.  Cette  allocation  remplacerait  les  res- 
sources spéciales  attribuées  à  la  caisse  d'amortisseoient  par  la  toi  du 
11  juillet  ISÔÔ,  qui  serait  abrogée.  Il  est  inutile  d'insister  sur  tes 
avantages  qui  résulteraient  d'une  pareille  mesure,  et  nous  faisons 
tous  nos  vœux  pour  que  l'exécution  de  ce  projet  soit  compatible 
avec  les  autres  exigences  du  budget  et  les  forces  des  contri- 
buables. 

Le  fonctionnement  de  l'amortissement  sur  une  grande  échelle 
rencontrera  ses  plus  grands  obstacles  dans  les  premières  années. 
Il  deviendra  chaque  jour  plus  facile  par  l'annulation  des  rentes  ra- 
chetées, et  aussi  par  le  rétablissement  des  affaires  et  le  retour  de 
la  prospérité.  La  rente  ne  tardera  pas  à  monter  sous  son  action 
puissante  et  soutenue  ;  le  crédit  public  reprendra  toute  sa  force,  le 
taux  de  l'intérêt  baissera  du  même  coup,  et  l'on  se  trouvera  rapi- 
dement en  mesure  de  seconder  l'effort  de  l'amortissement  par  une 
converâon  générale  des  rentes  6  pour  100.  La  première  opéra- 
tion de  ce  genre  aura  pour  objet  les  obligations  de  l'emprunt  Lau- 
rier, dont  le  service  est  particulièrement  dispendieux.  La  conversion 
étant  faite  en  rentes  3  pour  100  au  cours  de  60  francs,  on  diminue- 
rait de  5  millions  1/2  par  an  la  charge  de  cet  emprunt. 

La  dette  publique  se  compose  non-seulement  de  la  dette  conso- 
lidée, mais  encore  des  capitaux  de  cautionnement  et  de  la  dette 
flottante,  dont  les  intérêts  montent  à  33  millions,  et  de  la  dette 
viagère,  qui  s'élève  à  96  millions.  La  dette  viagère  comprend, 
comme  on  le  sait,  les  rentes  viagères  ainsi  que  les  pensions  mili- 
taires et  civiles  de  toute  espèce.  Parmi  celles-ci,  on  remarque  les 
pensions  des  anciens  militaires  de  la  république  et  de  l'empire. 
Elles  sont  alimentées  par  un  fonda  annuel  de  2,700,000  fr.,  qui  doit 
être  augmenté  de  968,000  francs  à  parùrdu  1"  janvier  187À.  C'est 
ainsi  que  l'a  décidé  la  loi  du  5  mai  i86d,  qui  accorde  une  pension 
de  250  francs  aux  soldats  de  la  période  impériale  et  républicaine. 
Sans  revenir  sur  les  dispositions  bienveillantes  de  cette  loi,  et  sans 
priver  de  leur  allocation  ceux  au  profit  desquels  la  pension  a  été 
liquidée,  il  conviendrait  d'arrêter  la  liquidation  des  pensions  nou- 
velles et  de  ne  les  ipscrire  qu'au  fur  et  à  mesure  dès  extinctions. 


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LE   BUDGET  DE   lA   RÉPUBLIQUE.  77 

On  entraverîdt  ainsi  dans  une  de  ses  parties  l'accroissement  de  la 
dette  viagère,  laquelle  trouvera  de  nombreux  élémens  d'augmen- 
tation dans  les  événemeDS  de  la  guerre  et  dans  les  actes  qui,  à  la 
suite  des  révolutions,  bouleversent  le  personnel  administratif.  On 
doit  compter  sur  un  accroissement  de  1  million  pour  les  pensions 
nouvelles  accordées  aux  soldats,  gardes  mobiles  ou  gardes  natio- 
naux blessés  dans  la  guerre,  ainsi  qu'aux  magistrats  et  fonction- 
naires mis  à  la  retraite  depuis  le  i  septembre.  En  déduisant  ce 
million,  l'économie  réalisée  par  la  conversion  de  l'emprunt  Laurier 
se  trouvera  ramenée  i  &  millions  1/2.  * 

Les  dotations,  qui  formaient  sous  l'empire  un  total  important, 
ont  perdu  leurs  plus  grosses  dépenses  dans  la  révolution  du  h  sep- 
tembre. Le  budget  n'a  plus  à  supporter  ni  les  25  millions  de  la 
liste  civile,  ni  les  1,500,000  francs  alloués  aux  princes  de  la  famille 
impériale,  ni  les  6  millions  1/2  du  sénat.  Il  ne  reste  plus  sur  ce 
chapitre  que  les  dépenses  administratives  et  les  indemnités  de  l'as- 
semblée nationale,  le  supplément  à  la  dotation  de  la  Légion  d'hon- 
neur et  la  dotation  allouée  pour  les  dépenses  du  pouvoir  exécutif. 

En  1849,  les  dépenses  de  l'assemblée  nationale  dépassaient 
8  millions.  Il  n'est  guère  présumable  que  l'assemblée  actuelle  puisse 
compter  un  chiffre  moindre.  Cette  somme  ne  serait  diminuée  que  si 
l'assemblée  avait  le  courage  d'en  faire  elle-même  le  sacrifice,  d'a- 
baisser ou,  mieux  encore,  de  supprimer  entièremeot  l'indemnité  at- 
tribuée à  chacun  de  ses  membres.  Dans  ce  dernier  cas,  les  seuls 
frais  seraient  ceux  du  matériel  et  de  l'administration,  et  n'excéde- 
raient pas  1,500,000  francs. 

On  a  déjà  beaucoup  discuté  le  système  de  la  représentation  gra- 
tuite. Indépendamment  de  l'économie  procurée  au  trésor,  elle  se- 
rait, selon  nous,  plus  conforme  à  la  dignité  de  l'assemblée,  à  l'au- 
stérité du  régime  républicain.  L'honneur  d'exercer  une  part  de  la 
souveraineté  nationale  nous  semblerait  plus  complet  et  plus  grand, 
s'il  n'était  pas  accompagné  d'une  rémunération  pécuniaire.  L'in- 
fluence du  député  et  l'estime  de  sa  personne  gagneraient  à  ce  que 
son  siège  à  l'assemblée  ne  fût  pas  une  place.  Il  serait  bon  d'ailleurs 
d'enseigner  par  cet  exemple  éclatant  que  l'acceptation  des  fonctions 
politiques,  loin  d'être  la  source  du  plus  mince  profit,  est  au  con- 
traire un  acte  de  désintéressement,  le  sacrifice  de  l'homme  de  bien 
résolu  à  consacrer  au  pays  son  expérience  et  sestalens  sans  attendre 
d'anke  récompense  que  la  satisfaction  de  sa  conscience  et  le  res- 
pect de  ses  concitoyens.  On  donnerait  ainsi  à  l'assemblée  plus  d'in- 
dépendance, plus  de  force  :  on  la  dégagerait  de  tout  ce  qui  pourrïùt 
dans  ses  actes  paraître  un  calcul  d'intérêt  personnel  et  mesquin; 
on  aurait  enfm  l'avantage  d'éclaircir  les  rangs  épais  des  candidats 
en  ne  suscitant  plus  leurs  convoitises  par  l'appât  d'un  traitement. 

nigiUrrlbyGOOglC 


7S  UTOE   DES  DEUX  IfORDES. 

Ces  conaidérations  mëriteiit  cerUùiiement  d'être  mises  eo  balance 
avec  celles  qui  ont  introduit  le  prindpe  de  la  rémniiératioD  du  «lé- 
puté.  Cette  rémunératioB,  il  est  Trû,  se  déduit  logiquement  de  l'é- 
tat de  notre  société  démocratiqoe.  Tout  citoyen  ponvant  accepter  le 
mandat  de  représentant,  quelle  «[ne  soit  sa  fortune,  doit  ttxwrer  les 
moyens  de  vivre  lorsqu'il  donne  soi  temps  au  serrice  de  l'état; 
mais  dans  la  pratique  on  peut  se  convaincre  que  la  paurrHé  abso- 
lue est  UD  fait  rare  parmi  les  membres  de  l'assemblée,  et  il  est 
exorbitant  de  grever  le  budget  d'une  grosse  d^>ense  pour  allouer 
l'iideinnité  aux  quelques  dépotés  à  qui  elle  est  nécessaire. 

Le  principe  de  ta  rémunération  n'est  d'ailleurs  ni  aussi  fonda- 
mental, ni  aussi  essentiel  qu'on  veut  bien  le  dire,  sans  qu(û  il  ré- 
gner^t  depuis  longtemps  à  tous  les  degrés  de  la  représentation 
publique.  Or  les  conseils  muaicipani,  les  conseils-généraux,  les 
maires  et  adjoints,  ne  reçoivent  pas  de  réc(»npense  pécuniaire,  lis 
donnent  cependant,  comme  les  députés,  leur  travail  et  leur  temps 
&  des  aflatres  multiples,  souvent  longues  et  absorbantes.  Les  cod- 
seillers-géDéraux  sont  t^igés  à  des  déplacemens  coûteux.  Pourqooi 
ne  pas  les  traiter  sur  le  même  pied?  pourquoi  Cf^s  variations  dans 
la  règle?  pourquoi  deux  poids  et  deux  mesures?  potirqaoi  ne  pas 
rétablir  l'harmoaie  dans  toute  la  série  des  représentans  du  pays  en 
adoptant  pour  tous  la  gratuité? 

Nous  n'avons  rien  à  dire  du  supplément  i  la  dotation  de  la  LégïoD 
d'honneur,  si  ce  n'est  qu'il  importe  d'être  avare,  très  avare,  de  dé- 
corations. On  obtiendra  par  là  le  double  avantage,  d'abord  de  con- 
server à  ces  distinctions  tout  leur  prix,  ensuite  de  ne  pas  obli^r 
le  budget  i  supporter  une  nouvelle  augmentation  du  crédit  qui  leur 
est  actuellement  aOecté.  Il  serait  n>ëme  nécessaire  de  décider  que 
cette  allocation  ne  saurait  être  accrue,  et  que  les  derniers  légion- 
naires nommés  n'auront  droit  au  trai(eu>eot  qu'au  moment  où  les 
extinctions  laisseront  disponible  une  partie  de  la  dotaticm. 

Quant  aux  dépenses  du  pouvoir  exécutif,  elles  viennent  d'être  ré- 
'  glées  par  l'assemblée  nationale.  Le  traitement  du  ebef  du  gouver- 
oement  a  été  fixéi  480,000  francs  par  an,  «t  le  service  de  ses  bu- 
reaux et  de  sa  maison  à  13l,»00  fr.,  soit  en  tout  611,000  tr.  Le 
chillre  total  des  dotations  se  trouverait  ainsi  réduit  à  13,500,000  fr., 
ce  serait  une  diminution  de  36  millions  sur  l'ancàen  biKlget,  qui 
comprawit  ces  dépenses  pour  49,600,000  francs. 

IlL 

Les  services  généraux  des  ministères  doivent  être  soumis  à  l'exa- 
men le  plus  sérieux;  ils  doivent  recevoir  toutes  les  simplifications 
propres  à  produire  au  trésor  des  économies  importantes,  sans  toa- 


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LE  WDGEX  DE  Ll  BÉFSJI.IQIIE.  70 

tefoiâ  déSQiig&mser  l'admiaislri'.'iw,  ni  mettra  eu  pécU  les  ùHérâts 
du  pays. 

Et  d'abord  le  nombre  des  dé^tsumos  ijuaistériels  n'est  pas  ù- 
différcBL.  U  faut  le  mainleair  daas  les  lioaUes  les  plus  éu-«iles. 
L'existence  de  chaque  ministère  impose  au  budget  une  dépense 
assez  lourde.  Indépendammeot  du  joatériel,  4e  i'itâtel  du  miaistue 
et  de  tous  les  frais  qui  s'f  railacheut,  il  y  a  le  traitemeat  de  ce 
haut  fonctionaaire,  il  y  a  l'entretien  de  tout  T'élat-majw  admiai»- 
tratif  qui  gravite  autour  de  lui,  et  qui  coûte  Cort  càer,  le  secitétaire- 
géuérsi,  le  chef  du  cabioet,  puis  les  directeursetJescbeJls  ^divi- 
sion, doQt  il  £aui  un  certain  nombre  pour  donaer-au  d^arteiBeot  )a 
consistance  et  l'éclat  voulus.  Vers  la  Un  de  j'empire,  le  ca^ijiËt  se 
composait  de  dû  ministres.  On  avait  coupé  l'ancien  ministère  de 
l'agriculture,  du  commerce  et  des  travaux  publics  ea  deux  parties, 
qui  étaient  devenues  l'une  le  ministère  de  l'agricultore  et  du  attâr- 
merce,  l'autre  celui  des  travaux  publics.  Oa  avait  également  déta^ 
ché  de  la  maison  de  l'empereur  l'administration  des  beaux-arts, 
dont  on  avait  lait  un  ministère  avec  des  lambeaux  enlevés  k  l'iuté- 
xieur,  à  l'agriculture  et  aux  travaux  publics.  Depuis  le  A  eeptumijre, 
ce  dernier  miaistère  a  été  supprimé,  ce  qui  a  ramené  à  oeuf  le 
nombre  des  dé^iartemeas  ministériels.  On  pourrait  Jes  réduire  à  huit 
en  réunissant  de  nouveau  dans  une  seule  main  Jes  services  -de  l'a- 
griculture, du  commerce  et  des  travaux  publics.  La  s^iration  de 
ces  di^partemens  en  1S<39  avait  occasionné  une  augioentatioa  de 
dépense  de  350,000  francs;  c'est  une  économie  d'aulant  qu'os  réa- 
liserait eu  les  réunissant  de  nouveau. 

Chaque  fois  qiae  les  évéoemens  imposent  la  nécessité  de  réibrues 
financières,  l'opinion  réclame  en  première  ligne  des  économies  sur 
le  personnel  des  employés  et  des  ibnctionnaires  publics,  locontes- 
tablemefit,  dans  les  circonstances  aciueJles,  il  faut  procéder  à  des 
réductions  de  ce  genre,  La  perte  du  territoire  que  nwis  avons  dû 
céder  entraîne  de  soi  la  suppression  des  age&s  de  toute  espèce  qui 
concouraient!  leur  administration.  D'un  autre  côté,  la  pénurie  du 
trésor  ne  permet  d'entretenu'  que  les  employés  indi^ensables.  On 
doit  donc  faiie  disparaître  impitoyabtemeat  teittes  les  Binécures, 
tout  ce  qui  n'a  été  jusqu'ici  qu'un  prétexte  à  revenus  pour  des  inu- 
tiles. Les  emplois  de  l'état  sout  l'objet  de  convoitises  oombreuses. 
Avec  la  considératiou  qui  les  entouie,  la  jeunesse  y  recherche  les 
loisirs  qu'ils  ont  la  réputation  de  laisser.  L'ambition  des  familles, 
excitée  par  la  perspective  de  ces  avantages,  fait  jouer  pour  les  oIk 
tenir  tous  les  moyens  et  toutes  les  influences,  et  les  ministres,  fa- 
tigués par  d'incessuites  obsessions,  ont  quelquefois  la  faiblesse 
d'acheter  leur  repos  aux  dépens  de  l'état,  et  de  satisfaire  les  solli- 
citeurs par  la  créaUou  d'emplois  superilus.  Le  BWivet  «rdrs  de 

nigiUrrlbyGOOglC 


80  RETUB  DES  DEOX  MONDES. 

choses  De  comporte  plus  de  telles  transactions.  Il  ne  faut  plus  de 
fonctioDs  de  complusance,  ni  de  places  de  fantaisie.  Les  emplois 
doivent  être  peu  nombreux,  et  ceux  qui  les  remplissent  astreints  à 
un  travfùl  réel.  Cessons  de  préparer  dans  les  bureaux  des  ministères 
et  des  administrations  publiques  un  asile  calme  à  l'ombre  duquel 
les  jeunes  gens  abritent  leur  indolence.  On  obligera  dès  lors  leur 
activité  à  s'exercer,  à  se  porter  sur  un  objet  plus  fécond,  et  du 
même  coup  non-seulement  on  diminuera  la  dépense  de  l'état,  mais 
encore  on  accroîtra  les  ressources  du  pays;  on  grossira  l'année  des 
tracteurs,  le  contingent  de  l'inculture,  du  commerce  et  de  l'in- 
dustrie en  mettant  fin  une  bonne  fois  à  cette  manie  des  places  qui 
a  possédé  la  nation  française  à  toutes  les  époques. 

Nous  sommes  loin  d'exprimer  ici  une  idée  nouvelle  ;  on  a  eu  sou- 
vent l'occasion  de  la  produiret  et  on  a  tenté  de  la  mettre  à  exécu- 
tion. Un  ministre  de  l'empire  avait  entrepris  une  réforme  de  ce 
genre,  qui  devait  s'accomplir  notamment  dans  les  administrations 
centrales  des  ministères.  11  donna  l'exemple  dans  le  ministère  des 
finances;  mais  il  ne  fut  que  médiocrement  secondé  par  ses  collè- 
gues. Sauf  ce  département  et  celui  de  la  guerre,  qui  ont  diniinué 
le  nombre  de  leurs  employés,  on  voit  dans  tous  les  autres  le  per- 
sonnel rester  stationnaire  et  même  augmenter  d'une  manière  sen- 
sible. On  remarque  surtout  cette  progression  dans  les  bureaux  des 
affaires  étrangères  et  de  l'intérieur.  En  vingt  ans,  de  1860  à  1870, 
ces  deux  ministères  ont  presque  doublé  leur  personnel.  Le  premier 
compte  aujourd'hui  116  employés  au  lieu  de  73,  et  le  second  356 
au  lieu  de  199,  bien  qu'il  ait  été  dépouillé  des  archives  et  des 
beaux-arts.  Il  y  avait  en  même  temps  une  tendance  particulière 
à  multiplier  les  emplois  supérieurs.  En  1850,  le  nombre  des  di- 
recteurs pour  tous  les  ministères  ne  dépassait  pas  31,  et  leur 
traitement  variait  entre  10,000  et  15,000  francs.  Aujourd'hui  leur 
nombre  atteint  A3,  et  leur  traitement  s'élève  à  16,000  et  25,000  fr. 
Au  lieu  de  52  sous-directeurs,  chefs  de  division  et  fonctionnaires 
du  même  ordre,  on  en  trouve  72,  et  2â7  chefs  de  bureau  au  lieu 
de  2A0.  La  dépense  totale  du  personnel  des  administrations  cen- 
tales  a  monté  en  vingt  ans  de  9  millions  à  12,  c'est-à-dire  d'un 
tiers  environ. 

En  diminuant  le  nombre  des  gros  emplois,  en  transformant  en 
simples  bureaux  les  directions  et  les  divisons  les  moins  impor- 
tantes, en  ne  maintenant  dans  les  cadres  de  l'administration  que 
les  chefs  et  commis  indispensables,  on  pourrait  gagner  11  ou 
1,200,000  francs  sur  l'ensemble  des  ministères.  En  procédant  avec 
sévérité,  on  pourrait  ajouter  à  ces  1,200,000  francs  une  cUmînution 
de  5  à  000,000  francs  sur  les  dépenses  du  matériel  des  administra- 
tions centrales  à  Paris. 

nigiUrrlbyGOOglC 


.  LE   BUDGET   DE   lA   RéPOBLlQUE.  81 

Dans  les  dëpartemeDs,  on  doit  de  même  passer  en  revue  les 
agens  et  fonctionnaires  de  toute  espèce  attachés  au  service  de  l'état, 
et  élaguer  tous  ceux  dont  on  peut  se  passer.  Il  est  assez  difîicile 
d'indiquer  avec  précision  les  réductions  qu'il  serait  désirable  de 
réaliser.  On  ne  pourrait  y  réussir  qu'en  examinant  par  le  menu  le 
détail  des  dilTérens  sei-vices.  Il  faut  nous  borner  à  signaler  les  sup- 
pressions que  nous  croirons  utiles  à  mesure  que  nous  avancerons 
dans  l'étude  du  budget. 

L'opinion  publique,  qui  s'est  tant  émue  sous  l'empire  des  abus 
du  personnel,  attaquait  non-seulemeot  le  nombre  des  emplois,  mais 
encore  et  surtout  le  cumul  et  les  gros  traitemeos.  Le  cumul  a  été 
l'objet  de  critiques  nombreuses,  et  il  nous  semble  inutile  d'insister 
sur  ce  sujet.  On  ne  peut  méconnaître  qu'il  est  abusif,  par  des  émo- 
lumens  entassés  les  uns  sur  les  autres,  de  constituer  au  profit  d'un 
seul  individu  une  dépense  considérable,  et  de  prodiguer  à  quel- 
ques-uns des  sommes  qui  pourraient  alimenter  des  services  entiers. 
H&tons-nous  de  dire  cependant  que  les  lois  actuellemeut  en  vigueur 
contiennent  cet  abus  dans  des  limites  assez  restreintes,  et  que  la 
source  des  cumuls  les  plus  importans  et  les  plus  remarqués  a  été 
tarie  par  l'abolition  du  sénat.  On  pourrait  toutefois  rendre  encore 
plus  sévères  les  lois  restrictives,  et  décider  par  exemple  que  le 
cumul  ne  serait  autorisé  que  jusqu'à  concurrence  de  1&,000  francs. 

Quant  aux  gros  traitemens,  les  uns  disparaîtront  par  la  simple 
interdiction  du  cumul,  les  autres  tomberont  sous  les  réductions  du 
budget.  À  cet  égard,  on  parait  résolu  à  des  réformes  assez  pro- 
fondes, puisqu'il  est  question  de  faire  descendre  à  AS.OOO  francs  le 
traitement  des  ministres,  et  de  leur  supprimer  tous  frais  de  repré- 
sentation. L'exécution  de  cette  mesure  produirait  pour  les  huit  mi- 
nistres une  économie  de  156,000  francs.  Après  ceux  des  ministres, 
les  autres  gros  traitemens  sont  ceux  de  la  diplomatie,  des  hauts 
fonctionnaires  de  l'administration,  de  quelques  magistrats  et  des 
chefs  supérieurs  de  l'armée  et  de  la  marine.  Sauf  pour  les  ambassa- 
deurs, quelques  ministres  plénipotentiaires  et  certains  consuls-gé- 
néraux, qui  reçoivent  des  sommes  importantes  en  rapport  avec  le 
rang  des  représentans  d'un  grand  pays  à  l'étranger,  sauf  pour  les 
maréchaux  chargés  autrefois  du  commandement  de  la  garde,  le  pré- 
fet de  la  Seine  et  le  préfet  de  police,  auxquels  on  allouait  100,000  fr., 
les  traitemens  les  plus  élevés  aujourd'hui  ne  dépassent  guère  35,000 
et  40,000  fr. ,  chiffre  des  préfets  de  première  classe  et  des  magis- 
trats les  plus  considérables.  Ces  chiffres  ne  sont  pas  excessifs,  ils 
répondent  assez  exactement  aux  exigences  de  la  situation  des  pre- 
miers fonctionnaires  du  pays,  et  s'il  est  juste  qu'ils  contribuent  pour 
leur  part  aux  exigences  de  la  situation,  c'est  k  la  condition  de  ne 
10»  uiT.  —  1871,  6 

nigiUrrlbyGOOglC 


82  BEVUE    DES    DEUX    HORDE». 

point  dépasser  une  cerbùne  limite  suffisamment  indiquée  par  le 
rang  de  tels  personnages.  Qutû  qu'il  en  soit,  les  émotuaiens  àa 
perscmnel  ont  reçu  sous  le  dernier  règne  des  accroissemens  assex 
notables  que  l'état  do  trésor  oe  nous  permet  pas  de  maintenir.  On 
s'était  eflbrcé  de  mettre  la  rémunération  au  niveau  de  la  cherté  de 
la  vie,  d'augmenter  l'aisance  à  tous  les  degrés,  de  donner  on  cer- 
tain éclat  aux  hauts  emplois,  et  les  circonstances  nous  obligent 
non-seulement  à  nous  arrêter  dans  cette  voie,  mais  encore  à  reveirir 
sur  nos  pas.  11  faut  réduire  non-seulement  les  gros  trailemens,  les 
traitemens  abusifs,  aujourd'hui  bien  peu  nombreux,  mus  encore 
les  moyens,  et  nous  ajouterons  même  les  petits.  Indépendamment 
des  nécessités  fmancières,  il  est  bon  que  dans  les  malheurs  publics 
chacun,  à  quelque  degré  qu'il  se  troure,  soit  frappé  et  supporte  sa 
part  de  la  détresse  générale.  Il  ne  faut  pas}  plus  de  privilégiés 
d'en  bas  que  de  privilégiés  d'en  haut.  Il  ne  faut  pas  créer  deux 
classes  de  citoyens  dont  l'une  pourrait  voir  tranquillement  passer 
au-dessus  de  sa  tète  les  coups  qui  atteignent  la  nation,  et  aurait 
presque  le  droit  de  se  désintéresser  de  nos  désastres.  Souûrir  pour 
le  pays,  s'associer  courageusement  aux  sacriîices  qu'il  réclame, 
c'est  le  devoir  de  chaque  citoyen),  c'est  l'acte  de  patriotisme  dont 
U  ne  convient  d'exclure  personne,  il  importe  néanmoins  de  pro- 
portionner la  part  de  chacun  à  ses  forces.  En  faisant  reculer  les 
énoolumens  vers  le  chiffre  qu'ils  avaient  il  y  a  vingt  ans,  il  faut  dis- 
tinguer, dans  les  augmentations  accordées  pendant  cette  période, 
ce  qui  a  été  destiné  à  procurer  à  l'employé  le  nécessaire,  à  lui  don- 
ner plus  d'aisance,  à  lui  permettre  de  mieux  représenter. 

Si  l'on  doit  épargner  presque  complètement  les  augmentations  de 
la  première  esftëce,  on  pent  avoir  moins  de  ménagemens  pour  celles 
de  la  seconde  et  moins  encore  pour  celles  de  la  troisième.  Aussi, 
bien  qu'en  matière  d'impôt  nous  considérions  la  progression  comme 
le  système  le  plus  détestable,  nous  admettrions  pour  les  économies 
à  faire  sur  les  traitemens  un  tarif  de  réduction  progressive.  Le  pro- 
jet de  loi  sur  les  crédits  rectifiés  de  1871  contient  un  tarif  de  ce 
genre  qui  atteindrait  tous  les  traitemens  à  partir  de  3,500  francs  en 
province  et  de  6,000  francs  à  Paris  en  leur  fusant  subir  des  rete- 
nue s  graduées  de  5  à2£ipourl00.  On  obtiendrait  par  ce  moyen  une 
économie  de  9,88&,969  francs  sur  dd  chiffre  de  traitemens  montant 
par  année  k  112,742,790  francs,  y  compris  ceux  du  ministère  des 
linanc^s  appartenant  aux  frais  de  régie  et  de  perception.  En  sou- 
mettant à  la  retenue  les  traitemens  de  3,600  fr.  et  de  6,000  fr-,  en 
leur  faisant  supporter  une  réduction  légère,  2  pour  100  par  exemple, 
en  élevant  un  peu  le  tarif  pour  ceux  de  6,000  i  10,000  francs,  en 
appliquant  le  taux  de  25  pour  100  à  parUr  de  30,000  francs,  on 


■  Google 


LE  BDDerr  de  la  bepdbliqde.  83 

pourrait  augmenter  d'environ  2  millions  te  ehiffire  des  économies, 
ce  qui  en  porterait  le  total  à  12  millions  ou  à  10  millionB  senlement 
ea  défalquant  ce  qui  coocerae  les  frais  de  régie  et  6e  perception. 
Ce  chiffre  pouirait  s'accroître  encore  de  la  suppression  d'une  partie 
des  indemnités  directes  et  indirectes  de  tont  genre  qui,  à  côté  du 
traitement  officiel,  conatitaeDt  nn  second  traitement  d'une  réelle 
importance. 

Malgré  l'intérM  de  ces  rédoctions,  il  est  facile  de  se  conyaincre 
qne  ce  n'est  pas  avec  des  réformes  sur  le  personnel  qu'on  pourra 
comUer  le  déRcit  créé  dans  le  trésor  par  les  derniers  événemens. 
Là  seulement  où  sont  les  grosses  dépenses  peuvent  ae  tronver  les 
grosses  économies.  A  ce  titre,  ce  sent  les  services  de  la  guerre,  de 
la  marine  et  des  travaux  publics  gui  offriraient  le  champ  le  plus 
étendu  à  l'épargne. 

le  premier  de  ces  services  mérite  nue  étude  toute  particulière. 
Il  se  relie  étroitement  au  système  militaire  qai  doit  prévaloir  en 
France,  et  ce  système  jnsqu'ici  n'a  pas  été  fixé,  te  législateur  se 
trouve  en  présence  d'une  double  nécessité,  celle  de  constituer  une 
force  snflisantepour  protéger  efficacement  le  pays  et  celle  d'adopter 
un  système  économique  qui  n'écrase  pas  notre  budget  appauvri.  Il 
ne  faut  plus  que  la  disproportion  da  nombre  permette  à  l'ennemi 
de  pénétrer  en  quelques  semaines  jusqu'ao  cœur  de  la  France,  et  à 
ce  point  do  vue  notre  ancienne  armée  de  400,000  hommes  ne  ré- 
pond plus  aux  exigences  de  la  situation.  D'un  antre  côté,  le  chiffre 
de  370  millions  porte  pour  les  dépenses  de  la  guerre  dans  le  der- 
nier budget  voté  par  le  corps  législa^  semble  une  charge  bien 
lourde  poor  nos  finances. 

On  a  déjà  mis  en  avant  pinsieurs  projets  de  réorganisation  mili- 
tîùre.  Entre  tous,  celai  du  générai  Faidherbe  a  la  prétention  d'as- 
surer au  pays  le  plus  grand  nombre  possible  de  combattans  avec  la 
dépense  la  moins  grande  possible.  Nous  allons,  en  suivant  ce  pro- 
jet, dédmre  les  conséquences  financières  qui  en  résulteraient,  sans 
préjuger  d'ailleors  des  mérites  ou  des  délauts  que  peut  offrir  au 
point  de  vue  militaire  la  eoncepUon  du  général. 

On  sait  que  le  principe  du  système  repose  sur  l'obligation  du 
service  pour  tous  les  citoyens.  Chaque  Français  âgé  de  vingt  ans 
et  possédant  l'aptitude  physique  entre  dans  l'armée  nationale.  Il 
reste  deux  ans  sous  les  drapeaux,  fait  ensuite  pendant  deux  ans 
partie  de  la  première  réserve,  qui  passe  les  deux  mois  de  mai  et 
de  juin  dans  les  camps,  et  pendant  six  mois  de  la  deuxième  ré- 
serve, qui  passe  quioze  jours  par  an  et  par  tiers  dans  les  camps 
du  16  juillet  au  1"  septembre.  Chaque  classe  donnant  environ 
192,000  soldats,  deux  classes  donnent  pour  l'armée  active  un  total 
d'environ  38A,00O  hommes,  la  première  réserve  370,000  bommei 

D„j,i7<-,ib,.GoogIc 


8a  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  la  seconde  900,000  hommes.  En  appelant  ces  trois  élémens,  on 
peut  réunir  une  armée  de  plus  de  1 ,650,000  hommes. 

L'année  comprend  trois  armes,  l'infanterie,  la  cavalerie  et  l'ar- 
tillerie, sous  le  commandement  d'un  état-major  général.  L'infan- 
terie compte  300  régimens  dont  l'effectirde  paix  de  300,000  hommes 
peut  s'élever  jusqu'à  900,000  en  temps  de  guerre.  La  cavalerie  se 
compose  de  30  régimens  réunissant  15,000  cavaliers  en  temps  de 
paix,  et  30,000  en  temps  de  manœuvres  ou  de  guerre.  Enfin  l'artil- 
ierie,  qui  absorbe  en  même  temps  le  génie,  le  train  des  équipages 
et  le  corps  des  pontonniers,  comprend  100  régimens,  2,400  pièces, 
59,000  hommes  en  temps  de  paix,  et  84,000  hommes  en  temps  de 
guerre,  avec  50,000  chevaux.  Toutes  ces  troupes  sont  réparties  en 
cent  brigades,  cinquante  divisions  et  trente  corps  d'armée.  Ajoutons 
les  ouvriers  d'administration  et  les  oQiciers  du  corps  d'état-major, 
et  nous  aurons  dans  son  ensemble  le  projet  du  général  Faidherbe. 
Pour  le  compléter,  il  ne  reste  qu'à  organiser  l'intendance,  qui  pour- 
nùt  se  composer  d'un  intendant  par  corps  d'armée,  d'un  sous-in- 
tendant de  1"  classe  par  division,  et  d'un  sous-intendant  de 
2*  classe  par  brigade,  soit  en  tout  180  intendans  et  sous-intendans, 
auxquels  on  adjoindrait  pour  les  besoins  du  service  im  certain 
nombre  d'ofGciers  d'administration. 

En  adoptant  ces  données,  en  calculant  la  solde  des  oRiciers  con- 
formément au  projet  du  général,  avec  une  certaine  augmentation 
cependant  pour  les  officiers  supérieurs(l),  on  aurait  pour  la  solde  de 
l'état-major,  la  solde  et  l'entretien  de  l'armée  active,  y  compris  les 
vivres,  fourrages,  hôpitaux,  habillement,  harnachement,  campe- 
ment, couchage,  transports,  remonte  générale,  etc.,  une  dépense 
de  262  millions.  En  y  ajoutant  13  millions  pour  la  fabrication  et 
l'entretien  des  armes,  la  confection  des  projectiles  et  de  la  poudre 
et  les  travaux  de  fortification,  plus  12  millions  pour  l'administratioa 
centrale  et  les  autres  services,  on  formerait  pour  le  budget  de  la 
guerre  un  total  de  287  millions.  Dans  ce  chiffre,  il  est  vrai,  ne  figurent 
ni  la  dépense  des  deux  réserves,  ni  celle  des  corps  indigènes  de 
l'Algérie.  Pour  la  première  réserve,  la  solde  et  l'entretien  pendant 

(1)         G«nânux  de  CDrpB 30,000  fr. 

Généraui  de  diviaioD 15,000        i 

Généniut  de  brigkde 10,000       J 

Colonels. 0,000        | 

ConuDftndtuis. S.OOO       i  tout  compris, 

Opiialoes. 3,600       [ 

LieuteDSDS. 3,400       j 

Sous-ticulenans 1,800        / 

Intendant  miliuire. 10,000 

Soufr-intenduit  de  l"  cIuM ,  .  6,000 

Id.          de  S*  clame 5,000 


,  Google 


LE  BUDGET  DE   LA   REFUBUQDE.  85 

deux  mois  occa^onneraient  un  surcroît  de  2S  millions;  les  quinze 
jours  d'exercices  de  la  seconde  réserve  coùterwent  environ  15  mil- 
lions. Quant  aux  corps  indigènes,  dont  l'efiectireâtde  13,000  hommes 
infanterie  et  cavalerie,  te  projet  du  général  eflace  du  budget  de  la 
guerre  les  10  millions  auxquels  monte  leur  entretien.  Il  les  met  à  la 
charge  des  ressources  spéciales  de  l'Algérie;  mais,  comme  ces  res- 
sources sont  à  peine  suffisantes  aujourd'hui  pour  subvenir  aux  d#- 
penses  de  la  colonie,  il  faudrait  nécessairement  les  maintenir  sur  le 
budget  de  l'état,  si  l'on  jugeait  que  la  conservation  de  ces  corps  fût 
une  mesure  de  bonne  politique,  propre  à  étendre  et  à  consolider 
notre  influence  dans  nos  possessions  a&icaines. 

Le  général  Faidherbe  élimine  encore  du  budget  de  la  guerre  les 
dépenses  de  la  gendarmerie.  Il  voudrait  que  cette  troupe,  dont  il 
ne  conteste  pas  l'utilité,  fût  à  la  solde  des  départemens.  Ce  serait 
une  économie  de  25  millions.  Ne  nous  faisons  pas  cependant  d'illu- 
ûons.  Cette  économie  ne  serait,  à  vrai  dire,  qu'un  déplacement  de 
charge  dont  ne  saurut  profiter  le  contribuable,  toujours  obligé  de 
payer,  au  nom  de  l'état  ou  du  département,  un  corps  de  police  in- 
dispensable. 

Enfin,  avec  les  dépenses  alîectées  aux  deux  réserves,  aux  corps 
indigènes  et  k  la  gendarmerie,  on  porte  à  365  millions  le  chilTre 
général  du  budget  de  la  guerre.  Moyennant  cette  somme,  on  pour- 
rait, au  moment  du  péril,  mettre  sous  les  armes  1,700,000  hommes. 
Avec  une  force  semblable  bien  organisée,  on  peut  pourvoir  à  toutes 
les  éventualités.  La  question  est  de  savoir  si  ces  troupes  auront  la 
solidité  nécessaire;  c'est  ce  que  peuvent  seuls  juger  les  gens  du 
métier.  Ce  qu'il  nous  appartient  de  constater,  c'est  que  ce  système 
est  relativement  économique,  puisqu'il  fournit  un  grand  nombre 
d'hommes  avec  une  dépense  inférieure  de  quelques  millions  à  la 
dépense  actuelle.  En  efiet,  les  dépenses  de  l'armée  figurent  au  der- 
nier budget  de  la  guerre  pour  370  millions;  on  économiserait  donc 
5  millions. 

Cette  économie  pourrùt  s'étendre  encore,  si  les  nécessités  finan- 
dères  né  permett^ent  pas  de  donner  à  l'organisation  militaire  tout 
son  développement.  Le  système  à  cet  égard  est  doué  d'une  élasticité 
commode.  On  peut  gagner  60  millions  en  ne  retenant  sous  les  dra- 
peaux pendant  deux  ans  que  la  moitié  de  la  classe,  et  en  n'imposant 
à  l'autre  moitié  que  des  exercices  pendant  six  mois.  Il  serait  encore 
possible  d'épargner  quelques  millions  en  abrégeant  le  temps  d'exer- 
cices des  deux  réserves,  ou  en  n'y  convoquant  pas  tous  les  hommes; 
mus  il  faut  prendre  garde  par  la  poursuite  exagérée  des  économies 
de  ruiner  le  système  et  de  détruire  toute  espèce  d'armée.  Sans  sou- 
haiter ni  sans  rechercher  la  guerre,  dont  nous  venons  de  subir 
toutes  les  douleurs,  il  est  sage  toutefois  de  la  prévoir,  de  prévenir 


■  Google 


80  B£niE    DU  DEDX   UOKBCB. 

de  nouvelles  smprises,  d'être  prêt  à  tout  éréneia^it.  A  dos  portes 
est  UD  enneaii  qui,  par  tes  ezigenceB  et  sa  dureté,  peiU  un  jour 
provoquer  de  nouveaux  conflits,  et  dès  Iotb  ta  Fnoce  doit  veiller, 
se  donner  une  force  formîdal^  pour  enq>ècher  la  violation  de  eam 
territmre  et  au  twaoia  pour  être  en  meave  de  profiter  des  circoo- 


CiledéveloppeBNBtdelapaissascealksiaode  nous  oblige  d'ang- 
DMnter  notre  état  miiitûre,  dos  intérêts,  moins  menacés  sur  nter, 
nous  permettent  d'entamer  plus  profondément  les  allocations  de  1» 
marine.  Il  ne  nous  parait  pas  inpo^le  de  désarser  une  partie  de 
nos  bâtimens ,  de  renvoyer  dans  leurs  foyers  la  moitié  des  équi- 
pages, el  de  réduire,  soit  par  la  délivrance  de  congés,  soit  par  la 
mise  en  di^onibitité  ou  dans  le  cadre  de  réserve,  l'ellectif  deBoi&- 
àera  de  la  Barine,  du  géùe  maritime,  du  conmlssuiat,  des  au- 
môniers, mécaniciens,  commis  aux  vivres  et  magaûuiers.  Par  cette 
mesure,  on  réaliserait  une  économie  de  %k  millions  snr  la  dép^ise 
des  états-majors  et  des  équipages  à  terre  et  à  La  mer,  ainsi  que  sur 
«elle  des  vivres  et  des  hôpitaux.  On  trouverait  peut-^e  encore 
1  million  sur  les  corps  et  ageas  divers,  inspecteurs  des  services  ad- 
miaistralife,  personnel  des  direcUons  de  travaux,  des  manuteati<His, 
des  ponts  et  chaussées,  etc. 

Le  plan  militaire  du  général  Faldherbe  supprime  entièrement  les 
troupes  de  la  inarine,  et  laisse  aux  colonies  le  soin  d'entretenir  les 
coips  char^gés  de  leur  défense  et  de  leur  protectiou.  L'adoption  de 
ce  système  équivaudrùt  à  une  économie  de  11  millions;  mais  il 
semble  difficile  d'adopter  une  pareille  mesure.  Toutes  dos  colonies 
n'ont  pas  la  richesse  suffisante  pour  accepter  la  charge  qu'on  leur 
imposerait,  et  il  Daudrait  le  plus  souvent  subvenir  sur  les  fonds  da 
trésor  à  l'impuissance  des  caisses  coloniales,  ce  qui  restreindrait 
singulièrement  les  prévîàons  d'économie.  Il  existe,  il  est  vrai,  uoe 
opinion  hardie  qui  ne  s'u-réterait  pas  à  cette  difficulté,  et  qui  la 
trancherait  par  l'abandon  de  toutes  les  colonies  improductives. 
Cette  opinK»!  ne  saurait  être  accueillie  sans  discussiou.  Au-dessus 
de  la  question  de  ûnances  se  place  la  question  politique,  l'intérêt 
de  notre  iatluence  dans  les  contrées  lointaines.  11  y  a  aussi  une 
question  de  g^iérosité  vis-à-vis  de  populalioas  liées  à  la  métro- 
pole depuis  de  longues  années.  Tant  qu'une  résolution  n'aura  pas 
été  piise  sur  ces  dllférens  points ,  nous  ne  croyons  pas  possible 
d'adopter  la  suppression  de  l'infanterie  et  de  l'artUlerie  de  marine. 
Jusqu'à  ce  moment,  la  dép^ise  qui  en  résulte  continuera  de  figurer 
dans  le  budget  de  l'état. 

Aux  diminutions  sur  le  personnel  de  U  marine  doivent  nécessai- 
rement correspondre  des  diminutions  analogues  sur  les  dépeaises 
du  matériel.  11  conviendcait,    mm  pas  d'airêter  complètement, 

nigiUrrlb/GOOglC 


LE  BUDGET   D£  Li.   &ÉPUBLIQCE.  87 

mais  de  raleotir  dans  une  proportion  notable  la  constniction  de 
nouveaux  navires  (1),  de  se  borner  pendant  quelqae  temps  à  l'en- 
tretieD  de  ceux  qui  existent,  et  même  de  diminuer  ces  jraiâ  d'eo- 
tietien  en  démolissant  ou  en  vendant  Iss  Mtimens  qui  sont  inu- 
tiles, ou  dont  les  conditions  ne  sont  plus  k  la  hauteur  des  progrès 
réalisés  depuis  vingt  ans  par  la  science  maritime.  On  réussirait  par 
ce  moyen  à  limiter  à  22  millions  environ  la  dépense  des  salaires 
d'ouvriers,  des  constructions  navales  et  de  l'artillerie,  dépense  in- 
scrite au  dernier  budget  pour  62  millions.  L'économie  serait  donc 
de  AO  millions.  On  procéderait  avec  la  même  sagesse  pour  les  tra- 
vaux hydrauliques  et  tes  b&timens  civils,  et  de  ce  chef  il  serait  per- 
mis de  gagner  près  de  3  mîllioDs.  De  cette  façon,  et  sans  toucher 
aux  crédits  des  colonies  et  du  service  pénitentiaire,  on  obtiendiait 
sur  r-eosemble  du  budget  de  la  marine  une  diminution  de  dépense 
de  6S  millions. 

Parmi  les  miniatères  qui  peuvent  se  prêter  le  mieux  aux  écono- 
mies, nous  avons  cité  le  ministère  des  travaux  publics.  Bien  que  les 
dépenses  de  ce  département  soient  des  dépenses  fécondes,  qu'elles 
ûrat  ponr  objet  de  faciliter  les  communications,  de  favoriser  le 
cwnmerce,  de  développer  la  prospérité,  et  qu'en  conséquence  l'in- 
térêt public  fasse  une  loi  de  leur  donner  le  plus  grand  essor,  ce- 
pendant elles  ne  sont  pas  tontes  indispensables,  et  jusqu'à  nouvel 
ordre  le  trésor  ne  doit  payer  que  ce  qui  est  strictement  nécessaire. 
Il  serait  dcmc  désirable,  dans  le  vote  des  crédits,  de  limit»-  les  allo- 
cations aux  travaux  d'entretien  et  à  l'achèvement  des  travaux  neufs 
les  plus  urgeos.  Conserver,  terminer,  mais  ne  rien  entreprendre, 
telle  doit  être  la  l'ègle  invariablement  suivie  tant  que  la  situation 
ne  sera  pas  plus  prospère.  Réparons  nos  routes,  nos  ponts,  nos  ca- 
naoz,  nos  ports  :  i'invauon  nous  a  laissé  des  ruines  qui  seront  lon- 
gues à  relever;  mais  ne  créons  aucune  route,  ne  construisons  aucun 
pont,  n'ouvrons  aucune  ligne  de  fer,  avant  que  la  trace  des  der- 
niers désastres  ne  soit  effacée.  Cette  règle  de  conduite  peut  rencon- 
trer quelque  obstacle  en  «  qui  concerne  les  travaux  de  chemins  de 
fer.  L'état  ne  possède  pas  à  leur  égard  toute  sa  liberté  d'action.  Le 
gouvernement  impérial  a  laissé  à  la  France  une  série  d'engagemens 
onéreux,  et  iui  a  imposé  une  dette  qu'elle  n'est  pas  complètement 
maîtresse  de  modérer  à  son  gré.  En  valu  de  traités  passÀ  avec  les 
compagnies  de  diverses  lignes  et  consacrés  par  des  lois,  l'état  s'est 
engagé  à  exécuter  lui-même  des  travaux,  à  payer  des  annuités  ou 
à  fournir  des  subventions  tpii  montent  à  des  sommes  considémbles, 
sans  parler  des  garanties  d'intérêts,  qui  retombent  sur  le  budget 


,  Google 


88  BETUE   DES  DEUX  HOHDES. 

de  l'amortissement.  Le  montant  de  ces  engagemens  au  1"  janvier 
1S71  était  de  815  millions  1/2,  sur  lesquels  le  trésor  s'étùt  libéré 
jusqu'à  concurrence  de  66  millions.  Restut  une  somme  de  760  mil- 
lions, qui  doit  être  diminuée  de  36  millions  pour  les  chemins  de  fer 
de  l'Alsace.  Pour  1871,  les  annuités  et  subventions  payables  aux 
compagnies  montaient  à  42,601,406  fr.,  y  compris  2,100,000  fr. 
destinés  aux  chemins  de  fer  alsaciens.  L'état  devùt  en  outre  exé- 
cuter des  travaux  pour  3  millions  :  c'était  donc  une  somme  de 
A&,&00,000  francs  qui  incombait  au  trésor,  indépendamment  des 
garanties  d'intérêts  prévues  pour  hi  millions,  soit  en  tout  plus  de 
86  millions. 

Cette  charge  est  excessivement  lourde  dans  les  drconstaoces  ac^ 
taelles,  et  l'on  doit  s'efforcer  de  l'alléger,  dût-on  retarder  l'achève- 
ment si  désirable  de  nos  voies  ferrées.  Il  serait  donc  à  souhaiter 
qu'on  entamât  avec  les  compagnies  des  négociations  à  l'efTet  de  re- 
voir d'accord  les  conventions,  et  de  réduire  notablement,  de  moitié 
s'il  est  possible,  les  sommes  à  fournir  par  l'état  en  travaux,  annuités 
et  subventions.  On  répartirait  la  dette  des  chemins  de  fer  sur  un 
plus  grand  nombre  d'années,  en  se  réservant  la  faculté  de  revenir 
aux  premiers  traités,  si  les  événemens  venaient  à  se  modifier.  En 
admettant  qu'une  transaction  de  cette  nature  fût  acceptée,  et  en 
déduisant  d'autre  part  l'annuité  afférente  aux  chemins  d'Alsace,  on 
pourrait  réaliser  une  économie  de  21  millions.  Les  autres  travaux 
publics  donneraient  lieu  à  des  réductions  non  moins  importantes. 
Si  nous  sommes  d'avis  de  maintenir  avec  une  simple  diminution  de 
1,800,000  francs  l'allocation  affectée  aux  travaux  ordinaires  des 
routes,  ponts,  rivières,  canaux  et  ports,  allocation  qui  monterait 
encore  à  60  laillioos,  nous  croyons  qu'on  pourrait  supprimer  pres- 
que entièrement  les  sommes  destinées  aux  travaux  neufs,  6  mil- 
lions 1/2  pour  les  routes  nationales,  1,800,000  francs  pour  la 
construction  de  grands  ponts,  lA  millions  pour  l'amélioration  des 
rivières  et  des  canaux,  11  millions  pour  l'amélioration  des  ports 
maritimes,  2  millions  1/2  pour  les  travatt  d'amélioration  agricole, 
en  tout  35  millions.  Il  est  bien  entendu  qu'on  devrait  restituer  à 
ces  divers  travaux  leurs  anciens  crédits  dès  que  le  permettrait  la  si- 
tuation des  fmances.  Avec  ces  35  millions,  les  2h  millions  des  che- 
mins de  fer  et  quelques  autres  réductions  sur  différens  chapitres, 
sur  celui  do  personnel  notamment,  on  atténuerait  d'environ  60  mil-« 
lions  la  dépense  du  ministère  des  travaux  publics. 

La  justice  n'a  pas  une  exubérance  de  crédits  dans  lesquels  il 
soit  facile  de  tailler  largement.  Pour  gagner  1  ou  2  millions,  il  fau- 
drait procéder  à  une  réorganisation  presque  complète  des  ser- 
vices. Il  faudrait  remanier  le  nomhre  et  peut-être  la  compétence 
des  cours  d'appel  et  des  tribunaux  de  première  instance.  Un  projet 

nigiUrrlbyGOOglC 


LE   BUDGET   DE  LA  RÉFUBUQDE.  S9 

préparé  en  ISiS  contenait  tout  un  plan  de  ce  genre.  On  y  modifiait 
la  situation  des  cours,  dont  le  ressort  él^t  étendu  et  le  nombre  par 
conséquent  réduit.  Or  la  suppression  dé  la  moindre  cour  d'appel 
équivaut  pour  le  trésor  à  un  bénéfice  de  plus  de  185,000  francs.  On 
touchait  aussi  aux  tribunaux  de  première  instance;  on  cherchait  h 
en  restreindre  le  nombre,  soit  par  un  déplacement  du  siège,  mieux 
adapté  aux  nouvelles  voies  de  communication,  soit  par  une  augmen- 
tation de  la  compétence  des  juges  de  paix.  Ces  idées,  dont  le  mérite 
peut  être  réel,  ne  doivent  être  accueillies  qu'avec  une  extrême  ré- 
serve. II  vaudrait  évidemment  mieux  ajouter  ^chaque  année  quel- 
ques millions  à  la  dépense  que  troubler  et  désorganiser  le  service 
de  la  justice. 

A  cette  économie  douteuse  de  1  million,  on  peut  joindre  des  éco- 
nomies plus  certaines  sur  d'autres  chapitres  rattachés  au  budget  de 
ce  ministère,  les  300,000  francs  alloués  au  conseil  privé,  les  réduc- 
tions opérées  sur  le  conseil  d'état,  qui  dépasseraient  1,100,000  fr., 
en  reconstituant  ce  conseil  sur  les  bases  de  18âS,  enfin  tes  21,000  fr. 
accordés  au  secrétaire -général  du  ministère  et  à  quelques  audi- 
teurs au  conseil  d'état  pour  le  conseil  du  sceau  des  titres.  On  voit 
que  le  tout  réuni  n'excéderait  guère  2  ou  3  millions. 

Après  la  justice  viennent  les  cultes,  pour  lesquels  le  dernier 
budget  de  l'empire  demandait  55,A00,000  francs.  Une  opinion  ra- 
dicale n'iiéslte  pas  à  réclamer  l'économie  de  toute  cette  somme  en 
supprimant  entièrement  ce  budget  au  nom  du  principe  de  la  sépa- 
ration de  l'église  et  de  l'état.  Elle  voudrait  ramener  l'église  aux 
premiers  jours  de  son  existence,  alors  qu'elle  subvenait  à  ses  be- 
soins par  les  seules  offrandes  des  fidèles;  mais  elle  oublie  que  de- 
puis cette  époque  des  faits  importans  se  sont  passés,  que  les  obla- 
tions  primitives  n'ont  pas  tardé  à  faire  place  k  des  donations  et  à 
des  legs,  que  la  propriété  ecclésiastique  a  grandi  à  l'ombre  de  la 
protection  des  premiers  empereurs  chrétiens,  que  même  en  France 
elle  est  parvenue,  sous  l'œil  bienveillant  des  anciennes  dynasties, 
à  prendre  des  développemens  considérables.  En  17S9,  les  biens  du 
clergé  furent  mis  à  la  disposition  de  la  nation  et  vendus  au  profit 
de  l'eut;  mais,  à  titre  de  compensation,  le  décret  du  24  août  1790 
accorda  aux  ministres  de  la  religion  un  traitement,  dont  le  prindpe 
fut  reconnu  en  1793  même  par  le  décret  du  18-20  septembre  de 
ladite  année.  Le  même  principe  a  été  confirmé  dans  le  concordat 
de  1801,  et  ce  fut  pour  ainsi  dire  à  ce  prix  que  l'église  abandonna 
toute  réclamation  contre  la  dépossession  dont  elle  avait  été  victime. 
Supprimer  aujourd'hui  le  traitement  du  clergé,  ce  serait  rompre  le 
contrat  passé  en  1793  et  renouvelé  en  1801,  ce  serait  faire  revivre 
des  droits  éteints  et  donner  à  l'église  la  faculté  de  réclamer  ses 
biens  aliénés,  ou  du  moins  une  indemnité  équivalepte,  et  il  serait 

,  Google 


90  UTDE   DBS  DEUX  MONDES. 

difficile  de  Trousser  aa  réclamaLioii  saus  porter  en  même  tempt 
uoe  atteinte  dangei'euse  au  droit  de  propriété.  £d  accordant  1*  re»- 
titutioD,  l'opération  ne  serait  plus  très  économique.  Supposons  pour- 
taot  qu'on  puisse  éqoit&blement  se  soustraire  à  cette  obligation,  oa 
qu'on  supprime  puremeat  et  simplement  le  badget  des  cultes  sans 
indemniû,  n'y  a-t-îl  pas  une  autre  question  redoutable  derrière  la 
question  de  fioanceBÏ  L'état  a-t-il  intérêt  k  dégager  de  son  action 
une  puissance  aussi  considérable  que  l'église?  A-t-il  intérêt  à  la 
laisser  grandir  dans  sa  pleine  indépendance  et  i  lui  imposer  l'obliga- 
tion de  reconstituer  sa  ncbesseî  Cette  question  que  nous  nous  con- 
tentons d'indiquer  est  tellement  grosse,  qu'il  serait  téméraire  de 
compter  pour  les  prochaÏDS  budgets  sur  des  économies  venant  de 
cette  source.  Les  réductions  réalisables  sur  le  service  des  cultes  pour- 
raient atteindre  au  plus  ô  millions,  et  porter  principalement  sur  les 
travaux  extraordinaires  des  cathédrales  et  autres  édiûcee  reii^irax. 
Le  ministère  des  ailaires  étrangères  n'a  pas  un  budget  très  im- 
portant, puisqu'il  ne  demande  au  trésor  que  13  millions.  11  peut 
néanmoins  supporter  quelques  réductions.  Le  budget  de  ce  dépar- 
tement est  un  de  ceux  qui  ont  le  plus  grossi  depuis  ISfiO,  puisque 
de  7  millions  il  a  monté  jusqu'au  chilTre  actuel.  Cet  accroissement 
s'explique  par  uoe  augmentation  notable  du  taux  des  traJtemens  des 
agens  extérieurs,  et  aussi  par  la  création  d'un  assez  grand  nombre 
de  postes.  Le  développement  de  nos  relations  commerciales  et  po- 
litiques dans  les  diUérens  pays  du  monde,  surtout  dans  l'extr^e 
Orient,  a  nécessité  l'établissement  d'agens  politiques  et  consulaires 
pour  protéger  les  intérêts  français.  Ainsi  on  a  envoyé  un  ambassa- 
deur k  Pékin,  des  ministres  à  Tébrran  et  à  Yeddo,  des  consuls- 
généraux  à  Batavia,  San-Francisco,  Sbang-baï,  des  consub  à  J'As- 
sompti(Hi,  Bagdad,  Bangkok,  Hong-koiig,  etc.  L'accroissement  du 
personnel  extérieur  se  résume  en  2  ministres  plénipotentiaires, 
1 7  secrétaires  d'ambassade,  8  coui^uJs-généraux  et  30  consuls.  L'é- 
lévation du  taux  des  trailemens  n'a  pas  été  moindre.  Les  sommée 
allouées  aux  ambassadeurs  ont  été  portées  de  i  20,000  à  300,000  fr. 
pour  Saint-Pétersbourg,  de  150,000  à  275,000  pour  Londres,  de 
90,000  k  200,000  pour  Vienne,  etc.  U  en  est  de  même  pour  les 
consuls-généraux  et  les  consuls  :  leur  traitement  s'est  également 
accru  dans  une  assez  grande  proportion.  Les  malheurs  de  la  France 
imposent  à  ses  représentaos  à  l'étranger  une  implicite  qui  per- 
mettra de  réduire  ces  chiffres.  On  pourra  en  outre  apporter  dans  le 
nombre  et  la  nature  des  postes  des  modifications  qui  attéoueroat 
la  dépense.  Ainsi  rien  n'empêcherait  de  supprimer  certains  de  nos 
agens  politiques.  En  Allemagne  notamment,  où  les  anciennes  con- 
dilioas  sont  si  profondément  changées,  ne  conviendrait-il  pas  de  re- 
trancher les  postes  diplomatiques  de  Carlaruhe,  Darmstadt.  Dresde, 

D„j,i7<-,ib,.GoogIc 


LE   onDGET   D£  LA.  S£PUBUQUE.  91 

Hambourg,  Miuùch,  Stultgard,  AV'einuLr,  et  d'enlfet^îr  im  mùùsbe 
là  .seiUeiaent  où  se  trouve  le  àége  de  l'empipe,  à  BerJio?  Oa  étA- 
blirait  daes  les  Autres  résidences  des  agens  politûiues  secoadair'es 
oa  jnëme  -de  simples  codsuIs.  Daas  les  villes  où  l'on  remarque 
deux  agens,  OQ  a'en  conserverait  qu'un  seul,  sauf  peut-être  à  Lon- 
^^,  où  rimportaDce  de  nos  relatJODS  rend  oécessaire  la  coexis- 
tence de  l'ambafisadeur  et  du  consul-général  ;  mais  à  Buenos-Ayres 
par  exemple  l'âDlrelieu  d'un  ministre  plénipotenliaire  et  d'un  con- 
sul ne  seïuble  pas  iDdispensaliIe,  et  l'on  pourrait  y  rétab^  comme 
autrefois  un  coasul-géoéraL  1!  appartient  au  département  des  af- 
fairas étrangères  d'étudié  avec  soin  les  réfonses,  et  4e  les  cooci- 
Iter  avec  les  eijgenoes  du  service  et  Je  aom  de  l'influçtioe  française. 
De  ^tte  ^çon,  il  serùt  possible  de  diminuer  de  â00,O00  francs  k 
1  million  les  dépenses  du  ministère,  non  compris  oe  qui  serait  ga- 
gné par  la  retenue  sur  les  traitemens. 

Qa'oa  nous  permette  d'exprimer  iâ  vue  opinioB  qui  étonnera 
peut-être  eu  ce  qui  coocerue  certaines  grandes  fonclioins  adminis- 
tratives et  psrticuliÈreHieDt  oeUes  de  préfet.  Serait-ce  une  grande 
bardiessB  de  tester  pour  l'adminiatratioQ  du  départeoKnt  oe  qui 
fonctionne  avec  avantage  pour  l'admiuisUation  de  la  cité?  Serait-il 
plus  difficile  de  trouver  dans  le^Ays  même  un  citoyen  iwBorable  et 
iatelligent  qui  consentit  à  donner  ses  soins  auz  aSiaires  départe- 
mentales, cnnme  il  les  donne  aujourd'hui  aux  affaires  municipales, 
sans  autre  récompense  que  l'honneur  même  de  ses  foocJioos?  La 
province  serait-elle  moins  bien  adnAiistrée,  si  ses  administrateurs 
étaient  choisis  dans  son  sein,  parnù  des  bommes  instruits  de  ses 
besoins,  dévoués  ii  ses  intérêts,  possédés  de  l'unique  ambilion  de 
remplir  utilement  leur  tâche  au  milieu  de  concitoyens  qui  les  con- 
naisseat  «t  près  desquels  ils  veulent  resierî  Ce  sysième  oe  serait-il 
pas  préférable  à  ce  qui  existe  aujourd'hui?  Ne  vaudrailr-ll  pas  mieux 
que  la  façon  dont  i^aque  parti  ou  chaque  ministre,  eu  arrivant  au 
pouvoir,  envoie  ses  amis  dans  des  pays  auxquels  ils  sont  étrangers, 
où  souvent  la  question  politique  les  préoccupe  exclusivement,  et 
où  enfin  ils  ne  s'efforcent  de  signaler  leur  zèle  que  pour  obtenir  un 
poste  plus  avantageux?  La  gratuité  ne  serxit-elle  pas  un  moyen 
eâicace  de  calmer  l'ardeur  de  tous  les  ambitieux  qui  assiègent 
chaque  gouvernement  nouveau,  et  pour  arrêter  ces  admiiistratcurs 
improvisés  qui  croient  posséder  d'intuition  la  science  des  affaires 
publiques  ? 

Si  ï'cQ  ae  décidait  à  entrer  dans  cette  voie,  ou  n'allouerait  aux 
préfets  que  le  logement  k  l'hôtel  de  la  préfecture  avec  quelques 
frfùs  de  représentation  et  de  déplacement,  et  l'on  pourrait  aisé- 
ment réaliser  une  économie  de  2  millions.  On  gagn^ait  encore 
500,000  irancs  en  supprimant  les  secrétaires-généraux,  dont  le  ré- 

,  Google 


02  BETDB   DBS  DEC!  IlOEfDES. 

tabUssement  remonte  à  quelques  années,  et  en  transport&nt  leurs 
attributions  aux  plus  anciens  conseillers  de  préfecture.  Quant  aux 
conseils  de  préfecture,  dont  la  constitution  actuelle  est  également 
mise  en  question,  nous  ne  pensons  pas  qu'il  y  ait  lieu  d'obtenir 
une  réduction  de  quelque  importance  sur  les  crédits  qui  leur  scot 
affectés.  Il  n'est  guère  possible  de  faire  disparaître  complètement 
ces  conseils.  S'ils  peuvent  être  remplacés  par  les  tribunaux  ordî- 
nures  pour  le  jugement  de  certaines  affaires  contentieuaes,  par 
exemple  des  procès  entre  l'administration  et  les  entrepreneurs  de 
travaux  publics,  il  est  difficile  de  leur  enlever  les  décisions  sur  les 
questions  d'impdt.  On  ne  peut  leur  retirer  davantage  l'apurement 
des  comptabilités  des  communes  et  des  établissemens  de  bienfu- 
sance  dont  les  revenus  sont  inférieurs  à  30,000  francs,  car  la  cour 
des  comptes,  qui  seule  serait  en  mesure  de  recueillir  cet  béritage, 
recevrait  une  augmentation  de  travaux  supérieure  aux  forces  de 
son  personnel.  Si  l'on  veut  opérer  une  réforme  en  ce  qui  touche  les 
conseils  de  préfecture,  on  doit  se  contenter  de  remanier  la  nature 
et  l'étendue  de  leurs  fonctions.  Peut-être  alors  serait-il  avantageux 
de  remplacer  le  contentieux  administratif  qui  leur  serùt  enlevé  par 
une  compétence  plus  lai^  dans  le  jugement  des  comptes  commu- 
naux et  hospitaliers.  Les  comptable,  rapprochés  de  leurs  juges, 
seraient  plus  vite  libérés,  et  la  cour  des  comptes,  dégagée  d'une 
foule  de  petites  affaires  qui  entravent  son  action,  pourrait  réserver 
tous  ses  soins  pour  des  objets^lus  importans. 

L'administration  actuelle  ae  l'arrondissement  est  sérieusement 
attaquée,  et  une  opinion  puissante  demiùide  la  suppression  des 
sous-préfets,  dont  les  attributions  retoumeruent  à  la  préfecture  ou 
senùent  dévolues  aux  municipalités  cantonales.  La  mise  i  exécu- 
tion de  cette  mesure  procurerait  une  économie  de  plus  de  3  mil- 
lions, tant  pour  le  traitement  des  sous-préfets  que  pour  leurs  fnùs 
de  bureau.  En  déGnitive,  les  réformes  qui  viennent  d'être  indi- 
quées pour  les  préfectures  et  les  sous-préfectures  atténueruent 
d'environ  6  millions  1/2  la  dépense  qui  figure  à  ce  titre  aux  précé- 
dens  budgets. 

On  pourrait  trouver  200,000  ou  300,000  francs  dans  des  réduc- 
tions sur  le  personnel  des  inspections  administratives,  ramené  au 
chiffre  de  1850,  dans  la  dépense  des  commissariats  de  l'émigration, 
dans  le  crédit  des  commissaires  de  police  et  des  inspecteurs  de  la 
librairie.  Les  frais  de  police  des  villes  de  Paris  et  de  Lyon,  qui  sont 
aujourd'hui  supportés  par  l'état  pour  une  somme  de  6,207,000  fr., 
pourraient  ôtre  mis  en  grande  partie,  sinon  entièrement,  à  la  charge 
de  ces  deux  cités.  Dn  million  paraît  suffire  pour  les  dépenses  se- 
crètes; on  épargnerait  ainsi  le  second  million  alloué  à  ce  chapitre. 
Le  gouvernement  propose  lui-même  une  réduction  de  600,000  fr. 

D„j,i7<-,ib,.Googlc 


LE  BUDGET  DE  LA   BéPUBLIQDE.  93 

sur  les  secours  aux  étrangers  réfugiés.  EnÛD,  avec  quelques  dimi- 
nutions sur  diverses  subventions  payées  par  le  trésor,  avec  la  sup- 
pression temporaire  de  l'allocation  des  chemins  vicinaux,  qui  n'est 
pas  inférieure  à  11,500,000  francs,  on  parviendrait  à  retrancher 
24  millions  sur  le  budget  du  ministère  de  l'intérieur. 

Les  dépenses  du  ministère  des  finances  qui  ne  se  rattachent  pas 
k  la  dette  publique  appartiennent  presque  tout  entières  aux  frais 
de  régie,  de  perception  et  d'exploitation  des  impôts.  Nous  remet- 
tons donc  à  cette  partie  des  opérations  l'examen  des  économies  que 
pourrait  fournir  ce  département. 

Il  y  a  peu  de  chose  à  diminuer  sur  les  dépenses  ordinaires  de 
l'Algérie,  qui  s'élèvent  à  15  millions;  mais,  en  ce  qui  regarde  les 
dépenses  extraordinaires,  on  pourrait  soulager  l'état  de  la  charge 
des  travaux  qu'il  exécute  et  qu'il  paie  avec  les  fonds  avancés  par  la 
Société  algérienne.  Ces  travaux  étaient  prévus  au  dernier  budget 
de  l'empire  pour  16,666,663  francs.  On  en  retarderait  la  continua- 
tion, ce  qui  supprimerait  une  dépense  égale.  On  arrêterait  du  même 
coup  la  progression  de  l'annuité  due  à  la  société  pour  les  intérêts  et 
l'amortissement  du  prêt  qu'elle  s'est  engagée  à  faire  k  l'état  pour 
une  somme  de  100  millions,  et  qu'elle  a  réalisée  jusqu'à  concur- 
rence de  79  millions.  La  progression  de  l'annuité  était  prévue  en 
1871  pour  964,,000  francs.  Le  chiffre  de  l'annuité  elle-même  pour- 
rait être  abaissé  au  moyen  d'un  accord  avec  la  Société  algérienne, 
qui  ne  refuserait  pas  sans  doute  de  répartir  l'amortissement  sur  un 
plus  grand  nombre  d'années.  En  procédant  d'une  façon  analogue 
pour  les  chemins  de  fer  de  l'Algérie,  eu  ralentissant  les  travaux  et 
en  obtenant  de  la  compagnie  la  modération  du  taux  de  l'annuité 
qui  lui  est  due,  on  réaliserait  sur  l'ensemble  de  ces  dépenses  une 
économie  de  2  millions  1/2,  déduction  faite  des  16  millions  de  tra- 
vaux qui  sont  compensés  par  la  suppression  de  la  recette  fournie 
par  les  avances  de  la  Société  algérienne. 

Le  ministère  de  l'instruction  publique  est  celui  qui  a  le  droit 
d'être  le  plus  épargné.  Cependant  la  nécessité  conseillerait  de  dis- 
traire de  ses  crédits  une  somme  d'environ  2  millions,  prise  notam- 
ment sur  la  dépense  des  bourses  dans  les  lycées,  sur  les  subven- 
tions extraordinaires  aux  lycées,  sur  les  subventions  aux  communes 
et  aux  départemens  pour  l'instruction  primaire,  sur  l'Observatoire, 
le  Bureau  des  longitudes,  la  Bibliothèque  nationale,  les  voyages  et 
missions  scientifiques,  l'école  des  hautes  études,  etc.  Les  services 
de  l'agriculture  et  du  commerce  pourraient  supporter  un  retran- 
chement de  2  millions  sur  les  encouragemens  et  subventions  de 
toute  espèce  payés  par  l'état.  Pour  les  services  dépendant  de  l'an- 
cien ministère  des  beaux-arts,  avec  un  peu  de  hardiesse  on  leur 
enlèverait  10  millions  1/2  :  200,000  francs  de  la  fête  du  15  doùi, 

,  Google 


9i  «EVITE   MS    DEUX   if(»n>CS. 

300,060  ou  AOO.OOO  francs  des  DionuiDms  historiques,  <00,000  fr. 
des  soascriptions  et  encouragemens,  4,S00,00O  francs  des  tiriTaui, 
ouvrages  (fart  et  décorations  des  édifices  publics  et  notammeBt  da 
BOuTeï  Opéra,  3,900,000  francs  de  raAir^HstratîoR  des  bora»  swp- 
primée  et  livrée  i/  HnitiatiTe  privée,  enfin  «ne  grande  partie  de  h 
subvention  des  théâtres,  qui  s'élève  à  i ,  SSS.OOO  'rancs.  Os  ne  eoo- 
serveraH  cette  subvention  que  pour  le  ThéAtre-Fran^ais  e*  f  Opén 
en  ta  ramenant  au  chiffre  d«  700,000  on  800,000  francs,  «  l'oa 
supprimerait  ces  aïlocatioiis  énormes  qot  ne  servent  qu'à  excHer 
les  appétits  des  artistes.  On  pourrait  en  entre  épargner  qwelqves 
milfiers  de  francs  en  réduisant  le  aomhre  des  inspecteurs-^néraui 
des  beaox-arts,  des  bibliothèques,  des  musées,  etc.,  dent  hi  oéa* 
tion  sous  le  dernier  rtgne  n'a  pas  toujours  été  motivée  par  ïes  ■*" 
cessités  du  service. 

Aux  dëductioDS  cî-dessns  indir^nées  sur  les  dépenses  dies  nnoi»- 
tires,  a  faut  ajotiter  8,400,000  fi^ncs,  représentant  ïes  augmenta- 
tions de  dépense  qui  avaient  été  portées  an  projet  de  budget  àe 
187!  en  prévision  d'une  période  trampiiHe  et  prespère»  el  dent  dm 
désastres  semblent  naturellement  entraîner  la  suppreswon.  Ces  arag- 
mentations  avaient  pour  objet  des  amérioratioiis  de  traitemens-  el 
des  créations  d'emplois,  le  développement  du  service  télégrapWqw 
dans  t*iatériear  et  en  Algérie,  ^s  snbventions  peur  VinstructioB 
pQbliqHc,  des  encouragemens  &  l^agricultnre,  etc.  8n  réunissasl 
toutes  les  économies  sur  les  services  généraux  des  ministères,  tm 
forme  nne  somme-  de  209  minions,  qu'on  peut  élever  plus  Itaut,  si 
Ton  opère  des  rédactions  sur  l'effectif  dé  l'armée. 

IV. 

Les  frais  de  régie,  âe  pcrteption  eï  d'exploitation  des  impôl»  el 
revenus  publics  étaient  inscirts  au  dernier  bui^t  ponr  2A3  mit- 
KoDS,  dOBt  t'î  afférens  aux  eontributioos  directes,  15  à  l'enregiis- 
trement,  27  aux  doume»,  38  aux  contributions  indirectes,  H  anx 
foréfi^  et  le  reste  aui  t^aes,  aux  poo^s  çt  aux  poste».  Ces  frais 
représentent  avec  ïes  recette»  mae  proportion  qui  varie  entre  3,SÎ 
pour  *00  et  74,  Sî,  sorvant  tes  service».  L'enre^streBient,  tes  de- 
naisea  et  le  timbre  présentent  les  eonditiwis  les  pins  favorables, 
et  les  postes  les  conditions  les  plus  onéreuses.  Poirr  tes  confriba- 
tions  directes,  la  proportion  est  de  3,8«tpour  *00  et  de  7,70  pour 
les  contribution»  indirectes.  Les  douanes  prélèvent  t8  pour  400  de 
leurproAiit,  les  tabacs  25,4t,  tes  poudres  40,t7.  En  ce  qui  co»- 
ceme  les  tabacs,  ie»  poudres  et  les  postes,  dont  les  frais  sont  les 
plus  ^evés,  S  ^t  considérer  que  ces  brancftes  de  revenus  ne  sont 
pas  des  ccmtributions,  mus  sont  des  monopoles,  et  que  les  recettes 


■  Google 


LE    BUDGET    DE    LA    KEPCBLIQUE.  9» 

qoi  en  résultent  sont  le  bénéfice  d'une  exploitation  industrielle  exé- 
cutée par  l'état.  Ce  qoi  constitue  la  proportitm  défavorable  de  leurs 
frais  est,  non  pas  la  rémuDération  exagérée  accordée  aux  ftfflction^ 
naires  et  employés  qui  les  administrent,  mais  bien  toutes  les  dé- 
penses qui  sont  la  base  indispensable  de  leurs  produits,  l'acbat  des 
matières  premières,  le  salaire  des  ouvriers,  la  construction  et  l'eit- 
trelien  des  ateliers,  etc.  L'admini^raticHi  des  postes  est  grevée  de 
charges  énormes  pour  le  transport  sur  raer.  Les  snbventions  al- 
louées anx  compagnies  maritimes  auxquelles  a  été  amcédé  le  trans- 
port des  dépèches  s'élèvent  à  27  millions  1/2,  à  peu  près  les  deux 
àoqoièmes  de  ta  dépense  totale  du  service  des  postes. 

Adx  ^â  ntillious  représentant  les  frais  de  régie  et  de  perception, 
il  faut  joindre  les  sommes  qui  complètent  les  frais  de  manatention 
des  deniers  de  l'état,  et  qui  sont  allouées  à.  titre  d'émolnmens 
aux  trésoriers-payeurs-généraux  et  aux  receveurs  particuliers  des 
finances.  Cette  dépense,  classée  pikrmi  les  services  généraux  des 
ministères,  sVlève  à  7,845,000  francs.  C'est  donc  ane  somme  totale 
de  2&1  millions  qui  se  trouve  eo  définitive  prélevée  sur  les  recettes, 
avant  que  celles-ci  paissent  être  employées  à  solder  les  services 
publics.  On  a  souvent  eu  la  pensée  de  réduire  cette  partie  de  la  dé- 
pense, et  il  s'est  trouvé  des  réformatenrs  qui  ont  promis  des  écooo^ 
mies  merveilleuses  an  moyen  d'un  cliangement  radical  dans  le  sys- 
tème de  nos  impôts.  Leurs  théories  n'ont  pas  prévalu  jusqu'àce  jour; 
aasfà  nous  contenterons-nous  de  rechercher  les  rédncticHis  qu'on 
peut  obtenir  dans  le  cadre  actuel  de  notre  organisatioD  fiscale. 

Le  premier  moyen  d'atténuer  la  dépense  consiste  à  diminuer  le 
chiffre  du  traitement  et  le  taux  des  remises  de  tous  les  fonction- 
naires et  agens  de  la  perception.  Cet  abaissement,  opéré  conformé- 
ment au  tarif  indiqué  plue  haut  pour  le  personnel  des  autres  ad- 
ministrations, épargnerait  au  trésor  une  somme  de  2  millions  1/2. 
On  pourrait  y  joindre  1 50,000  francs  en  réunissant  de  nouveau  le 
service  des  douanes  ^  celui  des  conU'tbutions  indirectes  et  en  sup- 
primant par  conséqnent  les  quinze  directeurs  spéciaux  créés  en  1S70. 
Le  service  des  forêts  pourrait  sn|^orter  une  diminution  de  plus  de 
3  millions,  proposée  d'ailleurs  par  le  gouvernement  sur  les  travaux 
de  reboisement  des  monugnes,  de  gazonnement  et  divers  aubes 
travaux.  On  réussirait  encore  à  gagner  1  million  en  réglant  avec 
sévérité  le  matériel  des  tabacs  et  des  poudres.  Dans  les  postes,  on 
ne  peut  espérer  un  résultat  de  quelque  importance  qu'en  révisant 
les  traités  conclus  avec  les  compagnies  maritimes  concessionnEÙres 
du  service  des  dépêches,  et  principalement  avec  la  Compagnie  des 
Messageries  et  celle  des  Paquebots  transatlantiques,  qui  absorbent 
à  elles  seules  26  millions  de  subventions.  En  tombant  d'accord 
d'une  modification  du  cahier  des  cb^ges,  en  réduisant  par  exemple 

Google 


06  RErUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  nombre  des  navires  et  le  Dombre  des  voyages  imposés  à  ces  com- 
pagnies, on  pourrait  réaliser  sur  le  chiffre  des  subventions  une  di- 
minution proportionnelle  qu'il  n'est  pas  déraisonnable  d'évaluer  à 
6  millioDs.  Il  faut  aussi  comprendre  parmi  les  écoaomies  les  aug- 
mentations de  dépense  qui  devaient  s'ajouter  à  partir  de  1S71  et 
qui  montaient  à  3,800,000  francs.  Ces  augmentations  étaient  des- 
tinées, comme  celles  des  services  généraux,  à  créer  de  nouveaui 
emplois  et  améliorer  les  traitemens.  Le  total  de  toutes  les  réduc- 
tions sur  les  frais  de  régie  et  de  perception  atteindrait  de  cette  façon 
le  cbilTre  de  16,&b0,000  francs. 

Nous  terminerons  cette  étude  par  le  service  Vie  la  centralisaU(»i 
des  deniers  publics  et  celui  de  la  trésorerie,  Ces  services,  comme  os 
le  sait,  sont  entre  les  mains  des  trésoriers-payenrs-généraux  et  des 
receveurs  particuliers  des  finances  :  ils  occasionnent  une  dépense 
d'environ  8  millions.  On  est  d'avis  que  cette  dépense  est  exagérée, 
et  qu'elle  pourrait  être  notablement  diminuée  sans  inconvénient 
On  va  même  jusqu'à  demander  l'entier  abandon  du  système  fran- 
çais et  l'adoption  des  institutions  anglaises,  ce  qui,  suivant  les  par- 
tisans de  la  réforme,  permettrait  d'économiser  toute  la  somme 
afTectée  à  cette  dépense.  Personne  n'ignore  en  effet  que  la  Banque 
d'Angleterre  procède  gratuitement  à  la  recette  du  revenu  public. 
Dans  les  comtés  où  ce  grand  établissement  a  des  succursales,  cha- 
cune des  succursales  est  chargée  de  la  réunion  des  produits  perçus 
dans  une  circonscription  déterminée.  A  certains  jours  du  mois  et 
sur  des  points  convenus,  l'un  des  commis  de  la  Banque  va  joindre 
les  agens  de  perception  en  tournée,  et  touche  de  leurs  mains  le 
produit  de  leurs  recettes.  La  Banque  en  fait  l'encaissement  et  cré- 
dite l'échiquier  de  leur  montant.  Elle  tient  les  deniers  ainsi  recou- 
vrés à  la  disposition  de  l'état,  et  les  remet  aux  créanciers  publics 
selon  les  avis  et  les  ordres  qui  lui  sont  transmis,  L'importation  de 
cette  méthode  entraînerait  la  suppression  des  trésoriers-payeurs- 
généraux  et  des  receveurs  des  finances.  La  Banque  de  France  ferait 
ce  que  fait  la  Banque  d'Angleterre.  Elle  recevrait  à  Paris  ou  dans 
ses  succursales  les  versemens  des  percepteurs  de  l'impdt  et  des  re- 
ceveurs des  revenus  indirects,  et  serait  également  chargée  de  déli- 
vrer les  fonds  suivant  les  besoins  de  l'état.  Ne  semble-t-il  pas  que  le 
service  serait  parfaitement  assuré  dans  ces  conditions,  et  qu'il  est 
inutile  d'entretenir  plus  longtemps  des  comptables  dispendieux? 

Ce  système  malheureusement  n'est  pas  aussi  parfait,  ni  aussi 
économique  qu'on  pourrait  le  croire.  Malgré  l'apparence  de  gratuité 
de  ses  setVices,  un  établissement  privé  ne  se  charge  pas  d'une  tâche 
aussi  lourde  et  d'une  responsabilité  aussi  étendue  sans  rémunéra- 
tion et  par  pur  dévoOment  pour  le  bien  public.  A  défaut  d'un  émo- 
lument direct  et  déterminé,  il  faut  qu'il  trouve  un  bénéfice  suffisant 

nigiUrrlbyGOOglc' 


LE    BUDGET   DE   LA    BEPUBLKIDE.  97 

dans  l'emploi  des  fonds  laissés  plus  ou  moins  longtemps  dans  ses 
caisses.  Cela  est  si  vrai  que  la  Banque  d'Angleterre  fixe  à  vingt  et 
un  jours  à  partir  du  recouvrement  le  terme  pour  l'exigibilité  des 
sommes  recueillies  par  elle  au  compte  du  trésor,  et  qu'elle  a  droit 
h  une  commission  pour  prompt  paiement  dans  le  cns  où  les  sommes 
doivent  être  remises  plus  rapidement  à  l'état.  La  disponibilité  pen- 
dant vingt  et  un  jours  des  deniers  publics  forme  la  prime  de  recou- 
vrement et  de  transmission  des  fonds,  qui  chez  nous  est  représentée 
par  le  traitement  fixe,  et  les  remises  des  trésoriers-généraux  et  des 
receveurs  des  finances.  Or,  sur  2  milliards  de  recettes,  au  taux  ac- 
tuel des  prêts  faits  au  commerce,  cette  disponibilité  équivaudrait  i 
un  bénéfice  d'environ  7  millions.  Le  trésor  aurait-il  avantage  à 
bouleverser  toute  son  organisation  pour  substituer  une  prime  de 
cette  importance  aux  8  millions  qu'il  paie  à  ses  comptables?  D'un 
autre  côté,  n'éprouverait-il  pas  des  embarras  réels  en  changeant  les 
coutumes  qui  depuis  de  longues  années  régissent  notre  service  de 
trésorerie,  en  renversant  la  situation,  et  en  se  mettant  dans  la  né- 
cessité d'être,  comme  en  Angleterre,  en  avance  avec  la  Banque,  au 
lieu  d'obliger  ses  recevem's  à  être  eu  avance  avec  lui? 

Le  service  fait  par  la  Banque  a  un  autre  inconvénient  en  ce  qui 
concerne  la  dépense.  Ce  grand  établissement  ne  peut  être  à  cet 
égard  pour  l'état  que  ce  qu'il  est  pour  les  particuliers  qui  lui  con- 
fient leurs  épargnes,  un  caissier  qui,  tant  qu'il  a  des  fonds,  remet 
au  porteur  le  monLint  des  mandats  délivrés  par  le  déposit:tire  ou  ses 
représentans;  mais  il  n'a  rien  des  attributions  d'un  agent  chargé  de 
libérer  le  trésor  envers  ses  créanciers  et  de  reconnaître  îa  validité 
des  pièces  justificatives  de  la  créance.  Il  serait  donc  impossible  de 
lui  imposer,  surtout  en  l'obligeant  à  un  travail  gratuit,  la  responsa- 
bilité des  dépenses  irrégulières,  responsabilité  qui  enchaîne  les 
trésoriers-payeurs,  et  qui  est  une  des  meilleures  garanties  de  la 
bonne  gestion  des  fmances.  Les  nécessités  du  contrôle  exigeraient 
l'institution  de  comptables  auxquels  incomberait  la  mission  de  vé- 
rifier, avant  l'acquittement,  l'exactitude  et  la  légitimité  des  dé- 
penses, et  sur  lesquels  retomberait  cette  responsabilité  que  décline 
la  Banque.  On  rétablirait  les  anciens  payeurs  du  trésor,  ce  qui  occa- 
sionnerait une  allocation  d'environ  1,200,001)  francs. 

Sept  millions  de  prime  d'un  côté,  1,200,000  fr.  de  l'autre  pour  le 
traitement  de  nouveaux  comptables,  ce  ne  serait  pas  une  économie 
sur  les  sommes  actuellement  payées.  Nous  ne  croyons  donc  pas  que 
l'abandon  de  notre  système  soit  une  mesure  avantageuse,  ni  même 
un  progrès.  Cependant,  tout  en  maintenant  ce  qui  existe,  nous  pen- 
sons qu'on  pourrait  diminuer  la  charge  de  l'état  en  restreignant 
les  bénéfices  attachés  aijx  fonctions  des  grands  comptables  des 

lOHt  ICIV.  —  l!J71.  ï 

nigiUrrlbyGOOglC 


9e  IBVtlE  VES  DEUX  UOHDfiS. 

fiaances.  La  râmunération  des  trésoriers-payeurB  et  des  recevean 
particuliers  se  compose  d'un  traitement  fixe,  et  de  cooiDiisaioDs  au 
les  recettes  et  les  paiemens.  Cette  rémunératioa,  augmentée  d« 
quelques  béni^^fices  de  banque,  atteint  pour  certains  tréscn-iers  on 
chilTre  élevé.  Il  serait  facile  de  la  réduire.  En  effet,  la  nécessita  d'uc 
gros  profit  pour  les  titulaires  des  trésoreries  et  des  recettes  n'existe 
que  dans  le  cas  où  le  crédit  de  l'état,  ébranlé  par  les  événemeos,  a 
besoin  d'èlre  secondé  par  le  crédit  de  riches  pariiculïers.  On  doit 
alors  payer  le  concours  personnel  donné  pour  ralTerniir  les  finaDcei 
cbancelanles;  mais,  lorsque  l'état  n'a  pas  besoin  de  ce  coDCoon, 
lorsque  le  receveur  n'a  par  lui-même  aucune  puissance  financière, 
et  que  son  crédit  dérive  non  de  sa  propre  fortune,  mais  des  fooc- 
tions  qu'il  occupe,  un  émolument  trop  considérable  est  non  plus  le 
prix  d'un  service  rendu  réellement  au  pays,  mais  un  acte  de  moni- 
Ccence  envers  un  protégé,  un  bénéfice,  une  pr(:-bende,  et  c'est  pré- 
cisément ce  que  la  France  n'est  plus  assez  riche  pour  supporter. 

Nous  avons  trop  de  confiance  dans  le  crédit  de  l'état,  malgré  dos 
malheurs,  pour  attacher  au  concours  des  agens  de  la  trésorerie  ooe 
importance  exagérée  qu'on  ne  saurait  trop  chèrenjent  acheter,  et 
nous  u'aui  ions  aucun  scrupule  à  réaliser  une  économie  sur  les  tréso- 
reries et  les  recettes.  On  pourrait  procéder  de  dtjux  manières,  soit 
par  rabaissement  du  tarif  des  commissions,  soit  par  la  suppressioa 
de  la  partie  variable  de  l'émolument,  et  par  la  constilulion  d'tiD  trai- 
tement fixe  d'un  chiffre  équitablement  réglé  et  plus  ou  moias  ctHi- 
sidérable  suivant  l'importance  de  la  recette.  Si  l'on  adoptait  ce 
dernier  moyen,  on  pourrait  diviser  les  comptables  en  plusieurs 
classes,  par  exemple  les  trésoriers-payL'ui-s-généraux  en  trois 
classes  et  les  receveurs  particuliers  en  quatre.  Les  premiers  rece- 
vraient de  15,000  à  25,000  francs,  et  les  seconds  de  6,000  à  10,000. 
On  allouerait  en  outre,  à  titre  de  frais  de  bureati,  12,000  francs  en 
moyenne  aux  trésoriers-payeurs  et  3,000  aux  receveurs  particu- 
liers, La  dépense  réglée  d'après  ces  bases  serait  inférieure  de 
2,500,000  francs  à  la  dépense  actuelle. 

Nous  venons  de  parcourir  les  différentes  parties  du  budget  sur 
lesquelles  il  ne  nous  semble  pas  impossible  d'obtenir  des  économies. 
11  nous  reste  à  les  résumer.  Sur  la  dette  publi(|ue,  par  la  conversion 
de  l'emprunt  Laurier,  on  réduit  la  dépense  de  4,500,000  francs, 
déduction  faite  d'une  augmentation  de  1  million  sur  la  dette  via- 
gère. Les  dotations  offrent  une  économie  de  36  millions  par  la  sup- 
pression de  la  liste  civile,  du  sénat,  et  par  la  gratuité  des  fonctions 
de  député.  Les  services  généraux  des  ministèies  peuvent  être  ré- 
duits de  202  millions  1/2,  au  moyen  de  réformes  dans  le  personnel 
administraiif,  par  la  réorganisation  de  .l'aimi'e,  la  diminution  de 
la  marine,  le  ralentissement  des  travaux  publics.  Ëufiu  on  peut 


■  Google 


LE  BUDGET  DE    Là   B^PUBLIQUE.  6d 

épargner  19  millions  sur  les  frais  de  régie  et  de  perception  des  im- 
pôts et  sur  le  servies  de  trésorerie.  En  réunissant  toutes  ces  sommes, 
l'économie  totale  s'élèverait  à  262  millions. 

L'écart  produit  par  les  derniers  événemens  entre  les  anciens 
budgets  el  ceux  de  l'avenir  est  de  373  millions.  Les  nouvelles  res- 
sources à  CTéer  ne  seraient  donc  pas  supérieures  k  111  millions; 
encore  faudrait-il  déduire  de  cette  somme  le  revenu  net  des  biens 
composant  l'ancienne  dotation  de  la  couronne,  (jui  venait  s'ajouter 
autrefois  à  la  liste  civile  de  l'empereur,  et  qui  a  fait  retour  au  bud- 
get de  l'état.  Il  est  permis  d'évaluer  ce  revenu  à  d  ou  10  millions 
en  tenant  compte  des  améliorations  qu'il  peut  recevoir  par  l'exploi- 
tation ou  la  mise  en  location  des  forêts,  terres  et  eh&teanx  qui 
étaient  exclusivement  consacrés  au  plaisir  du  prince.  Il  ne  resterait 
donc  environ  qu'une  centaine  de  millions  à  demander  à  l'impôt.  On 
pourrait  les  trouver  aisément  sans  écraser  les  contribuables. 

En  établissant  les  résultats  qui  précèdent,  nous  avons  reclierché 
l'expression  la  plus  sinipliS  et  la  plus  rigoureuse  du  cliilTre  auquel 
pourrait  être  réduit  le  budget  de  l'état  sans  compromettre  les  par- 
ties essentielles  des  seiVues  publics.  Nous  n'avons  compris  dans  nos 
calculs  ni  les  allocations  de  l'amortissement,  ni  les  indemnités  qui 
pourront  être  accordées  aux  victimes  de, la  guerre  étrangère  et  de  la 
guerre  civile,  ni  les  frais  de  reconstruction  ou  de  réparation  des  mo- 
numens  détruits  ou  incendiés  dans  la  dernière  insurrection.  Nous 
avons  en  outre  supposé  un  ralentissement  considérable  dans  les 
grands  travaux  publics,  des  arrangemens  avantageux  avec  les  com- 
pagnies subventiomt^es,  et  enfin  l'adoption  d'un  système  de  gratuité 
qui  soulèvera  probablement  d'assez  vives  résistances,  il  appartient 
au  pays  de  juger  dans  quelle  proportion  devront  être  autorisées 
des  dépenses  dont  nous  ne  contestons  ni  ta  justice  ni  l'utilité.  L'as- 
semblée nationale  seule  aura  les  élémens  nécessaires  pour  appré- 
cier la  mesure  dans  laquelle  on  pourra  concilier  des  intérês  res- 
pectables et  des  déMrs  légitimes  avec  les  ménagemens  auxquels  ont 
droit  ceux  qui  fournissent  l'impôt.  Nous  penchons  pour  qu'on  entre- 
le  plus  loin  pos.sible  dans  la  voie  des  économies;  nous  espérons  que 
le  chef  du  pouvoir  exécutif,  qui  depuis  trois  mois  a  si  bien  mérité 
de  la  France,  ne  s'arrêtera  pas,  comme  on  semble  le  craindre,  à 
mi-chemin,  et  qu'il  aura  la  fermeté  ni'cessaire  pour  mener  jusqu'au 
bout  et  résolument  la  réforme  de  la  dépense.  Il  rendra  au  pays  un 
nouveau  service  en  ne  mettant  pas  à  une  trop  rude  épreuve  les  forces 
des  contribuables,  car  il  doit  savoir  que  î'exagération  des  impôts 
restreint  la  produciion,  appauvrit  le  pays ,  détruit  la  matière  impo- 
sable, et  tarit  les  sources  vives  oii  les  finances  d'un  peuple  doivent 
se  régénérer  et  puiser  une  énergie  nouvelle. 

L.  BoncH&RD. 


...Google 


LES  HONNETES  GENS 


LA   COMMUNE 


Paris  .1  eu,  à  quelques  semaines  de  distance,  deux  légendes  con- 
Iraiiies.  Dans  les  premiers  jours  de  fi^vner,  c'était  encore  la  ville 
héroïque  qui  s'éLait  résignée  à  ious  les  sacrifices  et  prêtée  à  tous  les 
efforts  pour  repousser  l'étranger;  avant  la  fin  dti  même  mois,  c'était 
dc^jà  une  ville  maudite  oii  toutes  les  violences  et  tous  les  crimes 
avaient  le  champ  lihre  par  la  scélératesse  des  uns  et  par  la  lâcheté 
des  autres.  Les  désordres  incessans  et  toujours  impunis  qui  ont  pré- 
cédé l'insurrection  du  18  mars,  le  foudroyaiu  succès  de  quelques 
agitateurs  dans  cette  néfaste  journée,  ces  saturnales  de  soixante-dti 
jours  qui  n'auraient  été  qu'une  grotesrfue  parodie  de  toutes  les  fonc- 
tions d'un  gouvernement  régulier,  si  elles  n'avaient  fait  peser  sur 
une  population  de  près  de  2  millions  d'âmes  tous  les  genres  d'op- 
pression, ce  dénoùmeiit  lugubre  qui  s'est  prrsenté  à  la  fois  comme 
la  délivrance  et  comme  la  défaite  de  Pari;,  spectateur  impuissant 
ou  complise  de  l'incendie  de  ses  monumens  et  des  plus  horribles  as- 
sassinats,—  c'était  plus  qu'il  ne  fallait  pour  faire  oublier  la  première 
légende  et  pour  donner  tout  crédit  à  la  seconde.  Il  n'y  avait  pas 
d'ailleurs  contradiction  entre  l'une  et  l'autre  légende  pour  les  parti- 
sans avoués  ou  déguisés  de  la  rébellion.  Ils  aflirmaient  sans  hésiter 
la  complicité  directe  ou  indirecte  de  toute  la  population  parisienne 
dans  une  révolution  qu'ils  glorifiaient  sans  réserve,  ou  dont  ils  s'ef- 
foiraiiint  de  pallier  les  excès.  Au  dire  des  plus  impudens,  cette  po- 
pulation tout  entière  se  levait  comme  un  seul  homme  pour  la  dé- 
fense de  ce  qu'ils  appelaient  ses  droits.  Les  prétendus  conciliateurs 
se  donnarient  le  mandat  de  négocier  au  nom  de  «  300,000  neutres,  » 
tellement  attachés  à  quelques  vagues  principes  que.  pour  n'en  rien 


,,Googlc 


PARIS   SOCS   LA  COMMUSE.  101 

sacrifier,  ils  tenaient  la  balance  égale  entre  les  élus  d'une  minorité 
factieuse  dans  une  seule  ville  et  les  représentans  légiUmes  de  la 
souveraineté  du  peuple  français.  Ceux  qui  jugeaient  autrement  une 
telle  conduite  ne  faisaient  pas  plus  de  difllcullé  de  l'accepter  comme 
un  fait  acquis.  L'Europe,  qui  depuis  dix  mois,  quand  elle  ne  nous 
était  pas  hostile,  ne  nous  témoignait  qu'une  compassion  sans  bien- 
veillance, flétrissait  à  la  fois  les  crimes  des  insurgf^s  parisiens  et  la 
poltronnerie  ou,  comme  disait  le  Timef,  n  l'abjecte  terreur»  de  ceux 
qui  les  supportaient.  La  province,  où  t'iiTitatîon  contre  Paris  étouf- 
fait même  la  pitié,  retentissait  des  mêmes  accusations.  Les  Parisiens 
fidèles  à  l'ordre,  loin  de  démentir  ces  accusations,  se  montraient 
quelquefois  les  plus  empressés  à  les  propager.  Nous  sommes  sans- 
mesure  en  France  dans  le  mal  comme  dans  le  bien  que  nous  disons 
de  nous-mêmes.  Nous  n'aimons  que  les  propositions  générales  et 
les  explications  simples;  notre  logique  les  réclame,  et,  soit  qu'elles 
nous  appellent  au  partage  d'une  gloire  universelle,  soit  qu'elles 
nous  enveloppent  dans  une  universelle  infamie,  notre  vanité  y  trouve 
également  son  compte.  Nous  sommes  fiers  de  notre  part  d'honneur, 
et,  tout  en  prenant  notre  part  de  honte,  en  l'exagérant  même  au 
besoin  pour  nous  donner  le  mérite  de  ne  pas  nous  en  faire  accroire, 
il  nous  semble  que  la  responsabilité  s'efface  pour  chacun  dç  nous 
quand  elle  s'étend  à  tout  le  monde.  Combien,  après  nos  désastres 
militaires,  éprouvaient  une  étrange  satisfaction  à  s'écrier  :  «  Je  rou- 
gis d'être  Fiançais!  Nous  sommes  un  peuple  de  fanfarons  et  de 
lâches  I  B  Combien,  depuis  le  18  mars,  vont  répétant  avec  le  même 
désespoir  hautain  :  k  ]e  rougis  d'être  Parisien  1  Paris  n'est  qu'une 
immense  maison  de  fous  où  les  pacifiques  sont  les  instrumens  com- 
plaisans  ou  inertes  de  la  fureur  des  forcenés!  » 

Il  faut  protester,  au  nom  de  la  vérité  historique  autant  que  de 
l'honneur  national,  contre  ces  exagérations,  qui  tombent  devant  un 
examen  attentif  et  impartial  des  faits.  Des  témoins  judicieux,  sans 
dissimuler  les  fautes  et  sans  atténuer  les  défaillances,  ont  vengé 
ici  même  le  peuple  français  et  les  forces  improvisées  qui  lui  ont 
tenu  lieu  d'armée  de  ce  qu'il  y  a  d'excessif  dans  les  reproches 
de  présomption,  d'indiscipline  et  de  manque  de  courage.  On  se 
propose,  dans  cette  étude,  de  rendre  une  semblable  justice  à  la 
majorité  saine  de  la  population  de  Paris.  Son  attitude  vraie,  dans 
les  révolutions  successives  dont  elle  a  été  complice  ou  victime,  a 
déjà  été  indiquée  dans  un  précédent  travail  (1);  mais  au  moment  oîi 
il  parut,  on  ne  pouvmt  juger  dans  son  ensemble  une  insurrection 
qui  n'avait  pas  encore  atteint  son  terme,  et  il  y  avait  quelque  dan- 
ger pour  la  paix  publique  à  en  exposer  toutes  les  causes.  Aujour- 


(I)  Yay«i  la  Btvut  du  i"  dieJ. 


,  Google 


lOS  IKTOl  OW  DtOX  UOKtn, 

d'bni  U  communs  de  Paris  n'est  plus  qu'un  souvenir  sinistre,  asses 
présent  pour  qu'on  en  puisse  embrasser  exactement  tous  les  détails, 
asses  loin  de  nous  déjà  pour  qu'il  soit  possible  ds  l'évoquer  sa» 
colère,  sinon  sans  indignation  et  sans  amertume.  D'un  aatre  côté, 
l'deuvre  de  délivrance  acoomplie  avec  tant  d'habitelé  et  de  courage 
par  te  gouvernement  et  par  l'armée  parle  asseï  haut  pour  qu'il  soit 
permis ,  sans  les  affaiblir  ert  sans  leur  manquer  de  reconnaissaoce, 
de  laisser  k  l'un  et  k  l'autre  leur  part  de  responsabilité  dans  les 
malheurs  qu'ils  ont  si  heureusement  n^pan^s.  Us  ont  reconquis  le 
droit  d'entendre  la  vérité  et  lendn  aux  honnêtes  gens  de  Paris  celui 
de  la  dire. 

1. 

Le  18  mars  1871,  versstxou  sept  heures  <1u  matin,  le  rappel  était 
battu  dans  tous  les  quartiers  de  Paris.  C'était  convoquer  à  1«  fois 
l'émeute  et  les  défenseurs  de  l'ordre,  o«,  pour  mieux  dire,  c'était 
donner  tout  l'avantage  ii  l'émeute.  Depuis  un  mois,  une  partie  de 
la  gardv^  nationale  parisienne  était  ouvertement  en  état  de  révolte. 
Elle  avait  accepté  une  direction  illégale  qui  foiictionnnit  au  grand 
jour.  Bile  s'était  assuré  des  espèces  de  camps  relianchés,  où  elle 
avait  entassé  un  nombre  formidable  de  canons  dont  elle  s'était  em- 
parée sous  prétexte  de  les  soustraire  aux  Prussiens.  Elle  se  tirrait 
chaque  jour  à  des  démonstrations  st*ditieuses  sur  la  place  de  la 
Bastille,  autour  de  la  colonne  de  la  liberté.  Si  un  certain  ordre  et 
une  sorte  de  discipline  militaire  présidaient  k  ces  promenades  soi- 
disant  patriotiques,  elles  donnaient  lieu,  dans  la  foule  qui  se  pres- 
sait pour  y  assister,  à  des  manifestations  d'un  autre  genre,  souillées 
plus  d'une  fois  par  des  actes  d'une  férocité  sauvage.  —  Chaque  nuit 
voyait  se  produire  des  tentatives,  soit  pour  forcer  les  pwtes  d'une 
prison  et  délivrer  les  détenus  politiques,  soit  pour  mettre  an  pil- 
lage un  dépôt  de  cartouches,  et  ces  tentatives  rencontraient  lure- 
ment  une  résistance  sérieuse.  11  n'y  avait  point  toutefois,  die*  la 
plupart  des  gardes  nationaux  qui  comn>ettaient  ou  qui  laissaient 
commettre  ces  actes  de  désordre,  un  panl-pris  de  rompre  avec 
l'ordre  légal.  La  révolte  n'était  complète  qu'autour  des  canons  de 
Montmartre,  et  des  symptômes  de  plus  en  plus  manifestes  de  lassi- 
tude permettaient  d'espérer  qu'elle  tomberait  d'elle-même.  Partout 
aiMeuis,  les  mêmes  hommes  obéissaient  k  la  fois  aux  autorités  ré- 
gulièrement constituées  et  i  des  pouvoirs  irréguliers  qui,  en  vertu 
d'une  prétendue  élection  dont  its  n'ont  jamais  fait  connaître  ni  U 
date,  ni  la  fonne,  se  donnaient  les  noms  de  Comiié  centrât  et  de 
Fédération  de  la  garde  nationale.  L'ordre  et  le  désordre  se  ser- 
vaient ainsi  tour  k  tour,  quelquefois  tout  eoserable,  des  mêmes  io- 

n,g,t7cdb/G00gIc 


piBU  tov$  u  enmaiNB.  lOS 

strumens.  Beaucoup  se  prètaieot  à  ce  sio^ier  partage  avec  une 
espèce  de  caBdenr.  Ils  avaient  pris  pendant  le  siège  des  habitudes 
d' obéissance  passive,  et  ils  suivaient  docilement,  sans  en  acruler  l'o- 
ri^ne,  les  commandemens  qui  leur  étaient  transmis  par  leurs  chefs. 
Les  insurrections  ultérieures  s'étaient  organisées  dans  l'ombre;  celle 
qui  allait  éclater  avait  reçu  de  l'état  lui-même  une  organisation 
toute  prête.  L'empire  avait  tout  fait  pour  accroître  la  séparation  que 
les  mœurs  n'entreUennent  que  trop  entt'e  les  ouvriers  et  les  autres 
classes  de  ta  population.  Il  avait  enserré  le  Paris  bourgeois,  dont  il 
craignait  l'esprit  libéral,  dans  un  Paris  ouvrier.  Le  gouvernement 
de  la  défense  uationaie  avait  constitué  uns  garde  nationale  ouvrière 
à  c6té  et  en  dehors  de  la  garde  nationale  bourgeoise.  Tous  les  ou- 
vriers ne  sont  pas  acquis  aui  émeutes;  mais  il  est  cerlÂtn  qu'elles 
ne  S3  recrutent  guère  que  dans  leurs  rangs.  Ils  forment  une  popu- 
lation flottante,  sans  racines  dans  les  villes  qu'ils  habitent,  vivant 
au  jour  le  jour,  et,  de  tous  les  liens  qui  attachent  l'homme  à  l'ordi'e 
social,  ne  connaissant  que  L  famille,  dont  beaucoup  même  s'af- 
franchissent sans  scrupule.  Ce  n'est  pas  d'ailleurs  une  population 
éparse.  Le  cabaret  les  réunit  après  l'ateliei'.  Le  foyer  domestique  a 
rarement  assez  d'attraits  pour  les  retenir.  Ils  vivent  volontiers  en- 
semble, s'entretenant  dans  les  mêmes  seulimens,  parfois  généreux 
et  patriotiques,  le  plus  souvent  haineux  à  l'égard  de  toute  autorité 
publique  et  de  toute  supériorité  sociale.  La  révolution  du  h  sep- 
tembre leur  avait  donné  à  Paris  deux  nouveaux  centres  de  vie  en 
commun,  le  club  et  le  poste.  Le  second,  à  lui  seul,  tenait  lieu  de 
tons  les  autres.  Il  offraiL  un  gagne-pain  plus  goûté  que  le  travail 
de  l'atelier;  il  avait  pour  l'oisiveté  et  pour  la  débauche  toutes  les  sé- 
ductions du  cabaret;  il  se  prêtait  à  toutes  les  excitations  séditieuses 
des  réunions  publiques,  et,  pour  ajouter  au  péril  social,  il  était 
comme  un  club  permanent  et  armé.  St.  de  Bismarck  n'était  pas  le 
seul  qui  eût  prévu  une  nouvelle  et  imminente  révolution  dans  cet 
armement  universel.  C'était  seulement  une  prophétie  prématurée. 
Jusqu'à  la  lin  du  siège,  le  patriotisme  a  dominé  dans  la  très  grande 
majorité  des  ouvriers  parisiens.  Il  s'y  mêlait  d'étranges  illusions,  un 
immense  orgueil  et  toute  sorte  de  mauvaises  passions;  mais  le  sen- 
timent général  était  la  répudiation  de  tout  mouvement  qui  n'avait 
pas  directement  pour  but  la  délivrance  de  la  patrie.  Les  agitateurs 
ne  s'y  trompaient  pas.  Us  laissaient  dormir  les  questions  politiques 
ou  sociales;  pour  soulever  le  peuple,  ils  ne  lui  paiiaient  que  des 
intérêts  de  la  défense.  Ce  détour  même  était  sans  effet,  la  h  popu- 
lace »  de  Paris  se  faisait  on  point  d'honneur  de  ne  pas  justifier 
l'insolente  prédiction  de  l'ennemi.  Lne  émeute  fut  très  près  de 
réussir  le  31  octobre  par  l'incroyable  imprévoyance  du  gouverue- 
maat;  uœ  autre  lit  couler  le  sang  le  22  janvier  ;  l'une  et  l'autre 

,  Cooglc 


iOk  KETie   DE5  DELX   HOilDES. 

ne  rallièrent  qu'une  poignée  d'hommes.  lamai'*  armée  mieax  pré- 
parée ne  s'était  offerte  aux  fauteurs  de  désordre.  Ils  surent  la  ma- 
nier avec  une  rare  babileté.  Ils  lui  montrèrent  une  double  cause  k 
défendre,  la  répallique  menacée  par  la  réaction  mooan;fai<^ue,  les 
réformes  sociales,  que  les  travailleurs  avaient  le  droit  d'exiger  après 
les  avoir  ajournées  dans  un  intérêt  patriotique  honteusement  tra- 
hies. Ils  eurent  l'ai't  en  même  temps  de  contenir  les  passions  qu'ils 
soulevaient.  Ils  se  servirent  de  l'iDdignation  excitée  par  l'entrée  des 
Prussiens  dans  une  partie  de  Paris  en  la  détournant  des  Prussiens 
eux-mêmes,  contre  qui  se  fussent  brisés  tous  leurs  efforts,  pour 
la  tourner  tout  entière  contre  le  gouvernement,  dont  ils  connais- 
saient la  faiblesse.  Ils  se  firent  les  arbitres  de  l'ordre,  dont  ils  pri- 
rent en  main  les  Intérêts  le  1"  mars,  pour  le  renverser  plus  sûre- 
ment le  tS. 

Les  révolutionnaires  impatit  ns,  dont  les  tentatives  prématurées 
pendant  le  sit'ge  avaient  misérablement  avorté,  codaient  désormais 
la  place  à  une  autre  initiative  autrement  intelligente.  V As*ociation 
inlerimt tonale  des  Iravailleurt  superposait  une  véritable  organisa- 
tion politique  à  l'organisation  militaire  de  la  garde  nationale  :  c'é- 
tTiil  un  gouvernement  complet.  Cette  redoutable  association  s'était 
tenue  dans  l'ombre  après  le  i  septembre,  l'ne  conversation  qui 
nous  a  été  rapportée  peut  aider  à  comprendre  quelles  espérances 
elle  nourrissait  en  se  résignant  à  cet  effacement  volontaire.  Un  de 
ses  chefs,  qui  avait  joué  un  rôle  important  dans  les  grèves  des  der- 
niers temps  de  l'empiie,  et  dont  le  18  mars  devait  faire  un  des  maî- 
tres de  Paris,  se  trouvait  dans  un  fort  vers  le  commencement  du 
sit'ge  à  côté  d'un  officier  de  marine.  Il  était  revêtu  d'un  de  ces 
uniformes  de  fantaisie  que  les  corps  francs  avaient  multipliés.  Il 
expliquait  à  scn  voisin  pourquoi  il  était  venu  à  Paris,  a  Je  voulais, 
di?ait-il,  profiter  des  fautes  de  l'empire  pour  tenter  quelque  chose. 
La  chute  de  Napoléon  et  la  proclamation  de  la  république  m'ont 
forcé  d'ajourner  ta  partie.  Tous  les  esprits  étant  à  la  guerre,  je  me 
suis  mis  à  la  tête  d'un  corps  de  francs-tireurs;  mais  ces  hommes 
font  tant  de  sottises  (il  parlait  du  gouvernement  de  la  défense  na- 
tionale), que  la  main  me  démange  singulièrement.  Aussi,  pour  me 
soustraire  à  la  tentation  de  les  renverser,  je  me  suis  fait  une  loi  de 
ne  pas  rentrer  dans  Paris  avant  la  fin  du  siège,  u  Sans  prendre  les 
mêmes  précautions  contre  la  démangeaison  d'agir,  tous  les  meneurs 
de  rintecnationale  montrèrent  la  même  prudence.  Us  attendaient 
l'heure  favorable.  Les  uns  se  préparaient  à  la  lutte  en  s'attribuant 
ou  se  faisant  donner  les  premiers  grades  dans  les  milices  formées 
contre  l'ennemi  du  dehors.  Les  autres  s'insinuaient  dans  le  pouvoir 
civil  sous  la  forme  de  ces  comilit  de  vigilance  que  chaque  mairie 
avait  vus  se  constituer  sans  mandat.  II  ne  leur  restait  plus,  pour  être 

nigiUrrlbyGOOglC 


PAHIS   SOUS   LA  COUHONE.  105 

maîtres  de  la  place,  qu'à  coDstituer  un  centre  d'action.  Dès  qu'ils 
crurent  le  momeat  venu,  ils  créèrent  de  toutes  pièces  en  face  du 
gouvernement  If^gai  un  pouvoir  militaire  et  un  pouvoir  politique.  A 
l'état-major  ofTiciel  de  la  garde  nationale,  ils  opposèrent  ce  a  co- 
mité central  »  qui  prétendait  être  une  délégation  de  21&  bataillons, 
et  qui  fut  tout  entier  leur  œuvre;  à  l'assemblée  nationale,  ils  oppo- 
saient le  «  parlement  en  blouse.  »  Leur  principal  organe,  le  Cri  du 
peuple,  par  le  citoyen  Jules  Vallès,  futur  membre  de  la  commune, 
annonçait  le  27  février  cette  dernière  institution  ; 

«  Connaissez-vous  entre  le  Temple  et  le  Château-d'Eau,  pas  loin  de 
l'Hûtel  de  Ville,  une  place  encaissée,  tout  humide,  entre  quatre  rangées 
de  maisons?  Elles  sont  habitées  au  rez-de-chausaée  par  de  petits  com- 
merçans  dont  les  enfans  jouent  sur  le  trottoir.  Il  ne  passe  pas  de  voi- 
tures, les  mansardes  sont  pleines  de  pauvres.  On  appelle  ce  triangle 
vide  \a  place  de  la  Corderie...  Regardez  bien  cette  maison  qui  tourne  le 
dos  à  la  caserne  du  faubourg  et  jette  un  œil  sur  le  marché.  Elle  est 
calme  entre  toutes  les  autres.  Montez.  Au  troisième  étage,  une  porte  qu'un 
coup  d'épaule  ferait  sauter,  et  par  laquelle  on  entre  dans  une  salle 
grande  et  nue  comme  une  classe  de  collège.  Saluez,  voilà  le  nouveau 
parlement  1  C'est  la  révolution  qui  est  assise  sur  ces  bancs,  debout  contre 
ces  murs,  accoudée  à  cette  tribune,  la  révolution  en  habit  d'ouvrier! 
C'est  ici  que  l'Association  internationale  des  travailleurs  tient  ses  séances, 
et  que  la  fédération  des  corporations  ouvrières  donne  ses  rendez-vous. 
Cela  vaut  tous  les  forums  antiques,  et  par  ces  fenêtres  peuvent  passer 
des  mots  qui  feront  écumer  la  multitude,  tout  comme  ceux  que  Danton, 
débraillé  et  tonnant,  jetait  par  les  croisées  du  Palais  de  Justice  au  peuple 
qu'affolait  Robespierre,  n 

Sur  quel  chifTre  d'adhérens  pouvait  compter,  dans  la  population 
de  Paris,  ce  double  pouvoir  qui  se  croyait  assez  fort  pour  renoncer 
k  l'action  occulte?  Deux  des  chefs  de  l'Internationale,  ks  citoyens 
MaloD  et  Tolain,  avaient  été  élus  i  Paris,  l'un.avec  117,000,  l'autre 
avec  8Ô,000  voix;  mais  des  causes  diverses  avaient  contribué  à 
leur  succès.  Les  votes  qui  appartiennent  en  propre  et  sans  con- 
teste aui  élémens  déjà  groupés  du  comité' central  et  de  la  future 
commune  ne  s'élèvent  pas  à  60,000  (1).  Si  l'on  ajoute  les  purs 
révolutionnaires,  étrangers  à  l'action  toute  socialiste  de  l'Interna- 
tionale, mais  prêts  à  la  seconder  dans  une  pensée  de  destruction, 
et  la  tourbe,  toujours  nombreuse  dans  une  grande  ville,  des  simples 
malfaiteurs,  qui  aiment  le  désordre  pour  lui-même  et  pour  les  pro- 
ûts  qu'ils  en  espèrent,  en  dehors  de  toute  passion  politique,  il  faut 

(I)  Voici  quelques  chiffrea  qu'il  n'est  pts  hors  de  propos  de  rappeler,  les  ncms 
^ullt  coDcernent  apptrtenaat  désomuis  t  l'histoire  ;  Âtà,  b8,77G  toîi  ;  Vtrliu,  58,3t!t; 
JobuDkrd,  50,331;  VKUlu■^  tli.iW;  Tbeiu,  10,!30;  RiDder,  40,8GS. 


...Google 


'i-^ 


166  BETDB  DES   DEUX   HONDEt. 

sans  doute  doubler  ce  nombre,  et  il  convient  peut-être  de  le  ùi- 
pler  en  y  fusant  entrer  les  femmes  et  les  «nfans,  dont  on  ne  sao- 
rait,  hélas!  négliger  le  rôle  dans  les  troubles  civils  (1).  Paris  ra>- 
fermait  donc  de  150,000  &  200,000  artisans  de  désordre,  clnlfre 
effrayant,  loin  cependant  de  la  majorité,  loin  surtout  d'avwir  une 
valeur  égale,  comme  expression  de  l'opinion  parisienne,  à  celle  des 
antres  parties  de  la  population.  Presque  tous  les  élémcns  en  sont 
fournis  en  effet  par  ces  faubourgs  qui  ne  font  partie  de  Paris  que 
depuis  une  dizaine  d'années  et  par  cette  niasse  à  peu  prés  nomade 
que  déversent  sans  cesse  dans  Paris  la  province  et  l'étranger.  Ajou- 
tes que  200,000  individus  égarés  ou  pervers  ne  donnent  pas  une 
force  agissante  de  200,000  rebelles.  Une  émeute  ordiuaire  ne  voit 
descendre  dans  la  rue  qu'une  très  faiUe  partie  de  ceux  dont  les 
vœux  sont  avec  elle.  Le  daoger  au  18  mars,  on  ne  saurait  trop  le 
rappeler,  était  moins  dans  le  nombre  des  ennemis  de  l'ordre  que 
dans  l'erreur  d'un  gouvernement  qui,  trop  confiant  dans  l'esprit  de 
l'armée  et  dans  l'initiative  des  hommes  d'ordre,  appela  lui-même 
aux  armes  le  ban  et  l'arriëre-ban  de  l'fi'mputc,  après  leur  avoir 
fourni  toutes  facilités  pour  une  action  commune.  M.  Jules  Favre  s'est 
amèrement  reproché  l'aveugle  iosislance  avec  laquelle  il  s'est  op- 
posé dans  ta  négociation  de  l'arinistice  au  désarmement  de  la  garde 
nationale  parisienne.  Combien  cette  faute  a-t-elle  été  aggravée  par 
le  maiutieu,  malgré  l'état  de  paix,  d'un  service  actif  réunissant 
chaque  jour  sous  les  armes  un  tiers  de  ces  bataillons,  dont  une 
portion  si  considérable  était  dans  la  maiu  des  factieux  1  C'était,  au 
nom  de  la  loi,  préparer  le  renversement  de  la  loi  ;  c'était  retarder  la 
reprise  du  travail  en  donnant  une  excuse  If^gitime  à  ceux  qui  n'a- 
vaient plus  le  cœur  à  l'ouvrage,  comme  ils  le  disaient  eux-mêmes, 
et  qui  craignaient  moins  de  ne  plus  retrouver  le  salaire  que  de 
perdre  la  solde.  C'était  laisser  les  esprits  faibles  et  (lottans  sous  la 
direction  des  fauteurs  de  désordre;  c'était  enfui,  quand  une  occa- 
sion propice  s'offrirait  aux  chefs,  leur  donner  une  armée  où  les 
moins  décidés,  incorporés  avec  les  plus  ardens,  soumis  à  la  même 
discipline  et  recevant  les  mêmes  ordres,  suivraient  docilement  Tim- 
pulsion  commune.  On  sait  comment  se  grossissent  hs  émeutes.  Te! 
qui  un  instant  auparavant  ne  songeait  à  rien  de  mal,  une  fois  mêlé 
à  la  foule,  en  partage  et  quelquefois  en  dépasse  toutes  les  fu- 
reurs. Or,  le  18  mars,  le  gouvernement,  résolu  à  frapper  un  grand 
coup  en  enlevant  à  la  sédition  les  retrancbemens  qu'elle  avait  éle- 

(1)  Ln  tdIx  acquiaeK  \  l'insarrectton  du  )S  man  itin  l'élection  dm  itKaAres  do  fat 
commuDe  peuvent  être  év&luées  à  14Q,000;  mais  il  faut  tenir  compte,  comme  mytat 
MDtribuii  t  grossir  ce  chiffra,  de  rinOuencQ  des  faits  arcomplis,  de  l'alnence  ds  od- 
dldfttures  relativemenl  modérées  dam  plosipun  •rrondiawmau*  et  in  ïrrépilvltA 
plus  que  fralMmblabln  d'an  TOte  nui  contrtne. 


,  Google 


pAtift  sors  L*  ooiaioiii.  107 

Tés  et  les  canons  doot  elle  s'était  emparée  sous  ud  prétexte  patrio- 
tique, n'attendait  pas  que  la  foule  se  soulevât;  il  se  chargeait  de 
la  convoquer,  il  lui  faisut  un  devoir  de  se  grouper  suivant  les  ca- 
dres qu'il  hii  avait  assignés,  sous  des  chefs  dont  un  grand  nombre 
méconnaissait  son  autoritt^,  et  ce  n'était  pas  à  nn  tiers,  c'était  à 
la  totalité  de  la  garde  nationale  qu'il  faisait  appel. 

Le  même  appel  s'adressait,  il  est  vrai ,  à  la  partie  de  la  garde 
nationale  qui  voulait  l'ordre,  et  qui  respectât  la  légalité.  C'était  la 
plus  nombreuse,  et,  si  elle  avait  pu  ôtre  réunie  tout  entière  sous  une 
direction  unique  et  bien  entendue,  l'issue  de  la  journée  eût  sans 
doute  été  ditTéreute;  mais  à  quellti  faorrible  confusion,  à  qnelles 
scènes  de  carnage  n'était-ce  pas  s'exposer  que  de  mettre  aux  prises, 
sous  le  même  uniforme,  les  partis  opposés  entre  lesquels  se  divisait 
une  milice  de  300,000  hommes  I  C'était  d'ailleurs  une  hypothèse 
impossible.  L'esprit  de  conservation  est  toujours  moins  ardent  que 
l'esprit  de  destruction;  s'il  se  monte  parfois  jusqu'à  la  fureur,  c'est 
peu  à  peu,  à  la  suite  d'une  lutte,  en  présence  d'un  péril  manifeste 
et  le  plus  souvent  d'un  péri]  passé,  qui  le  remplit  tout  ensemble 
d'effroi  et  de  colère.  La  majorité  paisible  de  la  population  parisienne 
n'avait  aucuu  soupçon  de  la  catastrophe  qui  la  menaçait.  Après 
avoir  enduré  sans  faiblir,  avec  un  courage  et  une  patience  dont 
elle  garde  le  droit  d'être  Qère,  les  souffrances  et  les  angoisses  d'un 
long  siège,  elle  avait  bâte  de  rentrer  dans  les  conditions  de  la  vie 
réguliëi-e,  et  elle  se  prêtait  difficilement  à  l'appréhension  de  nou- 
velles épreuves.  L'avortement  des  tentatives  d'émeute  pendant  le 
siège  la  tranquillisait  pour  l'aveair.  Elle  voyait  une  cause  de  ntp- 
prochenient  entre  les  classes  dans  les  maux  supportés  en  commun. 
Les  désordres,  les  ciîmes  même  qui  se  produisaient  sur  quel- 
ques points  ne  troublaient  pas  la  sécurité  générale.  L'ordre  peut 
souffrir  les  plus  sérieuses  atteintes  dans  un  quartier  de  Paris  sans 
qu'on  en  sache  rien  à  quelques  pas  plus  loin.  On  l'apprend  par  les 
journaux  le  lendemain;  on  s'en  indigne  comme  d'un  fait  odieux 
qiû  se  serait  passé  dans  une  autre  ville;  on  s'étonne  que  l'autw'ité 
n'iût  pas  mieux  pris  ses  mesures,  et,  tout  en  maudissant  les  cou- 
pables et  en  plaignant  les  victimes,  on  éprouve  à  peine  une  vague 
inquiétude  pour  soi-même.  Les  canons  braqués  sur  Montmartre  par 
une  insurrection  en  permanence  ne  donnaient  pas  l'idée  d'un  dan- 
ger sérieux.  L'absence  de  toute  agitation  tumultueuse  autour  de  ces 
canons,  le  petit  nombre,  de  jour  en  jour  décroissant,  de  leurs  gar- 
diens, la  placidité  avec  laquelle  ils  s'acquittaient  de  ce  qu'ils  sem- 
blaient considérer  comme  un  devoir  civique,  ne  laissaienfvoîr  que 
ce  qu'il  y  avfût  de  ridicule  dans  cette  manifestatioD,  C'était  devenu 
un  spectacle;  on  allait  en  partie  de  plaisir  visiter  le  «  mont  Aven- 
tin,  u  La  Bécurité  afièctée  pat  le  goBvememeiit  contribuait  à  éloi- 

nigiUrrlbyGOOglC 


lOS  ItETUE   DES   DEDX   HOKDEB. 

gner  toute  alarme.  Il  laissait  croire  qu'il  ajournait  avec  intentioi), 
non  par  impuissance  ou  par  faiblesse,  mais  par  prudence,  pour  oe 
pas  lui  attribuer  trop  de  gravité,  la  répression  d'une  sédition  pu^ 
rile.  Les  plus  claïrvoyaiis  sentaient  bien  qu'on  jouait  ud  jeu  dan- 
gereux; ils  pensaient  qu'on  ne  saurait  prendre  trop  de  précautions 
contre  un  coup  de  main,  rji;i,  clans  une  aussi  grande  ville,  peut 
en  quelques  heires  accomplir  une  rt-voiutîon,  non-seulement  sans 
le  concoui-s,  mais  à  l'Insu  dj  la  très  grande  majorité  des  habitans. 
Néanmoins,  tout  en  blâmant  le  gouvernement  île  sa  temporisatioD, 
ils  ne  doutaient  pas  eux-mfmes  qu'il  n'eût  facilement  raison  des 
perturbateui-s  dès  qu'il  voudrait  sérieusement  agir.  La  conGance 
était  générale  dans  le  bon  sens  et  dans  le  patriotisme  de  M.  Thiers. 
Les  organes  les  plus  décidés  de  l'opinion  démocratique  étaient  d'ac- 
cord avec  les  journaux  consei-valeurs  pour  souhaiter  la  bienveoue 
au  chef  du  pouvoir  exécutif  élu  par  l'assemblée  nationale.  L'assem- 
blée nationale  elle-ii.éme,  sans  inspirer  nne  égale  confiance,  obte- 
nait plus  de  respect  et  de  justice  qu'on  ne  croit  dans  tous  les  partis 
oti  se  conservait  un  peu  de  raison.  Un  journal  qui  se  doaiuùt  à 
lui-même  le  nom  de  radical  félicitait  dès  ses  premières  séances 
Il  cette  assemblée,  en  majoriié  monarchique,  »  des  gages  qu'elle 
donnait  à  la  république  en  choisissant  un  républicain  pour  prési- 
dent et  en  composant  son  bureau  «  d'homraes  notoirement  hos- 
tiles à  l'ex-enipire;  »  i!  ne  doutait  pas  qu'elle  ne  fût  a  amenée  par  la 
force  des  choses  à  voir  dans  la  république  le  seul  teri'ain  possible 
de  conciliation,  de  paix,  de  liberté  et  d'ordre.  »  Les  révolutionnaires 
extrêmes  s'étaient  seuls  indignés  de  sa  translation  à  Versailles.  Les 
Parisiens  les  plus  jaloux  des  droits  séculaires  de  "  la  seule  capitale 
possible  de  la  France  d  lui  savaient  gré  d'avoir  résisté  aux  efforts 
qui  tendaient  à  la  retenir  dans  une  ville  du  midi  ou  du  centre,  et 
d'avoir  permis  à  Paris,  en  venant  siéger  dans  son  voisinage  el  en 
lui  laissant  toutes  les  grandes  administrations,  l'espoir  de  la  possé- 
der bientôt  elle-même. 

A  défaut  de  griefs  sérieux  et  universellement  ressentis  contre  le 
gouvernement  ou  l'assemblée,  l'opinion  publique  à  Paris  était-elle 
entraînée  à  favoriser  l'esprit  de  désordre  par  le  désir  impatient  de 
certaines  réformes?  On  avait  vu,  à  d'autres  époques,  des  insurrec- 
tions réussir  en  s'emparant  d'une  idée  ou  d'un  mot  qui  faisait  battre 
tous  les  cœurs.  Rien  de  pareil  au  18  mars.  L'agitation  était  sans 
formule.  On  parlait  partout  d'une  reconstruction  de  la  société  fran- 
çaise comme  du  but  vers  lequel  devaient  converger  tous  les  efforts  ; 
mais  les  idées  les  plus  diverses  s'attachaient  à  ces  mots,  et  elles 
occupaient  les  esprits  plutôt  qu'elles  ne  soulevaient  les  passions. 
Le  socialisme  lui-même  semblait  craindre  de  se  montrer.  Il  avsdt 
pris  la  direction  du  mouvement  populaire  sans  arborer  son  dra- 

nigiUrrlbyGOOglC 


PARIS    SOUS    LA    COllMllHE.  lOÔ 

peau.  On  ne  parlait  pas  davantage  de  ces  libertés  municipales  où 
l'insurrection,  uae  fois  maltresse  de  Paris,  devait  chercher  sa  jus- 
tification et  un  prétexte  pour  s'étendre  dans  toute  la  France,  Le 
sent  droit  un  peu  précis  qui  fût  revendiqué  avec  quelque  insistance 
étMt  l'élection  du  général  en  chef  de  la  garde  nationale,  et  l'on  te- 
nait si  peu  k  ce  prétendu  droit  qu'il  n'en  fut  plus  question  après  la 
victoire.  Jamaiscependantonn'avaitplus  parlé  de  guerre  civile;  mais 
ceux  même  qui  annonçaient  de  nouvelles  journées  de  juin  comme 
une  éventualité  menaçante  avaient  peine  à  y  croire,  et  répugnaient 
encore  plus  à  s'y  préparer,  La  haine  de  l'ennemi  vainqueur  avait 
épuisé  tout  ce  qu'il  y  avait  de  fiel  dans  les  âmes  honnêtes,  l'émila- 
tion  dans  la  résistance,  la  prévoyance  et  l'initiative  dont  elles  étaient 
susceptibles.  Elles  revenaient  à  leurs  plus  fâcheuses  comme  à  leure 
meilleures  habitudes,  parce  que  cela  seul  ne  demandait  aucun  eflbrt. 
Elles  ne  se  refusaient  pas,  mais  elles  ne  se  portaient  pas  d'elles- 
mêmes  à  des  résolutions  efficaces  :  elles  avaient  besoin  d'une  vigou- 
reuse impulâon,  que  les  plus  sages  attendaient,  que  quelques  ardens 
réclamaient  avec  instance,  et  qu'eussent  suivie  sans  trop  d'hésita- 
tion, pour  peu  qu'on  eût  pris  soin  de  les  réveiller,  beaucoup  de 
ceux  qui  s'endormaient  dans  une  funeste  confiance.  L'isolement  du 
gouvernement  dans  ces  tristes  jours  n'est  pas  venu  de  l'abandon  où 
l'ont  laissé  les  hommes  d'ordre,  il  est  venu  du  peu  d'efforts  qu'il  a 
faits  pour  les  grouper  autour  de  lui,  pour  les  éclairer  sur  leurs 
dangers  comme  sur  les  siens,  et  pour  s'assurer  sous  une  forme  pré- 
cise le  concours  de  toutes  les  bonnes  volontés  que  les  souffrances 
et  les  déceptions  du  siège  n'avaient  pas  lassées. 

De  là  le  contraste  entre  la  garde  nationale  du  désordre  et  la  garde 
nationale  de  l'ordre.  Dans  l'une,  la  passion  s'unissait  à  l'intérêt 
pour  rechercher  le  service,  pour  en  provoquer  au  besoin  les  occa- 
sions. On  en  vivait,  on  s'en  amusait,  on  en  faisait  une  base  d'opé- 
ration-s  contre  la  société  qui  le  payait.  Dans  l'autre,  un  intérêt  con- 
traire s'unissait  à  l'absence  de  passion  pour  fuir  des  devoirs  qui 
n'apparaissaient  plus  depuis  la  paix  que  par  leur  caractère  rebu- 
tant. Les  ouvriers  honnêtes  n'attendaient  pour  s'y  soustraire  que 
la  reprise  du  travtûl.  Les  bourgeois  n'y  voyaient  que  leurs  affaires 
ou  leurs  études  troublées  et  leur  santé  compromise  sans  compen- 
sation. Les  désagrémens  les  plus  pénibles  se  faisaient  galment  sup- 
porter quand  on  étiit  soutenu  par  l'ardeur  patriotique;  lis  étaient 
devenus  intolérables  dès  qu'il  ne  s'agissuit  plus  que  d'une  mission 
de  police.  La  convocation  quotidienne  d'un  tiers  de  la  garde  natio- 
nale ne  faisait  que  des  mécontens  dans  les  bataillons  les  mieux  dis- 
posés :  on  comprenait  d'autant  moins  la  nécessité  de  ce  déploiement 
de  forces  qu'il  imposait  à  ceux  qui  s'y  prêtaient  les  plus  rudes  fati- 
gues sans  que  iL-ur  zèle  fût  mi^  sérieusement  à  profit  pour  le  maîn- 

nigiUrrlbyGOOglC 


110  BSTnt  DE»  Dira  HORDES. 

tien  ou  pour  le  rétablissement  de  l'ordre.  Les  chefs  ne  faïs^ent 
rien  pour  donner  nn  intérêt  intelligible  eu  une  sanction  efficace  à 
ces  appels,  dont  ils  étaient  les  premiers  à  se  plaindre.  Le  nombre  des 
réfractaires  croissait  tous  les  jours.  La  désorganisation  était  d'ail- 
leurs à  son  comble  dans  la  meilleure  partie  de  la  garde  nationale, 
et  l'autorité  ne  paraissait  pas  sentir  le  besoin  d'y  remédier.  Les 
démissions  d'oflîciers  avaient  été  nombrennes  après  l'armistice. 
Beaucoup  n'avaient  sollicité  ou  accepté  les  grades  que  pour  être  les 
premiers  au  danger  ou  à  l'honneur  dans  la  lutte  contre  l'ennemi; 
le  ressentiment  de  la  défaite  et  le  besoin  du  rt^pos  les  poussèrent 
également  à  s'en  décharger  quand  ils  n'y  trouTèrent  plus  qu'un 
fardeau. 

El  cependant,  le  18  mars,  beaucoup  se  réunirent,  soit  le  matin, 
soit  dans  la  journée,  lorsque  des  bruits  sinistres  rommencèrent  à 
circuler,  Ri>tenus  par  ordre  dms  leui-s  quarlîprs  respectifs,  inotjles 
dans  ceux  où  l'émeute  n'était  pas  k  ciatndre,  tro|i  faibles  pour  lui 
résister  dans  les  autres,  ils  ne  formèrent  qu'une  force  éparse  qui 
ne  pouvait  rendre  aucun  service.  Rassemblés  avec  nn  signe  de  ral- 
liement et  des  instructions  précises  sur  les  points  les  plus  mena- 
cés, réunis  à  l'armée  régulière,  dont  ils  auraient  soutenu  le  mo- 
ral, en  même  temps  que  son  concours  leur  eût  donn'*  à  eux-raènies 
plus  de  conliance,  ils  pouvaient  tout  sauver  sans  effusion  de  sang 
peut-être,  par  le  n^spect  seul  que  leur  nombre  et  leur  fTnieté  eus- 
sent imposé  À  une  insurrection  où  les  hommes  d'^cldi^s  à  lo'it  étaient 
encore  en  minorité.  L'avant-veille,  pendant  la  nuit,  devant  on  des 
bastions  les  plus  isolés  des  remparts,  j'aviis  vu  une  poignée  de 
gardes  nationaux,  qui  étaient  loin  d'être  djs  héros,  faire  reculer 
par  leur  ferme  attitude  une  masse  armée  beaucoup  plus  nombreuse 
qui  venait  pour  s'emparer  d'un  dépôt  de  cartmtches. 

Par  malheur,  l'armée  est  chargée  seule  de  rcnl^vement  des  ca- 
nons usurpés,  et,  en  cas  de  résistance,  des  preniieis  efforts  contre 
l'émeute.  Rf^duite  à  10,000  hommes  après  i'armisliro,  elle  avait  reçu 
peu  à  peu  d'impurtans  renforts,  dont  la  plus  granule  [Mirtie  avait  été 
appeliie  de  province.  Les  factieux  n'avaient  |»as  manqué  de  la  dr- 
conveiiîr,  de  se  faire  l'écho  de  ses  plaintes  sur  lus  imperfections 
inévitables  d'une  installation  hâtive,  df  l'intéresser  à  leurs  propres 
griefs  contre  le  gouvernemeut  et  la  société.  C'est  leur  tactique 
habituelle,  et  il  faut  beaucoup  de  préciutions  pour  en  conjurer 
l'effet.  Cette  tactique  devait  réussir  auprès  de  soldats  mal  discî- 
plinf^s,  sans  confiance  dans  L'urs  chefs,  et  dont  l'anleur  s'était 
éteinte  datis  les  dernières  péripéties  de  la  guerre  étrangère.  Il 
était  difficile  de  leur  fare  voir  des  ennemis  dans  ers  gardes  natio- 
naux de  Paiis,  dont  le  prestige  était  encore  si  graiid  dans  toute 
la  France,  et  de  qui  ils  ne  recevaient  que  des  démonstrations  ami- 

nigiUrrlbyGOOglC 


MAIS.  S0I1&  LA.  COkUlDNE.  lil 

cales.  Sauf  de  i-ai^es  et  impuissantes  exceptioDS,  ils  se  débaDdèrent 
partout  où  rinsurrectioD  se  présenta  devant  eux  sous  un  unUocme 
qui  n'éveillait  àstns  leurs  âmes  que  des  sentimens  sympathiques. 
Les  meilleurs  refusèrent  de  combattre;  les  plus  mauvais  ou  les  plus 
faibles  jetèrent  leurs  armes»  fraternisèr«it  avec  l'émeute,  et,  soit 
scélérateisse  naturelle,  soit  besoin  d'assourdir  le  cii  du  devoir, 
quelques- uns  ofîrii'ent  ou  prêtèrent  leurs  bras  pour  les  crimes  les 
plus  exécrables.  Dès  lois  toute  résistance  est  vaine.  Là  même  où 
elle  est  essayée  par  les  gardes  nationaux  fidèles,  ils  reçoivent 
l'ordre  de  céder.  A  cinq  heures  du  soir,  la  plupart  sont  congé- 
diés sans  autre  instruction  que  de  rester  chez  eux  et  de  se  tenir 
prêts  au  premier  signal.  Le  rappel  bat  toute  la  nuit;  mais  il  ne 
bat  que  pour  l'émeute,  pair  l'ordre  du  comité  central.  Le  lende- 
main matin,  une  proclamation  signée  par  les  ministres  présens 
à  Paris,  après  avoir  rappelé  les  attentats  commis,  se  terminiût  par 
ces  mots  qui,  sous  la  forme  d'un  dernier  appel,  n'étaient  qu'un 
Eeproche  immérité  :  «  Voulez-vous  prendre  la  responsaltiliié  de  leurs 
assassinais  et  des  ruines  qu'ils  vont  accumulej*?  Alors  demeurez 
chez  vous;  mais,  sr  vous  avez  souci  de  l'honneur  et  de  vos  intérêts 
les  plus  sacrés,  ralliez-vons  au  gouvernement  de  la  république  et 
à  l'assemblée  nationale,  h  Cette  proclamation  ne  put  être  afiîchéo. 
Beaucoup  de  gardes  nationaux  qui  la  lurent  dans  le  Journal  offi- 
ciel sortirent,  la  rougeur  au  front,  à  la  recherche  d'ordi-es  qui  leur 
permissent  enrin  de  se  dégager  de  la  solidarité  houleuse  dont  ils 
étaieat  menacc's.  Les  ordres  étaient  absens.  Ce  n'étaient  de  toutes 
parts  que  soldats  jetant,  donnant  ou  vendant  leurs  armes,  que 
gardes  nationaux  insurgés  campant  auprès  de  barricades  qui  ne 
leur  avaient  pas  été  dîi^putées,  et  devant  les  prîncipaus  édifices  pu- 
blics, qui  leur  avaient  été  livrés  sans  coup  férir.  Nulle  trace  d'ail- 
leurs de  cet  entI)oustasme  qui  suit  les  victoires  populaires.  A  peine 
l'expression  d'une  satisfaction  enfantine  chez  ceux  qui  se  partagent 
les  cbassepots  des  soldats,  ou  qui  veillent  avec  com|ilLkisance  sur 
leurs  canons.  Les  événemena  sont  encore  confus  pour  tout  le  monde, 
et  l'airiche  qui  révèie  à  la  population  la  plus  vaniteuse  du  monde 
entier  les  noms  obscurs  de  ses  nouveaux  maîtres  n'est  pas  |»'Opre  à 
fait-e  la  lumière  dans  les  ei^prits  et  dans  les  consciences. 

Maintenatil,  dans  cette  néfaste  journée,  que  devaient  suivre  de 
plus  néfastes  encore,  quelles  ont  été  les  responsabilités?  Le  crime 
est  tout  entier  du  côté  des  insurgés  et  de  ceux  des  soldats  qui  se 
sont  faits  kurs  complices;  ailleurs  il  n'y  a  eu  que  des  fautes,  et  les 
plus  graves  sut  été  commises  par  les  autorités  civiles  ou  militaires, 
dont  toutes  U'S  mesures  ont  été  imprudentes  ou  mal  conçues.  Si 
on  ne  peut  accuser  l'illustre  chef  du  gouvernement,,  retenu  loin 
de  Paris  pendant  et  après  le  siège  par  les  plus  hauts  comme  les 

,  Google 


112  KETUE    DES   OBUX   MONDES. 

plus  douloureux  devoirs,  dont  aucun  n'a  élé  au-dessus  de  sa  sa- 
gesse et  de  son  énergie,  sont-ils  exempts  de  reproches  ceux  de  ses 
auxiliaires  qui,  depuis  plusieui-s  mois,  étaient  en  possession  du  pon- 
Toir  dans  Paris,  avant  de  l'avoir  reçu  en  dépôt  de  ses  mains?  Plus 
excusable  peut-être  a  été  la  défaillance  de  l'armée,  quand  elle  n'est 
pas  allée  jusqu'à  la  trahison  formelle  et  à  de  criminels  attentats. 
Trop  d'exemples  dans  notre  histoire  contemporaine  ont  autorisé  en 
quelque  sorte  la  faiblesse  des  troupes  régulières  devant  l'émeute, 
lorsque  celle-ci  prend  l'apparence  d'une  révolution.  Il  ne  faut  pas 
oublier  toutefois  que  la  faiblesse  ne  s'est  pas  bornée,  le  18  mars  et 
les  jours  suivans,  au  refus  de  combattre,  et  que  les  postes  les  plus 
importans,  même  les  forts,  à  l'exception  du  Mont-Valérien,  même 
le  château  imprenable  de  Vincennes,  ont  été  remis  sans  résistance 
aux  insultés.  La  garde  nationale  honnête  n'a  pas  à  se  reprocher 
des  actes  semblables  :  elle  a  été  aveugle,  elle  s'est  prêtée  avec 
mollesse  à  des  devoirs  dont  elle  n'a  pas  su  ou  comprendre  l'impor- 
tance; mais  elle  a  offert  en  somme  plus  qu'il  ne  lui  a  été  demandé, 
et,  si  elle  a  sa  part  de  responsabilité  dans  le  commun  désastre,  ce 
n'est  pas  assurément  la  plus  grande. 

II. 

Le  «  comité  central  de  la  fédération  de  la  garde  nationale  »  ne 
fut  pas  moins  habile  dans  le  premier  usage  que  dans  la  préparation 
et  dans  la  poursuite  de  la  victoire.  Il  affecta  une  modération  ex- 
trême. Il  ne  s'était  emparé  du  pouvoir  que  pour  le  rendre  dans  le 
plus  bref  délai  a  au  peuple  de  Paris  librement  consulté,  m  II  recon- 
naissait tous  les  droits,  ceux  de  la  province  comme  ceux  de  Paris, 
et  il  ne  songeait  pas  même  à  méconnaître  ceux  qu'avaient  concédés 
à  la  Prusse  les  préliminaires  de  paix  votés  par  une  assemblée  contre 
laquelle  il  s'était  insurgi^.  H  ne  s'agissait  que  d'une  modeste  révo- 
lution municipale.  Il  est  vrai  que  cette  révolution  avait  débuté  par 
l'assassinat,  et  qu'elle  se  continuait  par  la  terreur.  Les  arrestations 
arbitraires,  presque  toujours  accompagnées  de  mauvais  traitemens, 
se  multipliaient.  Les  boutiques  étaient  mises  au  pillage  sous  forme 
de  perquisitions  ou  de  réquisitions.  La  garde  nationale  «  fédérée,  » 
comme  s'intitulaient  les  mercenaires  de  l'insurrection,  se  livrait  à 
tous  les  excès  d'une  soldatesque  en  délire  dans  une  ville  conquise; 
mais  ces  excès  mêmes  servaient  doublement  le  comité  ceritral  :  ils 
eiïrayaient  l'opposition,  et  ils  étaient  un  argument  pour  rallier  les 
indécis;  tout  rentrerait  dans  l'ordre,  si  les  bons  citoyens  prêtaient 
main-forte  aux  autorités  provisoires  pour  établir  un  régime  définitif. 

Les  adhérens  ne  manquent  jamais  aux  fait»  accomplis.  Tant  de 
coups  de  force  se  sont  fait  accepter  sans  résistance,  que  le  succès  en 

nigiUrrlbyGOOglC 


PARIS   SOUS   LA  COMMUNE.  113 

matière  politique  tient  lieu  de  droit  pour  une  foule  d'esprits  d'une 
honnêteté  scrupuleuse  dans  la  vie  privée.  D'autres  moyens  de  sé- 
duction venaient  encore  en  aide  aux  vainqueurs  du  18  mars.  Les 
habitudes  d'obéissance  et  surtout  la  question  de  la  solde  ramenaient 
dans  les  rangs  de  la  garde  nation^e  rebelle  bon  nombre  d'ouvriers 
paisibles  restés  jusque-là  étrangers  au  mouvement,  mais  dont  le 
sens  moral  n'était  ni  assez  éclairé,  ni  assez  ferme  pour  refuser  t^e 
se  soumettre  aux  seules  autorités  de  qui  ils  pussent  désormais  re- 
cevoir des  ordres  et  attendre  leur  subsistance.  Aux  adbérens  par 
indifTérence,  par  ignorance  ou  par  besoin,  se  joignaient  ceux  que 
leurs  passions  ou  leurs  idées  politiques  rapprochaient  de  l'insurrcc- 
tion  triomphante.  Beaucoup  qui  n'auraient  pas  voulu  renverser 
l'ordre  légal  craignaient  maintenant  qu'il  ne  pût  être  rétabli  qu'aux 
dépens  de  la  république  :  ils  se  ralliaient  aux  vainqueurs  du  jour 
par  crainte  des  vainqueurs  du  lendemain.  D'autres  se  laissaient  sé- 
duire par  cette  idée,  si  libérale  en  elle-mfime,  d'un  conseil  munici- 
pal élu  ;  pourquoi  repousser  une  révolution  dont  le  premier  et  le 
seul  acte  oflîciel  était  de  faire  rentrer  Paris  dans  le  droit  commun? 
Les  libertés  municipales  sont  moins  chères  aux  Parisiens  que  ne  le 
prétend  l'esprit  de  parti.  Une  population  qui  comprend  des  élémens 
aussi  divers  et  aussi  incohérens  ne  saurait  form^ir  une  véritable 
commune,  dans  le  sens  légal,  non  dans  le  sens  révolutionnaire  du 
mot;  aussi  toutes  ses  aspirations  vont  beaucoup  plus  k  régner  sur  la 
France  et  sur  le  monde  qu'à  se  gouverner  elle-même.  L'esprit  fran- 
çais est  toutefois  trop  logique,  l'expérience  de  l'administration  im- 
périale était  trop  concluante,  pour  que  chacun  ne  comprit  pas  ce 
qi'W  Y  avait  d'injuste  et  de  funeste  dans  la  situation  d'une  grande 
ville  privée  de  tout  droit  de  contrôle  sur  ses  intérêts  propres.  Quel- 
ques esprits,  qui  ne  manquaient  ni  de  pairiotisine,  ni  de  lumière, 
'n'étaient  pas  éloignés  d'accueillir,  en  la  dépouillant  de  son  exagé- 
ration, une  autre  idée  qui  se  présentait  dès  Jors  comme  le  pro- 
gramme de  la  républiqiie  nouvelle  :  celle  d'une  décentralisation 
municipale  qui  attribuerait  aux  communes,  pour  toutes  les  affaires 
municipales,  une  autonomie  complète,  et  qui  ne  laisserait  au  gou- 
vernement central  que  le  soin  des  intérêts  les  plus  généraux.  C'é- 
tait, comme  on  le  rappelait  dernièrement  ici  (1),  le  renversement  de 
toute  la  tradition  révolutionnaire;  m^s  «ae  telle  volte-face  ne  scan- 
dalisait pas  la  masse  du  parti  révolutionnaire,  moins  Odèle  à  ses 
principes  qu'au  besoin  de  destruction,  et  les  naïfs,  dans  les  autres 
parUs,  éttiiitnt  tentés  d'y  applaudir  comme  à  un  retour  aux  idées 
vraiment  libérales. 

(I)  VoyM  l«  Bnmt  dn  IS  )«■■. 
Toai  iGiT.  —  1S7I.  S 


,  Google 


11&  RtTtTC   DES  DEtX   MOnbES. 

fin  même  temps  qu'elle  recrutait  dea  partissns  plus  ou  moins 
srmpatbîqaes,  l'insurrection  Toyait  ses  adrersaîres  les  plus  décida 
lui  laisser  le  ch&mp  libre.  L'émigr&tîoD  commençk  dans  les  pins 
larges  proportiona  dès  1s  première  semûne.  Les  ans  fuyaient  sim- 
plement par  un  sentiment  de  frayeur  qni  n'était  que  trop  ekni- 
sable;  d'autres  cédaient  à  un  moavement  plus  r^écbi.  L'impuis- 
sance complète  où  ils  se  sentaient  de  rien  faire  pour  le  bien  puUk 
les  justifiait  &  leurs  yeni  de  pourroir  arant  tout  k  leurs  int<Mts 
personnels  et  au  salut  de  kurs  familles.  Tarmi  les  plus  généreux  et 
les  plus  droits,  beaucoup  estimaient  qu'il  n^  'a  qn'une  façon  hono- 
rable de  protester  contre  dea  crimes  que  l'on  ne  peut  empêcher: 
c'est  de  ne  pas  les  autoriser  en  quelque  sorte  par  sa  présence.  Tel 
semblait  être  en  effet  le  rAle  humiliant  auquel  étaient  réduits  les 
honnêtes  gens  que  leurs  deToira,  leurs  intérêts,  la  médiocrité  de 
leur  fortune  ou  une  certaine  insouciance  relenaicnl  à  Paris.  Que 
pouvaient  désormais  quelques  miniers  d'hommes  sans  liens,  sans 
direction,  dont  la  plupart  étaient  décooragés  par  une  série  inouïe 
"  d«  malheurs,  et  dont  beaucoup,  malgré  las  leçons  qu'ils  avaient 
reçues,  étalent  encore  Botis  Tinfluence,  non,  comme  on  l'a  dit,  du 
luxe  anglais  et  de  la  corruption  italienne,  mais  de  ce  qu'il  ^ot  ap- 
peler de  son  vrai  nom  la  décadenee  de  la  France  impériale?  Cepen- 
dant ces  honnêtes  gens,  qui  se  sont  laissé  accuser  de  couardise,  ma- 
nifestèrent dès  le  premier  jour  leur  dëgo&t  pour  la  plus  ignoble  des 
réfolutions,  et  dès  le  suiTant  ils  se  préparèrent â  ta  résistance.  Bans 
tous  les  lieux  publics,  la  réprobation  sVxprinatt  sons  la  forme  la 
plus  vive.  Des  discussions  s'engageaient  devant  les  barricades  eHea- 
mêmes  entre  leurs  gardiens  armés  et  les  hommes  d'ordre  saiB 
armes,  qui  savaient  souvent  se  faire  écouter.  Le  Journal  officiel^ 
dont  Tinsurrection  s'était  emparée  comme  de  tous  les  inscrumens 
de  gouvernement,  signalait  lui-même  les  «  groupes  de  vingt-cinq, 
cinquante  et  même  cent  personnes  »  qui  se  Tonnaient  snr  les  bou- 
lervards  et  s'y  tenaient  »  en  permanence,  discutant,  gesticulant  et 
gênant  la  circulation.)!  —  «  Chaque  gronpe,  ajouuit-il,  possède 
quatre  ou  cinq  orateurs  en  plein  tent  qui  tiennent  l'attention  des 
atitliteurs.  Ces  orateurs,  presque  tous  réactionnaires,  s^ appuient  sur 
ce  thème,  que  ce  qu'il  faut  maîntenaitt,  c'est  te  travail,  et  que  le 
nouveau  gouvernement  est  incapable  d'en  donner,  n  Ces  pï^miets 
actes  d'opposition  trouvi'^r.înt  un  écho  dans  la  presse,  non-seulement 
sous  la  forme  de  critiques  plus  ou  moins  acerbes,  maïs  sons  celle 
d'une  protestation  collective  à  laquelle  «urent  le  courage  de  s'asso- 
cier les  oi^anes  de  toutes  les  opinions  avouables,  depuis  les  plus 
rétrogades  jusqu'aux  plus  radicales.  Le  terrain  commun  sur  lequel 
se  plaçaient  tous  ces  journaux,  c'était  le  respect  de  la  souveraineté 
nationale,  qu«  représentât  seule  l'assemblée  réunie.à  Versailles.  Us 

nigiUrrlbyGOOglC 


P&BI9   SO»  lU  CWHICUH.  H5 

aese  lûsBÙent  ni  effn^er  par  les  raeiiaceB,  ni  duper  par  la  feinte 
modération  cIb  pouvoir  de  fait  qui  siégeait  à  l'Hètel  de  Ville.  Ils  re- 
fusaient des  maios  de  ce  pouTeir  das  ëieotioBB  municipales  qui  oe 
■eraieat  que  la  coosécrstion  de  .la  révolte. 

Le  jour  où  parut  la  diédaiatian  de  lapieese,  le.21  mars,  la  popu- 
lation elle-même  iit  dlrecleiBeDt  une  aatre  proteataUoo  collectÏTe 
d'tia  caractère  plus  sigsUicatif  encore.  Plusieurs  oeolaines  d'hommes 
«ans  armes  parcoururent  ies  principales  ruœ  de  Paris,  portant  des 
drapeaux  sm  lesquels  on  lisait  e»  grosses  lettres  :  vive  tordre!  vive 
la  république!  vivei^Mtembléenatienak!  abolie  comité'.  Leur  Doœ- 
bre  croissait  à  mesure  qu'ils  avançaieuL  Ceus  même  qui,  soit  timi- 
dité, soit  hésitation  légitime  à  faire,  suivant  une  expression  célèbre, 
a  de  l'ordre  avec  du  désordre,  »  reiJisaieKt  de  se  joindre  à  eux  ies 
saluaient  des  fenêtres.  Sauf  sur  quelques  pcâats,  les  postes  de  gardes 
nadoDanx  fédérés  n'essayèrent  pas  de  les  arrêter,  liulle  part  leurs 
cris  ne  furent  étouffés  par  des  cris  contrùres.  Or  ce  qu'ils  criuent 
surtout  À  travers  cette  ville  où  l'on. a  préteadu  que  le  gouvernement 
légal  De  rencontrait  qu'indifférence  ou  hostilité  déclarée,  c'était  : 
vive  l'aatemblée nationale!  Une  démonstration  plus  inipoE3Jiie,5an3 
armes  encore,  mais  sous  l'uniforme  de  la  garde  nationale,  était  an- 
noncée pour  ie  lendemain.  Le  parti  vainqueui-  ai  vint  .à  s'inquié- 
ter. Un  de  ses  oi-ganes,  la  Nouvelle  République,  îavit&  les  fédérés  à 
disperser  la  manifestation  par  la  foxce.  Cette  menace  n'intimida  pas 
les  défenseurs  de  la  légalité.  On  connaît  la  scène  .de  carnage  dent  la 
place  Vendôme  fut  le  théfttre  :  des  hommes  pour  qui  le  plus  gr^d 
des  crimes  était  detîrer  sur  lUne  foole  armée  commandèrent  im  feu 
meurtrier  contre  ujie  foule  sans  armes;  c'était,  siivant  leur  journal 
officiel,  user  des  droits  de  l'autorité  contre  les  a  émentiers.  » 

La  guerre  civile  étahengagée.  Le  parti  de  l'ordre,  dont  s'honore 
désonnais  de  prendre  le  nom  tout  ce  qu'il  y  a  d'éclairé  etd'homidte 
dans  le  parti  répnlilicaôn,  n'en  décline  pas  les  cruels  devoirs.  Un 
vaste  Ilot  est  resté  libre  au  cœur  de  Pavis.  11  s'étend  des  halles  cen- 
trales à  la  gare  Saint-Lasare,  comprenant  le  second  arrondisse- 
ment tout  entier  et  une  partie  du  premier  «t  du  nenvîëme.  Les 
gardes  nationaux  de  ces  quartiers  j  maintiennent  des  postes  perma- 
nens  qni  en  ferment  l'accès  à  la  rôbellttm,  partout^eurs  triom- 
phante. Dans  plusieurs  azrondisBemens.  les  batailloiM<<Hi  les  portions 
de  bataillon  ôdèles  à  l'assemblée  nationale  se  réorganisent.  Pas- 
sant par-dessus  les  forjnaiités  légales,  avec  un  esprit  d'iniiiative 
plus  rare  à Parisque  partout  ailleurs,  ils  complètent  leurs  cadres, 
remplacent  leura  ohefs  dânissioonaires  ou  absens,  et  se  réunissrat 
en  légions,  à  la  tête  desquelles  ila.aimentià  placer  quelqms-uns  de 
ces  officiels  supérieurs  de  marine  que  Jeuréaiengie  pendant  le  siège 
a  reoduB  à  pofHilaireB,  Us  «nt  leurs  plaœe  •d'armes  au  milieu  des 


116  RETCE    DES    DEUX   MONDES. 

postes  occupés  par  les  fédérés.  L'École  polytechniqne,  entre  la  place 
Maubei't,  aux  souvenirs  populaires,  et  celle  du  Panthéon,  où  cam- 
pent jour  et  nuit  quelques-uns  des  bataillons  les  plus  dévoués  ao 
comité  cenlral,  reçoit  la  légion  au  5'  arrondissement.  Les  premières 
compagnies  qui  viennent  l'occuper  s'y  rendeut  sans  bruit,  le  soir. 
Ce  n'est  encore  qu'une  conspiration;  le  lendemain,  c'est  di^jà  une 
force  assez  sûre  d'elie-méme  pour  agir  en  pleine  lumière.  Toute  la 
journée,  les  retardataires  arrivent.isolémentou  par  groupes,  le  fusil 
sur  l'épaule.  On  les  regarde  passer  non  sans  inquiétude,  oui  ne  les 
arrête.  A  quetqnes  mètres  de  la  porte  de  l'école  se  tiennent  attentîis 
les  factionnaires  de  l'autre  parti.  Le  second  soir,  les  préparatifs 
étaient  faits  pour  soutenir  un  siège  et  pour  tenter  au  besoin  ime 
sortie  agressive.  Des  adhésions  inespérées  étaient  venues  de  la  part 
de  bataillons  qui  semblaient  acquis  au  pouvoir  insurrectionnel. 
L'assurance  de  toucher  la  solde  rallie  beaucoup  d'ouvriers  îndifTé- 
rens  ou  indécis;  d'autres  recrues,  plus  désintéressées,  sont  fournies 
par  la  jeunesse  des  écoles,  infidèle  cette  fois  à  ses  habitudes  révo- 
lutionnaires en  présence  d'une  insurrection  où  elle  ne  i-encontre 
rien  de  ce  qui  parle  à  l'intelligence,  rien  de  ce  qui  soulève  les  pas- 
sions généreuses. 

Ce  n'est  pas  assez  de  la  résistance  organisée  par  arrondissemens; 
il  faut  une  direction  centrale,  que  l'on  ne  peut  attendre  que  du 
gouvernement  lui-même.  Depuis  le  18  mars,  le  gouvernement  n'est 
plus  représenté  dans  Paris.  Il  a  fait  son  devoir  en  se  transportant 
tout  entier  à  Versailles  :  le  salut  de  la  France  devait  passer  avant 
celui  de  sa  capitale.  Ce  qui  est  moins  justifiable,  c'est  le  départ  du 
maire  de  Paris  et  du  général  en  chef  de  la  garde  nationale.  Leur 
place  ne  pouvait  être  ailleurs  que  dans  la  ville  confiée  à  leur  vigi- 
lance. Chassés  par  l'émeute  de  leur  résidence  officielle,  ils  pou- 
vaient trouver  un  abri  provisoire  sur  quelqu'un  des  points  qui 
avaient  échappé  à  l'émeute.  S'ils  se  sentaient  trop  peu  populaires 
pour  rendre  des  services,  ils  devaient  solliciter  leur  remplacement 
immédiat.  Le  général  d'Aurelle  de  Paladines  fut  seul  remplacé  le 
20  mars.  Nul  ne  pouvait  être  mieux  accueilli  pour  commander  la 
garde  nationale  que  l'amiral  Saisset.  Le  nom  de  l'amiral  était  l'un 
des  plus  populaires  dans  cette  courageuse  marine  qui  eût  sauvé 
Paris,  si  Paris  avait  pu  être  sauvé;  il  venait  le  septième,  par  ordre 
de  suffrages,  sur  la  liste  des  quarante-trois  députés  de  la  Seine. 
Malheureusement  l'installation  de  son  état-major  au  Grand-Hôte) 
fut  tardive  et  toujours  imparfaite,  et  son  commandement  de  trois 
jours  ne  s'exerça  jamais  qu'au  milieu  d'une  confusioù  inévitable. 
La  garde  nationale  d'ailleurs,  par  son  caractère  mixte,  réclame  une 
direction  civile  autant  qu'une  direction  militaire.  Le  maire  de  Paris 
n'étant  plus  revenu  k  s*n  poste  et  n'y  ayant  pas  %té  remplacé.  les 

D„j,i7<-,ib,.Googlc 


P4M5  SOUS   Ll  COMMUNE.  117 

municipalités  des  arrondissemens  se  trouvèrent  investies  par  la 
force  des  choses  de  tous  les  pouvoirs  civils,  qui  leur  furent  confir- 
més par  une  délégation,  ofTicieuse  plutôt  qu'officielle,  du  gouver- 
nement de  Versailles.  C'était  une  situation  regrettable  à  tous  égards. 
Elle  était  incompatible  avec  l'unité  de  direaion;  elle  faisait  pré- 
valoir des  influences  qui  ne  représentaient  ni  l'esprit  du  gouverne- 
ment, ni  surtout  celui  de  l'assemblée.  Les  municipalités  s'étaient 
désorganisées  avant  le  siège,  comme  la  garde  nationale  elle-même. 
Parmi  lus  maires  et  les  adjoints  les  plus  attachés  à  l'ordre,  plu- 
sieurs avaient  donné  leur  démission.  Après  le  IS  nars,  d'autres  se 
retirèrent  par  respect  de  la  légalité.  L'esprit  radical  domina  ainsi 
dans  ce  qui  restait  des  municipalités.  11  dominait  également  dans 
une  fraction  de  la  députation  de  Paris  qui  s'associa  d'office  à  leurs 
actes.  De  là  ces  compromis  malheureux  qui  furent  proposés  pendant 
une  semaine  au  gouvernement  et  à  l'assemblée.  Us  blessaient,  dans 
toute  la  France  et  à  Paris  môme,  tous  ceux  qui  avaient  un  vif  sen- 
timent du  droit.  Us  tranchaient  brusquement  des  questions  qui  n'é- 
taient pas  mûres,  et  qui  ne  pouvaient  sans  péril  recevoir  une  so- 
lution précipitée.  Us  ne  donnaient  satisfaction  qu'aux  demandes 
avouées  des  révolutionnaires,  dont  ils  ne  pouvaient  ni  contenter 
les  aspirations  réelles,  ni  désarmer  les  ressentimens.  Us  n'étaient 
propres  qu'à  rallier  ceux  qui  s'étaient  laissé  duper  par  les  promesses 
d'autonomie  municipale  dont  le  comité  central  avait  couvert  son 
usurpation. 

L'excuse  des  députés  et  des  maires  est  dans  une  situation  telle- 
ment grosse  de  dangers  qne  le  gouvernement  parut  entrer  lui-même 
à  leur  suite  dans  ces  tentatives  de  conciliation,  et  que  l'assemblée, 
quoique  non  sans  mauvaise  humeur,  ne  refusa  pas  de  les  discuter. 
L'amiral  Saisset  ne  craignit  pas  de  fortifier  de  son  autorité  et  de 
celle  du  gouvernement  ce  qu'il  y  avait  de  plus  excessif  dans  ces 
projets  de  compromis,  lorsqu'il  adressa  au  peuple  de  Paris  la  pro- 
clamation suivante  : 

N  Chers  concitoyens, 
a  Je  m'empresse  de  porter  à  votre  connaissance  que,  d'accord  avec 

les  députés  de  la  Seine  et  les  maires  élus  de  Paris,  nous  avons  obtenu 

du  gouvernement  de  l'assemblée  nationale  : 

H  1*  La  reconnaissance  complète  de  vos  franchisées  municipales, 
0  2*  L'élection  de  tous  les  officiers  de  la  garde  naliimale,  y  compris 

le  général  en  chef,  » 

Ces  concessions,  qui  ne  furent  ni  confirmées,  ni  démenties,  dé- 
passaient les  réclam.itions  légitimes  des  partis  libéraux.  Elles  ef- 
frayèrent beaucoup  d'hommes  d'ordre;  les  révolutionnaires  n'y 
virent  qu'un  encouragement  à  redoubler  d'audace.  L'empressement 

,  Cooglc 


Ils  BETUr  DE*  DBUX  HOmtES. 

avec  lequel  les  autorités  officielles  on  officieuses  de  Paris  prt^rosuent 
des  compromis  aus»  peu  acceptables,  la  résignation  des  pouvoirs 
de  Versailles  à  les  sabir  on  du  moins  à  les  discuter,  s'ezpli<|uent 
trop  bien  aujourd'hui.  La  guerre  entre  hatritans  d'une  méine  vill* 
est  chose  assez  affreuse  pour  que  des  hommes  noioR  rapprochés 
par  leurs  opinions  de  ceux  qu'il  fallait  combattre  que  les  maiires  ra~ 
dicaui  et  les  députés  de  l'extrême  gauche  soient  excnsables  d'aToir 
tout  tenté  pour  la  prévenir. 

Le  seul  compromis  légitime  eût  été  de  prendre  an  mot  le  comité 
central  en  permettant  sous  tontes  réserves  les  élections  dont  il  s'é- 
tait engagé  à  respecter  l'arrêt,  quel  qu'il  fût.  Il  ne  s'agissait  pas 
pour  le  pouvoir  légal  de  prendre  un  engagement  semblable;  ii  ne 
se  Tût  pas  oblî^  à  reconnaître  un  conseil  municipal  irrégulièrement 
élu  :  il  n'eût  lait  que  laisser  à  la  population  honnête  de  Paris  un 
moyen  pratique  de  manifester  ses  sen^mens.  Ce  compromis  fut  la 
dernière  et  tardive  ressource  des  maires  et  des  députés  la  A*eille 
même  des  élections,  Wsqu'ils  eurent  perdu  tout  espoir  d'en  obtenir 
l'ajournement.  Le  comité  central  ne  pouvait  faire  procéder  au  vota 
qu'après  avoir  brisé  ou  vu  céder  toute  résistance.  La  lutte  devenait 
imminente  :  les  conciliateurs  ne  voulurent  pas  en  assumer  la  res- 
ponsabilité; ils  consentirent  à  une  nouvelle  capitulation  de  Paris. 
les  uns  tacitement,  en  e^ abstenant  de  tout  acte,  les  autres  expres- 
sément, en  signant  on  pacte  par  lequel  ils  acceptaient  les  élections 
pour  le  lendemain,  sans  autre  garantie  que  la  réintégration  des 
municipalités  lègues  dans  les  mûries  dont  elles  avaient  été  dépos- 
sédées. Cette  clause  mène  était  ua  leurre;  rien  ne  liit  tenté  pour 
en  assurer  l'eTécution.  L'usuqïation  était  consommi^e  du  consen- 
tement de  ceux  qui  avaient  été  les  derni^irs  représentans  du  droit. 
L'amiral  Saisset  se  rcttira-  sans  mot  dire;  les  gardes  nationaux 
fidèles  furent  renvoyés  dans  leurs  foyers;  la- population  crut  à  une 
paix  sincère,  légalement  conclue.  L'illnstoD  dtira  peu,  même  dans 
les  masses  :  les  hommes  vraiment  éclairés  ne  l'avaient  jamais  par- 
tagée; dès  la  première  annonce  de  ce  déplorable  arrangement,  ils 
sentirent  que  tout  était  perdu. 

Les  signataires  de  cet  arrangement  demandèrent  à  l'assemblée 
d'approuver  leur  conduite;  elle  s'y  refusa  sans  leur  inflger  d'autre 
part  une  censure  expresse.  Elle  garda  la  juste  mesure,  lis  avaient 
empiété  sur  sa  souveraineté,  et  ils  n'avaient  pas  même  la  justifica- 
tion d'un  service  rendu  à  sa  cause.  Les  élections  ne  pouvaient  être 
bonnes  que  si  tous  les  bons  citoyens  y  prenaient  part  avec  entente. 
Ordonnées  par  un  pouvoir  usurpateur,  consenties  par  une  autorité 
légule  qui  outre-passait  son  mandat,  elles  ne  pouvaient  que  répugner 
à  tous  ceux  qui  avaient  le  souci  du  droit.  Ceux  qui  crurent  pouvoir 
sortir  de  la  légalité  stricte  pour  éviter  de  pins  grande  malhears,  ou 

nigiUrrlbyGOOglC 


FUU  BOVt.U  COUWIKK.  110    ' 

qui  selaissèreat  tromper  par  l'apparence  d'un  acte  régulier,  étwent 
réduits  à,  voter  e»  aveugles.  Le  temps  manquait  pour  arrêter  et  pour 
publier  des  li^es  sur  lesquelles  pût  se  faire  l'acccffd  de  tous  les 
hommes  d'ordre.  Il  étaitpermjs  tout  au  plus,  comme  l'événement  le 
prouva,  d'espérer  quelques  choix  passables  qui  ne  pouvaient,  par 
suite  de  leur  petit  nombre,  qp'aiwutir  à  autant  de  démissions.  Le 
champ  devait  rester  libre  aux  élus  de  l'insurrection,  et  l'acceptation 
du  vote  semblait  leur  donner  la  consécratioa  d'une  scrte  de  droiu 
Faut-il  donc  hlâmfir  ceux  qui  avaient  pris  en  main  les  intérêts  de 
Paris  d'avoir  reculé,  davaat  la  guerre  civile,  et,  ea  se  résignant  & 
une  capitulstioja  nécessaire,  d'avoir  cherché  ^  en  adoucir  l'amer- 
tume pour  la  population  généreuse  dont  ils  avaient  encouragé  les 
effoilsî  Ils  pouvaient,  ils  devaient  peut-être  subir  pour  leur  compte 
les  élections;  il  ne  leur  appartenait  pas  de  les  autoriser,  ils  étaient 
surtout  inexcusables  de  les,  ordonner  en  laissant  mettre  leurs  signa- 
tures ^  la.  suite  de  celles  du.  comité  central.  Ils  devaient  abandonner 
h  la  conscience  de  chacun  le  parti  à  prendre,  soit  l'abstention  pw 
respect  scrupuleux  du  droit,  soit  le  vote  en  vue  d'atténuer  autant 
que  possible  la  tyrannie  que  ces  élections  inégulJères  allaient  faire 
peser  sur  Paris.  Ils  ne  devaient  pas  moins  ne  laisser  aucun  doute  dans 
l'esprit  des  électeurs  sur  le  caractère  illégal  du  conseil  qu'il  s'agis- 
sai  d'élire.  Ceux  d'entre  eux  qui  se  sont  abstenus  ont  compris  ainsi 
leur  devoir,  les  autres  ont  été  coupables;  mais  il  convient  d'ajouter 
qu'ils  ne  l'ont  pas  été  au  même  degré.  On  peut  suspecter  les  inten- 
tions de  ceux  qui. ont  siégé  à  la  commune,  ou  qui  ont  pris  part  sous 
son  règne  à  des  actes  manifestement  factieux;  la  sévérité  serait  in- 
juste à  l'égard  de  ceux  qui  avaientdonné  auparavant  et  qui  ont  con- 
tinué à  donner:  des  gages  assurés  de  leur  ndélité  h  l'oixlre.  C'est  sur- 
tout pour  uoe  crise  comme  celle-ci  qu'il  est  vrai  de  dire  avec  un 
penseur  èminestque  «  le  diflicile  n'est  pas  de  faire  son  devoir  par 
les  temps  d'épreuves  civiles,  mais  de  le  connaître.  »  Qui  n'a  jamais 
failli  avant  etaprès  le  18  mais?  Paris  en  somme  n'a  pas  à  rougir  du 
rôle  qu'ont  ;oué  jusqu'à  ces  tristes  élections  quelques-uns  de  ceux 
qu'il  avait  élus  pour  l'administrer  ou  pour  le  représenter,  et  l'as- 
semblée a  été  sage  de  les.  désavouer  sans  les  condamner.  Dès  le 
13  mars,  dans  la  detnière  réunion  des  maires  au  ministère  de  l'in- 
térieur, l'un  d'eux  demandait  formellement  que  le  soir  même  le  co- 
mité central  fût  dissous  et  ses  membres  arrêtés.  Cet  acte  de  vigueur 
parut  prématuré;  il  ét^t  moins  imprudent  que  celui  qui,  cinq  jours 
plus  lard,  devait  aivoir  une  si  funeste  issue.  Si  Paris  a  conservé 
pendant  butt  jours  des  autorités  liïgales,  il  ne  le  doit  qu'4  ses  ^us. 
Les  municipalités  se  tiennent  en  permanence  soit  dans  leurs  mai- 
ries  respectives,  soit,  quand  elles,  en  ont  été  expulsées,  dans  celle 
du  S'  arrondissement.  Par  l&urs.  soins,  des  aHich^s  partout  apposées 

n,g,U^rlb,.GOOgI^ 


120  BETOB  DES   DEUX  UONDES. 

à  côté  des  proclamations  et  des  décrets  de  l'Hôtel  de  Ville  appren- 
nent aux  habitans  de  Paris  ce  que  fait  pour  eu^  à  Versailles  le  gou- 
vernement naiioDal  de  la  France,  et  ce  qu'essaient  en  son  nom  i 
Paris  même  les  autorités  qui  le  représentent.  Sous  leur  direction, 
la  résistance  s'organise,  et,  si  elle  n'aboutit  qu'à  un  avortement, 
elle  est  loin  d'avoir  été  inutile.  Elle  a,  pendant  une  semaine,  arrêté 
la  marché  envahissante  de  l'insurrection,  et  gagné  du  temps  pour 
Iiîs  préparatifs  plus  efficaces  qui  se  faisaient  au  dehors.  Si  elle-même 
s'est  vue  paralysée  par  une  capitulation  soudaine,  cette  capitulati«D, 
si  regrettable  dans  sa  forme  et  dans  quelques-unes  de  ses  consé- 
quences, n'a  pas  été  sans  profit.  La  guerre  cîvi'e  dans  Paris  pouvait 
être  imméiliatement  suivie,  après  la  défaite  inévitable  des  défen- 
seurs du  droit  et  dans  l'enivrement  de  la  victoire,  de  cette  attaque 
contre  Versailles  que  les  élections  et  l'installation  de  la  commune 
ont  retardée  d'une  autre  semaine  :  ces  quinze  jours  de  répit,  en  fa- 
cilitant la  réorganisation  de  l'armée,  ont  peut-être  été  le  salut  de  la 
France. 

m. 

Le  comité  central  avait  été  habile;  la  commune,  quoiqu'elle  eût 
hérité  d'une  partie  de  ses  membres,  ne  fut  que  violente.  Elle  fut 
au-dessous  de  toutes  les  tyrannies  par  l'inutilité,  ou,  pour  mieux 
dire,  l'insanité  de  ses  crimes.  Elle  ne  sut  que  faire  revivre  les  mots 
de  1793,  sans  y  faire  passer  le  soulTle  qui  les  animait.  Loin  d'avoir 
des  hommes  d'état,  elle  n'eut  pas  même  des  tribuns.  Dans  ses  ternes 
séances,  qu'elle  n'osa  pas  rendre  publiques,  et  dont  elle  hésita 
longtemps  à  donner  le  compte-rendu,  il  n'y  avait  pas  trace  de  cette 
éloquence  enflammée  qui  devait,  suivant  un  de  ses  membres,  faire 
u  écumer  la  multitude,  »  et  rappeler  n  Danton  débraillé  et  ton- 
nant. »  Et  cependant  cette  assemblée  où  l'ineptie  le  disputait  à  la 
perversité,  loin  de  perdre  ses  adhérens,  en  vît  croître  le  nombre;  on 
ta  servait  en  la  méprisant,  on  lui  témoignait  son  dédain  en  s'abste- 
nant  de  voter  aux  élections  destinées  à  la  compléter,  on  n'en  obéis- 
sait pas  moins  à  ses  plus  absurdes  décrets,  et  on  persistait  à  se 
battre  pour  elle.  Tous  ses  soldats  n'étaient  pas  également  braves  : 
beaucoup  s'enfuyaient  au  premier  choc,  presque  tous  se  lassaient 
après  un  service  assidu  hors  des  murs,  ils  rentraient  en  criant  à  la 
trahison;  mais  ils  ne  passaient  pas  à  l'ennemi,  f.a  commune  se  sou- 
tenait par  les  espérances  de  transformation  sociale  qui  s'attachaient 
à  son  nom,  par  la  solde  qu'elle  assurait  à  tous  les  gardes  nationaux 
qui  reconnaissaient  son  autorité,  par  l'organisation  et  la  quasi-dis- 
cipline de  ses  bataillons,  par  une  sorte  de  point  d'honneur  militaire 
qu'il  n'était  pas  rare  de  rencontrer  chez  ces  hommes  du  peuple  dont 
l'orgueil  avait  été  si  imprudemment  exalté  et  st  amèrement  déçu; 


,,GoogIc 


PARIS   SOUS   tA.  COMMUNE.  121 

elle  se  soutenait  surtout  par  la  défiance  et  la  haine  dontlps  «  Versail- 
lais  »  étaient  l'objet.  J'ai  entendu  des  gardes  nationaux  emprison- 
nés au  nom  de  la  commune,  et  qui  n'avaient  aucune  raison  de  lui 
être  attachés,  s'écrifr  en  montrant  le  poing  :  u  Toute  notre  haine 
est  pour  Versailles  !  »  M.  Guizot  a  dit  excellemment  :  «  Rien  n'égale 
l'empressement  des  passions  populaires  à  croire  ce  qui  leur  platt  et 
à  excuser  ce  qui  les  sert  (1).  »  L'état  de  démence  dans  lequel  a  vécu 
une  partie  considérable  de  Paris  sous  la  commune  est  résumé  dans 
cette  phrase.  —  Tous  les  griefs  contre  un  gouvernem-nt  abhorré 
étaient  acceptés  aveuglément.  On  ne  doutait  pas  de  i'itnminence 
d'une  restauration  monarchique;  c'était  un  article  de  foi  qu'il  n'y 
avait  pas  autre  chose  dans  l'armée  adverse  que  »  les  zouaves  ponti- 
llcaus  de  Charette,  les  chouans  de  Cathelineau  et  les  sergens  de 
ville  de  Valentin;  »  on  se  rendait  complice  de  toute«  les  atrocités 
attribuées  aux  suppôts  de  la  réaction  quand  on  en  demandait  la 
preuve.  Auprès  des  crimes  des  h  Versaillais,  "  les  plus  abominables 
excès  des  «  communeux  »  passaient  pour  der  peccadilles  nu  des  actes 
de  légitime  défense.  »  On  fait  pire  à  Versailles,  »  disaient  les  plus 
modi'rés.  C'était  le  thème  habituel  des  journanx  populairas,  même 
de  ceux  qui  ne  craignaient  pas  de  flétrir  ou  de  railler  les  actes  de 
la  commune. 

Un  langage  semblable  se  tenait  parfois  eh  des  milieux  où  l'insur- 
rection n'avait  jusqu'a'ors  rencontré  qu'antipathie.  Même  en  faisant 
la  part  des  exagérations,  le  second  siège  rappelait  1'  premier, 
éveillait  des  senttmens  du  même  genre.  Ceux  qui  en  soiilîraient 
avaient  quelque  peine  à.  distinguer  d'un  ennemi  l'ami  qui  les  tenait 
en  partie  bloqués,  qui  envoyait  des  obus  sur  leurs  maisons,  qui  les 
menaçait  d'une  prise  d'assaut  suivie  d'une  affreuse  boucherie  dans 
leurs  rues  barricadées,  qui  les  exposait  enfin  à  toutes  les  consé- 
quences de  l'exaspération  de  leurs  coassiégés.  Pe  là  une  disposition 
trop  répandue  à  placer  sur  la  même  ligne  la  commune  et  le  gouver- 
nement légal;  de  là  cette  forme  comminatoire  sous  laquelle  se  pro- 
duisaient de  nouvelles  tentatives  de  conciliation.  Repoussés  à  l'Hôtel 
de  Ville  avec  plus  de  hauteur  qu'à  Versailles,  les  promoteurs  de  ces 
tentatives  ne  montraient  d'égards  que  pour  le  pouvoir  insurrec- 
tionnel :  ils  lui  empruntaient  presque  tout  son  programme,  ils  af- 
fectaient, en  lui  adressant  leurs  requêtes,  une  certaine  con(iance]^en 
sa  sagesse  ;  h.  peine  osaient-ils  se  plaindra  de  son  refus.  Versailles 
au  contraire  était  menacé  du  soulèvement  de  tout  Paris,  s'il  rejetait 
un  seul  article  d'un  traité  de  paix  qui  eût  été  le  complet  anéantis- 
sement des  droits  de  la  France  sur  sa  capitale.  L'esprit  révolution- 
naire dictait  seul  ces  propositions  :  plus  d'un  défenseur  de  la  com- 


(1)  Diseonrt  sur  rhistoire  de  U  ri 


,  Google 


122  BEyirs  tas  decx  hok»». 

muoe  était  pumi  Leurs  sdhécens;  awis  il  s'y  trouvaii  ausâ  Ixm 
nombre  d'honoôtas  gens  éguAs  uu  Aigris.  D'aulres  propositioas, 
plus  modérées,  mus  mû  moi:ii[  iDopporiuoes,  étaieiit  préssDtées 
par  des  hoRuses  à  qui  l'ii^uipecUon  a'iaapirait  qu'iiorreuc.  Le  refuc 
inévitable  auquel  il»  s'esposaient  founiiasait  de  souveaux  grieiâ  aux 
enoemis  de  l'ordre;  le»  pasatons  factieuses  s'emp&raîoU  mâme  dei 
formes  tùeaveillantes  dont  ce  refus  était  eatoiré  pour  jeter  la  dé- 
ûaoce  «itre  le  pouvoir  exécutif  et  l'aasenbke.  La  masse  des  bûmaie* 
d'ordre  ne  &e  Laiauùt  pas  eatauer  par  toutes  ces  causes  de  iiialen- 
tendus;  mais,  privée  désoercais  de  toute  garantie  l^Ie,,  ^'oyaat  la 
situation  de  plus  eu  pids  troubl.-,  elle  se  laifiâaiialltiràt'iulpatieace, 
au  découi'agement»  et,,  si  elle  aa  s'âgaraîL  pas  daas  ses  vtçux,  elle 
ne  savait,  eu  dehors  d'un  seul  homme,  en  qui  mettre  sa  coufiaoco. 

Uoe  vasttt  coaspiratioa  dans  Tintéiét  dtt  l'ordre  avait  donc  coatrs 
elle  toutes  les  cbances.  £Ue  futttotée  cepeudaiu,  reçut  uue  exten- 
sloD  considérable,  s'assuca  des  iostrumeua  dans  Les  rangs  et  parmi 
tes  chefs  de  l'insurreetion,  et,  quoicpie  soup<;oniiée,  (Quoique  dëDan- 
cée  à  la  population  par  la  commune,  qui  prétendait  tenii'  u  tous  lea 
llls  de  cette  intrigue  téuébreuse,  »  elle  su;  se  dérober  à  Uiutes  lee 
recherches.  Un  jeuce  licutânaot  da  vaisseau  qui  avait  concouru  à 
la  défense  de  Paris  comm,;  colonel  d'une  légion  bretonne,  M.  Do- 
malain,  en  prit  l'initiative.  U  fut  activement  secondé  par  un  lieuto- 
nant-coioneJ  de  l'ancienne  garde  nationale,  M.  Charpentier.  U  s'a- 
gissait non  pas  d'un  soulèvement,  mais  d'un  concours  énergique  à 
donner  aux  troupes  lorsqu' allée  entreraient  dans  Paris.  Plusieurs 
milliers  d'bemmea  étaient  acquis  à  cette  oeuvre  de  délivrance,  et  ils 
pouvaient  compter  cpic  la  partie  la  plus  forjue  des  honnêtes  gens 
restés  à  Paris  n'hésiterait  pas  è.  les  suivre  au  moment  déci^f.  Le 
gouvei'uement  était  averti,  un  signe  de  reconnaisâaace  convenu, 
une  proclamation  préparée.  Tout  fut  déconcerté  par  l'entrée,  inopi- 
née pour  elle-mém.)  de  l'armée,  le  21  mai.  U  ne  put  être  entrepris 
que  quelques  mouvemens  isolés,  doublement  périlleux,  car  sans 
ordres,  sans  mots  de  ralliement,  on  avait  tout  à  craindre  de  la  dô- 
fiajice  des  soldats  comme  de  la  fureur  des  fédérés.  Les  hommes  de 
coeur  qui  ont  payé  de  leur  vie  ces  actes  d'audace,  les  commandaus 
Durouclioux  et  Poulizac,  le  capitaine  Verdier.  n'en  fout  que  plus 
d'honneur  à  la  garde  nationale  fidile. 

De  tels  traits  d'héroïsme  ont  été  rares  par  la  faute  des  ûrcoD- 
stances;  mais  le  courage  et  le  d'voûmeQt  dos  honnàtes.gens  de 
Paris  ont  pu  se  prodiguer  sous  bien  d'autres  formes  pendant  l« 
règne  et  À  la  chute  de  la.  commune.  Refuser  de  servir  un  pouvoir 
usurp-ileui-  n'est  qu'un  courage  négatif  commandé  par  le  strict  de- 
voir. Il  ne  faut  pas  l'admirer  dans  les  classes  supérieures,  pour  les- 
quelles les  moyens  de  fuir  ou  de  se  cacher  ne  manquaient  point,  et 

nigiUrrlbyGOOglC 


FAvn  iOOB  u  comniin.  123 

qui  n'étaient  pas  d'ailleors  l'objet  de  i^chercbesitteD  rigoureuses.  Lea 
fédérés  tenaient  peu.  à  incorporer  de  force  dea  bonrgeois-  dans  leurs 
rangs;  ils  a' étaient impîtoyâUes  (^e  paur  lea  ouirnors  réfiractaires. 
La  réaistaïKa  à  leurs  ordces  et  la  fenneoé  devant  leurs  menaces  sont 
parti  cnHèpemeat  méritoires  ches  des  liomaes  dont  la  défwUaoee  eût 
pu  avoir  l'eicuse  Hon-seulemect  de  la  coD^^aiatfl,  mais  de  l'i^o- 
rance  et  de  l'exemple.  Beaucoup,  pour  éel)apper  à  un  servies  odieux, 
n'ont  pas  hésité  à  quitter  levr  SBaosarde^  leur  famille,  leur  travail. 
Trop  pauvres  pourémigcer,  ils  se  réfugiawnt  daas  d'autres  quar- 
tiers, s'7  tenùent  canifs,  et  n'ea  sortaient  que  le  soir,  de  teinq>s  es 
temps,  pou*  venir,  au  risque'  de  leur  vie,  se  retremper  auprès  des 
êtres  chéris  dont  ils  s'étaient  séparés  par  devoir.  Combien  ont  été 
surpris,  et,  plutôt  que  de  céder,  ont  accq>té  la  prison,  plus  d'une  foie 
même  la  mort  immédiate  saas  procès  I  Pendant  les  derniers  conabats 
surfont,  les  arrestations,  les  fusillades  sommaires,  ae  sont  multi- 
pliées poiar  cenx  qui  Fcfusaûeat  de  monter  sur  les  barricades.  Cbi  ne 
distinguait  plua  alors  entre  les  ouvriers  et  lei  bourgeois,  entre  les 
jeunes  gens  et  les  hommes  mûrs;  on  prenait  quiconque  s'aventurait 
dans  les  rues,  on  fouillait  même  les  maisons. 

Dans  cette  suprême  agonie  de  la  guerre  civile,  le  donwûle  privé 
n'était  pas  seolemi^nt  violé  pour  rechercher  les  réfractaires.  Une 
surveillance  inquiâtoriale  était  exercée  sur  les  maisons  pour  assurer 
l'exécutio»  d'ordres  arbitraires^  des  hommes  armés  y  pénétraient 
sous  le  moindre  prétexte,  se  faisaient  tout  ouvrir  sans  plus  de  res- 
pect pour  tes  propriétés  que  pour  les  personnes.  Dans  beaucoup  de 
maisons,  l'invasion  a  pour  but  de  tirer  par  les  fenêtres  sur  les 
troupes;  dans  plus  d'une,  elle  apporte  l'incendie.  Un  gi-and  nombre 
d'apparteoiens  dont  les  locataires  ont  fui  n'ont  pour  gardiens  que 
les  concieiges  otr  des  domestiques  :  s'il  y  a  eu  des  actes  de  faiblesse, 
parfois  même  des  actes  de  trahison  parmi  des  hommes  sans  éduca- 
tion chargés  d'une  si  redoutable  responsabilité,  beaucoup  ont  fait 
preuve  d'un  rare  dévoûraent,  et,  sa  les  ravages  n'ont  pas  été  plus 
considérables,  on  le  doit  surtout  à  leur  présence  d'esprit  et  à  leur 
énergie.  Les  dasses  inférieures,  comme  toujours,  oatfoiiriii  à  l'in- 
sinrection  le  plus  furt  contingent;  il  n'est  que  plus  juste  de  rappeler 
les  grands  exemples  qu'elles  ont  donnés. 

C'est  aussi  aux  classes  inférieures  qu'il  but  faire  honneur  de  la 
fidélité  et  du  dévofiment  qu'ont  montrés  presque  sans  exception, 
sous  la  comraBQe,  les  serviteurs  subalternes  de  l'état.  La  plupart 
étaient  restés  k  leur  poste  du  couseotement  Cormel  ou  tacite  de 
leurs  chefs.  Leur  conscience  n'était  pas  engagée  dans  les  services 
tout  matériels  que  pouvaient  exiger  d'eux  les  usurpateurs  des  fonc- 
tions publiques,  et  eus  seuls  pouvaient  protéger  utilement  de  pré- 
cieux intérêts.  Placés  entre  leurs  anciens  et  leurs  nouveaux  chefs, 

,  Cooglc 


12Ï  BEVUE    DES   DRUS    MONDES. 

leur  rôle  était  d'autant  pins  délicat  qu'ils  éuient  seuls  juges  de  la 
mesure  qu'Us  devaient  y  apporter.  Ils  se  sont  génc^ralement  acquit- 
tés de  leurs  difliciles  devoirs  avec  autant  de  prudence  que  de  fer- 
meté. Ils  ont  veillé  jusqu'à  la  fin  sur  le  matériel  des  établissemens 
publics  et  sur  le  mobilier  personnel  des  Tonctionnaires  en  fuite.  S'ils 
n'ont  pu  partout  empêcher  les  incendies,  ils  les  ont  circonscrits. 
Leur  vigilance  s'est  multipliée  pour  détourner  des  dépôts  de  poudre 
la  fureur  des  incendiaires,  pour  couper  les  mèches  et  les  fils  de 
communication,  et,  quand  ils  n'avaient  pu  prévenir  les  désistres 
les  plus  terribles,  pour  essayer  d'éteindre  le  feu  ou  du  moins  de  lui 
arracher,  avant  de  se  mettre  eux-mêmes  en  sûreté,  quelques-uns 
des  objets  confiés  à  leur  garde.  Je  cède  à  un  sentiment  de  recon- 
naissance personnelle  en  donnant  une  mention  spéciale,  parmi  ces 
modestes  et  courageux  employés,  à  ceux  des  prisons.  Ils  étaient 
pleins  d'égards  pour  les  détends  honnêtes  {il  n'y  en  avait  guère 
d'autres).  Par  une  attention  délicate,  ils  rf^unissaieiit  de  préférence, 
pour  la  promenadL',  ceux  entre  qui  ils  devinaient  une  certaine  affi- 
nité d'éducation  et  de  goûts.  «  Nous  étions  ici  avant  la  commune,  » 
disaient-ils  à  demi-voix,  non  sans  une  certaine  fierté.  Les  marques 
d'humanité  qu'ils  se  plaisaient  k  donner  n'étaient  pas  sans  p(*ril. 
Le  greffier  du  dépôt  de  la  préfecture  de  police  passait  de  son  bu- 
reau dans  une  cellule,  où  il  restait  quarante  jours,  pour  iivoir  té- 
moigné quelque  compassion  aux  premiers  et  aux  plus  éminens 
otages  de  la  commune  :  l'archevêque  de  Paris,  le  curé  de  la  Made- 
leine, le  président  Bonjean.  Quand  le  moment  suprême  fut  venu 
pour  les  prisonniers,  menacés  pa/  l'incendie  à  défaut  du  massacre, 
beaucoup  furent  sauvés  par  leurs  gardiens,  qui  leur  ouvrirent  les 
portes,  leur  procurèrent  des  déguisemens,  ou  bien,  après  les  avoir 
fait  sorlir  de  leurs  cellules,  se  joignirent  à  eux  pour  éteindre  le 
feu  en  attendant  les  troupes  libératrices. 

Les  fonctionnaires  d'un  ordre  siipi^rieur  n'avaient  pas  tous  quitté 
Paris.  Beaucoup,  bien  qu'empêchés  de  remplir  leurs  fonctions,  n'a- 
vaient pas  cru  devoir  en  déserter  le  siège,  tant  qu'ils  n'étaient  pas 
appelés  ailleurs  par  des  obligations  plus  impérieuses.  Quelle  plus 
belle  fin  que  celle  de  M.  Bonjean  !  Apre  ;  avoir  partagé  depuis  le  mois 
de  septembre  toutes  les  épreuves  de  la  population  parisienne,  il  s'é- 
tait donné  à  peine  quelques  jours  de  congé,  vers  le  milieu  de  mars, 
pour  embrasser  sa  famille,  dont  il  étnit  resté  sép:iré  [lendant  six 
mois.  Il  se  hâte  dj  revenir  à  Paris  en  apprenant  le  triomphe  de 
l'insurrection.  Premier  dignitaire  par  intérim  de  la  magistiature 
française,  il  estime  que  sa  place  ne  peut  être  que  li  où  le  droit  est 
en  souITrance.  Arrêté  presque  aussitôt  après  soi:  retour,  il  est  rL^tenn 
comme  otage.  Malade,  on  demande  qu'il  soit  transféré  h  la  maison 
municipale  de  santé.  L'ordre  de  transfert  est  signé  par  le  «  délégué 

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PABIS    SOUS    LA   COMMUNE.  12& 

milîuùre  à l'ex-préfectuie  de  police,  »  le  «  général  »  Duval  :  le  «  dé- 
légué civil,  »  Raoul  Rigault,  s'y  oppose.  —  «  BoDJean  ne  sortira, 
s'écrle-t-il,  que  lorsque  Blanqui  nous  aura  été  rendu,  et  il  viendra 
ici  môme,  it  mon  bureau,  me  demander  sa  gr&cel  n  M.  Bonjean  ne 
fit  pas  entendre  une  plainte.  Peu  de  jours  avant  sa  mort,  répondant 
à  un  jeune  ami  qui  lui  reprochait  son  imprudence,  il  expliquait  les 
nobles  motifs  auxquels  il  avait  obéi,  et  il  ajoutait  que,  si  c'était  à 
recommencer,  malgré  la  cruelle  expérience  qu'il  avait  faite,  sa  con- 
duite serait  la  même. 

Les  fonctionnaires  dont  les  emplois  étaient  étrangers  à  la  politique 
ou  à  l'administration  proprement  dite  avaient  reçu  pour  instruction 
de  continuer  à  les  remplir  tant  que  des  actes  contraires  à  leurs  de- 
voirs ne  leur  seraient  pas  imposés.  C'était  une  situation  pleine  de 
périls,  dont  toutes  les  exigences  ont  été  acceptées  sans  murmures 
et  observées  sans  dijfaillance.  Elle  pouvait  obliger  à  des  actes  de 
résistance  légale  qui  pour  la  commune  étaient  d  a  crimes.  Ceux 
qui  ne  recevaient  pas  d'ordres  des  délégués  ou  das  ag'ns  de  la 
commune  étaient  compromis  par  le  seul  fait  des  relations  qu'ils 
étaient  obligés  d'entretenir  avec  leurs  chefs  réfugiés  à  Versailles. 
La  bureaucratie  n'abdique  jamais  ses  droits.  Des  circulaires  étaient 
envoyées,  dus  rapports  ofliciels  ou  confidentîtis  demandés  comme 
parje  passé,  sans  souci  du  décret  sur  les  otages,  qui  menaçait  de 
mort  H  toute  personne  prévenue  de  complicité  avec  le  gouverne- 
ment de  Versailles.  »  Un  tel  chef  d'accusation  était  le  prétexte  le 
plus  ordinaire  des  emprïsonnemens  :  les  fonctionnaires  fidèles  en- 
fermés dans  Paris  n'ont  jamais  cherché  à  en  décliner  les  périls. 

Ce  sont  surtout  les  fonctions  intellectuelles,  si  l'on  peut  ainst 
parler,  l'enseignement  public,  les  services  scientifiques,  la  conser- 
vation des  bibliothèques  et  des  musées,  qui  ont  continué  à  être 
remplies  par  leurs  titulaires  légitimes.  L'intelligence  était  la  moindre 
préoccupation  des  hommes  de  la  commune,  bien  qu'ils  eussent  un 
11  délégué  à  l'instruction  publique.  »  Leur  sollicitude  n'était  excitée 
que  par  l'enseignement  primaire.  Ils  voulaient  en  faire  je  ne  sais 
quel  0  enseignement  intégral;  "  mais  au  fond  ils  n'y  apportaient 
que  la  passion  inéligieuse.  Ils  respectèrent  les  Instituteurs  laïques, 
ils  expulsèrent  les  congrégjinistes.  Dans  une  note  de  leur  Journal 
officiel  qui  n'a  pas  été  une  de  leurs  moindres  infamies,  ils  accu- 
saient de  désertion  les  frères  de  la  doctrine  chrétienne  et  les  sœurs, 
et  se  justifiaient  ainsi  de  les  avoir  remplacés.  C'était  ajouter  la  ca- 
lomnie à  la  violence.  Les  instituteurs  et  les  institutrices  congréga- 
nistes  n'ont  quitté  leur, poste  qu'à  la  suite  d'une  expulsion  brutale, 
le  plus  souvent  accompagnée  de  pillage,  et  plus  d'une  fois  suivie 
d'arrestations.  L'enseignement  secondaire  est  resté  à  l'abri  d'actes 
directs  d'ingérence;  ses  membres  ont  pu  continuer  leurs  fondions 

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926  KETtrs  DES  j)BDx  uomws. 

sans  recevmr  d'autres  ordres -qne-ceax  de  lenn  chefe  légitimes,  ib 
oe  les  oDt  pks  tautefoiscoDtmuées  suis  dsngsr.  Lm^Ius  jeuaes  pro- 
fesseurs étaient  atteinte  par  la  loi  des  i^Ancfiak^dM  tous  âtaioit  me- 
nacés par  1«  faresT  des  derniers  joues.  Les  lyoéea  a'oot  pu  d'ail- 
leurs evM  l'inrasiOD,  s'ils  ont  écfa&ppé  à  une  iimnijitMD  diiects. 
Quelques-uns  ont  eu  àsobir  le  hideux  drapeau  ron^,  qu'ils  oot 
dû  supporter,  noD-aeulemeiit  par  prudenœ,  dans  l'intërét  de  leots 
élèves,  imis  <n  vertu  d'uu  ordre  venu  de  Versailles.  'Cette  ooaœs- 
sion  elie-méme  a  failli  être  uq  nouveau  péril  :  la  première  fois  qu'ils 
ODt  TU  cet  emblème deia  démagogie,  les  éièves  du  lycée  Gfaêrle- 
magne  ont  tenté  de  l'arracher,  et  ce  n'est  pas  sans  peine  q^'o*  a 
contenu  leur  généreuse  indignation.  ï^luBienrs  lycées  oot  été  occo- 
pés,  soit  partiellement,  soU  en  totalité.  La  situatioD  a  é4é  partico- 
lièrement  terrible  pour  le  ^cée  de  Vaures,  placé  pendant  deux 
mois  au  centre  d«s  oombats  les  plus  acharnés.  Le  courageux  provi- 
seur, M.  Clevriaux,  n'a  pas  voulu  l'abandouner.  Laissé  saasdnstFuo- 
tions,  il  n'a  pris  mue  «a  respoosabiliié  que  de  poorvoir  au  salut  de 
ses  élèves  et  des  fonoUonnaires  sous  ses  ordra.  Il  n'a  pas  tardé  k 
6tre  arrêté  conoroe  coupable  d'entreteïrir  des  rçlations  avec  Ver- 
sailles. A  ce  crime  se  joignait  pour  lui  icelui  d'aMiir  fait  bob  devùr 
dans  les  joumées'de  juin  18A8  comme  chef  debatailloa  de  la  garde 
mobile,  et  de  s'être  trouvé  une  seconde  fois  en  faw  de  l'émeute, 
le  31  octobre  1870,  comme  chargé  au  même  titre  du  commande- 
ment de  l'Hdtél  de  Ville.  Enfermé  àHazaa,  il  f^tait'undes  otages ia 
plus  naturellement  désigaés  à  la  veageasoe  des  assasains.  Le  dé- 
voûment  d'un  gardien  l«  lauva  h  'veilte  de  la  Tepnse  de  la  prison 
par  les  troupes. 

De  même  que  l*«nsejgnement  secondaire,  l'enseignement  supé- 
rieur et  les  étabrissemens  consacrés  aux  sciences  et  ani  arts  avaient 
été  &  peu  près  respectés.  Le^ouvemementavaitcru  sage  de  sus- 
pendre les  cours  publics.  Les  étndrans  étaient  d'oillems  presque 
tous  parrtis  ponr  -échapper  à  Vobligntion  de  la  guerre  civile  aoua  le 
drapeait  de  la  commune.  Un  essai  deTéorganisatio&TéTohitiomwire 
k  l'Ecole  de  médecine  échoua  misérablement.  La  Bibliothèque  natn>- 
nale  reçnt  des  mains  de  Ja  commune  un  directeur  que  les  oonser- 
vateuTs  se  résignèrent  à  reconnaître  par  un  accord  qui,  sous  l'ap- 
parence d'uD  pacte  avec  l'inBurrection,  était  un  acte  de  couiBge.  La 
garde  de  (eurs  'collections  passait  pour  eux  avant  le  scrupule  'des 
formes  lé^les.  Les  musées  du  L.ouvre  subiremt'la  «  fédération  des 
artistes,  n  à  laquelle  se  soumirent,  aoinom  des  mêmes  devoirs  et 
avec  le  même  courage,  les  employés  fidèles.  Révoqués,  ils -n'aban- 
donnèrent pas  leur 'dépAt;  l'on  d'eux,  M.  Barbet  de  Jouy,  sollicitait 
et  obtenait  l'hoaneur  d'y  rester  attaché  comme  simpie  gardien.  Si 
presque  toas  Iw^u^lissemeDS -route  aux  trava;u  et  aux  œuvres  de 

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nxts  '80CB  LA  GWxcnx.  127 

l'intelligence  wit  -pa  être  sauvés,  ils  le  ■dtrtvent  au  déroûment  de 
ces  fonctionnaires  de  tout  ordr» ,  qui  Ti'ontTonlD  fuir  ni  les  périls 
gënttaux  de  ï**ris,  ni  les  périls  paTticuliera  de  lear  serrice.  leur 
présence  aasidoe,  le  tUtt  dont  ils  Tie  se  sont  jamais  départis,  ont 
détourné  ou  limita ,  même  dans  ies  deraiers  jtmrs ,  les  velléités 
d'envahissement.  Ils  ont  presque  partout  imposé  aux  incendiaires, 
et,  quand  ils  n'ont  pu  arrêter  leur  rage,  ils  en  ont  atténué  les  ef- 
fets. Les  Archives,  dans  un  des  quartiers  les  plus  exposés,  ont  été 
préservées  par  l'énergique  vigilante  de  leur  directeur,  M.  Alfred 
Maury,  et  de  ses  empltiyés.  M,  Barbet  de  Jeny,  de  conservateur 
devenu  gardienyde  concert  arec  deux  autres  fonctiomiaires  qui  8'é~ 
tuent  maintenus  à  leur  poste,  WK.  Béron  de  'Villefasse  et  Morœnt, 
a  sauvé  les  collections  da  Louvre  après  des  prodiges  de  présence 
d'esprit  et  d'a«dace;mais  c'est  surtout  à  l'Observatoire  que  le  dé- 
Toûmeni  à  la  science  a  pris  an  caractère  dramatique.  Il  faut  lire 
l'émouvant  récit  du  chef  du  bureau  météorologique,  M.  Marié- 
Davy  (1)  :  ces  trois  jours  passés  au  milieu  des  ftdérés,  —  leur  sur^ 
prise  en  voyant  que  leur  présence  et  leurs  'formidables  mesures  de 
dérense  n'empéchentpas  les  travaux  (en  apparence  du  moi/is,  ajoute 
modestement  le  courageux  physicien), —  l'espace  de  déférence  qu'ils 
entémtftgnempouT'fesinstnimensetpotirlessavans, — la  sollicitude 
pleine  d'angoisses  avcr:  laqueMe  cenx-cî  se  mnltiplientpour  veiller 
au  salut  de  leurs  familles,  pour  protf^ger  les  collections  et  pour  hb 
pas  interrompre  les  observations  comntencées,—  la  sécurité  relative 
dont  on  jouit,  mai-gré  une  fusillade  incessante  dont  le  bruit  lîe  rap- 
proche depïns  en  plus,  jusqu'au  moAwnt  où,  dans  la  nuit  du 
83  au2ft  mai,  l'incendie  est  tout  àcoap  annoncé, —  les  efforts  à  peu 
près  heureux  pour  l'éteindre  avec  la  concours  des  domestiques  et 
de  quelques  ouvriers  réfractaires  de  la  commune  à  qui  l'Otrâerva- 
toire  avait  donné  asile,  —  le  brusque  i-etour  des  fédérés,  forçant 
l'entrée  de  la  maison  qu'ils  viennent  de  quitter  après  y -avoir  mis  le 
feu,  et  lui  demandant  un  refuge  contre  lestrotqies  qui  les  poursui- 
vaient, —  leurs  injonctions  réitérées  de  faire  sortir  les  femmes  et 
les  enfans  dont  la  présence  les  gène  dans  leurs  projets  de  destruc- 
tion, —  les  préparatifs  accumulés  ■pendant  plusieurs  heures  pour 
faire  sauter  tout  l'édifice,  —  la  diversion  -apportée,  sons  ta  forme 
d'un  nouveau  danger,  par  l'explosion  de  la  poudrière  du  Luxem- 
bourg, —  le  salut  enfin,  au  moment  le  plus  critique,  pat  Timiption 
soudaine  des  soldats,  — la  mort  dn;plus«nragé  des  insurgés  et  la 
débandade  des  autres. 
Les  grandes  institutions  qui  ne  dépendent  pas  ou  'qui  ne  dépen- 


,  Google 


128  REVUE    DES   DECX   MONDES. 

dent  qu'indirectement  de  l'Otal  ont  trouvé  dans  leurs  membres  ou 
dans  leurs  employas  le  même  zèle  pour  leurs  inti'rèts.  La  Banque 
de  France  n"a  pas  échappé  à  l'intrusion  d'un  délégué  de  ia  com- 
mune; elle  a  eu  du  moins  le  double  bonheur  d,;  tomber  entre  les 
mains  du  plus  sage  de  cette  bande,  M..  Beslay,  et  d'avoir  à  sa  tête, 
dans  son  sous-gouverneur,  M.  le  manguis  de  Plœuc,  un  homme 
intelligent  et  ferme.  En  faisant  la  part  du  feu,  elle  a  préservé  son 
encaisse  et  son  crédit,  et,  ce  qui  n'était  pas  moins  précieux  pour 
elle,  elle  est  restée  sous  la  garde  exclusive  du  bataiilou  qu'ellt;  avait 
formé  avec  -^es  employés  pendant  le  premier  sii^ge.  Dès  que  l'entrée 
des  troupes  fut  connue,  ce  bataillon  ae  tint  en  permanence  à  la 
Banque,  prêt  à  repousser  toute  attaque  des  fédérés,  toute  tentative 
d'occupation,  de  pillag^;  ou  d'incendie.  Il  y  avait  là  des  pères  do  fa- 
mille <!ant  les  femmes,  les  enfans,  les  plus  importans  intérêts  étaient, 
sur  d'autres  points  de  Paris,  sans  leur  protection,  exposés  à  tous  les 
dangers.  Ils  n'eurent  pas  un  instant  de  défaillance  dans  cas  tro'is 
joure  de  mortelles  angoisses,  et  ils  eurent  la  saiisfacliou  de  remettre 
intact  à  la  garde  de  l'année  française  le  grand  établissement  finan- 
cier de  France, 

Le  corps  médical  et  ses  auxiliaires  bénévoles  ou  salariés  ont  dé- 
ployé un  égal  courage  pour  la  défense  d'intérêts  d'un  ordre  plus 
élevé.  Les  hôpitaux  et  les  ambulances  devaient,  comme  tout  le  reste, 
subir  rin\asion  d  ■  la  commune.  Elle  n'a  pas  eu  plus  de  respect  pour 
la  société  !Oule  privée  de  secours  aux  blessés  que  pour  les  dépen- 
dances de  l'assistance  publique.  Partout  où  elle  a  mis  la  main,  elle 
a  porté  la  désorganisât 'on  :  elle  ne  découragea  point  les  hommes 
dévoués  dont  elle  troublait  les  services;  Us  lui  cédèrent  dans  tout  ce 
qui  n'était  que  leurs  droits,  ils  surent  défendre  contre  elle  tout  ce 
qui  intéressait  directement  leurs  devoirs.  Us  veillèrent  jusqu'au 
bout  sur  leurs  mahides,  et  en  les  sauvant  ils  sauvèrent,  avec  les 
édifices  qui  les  abritaient,  les  bàtimens  voisins.  Paris  leur  doit  la 
conservation  du  Luxembourg  et,  bienfait  plus  inestimable,  celle  de 
Notre-Dame. 

Il  est  superflu  de  rappeler  le  courage  du  clergé  et  des  corpora- 
tions religieuses  dans  ces  lugubres  journées.  Des  épreuves  de  ce 
g!=nre  sont  toujours  g'orieuses  pour  l'église.  Dans  les  temps  calmes, 
elle  ne  se  fait  que  trop  d'ennemis  par  sa  tendance  à  sortir  de  son 
domaine;  aux  époques  de  persécution,  la  sagesse  arec  laquelle 
elle  s'y  renferme,  le  dévoùment  sans  bornes  qu'elle  met  à  le  dé- 
fendre, désarment  les  préventions  les  plus  obstinées.  Sous  la  com- 
mune, elle  n'a  voulu  rien  sauver  que  son  trésor  spirituel.  Les  con- 
grégations faisaient  elles-ménoes  aux  envahisseurs  les  honneurs  de 
leurs  maisons  qu'ils  venaient  piller.  Los  prêtres  ne  réclamaient, 
dans  les  églises  occupées  et  le  plus  souveut  profanées,  qu'un  coin. 


■  Google 


PARIS  SOUS  LA.  COMMUNE.  129 

et  au  besoin  un  asile  souterrain  pour  célébrer  les  saints  mystères. 
Ils  n'accordaient  à  la  protection  de  leurs  personnes  ou  plutôt  des 
devoirs  attachés  à  leurs  personnes  que  le  port,  dans  les  rues,  du 
costume  séculier  et  la  liberté  de  laisser  croître  leur  barbe.  Incar- 
cérés, ils  attendaient  patiemment  la  mort  que  tant  d'entre  eux  n'ont  * 
pas  évitée.  Les  plus  jeunes  avaient  soif  du  martyre.  11  y  eut  à  La 
Hoquette,  lorsque  le  massacre  des  otages  avait  déjà  commencé,  un 
combat  de  générosité  «ntre  un  missionnaire  de  vingt  ans  et  un  père 
de  famille,  le  premier  pressant  le  second  de  le  laisser  mourir  à  sa 
place  en  répondant  à  l'appel  de  son  nom,  si  celui-ci  venait  le  pre- 
mier. L'église  catholique  a  eu  seule  l'occasion  de  montrer  cet  hé- 
roïsme, parce  que  seule  elle  est  assez  puissante  pour  porter  ombrage 
aux  ennemis  de  toute  foi;  mais,  si  les  cultes  dissidens  n'ont  pas  par- 
tagé ses  persécutions,  ils  se  sont  honorés  en  prenant  publiquement 
sa  défense. 

li  ne  faut  pas  oublier  dans  cette  énumération  des  titres  de  gloire 
de  la  population  honnête  de  Paris  le  rôle  de  la  presse.  Sauf  de  hon- 
teuses exceptions,  ce  rôle  avait  été  courageux  et  digne  au  lende- 
mûn  du  18  mars.  L'accord  qui  s'était  établi  alors  entre  des  jour- 
naux de  toutes  nuances  se  maintint  quant  à  l'opposition  au  pouvoir 
insurrectionnel;  mais  il  y  eut,  au  point  de  vue  du  droit  pur  et  des 
convenances  de  la  situation,  de  nombreuses  et  regrettables  défûl- 
lances.  Un  certain  nombre  de  journaux,  surtout  dans  la  presse  ré- 
publicaine, ne  surent  pas  s'abstenir,  non-seulement  de  critiques 
inopportunes  à  l'égard  des  pouvoirs  légaux  qin  étaient  le  dernier 
boulevard  de  la  société  menacée,  mus  de  comparaisons  impru- 
dentes entre  leurs  actes  et  ceux  de  la  commune,  qui  semblait  mise 
sur  la  même  ligne.  Une  telle  attitude  irritait  d'autant  plus  les  amis 
de  la  légalité,  qu'elle  était  imitée  et  souvent  exagérée  par  les  or- 
ganes des  mêmes  opinions  en  province.  Les  journalistes  de  Paris  qui 
commirent  cette  faute  avaient  toutefois  une  excuse  qui  manquait  à 
leurs  confrères  des  départemens,  et  dont  ne  leur  tiennent  pas  assez 
compte  ceux  qui  n'étaient  pas  avec  eux  sur  la  brèche.  Ils  jouaient 
leur  liberté  et  leur  vie  en  combattant  la  commune  dans  son  antre, 
et  ils  affrontaient  d'assez  grands  périls,  ils  rendaient  en  même  temps 
d'assez  grands  services  pour  se  croire  le  droit  de  dire  la  vérité  oa 
ce  qui  leur  semblait  la  vérité  à  d'autres  pouvoirs  que  la  commune. 
C'était  une  erreur,  mais  il  ne  faut  pas  la  leur  reprocher  au  point 
d'être  injuste  ou  ingrat  envers  leur  courage.  La  faute  même  qu'ils 
commettaient  n'était  pas  sans  avantages.  Les  attaques  de  la  presse 
républicaine  étaient  particulièrement  désagréables  aux  hommes  de 
l'Hôtel  de  Ville  et  à  leurs  adhérens.  Leur  tactique  était  de  faire 
croire  qu'ils  n'avment  d'advers^res  que  dans  les  partis  monarchi- 
«Mi  xti»,  —  1871.  9 

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ISO  HETIIE  des  DBDX  MONIkSS. 

qaes.  Cette  tactique  ne  pouvait  être  plus  sûremeut  déjouée  que  par 
l'hostUité  persistante  que  leur  témoigoaieut  des  jouruaax  aussi  (^ 
posés  qu'eux  à  toute  tentative  de  reatuiration,  aussi  peu  suspects 
de  partialité  pour  la  majorité  loyaliste  4e  l'assetubiée  nationale. 
,  CesjouTDaux  se  faisaient  lire  d'une  Houle  de  républicaiiiB  dont  ie 
faoatiame  iaclioait  vers  l 'insurrection;  il«  les  retenaient  sur  cette 
pente,  moins  eacore  eu  flétrissant  les  excès  de  la  commiuie  qu'en 
mettant  à  néant  les  récits  mensongers  par  lesquels  elle  entretenait 
les  illusions  de  ses  défesseurs.  11  ne  faudrait  pas  oublier  de  tels  ser- 
vices, lors  même  qu'ils  auraient  été  rendus  sans  péril.  Or  le  péril  a 
toujours  été  au  moins  ausû  grand  pour  les  organes  des  opinioiw 
républicaines  que  pour  ceux  des  opinions  mooarcbiques.  Les  persé- 
cutions contre  la  presse  depuis  le  IS  mars  ont  été  assez  capri- 
cieuses, et  il  serait  difCcile  d'expJïquer  pourquoi  certains  jouroaux 
ont  été  supprimés  dès  le  début,  tandis  que  d'autres,  oeu  moîas 
hostiles,  ont  vécu  jusqu'à  la  Un  de  mai;  mais  ces  caprices  mêmes 
d'une  tyrannie  en  démence  ont  affecté  une  sorte  d'impartialité.  S'il 
y  a  eu  des  différences  dans  les  traitemens  infligés,  elles  montreut 
de  quel  côté  la  critique  était  la  plue  odieuse;  presque  tous  les 
journalistes  esiprisoDnés  ou  menacés  d'emprisonnement  et  le  seul 
journaliste  mis  à  mort  appartenaient  au  parti  républicain. 

Après  les  journaux  qui  pouvaient  détourner  de  sa  cause  les  répa- 
bllcainsde  Paris,  la  commune  redoutait  surtout  ceux  dont  l'inHuaBce 
lui  aliénait  l'opinion  publique  à  l'étranger.  Une  de  ses  plus  étraDges 
prétentions  était  d'être  bien  avec  les  peuples  et  même  avec  tes  puis- 
sances. Elle  avait  un  «  délégué  am  relations  extérieures  s  qui  aa- 
noQçait  son  avènement  à  l'Europe  et  au  monde.  Elle  se  faisait  ti»* 
duire  les  journaux  étrangers,  et  les  journaux  français  qui  se  lisaient 
le  plus  au  dehors  étaient  particulièrement  l'objet  de  sa  surveil- 
lance. Aussi  le  J»unud  des  Débals  est  un  des  premiers  qu'elle  ait 
supprimés,  et  la  Bévue  des  Deux  Mondes  ne  fut  pas  plus  épargnée. 
On  recula  longtemps  toutefois  devant  la  suppression  de  la  Bévue, 
On  se  flatta  d'intimider  un  recueil  dont  l'iiostilité  était  d'auXaat 
plus  désagréable  que  ses  coups,  bien  que  se  répétaat  à  des  inter- 
valles plus  éloignés  et  gardant  un  caractère  plus  général  que  oeu 
de  la  presse  quotidieaae,  partaient  plus  loin,  et  laissaient  des  traces 
plus  profondes^  Un  de  ses  rédacteurs,  coupable  d'avoir  témoigné 
son  mépris  de  la  commune  dans  une  étude  histoiique  dont  eUe  fai- 
sait la  conclusion  plutôt  que  le  fond,  fut  amené,  eu  vertu  d'un 
mandat  d'arrêt,  devant  un  haut  fonctionnaire  de  «  l'ex-prélectiue 
de  police.  »  Des  explications  qui  lui  furent  données  et  que  lui  ca»- 
firma  quelques  jours  plus  tard  un  intermédiaire  oflicîeux ,  il  résHJ- 
tait  qu'on  ne  voulait  prendre  à  son  égard  qu'une  mesure  de  précau- 
tion (tel  fut  l'eupliémisme  dont  on  se  servit).  On  avait  saisi  ses 

nigiUrrlbyGOOglC 


P&KI8   SOOS   Ll.  COMMUNE.  131 

papiers,  emporté  les  clés  de  son  cabinet  de  travail,  et  on  le  retenait 
lui-iDéine  prisonnier  <c  en  vue  du  procliaiQ  numéro.  »  On  espérait 
que  ce  numéro  serait  sage.  La  comnmne  a^xeptail  la  discuenon  de 
ses  actes;  elle  ne  sui^XH-tait  pas  le  mépris  de  ses  droite  :  c'était 
détourner  ses  sujets  de  l'obéissance  qu'Us  lui  devaieot,  c'était  pro- 
voquer à  la  désertion  dans  la  garde  nationale.  Peat-étre  les  masses 
De  lisaient-elles  guère  la  Revue  de*  Deux  Slondea;  mais  elle  ae 
lisait  ailleurs,  partout  dans  les  classes  éclairées  elle  faisait  le  pins 
graad  tort.  Un  gourerDement  régulier  ae  pouvait  se  laisser  traiter 
dans  Le  monde  entier  comme  un  vil  ramas  d'iasor^és.  On  ronbût 
Ixen  se  contenter,  ait  lieu  d'une  suppressioo  qui  «  aérait  une  tn^ 
grosse  affaire,  »  de  lai  donner  un  avertissement,  et,  poor  en  assurer 
l'effet,  on  gardait  «d  otage.  L'effet  ne  se  produisit  pas.  La  Revue  ne 
cfaangea  rien  an  toB  à  la  fois  noesuré  ti  ierme  de  ses  appréciations. 
On  se  décida  alors  à  la  frapper  Arectement,  et,  pour  que  l'évéoe- 
ment  Ht  moins  de  bruit,  on  l'envelï^pa  dans  la  suppression  «i  bloc 
de  dix  journaux.  Le  décret  est  du  19  mai,  la  commune  aiMirut 
avant  qu'il  eût  pu  recevoir  va  cooioiencemeQt  d'exécution. 

L'espoir  d'intimider  la  presse  fut  noe  des  pins  constantes  et  des 
pins  grossières  illusions  de  la  commune.  Elle  eût  Tonlu  donner  à 
son  règne  l'apparence  d'une  presse  libre.  Elle  eut  d'abord  recours 
aux  menaces,  puis  elle  laissa  agir  «  la  jnstice  du  peuple,  >  c'est-à- 
dire  l'irruption  des  gardes  nationaux  dans  les  bureaux  et  dans  les 
imprimeries  des  joum»ix  mal  peusans;  elle  pratiqua  ensuite  des 
suppressions  honteuses,  pour  ainsi  dire,  qu'elle  s'abstiM  de  pu- 
blia :  c'est  assea  tard  que,  reconnaissant  l'impuissance  de  ses 
^Corts,  elle  prit  la  responsabilité  oSQcietle  de  ses  actes  de  rigueur- 
EUe  n'y  gagna  rien.  Les  journaux  qu'elle  laissait  vivre  se  faisaient 
un  honneur  de  la  traiter  avec  moins  de  ménagement,  pour  qu'on 
ne  crût  pas  qu'Us  achetaient  scHi  indulgence;  ceux  qu'elle  coodam- 
DÙt  k  mort  ressuEcituent  au  bout  de  quelques  jours  avec  le  mdme 
format,  le  même  cadre  et  une  opiposition  non  moins  vive.  Le  titre 
seul  était  modifié.  Telle  femlle  a  eu  l'homiear  de  quatre  suppres- 
^ons  successives  sous  quatre  titres  différens,  elle  ne  s'arrêta  que 
lorsque  la  publication  de  tout  nouveau  joomal  fnt  rigoureusement 
interdite  sous  peine  d'être  déféré  à  une  cour  martiale  ;  maia  son 
^wfgique  rédacteur  en  chef  ne  s'arrêta  pas.  Depuis  plus  d'un  nuûs, 
U  était  pourchassé  par  une  police,  enfantine  dans  sa  brutalité  même, 
qui  ne  parvenait  à  l'atteindre  ni  dans  sa  personne,  ni  dans  les  ar* 
ticles  qu'il  envoyait  chaque  jour  à  l'imprimerie.  Quand  il  ne  put 
plus  se  servir  de  sa  [dume,  il  se  tint  prêt  à  reprendre  son  fusil;  U 
fut  un  des  premiers  parmi  les  gardes  nationaux  qoi  se  raUièraat 
aux  troupes  ;  il  était  auprès  du  commandant  Durouchoux  lorsque 
celui-ci  fut  tué,  et  lui-même  fut  atteint  d'une  balle. 

D„j,i7<-,ib,.GoogIc 


132  BEVCE  DES  DEUX   HONDEâ. 

Les  honnêtes  gens  qui ,  pendant  ces  deux  mois  de  tyracnie,  oot 
donoé  tant  de  preuves  de  patriotisme  et  de  vrai  courage  sauront-ils 
garder  le  fruit  de  la  dure  leçon  qu'ils  ont  i-eçue,  et  qu'ils  ont  paru 
comprendre?  Les  premiers  jours  qui  ont  suivi  la  dâlivranc«,  on  ne 
Usait  sur  presque  tous  les  visages  que  la  joie  de  se  retrouver  sain 
et  sauf,  et  la  colère  contre  ces  bandits  i  qui  le  temps  seul  semblût 
avoir  manqué  pour  réduire  Paris  en  cendres.  Ces  deux  sentimens 
dépassaient  même  toute  mesure  dans  quelques-unes  de  leurs  mani- 
festations, et,  de  la  part  d'une  population  qu'une  tache  commune 
semblait  encore  souiller  tout  eoUère,  ils  pouvaient  avoir  une  appa^ 
rence  de  bassesse.  Un  journal  crut  pouvoir  rappeler  avec  un  dou- 
loureux à-propos  l'énergique  tableau  que  fait  Tacite  de  l'aspect  de 
Rome  après  la  chute  de  Vitellius  (1).  L'attitude  est  devenue  plus  ré- 
servée et  plus  digne;  est-elle  devenue  plus  sage?  Le  mouvement 
électoral  a  ravivé  les  vieilles  querelles  et  fait  perdre  de  vue  les  plaies 
récentes.  On  a  recommencé  à  Paris,  comme  dans  toute  la  France,  à 
se  diviser  sur  des  mots  et  sur  des  noms  propres.  C'est  notre  plus 
triste  manie,  et,  si  nous  n'y  prenons  pas  garde,  notre  signe  le  plus 
visible  de  décadence.  Ce  n'est  pas  sans  raison  qu'on  nous  a  com- 
parés à  ces  Byzantins  qui ,  dans  les  heures  de  répit  que  leur  lais- 
saient les  Turcs,  levenaient  à  leurs  subtilités  tbéologiques.  Quand 
la  guerre  civile  sévissait  autour  de  Paris,  le  reste  du  pays,  ou- 
bliant qu'il  s'agissait  de  ses  intérêts  les  plus  pressans,  transfor- 
mait des  élections  municipales,  où  les  affaires  locales  devaient  seules 
ôtre  en  jeu,  en  un  débat  sur  des  questions  de  politique  transcen- 
daute.  Il  s'agissait  de  savoir  quel  est  le  vrai  fondement  de  la  souve- 
raineté, s'il  y  a  une  forme  de  gouvernement  supérieure  au  suffrage 
universel,  si  la  république  doit  être  acceptée  pour  sa  nécessité  pré- 
sente ou  pour  aa  légitimité  absolue.  Quiconque  n'avait  pas  une 
opinion  arrêtée  sur  tous  ces  points  était  incapable  de  prendre  part 
à  l'administration  de  son  village  ou  de  sa  ville.  Les  élections  com- 
plémentaires pour  l'assemblée  nationale  ne  pouvaient  que  faire  re- 
naître les  mêmes  débats.  En  vain  des  ruines  toujours  fumantes  nous 
crient-elles  qu'il  faut  courir  au  plus  pressé,  conserver  ce  qui  tient 
encore  pour  raffermir  ce  qui  chancelle  et  relever  ce  qui  est  par  terre, 
qu'il  est  insensé  de  se  quereller  sur  l'avenir  et  sur  l'absolu  quand  le 
présent  a  besoin  de  tous  nos  efforts;  en  vain  un  homme  que  la  con- 
fiance du  pays  a  placé  à  la  tête  de  ses  affaires  nous  donne-t-il  avec 
instance  le  même  conseil  :  toutes  les  questions  qu'il  serait  urgent 
de  résoudre  nous  laissent  indifférens;  nous  n'avons  à  cœur  que  de 
discuter  les  bases  d'une  constitution  dont  beaucoup  réclament  et 
dont  presque  tous  acceptent  l'ajournement.  Quand  nous  laissons  un 


(1)  Butorianm,  UI,  Ï3. 


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PARIS   SOUS  LA  COHHDNE.  133 

instant  reposer  les  questions  de  principe,  nous  soulevons  avec  aussi 
peu  d'opportunité  les  questions  de  personnes;  nous  nous  complaisons 
dans  des  débats  rétrospectifs  sur  les  fautes  qu'a  pu  commettre  il  y 
a  quelques  mois  ou  quelques  anjiées,  parfois  même  il  y  a  près  d'un 
siècle,  tel  homme  d'état  ou  tel  général,  et  toutes  nos  passions  sont 
en  jeu  dans  ce  qui  ne  devrait  être  qu'une  appréciation  historique 
réservée  pour  les  temps  calmes.  Paris  est  une  ville  trop  française 
pour  ne  pas  retomber  dans  la  même  manie,  les  divisions  lui  sont 
trop  naturelles  pour  qu'il  ne  l'exagère  pas  encore.  Ce  qui  fait  &  la 
fois  son  charme  et  son  malheur,  c'est  que  chacun  peut  s'y  faire  une 
société  de  son  choix  assez  large  pour  qu'on  s'y  renferme  sans  y 
étouffer.  On  n'y  a  pas  comme  en  province,  surtout  dans  les  petites 
villes  et  dans  les  campagnes,  des  relations  forcées  avec  des  hommes 
de  toute  condition  et  de  toute  éducation  ;  il  en  résulte  que  les  dif- 
férentes couches  de  la  population  restent  sans  liens  entre  elles, 
sans  habitudes  communes  qui  leur  pennettent  de  s'entendre  et 
d'agir  les  unes  sur  tes  autres.  Même  éparpillement  pour  les  nuances 
d'opinions.  Chacune  est  représentée  par  un  groupe  assez  nombreux 
pour  se  faire  illusion  sur  sa  faiblesse,  et  ne  pas  sentir  le  besoin  de 
se  rapprocher  des  groupes  les  moins  distans.  De  là  bien  des  malen- 
tendus qui  ont  été  pour  beaucoup  dans  les  folies  que  nous  expions, 
et  qui  menacent  de  nous  laisser  de  nouveaux  sujets  de  repentir. 
Il  s'est  fait  cependant  un  progrès  sensible.  L'accord  se  réalise  M- 
sément  dans  les  réunions  électorales  sur  presque  toutes  les  ques- 
tions pratiques;  il  ne  menace  de  se  rompre  que  lorsque  surgit  tout 
à  coup  un  de  ces  mots  malencontreux  qui  ont  le  privilège  de  nous 
faire  perdre  notre  bon  sens.  Le  souvenir  de  l'abîme  d'où  nous  sor- 
tons à  peine  est  le  meilleur  et  peut-être  le  seul  remède  à  ces  accès 
de  dénûson  :  quel  plus  fort  lien  que  des  souffrances  endurées  en 
commun  et  réclamant  les  mêmes  moyens  de  salut?  Dans  un  de  ces 
nombreux  comités  qui  se  sont  formés  en  vue  des  élections  pro- 
cbùnes,  on  discutait,  conformément  à  la  manie  française,  une  dé- 
claration de  principes.  Un  des  assistans  fit  remarquer  qu'il  y  man- 
quait le  point  le  plus  essentiel,  —  le  souvenir  de  la  commune.  On  se 
récria  :  à  quoi  bon  une  telle  mention?  La  commune  est  morte.  — 
Eh  bieni  non,  elle  n'est  pas  mortel  Elle  vit  dans  les  ruines  qu'elle 
a  laissées;  elle  se  perpétue  dans  les  idées  fausses,  dans  les  passions 
sauvages  qu'elle  représentait,  et  qu'elle  n'a  pas  emportées  dans  sa 
chute  :  ne  saurons-nous  pas  faire  durer  aussi  le  seul  bien  qu'elle  ait 
produit,  —  ce  larige  parti  de  l'ordre  où  elle  a  fait  entrer  tous  ceux 
qu'ont  révoltés  ses  excès,  et  dont  la  nécessité  n'a  pas  disparu  avec 
elle? 

Ëhile  Beacssire. 


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RECITS  D'UN  SOLDAT' 


UHK   ARHKE   PBIBOHMIERB. 


Au  mois  de  juillet  1870,  j'achevais  la  troisième  année  de  mes 
études  à  l'École  centrale  des  arts  et  maouiaUures.  C'était  le  mo- 
ment où  la  guerre  qui  allait  être  déclarée  remplissait  Paris  de  tu- 
multe et-  de  bruit.  Daus  nos  tlié&tres,  tout  un  peuple  fouetté  par  l«s 
excitations  d'une  partie  de  la  presse  écoutait  debout,  en  le  cou- 
vrant d'applaudisaemeos  frénétiques,  le  refrain  terrible  de  cette 
Marseillaise  qui  devait  nous  mener  k  tant  de  désastres.  Des  régt- 
mens  passaient  sur  les  boulevards,  accompagnés  par  les  clameurs 
de  milliers  d'oisifs  qui  croyaient  qu'on  gagnait  des  batailles  avec 
des  cris.  La  ritournelle  de  la  chanson  des  Girondins  se  promenait 
par  les  rues,  psalmodiée  par  la  voix  des  gavroches.  Cette  agit&tioD 
factice  pouvait  faire  supposer  à  un  observateur  inattentif  que  la 
grande  ville  désirait,  appelait  la  guerre;  le  gouvernemeut,  qui  vou- 
lait être  trompé,  s'y  trompa. 

Un  décret  appela  au  service  la  garde  mobile  de  l'empire,  cette 
même  garde  mobile  que  le  mauvais  vouloir  des  soldats  qui  la  com- 
posaient, ajouté  à  l'opposition  aveugle  et  tenace  de  la  gauche,  sem- 
blaient condamner  à  un  étemel  repos.  En  un  jour,  elle  passa  dn 
sommeil  des  cartons  à  la  vie  agitée  des  camps.  L'École  centrale  se 

(1)  Les  ptg«a  qu'oD  va  lire  sont  extraites  d'un  cahier  de  notes  écrites  pu-  un  en- 
fb^  volontaire.  I)  n'y  faut  point  chercher  de  grars  étndes  anr  les  causes  qui  ont 
■Dené  lea  désMtres  bous  leaqueli  notr«  pays  a  rallli  luceoaiber,  ni  d«  longues  dlucp- 
UtioBH  MIT  les  laule»  cooiinlMs.  Non  ;  c'en  id  lo  récit  d'uu  vAdaX  qui  raconte  nmplv- 
ment  ce  quil  a  vu,  ce  qu'il  a  fait,  oc  qu'il  a  senti,  au  milieu  de  ces  armées  s'écrou- 
lant  dans  un  abîme.  A  ce  p«int  de  vue,  ces  souvenire,  qui  eut  au  moins  le  mérite  At 
la  sincérité,  ont  leur  intérêt;  c'est  un  nouveau  chapitre  de  l'hisloire  de  cette  funeate 
Buerre  de  1870  que  nous  offrons  aux  lecteurs  de  la  Htwtê. 


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RÉCITS   D'un    SOLDAT.  135 

bSta  dte  fermer  ses  portes  et  d'expédier  fes  diplômes  à  eeux  des 
concurrens  désignés  par  ïeur  miméro  d'ordre.  Ingénienr  cfvtl  de- 
puis qorfqnes  beures,  fêtais  srfdat,  et  faîsMS  partie  da  bataillon  de 
Fmst-  portam  le  n"  *3. 

La  garde  mobtïe  de  la  Seine  n'était  pas  encore  ot^tiisée  qu'il 
était  facile  déjà  de  reconnaître  le  mauvais  esprit  qui  l'animait. 
Elle  pooMart  ramour  de  findisripHne  jusqu'à  l'absnrde.  Qni  ne  se 
lappeire  encore  ces  départ»  bmyans  qui  rcinpHssaient  la  me  ta- 
fayette  de  voitures  de  tonte  sorte  conduisant  à  la  gare  du  cbenrià 
de  fer  de  l'Est  de»  bataillons  composés  d'élémens  de  toute  nature? 
Quelles  attitudes  !  quel  tapage  I  qoets  cris  \  A  la  rue  de  tes  bandes 
qui  partaient  en  fiacre  après  boire,  il  était  aâs^  de  pressentir  quel 
triste  exempte  elles  demneraient. 

Mon  bataillon  partit  le  fl  août  pour  le  camp  de  Cbâlons;  ce  furent, 
jusqu'à  Ea  gare  de  La  VilNte,  oâ  il  s'embarqua,  les  mdmes  cris,  les 
mêmes  voitiires,  les  Bièmes  ebants.  Des  voix  cnrooées  chantaient 
encore  à  Château-Thierry.  Les  chefs  de  gare  ne  savaient  auquel  en- 
tendre, tes  htmimes  d'équipe  étaient  dans  ralrarissement.  A  chaque 
halte  nouvelle,  c'était  une  débandade.  Les  moblots  s'envolaient  des 
voitures  et  couraient  aux  buvettes,  quelques-nns  s'y  oubliaient.  On 
faisait  à  ceux  d'entre  noas  qur  avaient  conservé  leur  sang-froid  des 
récits  lamentables  de  ce  qui  s'était  passé  la  veille  et  les  jours  pré- 
cédens.  Vn  certain  nombre  de  ces  enfans  de  Faris  avaient  exécuté 
de  véritables  razzias  dans  les  btiffets,  où  toot  avait  disparu,  la  vais- 
selle après  les  comestibles;  les  plus  facétieux  emportaient  les  verres 
et  les  assiettes,  qu'ils  jetaient  chemin  faisant  par  la  portière  des 
wagons  :  histoire  de  faire  du  bnrit  et  de  rire  tin  peu.  Des  courses 
impétueuses  lan<;aient  les  officiers  zélés  à  la  poursuite  des  soldats, 
qui  s'égaraient  dans  les  fermes  voisines,  trouvant  drôle  de  «  cueîl- 
Ûr  çà  et  là  n  des  lapins  et  des  poules.  On  se  nettait  aux  fenêtres 
pour  les  voir. 

A  mon  arrivée  à  Cbàlons,  Ta  gare  et  les  saHes  d'attente,  les  cours, 
les  bangars,  étaient  retnpRs  d'écloppés  et  de  blessé*  cowehés  par 
terre,  étendus  sur  des  bancs,  s'appnyant  sux  nrmrs.  Là  étaient  les 
débris  vivans  des  meurtrière»  rencontres  des  premiers  jours  :  dra- 
gons, zouaves,  chasseurs  de  Vincennes,  turcos,  soldats  de  la  ligue, 
hussards,  lanciers,  tons  hâves,  ailencieux,  mornes,  traînant  ce  qui 
leur  restùt  de  souffle.  Point  de  paille,  point  d^ambulance,  point  de 
médecins.  Us  attendaient  qu'un  convoi  les  prit.  Des  centaines  de 
wagons  encombraient  fa  vme.  11  fallait  dix  manœuvres  pour  le  pas- 
sage d'un  train.  Le  personnel  de  la  gare  ne  donnait  j^us^^était  snr 
les  dents. 

An  moment  oà  nous  allions  qnitter  Paris,  nous  avions  eu  ta  nou- 
velle de  ces  défaites,  àHt  suivie»  d'irréparables  désastres.  Mainte- 

,  Google 


136  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

nant  j'avais  sous  les  yeux  le  témoignage  sanglant  et  mutilé  de  ces 
chocs  terribles  au-devant  desquels  on  avîùt  couru  d'un  cœur  si  lé- 
ger. Mon  ardeur  n'en  était  pas  diminuée;  mais  la  pitié  me  prenait  k 
la  gorge  i  la  vue  de  ces  malheureui,  dont  pinceurs  attendaient  en- 
core un  premier  pansement.  Quoil  tant  de  misères  et  ai  peu  de 
secours  I 

Le  chemin  de  fer  établi  pour  le  service  du  camp  emmena  les  mo- 
biles au  Petit-MourmouloQ,  d'où  une  première  étape  les  conduisit 
k  leur  campement,  le  sac  au  dos.  Pour  un  garçon  qui  la  veille  encor 
voyageait  à  Paris  en  voiture  et  n'avait  fatigué  ses  pieds  que  sur  l'as- 
phalte du  boulevard,  la  transition  était  brusque.  Ce  ne  fut  donc  pas 
sans  un  certain  sentiment  de  bonheur  que  j'aperçus  la  tente  dans 
laquelle  je  devais  prendre  gîte,  moi  seizième.  L'espace  n'était  pas 
immense,  et  quelques  vents  coulis,  qui  avaient,  quoique  au  cœur  de 
l'été,  des  fraîcheurs  de  novembre,  passaient  bien  par  les  fentes  de 
la  toile  et  les  interstices  laissés  au  ras  du  sol;  mais  il  y  avait  de  la 
paille,  et,  serrés  les  uns  contre  les  autres,  se  servant  mutuellement 
de  calorifères,  les  mobiles,  la  fatigue  aidant,  dormirent  comme  des 
soldats. 

Aux  premières  lueurs  du  jour,  un  coup  de  canon  retentit  :  c'é- 
tait le  réveil.  Gomme  des  abeilles  sortent  des  ruches,  des  milliers 
de  mobiles  s'échappaient  des  tentes  en  s'étirant.  L'un  avait  le  bras 
endolori,  l'autre  la  jambe  engourdie.  Le  concert  des  plûntes  com- 
mença. L'élément  comique  s'y  mêlait  à  haute  dose;  quelques-uns 
s'étonnèrent  qu'on  les  eût  réveillés  si  tôt,  d'autres  se  plaignirent 
de  n'avoir  pas  de  café  à  la  crème.  Au  nombre  de  ces  conscrits  de 
quelques  jours  si  méticuleux  sur  la  question  du  comfortable,  j'en 
avais  remarqué  un  qui  la  veille  au  soir  avait  paru  surpris  de  ne 
point  trouver  de  souper  dressé  sous  la  tente.  — Aquoisonge-t-onî 
—  s'était-il  écrié.  Les  yeux  ouverts,  sa  surprise  devint  de  l'indi- 
gnation. Le  déjeuner  n'arrivait  pas.  —  Si  c'est  comme  cela  qu'où 
nous  traite,  murmura-t-il,  que  sera-ce  en  campagne?  —  Je  ne 
doutais  pas  que  ce  ne  fût  quelque  ûls  de  famille,  comte  ou  mar- 
quis, tombé  du  faubourg  Saint-Germain  en  pleine  démocratie.  Un 
camarade  discrètement  interrogé  m'apprit  que  le  gentilhomme  in- 
connu s'essayEÛt  la  veille  encore  dans  l'art  utile  de  tirer  le  cor- 
don. C'est  au  reste  une  remarque  que  je  n'eus  pas  seul  occasion  de 
f»re.  Les  exigences  des  mobiles  de  Paris  croissaient  en  raison  in- 
verse des  positions  qu'ils  avaient  occupées  :  tous  ceux  qui  avaient  eu 
les  carrefours  pour  résidence  et  les  mansardes  pour  domicile  pous- 
saient les  hauts  cris.  Le  menu  du  soldat  leur  paraissait  insuffisant; 
les  objets  de  campement  ne  venaient  pas  de  chez  le  bon  faiseur. 

Le  spectacle  que  présentait  le  camp  de  Châlons  aux  clartés  du 
matin  ne  manquût  ni  de  grandeur,  ni  de  majesté.  Aussi  loin  que  la 


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RECITS   D  UN   SOLDAT.  137 

vae  pouvait  s'étendre,  les  cônes  blancs  des  tentes  se  profilaient 
dans  la  plaine.  Leurs  longues  lignes  disparùssaient  dans  les  ondu- 
lations du  terrain  pour  reparaître  encore  dans  les  profondeurs  de 
l'horizon.  Un  grouillement  d'hommes  animait  cette  ville  mouvante 
dont  un  poète  de  l'antiquité  aurait  dit  qu'elle  renfermait  le  prin- 
temps de  la  grande  ville  :  triste  printemps  qui  avait  toutes  les  las- 
situdes et  ta  sécheresse  de  l'hiver  avant  d'avoir  donné  la  moisson 
de  l'été  I  Mais,  si  le  camp  avait  cette  grâce  imposante  que  donnent  les 
grandes  lignes,  il  présentait  des  inconvéniens  qui  en  diminuaient 
les  charmes  pittoresques.  Des  vents  terribles  en  parcouraient  la 
vaste  étendue  et  nous  aveuglaient  de  tourbillons  de  poussière  ;  à  la 
chaleur  accablante  du  jour  succédaient  les  froids  péoétrans  des 
nuits.  Une  rosée  abondante  et  glaciale  mouillait  les  tentes,  et,  si  l'on 
ne  respirait  pas  au  coucher  du  soleî!,  le  matin  on  grelottait.  —  Le 
gouvernement  sait  bien  ce  qu'il  fait,  disaient  les  mobiles;  nous, 
sommes  républicains,  il  nous  tue  en  détail  ! 

Le  premier  coup  de  canon  tiré,  la  vie  militaire  s'emparait  du  camp. 
Les  tambours  battaient,  les  clairons  sonnaient,  et  les  officiers  qui 
avaient  eu  cette  chance  heureuse  d'attraper  des  fusils  pour  leurs 
bataillons  s'eEforçaient  d'enseigner  à  leurs  hommes  l'exercice  qu'ils 
ne  savaient  pas.  On  voyait  bon  nombre  de  compagnies  où,  les  fusils 
à  tabatière  manquant,  on  s'exerçait  avec  des  bâtons.  Les  mobiles 
qui  n'avaient  que  leur  paie  vivaient  de  l'ordinaire  du  soldat.  Quant 
aux  Gis  de  famille,  ils  se  réunissaient  au  Petit-Mourmoulon,  où  l'on 
trouvait  un  peu  de  tout,  depuis  des  pâtés  de  foie  gras  et  du  vin  de 
Champagne  pour  les  gourmets  jusqu'à  des  cuvettes  pour  les  déli- 
cats. 

Je  devais  une  viàte  au  Petit-Mourmoulon  ;  là  régnait  le  tapage 
en  permanence.  Qu'on  se  figure  une  longue  rue  dont  les  bas  côtés 
offraient  une  série  interminable  de  cabarets,  de  guinguettes,  d'hôtels 
garnis,  de  boutiques  louches,  de  magasins  borgnes,  de  cafés  et 
de  restaurans,  entre  lesquels  s'agitait  incessamment  une  cohue  de 
képis  et  de  tuniques,  de  pantalons  rouges  et  de  galons  d'or.  On  y 
faisait  tous  les  commerces,  la  traite  des  montres  et  l'escompte  des 
lettres  de  change.  Çà  et  là,  on  jouait  la  comédie;  dans  d'autres  coins, 
on  dansait.  Ce  Petit-Mourmoulon,  qui  était  dans  le  camp  comme 
une  verrue,  n'a  pas  peu  contribué  à  entretenir  et  à  développer  l'in- 
discipline. On  y  prenait  des  leçons  de  dissipation  et  d'ivrognerie. 
On  s'entretenait  encore  à  l'ombre  de  ces  établissemens  interlopes  de 
l'accueil  insolent  que  les  bataillons  de  Paris  avaient  fait  à  un  ma- 
réchal de  France.  Des  âmes  de  gavroches  s'en  faisaient  un  sujet  de 
gloire.  Peut-ôtre  aurait-il  fallu  qu'une  main  de  fer  pliât  ces  ca- 
ractères qu'on  avait  élevés  dans  le  culte  de  l'insubordination;  on 


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138  AErn  bbs  didx  aoiiDEs. 

eat  te  irai  de  crvin  que  riadulgâoce  porterait  de  meilleurs  firuîts. 

Du  cœur  ob  pea  bico  placé  et  sur  leqnel  pesait  le  sang  répands 
&  Reischofen  devsH  être  bien  ?ite  dégo&té  6t  cette  platitude  et  de 
ces  eriûlleries.  Parmi  les  jeunes  geas  que  j'arais  connas  à  Paris,  et 
qui  faisaient  comme  moi  leur  apprentissage  do  métier  des  armes, 
beaucoup  ne  se  gAnaleot  pas  pour  manifester  leurs  sentimeDB  d'ia- 
dignatioD  et  souffraient  de  leur  înatilité.  L'uniforme  que  je  portais 
devenait  lourd  à  mes  ëpaaies.  Sur  ces  entrefaites,  j'eutaidis  parkr 
du  9*  conaves,  dont  les  débris  ralliaient  te  camp  de  Cbàlovs.  Le  co- 
lonel, M.  Alfred  Bocber,  se  trouvait  parmi  les  éjoaves  du  plus  brave 
des  régimens.  Je  l'avais  connu  dans  anm  enfance,  mon  parti  fat 
pris  sor-le-ehamp.  II  ne  s'agissait  plus  que  de  découvrir  te  8*  looavcs 
et  son  cotonel. 

Quiconque  n'a  pas  va  le  plateau  de  GbAlons  peot  crmre  que  la 
•découverte  d'un  régiment  est  une  cbose  aisée;  niais,  po«r  l' at- 
teindre, il  faut  avoir  la  patience  d'un  voyageât  qui  poursail  taie 
tribu  dans  les  interminables  prairies  du  Far-t9^ett.  C'était  aa  mo- 
ment où  le  raarécbal  de  Mac-Mabmi,  plein  d'ane  incAmmensQ- 
rable  tristesse,  rassemblait  l'armée  qui  devait  disparaître  à  Sedan 
après  avmr  combattu  k  Beaumont.  Partout  des  soldats  et  des  tentes 
partout  :  on  désert  peuplé  de  bataille».  Déjfa  se  fornuit  ce  groupe 
énorme  d'isolés  qui  allait  toujours  grossissant.  Les  défaites  des 
jours  précédens  élargissaient  cette  plaie  des  années  en  campagne. 
Ils  formaient  un  camp  dans  le  camp. 

Des  tentes  d'an  régiment  de  ligne,  je  passais  aux  tentes  d'un  ba^ 
taîllon  de  chasseurs  de  Vincennes;  je  tombais  d'un  escadron  de 
cuirassiers  dans  un  escadron  de  hussards;  je  me  perdais  entre  des 
batteries  dont  les  canons  luisaient  an  soleil.  Si  je  demandais  un  ren- 
seignement, je  n'obtenus  que  des  réponses  vagues.  Enfia,  après 
trois  ou  quatre  jours  de  marctie  dans  cette  solitude  animée  par  le 
bruit  des  clairons,  j'arrivai  an  campement  du  3"  sooaves.  Quelques 
centaines  d'hommes  y  étaient  réunis  portant  la  veste  au  tambonr 
jaune.  Quand  il  avait  quitté  l'Afrique,  le  régiment  comptait  prés  de 
trois  mille  hommes.  Le  colMiel  Bocber  était  là,  assis  sur  un  pliant, 
entouré  de  trois  ou  quatre  officiers  i  qui  des  bottes  de  paille  servaient 
de  sièges.  Je  me  nommai,  et  présentai  ma  requête.  —  Savea-vous 
bien  ce  que  voas  me  demandez?  dit-il  alors }  c'est  une  longue  suite 
de  misères,  de  fatigues,  de  souifrances.  Tous  les  soldats  tes  con- 
naissent; mais  au  S*  zouaves  ce  sont  les  compagnons  de  tous  les 
jours.  Mon  régiment  a  une  réputation  dont  il  est  fier,  mais  qui  lui 
vaut  le  dangereux  honneur  d'être  toujours  le  premier  xa  feu.  Si 
vous  cédez  k  une  ardeur  juvénile,  prenez  le  temps  de  réfléchir. 
Ma  résolution  étut  bien  arrêtée,  le  colonel  céda.  Il  me  reaiit  nue 


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K^tTs  d'un  soldat.  ISO 

carto  avec  quelques  mots  écrits  à  )a  hâte  par  ksqaelB  U  m'autorî- 
sait  à  faire  partie  des  conpagDÎes  actives  sans  passer  par  les  len- 
teurs et  les  enouis  dn  dt^pÀt,  et  me  congédia.  Peu  de  jours  après, 
j'étais  à  Paris,  OÙ  je  n'avais  plus  qu'à  m'enrUer  et  à  n'équiper. 
Cétait  plus  dilEdle  que  je  ne  pensais.  RieD  n'avût  été  cbaogé 
pour  rendre  plus  rapides  et  pJos  &ciles  les  eogageaKos.  Aucun 
tailleur  de  Paris  n'a  jamais  employé  ses  ciseanx  et  ses  aigoUIes  k 
couper  et  à  coudre  des  véteraeos  de  souare.  Qaant  au  tailleur  offi- 
.  del  dv  régiment,  il  habitait  Mostaganem;  enfin  tontes  les  di0t- 
cottés  vaincues,  ma  veste  sur  le  dos  et  ma  feuille  de  route  dans 
la  poche,  le  28  août,  en  qualité  de  zouave  de  deuxième  classe  va 
3*  régiment,  je  partis  pour  itetbel  avec  un  billet  qui  ne  me  garan- 
tissait le  voyage  que  jusqu'à  Reims.  Je  n'avais  d'ailleurs  ni  fusil,  m 
cartouches.  Tout  mon  bagage  se  composait  d'an  tartan  qui  renfer- 
mùt  deux  chemises  de  flanelle,  trois  ou  quatre  paires  de  chaussettes 
de  laine  et  quelques  mouchoirs.  Ma  fortune  était  cachée  dans  une 
ceinture,  où,  en  cherchaat  bien,  on  eût  trouvé  ua  assea  bon  nombre 
de  pièces  d'or, 

A  la  station  de  Reims,  où  l'on  n'attendcùt  pas  encore  le  roi  Guil- 
laume, tous  mes  compagnons  de  route  descendirent.  Un  oiBcier 
d'artillerie,  qui  semblait  avoir  fait  cent  lieues  à  travers  champs, 
monta,  étendit  ses  jambes  croUées  sur  les  coussins,  soupira,  se  re- 
tourna, et  se  mit  à  rooDercomraeunBbatterie.Versdeux  heures  du 
matin,  le  convoi  s'arrêta  à  Rethel.  Il  ne  s'agissait  plus  maintenant 
que  de  découvrir  le  i'  zouaves.  U  pleuvait  beaucoup,  et  la  ville  était 
encore  dans  l'épouvante  d'une  visite  qu'elle  avait  reçue  la  veille. 
Quatre  uhlans  avaient  pris  Rethel  ;  mais,  trop  peu  nombreux  pour 
garder  cette  sous-préfecture,  ils  étaient  repartis  comme  ils  étaient 
arrivés,  lentement,  au  pas.  Tout  en  discutant  les  chances  du  retour 
des  quatre  uhlans  avec  l'aubergiste  qui  m'avait  accordé  l'ho^ila- 
lité  d'une  chambre  et  d'un  lit,  j'appris  que  le  3*  zouaves  était  parti 
depuis  trois  jours.  Personne  ne  savait  où  il  était  allé.  Je  roolais  à  la 
fois  des  rmseignemens  et  un  fusil.  La  matinée  s'écoi^  en  recher- 
ches vaines.  Point  d'ai'mes  à  me  fournir,  aucune  information  non 
plus.  Sûr  enfin  que  le  chemin  de  fer  ne  marchait  plus,  et  bien  dé- 
cidé à  rejoindre  mon  régiment,  j'obtins  d'un  loueur  nue  voiture 
avec  laquelle  il  s'engageait  à  me  faire  conduire  A  Mézières. 

Noos  n'avions  pas  fait  un  demi-kilomètre  sur  la  route  de  Mézières, 
que  déjà  nous  reBcoatrions  des  groupes  de  payBans  marchant  d'un 
air  eflaré.  Quelques-uns  tournaient  la  tète  en  pressant  le  pas.  Leur 
nombre  augmentait  A  mesure  que  la  voiture  avançait.  Bientôt  la 
route  se  trouva  presque  encombrée  par  les  malheureux  qui  pous- 
saient devant  eux  leur  bétail,  et  fuyaient  en  escortant  de  longues 
files  de  charrettes  sur  lesquelles  ils  avaient  entassé  des  ustensiles, 

nigiUrrlbyGOOglC 


ihO  RETDE   DES   DEDX  HORDES. 

quelques  provisioDS  et  leurs  raeubles  les  plus  précieux.  Les  femmes 
et  les  eofans,  assis  sur  la  paille  et  le  folu,  pleurùent  et  se  lamen- 
taient. Je  pensai  alors  aux  chants  qui  aTaient  salué  ta  nouvelle  de 
la  déclaration  de  guerre,  k  l'enthousiasme  nerveux  de  Paris,  &  cette 
fièvre  des  premiers  jours.  J'étais  non  plus  à  l'Opéra,  mais  au  milieu 
de  campagnes  désolées  que  leurs  habitaas  abantloonatent.  La  ruÏDe 
et  l'incendie  les  balayaient  comme  un  troupeau.  L'un  de  ces  fugitifs, 
que  je  questionnai  au  passage,  me  répondit  que  les  Prusùeos  arri- 
yaieot  eu  grand  nombre  :  ils  avaient  coupé  la  route  outre  Uézières 
et  Rethel,  et  me  conseilla  de  rebrousser  chemin.  Cela  dit,  il  reprit 
sa  course. 

De  sourdes  et  lointaines  détonations  prêtaient  une  éloquence  plus 
sérieuse  au  discours  du  paysan  :  c'était  la  voix  grave  du  canon  qui 
tonnait  dans  la  direciion  de  Vouziers.  Je  ne  l'avais  jamais  entendue 
qu'à  Paris  pendant  les  réjouissances  des  fêtes  oQicielles.  Elle  em- 
pruntait au  silence  des  campagnes  et  au  spectacle  de  cette  route 
où  fuyait  une  foule  en  désordre  un  accent  formidable  qui  faisait 
passer  un  frisson  dans  mes  veines.  Plus  tard  je  devais  me  familia- 
riser avec  ce  bruit.  Une  ferme  brûlait  aux  environs,  et  l'on  n'avait 
besoin  que  de  se  dresser  un  peu  pour  apercevoir  derrière  les  haies 
les  coureurs  français  et  prussiens  qui  échangeaient  des  coups  de 
fusil. 

A  six  heures  du  soir,  la  voiture  atteignit  les  portes  de  Mézières. 
Mon  premier  soin  fut  de  me  rendre  à  la  place  où  je  voulais,  comme 
à  flethel,  obtenir  tout  à  la  fois  un  fusil  et  des  reuseignemens  sur  le 
3*zouaves;  mais  le  désordre  et  le  trouble  que  j'avais  déjà  remarqués 
à  Rethel  n'étaient  pas  moindres  à  Mézières.  L'n  employé  près  du- 
quel je  parvins  k  me  glisser  après  de  longs  efforts  me  jura  sur  ses 
dossiers  que  personne  dans  l'administration  ne  savait  où  pouvait 
camper  dans  ce  moment  le  régiment  que  je  cherchais,  11  n'y  avùt 
plus  qu'à  trancher  la  question  du  fusil.  Mon  insistance  parut  éton- 
ner beaucoup  l'honnôte  bureaucrate.  Prenant  alors  un  air  doux  :  — 
Je  comprends  votre  empressement  à  servir  votre  pays,  reprit-il, 
c'est  pourquoi  je  vous  engage  à  partir  pour  Lille. 

—  Pour  Lillel  pour  Lille  en  Flandres? 

—  Oui,  monsieur,  Lille,  département  du  Nord,  où  l'on  forme  un 
régiment  qui  sera  composé  d'élémens  divers  très  bien  choisis.  Vous 
y  serez  admis  d'emblée,  et  là  certainement  vous  trouvères  enfin  ce 
fusil  qu'on  n'a  pu  vous  procurer  ni  à  Rethel,  ni  à  Mézières.  D'ailleurs 
il  y  a  des  ordres.  —  L'entretien  était  fini;  la  voix  de  l'autorité  ve- 
nait de  se  faire  entendre.  Pour  un  volontaire  qui  avait  rêvé  de  se 
trouver  en  face  des  Prussiens  quelques  heures  après  son  départ  de 
Paris,  elle  n'était  ni  douce,  ni  consolante.  Au  lieu  de  la  bataille, 
le  dépôt  I  L'oreille  basse,  je  poussai  devant  moi  tristement  &  travers 

nigiUrrlbyGOOglC 


RÉCITS   D'va   SOLDAT.  iAl 

les  rues.  Des  militaires  portant  tous  les  uniformes  les  encombraient, 
allant  et  venant,  sortant  du  cabaret  pour  entrer  chez  les  marchajids 
de  vïD.  Il  y  avait  comme  du  désencbantement  dans  l'air. 

A  la  nuit  tombante,  un  passant  m'indiqua  la  rue  que  désignait 
mon  billet  de  logement,  et  je  ne  tardai  pas  à  frapper  à  la  modeste 
porte  de  ta  maison  où  je  devais  passer  la  nuit.  Une  servante,  sa 
chandelle  à  la  main,  me  conduisit  dans  une  espèce  de  galetas  dont 
un  vieux  lit  mal  équilibré  occupait  tout  le  plancher.  Ce  n'était  pas 
l'heure  de  faire  des  réflexions.  La  fatigue  du  reste  avait  la  parole, 
et  non  plus  la  délicatesse.  Cinq  minutes  après  je  dormais  tout  ba- 
billé. 

Vers  deux  heures  du  matin  cependant,  une  tempête  de  fanfares 
éclata.  Je  sautai  sur  mes  pieds  et  courus  vers  le  palier.  Une  ser- 
vante qui  regardait  par  une  lucarne  se  retourna.  —  C'est  le  prince 
impérial  qu'on  éveille,  me  dit-elle.  —  Les  trompettes  sonnaient 
partout  le  houte-selle  pour  un  départ  qui  ne  devait  point  avoir  de 
retour.  Des  cavaliers  passaient  au  galop  dans  la  rue;  les  escadrons 
se  rangeaient  en  ordre  de  marche;  un  cliquetis  d'armeS  s'éleva 
mêlé  au  roulement  lointain  d'une  voiture,  puis  tout'  s'éteignit  : 
i'héritier  d'un  empire  s'en  allait  vers  l'abîme  1 

Le  train  qui  devait  partir  à  six  heures  de  la  station  de  Charleville 
n'était  pas  encore  formé  au  moment  où  j'arrivai.  La  gare  était  rem- 
plie de  soldats  liévreux  et  fourbus  où  l'on  comptait  non  moins  de 
traînards  que  de  malades,  et  que  l'administration  aux  abois  verstùt 
dans  les  dépôts  du  Mord  et  les  divers  hôpitaux  qui  pouvaient  dispo- 
ser de  quelques  lits  encore.  Les  wagons  ne  furent  pleins  qu'à  neuf 
heures.  On  y  entassait  les  débris  de  vingt  régimens.  A  neuf  heures 
et  demie,  la  locomotive  s'ébranla  lourdement.  On  voyait  ç^i  et  là 
des  grappes  de  pantalons  garance  sur  les  plat«s-formes  et  les  mar- 
chepieds, ceux-ci  debout,  ceux-là  couchés.  De  temps  à  autres,  des 
convois  chargés  de  soldats,  de  canons  et  de  chevaux  saluaient  au 
passage  le  convoi  qui  s'éloignait  de  Méziëres.  C'était  l'armée  du 
général  Vinoy,  qui  allait  appuyer  l'armée  du  maréchal  Mac-Mahon, 
et  qui  devait  presque  aussitôt  battre  en  retraite  et  s'enfermer  dans 
Paris.  Un  de  ces  convois  s'arrêta  à  la  station  de  Harrison  vers  deux 
heures  en  même  temps  que  celui  sur  lequel  j'étais  monté.  On  causa 
de  wagon  à  wagon  entre  cavaliers  et  fantassins;  c'est  ainsi  que  j'ap- 
pris qu'un  détachement  du  3*  zouaves  venait  de  prendre  place  dans 
un  train  montant,  et  ne  devait  pas  tarder  à  passer.  Je  résolus  d'at- 
tendre l'arrivée  de  mes  camarades  inconnus. 

Au  bout  de  quatre  heures,  le  détachement  du  3*  zouaves  parut 
enfin.  D'un  bond  je  m'élançai  auprès  du  lieutenant  qui  le  comman- 
dait. —  Monsieur?  lui  dis-je. 

—  On  m'appelle  mon  lieutenant,  répliqua  l'officier  d'un  ton  sec; 


C\>oglc 


lis  BErUE  DBS  DEUX   HOfTSES. 

puis  me  regarduit  le  aourcil  déjà  froDc<  :  — Que  Toolec-vous?  et 
surtout  soyes  br^. 

Je  lui  exposù  ma  demande  eo  teniiet  net»  et  précis.  —  MoMeil 
dit  le  lieutenant. 

Je  pris  subiteinant  place  dans  UD  wagon  (A  quùue  louavee  al- 
légeaient leurs  guêtres.  Des  regards  curieux  se  dirigèrent  vers  le 
nouveau-venu,  qui  mêlait  tout  k  coup  sa  jeune  barlwcbe  au  raasem- 
blement  farouche  de  ces  mouetaclies  rouges  et  noires.  L'instant 
était  critique  :  il  y  avait  là  un  écueîl  à  frasciiir.  Une  magnifiqoe 
pipe  que  je  tirai  et  que  j'offris  tour  à  tour  à  cliaraiQ  me  gagoa  le 
CŒur  de  mes  compagnons  de  route.  En  signe  d'adoption,  ils  ne 
tutoyèrent  spontanément.  Vers  dix  heures  du  soir,  le  train  s'arrêta  ' 
à  Cbarleville  :  le  détachement  des  zouaves  quitta  tes  wagons,  et  %*iDt 
cam|>er  sur  une  promenade  au-dessus  de  la  station.  L'iaQuence  de 
la  pipe  dont  le  tuyau  d'ambre  sortait  de  ma  pocbe  me  pennit  l'ea- 
trée  d'une  tente  où  l'hospitalité  la  plus  cordiale  m'accueillit  sur 
un  pao  de  gazon.  iAoo  tartan,  que  je  n'avaiB  pas  qnitté  dt^ivis  moa 
départ  de  Paris,  me  servit  de  matelaset  de  couverture,  et  je  m'eo- 
dormis  entre  camarades.  Lorsque  par  hasard  j'entr' ouvrais  les  yeux, 
et  qu'à  la  lueur  paie  de  quelcfnes  lisons  brûlant  çà  et  là  j'aperoevais 
ce  pèle-mdle  de  jambes  enfouies  dans  d'immenses  culottes,  et  de 
têtes  cachées  à  demi  sous  le  fez  rouge,  des  rires  silmcieui  me  pre- 
naient. Je  fus  réveillé  par  la  rosée  qui  transperçait  mes  véteinens 
et  me  glaçait.  Les  touaves,  qui.  dans  des  attitudes  diverses,  roo- 
flaient  soua  la  tente,  secouèrent  leurs  oreilles  comme  des  chiens  qui 
viennent  de  recevoir  une  ondée,  et,  siBlant  des  airs  bizarres  mêlés 
de  couplets  saugrenus,  se  mirent  en  devoir  de  plier  les  tentes  et  de 
faire  les  sacs  pour  être  prêts  à  partir  au  premier  eigoal.  Je  m'em- 
ployai avec  euK  tant  bien  que  mal. 

A.  sept  heures  et  demie,  un  train  prit  le  détachement,  et  la  loco- 
motive  courut  sur  la  voie  qui  aboutissait  à  Sedan.  Ici  le  verbe  cou- 
rir doit  se  prendre  dans  le  sens  le  plus  modeste.  Le  convoi  miifcbait, 
parfois  même  il  se  traînait.  D'une  main,  le  mécanicien,  debout  sua* 
sa  machine,  serrait  te  frein;  du  regard,  il  sondait  l'horizon.  On  ne 
savait  pas  au  juste  où  étaient  les  Prussiens,  et  à  toute  minute  oa 
craignait  de  trouver  la  voie  coupée.  Tout  à  côté  des  rails,  en  contre- 
bas, filait  une  route  sur  laquelle  passaient  en  toute  hâte  des  familles 
de  paysans  chassées  par  k  peur  et  le  désespoir.  Des  femmes  qui 
pleuraient  portaient  des  petits  enfans.  Ces  malheureux  pressaient 
la  fuite  de  quelques  bestiaux.  On  entendait  le  grincement  des  char- 
rettes toutes  chargées  de  ce  qu'ils  avaient  pu  sauver.  Des  détona- 
tions roulaient  dans  la  campagne.  On  voyait  çà  et  là  au-dessus  dea 
baies  des  panaches  de  fumée  blanche;  toutes  les  têtes  étaient  aux 
portières.  Le  convoi  allait  au-devant  de  la  bataille.  Un  mélange 

nigiUrrlbyGOOglC 


RÉCITS  d'un  soumt.  lAS 

d'an^îsse  et  d'tapatience  m'agitait.  Ea  ce  moment,  «n  louave 
parut  sur  le  niarcbepied,  et  avertit  ses  camantdw  de  la  part  -du 
UeutenBot  qu'ils  devaient  se  tenir  prâts  k  tirer.  En  un  clin  d'œil, 
tous  les  chassepots  forent  cJiargés  «t  armés.  Le  wagon  s'en  trouva 
bërissé,  et  la  locomotive  prit  «ne  allure  plus  rapide.  On  n'aperce- 
vait >u  loin  qne  qaelqwes  groupes  noirs  ondulant  dans  la  pliùoe. 
Des  y«ux  perçaas  croyuent  7  reconnaître  le  casque  à  pointe  des 
J^ossiena.  Tout  à  coup  un  obus  parti  d'no  point  invisible  s'enfonça 
dans  le  remblai  du  cbemin  de  fer;  un  autre,  qui  le  suivait,  écorsa 
l'angle  d'un  nagoo.  Le  convoi  ea  fut  quitte  pour  la  secousse.  Les 
Bouares  répondirent  à  cette  agression  par  quelques  coups  de  fusil 
tirés  dans  la  direction  des  masses  nôtres  <pi'oQ  voyait  au  loin. 

Une  heure  après,  le  convoi  était  en  vue  de  Sedan,  et  s'arrêtait 
bientôt  à  ia.  gare,  qui  est  située  à  1  kilométra  à  peu  près  du  corps 
de  place.  Déjà  les  bataillons  prussiens  couronnaient  certaines  hai>- 
teurs  voisines.  Les  promeindes  qui  m'avaient  fatigué  à  Héaiëres  et 
à  fietbfi  n'attendaient  à  Sedan.  J'avais  à  p«ne  fait  quelques  pas 
dans  la  ville,  qu'un  fourrier  de  zouaves  m'engagea,  ainsi  que  plu- 
ûeurs  de  mes  camarades,  i  retourner  à  la  gare,  où  des  caisses  de 
fasils  étaient  airivées,  disait-il.  ie  m'y  rendis  «1  courant.  A  la  gare, 
p<Nnt  de  caisses  et  point  de  fusils,  mais  des  amas  de  pains  et  des 
BKNiceaux  de  sacs  remplis  de  biscuits.  Je  regardai  le  fourrier.  — 
Vous  n'y  compreaea  neu,  n'est-ce  pas?  me  dit-il  en  liant  :  ne  me 
&liait-il  pas  des  hommes  de  bonne  volonté  pour  enlever  ces  pro- 
visions? M'auriez-vons  suivi,  si  ja  ne  vous  avais  pas  promis  des 
armas? 

Il  n'y  avait  nen  it  répliquer  à  ce  raisonnement.  Ployant  bientôt 
aouB  le  poids  du  sac  et  portant  un  pain  sous  chaque  bras,  je  repris 
le  diemin  de  Sedan,  ofi  mon  détachement  avait  ordre  d'aUcadre 
sur  la  place  Stanisias.  Un  ordre  vint  en  effei  qui  le  fit  retourner  à 
la  parte  de  Parts,  par  laquelle  il  était  entré.  Une  rumeur  effroyable 
remplissait  la  ville.  Des  aîde»>de-carap  circulaient,  des  estaiettes 
passaient  portant  des  dépâcbes,  d^  groupes  se  formaient  aa  coin 
des  mes;  un  bomme  vint  «riaat  qiPoS  avait  remporté  une  grande 
victoire.  Quelques  incrédules  bocbèreot  la  té*e.  Uoe  canonnade  fu- 
rieuse ttB  ceesût  pas  de  retentir  dans  la  direction  nord-est  de  Se- 
dan. On  arait  le  sentiment  qu'une  partie  formidable  se  joaait  de 
ce  côté-là.  Toutes  les  oreilles  étaient  tendues,  tous  les  cœurs  op- 
pressés. BnisqaeaMat  un  sergent  me  tira  de  mon  repos,  et,  faisant 
l'appel  des  boomee  qui  n'étaient  pas  amés,  me  conduisit  avec 
quelqttes-uBs  de  mes  camrades  à  la  citadeUe,  où  enfin  on  nous 
dtstribua  des  fn^ls.  Le  commandant  de  pbce,  qui  assistait  à  cette 
distrilHitioa,  fit  aux  xouaves  réunis  en  cercle  une  courte  allocution 
pour  les  et^ger  à  s'ea  bravement  servir,  et  au  pas  gymnastique  le 

nigiUrrlbyGOOglC 


m  HETUE  DES   DEUX   HONDES. 

sergent  nous  ramena  à  la  porte  de  Paris,  où  l'on  se  disposait  k 
recevoir  une  attaque.  Des  bourgeois  eiTarës  allaient  et  venaient.  Il 
y  avait  de  grands  silences  interrompus  par  de  sourdes  détonations. 
Un  cortège  portait  un  uhlan  à  moitié  mort  couché  sur  deux  fusils.  De 
ces  êtres  abrutis  et  vils  comme  il  s'en  trouve  dans  toutes  les  foules 
se  ruèrent  autour  de  la  civière  en  criant  et  vociférant.  Le  visjige 
p&le  du  blessé  ne  remua  pas;  peut-être  n' entendait-il  plus  ces  in- 
sultes. Sur  sa  poitrine  ensanglantée,  et  que  laissait  voir  sa  chemise 
entr'ouverte ,  pendait  une  piaqlie  de  cuir  dont  la  vue  m'intrigua 
beaucoup.  Était-ce,  comme  que)que.s-uns  le  supposaient,  une  espèce 
de  cuirasse  destinée  k  protéger  les  soldats  du  roi  Guillaume  contre 
les  balles  des  fusils  français?  Était-ce  plus  simplement  une  sorte 
d'étiquette  solide  sur  laquelle  était  inscrit  le  numéro  matricule  du 
comtottant,  avec  ceux  du  régiment,  du  baUûllon  et  de  la  compa- 
gnie, et  qui  devait  le  faire  reconnaître  en  cas  de  mort? 

Le  bruit  du  canon  qui  grondait  toujours  ne  me  permit  pas  d'ap- 
profondir plus  longtemps  cette  question.  Un  sergent  disposait  nos 
hommes  le  long  du  mur  d'enceinte,  de  cinq  mètres  en  dnq  mètres, 
en  nous  recommandant  de  ne  pas  tirer  sans  voir  et  sans  bien  viser. 
Il  était  à  peu  près  six  heures  du  soir  quand  je  pris  possession  du 
poste  qui  m'avait  été  assigné.  On  nous  avait  prévenus  que  nous  se- 
rions relevés  à  minuit  :  c'était  une  faction  de  six  heures  pour  mes 
débuts;  mais  j'avais  un  bon  chassepot  à  la  main,  tout  battant  neuf, 
et  je  n'aurais  pas  troqué  mou  coin  où  soufflait  la  bise  contre  uq 
fauteuil  d'orchestre  à  l'Opéra.  Mes  camarades  et  moi,  nous  étions 
tous  couchés  sur  le  rempart  dans  l'herbe  et  ta  rosée,  observant  un 
silence  profond  et  l'œil  au  guet.  Mon  attention  était  quelquefois  dis- 
traite par  des  mouvemens  qui  se  faisaient  autour  de  nous.  Deux 
compagnies  de  ligoards  firent  abaisser  le  pont-levîs,  et  fdèrent, 
l'arme  sur  l'épaule,  vers  ta  gare  du  chemin  de  fer,  où  elles  allaient 
prendre  une  grand' garde.  On  entendait  leurs  pas  dans  l'ombre,  et 
leur  masse  noire  s'effaçait  lentement  dans  une  sorte  d'ondulation 


Le  froid  pénétrant  de  la  nuit  se  faisait  sentir.  Mes  vétemeos  de 
Ifûne  et  mon  capuchon  lui-même  s'imbibaient  de  rosée;  des  fris- 
sons me  courùent  sur  la  peau.  Dix  heures  sonnèrent,  puis  onze. 
Rien  ne  bougeait  dans  la  plaine.  Mes  yeux  se  fatiguaient  à  regar- 
der la  nuit.  Je  me  serus  peut-être  endormi  sans  le  froid  glacial 
qui  du  bout  de  mes  pied?  trempés  dans  l'eau  montait  jusqu'à  mes 
épaules.  A  droite  et  à  gauche,  les  corps  inertes  de  mes  compagnons 
de  garde  s'allongeaient  pesamment  dans  le  gazon  terne  et  détrempé. 
De  temps  à  autre,  des  monosyllabes  rudes  sortaient  de  lears  lèvres, 
puis  tout  rentrait  dans  le  silence.  Minuit  arriva;  toutes  les  oreilles 
en  comptèrent  les  douze  coups.  Mon  enthousiasme  s'était  adoud. 

nigiUrrlbyGOOglC 


RÉCITS  d'un   soldat.  1J5 

Plusieurs  d'entre  nous  tournèrent  la  tête  du  côté  par  lequel  nous 
étions  venus.  Rien  n'y  parut.  Quand  la  demie  tinta  ;  —  A  présent, 
murmura  l'un  de  mes  voisins  que  l'expérience  avait  rendu  scep- 
tique, ce  sera  comme  ça  jusqu'à  demain, 

11  ne  se  trompait  pas.  A  six  heures  du  matin,  nous  étions  encore 
immobiles  aux  mêmes  places.  Pour  secouer  la  somnolence  qui  fai- 
sait parfois  tomber  nos  paupières  alourdies,  nous  avions  la  distrac- 
tion de  quelques  alertes.  Ainsi  par  exemple,  vers  une  heure,  des 
mobiles  campés  dans  notre  voisinage,  entendant  marcher,  sautèrent 
sur  leurs  faisceaux,  crièrent  aux  armes  à  tue-tête,  et  commen- 
cèrent un  feu  violent.  Les  olUciers  exaspérés  couraient  partout  en 
criant  :  Ne  tirez  pas  I  ne  tirez  pas  I  mais  les  fusils  partaient  toujours. 
Ce  beau  tapage  dura  cinq  minutes.  11  s'agissait  tout  simplement 
d'une  compagnie  de  ligne  qui  rentrait  après  une  reconnaissance. 
Un  malheureux  caporal  fut  victime  de  cette  fausse  alerte. 

Il  y  eut  encore  deux  ou  trois  alertes  semblables.  La  dernière  me 
lajssa  sans  émotion.  Vers  quatre  heures  et  demie  du  matin,  aux 
premières  lueurs  du  jour,  partit  un  coup  de  canon  tiré  des  rem- 
parts de  Sedan.  Ce  premier  coup  de  canon  marquait  le  commence- 
ment d'une  journée  qui  devait  compter  parmi  les  plus  irréparables 
désastres.  Bientôt  des  décharges  violentes  suivirent  cette  première 
détonation.  Je  regardais,  dans  l'ombre  qui  s'éclairait,  les  rayons 
rouges  de  ces  coups  de  feu  retentissanst  Déjà  mon  oreille  était  faite 
à  ce  bruit  terrible.  Appuyé  sur  le  coude,  j'en  écoulais  le  gronde- 
ment, qui  ne  cessait  plus  et  redoublait  d'mtensité  en  se  rappro> 
chant.  La  bataille  faisait  rage.  Cette  fois  j'y  avais  ma  place  mar- 
quée d'avance.  Vers  six  heures,  on  vint  relever  le  détachement  gui 
avait  passé  la  nuit  sur  le  rempart.  —  C'est  le  moment  de  casser 
une  croûte,  me  dit  le  sergent,  dépéche-toi  ;  tout  à  l'heure  il  va  faire 
chaud. 

Je  ne  me  le  fis  pas  dire  deux  fois,  et,  prenant  ma  course  du  côté 
de  la  ville,  tout  en  cherchant  une  auberge,  j'aperçus  dans  le  Café 
de  ta  comédie,  sur  la  place  Stanislas,  six  ofliciers  supérieurs  qui 
jouaient  au  billard.  Ils  faisaient  des  carambolages,  et  semblaient 
s'amuser  beaucoup,  tandis  que  des  boulets  prussiens  frappaient  les 
murailles  voisines.  J'avais  avalé  je  ne  sais  quoi,  je  ne  sais  où,  en 
quatre  minutes,  et  retournai,  toujours  courant,  à  la  porte  de  Paris, 
où  tout  de  suite  je  fus  mis  de  garde  avec  un  autre  zouave  en  de- 
hors du  pont-levis.  Mon  lieutenant,  —  je  ne  l'appelais  plus  mon- 
sieur, —  nous  avait  donné  pour  consigne  d'empêcher  tout  individu 
de  passer  le  pont  et  même  de  se  présenter  de  l'autre  côté  du  fossé. 
Le  bombardement  de  la  ville  venait  de  commencer  :  les  obus  sif- 
flaient et  tombaient  çà  et  là  avec  ce  bruit  strident  qu'on  n'oublie 

TOME  lav.  —  1S71.  10 

n,g,t7cdb/G00gIc 


146  KEVCE    DES    DEES    «ONDES. 

jamais.  C'élart  la  première  fois  qof  je  voyais  le  feo.  je  n'étais  pas 
complélemeot  rassuré.  Mon  cœur  battait  i  coups  ppofoodR,  et  mal- 
gré moi  je  serrais  la  batterie  de  mon  chassepot  tout  armé  d'une  maÎD 
nei"veu9e.  Ceux  qui  jurent  qu'aucune  émotion  ne  les  a  eHleurés  dam 
un  tel  moment  me  laissent  des  doutes  sur  leur  franchise.  Peut- 
être  ont-ils  plus  d'orgueil  que  de  sino^rité;  peut-4tre  aussi  ont-«ls 
cet  avantage  d'être  pétris  d'un  limon  particulier.  Quant  k  moi,  sans 
que  la  pensée  de  déserter  mon  poste  me  vint  un  instant  i  l'esprit, 
j'étais  en  proie  à  des  sensations  indéfinissables  et  complexée  od  J'ia- 
quiétude  et  la  curiosité  avaient  une  égale  part. 

Les  obus  broyaient  la  pierre  des  murailles,  ou  fouettaient  l'eaa 
des  fossés.  Les  éclats  volaient  partout.  Une  pi^ce  de  canon  placée 
sur  le  rempart,  un  peu  à  gauche  de  la  porte,  répondait  aux  batte- 
ries prussiennes  avec  une  rapidité  et  une  précision  qui  attirèrent 
bientôt  leur  attention  de  son  côté.  Une  grêle  de  projectiles  mît  hors 
de  service  quelques  artilleurs.  I!  était  clair  que  les  ennemis  s'appli- 
quaient à  en  éteindre  le  fen.  Ils  y  réussirent  bientôt  sans  mérite 
aucun.  Le  pauvre  canon  se  tut  de  lui-ménie  faute  de  muoitionB. 
L'un  des  artilleurs  qui  restaient  debout  jeta  son  écouvillon  arec 
rage;  un  autre  se  croisa  les  bras  sur  (a  poitrine,  quelques-uns  se 
retirèn;nt  lentement,  poursuivis  par  les  obus, 

Pendant  ce  duel  ini'gal,  j'allais  et  venais  devant  mon  pont-levis. 
Les  obus  et  les  boulets,  qui  tout  k  l'heure  arrivaient  seuls,  étaient 
maintenant  accompagnés  d'une  pluie  de  baltes  qui  s'aplatissaient 
en  auréole  contre  les  murailles,  ou  ricochaient  sur  le  fer  des  garde- 
fous  avec  un  péiillemenl  qui  agaçait  mes  oreilles.  Nous  étions,  mon 
camarade  et  moi,  en  sentinelle  sur  le  bord  du  fossé,  comme  des 
cibles  vivantes  conti-e  lesquelles  des  Bavarois  qui  venaient  de  s'em- 
parer de  la  gare  eiterçaient  leur  adresse.  Ils  y  mettaient  une  grande 
activité.  Jusqu'alors  leur  précipitation  même  nous  avait  préservés; 
mais  Tun  d'eux  ne  povvait-il  pas  rec'.ifier  son  tir,  et  atteindre 
enfin  le  point  dii  mire  offert  à  leurs  coups?  Noua  n'échangions  pas 
un  mot,  nos  regards  parlaient  pour  nous.  Deux  ou  trots  jets  de 
poussière  arrachés  par  dés  balles  à  la  crête  du  fossé  avaient  déjà 
volé  sur  mes  jambières,  lorsque  !e  lieutenant,  tout  en  laissant  le 
poiit-Ievîs  abaissé,  nous  lit  rentrer  sous  la  voûte  à  laquelle  il  don- 
nait accès,  et  qui  s'enfonçait  sous  le  rempart.  Un  soupir  d'allége- 
ment, je  l'avoue,  souleva  ina  poitrine. 

Cela  fait,  il  demanda  trente  hommes  de  bonne  volonté  pour  oc- 
cuper les  créneaux  au-delà  du  pont-levîs.  En  ce  moment,  la  route 
par  laquelle  il  fallait  nécessairement  passer  était  balayée  par  aoe 
pluie  d'obus  et  de  balles  qui  en  labouraient  le  sol  et  les  abords. 
Cinquante  louavi-s  se  présentèrent,  et  les  trente  premiers  s'élancè- 
rent au  pas  de  course.  Retenu  sous  la  voûte  par  la  coasig:ne,  je  les 

nigiUrrlb/GOOglC 


RÉCITS  n'VH   SOLDAT.  147 

regardai  partir.  J'avais  le  cœur  serré  :  il  me  semblait  qu'aucun  d'eux 
ne  pourrait  traverser  cet  ouragan  de  far  et  de  plomb;  mais  déjà 
leur  course  furieuse  les  avait  portés  aux  créneaux.  Deux  ou  trois 
gisaient  par  terre;  un  autre  se  débatuit  dans  le  fossé.  A  peine  ac- 
croupis à  leur  poste  d'nbservation,  ils  rendaient  balle  pour  balle. 
On  tirait  aussi  de  dessus  les  remparts,  où  des  compagnies  dé  mo- 
biles étaient  alignées;  malheureusement  tous  les  coups,  dans  la  pré- 
cipitation du  feu,  ne  portaient  pas  sur  les  Prussiens.  Quelques-uns 
frappaient  autour  des  créneaux  ;  un  zouave  atteint  entre  les  épaules 
resta  sur  place,  La  fusillade  ne  faisait  plus  qu'un  long  roulement 
étouCTé  par  les  décharges  de  l'artillerie.  Le  lieutenant  fit  souner  la 
retraite.  Il  lallait  de  nouveau  passer  le  pont-Ievis,  où  le  tourbillon 
des  projectiles  s'abattait.  Un  ^lan  ramena  les  volontaii'es  qui  avaient 
si  bravement  fait  leur  devoir;  mais  leur  groupe  vaillant  paya  sa  dJme 
i  la  mort.  J'^n  vis  tomber  trois  encore,  et  le  reste  disparut  sous  la 
voûte  :  ma  gorge  était  prise  comme  dans  un  étau. 

Mon  lour  de  servir  était  venu.  Sur  un  sigoe  du  lieutenant,  et  à 
l'instant  même  où  les  derniers  zouaves  passaient  sur  le  tablier  du 
pont-Jevif,  je  m'élançai  avec  cinq  ou  six  camarades  complètement 
en  dehors  et  me  suspendis  aux  chataes  du  pont  qu'il  s'agissait  de 
relever.  Les  Prussiens,  qui  n'étaient  plus  tenus  en  respect,  se  préci- 
pitèrent du  côté  des  palissades,  et  firent  un  feu  d'enfer.  Je  ne  voyais 
plus.  Autour  de  cette  grappe  d'hommes  qui  pesaient  de  toutes  leurs 
forces  sur  les  deux  chaînes,  les  baJIes  traçaient  un  cercle  en  s'apla- 
tissant  contre  ie  mur.  Il  me  semblait  que  huit  ou  dix  allaient  me 
traverser  le  corps.  Elles  ricochaient  partout;  le  choc  contre  la  pierre 
et  le  fer  ne  s'en  détachait  pas  en  coups  isolés,  mais  faisait  un  bruis- 
sement continuel.  Je  m'étonnîiis  de  la  pesanteur  du  pont,  bien  que 
j'eusse  mis  à  l'épreuve  la  solidité  de  mes  muscles,  et  de  la  lenteur 
maJadroiie  des  cbaines  à  glisser  dans  leurs  rainures,  et  cependant 
cette  opération  qui  me  paraissait  interminable  ne  dura  pas  plus  de 
quîjize  secondes.  Qoanii  les  balles  trouèrent  le  lourd  boucliiir  qui 
fermait  la  voûte,  je  me  secouai  :  je  n'avais  pas  une  égratrgnure. 
Aucun  de  mes  camarades  non  pins  n'avait  été  touché.  —  C'est  la 
chance,  —  murmura  an  caporal  qui  s'essuyait  le  front. 

Un  de  mes  voisins  me  tapa  sur  l'i'paule,  et  m'engagea  h  le  suivre 
sur  le  rempart.  —  Tu  comprends,  me  dit-il,  qu'il  n'y  a  plus  rien  à 
faire  ici  ;  là-haut,  nous  v  rrons  tout  :  ce  doit  être  drôle. 

Cette  dernière  observation  me  décida.  On  avait  bien  là-haut, 
comme  disait  le  zouave,  l'inconvénient  des  obus  qui  tombaient  çà 
et  là;  mais  on  pouvait  wsément  se  défiler  des  balles.  Je  m'étendis 
sur  t'hpibe,  et  vaf.  mis  à  fumer  quelques  cigarettes,  tout  en  ne  per- 
dant aucun  détari  du  spectacle  que  j'avais  sous  les  yeux.  DiS  nuages 
de  fumée  montaient  dans  l'air  :  des  fermes  brûlaient;  os  distinguait 

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118  REVUE   DES   DEUX   UONDËS. 

des  ondulations  noires  parmi  les  champs.  Çà  et  là,  des  hommes  iso- 
lés couraient.  Des  masses  profondes  s'avançaient  au  loin.  —  Ca, 
c'est  l'infanterie,  me  dit  mon  voisin,  qui  savourait  ma  pipe...  Ces 
gueux-là  en  ont  des  tas.  —  Il  s'interrompit  pour  m'emprunter  une 
pincée  de  tabac,  et,  allongeant  le  bras  dans  la  direction  d'un  ha- 
meau :  —  Cette  poussière  qui  roule  tout  là~bas,  c'est  des  uhlans. . . 
Plus  on  en  tue,  plus  il  y  en  a. 

J'étais  sur  mon  rempart  comme  dans  une  stalle  d'orchestre;  mais 
les  drames  militaires  que  j'avais  vus  au  théâtre  ne  m'avaient  donné 
qu'une  médiocre  idée  du  spectacle  terrible  dont  les  scènes  se  dé- 
roulaient sous  mes  yeux  ;  je  ne  comptais  plus  les  cadavres  épars 
dans  les  champs.  Quelque  chose  qui  se  passait  à  ma  gauche  me  ût 
tout  à  coup  me  relever  à  demi.  Sur  un  plateau  qui  s'étend  au- 
dessus  de  Sedan,  et  qui  fait  face  à  la  Belgique,  un  régiment  de 
cuirassiers  lancé  au  galop  exécutait  une  charge.  Les  rayons  du  so- 
leil frappaient  leur  masse  éclatante.  Les  cuirasses  semblaient  en 
flammes  :  c'était  comme  une  nappe  d'éclairs  qui  courait.  On  voyait 
leurs  sabres  étinceler  parmi  les  casques.  L'avalanche  des  esca- 
drons tombait  sur  les  lignes  noires  de  l'infanterie  bavaroise,  lorsque 
les  batteries  prussiennes  aperçurent  nos  cuirassiers.  Soudain  le  vol 
des  obus  qui  battait  le  rempart  passa  avec  un  bruit  strident  au- 
dessus  de  nos  tètes,  et  tourbillonna  sur  le  plateau.  Je  vis  des  rangs 
s'Ouvrir  et  des  chevaux  tomber,  Je  sentais  mon  cœur  battre  à  m'é- 
toufTer.  11  arrive  souvent  que  les  émotions  n'atteignent  pas  au  ni- 
veau de  ce  qu'on  espérait  ou  redoutait;  mais  au  milieu  de  ce  bruit 
formidable,  en  présence  de  ces  fourmilières  d'hommes  qui  mar- 
chaient dans  le  sang,  celles  qui  m'agitaient  dépassaient  en  vio- 
lence tout  ce  que  j'avais  pu  supposer. 

Pendant  toute  la  matinée,  on  avait  cru  dans  Sedan  que  nous  étions 
vainqueurs;  c'était  moins  cependant  une  croyance  qu'un  espoir. 
Quelques  officiers  essayèrent  même  de  relever  le  moral  des  soldats 
par  des  récits  fantastiques.  —  Courage,  mes  enfans,  disaient-ils, 
Bazaine  arrivel  Hélasl  ce  ne  fut  point  Bazaine,  mais  un  nouveau 
Bliicher  avec  100,000  hommes  encore.  Vers  midi,  le  bruit  se  ré- 
pandit parmi  les  groupes  que  l'armée  prussienne,  augmentée  su- 
bitement d'un  gros  renfort  de  troupes  fraîches,  avait  pris  l'oflensive, 
et  que  les  nôtres,  fatigués  d'une  lutte  inégale,  battaient  en  retraite, 
A  deux  heures  à  peu  près,  la  débandade  commença.  Du  sommet 
du  rempart,  où  j'étais  toujours  placé  avec  les  autres  zouaves  de  mon 
détachement,  j'assistais  à  cette  retraite,  qui  prenait  de  minute  en 
minute  l'aspect  d'une  déroute.  Les  régimens  que  j'apercevais  au 
loin  flottaient  indécis.  Les  rangs  étaient  confondus;  plus  d'ordre. 
Dans  cette  foule,  les  projectiles  faisaient  des  trouées.  Des  bataillons 
s'effondraient  ou  s'émiettaient.  Je  ue  perdais  pas  l' occasion  de  iaire 

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RÉCITS  d'uh  soldat.  149 

le  coup  de  feu.  Nous  tirions  à  volonté,  et  nous  ménagions  nos  car- 
touches. Je  me  sentais  pris  de  rage  à  la  vue  des  Prussiens,  dont  les 
casques  pointus  s'avançaient  de  toutes  parts.  11  en  tombait  quelques- 
uns;  mais  la  masse  de  leurs  tirailleurs  allluait  toujours.  De  singu- 
lières idées  vous  traversent  l'esprit  en  ces  momens-là.  Tout  en 
chargeant  et  déchargeant  mon  chassepot  avec  la  sage  lenteur  d'un 
homme  qui  a  beaucoup  chassé,  je  me  rappel»  ces  grandes  battues 
de  lièvres  auxquelles  j'avais  assisté  dans  le  pays  de  Bade  pendant 
la  saison  d'automne.  J'y  prenais  un  plaisir  extrême  ;  je  ne  me  dou- 
tais pas  qu'un  jour  viendrait  où  ces  mêmes  coups  que  j'envoyais  à 
d'innocentes  bêtes,  je  les  dirigerais  contre  des  hommes. 

Je  voyais  mes  voisins  relever  la  tête  par  un  mouvement  vif  après 
chaque  coup,  et  regarder  au  loin  pour  voir  s'il  avait  porté.  Parfois 
un  rire  éclatant  témoignait  de  leur  contentement,  un  juron  de  leur 
déconvenue.  De  malheureux  blessés  se  traînaient  le  long  des  hides, 
usant  ce  qui  leur  restait  de  force  pour  chercher  un  abri.  Des  sol- 
dats tombaient  lourdement  comme  des  masses,  les  bras  en  avant, 
et  ne  remuaient  plus;  d'autres  pirouettaient  sur  eux-mêmes,  ou 
bondissaient  comme  des  chevreuils  surpris  dans  leur  course  et  se 
débattaient  dans  l'herbe.  Je  pus  remarquer  l'effroyable  dose  de  fé- 
rocité qui  se  réveille  dans  le  cœur  de  l'homme  quand  il  a  une  arme 
dans  les  mains.  On  a  soif  de  sang  humain;  on  ne  pense  plus  qu'à 
tuer.  Cette  férocité  qui  précipite  l'attaque  n'a  d'égale  que  la  peur 
qui  précipite  la  fuite.  —  Ça  mord,  dit  à  cfité  de  moi  un  zouave. 

Je  me  demandais  ce  que  pouvait  signifier  ce  verbe,  quand  j'aper- 
çus un  soldat  prussien  qui,  rampant  le  long  d'un  talus,  cherchait  i, 
gagner  la  palissade  que  nous  venions  d'abandonner.  De  temps  en 
temps  il  épaulait  et  tirait.  J'attendis  un  passage  où  l'ondulation  du 
terrain  le  forçait  à  se  mettre  à  découvert.  Au  moment  où  il  s'y  en- 
gageait, je  fis  feu.  11  l&cha  son  fusil  et  roula  dans  le  creux.  — 
Tu  as  mordu,  me  dit  le  zouave. 

J'éprouvai  un  frémissement  profond  dans  tout  mon  être;  mais 
l'aflaire  était  trop  chaude  pour  me  permettre  d'analyser  mes  sensa- 
tions. Les  projectiles  ne  cessaient  pas  d'égratigner  la  crête  du  rem- 
part contre  lequel  nous  étions  couchés.  Il  y  avait  à  ma  gauche  un 
engagé  volontaire  qui  avait  voulu,  comme  moi,  faire  partie  du 
3'  zouaves.  Je  l'avais  rencontré  dans  le  wagon  pris  à  Harrison.  Le 
premier  ohus  qui  éclata  dans  son  voisinage  ne  lui  fit  pas  cligner  les 
yeux.  0n  moment  vint  où  il  manqua  de  cartouches.  On  caporal,  qui 
en  avait  une  provision ,  lui  en  jeta  un  paquet  :  mon  jeune  voisin  se 
leva  sur  les  genoux  pour  le  ramasser.  Sa  tète  dépassa  un  instant 
le  niveau  du  parapet.  Je  vis  tout  à  coup  son  visage  tomber  sur  sa 
main,  qui  devint  rouge  :  une  balle  lui  était  entrée  par  la  nuque  et 


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150  rethb  des  degx  mondes. 

sortie  par  la  bouche  ;  je  m'élançai  vers  lui.  —  Il  est  mordu ,  reprît 
mon  vieux  roisin. 

J'avais  le  cœur  on  pea  lourd.  Un  iBoavement  machioal  m'avait 
fait  allonger  les  doigts  vers  le  paquet  de  cartoaches  qu'un  filet  de 
sang  gagnait.  J'en  mis  une  partie  sur  l'tierbe  autour  de  moi,  et  le 
reste  (ians  mes  larges  pocbes.  —  Tu  n'as  donc  pas  de  ceinturon? 
me  dit  l'homme  qui  conjuguait  si  bien  le  verbe  «ittrdre.  Et  sur  ma 
réponse  négative  :  —  Quelle  bmtel  ât-U  en  bmesant  les  gaules. 
—  Débouclant  alors  le  ceinturon  du  pauvre  mort,  froidement  il  l'a- 
justa autour  de  ma  taille.  Nous  continuions  à  tirailler.  —  Trente 
hommes  de  bonne  volonté  t. cria  tout  à  coup  notre  lieutenant. 

Je  fus  s'ir  pied  aussitôt.  La  plupart  de  mes  camarades  étaient 
debout.  —  Il  s'agit  de  retourner  aux  créneinx  et  vivement  l  cria  le 
lieutenant.  —  Nous  partîmes  tous  en  coui-ant.  Déjà  les  chaînes  da 
pont-Ievis  s'abaissaient.  Notre  élan  fat  si  rapide,  que  plusieurs 
d'entre  nous  se  trouvèrent  sur  le  tablier,  suspendus  dans  le  vide, 
avant  fpi'il  eût  touché  le  bord  opposé.  Arrivée-là,  un  bwid  nova 
porta  vers  les  créneaux.  Les  Prussiens,  embusr}ui%  de  l'autre  côtd, 
nous  envoyaient  des  décharges  terribles  [H%sque  à  bout  portant. 
On  a  la  fièvre  dans  ces  momens-li,  et  la  bouche  d'un  canon  ne  vous 
ferait  pas  peur;  mus  quelle  ne  fut  pas  ma  stupéfaction  d'apercevdr 
en  arrivant  k  mon  poste  que  le  revers  du  créneau  était  habité  >  Devast 
moi  souillait  un  visage  rouge  que  coupait  en  deux  une  longue  paire 
de  moustaches  hérissées.  Un  casque  luisait  au  sommet  de  ce  visage 
gui  grimaçât.  Deux  canons  de  fusil  s'abattirent  dans  l'ouverture  du 
créneau  presque  en  même  temps,  l'un  menaçant  l'autre;  mais  le 
mieo  partit  le  premier.  J'entendis  un  cri  étouffé,  et  le  visage  roi^ie 
disparut.  Je  ne  me  risquai  pas  i,  regarder  de  l'autre  côté.  Lee  mo- 
biles rangés  le  long  do  rempart  tiraient  toujours,  et  qudqnes-a»es 
de  leurs  balles  arrivaient  dans  le  clos  où  nous  restions  accroupis; 
mais  les  Prussiens  nous  donnaient  trop  de  besogne  pour  qu'aucun 
de  nous  eût  le  temps  de  s'occuper  de  ce  qui  se  passait  derrière  lui. 
Une  violente  détonation  cependant  me  fit  toamer  la  tète  :  c'élail 
le  canon  dont  un  premier  coup  avait  attiré  l'attention  des  batteries 
prussiennes  qui  envoyait  des  paquets  de  mitraille  aux  maisoos  voi- 
sines pour  en  déloger  les  Bavarois.  Des  cartoaches  de  chassepot  lui 
avaient  fourni  la  poudre  et  les  balles-  A  la  pi'i^mière  décharge»  les 
soldats  à  la  veste  bleue  ou  couverts  de  la  loiu^e  capote  grise  sau- 
tèrent comme  des  rats  surpris  par  use  explosion  dans  leur  greiûer. 
Les  plus  agiles  bondissaient  par-dessus  ks  murs  et  les  enclos;  ka 
plus  fins  ou  les  plus  timides  rampaient  çà  et  lÀ,  pn^ttaol  du  moiikdre 
pan  de  muraille,  des  piiadn  terrain,  des obslactes-épars  sur  la  route, 
pour  dissimuler  leur  présence.  D'autres,  qui  ue  voulaient  pas  cecu:- 


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sÉciTs  d'un  soldat.  161 

1er,  se  faisaient  un  abri  de  quelque  bout  de  haie  ou  d'une  botue 
jetée  à  l'angle  d'une  maison,  et  continuaient  à  tirailler.  Prussiens 
est  Français,  nous  étions  tous  en  embuscade,  le  n'avais  qu'un  peUt 
nombre  de  cartouches,  et  )e  les  ménageais.  Mes  camarades  et  moi, 
nous  u'éctiangioDS  que  de  rares  monosyllabes.  Les  yeux,  les  oreilles, 
les  pensées,  j'àme  et  le  cœur,  tont  appartenait  k  ia  bataille.  On  vou- 
lait tuer,  tuer  encore,  toujours  tuer.  Du  bout  du  fusil,  on  cherchait 
sa  proie;  ou  avait  des  joies  subites  et  des  sourires  nerveux  quand 
UD  corps  tombait  et  augmentait  la  ceinture  de  cadavres  qui  bordait 
la  palissade.  On  m'avait  parlé  de  la  fièvre  épouvantable  que  donne 
la  chasse  à  l'homme  :  j'en  avais  l'abominalile  /eu  dan»  les  veines. 

Oq  ne  savait  rien  de  la  bataille,  dont  les  bruits  retentissaient  de- 
puis le  matin.  Un  horizon  de  famée  nous  entourait;  mais  on  com- 
prenait, à  la  violence  des  détonations,  qu'elle  se  rapprochait  de  plus 
en  plus.  Nous  sentions  vagueraoïi  que  l'armée  allait  être  prise  dans 
Sedan.  Elle  s'y  engouffrait  leutenwnt.  Autour  des  remparts,  des 
toorbillons  d'homotes  s'agitaient  pêle-mêle,  les  cavaliers  avec  les 
lantassins.  Tout  à  coup  la  nouvelle  qu'un  armistice  de  vingt-quatre 
beures  venait  d'être  signé  drcula  avecla  rapidité  de  l'étincelle  élec- 
trique. Presque  ausaitàt  le  drapeau  blanc  fut  arboré  sur  le  rempart. 
—  Voilà  le  chiffon  1  me  dit  un  louave  d'Afrique  en  me  poussant  du 
coude.  —  Tous,  nous  nous  mîmes  à  te  regarder  d'un  air  d'hébéte- 
ment. A  la  furie  de  la  bataille  succédait  une  sorte  d'anéantissement. 
J'essuyai  macbioalement  mon  fusil,  dtnit  la  culasse  était  noire  de 
poudre,  et  dont  le  canon  fumait.  Mes  camarades  grondaient  entre 
ens  :  —  Et  l'bonune  aux  graines  d'épinard  de  ce  matin,  où  donc 
est-il?  En  voilà  des  généraux  qui  ne  valent  pas  un  capoiall  mur- 
mura l'un  d'eux. 

Je  me  rappelai  en  effet  que  dans  la  matinée  un  olBcier  sup^eur, 
général  ou  colonel,  je  ne  sais  lequel,  qui  commandait  à  la  porte  de 
Parie,  était  passé  dans  nos  rangs,  et,  relevant  la  tête  d'nn  air  d'im* 
portance,  prenant  une  pose  fastueuse  ;  —  Mes  enfans,  avait-il 
dit,  vous  êtes  les  souaves  d'Afrique;  je  m'engage  ti  vous  faire  passer 
suc  le  ventre  des  Prussiens  et  à  vous  ramener  i,  Paris  )  —  Nous  n'a- 
vions plus  à  passer  sur  le  ventre  de  personne,  et  de  soldats  nous 
allions  devenir  prisonniers. 

Les  batteries  prussiennes  continuaient  k  tirer,  tan^  que  le  dra- 
peau blanc  continuait  à  flotter.  Mon  pauvre  détachement,  diminué 
de  quelques  bommes,  descendit  le  rempart  et  s'engagea  dans  la 
me  de  Paris,  où,  réuni  à  d'autres  compagnies,  il  forma  une  haie 
d'honneur.  Les  obus  éclataient  çà  et  ijt,  faisant  voler  le  plâtre  et  les 
briques.  Noos  avions  l'arme  au  pied.  liCa  plus  vieux  hocliaient  la 
tôte.  On  ne  leur  avait  rœa  dit,  et  ils  avaient  la  certitude  que  c'était 
finà.  Aucun  de  bous  ne  savait  ce  que  nous  laisioas  là.  Que  nous  im- 

C.ooglc 


162  BETDE   DES  DEUX   MONDES. 

portât  du  reste?  Le  vol  des  obus  qui  ricochaient  sur  les  pavés  ou 
égratignaient  au  passage  Ift  façade  des  maisons  nous  lùssait  iadiffé- 
rcQS.  Des  officiers,  des  aides-de-camp  montaient  et  descendaient  la 
rue.  L'un  d'eux  se  dirigea  vers  le  rempart,  et  fit  appeler  le  portier- 
consigne,  qui  requit  une  corvée  de  quelques  bommes.  —  Bien  sûr 
on  attend  un  parlementmre  !  me  dit  mon  voîmd.  —  Mes  regards  se 
portèrent  vers  la  voûte  que  j'avais  si  souvent  traversée,  et  où  l'on 
distinguait  sur  la  pierre  noire  la  trace  blanche  des  balles. 

Le  poDt-levis  abaissé,  les  barrières  ouvertes,  un  colonel  bavarois 
accompagné  d'un  trompette  traversa  nos  rangs.  Des  officiers  fran- 
Çiùs  lui  faisaient  escort<3.  Tous  les  yeux  le  suivaient;  il  portait  le 
casque  et  la  grande  capote  grise.  C'était  un  bomme  grand,  maigre 
et  blond.  Ses  yeux  pâJes,  couleur  de  faïence,  clignotaient  sous  ses 
lunettes  d'or  en  nous  regardant.  Un  trompette,  qui  le  suivait  d*an 
pas  métbodique,  avait  une  longue  figure  blafarde  sur  laquelle  deux 
énormes  favoris  rouges  traçaient  un  arc  de  cercle.  Il  porlwt  une  sorte 
de  bonnet  à  poil  et  l'uniforme  rouge  des  hussards  prussiens.  Son 
rayon  visuel,  maintenu  par  la  discipline,  avait  pour  objectif  les 
épaules  de  son  colonel.  L'attitude  de  celui-ci  offrait  un  mélange 
d'insolence  et  d'embarras.  11  avfùt  à  peine  fait  une  centaine  de  pas, 
lorsqu'un  obus,  parti  des  lignes  prussiennes,  vînt  tomber  à  dix  mè- 
tres de  lui.  11  eut  un  tressaillement,  et  se  tournant  vers  ceux  qui 
l'accompagnaient  :  —  Messieurs,  je  vous  demande  mille  pardons; 
c'est  une  impolitesse  que  nous  faisons  là.  Nos  batteries  n'ont  cer- 
tainement pas  vu  le  drapeau  blanc...  C'est  incroyable  I 

Cette  H  impolitesse,  "  comme  disait  le  colonel  prussien,  avait  coûté 
la  vie  i.  deux  pauvres  diables,  et,  comme  on  les  emportait  sur  quatre 
fusils: — Ab!  mille  pardonslrépéta-t-il  tout  en  continuant  sa  roule. 
— ■  Un  peu  moins  d'obus  et  un  peu  plus  de  silence  eussent  mieux 
fait  l'affaire  de  Sedan.  Les  projectiles  y  tombaient  toujours,  tuant, 
blessant,  effondrant.  Le  drapeau  blanc  hissé  sur  le  rempart  ne  met- 
tait point  de  terme  à  l'attaque,  et  n'empêchait  que  la  défense.  Ce- 
pendant vers  six  heures  du  soir  le  feu  se  ralentit,  et  petit  à  petit 
il  s'éteignit.  Un  silence  morne,  plein  de  bourdonnemens  et  de  ru- 
meurs tristes,  s'abattit  sur  la  ville.  On  nous  avait  défendu  de  re- 
monter sur  les  remparts.  Malgré  cette  interdiction  formelle,  le» 
soldats  s'y  pressaient.  L'un  d'eux,  dans  une  minute  d'exaspération, 
lâcha  un  coup  de  fusil.  Des  hurlemens  féroces  lui  répondirent.  Nos 
officiers  accoururent.  Un  capitaine  se  dévoua,  et,  pour  éviter  une 
rixe  imminente,  se  rendit  auprès  d'un  colonel  prussien  qui  avait  le 
commandement  hors  des  murs,  et  lui  porta  des  excuses.  Le  pont- 
levis  auprès  duquel  j'avais  brûlé  mes  premières  cartouches  était 
resté  abaissé.  Deux  sentinelles  françaises  se  promenaient  sous  la 
voûte,  et  deux  sentinelles  prussiennes  leur  faisaient  vis-à-vis  sur 

nigiUrrlbyGOOglC 


RECITS   OUN   SOLDAT.  153 

le  revers  du  fossé.  Je  ne  sav&is  que  faire.  J'allais  de  long  en  large, 
quelquefois  seul,  quelquefois  avec  un  camarade.  On  échangeait 
quelques  mots  au  passage.  La  colère  faisait  tous  les  frais  de  l'entre- 
tien. Je  n'étais  plus  soutenu  par  l'ardeur  de  la  lutte.  Une  immense 
réaction  se  faisait,  suivie  d'un  Immense  accablement.  Je  tombai  par 
terre  plus  que  je  ne  m'y  couchai,  et  m'endormis  d'un  lourd  som- 
meil. 

Une  clameur  horrible  me  réveilla  vers  neuf  heures.  A  peine  ou- 
verts, mes  yeux  furent  éblouis  par  la  clarté  d'un  incendie  que  l'ar- 
mée prussienne  saluait  d'un  hurrah  frénétique.  Trois  ou  quatre 
maisons  flambaient  dans  la  nuit.  Enveloppé  de  mon  fidèle  tar- 
tan, je  restai  étendu  sur  le  dos,  regardant  brûler  cet  incendie 
qui  projetait  de  grandes  lueurs  sur  le  ciel.  La  voix  du  canon  aurait 
pu  seule  me  tirer  de  mon  immobilité.  Je  n'avais  pas  bien  le  senti- 
ment de  mon  existence.  Des  zouaves  dans  toutes  les  attitudes  dor- 
maient, ou  fumaient  la  pipe  autour  de  moi.  Que  de  choses  s'é- 
taient passées  depuis  deux  jours  I  Je  regardais  mes  mains  noires  de 
poudre.  Un  bruit  sourd  et  continu  me  tira  de  cet  anéantissement. 
Des  masses  épaisses  et  sombres  marchaient  dans  l'obscurité  de  la 
nuit,  et  passaient  devant  moi  :  c'étaient  les  débris  de  l'armée  qui 
avait  perdu  la  bataille  suprême.  Vaincue  et  brisée,  elle  se  rangeait 
autour  des  remparts.  Des  régimens  de  ligne  entiers  suivaient  l'in- 
fanterie de  marine,  qui  avait  si  vaillamment  payé  la  dette  du  sang. 
Beaucoup  d'entre  eux  n'avaient  même  pas  donné.  Des  rumeurs  con- 
fuses sortaient  des  rangs.  Des  mots  sans  suite  nous  apprenîùeDt 
que  le  maréchal  de  Mac-Mabon  avait  été  blessé,  —  quelques-uns 
le  disaient  mort,  —  et  que  des  mains  du  général  Ducrot  le  comman- 
dement avait  passé  aux  mains  du  général  Wimpfen.  L'éclair  vacil- 
lant des  baïonnettes  reluisait  au-dessus  des  képis.  Cette  foule  énorme 
marchait  d'un  pas  lourd  :  elle  portait  le  poids  d'une  défùte.  Une 
partie  de  la  nuit  se  passa  dans  ce  tumulte.  J'ouvrùs  et  je  fermùs 
les  yeux  tour  &  tour  :  des  bataillons  suivaient  des  bataillons;  je  les 
entrevoyais  comme  dans  un  rêve. 

Le  matin  me  trouva  sur  pied.  Il  y  avait  dans  la  ville  un  encom- 
brement de  soldats  de  toutes  armes  confusément  rassemblés  dans 
les  rues  et  sur  les  places  publiques.  Cette  multitude,  où  l'on  ne 
sentait  plus  les  liens  de  la  discipline,  bourdonnait  partout.  Des  sol- 
dats qui  portaient  des  lambeaux  d'uniforme  erraient  à  l'aventure. 
C'était  moins  une  armée  qu'un  troupeau.  Soudain  un  mouvement 
se  fit  dans  cette  masse.  Une  voiture  parut  attelée  à  la  Daumont.  Un 
homme  en  tenue  de  ville  s'y  faisait  voir  portant  le  grand  cordon  de 
la  Légion  d'honneur;  un  frisson  parcourut  nos  rangs  :  c'était  l'em- 
pereur. 11  jetait  autour  de  lui  ces  regards  froids  que  tous  les  Pari- 
siens connaissent.  11  avait  le  visage  fatigué;  iJlais  aucun  des  mus- 

,  Cooglc 


16A  RErUB   BBS   DEDX   MOIIBES. 

dea  de  ce  visage  pile  Dtf  remoait.  Toute  son  attentioa  sonblait 
absorbée  par  une  cigarette  qu'il  roulait  entre  ses  doigts.  Oo  de- 
vinait mal  ce  qu'il  allait  Caire.  A  câté  de  lut  et  devant  lui,  troîi 
généraux  échaDgeaieot  quelques  paroles  à  demi-voix.  La  calèche 
marcbait  au  pas.  II  y  avait  comme  de  l'épouvanie  ^  de  la  colère 
autour  de  cette  voiture  qui  emportait  un  empire.  Un  piqueur  à,  la 
livrée  verte  la  précédait.  Derrière  venaient  des  écuyers  chamar- 
rés d'or.  C'était  le  méoie  appareil  qu'au  tempa  où  il  allait  sur  ta 
pelouse  de  Loogchamps  assister  aux  courses  du  grand  prix.  Deux 
Bois  à  peine  l'en  séparaient.  Ou  penchait  la  tête  eu  avant  pour 
■Dieux  voir  Napoléon  111  et  son  état-major.  Une  v<nx  cria  ;  Vive 
l'empereur  !  une  voix  unique.  Toute  cette  foule  armée  et  sileDcieuae 
avait  le  vague  sentiment  d'une  catastrophe.  Un  bouuse  s'élança  au- 
devant  des  chevaux,  et,  saisissant  par  le)t  jambes  un  cadavre  étenda 
au  milieu  de  la  rue,  le  tira  violemment  de  côté.  La  calèche  passa; 
j'étoulTais.  Quand  je  ne  vis  plus  celui  que  plus  tard  on  devait  appe- 
ler l'homme  de  Sedan,  un  grand  soupir  souleva  ma  pottriDe.  Cclot 
qui  avait  dit  ;  L'empire,  c'est  Lt  paix,  disparaissaii  dans  la  guerre. 

Le  spectacle  que  présentait  alors  Sedan  était  navrant.  Ob  se  figure 
mal  une  ville  de  quelques  milliers  d'âme»  envahie  par  une  armée 
en  déroute.  Des  soldats  endormis  gisaient  au  coiu  des  rues.  Plus 
d'ordres,  plus  de  commandement.  Des  familles  pleuraient  devant 
les  portes  de  leiu-s  maisons  visitées  par  les  obus.  Il  y  avait  un  four- 
millement d'hommes  partout;  ils  étaient,  comme  moi,  dans  la  stu- 
peur de  cet  épouvantable  dénoùmeot.  J'errai  à  l'aventure  dans  la 
ville.  IX;a  figures  de  connaissance  m'arrêtaient  çà  et  là.  Des  ex- 
clamations s'échappaient  de  no»  lèvres,  puis  de  grands  soupirs. 
Le  hruii  commençait  à  se  répandre  que  l'empereur  s'ttait  rendu 
au  quartier-général  du  roi  Guillaume.  Les  soldats,  Turieux,  ne  lui 
épargnaient  par  les  épithètes.  On  lui  faisait  un  crime  d'être  vivant. 
Les  officiers  ne  le  aiénageateut  pas  davantage.  On  quesliooaait  ceux, 
—  et  le  uombre  en  étaii  grand,  —  qui  l'avaient  vu  passer  dans  sa 
calèche  à  quatre  chevaux.  L'histoire  de  la  cigarette  soulevait  des 
explosions  de  colère.  —  La  Bonaparte!  disait^-on. 

Vers  deux  heures,  un  caporal  de  ma  comp.-gnie  m'avertit  que  tes 
louaves  qui  occupaient  la  porte  de  Paris  avaient  reçu  ordre  de  ral- 
lier ce  qui  restait  du  régioient,  campé  sur  la  gauche  de  la  cita- 
delle en  faisant  face  à  la  Belgique.  J'y  trouvai  quelques  centaines 
d'hommes  sur  lesquels  la  furieuse  bataille  qu'ils  venaient  de  tca- 
verser  avait  laissé  d'épouvantables  tracea.  Quelques-uns  accrou- 
pis par  terre  rafistolaient  des  lambeaux  d'unitbrme;  d'autres  pan- 
saient des  blessures  qu'ils  dédaignaient  de  poner  ik  l'ambulance. 

Le  lendemain,  —  je  ne  l'oublierai  jamais,  —  on  alficha  partout 


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Biens  d'kN   SOLDAT.  155 

la  proclaiDation  du  générai  de  WimpfeD,  qui  avait  aigfié  1&  capUn- 
latioa  de  la  ville  et  de  l'armée'.  Iota  noua  étions  priBonateca  de 
guerre. 

11  n'y  eut  plus  ahn»  ai  frein,  ni  discipline;  l'aniiâe  était  comme 
afiblée.  Des  groupes  énormes  s'arrètaieBt  aux  places,  où  l'affiche 
était  collée:  il  en  sortait  des  imprécations.  Ce  mot  doot  on  a  tant 
abusé  depuis,  tralàsenî  voyait  de  bouche  eu  bouche.  On  éuùt  li- 
vré, reedn  t  Après  avoir  été  de  la  cfaair  à  canon,  le  soldat  devenait 
de  la  chair  à  raoanate  :  tajit  d'hommea,  tant  à'or.  Un  bourdonne- 
ment terrible  remplissait  la  ville.  On  ne  saluût  plua  les  généraux. 
Des  bandea  passaient  ea  voeiférant  le  long  des  rues,  et  s'agitaient 
dans  cette  enceinte  trop  étroite  pour  leur  foule.  Il  y  avait  ^  et  là 
comme  des  boules  faites  de  cuirassiers,  de  hussards,  d'artilleurs, 
de  dragoos,  de  ligoards.  L'ivresse  s'abattait  partout.  Uu  mot  ne  me 
sortait  pas  de  la  tète  :  prisonnier  l  et  j'avais  fait  nne  campagne  de 
trois  jours!  Je  leocootrai  mon  coanoandant  :  —  Eh  bien?  me  dit-il. 
it  ne  trouvai  pas  mue  parole  k  lui  répondre.  11  me  serra  la  main  et 
passa.  Il  y  avait  des  visages  sur  lesquels  on  lisait  un  désespoir  ter- 
rible. On  s'accoslail,  on  se  quittait,  on  se  reprenait.  Le  vieux  souave 
qui  m'avait  pria  en  amitié  d^Kiis  les  palissades  marchait  à  c6té  de 
moi.  11  riait  dans  sa  barbe  semée  de  ûls  d'argent. — Prisonnier  I  sus- 
tu  ce  que  c'est,  petit!  me  disait-il.  C'est  du  paio  nûr,  de  l'eau,  des  - 
casemates,  de  la  terre  à  remuer,  quelquefois  des  coups...  Et  pas  un 
bhn  de  tabac  à  fumer  I  Des  zouaves  prisonniers  I  Les  conscrits  un 
jour  ne  te  croiront  past  Ça  ne  s'était  jamais  vu.  Et  dire  qu'on  m'a 
&it  revenir  d'Afrique  poor  çal  Être  pris  dans  son  pays  comme  un 
rat  dans  nue  sooriciëre  quand  oo  a  passé  par  Inketmann  et  Solfe- 
rino,  c'est  drôle  tout  de  mémet  Ce  sont  les  Arabes  qui  vont  rirel 
Mm)  vieux  ré^meot  abîmé,  les  officiers  aiorts,  adieu  tes  zouaves 
du  3'  I  Toi,  tu  viens  de  Paris,  ça  se  voit  à.  ton  ait;  moi,  j'arrive 
d'Oran,  et  toi  et  moi  nous  tomberons  en  Allemagne!...  Est-ce  qu'on 
n'a  paafaiSce  qu'on  a  pu,  disZ  voyons,  dis-le  pour  voir!  —  Je  crue 
un  instant  qu'il  allait  me  chercher  querelle;  Û  me  regardait  avec 
des  yeux  furibrada.  ie  me  hâtai  de  le  calniei'  en  lui  jurant  que  c'é- 
tait aussà  mon  avis.  —  Alors,  vois-tu,  c'est  la  iâute  des  généiaiu? 
avoue-le,  reprit-il. 

Un  tapage  abonioable  interromint  rotre  conversa^on.  C'était 
l'administration  qui  donnait  &  piller  les  subsistances  de  l'armée,  (ha 
courait,  on  se  bousculait,  on  se  battait  :  c'était  nne  crise  aiguë  dans 
le  désordre.  Je  psdis  mon  vieux  zouave  dans  la  ÏMile  comme  on 
perd  de  vue  on  cbevreuil  daus  une  £orèl.  Des  bandes  se  ruaient  au- 
tour dea  caisses  de  iMscnits  et  des  barils  de  salaisons  en  poussant 
des  ois  finrmidables.  On  défonçait  à  coups  de  crosse  les  tonneaux 


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156  HETOE   DES   DEUI    IfOKDES. 

de  vin  et  d'eau-de-vie.  Le  liquide  coulait  dans  les  rues.  Les  plas  pro- 
ches en  avaient  jusqu'aux  cbevillea.  A  cent  mètres  de  ce  gaspillage 
hideux,  des  régimens  mouraient  de  faim.  Les  repus  vendaient  le 
produit  de  leurs  rapines  aui  aflfamés.  On  mettait  aux  enchères  les 
pains  de  munition  et  les  pièces  de  lard.  Je  me  tirai  comme  je  pus 
de  cette  cohue  qui  trébuchait.  Après  l'indignation,  )e  dégoût. 

Ce  sommeU  de  plomb  qui  m'avait  surpris  sur  l'herbe  aoïc  ^>- 
proches  de  la  citadelle  m'attendait  dans  le  même  campement.  (Joe 
lassitude  extrême  m'accablait,  une  lassitude  nerveuse  qui  venait 
du  cerveau  plus  que  des  membres.  J'étais  littéralement  brisé.  Au 
réveil,  je  devais  entrer  dans  un  cauchemar  plus  terrible.  Les  régi- 
mens reçurent  l'ordre  de  livrer  leurs  armes.  Non,  jamais  je  n'ou- 
blierai le  spectacle  à  la  fois  superbe  et  lugubre  qui  frappa  mes 
yeux.  Un  frémissement  parcourut  la  ville.  La  mesure  était  comble; 
c'était  comme  le  déshonneur  infligé  à  ceux  qui  restaient  des  hé- 
roïques journées  de  Spickeren  et  de  Reiscbofen,  de  Wissembourg 
et  de  Beaumont.  Ce  fut  bientôt  un  tumulte  effroyable.  Les  vieux 
soldats  d'Afrique  faisaient  pitié.  Ils  se  demandaient  entre  eux  si 
c'était  bien  possible.  On  en  voyait  qui  pleuraient.  Hoi-méme,  — 
et  je  n'étais  qu'un  conscrit,  — j'avais  des  larmes  dans  les  yeux. 
Ce  chassepot  que  je  n'avais  guère  que  depuis  trois  jours  et  avec 
lequel  j'avais  fait  mes  premières  armes,  ce  chassepot  auquel  j'avais 
adapté,  en  guise  de  bretelle,  un  lambeau  de  ma  ceinture  de  zouave, 
et  qui  sentait  encore  la  poudre,  il  fallait  donc  le  livrer  1  Je  le  pris 
par  le  canon,  et,  le  faisant  tournoyer  au-dessus  de  ma  tête,  je  le 
rompis  en  deux  morceaux  contre  le  tronc  d'un  arbre.  Je  ne  fusais 
d'ailleurs  que  ce  que  faisaient  la  plupart  de  mes  camarades.  C'était 
partout  un  grand  bruit  de  coups  de  crosse  contre  les  murs  et  les  pa- 
vés. On  n'apercevait  que  soldats  armés  de  tournevis  qui  démon- 
taient la  culasse  mobile  de  leurs  fusils,  et  en  jetaient  les  débris. 
Les  artillenrs,  attelés  aux  mitrailleuses,  en  arrachaient  &  la  h&te 
un  boulon,  une  vis,  en  brisaient  un  ressort  pour  les  mettre  hors 
de  service.  D'autres,  fous  de  rage,  silencieusement,  enclouaient 
leurs  pièces.  C'était  dans  tout  Sedan  comme  un  grand  atelier  de 
destruction;  les  ofiiciers  laissaient  faire.  Les  cavaliers  jetaient  dans 
la  Meuse  les  sabres  et  les  cuirasses,  les  casques  et  les  pistolets  :  on 
marchait  sur  des  monceaux  de  débris.  Chaque  pas  arrachait  au  sol 
un  bruit  de  métal  ;  c'était  la  folie  du  désespoir. 

Il  fallut  enfin  que  la  sinistre  promenade  commenç&t.  Je  revis  la 
porte  de  Paris  et  le  pont-Ievis  où  j'avais  fait  le  coup  de  feu.  La 
longue  cohue  des  prisonniers  arriva  devant  le  petit  bourg,  au-delà 
des  palissades,  d'où  nous  avions  essayé  de  déloger  les  Bavarois.  Les 
maisons  en  étaient  criblées  de  balles,  quelques-unes  étaient  effon- 
drées; mais  déjà  les  corvées  prussiennes  en  avaient  retiré  les  ca- 

nigiUrrlb/GOOglC 


EÉCITS  d'un   soldat.  1&7 

davres.  Des  familles  tremblaient  autour  de  leurs  demeures.  Un  of- 
ficier d'état-major  à  cheval  attendait  la  coloooe  des  pantalons 
rouges.  A  mesure  que  nous  passions  :  —  Par  ici,  messieurs  de  l'in- 
fanterie l  Par  là,  messieurs  de  la  cavalerie  !  criait-il  d'une  voix  forte. 
Fantassins  et  cavaliers  s'ébranlùent  et  se  rangement  à  droite  et 
à  gauche.  Pendant  une  heure,  ces  grands  troupeaux  d'hommes 
attendirent  dans  ia  boue.  Cet  abattement  qui  suit  les  grands  désas- 
tres les  avait  saisis.  Les  plus  las  se  couchaient  sur  les  tas  de  pierres. 
La  faim  l'emporta  sur  mon  marasme,  et,  tirant  de  ma  poche  un  bis- 
cuit et  un  morceau  de  lard  cru,  j'y  mordis  à  belles  dents.  Personne 
autour  de  moi  ne  savait  où  nous  allions.  Au  bout  d'une  heure,  la 
colonne  se  remit  en  marche.  La  route  était  détrempée  de  flaques 
d'eau  dans  lesquelles  nous  entrions  jusqu'à  mi-jambe.  Échelonnés 
le  long  de  cette  route,  des  pelotons  composés  d'une  vingtaine  de 
soldats  prussiens  montrent  la  garde  de  60  mètres  eo  60  mètres. 
Immobiles,  ces  soldats  nous  regardaient  passer.  Ils  portaient  de- 
vant eux  une  cartouchière  ouverte  où  nous  pouvions  voir  des  car- 
touches admirablement  rangées.  Pendant  que  l'infanterie  veillait 
sur  la  masse  mouvante  des  prisonniers,  des  cavaliers,  le  pistolet  au 
poing,  couraient  à  travers  champs,  et  ramenaient  ceux  qui  s'éga^ 
raient.  Les  coups  de  plat  de  sabre  pleuvaient.  Nous  marchions  sans 
ordre,  oOiciers  et  soldats  pêle-mêle.  Le  respect  avait  disparu  avec 
la  discipline.  Les  capotes  grises  ne  se  gênaient  pas  pour  heurter  au 
passage  les  manches  galonnées  d'or.  Les  cavaliers  bousculaient 
leurs  capitaines.  C'était  l'anarchie  sous  l'uniforme,  la  pire  de  toutes; 
des  rixes  s'ensuivaient  quelquefois. 

A  l'extrémité  de  la  route  que  nous  suivions  s'ouvrait  un  pont  qui 
enjambait  un  canal,  et  donnait  accès  dans  une  sorte  d'Ile  formée 
par  une  grande  courbe  de  la  Meuse,  qui  dessine  un  oméga.  Les 
deux  pointes  de  l'oméga  sont  reliées  par  ce  canal,  qui  ferme  her- 
métiquement i'ile  vers  laquelle  on  noua  poussait  par  troupes.  Nous 
étions  dans  l'Ile  d'iges,  ou  presqa'lle  de  Glaires,  comme  dans  une 
prison.  Une  rivière  lui  sert  de  mur^lles.  Une  ceinture  d'eau  n'est 
pas  un  obstacle  moins  infranchissable  souvent  qu'une  ceinture  de 
briques  et  de  moellons.  Il  m'a  été  facile  d'en  faire  l'expérience 
pendant  les  quelques  jours  que  j'ai  passés  dans  l'Ile,  tournant 
autour  de  mon  domaine  avec  la  monotone  et  patiente  régularité  des 
animaux  en  cage,  qui  fatiguent  le  regard  par  la  constance  de  leur 
marche  inutile. 

;,  ■  Les  vieux  zouaves  jetaient  un  coup  d'œil  autour  d'eux  froide- 
ment. Les  plus  jeunes  pressaient  le  pas  pour  mesurer  l'étendue  du 
champ  qu'on  leur  livrait.  Une  tristesse  sombre  se  peignait  sur 
quelques  visages;  d'autres,  en  plus  grand  nombre,  exprimaient 


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158  REVCE    IVER    MVX    MANBE?:. 

l'abattement.  La  colore  était  tombée.  —  C'est  à  présent  que  les 
taquineries  vont  oommencer,  me  dit  mm  voisin. 

Le  vienx  qaî  m'avait  fait  un  discoure  la  veille  nat  à  moi,  et, 
me  frappant  sur  l'épaule  :  —  Tu  dois  être  oonteot,  me  dit-il,  oa 
arrange  tes  débuts  à  toutes  les  eaoces.  —  Puis  ee  r  'prOTaut  :  — 
As-tu  du  tabac?  —  Ten  avals  encore  une  mince  prorision  au  fond 
de  mes  poches  ;  je  lui  en  offris  une  pincée.  Je  compris  alors  à  l'é- 
panouissement de  son  visage  quelle  place  le  tabac  tient  dans  la  vie 
du  soldat;  une  pipe  bourrée,  c'est  l'oubli  de  toutes  les  misfres.  — 
Tn  es  on  bon  garçon,  me  dit-il  en  me  serrant  la  main  d'une  façon 
à  me  briser  les  os.  —  Je  venais  de  conquérir  tm  ami  qui  se  serait 
fait  tuer  pour  mw  pendant  cinq  minutes. 

La  presqu'île  «4«  Claires  se  compose  d'une  légère  émrnoice  dont 
les  deux  versnns  ^l'abaissent  vers  la  Meiise;  on  y  découvre  un  petit 
village,  une  assez  grande  mûson  d'habitation  et  un  moulin.  Aa 
point  de  jonction  de  la  rivi^Te  et  du  canal,  un  barra(>e  alimenle  les 
écluses  de  ce  moulio;  de  l'autre  côté  de  la  Meuse,  de  grandes  prai- 
ries s'étendent  juçiqu'au  pied  de  collines  boisées  qui  «ouroonesA 
l'horizon,  et  que  l'armée  prussienne  occupait  encore- 
Dès  offîciers  prussiens  allaient  et  venaient  dans  l'tle  d'un  pas 
méthodique  et  raide,  indiquant  à  chacun  des  corps  dont  se  compo- 
sait cette  armée  de  prisonniers  quel  emplacement  il  devait  oc- 
cuper. Point  d'hésitation,  point  d'embarras.  Un  jeune  lieutenant, 
mince  et  Ihiet,  pâle  et  blond,  nous  servait  de  guide.  Nmis  nous 
avancions  et  nous  noos  airétions  snr  un  signe  de  sa  main;  par  mo- 
mens,  à  ce  signe  muet  il  ajoutait  un  mot.  Il  tenait  nn  carnet  à  (a 
main,  0%  je  siq>pos€  que  les  vain<  us  dont  il  répondait  étaient  clas- 
sés par  numéros  d'<H-dre.  Une  dernière  fors  nous  fîmes  halte  «nr 
Tdo  des  versans  de  t'émrnence.  D'une  voix  claire  et  nous  montrant 
le  sol  Al  bout  du  doigt  :  —  C'est  ici,  messieurs,  nous  dit  l'oAlcier. 
—  11  était  huit  heures  du  soir.  Soos  nos  pieds  des  touflès  d'herbes 
humides  s'étendaient  sur  un  lit  de  boue.  —  A»-to  choisi  ta  place? 
me  dit  nn  camarade.  —  Et  d'un  air  de  philosophie  gouaille^ise  :  — 
Si  tu  vens  la  moitié  de  mon  lit,  prewis,  ajouta-t-il.  —  11  venait  de 
se  coucher  tout  de  son  long  par  terre-,  je  l'imitai. 

Quand  j'ouvris  les  yeux,  ta  rosée  et  fa  pluie  m'avaient peroé  jus- 
qu'aux os  ;  je  pouvais  croire  que  le  tartan  qui  me  servait  de  couver- 
ture était  tombé  dans  la  rivière.  Je  grelottais.  Il  faisait  encore  nuit; 
mais  des  lueurs  ternes  gui  dessinaient  la  crête  des  collines  me 
faisaient  comprendre  que  le  jour  n'allait  pas  tarder  &  paraître.  Je 
me  levai,  et,  pour  me  réchaiifler  autant  que  pour  assouvir  ma  faim, 
j'allai  dans  les  champs  arracher  des  pommes  de  terre.  J'avais  en 
beau  fiïuiller  dans  mes  poches,  je  n'y  avais  pas  trouvé  une  miette  de 


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BKCITS  O'UK   SOLDAT.  1E>9 

biscuit  ni  une  parcelle  de  lard  :  je  n'avais  plus  d'autre  foumisBeur 
que  le  hasard.  Je  n'avais  pas  fait  cinquante  pas  dans  la  campagne, 
que  j'aperçus  des  ombres  errant  çà  et  là  à  l'aveature.  Elles  se  bais- 
saieDt  vers  la  terre,  et  se  relevaient  par  mouveoieiis  altersaCifs  et 
irrégulters.  Je  cotnpfîs  que  cette  même  pensée  dont  j'^étais  fier  avait 
germé  dans  l'esprit  d'un  nombre  respectable  de  soldats.  Tous  lei 
pieds  de  pommes  de  terre  avaient  été  proitrement  secoués.  —  Un 
peu  pins  loin,  il  y  en  aura  encore  pour  tout  le  monde,  si  tu  te 
presses,  me  dit  itn  grenadier.  —  Je  m'écartai.  La  pluie  tombait  tou- 
jours, k  la  première  clarté  dti  malin,  mes  yeuK  ravis  reconnurent 
un  troupeau  de  moutons  bnmtant  Therbe  à  i'extrémité  d'un  champ 
voisin.  —  Des  côtelettes!  me  cria  un  camarade  qui  m'avait  suivi. 
—  J'avais  déjà  pris  ma  course  du  côté  du  berger.  C'était  un  petit 
vieux  grisonnant  qui  rêvait  sous  sa  linwusine,  les  deux  mains  sur 
son  bàlon.  —  Cooibien  le  moutwiî  lui  dis-je. 

—  C'est  que  je  ne  suis  pas  le  maîlje,  et  je  ne  sais  pas  si  ie  pro- 
priétaire,... me  répondit-il  en  se  grattant  l'oreille. 

—  Dis  toujours. 

—  Dame  !  répliqua-t-il  en  clignant  de  l'œiL,  on  pourra  croire  tout 
de  m^me  que  des  maraudeurs  en  ont  volé  un,...  ça  s'est  vu. 

—  Certaio^nent. 

—  Alors  c'est  quatre  francs. 

Je  lui  donnai  oent  sous,  et  j'emportai  le  mouton  sur  mes  i*paules. 
On  me  vit  passer  en  courant  avec  ma  proie  vivante.  Le  bruit  se  ré- 
pandit, comme  une  traînée  rie  poudre  dans  les  cauipeinens,  qu'un 
troupeau  de  moutons  paissait  aux  environs.  Zouaves  «t  dias^icurs 
d'Afrique  se  mirent  en  cinif>agne  comme  des  gens  pour  qui  aucune 
raizia  n'a  de  mystères.  i.a  clientèle  du  berger  augmenta  à  vue  d'ceîl. 
Il  prit  goût  à  sa  spécuiauon,  «t,  ses  prétentions  augmeniant  avec  ses 
scrupules,  la  bêle  que  j'avais  eue  pour  quatre  francs  en  valait  qua- 
TMite  une  heure  après:  le  troupeau  s'évanouit  oomme  un  brouillard. 

J'avais  bien  l'animal,  et  il  n'était  pas  maigre,  l'tle  me  fournissait 
assez  de  brons^îlles  pour  avoir  du  feu;  mais  où  trouver  du  sel  oa 
du  poivre?  Où  découvrir  du  paia  surtout?  Rediercbes,  offn-s  bril- 
lantes,  sujtplicatious,  rien  ne  me  réussiL  Mon  conpagDoa  n'avait 
pas  été  plus  heureux.  11  fallut  se  résigner  à  s'asseoir  autour  d'un 
quartier  de  nwnton  accommodé  à  la  diable  dans  sa  graisse.  On  l'a- 
valait, on  ne  )e  mangeait  pas.  Quelques  pommes  de  terre  cuites 
sous  la  cendre  me  con^ilaient  un  peu.  Nous  eûmes  du  mouton,  du 
même  mouton ,  à  dîner  et  à  déJKaner  pendant  (rois  jours.  \a  faim 
seule  pouvait  combatire  l'aversion  qu'il  ni'inspiraiL  Une  beui'6  vint 
où  il  n'en  resta  plus  un  débiis.  J'eus  l'ingratitude  de  m'en  ri^jotùr. 
Les  Iristessp.s  et  la  sobriété  farouche  des  jours  suivans  l'ont  l^au 
vengé.  Pendant  le  règne  du  mouton,  j'avais  eu  des  instans  de 

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160  BEVUE   DES   DEUX    HONDES. 

volupté;  ils  m'étaient  olTerts  par  des  camarades  sous  la  forme  d'un 
quart  de  biscuit  ou  d'un  peu  de  café.  Ces  magniGcences  m'ébloui»- 
saient.  Elles  ne  durèrent  qu'un  temps;  mais  ce  qui  metuit  le  comble 
à  mon  extase,  c'était  une  cigarette.  J'avais  usé  de  ma  petite  pro- 
vision de  tabac  avec  la  prodigalité  d'un  fils  de  famille  qui  croit  que 
les  cantines  suivent  le  soldat  dans  toutes  ses  aventures;  j'avais 
compté  sans  la  captivité. 

Un  matin,  errant  sur  la  lisière  de  mon  campement,  j'aperçus  un 
groupe  de  soldats  qui  gesticulaient  avec  une  animation  singulière. 
Des  exclamations  sortaient  de  ce  groupe.  Je  m'approchai,  et  vis  un 
zouave  qui,  debout  au  milieu  d'un  cercle  avide,  mettait  aux  en- 
chères une  cigarette  dont  l'enveloppe  de  papier  contenùt  uo  mé- 
lange bizarre  de  poussière  de  tabac  et  de  mie  de  pùn  ramass<.^es 
avec  les  ongles  au  fond  des  cavités  que  recelait  son  large  pantalon. 
On  olTrait  ce  qu'on  avait,  quatre  sous,  cinq  sous,  dix  sous,  quinze 
sous,  non  pas  pour  l'acquérir  et  en  faire  sa  propriété  exclusive,  mais 
pour  obtenir  le  droit  précieux  d'aspirer  un  certain  nombre  de  bouf- 
fées. On  poussait  comme  dans  une  salle  de  vente.  Un  caporal  of- 
frit un  franc.  Je  doublai  son  enchère,  un  frémissement  parcourut 
l'auditoire,  et,  au  prix  de  quarante  sous  payés  comptant,  le  droit  de 
fumer  un  tiers  de  la  cigarette,  avec  le  privilège  de  commencer,  me 
fut  adjugé.  Les  autres  adjudicataires  se  rangèrent  autour  de  moi,  et 
la  cigarette  mesurée  et  mnrquée  d'un  cei-cte  noir  au  tiers  de  sa  lon- 
gueur, dix  paires  d'yeux  suivaient  les  progrès  du  feu  tandis  que  je 
la  tenais  entre  mes  lèvres. 

Pendant  les  deux  ou  trois  premiers  jours,  il  y  avait  eu  des  heures 
de  pluie  et  des  heures  de  soleil.  On  employait  celles-ci  à  sécher 
l'insupportable  humidité  occasionnée  par  celles-la;  mais  un  matin 
le  ciel  parut  tout  noir,  et  la  pluîe  se  mit  à  tomber  avec  une  persis- 
tance et  une  régularité  qui  pouvaient  aisément  faire  croire  qu'elle 
tomberait  toujours.  Vers  le  soir,  mouillé  comme  une  éponge  qui  au- 
rait fait  une  chute  dans  une  rivière,  on  me  recueillit  dans  une  tente. 
Sept  ou  huit  soldats  se  pressaient  dans  un  rspace  où  trois  ou  quatre 
auraient  peut-être  pu  s'étendre.  J'étais  en  outre  arrivé  le  dermer,  et 
je  dus  m'allonger  au  bas  bout  de  la  tente.  Après  une  heure  de  som- 
meil, de  larges  gouttes  d'eau  froide  qui  s'aplatissaient  sur  mon  vi- 
sage me  réveillèrent.  Un  sergent  que  mes  mouvemens  tracassaient 
ouvrit  les  paupières  nonchalamment.  — Ça,  me  dit-il,  c'est  la  pluie. 
—  Merci,  répliquai-je,  et,  prenant  une  autre  posture,  je  me  fis  un 
rempart  démon  capuchon.  Au  bout  d'une  autre  heure,  j'éprouvai 
vaguement  la  sensation  d'un  homme  qu'on  plongerait  brusquement 
dans  un  bain  froid.  Il  me  semblait  qu'un  robinet  invisible  versait 
avec  obstination  un  torrent  d'eau  glacée  autour  de  mon  corps.  Un 
ùlsson  acheva  de  me  réveiller.  Le  rêve  ne  m'avait  pas  trompé  :  j'é- 

nigiUrrlbyGOOglC 


RÉCITS   d'uK   soldat.  161 

tais  dans  une  mare.  L'eau  clapotait  le  long  de  mes  épaules  et  de 
mes  jambes.  Je  sautai  sur  mes  genoux.  Le  sergent  qui  déjà  m'avait 
parlé  risqua  un  coup  d'œîl  de  mon  côté,  et  m'aperçut  dans  ma  bai- 
gnoire. —  Ça,  reprit-îl,  c'est  les  rigoles.  —  Je  n'en  pouvais  douter. 
La  pluie  avait  rempli  les  rigoles  creusées  autour  de  la  tente  et  au 
bord  desquelles  je  me  trouvais.  Elles  débordaient  sur  moi. 

I!  était  dis  heures,  je  misselais.  Autour  de  moi,  on  ronflait.  J'aban- 
donnai la  tente  et  achevai  ma  nuit  en  promenades.  C'est  dajis  ces 
momens-là  que  l'on  devine  la  douceur  des  occupations  qui  vous  pa- 
raissaient fatigantes  autrefois.  —  Je  revoyais  en  esprit  la  petite 
chambre  voisine  de  la  rue  de  Ttirenue,  la  cheminée  flambante,  la 
tasse  de  thé,  la  table  auprès  desquelles  j'avais  passé  des  heures  à 
la  clarté  d'une  lampe  placée  entre  des  livres.  —  Et  j'avais  pu  me 
plaindre  du  travail  nocturne  1 

Le  jour  arriva.  La  pluie  continuait  à  tomber  avec  la  même  abon- 
dance et  la  même  tranquillité.  Les  rives  de  la  Meuse  s'enveloppaient 
d'un  rideau  de  brume.  Les  Prussiens  avaient  commencé  une  sorte 
de  distribution  sommaire;  elle  se  composait  d'un  demi-biscuit  par 
homme  et  pour  deux  jours.  On  y  courait  cependant.  C'était  une  dis- 
traction encore  plus  (ju'un  soulagement.  Malheur  à  qui  laissait  traî- 
ner un  morceau  de  cette  maigre  pitance!  On  avait  pour  boisson  l'eau 
de  la  rivière,  à  laquelle  on  allait  par  troupes  remplir  ses  bidons. 
Ce  régime  et  cette  température  faisaient  des  vides  parmi  les  pri- 
sonniers; qui  tombait  malade  était  perdu.  Un  cas  de  fièvre  était  un 
cas  de  mort.  Point  de  médecins  et  point  de  médicamens.  On  avait 
la  terre  pour  dormir  et  im  quart  de  biscuit  pour  ne  pas  mourir  de 
faim.  J'avais  fait  la  connaissance  d'un  chasseur  d'Afrique,  engagé 
volontaire  comme  moi.  C'était  un  garçon  qui  avait  le  visage  d'une 
jeune  fille,  et  avec  cela  vif  comme  un  oiseau  et  brave  comme  un 
chien  de  berger.  Rien  n'avait  de  prise  sur  ce  caractère  robuste, 
ni  la  fatigue,  ni  les  mésaventures.  A  chaque  nouvelle  épreuve,  il 
secouait  ses  épaules  comme  un  terre-neuve  qui  sort  de  l'eau.  Didier 
ne  tarissait  pas  en  histoires  incroyables.  J'ai  toujours  pensé  que  ma 
nouvelle  connaissance  était  de  cette  famille  de  Parisiens  qui,  leur 
patrimoine  croqué,  s'arrangent  d'un  sabre  pour  avoir  un  cheval.  11 
était  porté  pour  la  croix.  Un  jour  il  m'offrit  son  quart  de  biscuit.  — 
Et  loi?  lui  dis-je. 

—  Je  n'ai  pas  faim. 

Et  comme  j'hésitais  :  —  Un  de  ces  jours  tu  me  rendras  un  gigot, 
si  tu  trouves  encore  un  mouton,  reprit-il  en  riant. 

II  me  tendit  la  main,  et  s'éloigna.  Je  remarquai  qu'il  avait  les 
yeux  tristes.  Le  souvenir  de  ces  yeux  me  poursuivit  tout  le  soir.  Le 
lendemain,  errant  sur  un  chemin,  j'avisai  quatre  soldats  qui  por- 


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102  EEVUB   DES    DEOX  MONDES. 

taieat  un  mort  sur  use  civière.  —  Sais-tu  qui  passe  là?  me  dit  un 
sergent  de  ma  compagnie. 

—  Nou. 

—  C'est  ton  chasseur. 

Je  courus  vers  la  civière  :  c'était  Didier  en  elTet.  —  On  savait  chez 
nous  qu'il  était  perdu,  me  dit  l'un  des  cavalieis  qui  le  portaient.  — 
Je  me  mis  à  marcher  derrière  lui,  les  yeux  gros  de  larmes. 

On  ne  pouvait  sortir  sans  rencontrer  un  de  ces  cortèges  sinistres. 
Ordinairement  le  cadavre  était  couché  sur  un  brancard  fait  de  deux 
morceaux  de  bois  reliés  par  deux  traverses.  Quelquefois  encore 
quatre  soldats  le  prenaient  par  les  jambes  et  les  bras,  et  le  je- 
taient dans  une  fosse  creusée  à  la  hâte  et  recouverte  bien  vite  de 
quelques  pelletées  de  terre.  Deux  ou  trois  camarades  suivaient  le 
corps.  Le  lendemain,  on  n'y  pensait  plus...  C'était  comme  une 
grande  loterie. 

Les  heures  dans  cette  pluie  et  cette  inaction  éuûent  longues  et 
lourdes.  On  en  perdût  le  plus  (ju'on  pouvait  en  promenades  çà  et 
là.  Les  bords  de  la  Meuse  nous  attiraient.  On  ne  pouvait  faire  une 
centaine  de  pas  sur  la  rive  sans  voir  descendant  au  fil  de  l'eau  des 
cadavres  d'hommes  et  de  chevaux.  On  en  rencontrait  d'autres 
échoués  dans  des  touffes  d'herbe,  là  un  chasseur  de  Vincennes,  là 
un  uhlan.  Tous  les  corps  des  deux  armées  y  avaient  laissé  quel- 
ques-uns de  leurs  représentans.  On  y  faisait  un  cours  d'unifoiines 
in  anima  vili.  11  y  avait  des  heures,  quand  il  ne  pleuvait  pas,  où 
je  ne  pouvais  m'arracher  à  ce  lugubre  spectacle.  Je  regardais  les 
cadavres  que  le  cours  du  flot  emportait  lentement,  ou  qui  restaient 
pris  entre  les  joncs  dans  des  attitudes  terribles.  11  en  était  parmi 
eux  qui,  vivans  au  mois  de  juillet,  avaient  peut-être  chanté  le  Rhin 
allemand  sur  les  boulevards  de  Paris.  Leur  agonie  s'était  termiuée 
dans  la  vase.  La  première  fois  que  je  m'étais  avancé  du  côté  du 
moulin,  j'avais  vu  sur  le  baiTage,  accrochés  parmi  les  pierres,  les 
corps  de  deux  soldats,  un  Français  et  un  Prussien,  que  le  remous 
des  eaux  balançait.  Ce  mouvement  vague,  qui  faisait  par  intervalles 
rouler  leurs  têtes  et  leurs  bras,  leur  prêtait  un  semblant  de  vie  qui 
avait  quelque  chose  d'effrayant.  Us  y  étaient  encore  quatre  jours 
après.  Des  oiseaux  voletaient  au-dessus  du  barrage.  Le  soir,  aux 
lueurs  incertaines  qui  tombaient  d'un  ciel  gris,  ces  formes  vagues 
qu'on  voyait  flotter  sur  la  rivière  prenaient  des  aspects  étranges. 
L'imagination  y  avait  sa  part;  mais  le  spectacle  dans  sa  réalité  crue 
avait  par  lui-môme  un  caractère  épouvantable. 

Je  me  rappelle  qu'un  matin,  en  allant  remplir  mon  bidon  dans 
un  pli  du  rivage  où  jusqu'alors  le  hasard  ne  m'avait  pas  conduit, 
un  de  mes  camarades  me  poussa  le  coude  :  —  Regarde,  me  dit-il. 
—  Je  levai  les  yeux  et  aperçus  sur  un  Ilot  de  sable,  à  quelques  mè- 


RÉCITS  d'un  soldat.  168 

très  du  rivage,  le  corps  d'un  cuirassier  dont  la  tète  disparaissait  à 
demi  sous  un  lit  de  longues  herbes.  Ses  jambes,  chaussées  de  lourdes 
bottes,  et  son  corps,  sur  lequel  étincelait  la  cuirasse,  saillaient  hors 
de  l'eau.  Sa  main  gantée  reposait  sur  la  vase  et  s'était  nouée  autour 
d'une  touiïe  de  glaïeuls.  Deux  ou  trois  corbeaux  battaient  de  l'aile 
autour  de  l'Ilot  :  on  pouvait  croire  à  l'attitude  du  pauvre  cuirassier 
que  la  mort  l'avait  surpris  là.  Il  avait  le  visage  déchiqueté.  L'image 
de  ce  cuirassier  me  poursuivit  longtemps.  Quand  je  portai  à  mes 
lèvres  le  bidon  rempli  de  l'eau  puisée  dans  l'anse  qui  l'abritait,  ma 
main  le  laissa  retomber  sans  pouvoir  en  avaler  une  gorgée. 

Il  n'était  pas  rare  de  rencontrer  dans  nos  promenades  des  groupes 
de  soldats  accroupis  autour  du  cadavre  d'un  cheval  qu'ils  avaient  ■ 
tiré  de  la  rivière,  et  sur  lequel  ils  taillaient  des  lanières  de  chair 
avec  leurs  couteaux.  Quelquefois  ils  grondaient  comme  des  dogues 
qu'on  dérange  dans  leur  immonde  repas.  Je  n'avais  jamais  voulu 
de  cette  chair  nauséabonde;  mais  la  faim  me  tourmentait.  On  a  vite 
fini  de  broyer  entre  ses  dents  le  quart  d'un  biscuit,  si  dur  qu'il  soit; 
on  ne  découvrait  presque  plus  de  pommes  de  terre,  tant  des  mains 
par  milliers  en  avaient  retourné  les  champs.  Un  jour  que  je  serrais 
ma  ceinture  après  avoir  vainement  fouillé  vingt  sillons  :  -—  Écoute, 
me  dit  un  camarade  avec  lequel  j'avais  partagé  quelques  lambeaux 
de  mon  mouton,  il  y  a  le  moulin. 

—  Je  le  connais;  j'ai  même  rôdé  par  là  hier  encore.  Ni  poules,  ni 
canards,  rien. 

—  Pas  sûr;  moi,  j'ai  l'œil. 

Et  mon  Marseillais  porta  le  doigt  à  l'organe  dont  il  parlait  avec 
ce  geste  expressif  que  connaissent  tous  ceux  qiù  ont  traversé  la 
Canebière.  C'était  un  garçon  avisé,  qui  avait  le  flair  d'un  chien  de 
chasse  pour  la  nourriture.  —  Explique-toi,  repris-je. 

—  Eh  bien  !  s'il  n'y  a  plus  de  volailles  au  moulin,  le  meunier  a 
encore  quelque  chose. 

—  De  la  farine  I  m'écrki-je  avec  joie,  du  pain  peut-être  ! 

—  Non,  mais  du  son;  viens  voir. 

Mon  enthousiasme  s'était  refroidi,  cependant  je  suivis  ie  cama- 
rade. —  Et  il  y  en  aura  pour  moi,  n'est-ce  pas?  car  ça  se  paie,  me 
dit-il  en  courant.  —  Je  lui  répondis  par  un  signe  de  tête  afllrmatif, 
et  nous  arrivâmes  au  moulin.  Il  y  avait  déjà  qpieue.  —  Voilà  ce  que 
jecraignaisl  s'écria  mon  Marseillais  avec  un  accent  désespéré  rendu 
plus  vif  par  le  dépit. 

Le  meunier  vendait  à  tout  venant  muni  de  pièces  blanches  le 
son  de  son  moulin,  qu'il  débitait  parcimonieusement  par  petites 
portions.  La  livre  de  son  coûtait  quarante-quatre  sous,  et,  pour  en 
avoir,  il  fallait  attendre  deux  ou  trois  heures.  Ma  livre  de  son  payée, 
je  l'emportai  et  la  délayai  dans  une  gamelle  pleine  d'eau...  V%NÙa 


16â  RETDE  DES  DBDX  XOMDES. 

ainsi  deux  services  à  mon  menu,  un  quart  de  biscuit  sec  et  une 
écuelle  de  son  mouillé. 

Cette  existence,  irritée  par  la  misère,  commençait  à  me  peser 
lourdement.  Pîen  ne  me  faisait  prévoir  qu'elle  dût  bientôt  prendre 
fin.  Des  olficiers  auxquels  on  avait  d'abord  remis  la  garde  des  pri- 
sonniers, la  surveillance  était  passée  aux  sous-oflîciers  :  ils  avaient 
la  charge  des  distributions,  qui  n'arrivaient  plus  intactes  aux  sol- 
dats. Le  grand  découragement  amenait  un  grand  désordre.  Chacun 
tirait  à  soi.  Qui  pouvait  voler  la  part  d'un  camarade  la  gardait. 
II  y  avait  des  querelles  pour  un  biscuit  perdu.  Quelques  géné- 
raux faisaient  ce  qu'ils  pouvaient  pour  améliorer  le  sort  de  leurs 
soldats,  le  général  Ducrot  entre  autres,  qui  jusqu'au  bout  mit  tout 
en  œuvre  pour  leur  venir  en  aide;  mais  l'autorité  allemande  faisait 
la  sourde  oreille  à  leurs  réclamations.  On  périssait  dans  la  fange.  A 
ces  privations,  qui  avaient  le  caractère  d'une  torture,  s'ajoutaient  des 
spectacles  qui  me  faisaient  monter  le  rouge  au  front.  Des  officiers 
prussiens  visitaient  l'Ile  à  toute  heure  et  sans  façon,  avec  des  airs 
d'arrogance,  pour  les  besoins  de  leur  remonte  personnelle,  faisaient 
descendre  les  officiers  français  de  leurs  montures  et  s'en  emparaient 
avec  la  selle  et  les  harnais.  Je  voyais  mes  malheureux  compatriotes 
mordre  leurs  lèvres  et  mâcher  leurs  moustaches.  Quelques-uns  de- 
venaient tout  blancs.  L'un  d'eux,  mit  la  main  à  sa  ceinture,  et  de- 
manda &  celui  qui  le  dépouillait  s'il  ne  voulait  pas  aussi  sa  montre. 
— Ick  vorsiche  nicht  (je  ne  comprends  pas),  —  répondit  le  Prussien, 
qui  savùt  parfaitement  le  français. 

Il  y  a  des  choses  qu'il  faut  avoir  vues  pour  y  croire.  On  a  le  cœur 
serré  quand  on  y  songe.  Un  de  ces  Prussiens  armés  d'éperons  qui 
parcouraient  Die  rencontra  un  jour  un  oITicier  français  qui  passait  à 
cheval,  et  t'invita  à  descendre.  Un  prisonnier  n'a  presque  plus  le 
caractère  d'un  homme.  L'officier  obéit.  Le  Prussien  se  mit  en  selle, 
et,  après  avoir  fait  marcher,  trotter,  galoper  le  cheval,  inclinant  la 
tète  d'un  air  froid  :  —  C'est  bien,  monsieur,  je  le  garde.  —  Au- 
cune résistance  n'était  possible.  Il  fallait  se  soumettre  à  tout;  mais 
on  avait  la  mort  dans  l'âme.  Je  commençai  sérieusement  à  penser 
à  une  évasion.  Malheureusement  il  était  plus  facile  d'y  songer  que 
de  l'exécuter.  Un  seul  pont  jeté  sur  le  canal  donnait  accès  dans 
l'Ile.  Ce  pont  étùt  gardé  par  deux  pièces  de  canon  mises  en  bat- 
terie, la  gueule  tournée  vers  nos  campeniens.  On  savait  qu'ils  étaient 
chargés.  Un  poste  nombreux  veillait  tout  autour,  les  armes  prêtes. 
De  ce  côté-là,  rien  h.  espérer;  de  l'autre  côté  de  la  Meuse,  cour- 
bée en  arc  de  cercle,  des  pelotons  de  soldats  bivouaquaient  de  dis- 
tance en  distance,  et  dans  l'intervalle  de  ces  bivouacs,  séparés  les 
uns  des  autres  par  un  espace  de  cinq  cents  mètres  à  peu  près,  se 
promenaient,  le  fusil  sur  l'épaule,  deux  ou  trois  sentinelles  qui 


RÉCITS  d'un  soldat.  165 

ne  perdaient  pas  notre  lie  de  vue.  Quand  la  nuit  venait,  on  dou- 
blait le  nombre  de  ces  sentinelles.  Des  détonations  qui  me  réveil- 
laient pendant  mon  sommeil  ou  troublaient  mes  promenades  sous  la 
pluie  nocturne,  et  dont  je  comprenais  la  sinistre  signification,  m'in- 
diquaient suffisamment  que  ces  sentinelles  faisaient  bonne  garde. 

Une  nuit  cependant,  n'y  tenant  plus,  et  redoutant  de  trouver  en 
Allemagne  des  lies  phis  tristes  encore,  je  me  décidai  k  tenter  l'aven- 
ture. Je  me  dirigeai  donc  vers  la  Meuse.  Le  ciel  était  sombre,  la 
rive  déserte.  De  l'autre  côté  de  l'eau,  on  voyait  les  feux  de  bi- 
vouac allumés.  Malgré  l'obscurité  qui  étendait  un  voile  gris  sur  le 
fleuve,  on  distinguait  à  la  surface  claire  des  eaux  des  formes  incer- 
taines qui  flottaient  mollement.  Elles  s'effaçaient  et  reparaissaient. 
J'hésitai  un  instant,  puis  enfin,  me  déshabillant  de  la  tâte  aux  pieds 
et  ne  gardant  qu'un  caleçon,  j'entrai  dans  la  Meuse;  j'avais  déjà  de 
l'eau  jusqu'à  mi-corps,  et  la  pente  du  sol  où  je  marchais  m'indi- 
quait que  j'allais  bientôt  perdre  pied,  lorsqu'une  masse  noire  passa 
lentement  devant  moi,  et  m'eflleura  la  poitrine,  contre  laquelle  je 
la  sentis  fléchir  et  s'enfoncer.  Un  horrible  frisson  me  parcourut  le 
corps  :  cette  perspective  de  nager  au  milieu  d'un  fleuve  noir  qui 
m'offrait  des  cadavres  pour  compagnons  de  route  me  fit  trembler; 
Je  venais  d'être  saisi  d'une  peur  nerveuse,  d'une  peur  irrésistible, 
et,  reculant  malgré  moi,  les  yeux  sur  cette  masse  indécise  qui 
s'en  allait  à  la  dérive,  à  demi  paralysé,  je  regagnai  le  bord,  où  je 
m'assis. 

Le  lendemain,  au  plein  jour,  je  retournai  à  l'endroit  même  où 
j'avais  tenté  le  passage  de  la  Meuse.  A  quelques  pas  de  la  rive,  où 
l'on  distinguait  encore  l'empreinte  de  mes  pieds  nus,  en  aval,  sur 
un  banc  de  vase  tapissé  de  quelques  joues,  le  corps  d'un  jeune 
turco,  que  je  n'y  avais  pas  vu  la  veille  en  inspectant  les  lieux,  était 
échoué,  le  visage  dans  l'eau  qui  le  découvrait  et  le  recouvrait  à 
demi  dans  son  balancement  doux.  Ses  deux  mains,  étendues  en 
avant,  plongèrent  dans  la  vase.  On  me  raconta  qu'il  avait  essayé  de 
s'évader  dans  la  soirée,  et  que  les  sentinelles  prussiennes  l'avaient 
fusillé.  Atteint  de  deux  ou  trois  balles,  il  n'avait  pas  eu  la  Xorce  de 
regagner  le  bord.  Peut-ôtfe  était-ce  là  ce  corps  qui  m'avait  effleuré 
au  moment  où  j'allais  me  jeter  en  plein  fleuve;  peut-être  encore 
ai-je  dû  la  vie  à  ce  pauvre  mort.  Je  renonçai  à  ma  première  idée  de 
demander  à  la  Meuse  des  moyens  d'évasion,  sans  renoncer  toutefois 
à  mon  projet  :  il  ne  s'agissait  que  de  trouver  une  occasion  meilleure. 

Si  la  Meuse  charriait  des  cadavi'es  huit  jours  encore  après  la  ba- 
taille, notre  Ile  vomissait  des  morts  ;  on  en  comptait  par  centaines. 
C'étùt  comme  une  épidémie.  L'autorité  prussienne  fmit  par  s'in- 
quiéter de  cet  état  de  choses.  La  contagion  pouvait  gagner  l'armée 
-victorieuse  comme  elle  décimait  l'armée  vaincue.  —  Tu  sus,  me 


100  REVDB  DES  DEDX  HOKDES. 

dit  QD  jour  l'uD  de  mes  compagnoos  de  tente,  les  trains  d«  plaiair 
pour  la  Prusse  vont  commencer  bientôt  I  —  Le  lendemain  en  effet, 
on  faisait  évacuer  les  malades.  J'en  vis  partir  qui  se  traînaient  à 
peinel  Le  lourdes  oITiciers  devait  venir  après  celui  des  malades. 
Chacun  d'eux  avait  le  droit  d'emmener  un  ordonnance.  Ce  fut  pour 
moi  comme  un  trait  de  lumière,  et  je  courus  auprès  du  commandant 
H...  pour  obtenir  la  faveur  insigne  d'être  promu  aux  fonctions  de 
brosseur.  11  accueillit  favorablement  ma  demande,  et  me  présenta  à 
un  capitaine.  J'arrivai  à  propos  ;  ce  poste  de  confiance  était  sollicité 
par  un  grand  nombre  de  candidats,  et  quelques-uns  avaient  des 
titres  peut-être  plus  sérieux  à  faire  valoir  que  les  miens.  Je  l'em- 
portai cependant,  grâce  à  l'appui  du  commandant.  J'en  donnai  la 
nouvelle  à  mes  camarades  de  lit  sous  cette  tente  dans  laquelle  il 
pleuvait  tant.  —  Brosseur  déjà  I  s'écria  le  plus  vieux  de  la  bande. 

Dana  la  soirée,  on  m'avertit  de  me  tenir  prêt  à,  la  première  heure 
du  jour.  Je  comptai  sur  la  pluie  pour  m'empècher  de  dormir;  elle 
ne  trompa  point  mon  espérance,  et  le  10  septembre,  au  matin,  je 
pris  le  chemin  du  pont,  après  une  dernière  visite  au  moulin.  Lee 
deux  pièces  de  canon  étaient  h  leur  place,  les  Prussiens  sous  les 
armes.  La  troupe  de  ceux  qui  devaient  former  un  nouveau  convoi 
s'y  rassemblait.  Il  avait  été  décidé  que  les  officiers,  à  partir  du 
grade  de  capiteine  inclusivement,  monteraient  dans  des  espèces  de 
chariots  garnis  de  planches.  Les  lieutenans  et  les  sous-lieutenans, 
avec  les  ordonnances,  devaient  marcher  à  pied. 

Un  colonel  prussien  qui  était  en  surveillance  à  l'entrée  du  pont 
donna  un  ordre,  un  aide-de-camp  cria  :  En  route  !  et  la  colonne  se 
mit  en  mouvement.  Le  pont  franchi,  nous  suivîmes  pour  rentrer  k 
Sedan  le  môme  chemin  que  nous  avions  pris  pour  en  sortir.  La  co~ 
lonne  s'y  arrêta  un  instant.  Cne  pièce  de  monnaie  à  la  main,  et 
profitant  de  cette  halte,  je  me  présentai  devant  la  boutique  d'un 
boulanger,  à  la  porte  duquel  s'allongeait  une  queue  de  prisonniers. 
Des  soldate  prussiens  se  mêlaient  à  cette  foule.  L'un  d'eux  ne  se 
gênait  pas  pour  bousculer  ses  voisins.  On  se  récria.  IL  éUit  brutal, 
il  devint  insolent.  La  discussion  entre  gens  que  la  faim  talonne  dé- 
génère bien  vite  en  querelle.  Au  moment  où  la  querelle  prenait  les 
proportions  d'une  rixe,  un  officier  intervint.  Il  s'enquit  de  ce  qui  se 
passait.  Les  prisonniers  déclarèrent  d'une  commune  voix,  et  c'était 
vrai,  que  le  Prussien  avait  voulu  se  faire  servir  avant  son  tour,  et 
qu'il  s'était  jeté  à  travers  les  rangs  comme  un  furieux,  frappant  et 
cognant.  —  L'olTicier  doniia  l'ordre  au  soldat  de  se  retirer.  Celui-ci 
avait  bu  quelques  verres  d'eau-de-vie,  un  de  trop  peut-être.  Il  s'é- 
cria qu'il  ne  céderait  pas,  et  qu'il  aurait  son  pain  parce  qu'il  le  vou- 
lait. Sans  répondre,  l'officier  prit  à  sa  ceinture  un  revolver,  l'arma, 
et  firoidement  cassa  la  tête  au  soldat.  11  tomba  comme  une  masse* 

nigiUrrlbyGOOglC 


BÉCriS   D'OIf   SOLDAT.  167 

Aucun  des  camarades  du  mort  ne  remua;  je  commençai  Jt  com- 
prendre ce  que  c'était  que  la  discipline  prusrienne. 

Rentrée  k  Sedan  par.  la  porte  de  Paris,  nous  en  sortîmes  par  la 
porte  de  Balan,  Cette  ville,  que  j'avais  vue  encombrée  de  troupes 
françaises,  était  alors  occupée  par  une  garnison  de  soldats  de  la 
landwehr.  Des  malades  et  des  blessés  se  traînaient  ici  et  là.  Les  ba- 
bitans  nous  regardaient  passer  d'un  air  morne.  Quand  ils  pensaient 
n'être  pas  vus  par  nos  gardiens,  quelques-uns  d'entre  eux  s'appro- 
chaient de  nous  pour  nous  donner  du  pain  ou  des  morceaux  de 
viande,  aumône  de  la  ruine  à  la  misère.  Notre  colonne,  composée 
de  huit  cents  hommes  à  peu  près,  comptait  des  oITiciers  de  toutes 
armes.  La  cavalerie  et  l'arUllerie  y  avaient  un  grand  nombre  de  re- 
présentans.  Leurs  uniformes  ne  les  eussent-ils  pas  désignés,  on  les 
aurait  reconnus  à  la  pesanteur  de  leur  marche,  alourdie  par  leurs 
grosses  bottes  et  la  basane  de  leurs  pantalons.  C'était  au  tour  des 
fantassins  de  payer  en  sourires  les  railleries  des  cavaliers;  mais  qui 
pensait  à  sourire  en  ce  moment-làî  II  ne  restât  plus  trace  de  la 
vieijle  gatté  gauloise.  Ce  sentiment  qu'on  était  prisonnier  écrasait 
tout.  Des  officiers  qui  portaient  la  médaille  de  Crimée  et  d'Italie  es- 
suyaient des  larmes  furtivement.  11  semblait  que  cette  troupe  dont 
la  file  s'allongeait  sur  la  route  portât  le  deuil  de  cent  années  de  vic- 
toires effacées  en  un  jour  par  un  désastre.  Nous  avions  pour  es- 
corte deux  forts  pelotons  d'infanterie  prussienne  portant  le  casque 
k  pointe,  et  qui  marchaient  l'un  en  tête  de  la  colonne,  l'autre  en 
queue.  Et  sur  les  bas  côtés  de  la  route,  la  flanquant  de  deux  mè- 
tres en  deux  mètres,  des  sentinelles  nous  accompagnaient,  le  fusil 
chargé  sur  i'épanle.  On  nous  avait  prévenus  qu'à  la  moindre  alerte 
elles  avaient  ordre  de  faire  feu.  Des  uhlans,  le  pistolet  au  poing, 
faisaient  ta  navette,  et  passaient  au  grand  trot  de  l'avant-gai-de  à 
l'arrière-garde  de  la  colonne,  bousculant  tout. 

La  route  était  défoncée,  les  chariots  cahotaient  dans  les  ornières. 
Nous  marchions  dans  la  boue.  On  ne  voyait  partout  que  chaumières 
brûlées,  arbres  abattus,  champs  ravagés.  C'est  ainsi  que  nous  arri- 
vâmes k  Bazeilles.  Qui  a  vu  ce  spectacle  ne  l'oubliera  jamais.  Il  sem- 
blait qu'une  trombe  se  fût  jetée  sur  le  village.  Tout  y  était  par  terre. 
Ud  amoncellement  de  toitures  elTondrées  et  de  murailles  tombées 
au  ras  du  sol,  des  débris  de  meubles  calcinés,  des  poutrelles  rom- 
pues, des  charrettes  en  morceaux,  des  charrues  et  des  herses  bri- 
sées par  le  milieu,  des  lambeaux  de  volets  et  de  portes  pendant 
sur  leurs  gonds,  des  carcasses  d'animaux  atteints  par  les  balles  et 
surpris  par  le  feu,  les  jardins  en  ruine  avec  leurs  treilles  et  leurs 
pommiers  noircis,  partout  les  traces  de  l'incendie.  On  marchait  sur 
des  éclats  d'obus.  11  y  avùt  çà  et  là  air  des  pans  de  mur  de  larges 


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168  HEVUE   DES  DEDI   MONDES. 

taches  d'un  brun  noirâtre.  Une  main  sanglante  avait  appliqué  l'em- 
preinte de  SCS  cinq  doigts  sur  un  enduit  de  plâtre;  des  lambeaux  de 
vêtement  restaient  accrochés  entre  les  haies;  sur  un  buisson,  on 
apercevait  deux  petits  bas  d'enfant  qu'on  y  avait  mis  sécher.  Sur 
la  façade  d'une  maison  labourée  par  un  paquet  de  mitraille,  l'appui 
d'une  fenêtre  à  laquelle  il  ne  restait  pas  une  vitre  supportait  deux 
jolis  pots  de  fleurs  en  faïence  bleue.  Quelques  malheureux  se  pro- 
menaient parmi  ces  décombres,  II  s'en  dégageait  une  odeur  affreuse 
de  cadavres  en  putréfaction.  Des  fragmens  d'armes  jonchaient  le  sol. 
C'était  navrant,  homble,  hideux.  Le  village  était  comme  éveatré. 
Une  famille  vêtue  de  loques  s'était  blottie  sous  un  appeotis  :  elle 
nous  regardait  passer  avec  des  frémissemens  effarés.  Peut-être  cher- 
chait-elle son  foyer  ;  son  malheur  dépassait  le  nôti'e  :  des  soldats  lui 
jetèrent  des  morceaux  de  biscuit, 

Bazeilles  traversé,  notre  marche  continua.  On  ne  pouvait  ni  s'ar- 
rêter, ni  se  reposer.  Chaque  étape  était  marquée  d'avance  avec  un 
temps  déterminé  pour  les  parcourir.  Nous  étions  partis  de  Sedan  à 
onze  heures  un  quart,  et  nous  arrivions  à  Stenay  à  huit  heures  du 
soir,  après  une  halte  d'une  demi-heure.  Une  surprise  heureuse 
m'attendait  à  Sienay.  L'officier  à  qui  je  servais  d'ordonnance,  et 
qui  poussait  la  bonté  jusqu'à  me  traiter  en  ami  plus  qu'en  soldat, 
voulut  bien  me  présenter  à  un  ancien  capitaine  de  zouaves  qui  avait 
obtenu  du  préfet  prussien  l'autorisation  de  loger  les  camarades  du 
y  régiment,  auquel  il  avait  appartenu.  Une  place  me  fut  offerte  à 
la  table  hospitalière  autour  de  laquelle  M,  D.,.  les  reçut.  Je  m'em- 
pressai d'accepter.  Quelle  faim!  Jamais  soupe  fumante,  jamais 
bœuf  bouilli  ne  dégagèrent  arômes  plus  savoureux;  mes  naiines  les 
aspiraient  non  m'oins  que  mes  lèvres.  Il  y  avait  huit  ou  dix  jours 
à  peu  près  qu'une  bouchée  de  nourriture  honnête  ne  les  avait  tra- 
versées. On  parlait  beaucoup  à  mes  côtés,  et  les  récits  s'entre- 
croisaient avec  les  questions;  je  n'entendais  rien,  je  mangeais.  On 
ne  swt  pas  quel  vide  peuvent  creuser  dans  l'estomac  d'un  volon- 
taire, majeur  depuis  un  an  à  peine,  l'abus  du  son  délayé  dans  l'eau 
pure,  et  trente-deux  kilomètres  avalés  d'une  traite!  Rien  ne  le 
comble;  M.  D...  riait  de  mon  appétit.  La  nappe  enlevée  et  le  café 
pris,  il  me  permit  de  m' étendre  sur  le  lapis  d'une  chambre  à  cou- 
cher. Les  lits,  les  canapés,  les  matelas,  appartenajent  naturelle- 
menl  aux  officiers.  A  peine  étendu,  je  dormis  les  poings  fermés.  Une 
inquiétude  me  restait  :  pourrais-je  me  lever  le  lendemain  matin?  Il 
y  avait  là  un  problème  que  l'expérience  seule  pouvait  résoudre. 

h.  sept  heures,  le  bruit  qu'on  faisait  dans  la  maison  me  réveilla. 
J'essayai  de  me  dresser.  Ce  ne  fut  pas  sans  une  certaine  difficulté 
que  j'y  parvins.  Mon  officier  m'epcourageait  du  geste  et  de  la  voix. 


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RÉCITS  d'un  soldat.  160 

—  La  courbature,  ce  n'est  l'ien ,  quoiqu'il  me  semble  avoir  fait  une 
ample  provision  de  rhumatismes  du  côté  de  Glaires  ;  mais  c'est  le 
pied  qui  ne  va  plus!  lui  dis-je.  —  C'était  vrai.  11  faut  avoir  été 
chasseur  ou  soldat  pour  savoir  ce  que  c'est  qu'une  plaie  au  talon, 
h  la  cheville,  au  cou-de-pied.  Mieux  vaudrait  avoir  un  bras  cassé, 
ou  une  balle  dans  l'épaule.  Gomme  disent  les  marins,  en  est  atteint 
dans  ses  œuvres  vives.  L'aspect  d'une  table  servie  me  rendit  un  peu 
de  force;  lorsqu'on  se  réunit  pour  le  départ,  je  demandai  la  per- 
mission d'emporter  les  morceaux  de  pain  qu'on  oubliait.  Laisser  du 
pain  sur  une  table  quand  la  veille  encore  j'aurais  été  cliercher  un 
quart  de  biscuit  en  rampant  sur  le  ventre!  On  me  l'accorda,  et  j'en 
remplis  mes  poches.  Bien  m'en  prit.  A  neuf  heures  précises,  on  se 
remit  en  route.  Toujours  les  mêmes  ornières,  toujours  les  mêmes 
cailloux,  toujours  la  môme  boue  1  Pendant  le  premier  kilomètre,  ce 
fut  terrible.  Je  me  traînais,  mais  enfin  le  pied  s'échauffa,  et  je  re- 
trouvai en  partie  l'élasticité  de  mon  pas. 

Les  misères  de  cette  épouvantable  route  devaient  presque  me 
faire  oublier  les  misères  de  mon  séjour  dans  l'Ile  que  j'avais  mau- 
dite. Vers  midi,  la  colonne,  qui  marchait  avec  des  ondulations  de 
serpent,  présentait  un  spectacle  lamentable.  On  trébuchait,  on  tom- 
bait. Les  traînards  se  laissaient  aller  sur  les  tas  de  pierres.  Quel- 
ques-uns peut-être  manquaient  d'énergie,  beaucoup  manquaient  de 
force.  Tous  les  prisonniers  n'avaient  pas  rencontré  à  Stenay  des  ca- 
pitaines comme  les  zouaves  du  3'  régiment.  Le  besoin  faisait  dans 
la  colonne  autant  de  ravages  que  la  fatigue.  Les  retardataires  s'en 
détachaient  comme  les  feuilles  mortes  d'un  arbre  que  le  vent  secoue. 
.  Ges  malheureux  étendus  par  terre,  les  gardiens  aocouraient,  et  les 
frappaient  à  coups  de  crosse.  Un  coup,  deux  coups,  trois  coups,  jus- 
qu'à ce  qu'ils  fussent  remis  sur  pied.  Autant  de  coups  qu'il  en  fallait, 
et,  si  les  coups  de  crosse  ne  suffisaient  pas,  les  coups  de  baïonnette 
venaient  après.  La  peau  fendue,  la  chair  déchirée,  on  se  relevait; 
mais  l'épuisement  était  quelquefois  plus  fort  que  la  douleur.  Quel- 
ques-uns de  ceux  qui  s'étaient  relevés  retombaient  bientôt.  Les 
coups  et  les  menaces  ne  pouvaient  plus  rien  sur  ces  corps  inertes, 
la  colonne  avec  son  escorte  de  sentinelles  continuait  sa  marche.  On 
laissait  au  peloton  prussien  qui  la  suivait  le  soin  de  balayer  la  route. 

—  Elle  a  ordre  de  ne  rien  laisser  traîner,  me  disait  un  chasseur 
d'Afrique  qui  enfonçait  ses  éperons  daus  la  boue  auprès  de  moi. — 
On  m'a  raconté  que  ces  malheureux,  étendus  dans  les  fossés  ou  sur 
les  talus  du  chemin,  étaient  impitoyablement  fusillés  par  ce  der- 
nier peloton,  à  qui  incombait  la  teirible  et  suprême  police  de  la  co- 
lonne. Je  n'ose  pas  affn-mer  le  fait  dans  sa  sanglante  brutalité.  Trai- 
tait-on en  déserteurs  les  prisonniers  qui  rest&ieot  en  arrière,  et  la 

n,g,Urrlb,^OOgIC 


170  RBVUB  DES  DEUX  MONDES. 

discipline  impitoyable  que  l'armée  prussienne  applique  aux  vaincus 
après  l'avoir  subie  elle-même  l'engageai t-et  le  à  ne  voir  dans  l'épui- 
sement qu'un  prétexte 7  Je  l'ignore;  mus  ce  que  je  sais  bien,  c'est 
que  jamais  aux  étapes  prochaines  je  n'ai  revu  aucun  de  ceux  qui 
tombaient,  et  que  des  cbariots  pouvaient  recueillir. 

Nous  étions  partis  à  neuf  beures.  Après  la  halte  d'une  demi- 
heure  qu'on  nous  accorda  vers  midi,  j'eus  quelque  peine  à  me 
mettre  debout.  L'un  de  mes  pieds,  le  pied  gauche,  avait  la  pesan- 
teur du  plomb.  Il  me  devenait  impossible  de  conserver  ma  bottine, 
qui  me  blessait  et  m'occasionnait  à  chaque  pas  d'intolérables  souf- 
frances. Je  jetais  des  regards  d'envie  sur  les  talus  gazoooés  du  che- 
min. Les  animaux  avaient  le  droit  de  s'y  reposer.  Je  voyùs  au  mi- 
lieu des  champs  des  bœufs  étendus  dans  l'herbe,  et  il  me  fallait 
marcher  encore,  marcher  toujours;  n'en  pouvant  plus,  je  tombai 
sur  un  tas  de  pierres  et  retirai  ma  chaussure.  Les  soldats  prussiens, 
chaussés  de  bottes  excellentes,  me  regardaient  faire,  tout  prêts  à 
mettre  le  doigt  sur  la  gâchette  de  leur  fusil ,  ai  j'avais  fait  un  pas 
dans  les  prés  voisins.  L'heure  n'en  était  pas  venue,  car  je  n'avais 
pas  renoncé  à  mon  projet  d'évasion.  Je  ne  faisais  qu'y  songer  au 
contraire,  et  cetto  pensée  me  âonnsût  du  cœur.  Un  sentiment  d'a- 
mour-pro]»'e  aus^i  me  soutenait.  D'autres,  qui  ne  souiïraient  pas 
moins  que  moi,  ne  marchaient-ils  pas? 

Vers  la  tombée  du  jour,  nous  arrivions  k  Damvilliers.  Ces  chau- 
mières qui  nous  indiquaient  que  le  moment  de  la  halte  était  venu 
me  parurent  superbes  ;  je  faisais  mon  choix  en  esprit,  caressant  de 
l'œil  les  plus  comforlables,  lorsqu'on  nous  dirigea  vers  l'église,  tous 
en  masse.  La  porte  s'ouvrit  toute  grande,  on  nous  y  poussa,  et  la 
porte  se  referma  :  nous  venions  de  trouver  le  gtte  que  nous  desti- 
nait la  discipline  pmssienne.  H  y  avait  Ik  dans  la  nef  et  le  chœur 
huit  cents  hommes  à  peu  près.  Il  pleuvait  depuis  quarante  -  huit 
heures  avec  des  intermittences  de  rafales  et  d'averses:  il  eût  fallu 
un  feu  de  forge  pour  sécher  nos  vëtemens.  Les  poches  de  mon  vaste 
pantalon  étaient  pleines  d'eau;  quand  j'y  plongeais  les  mains,  il  me 
semblait  qu'elles  entraient  dans  le  bassin  d'une  fontaine.  Je  ruisse- 
lais, et  nous  étions  huit  cents  comme  cela,  moins  des  hommes  que 
des  gouttières.  —  Tant  pis  !  dit  un  zouave,  je  lâche  mon  robinet.  — 
Il  défit  sa  veste,  son  ^let,  son  pantalon,  et  les  tordit  comme  on  fait 
d'une  serviette.  Le  mot  avait  fait  rire;  l'action  parut  sage,  on  l'imita. 
En  un  instant,  le  sol  de  l'éghse  fut  comme  une  mare;  c'était  là 
de  dans  que  nous  devions  nous  coucher.  Chacun  chercha  la  place 
où  il  devait  être  h  peu  près  ie  moins  mal.  Toutes  se  valaient 
pour  l'incommodité  :  des  dalles  de  pieri'e  froides  pour  matelas, 
des  bancs  de  bois  pour  oreillers.  Le  pauvre  curé  de  cette  malbeu- 


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EÉCITS   d'un   SOiDAT.  171 

reuse  église  nous  prit  en  pitié.  Grâce  à  lui,  noua  eûmes  un  peu  de 
pain  et  quelques  boisseaux  de  pommes  de  terre.  II  allait  et  venait 
parmi  nous,  les  lèvres  pleines  de  bonnes  paroles  et  nous  consolant 
de  son  mieux.  Une  vive  clarté  pénétra  tout  à  coup  dans  l'église; 
c'était  le  bois  du  bon  curé  qui  brûlait.  Français  et  Prussiens  pèle- 
mèle  fraternisaient  autour  de  ce  feu,  alimenté  par  de  nombreuses 
bourrées  :  nous  trouvions  pour  une  heure  des  camarades  parmi  nos 
ennemis;  mais  au  moment  même  où  les  soldats  prussiens  traitaient 
de  leur  mieux  les  pauvres  hères  qu'ils  surveillaient,  ai  un  officier 
survenait,  le  camarade  redevenait  soudain  le  geôlier,  et  pour  un 
mot  il  passait  des  amitiés  aux  coups  de  plat  de  sabre. 

Je  m'étais  accroupi  devant  le  feu,  auquel  je  présentais  tour  à  tour 
mes  jambes  et  mon  dos.  Des  buées  sortaient  de  mes  vôtemens  de 
laine  alourdis  par  l'eau  du  ciel;  mais  la  pluie  mouillait  de  nouveau 
ce  que  le  feu  avait  séché.  Cet  exercice  pouvait  durer  toute  la  nuit. 
Un  instant,  il  me  sembla  que  le  calorique  l'emportait  sur  l'humi- 
dité; j'en  profitai  pour  rentrer  dans  l'église  et  y  choisir  un  gîte. 
Deux  bancs  en  firent  les  frais,  et,  la  fatigue  aidant,  je  m'endormis. 
Un  frisson  me  réveilla.  Le  jour  Hltrait  par  les  ouvertures  ogivales 
où  quelque  débris  de  vitrail  restait  encore.  Un  engourdissement 
général  paralysait  mes  membres.  Les  deux  jambes  surtout  avaient 
la  raideur  du  bois.  J'abaissais  lentement  un  regard  mélancolique 
sur  mon  pied.  Était-ce  bien  celui  que  je  possédais  la  veille?  11  eût 
suffi  aux  ambitions  d'un  géant.  Il  était  énorme,  enllé,  tuméfié.  11. 
fallait  cependant  le  poser  par  terre.  On  devait  partir  à  huit  heures 
un  quart.  Et  comment  ferai-je,  si  un  apprentissage  n'habituait  pas 
mon  malheureux  pied  aux  tortures  de  la  marche?  Je  touchai  les 
dalles  timidement  par  le  talon,  et  par  de  lentes  progressions  j'arri- 
vai à  le  poser  aplat.  Le  pied  posé,  il  fallait  se  lever;  levé,  il  fallait 
se  mouvoir.  Au  premier  effort  que  je  tentai,  j'eus  comme  un  éblouis- 
sèment.  Tout  mon  corps  plia.  Pour  me  donner  du  cœur,  je  pensai 
aux  coups  de  crosse  et  aux  coups  de  baïonnette  que  l'escorte  prus- 
sienne tenait  en  réserve  pour  les  traînards.  J'avais  encore  dans  les 
oreilles  le  sinistre  retentissement  de  certaines  détonations  dont  la 
signification  pouvait  m'être  facilement  donnée  I  Debout  au  premier 
signal,  je  me  mis  à  marcher.  Une  sueur  froide  mouilla  subitement 
la  paume  de  mes  mains.  11  fallait  continuer  cependant  :  j'avançai 
avec  la  conviction  qu'une  balle  me  jetterait  bientôt  dans  un  fossé. 

Mais  le  mouvement,  la  terreur  peut-èLre,  et  aussi  cette  sève  de 
jeunesse  qui  fait  des  miracles,  rendirent  un  peu  de  jeu  à  mes  mus- 
cles; les  kilomètres  succédaient  aux  kilomètres,  et  je  ne  tombais 
pas.  La  fièvre  me  soutenait.  Le  mouvement  machinal  qui  me  pous- 
sait en  avant  ne  laissait  à  ma  pensée  aucune  liberté.  Les  paysages 


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172  REVUE   DES    DEDX  MONDES. 

que  Dous  traversions  m 'apparaissaient  au  ti'aveni  d'un  voile  gris.  Je 
me  rappelle  que  des  paysans,  émus  de  compassion  sur  le  passage 
de  cette  colonne  qui  se  traînait  avec  des  cassures  intermittentes  et 
des  mouvemens  d'animal  blessé,  venaient  quelquefois  sur  les  bords 
de  la  route  placer  à  notre  portée  des  vases  pleins  d'eau  et  des 
écuelles  de  lait.  Si  l'un  des  prisonniers,  harcelé  par  la  fatigue  et  la 
soif,  s'approchait,  les  soldats  prussiens  renversaient  les  écuelles  et 
les  vases  d'un  coup  de  pied,  ou  bien  les  officiers  du  bout  de  leurs 
bottes  se  chargeaient  de  cette  besogne  féroce,  et  si  le  vase  de 
terre  se  brisait  en  morceaux,  si  l'écuelle  de  fer-blanc  rebondissait 
de  place  en  place,  un  rire  éclatant  ouvrait  leurs  moustaches. 

Vers  trois  heures,  —  je  m'en  souviendrai  toujours,  —  en  traver- 
sant un  pauvre  village,  j'avisai  un  paysan  qui,  debout  sur  le  seuil 
de  sa  porte,  découpait  en  petits  morceaux  une  robuste  miche  de 
de  pain.  Il  en  olTraît  aux  misérables  qui  passaient.  J'espérais  proO- 
ter  de  cette  aumône;  mais  au  moment  où  je  m'écartai  de  la  route, 
la  main  tendue,  le  soldat  prussien  qui  me  suivait  leva  la  crosse  de 
soQ  fusil,  et  la  laissa  retomber  sur  mes  reins  avec  une  telle  violence 
que  du  coup  je  me  trouvai  par  terre,  étendu  sur  la  face.  Cette  se- 
cousse et  cette  chute  me  donnèrent  la  mesure  de  mon  accabbment. 
Je  me  relevai  les  mains  remplies  de  boue  sans  penser  même  à  me 
rebifîer;  je  crois  même  que  je  ne  tournai  pas  la  tête  pour  voir  qui 
m'avait  frappé.  11  y  a  des  heures  écrasantes  où  de  l'homme  il  ne 
reste  plus  que  l'animal  :  cet  aplatissement  de  tout  mon  être  me 
valut  de  n'être  pas  fusillé  au  coin  d'un  mur. 

Il  était  sept  heures  à  peu  près  quand  j'aperçus  le  clocher  d'Étain, 
où  nous  devions  passer  la  nuit.  Je  n'allais  plus.  Deux  ou  trois  fois, 
pris  d'une  lassitude  sans  nom,  j'avais  failli  me  laisser  choir  sur  un 
tas  de  pierres;  mais  j'entendais  derrière  moi  le  pas  lourd  de  mon 
gardien,  et  une  âpre  volonté  de  vivre  nie  poussait  en  avant.  La  co- 
lonne entière  arrêtée  dans  la  grande  rue,  le  chef  du  détachement 
fit  ranger  les  officiers  devant  lui,  et  d'une  voix  glapissante  :  —  Mes- 
sieui's  les  officiers  donnent  leur  parole  de  se  trouver  demain  à  neuf 
heures  et  demie  sur  la  place  du  marché?  —  Personne  ne  répondit. 
—  A  demain  donc,  messieurs,  reprit-il,  et  il  s'éloigna. 

Les  officiers  se  séparèrent,  cherchant  un  asile  au  hasard.  Il  n'a- 
vait pas  été  question  des  simples  ordonnances.  Le  soin  de  trouver 
un  gîte  nous  regardait.  Dans  l'état  où  m'avait  mis  cette  dernière 
étape,  la  question  de  la  dislance  l'emportait  sur  toutes  les  autres. 
Mes  yeux  interrogeaient  les  maisons  pour  y  découvrir  la  branche 
de  pin  symbolique  ou  l'enseigne  d'une  auberge,  loi-squ'une  main 
douce  me  tira  par  la  manche  de  ma  veste.  Un  jeune  garçon  qui 
rougissait  était  devant  moi.  —  N'êtes-vous  pas  du  3'  zouaves?  me 


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BÉciTs  d'un  soldat.  175 

dit-il.  Et  sur  ma  réponse  affirmative  :  —  Ma  mère  a  un  frère  au  ré- 
giment, reprit-il;  elle  serait  bien  heureuse,  si  les  officiers  qui  sont 
ici  voulaient  bien  accepter  l'hospitalité  chez  elle.  C'est  de  bon  cœur 
qu'elle  la  leur  offre. 

Je  me  mis  à  héler  un  camarade,  et,  mon  capitaine  étant  prévenu, 
sept  officiers  de  zouaves  et  cinq  officiers  d'artillerie  se  réunirent 
chez  M""  L...  Les  ordonnances  suivaient  les  officiels,  si  bien  qu'il  y 
avait  vingt-quatre  personnes  dans  la  maison.  C'était  beaucoup,  et 
déjà  quelques-uns  d'entre  nous  battaient  en  retraite;  mais  M""  L... 
avait  un  cœur  de  mère.  Elle  se  mit  devant  la  porte,  et  déclara  net- 
tement qu'aucun  de  nous  ne  sortirait.  L'excellente  femmel  Aucun 
de  nous  ne  se  fit  prier,  et  je  donnai  l'exemple  en  me  dirigeant  vers 
le  grenier  cahin-caha.  C'était  non  pas  une  botte  de  paille  qui  m'y 
attendait,  maïs  un  matelas,  un  vrai  matelas,  le  premier  que  j'aper- 
cevais depuis  mon  départ  de  Paris.  Aucun  produit  de  l'industrie  ne 
pouvait  me  paraître  plus  beau  en  un  tel  moment.  Je  m'étendis  sur 
la  toile  rebondissante  avec  délices  et  tirai  de  ma  poche  cette  pipe 
qui  déjà  si  souvent  avait  été  ma  suprême  consolation.  La  fumée 
s'envolait  et  le  sommeil  venait,  je  crois,  quand  la  porte  du  grenier 
tourna  sur  ses  vieux  gonds  rouilles.  —  Vous  n'avez  besoin  de  rien, 
messieurs? 

Ainsi  parlait  une  jeune  fille,  qui  venait  de  la  part  de  la  maîtresse 
de  la  maison.  Elle  avait  seize  ou  dix-sept  ans,  le  sourire  aimable, 
le  regard  doux,  un  air  de  candeur  qui  inspirait  le  respect.  Chacun 
se  leva  un  peu  lentement.  Ses  yeux  nous  interrogeaient.  —  Made- 
moiselle, dis-je  alors,  si  vous  pouviez  me  procurer  des  bandes  de 
toile,  vous  me  rendriez  un  grand  service. 

Je  venais  de  poser  mon  pied  malade  sur  le  bord  du  matelas.  Klle 
joignit  les  mains,  et  d'un  air  de  pitié  :  —  Je  vais  appeler  ma  mère, 
reprit-elle,  elle  vous  fera  un  pansement. 

Elle  disparut  avec  la  légèreté  d'un  oiseau,  et  deux  minutes  après 
M""  L...  était  auprès  de  moi,  portant  à  la  main  un  paquet  de  linge. 
—  C'est  donc  vous  qui  êtes  blessé7  me  dit-elle  en  s'agenoui liant  sur 
le  matelas. 

Elle  essuya  une  larme  du  bout  de  ses  doigts.  Tout  en  pariant, 
elle  roulait  des  bandes  autour  de  mon  pied.  Je  l'aurais  embrassée 
de  bon  cœur.  —  Vous  n'avez  pas  dîné?  reprit-elle  doucement. 

Je  secouai  la  tête.  —  Eh  bien  !  descendez  avec  moi,  la  table  est 
assez  grande  pour  vous  recevoir  tous. 

Le  pansement  était  achevé.  J'en  éprouvai  un  soulagement  subit. 
Que  bénies  soient  les  mains  qui  m'ont  touché!  La  souffrance  éteinte, 
les  choses  m'apparurent  sous  un  aspect  moins  triste.  11  y  avait  en- 
core du  bon  dans  )a  vie.  L'appétit  se  réveilla,  et  avec  cet  appétit  la 

n,g,t7cdb/G00gIc 


17A  RCTUB  DES  DEUX  HORDES. 

volonté  de  m'évader.  —  Dlnoag  d'abord,  me  dis-je,  après  quoi  je 
songerai  à  mon  projet. 

Je  dormis  tout  d'un  trait  jusqu'au  matin.  Les  yeux  ouverts,  en- 
touré de  mes  camarades  qui  ronflaient  ou  s'éliraient,  je  m'assis  sur 
mon  séant,  et  me  mis  à  réfléchir.  Je  me  sentais  dispos  et  en  belle 
humeur.  Où  et  quand  trouverais-je  une  occasion  meilleure  pour 
m'évader?  La  surveillance  semblait  s'être  détendue;  j'avais  dans  ma 
ceinture  assez  d'or  pour  être  assuré  que  le  concours  de  quelque  ha- 
bitant du  pays  De  me  manquerait  pas.  —  Ce  sera  pour  aujourd'hui, 
me  dis-je. 

La  chose  bien  résolue,  je  descendis  de  mon  grenier.  Les  ofllciers 
s'étMent  réunis  dans  la  salle  à  manger  pour  faire  leurs  adieux  à  la 
maltresse  du  logis  ;  je  me  coulai  de  ce  côté.  M"*  L...  avait  les  yeux 
rouges.  Sa  fille  et  son  fils  se  teniûent  à  ses  côtés.  On  était  fort  ému 
de  part  et  d'autre.  Savait-on  si  on  se  revemût  jamais  ?  Un  olBcier 
qui  frottait  sa  moustache  grisonnante  donna  le  premier  le  signal  du 
départ.  —  Merci ,  madame,  et  adieu  I  cria-t-il.  - —  Chacun  fila  vera 
!a  porte.  Au  moment  de  les  suivra,  je  sentis  une  petite  main  qui 
pressait  la  mienne.  C'était  la  jeune  fille  qui,  de  la  part  de  sa  mère, 
m'offrait  un  petit  paquet  de  bandes.  Je  les  serrai  dans  ma  poche,  et 
nie  trouvai  dans  la  rue  sans  oser  regarder  derrière  moi.  II  était 
neuf  heures,  et  l'on  devait  partir  à  neuf  heures  et  demie.  Il  fallait 
se  hâter.  Je  pris  au  hasard  à  travers  le  bourg.  Au  bout  d'un  quart 
d'heure,  tandis  que  de  tous  côtés  on  allait  et  venait,  j'avisai  un 
paysan  qui  comptait  des  sous  devant  une  porte.  II  avait  l'air  bon- 
homme et  paraissait  solide;  j'allai  droit  à  lui,  et  la  bouche  à  son 
ordlle  :  —  Si  vous  voulez  me  conduire  en  Belgique,  i!  y  a  deux 
cents  francs  pour  vous.  —  Tout  en  parlant,  j'avais  mis  sous  ses 
yeux  une  main  où  brillaient  dix  pièces  d'or.  Le  paysan  se  gratta  le 
menton,  fit  tomber  ses  sous  dans  une  bourse  de  cuir,  me  regarda 
du  coin  de  l'œil,  puis,  voyant  que  personne  ne  robservait  :  —  Ve- 
nez, me  dit-U  brusquement. 

Je  le  suivis.  11  marchait  d'un  air  tranquille,  et  sifflait  entre  ses 
dents.  Chemin  faisant  à  travers  des  ruelles  qui  me  semblaient  in- 
terminables, nous  rencontrions  des  soldats  prussiens  qui  me  regar- 
daient; mais  il  n'était  pas  neuf  heures  et  demie  encore,  et  aucun 
d'eux  ne  songea  à  m'arréter.  Le  cœur  me  battait  à  m'étouffer.  Une 
femme  vînt  qui  se  mît  à  causer  avec  mon  guide;  je  l'aurais  étran- 
glée; il  ralentit  son  pas,  puis  la  congédia,  et  reprit  sa  course  le  long 
des  ruelles.  Où  me  menait-il  donc?  Il  entra  enfin  dans  une  maison 
petite  et  pauvre,  et  me  pria  de  monter  dans  le  grenier.  —  Et  vous 
n'en  bougerez  que  quand  vous  me  verrez. 

En  un  clin  d'oeil,  j'atteignis  le  sommet  de  l'escalier,  et  me  jetai 

n,g,uc,iby  Google 


RÉCITS  d'uw  soldat.  176 

daos  le  troa  Doir  qu'il  appelait  un  grenier.  J'attendis  là  quinze  mi- 
nutes qui  me  parurent  longues  comme  des  nuits  sans  sommeil. 
J'écoutai,  l'oreille  collée  aux  fentes  des  murùlles.  Un  bruit  sourd 
remplissait  Étain;  il  me  semblait  qu'un  corps  de  troupe  était  en 
marche.  Ne  s'apercevrait-on  pas  de  mon  absenceî  La  porte  s'ou- 
vrit, et  mon  paysan  parut.  —  Il  est  temps,  me  dit-il  en  jetant  par 
terre  un  paquet  qu'il  avait  sous  le  bras.  —  Je  me  dépouillai  de  mon 
uniforme,  veste,  large  pantalon,  ceinture,  calotte.  Je  dus  même  me 
séparer  de  mon  fidèle  tartan.  En  un  tour  de  main,  j'endossai  un 
costume  d'ouvrier  besoigneux;  rien  n'y  manquait,  ni  le  pantalon  de 
toile  bleue,  ni  le  gilet,  ni  la  blouse  usée  aux  coudes  et  blanchie 
aux  coutures,  ni  même  la  casquette  de  peau  de  loutre  râpée  où 
l'on  cherchait  vainement  vestige  de  poils.  Mes  pieds  disparaissaient 
dans  de  gros  sabots.  Mon  guide  avait  vidé  deux  ou  trois  bouteilles 
pour  augmenter  son  courage  :  il  en  restait  quelque  chose,  dont  sa 
marche  se  ressentait;  mais  la  finesse  de  l'esprit  campagnard  sur- 
nageait. —  Et  les  moustaches?  et  ia  barbiche?  me  dit-il. 

Une  paire  de  mauvais  ciseaux  m'aida  à  faire  tomber  de  mon  vi- 
sage cet  ornement  qui  pouvait  réveiller  l'attention,  et  je  quittîû  le 
grenier.  —  La  pipe  et  le  bâton  à,  présent,  reprit  mon  homme.  — 
J'achetai  une  pipe  de  terre  que  je  bouiTai  de  caporal,  et  me  munis 
d'un  fort  bâton  qu'un  cordonnet  de  cuîr  attachait  à  mon  poignet. — 
Mûntenant  en  route  sans  avoir  l'air  de  rien  !  ajouta-t-il. 

Une  chose  cependant  m'inquiétait.  Dans  la  ferveur  de  mon  zèle  et 
pour  me  donner  l'apparence  enviée  d'un  vieux  zouave,  au  moment 
de  mon  départ  de  Paris,  je  m'étais  fait  raser  cette  partie  du  crâne 
qui  touche  au  front.  Les  cheveux  recommençaient  à  pousser  un  peu, 
mais  pas  assez  pour  cacher  la  différence  de  niveau.  J'enfonçai  donc 
ma  casquette,  dont  je  rabattis  la  visière  érailiée  sur  mes  sourcils, 
me  jurant  bien  de  ne  saluer  personne,  le  général  de  Moltke  vint-il 
à  passer  devant  moi  à  la  tête  de  son  état-major.  Les  plus  étranges 
idées  me  traversaient  l'esprit.  11  me  semblait  que  tout  le  monde 
me  reconnaissait,  ceux  même  qui  ne  m'avaient  jamais  vu.  Qui- 
conque me  regardait  n'allait-il  pas  s'écrier  :  C'est  un  zouave,  un 
fugitif?  J'évitai  de  rencontrer  les  yeux  des  passans.  La  vue  des 
Prussiens  que  je  croisais  dans  les  ruelles  d'JÉtain  me  donnait  le  fris- 
son. L'un  d'eux  n'altait-il  pas  me  mettre  la  main  au  collet?  Par 
exemple  j'étais  décidé  à  me  faire  tuer  sur  place.  Je  m'efforçais  d'i- 
miter de  mon  mieux  la  tournure  et  la  marche  pesante  de  mon  guide. 
—  Ça,  me  disais-je,  Étain  est  donc  grand  comme  une  ville?  Nous 
marchions  à  peine  depuis  cinq  minutes,  et  il  me  semblait  que  j'a- 
vùs  parcouru  déjà  deux  ou  trois  kilomètres  de  maisons. 

La  dernière  m' apparut  enfin;  un  soupir  saluait  déjà  ma  sortie 

nigiUrrlbyGOOglC 


176  REVDE   DES   DEGX   MONDES. 

d'Ëtain,  lorsque  sur  la  route  se  dessina  la  silhouette  d'une  sentinelle 
allemande  qui  se  promenait  de  long  en  large.  Mon  compagnon  me 
jeta  un  coup  d'œîl  expressif;  fusillé  ou  libre,  la  question  se  posait 
nettement.  Encore  trente  pas,  et  nous  étions  devant  la  sentinelle, 
dont  la  promenade  barrait  le  chemin.  Je  ne  songeai  même  plus  à 
fumer.  Toutes  les  facultés  de  mon  esprit  étaient  tendues  vers  un  but 
unique  :  avoir  la  démarche,  le  visage,  le  geste  d'un  paysan.  Le 
Prussien  n'allait-il  pas  deviner  le  zouave  sous  la  blouse  et  croiser 
baïonnette,  et,  si  je  faisais  un  mouvement,  se  gônerail-il  pour  me 
casser  la  tête  d'un  coup  de  fusil?  Les  batteroens  de  mon  cœur  me 
faisaient  mal.  Mon  compagnon  sifflait  toujours;  je  l'admirai.  Com- 
ment fEÙsait'il?  Enfm  nous  approchons,  lui  sifUant,  moi  traînant  mes 
lourds  sabots  dans  la  boue  et  balançant  mes  épaules  :  nous  voilà 
juste  en  face  du  soldat;  il  nous  regarde  et  continue  sa  marche;  nous 
passons  lentement,  d'un  pas  égal  et  pesant.  11  ne  m'arrête  pas,  il 
se  tait.  Il  m'a  donc  pris  pour  un  vrai  paysan?  Quel  triomphe!  Le 
reste  ne  me  parait  plus  rien.  La  respiration  me  revient;  le  paysan 
cligne  de  l'œil,  et,  comme  il  me  voit  rire  :  —  Ah  !  ce  n'est  pas  fini  I 
me  dit-il . 

En  effet,  ce  n'était  pas  fini  :  je  voyageais  en  pays  conquis;  mais 
les  détails  de  cette  fuite  qui  a  laissé  tant  de  souvenirs  dans  mon 
esprït  et  m'a  fait  connaître  toutes  les  angoisses  de  la  plus  cruelle 
incertitude,  je  n'en  parlerai  pas.  Elle  m'a  promené  à  travers  plaines 
et  bois,  de  village  en  village,  de  ferme  en  ferme,  tantôt  à  la  suite 
d'un  braconnier,  tantôt  derrière  un  garde-chasse,  tremblant  à 
chaque  pas,  et  croyant  voir  toujours  dans  la  verdure  des  champs 
luire  le  casque  des  dragons  ou  la  lance  effilée  des  ubians.  Combien 
de  hasards  qui  pouvaient  m'arrèter  en  route!  Je  ne  respirai  à  l'aise 
qu'à  l'heure  bénie  où  la  frontière  belge  fut  enfin  franchie,  et  encore 
là  avais-je  à  craindre  les  questions  et  les  patrouilles  qui  pouvaient 
avoir  pour  conséquence  de  me  faire  interner  au  camp  de  Beverloo. 
Un  moment  vint  où  un  convoi  me  prit  à  Bruxelles  et  me  ramena 
en  France  :  j'étais  libre.  La  nuit  était  venue.  Je  voyais  par  les  fenê- 
tres les  campagnes  de  mon  pays.  Je  comprenais  à  présent  la  valeur 
profonde  et  douce  de  ce  mot  cher  aux  soldats  :  je  le  revoyais,  mon- 
pays,  et  une  émotion  indéfinissable  me  pénétrait.  A  deux  heures  du 
matin,  le  convoi  entrait  à  l'arts.  11  faut  avoir  passé  par  ces  dures 
anxiétés  pour  savoir  ce  que  la  vue  des  longues  rangées  de  maisons 
et  des  longues  files  des  becs  de  gaz  entre  lesquelles  on  a  vécu  peut 
remuer  le  cœur;  on  étouffe. 

C'était  le  ih  septembre.  Deux  ou  trois  jours  après,  Paris  était 
investi;  le  siège  allait  commencer. 

AmiÎdke  A<:h*hi). 


,  Google 


LES 

EXPLORATIONS  SOUS-MARINES 


L'océan  est  un  monde  à  cfité  du  nôtre  :  il  nous  touche  par  ses 
bords,  nous  voguons  à  sa  surface;  en  réalité,  nous  avons  ignoré 
jusqu'ici  ce  que  dérobent  ses  profondeurs.  Là  oii  le  regard  et  l'ef- 
fort le  plus  obstiné  ne  servent  de  rieu,  l'esprit  doit  replier  son  aile 
ou  prendre  celle  de  la  rêverie.  C'est  ce  qu'avait  fait  autrefois  Platon, 
dont  la  pensée  nous  arrêtera  un  instant  à  cause  de  la  beauté  idéale 
dont  il  a  su  la  revêtir.  Le  contraste  n'en  sera  que  plus  vif  avec  les 
procédés  mi^thodiques  de  la  science  moderne,  que  nous  aborderons 
ensuite.  Le  philosophe  fait  dire  à  Socrate  que  la  terre  consiste  en  une 
réunion  de  cavités  immenses,  aux  parois  escarpées  et  inaccessibles, 
piarées  à  des  niveaux  dilTérens  et  remplies  de  fluides,  les  uns  plus 
lourds,  les  autres  moins  denses  et  par  conséquent  superficiels.  L'air, 
plus  li^ger  que  l'eau ,  mais  moins  subtil  que  l'éther,  tiendrait  le  mi- 
lieu entre  ces  fluides;  les  hommes  y  seraient  plongés  sans  communi- 
cation possible  avec  le  monde  supérieur,  c'est-à-dire  avec  la  surface 
terrestre  véiitabte.  Dans  ces  hautes  régions,  des  êtres  plus  parfaits 
que  nous  vivraient  au  sein  de  l'éther  lumîoeus.  Selon  Platon,  de  pa- 
reils êtri's  voient  s'étendre  à  leurs  pieds  l'atmosphère,  comme  nous 
les  vigues  de  l'oi'éan,  sans  se  douter  qu'il  existe  au-dessous  d'eux 
des  hommes,  des  animaux  et  des  plantes.  Si  nous  pouvions  monter 
plus  haut  que  les  oiseaux,  jusqu'aux  dernières  limites  de  l'atmo- 
sphère, nous  aperciivrions  sur  nos  têtes  cet  autre  univers,  aux  yeux 
duquel  nous  sommes  une  mer  aérienne  semblable  à  celle  que  for- 

Tom  xcn.  —  1871,  13 

nigiUrrlbyGOOglC 


17S  KETDE  DES   DEUX    IKKfDES. 

ment  les  eaux.  Dans  ce  rêve  de  Platon,  les  poissons  représentent 
les  oiseaux  de  l'atmosphère  océanique;  ils  s'élèvent  seulement  da- 
vantage et  se  laissent  voir  à  nous.  Au-dessous  d'eux  s'épaississent 
les  couches  de  l'élément  liquide.  A  travers  ces  coticbcs,  les  astres 
passent,  voilés,  mais  encore  visibles;  ils  répandent  une  lueur  alTai- 
blie  et  verdâtre  qui  éclaire  sans  doute  des  êtres  adaptés  à  cette 
de  mi -obscurité,  et  qui  nous  ignorent,  comme  nous  ignorons  ceux 
que  l'éther  enveloppe  de  sou  essence. 

Sous  cette  forme  poétique  affectioonée  par  Platon,  et  qui  touche 
à  l'allégorie  mystique  sans  se  dégager  complètement  de  la  réalité, 
tin  retrouve  des  idées  que  la  vue  de  la  mer  impose  nécessairement 
à  l'âme  humaine.  Ces  idées  sont  doubles,  ou  plutôt  elles  résultent 
de  l'association  de  deux  séries  d'images  contraires  réunies  au  sein 
du  même  élément.  Lorsque  l'œil  glisse  sur  l'onde  calme  et  Meue, 
ou  demeure  ûxé  sur  les  myriades  d'êtres  que  renferment  les  eaux; 
lorsque  l'on  admire  ces  algues  colorées,  flottantes  comme  des  che- 
velures, découpées  en  banderoles,  en  filamens  délicats,  et  au  milieu 
d'elles  les  poissons  errans,  les  crustacés  qui  rôdent,  les  mollusques, 
les  radiaires,  les  zoophytes  immobiles,  attendant  l'arrivée  de  la 
vague  qui  les  vivifie;  lorsque  la  vogue  elle-même  s'avance  aussi 
pure  que  le  cristal,  et  qoe,  malgré  son  bmit,  elle  balance  &  peine 
ces  êtres  qu'elle  protège  et  qu'elle  nourrit,  la  mer  apparaM  connue 
l'image  de  la  fécondité.  La  vie,  représentée  par  Ténus  aphrodîte, 
swi  réellemeDt  de  soa  écume;  ta  mer  bienfaisante  épanche  des  tré- 
sors et  baigne  ses  plages  pour  y  faire  surabonder  la  joie  et  Te  mou- 
vement. Rien  de  plus  gracieux  sous  te  ciel  ;  cependant  est-ce  là  vé- 
ritablement la  mer?  n'est-ce  pas  plutôt  un  aspect  qu'elle  emprunte 
à  la  terre?  Cette  lisièrB  étroite,  tour  à  tour  envahie  par  le  flot  et 
dékissèe  par  lui,  ce  n'est  encore  ni  la  profonde  mer,  ni  l'élémeM 
terrible;  ntais,  si  la  plage  se  resserre  sous  des  bords  h  pic,  si  la 
nuit  se  fait,  si  les  mugissemens  de  la  vague  soulevée  retentisseat, 
et  surtout  si  la  pensée  humaine  ae  plonge  dans  les  gouffres  béans,  la 
mer  se  révèle  alors  sous  un  aspect  bien  différent  du  premier,  et  l'on 
peut  dire  le  seul  réel.  L'bomme,  en  lutte  avec  ce  milieu  fwraidable 
auquel  il  a  dû  se  confier,  mais  qu'il  ne  maîtrisera  jamais,  a  senti 
dès  Twigine  son  infirmité  et  son  ignorance  en  face  de  la  mer.  Il  a 
cherché  de  bonne  heure  des  expressions  énergiques  pour  rendre  sa 
pensée.  Ch*"!  les  Htbreux,  la  mer,  c'était  l'abîme,  quelque  chose 
d'insondable,  de  vague  et  d'obscur.  Dans  la  langue  des  Aryens,  l'idée 
de  la  mer  se  confond  avec  celle  du  désert  morne  que  rien  ne  ter- 
mine. Pour  Homère,  la  mer  est  l'élément  stérile  (1)  que  la  charrue 
n'a  jamais  sitlonné.  Cbex  les  latins,  c'est  le  vatium  mare,  ta  mer  im- 


(IJ  SXî  àTfû'riTo;. 


,  Google 


LES   EXPLOSATIOBS   S0Ua-M4HlSES.  t79 

meD9e,  l'image  de  l'infin  et  de  ta  setitudei  que' le»  femme»  tFoyenoes 
confèrent  en  pleuiunt  : 

Cunctgeipc  profuDdum 

Pontinn  adapccubanl  flenUa 

En  effet,  quoi  de  plus  triste  que  cet  eatassement  d'eaux  accu- 
mulées sur  d'autres  eaiix?  Tout  ce  qui  charme  ici-bas,  la  lumière 
et  le  son,  s'eflace  rapidement  k  mesure  que  l'on  s'e/ifouce  dans 
l'océan.  «  Les  teintes  d'azur  de  la  surface,  dit  un  auteur  récent, 
font  bientôt  place  à  une  lumière  douce  et  uniforme,  on  pénètre  par 
degrés  dans  un  crépuscule  rougeâtre  et  terne;  les  couleurs  se 
fondent,  s'assombrissent,  et  l'on  arrive  finalement  à  l'a  nuit  (f).  » 
Quelle  que  soit  la  limpidité  exceptioanelte  de  certaines  mers,  on 
convient  généralement  qu'à  300  mètres  environ  l'obscurité  est  com- 
plète. De  tout  temps,  les  hommes  ont  cep.'ndant  essayé  d'aborder 
ces  ténèbres,  poussés  soit  par  le  lucre,  soit  par  esprit  d'audace.  Le 
métier  de  plongiiur  est  un  de  ceux  qui  exigent  le  plus  d'adresse  el 
entraînent  le  plus  de  dangers;  la  cloche  à  plongeur  permet  cepen- 
dant de  st^journor  assez  longtemps  sur  un  point  donné  du  fond  des 
eaux.  De  nos  joiirs,  on  a  inventé  ie  sraphandre^  sorte  de  vêtement 
imperméable  qui  laisse  la  lîberté  des  mouvemeris,  tandis  que  les 
yeux  perçoivent  la  lumière  à  travers  des  verres  solidement  enchâssés 
dans  un  masque,  et  que  l'air  est  transmis  au  moyen  d'un  tube. 
Toutes  ces  manœuvres,  efficaces  Ibrsqu'il  s'agit  d'accomplir  certains 
travaux  d'exploration  et  de  sauvetage,  témoignent  certainement  de 
là  hardiesse  de  fhomme;  mais  ce  n'est  point  par  elles  que  nous  ap^ 
prendrons  quelque  chose  sur  le  monde  qui  se  cache  au  fond  de  la 
mer,  Wen  n'autorise  à  supposer  que  l'homme  réussisse  Jamais  à  s'y 
introduire,  seulement  if  a  su  employer  des  procédés  indirects  pour 
y  panenir;  la  sonde  et  la  drague  ne  sont  que  diis^  mains  prolon- 
gées obéissant  à  l'impulsion  qu'on  leur  imprime.  Intelligemment 
dirigées,  elles  vont  glaner  des  rensi.'ignemen3,  recueillir  des  objets 
vivans  ou  inanimés,  et  nous  instrui:*ent  sur  Tétat  de  ces  régions 
inaccessibles.  Tous  tes  navires  se  servent  dte  la  sonde'  pour  savoir 
sur  quelle  nature  de  fond  ils  se  trouvent;  mais  à  côté  de  cet  usage 
journalier  if  en  esl  un  autre  auquel  cet  instrument  a  été  plus  rare'- 
meut  appliqué  d'une  façon  suivie  et  sur  nne  grande  échelle,  c'est  à 
fa  recherche  du  monde  sous-marin.  Ce  monde,  comme  lé  nôtre, 
possède  des  coniHtions  de  climat  et  de  température,  des  particula- 
riti''S  physiques  et  brofogiqnes.  Les  lois  qui  le  gouvernent  à  cis  di-- 
vers  points  de  vue  méritent  d'autant  plus  notre  attention  qu'il'  s'ag:ii 
d'un  milieu  très  dilTérent  dii  nôtre.  Noas  ne  saurions  avoir  là  pen- 
sée de  rOsnmer  tout  ce  qui  a  été  fait  dans  ces  derniers  temps  pour 


(I)  ht  Man^  delà  Mit,  p*tlt.  UIMi  VrBi^L 


,  Google 


180  BETDE  DES  DEUX   UUNDES. 

éclaircir  cet  ordre  de  questions,  ce  serait  une  t&che  impossible; 
mais,  en  racontant  simplement  les  résultats  obtenus  chez  un  peuple 
voisin  à  la  suite  de  deux  expéditions  dont  le  but  unique  a  été 
d'explorer  l'océan,  nous  montrerons  sans  peine  l'immense  portée 
scientifîque  d'une  pareille  entreprise,  et  la  fécondité  des  premières 
découvertes  nous  paraîtra  un  gage  assuré  de  celles  qui  suivront 
inévitablement,  si  l'on  persévère  dans  la  même  voie. 

1. 

Il  est  généralement  admis  que  le  Tond  de  la  mer  est  conformé 
comme  la  surface  terrestre,  qu'il  renferme  des  plaines,  des  vallées, 
des  montagnes,  des  lieux  unis  et  plats,  d'autres  escarpés  et  acciden- 
tés. Cette  notion  ne  saurait  être  contestée;  seulement,  pour  rester 
dans  le  vrai ,  il  convient  de  tenir  compte  des  dilférences,  qui  soot 
énormes,  et  font  qu'en  définitive  le  sol  terrestre  et  le  sol  snus-marin 
se  ressemblent  fort  peu.  En  effet,  l'aïr  est  un  gaz  dont  la  densité  est 
très  faible,  la  pression  à  peine  sensible,  comparée  à  celle  de  l'eau. 
Par  lui-même,  l'air  n'agit  sur  la  superficie  solide  qu'en  soulevant 
et  en  accumulant  les  matières  pulvérulentes;  il  attarjue  encore  cer- 
taines roches  à  l'aide  d'une  action  t&ntdt  purement  physique,  tantôt 
hygrométrique  et  chimique.  L'air  contient  de  l'eau  à  l'état  de  va- 
peur et  la  fait  se  résoudre  en  pluie  ;  c'est  par  ce  dernier  phénomène 
surtout  que  l'atmosphère  agit  sur  la  surface  et  entraîne  finalement 
jusqu'à  la  mer  les  matériaux  meubles  soit  en  nature,  soit  tenus  en 
dissolution.  Ainsi  dans  ce  mouvement  le  sol  terrestre  perd  tes  par- 
ticules que  l'eau  lui  arrache,  tandis  que  la  mer  les  reçoit  pour  ne 
les  rendre  jamais.  H  faut  en  excepter  les  dunes  qu'elle  entasse  sur 
certaines  plages;  en  revanche,  elle  en  ronge  beaucoup  d'autres. 
11  faut  aussi  tenir  compte  des  soulèvemens  qui  mettent  à  sec  cer- 
taines portions  du  sol  marin;  mais  le  contraire  se  présente  égale- 
ment, puisque  des  espaces  de  la  surface  terrestre  peuvent  s'affaisser 
et  disparaître  sous  le  niveau  de  l'océan. 

Tout  va  donc  à  la  mer.  Les  résidus  charriés  par  les  eaux  coa- 
ranteg  se  répandent  dans  la  masse  océanique,  qui  en  opère  la  dis- 
tribution; de  là  des  formations  sédimentaires  très  diverses  :  ici  des 
vases  marneuses,  là  des  sables  ou  des  galets,  plus  loin  des  argiles. 
La  ténuité  de  ces  matières  influe  sur  le  mode  de  distribution.  Les 
plus  grossières  se  répandent  non  loin  des  cAtes,  tandis  que  les 
plus  fmes,  entraînées  par  les  courans,  s'étendent  plus  loin  et  se 
déposent  dans  les  parties  profondes  de  chaque  bassin.  Ces  dépôts 
ne  sont  pas  les  seuls;  ils  se  combinent  plus  ou  moins  et  dans  des 
proportions  qui  varient  singulièrement  avec  deux  autres.  —  C'est 
d'abord  celui  des  substances  dissoutes,  qui  s'opère  généralement 

nigiUrrlb/GOOglC 


LES   EXPLORATIONS   SOU9-lt&ltINE5.  181 

au  sein  des  eaux  calmes  et  soumises  à  une  haute  pression.  Ces 
sortes  de  dépAts  sont  souvent  très  faibles,  la  continuité  seule  leur 
donne  de  l'importance  à  la  longue;  mais  ils  peuvent  se  mêler  aux 
autres  matières  organiques  ou  inorganiques,  et  servent  alors  à  les 
cimenter  et  à  les  convenir  en  une  véritable  roche.  A  côté  de  ces 
dépAts  chimiques,  il  faut  enfin  placer  ceux  qui  sont  formés  des  dé- 
pouilles accumulées  de  divers  êtres  marins,  mollusques,  échino- 
dermes,  coraux,  spongiaires,  microphyles  et  microzoaîres ,  et  qui 
donnent  lieu  à  des  bancs,  à  des  lits,  à  des  vases,  soit  exclusive- 
ment composés  de  pareils  débris,  soit  mélangés  de  particules  d'une 
autre  nature. 

On  doit  à  M.  Delesse  de  curieux  détails  sur  l'état  actuel  des 
fonds  de  mer  de  l'ancien  continent  (I).  La  Caspienne  est  en  parfmt 
rapport  avec  l'orographie  de  ses  côtes;  profonde  dans  sa  partie  mé- 
ridionale, où  la  vase  seule  se  dépose,  elle  est  encombrée  de  sable 
et  tend  même  à  se  combler  dans  la  direction  du  nord,  où  le  Volga 
charrie  incessamment  des  matéiiaux  empruntés  au  terrain  des 
steppes,  facilement  désagrégeable.  11  en  est  de  même  de  la  Mer- 
Noire,  où  les  dépôts  sableux  s'accumulent  au  nord-ouest  aous  l'in- 
fluence du  Dnnube  et  d'autres  fleuves,  tandis  que  la  partie  profonde 
vers  le  sud-est  en  est  presque  entièrement  dépourvue.  Les  bancs 
coquilliers  dans  les  deux  mers  forment  des  llols  disposés  de  préfé- 
rence sur  les  fonds  de  sable  à  égale  distance  des  embouchures  et 
des  grandes  profondeurs. 

Dans  la  Méditerranée,  les  régions  profondes  sont  situées  à  l'est 
vers  la  Syrie,  à  l'ouest  entre  l'Espagne,  l'Afrique  et  l'Italie;  la  vase 
couvre  partout  le  fond  des  bassins,  tandis  que  le  sable  s'étend 
comme  une  ceiuture  le  long  des  rivages,  disparaissant  lorsque  les 
bords  deviennent  escarpés,  s'accumulantau  pied  des  plages  basses 
et  à  portée  ries  embouchures.  L'argile  se  montre  sur  d'autres  points; 
elle  abonde  dans  l'Archipel,  près  de  Maite,  le  long  des  côtes  de 
l'Italie  et  de  l'Espagne,  les  dépôts  de  mollusques  y  sont  rares.  iEo 
continuant  cet  examen,  nous  verrions  le  sable,  la  vase  et  l'argile  se 
partager  la  Baltique,  mer  peu  profonde  et  faiblement  salée;  une 
bande  de  sable  entoure  aussi  la  péninsule  ibérique  du  côté  de  l'O- 
céan, elle  y  fait  place  ensuite  à  une  vase  où  l'élément  calcaire  domine 
d'autant  plus  que  la  profondeur  est  plus  grande,  et  cette  profon- 
deur s'accroît  avec  rapidité. 

Ces  notions  et  bien  d'autres  que  l'on  multiplierait  aisément  prou- 
vent que  le  sol  sous-marin  est  placé  sous  l'influence  directe  des 

(.1)  Lei  prdrieui  dDcumcns.râuTiis  ptr  H,  Delesse,  après  dix  uiiiéea  de  rechercbes, 
donneront  litu  à  un  grftnd  ouvraga  actueHement  en  Toie  de  publication,  et  qui  sera  le 
rËsunié  le  plus  comp'.et  de  toutes  les  noUona  relatives  t  la  UthohgU  des  mers,  ainsi 
qu'aux  lois  qui  président  i  la  distiitiuilou  des  diverses  looes  d'anlmaui  et  de  plMiUs, 


,  Google 


1S2  S£V1IE  DES   &EUX  UDTOIES. 

ctKraiffi  et  des  actions  de  toute  aorte  qui  y  entraînent  les  déttitos 
arrachés  au  sol  terrestre.  Les  argiles  d'une  part,  les  sables  de 
l'autre,  eoiit  les  |vlu8  abondantes  de  ces  nalières;  les  hauts-foods» 
les  bassins  circcnscrïts,  les  golfes  et  les  plages  sont  les  parties  les 
plus  sujettes  à  les  retenir  et  A  s'encombrer,  feu  à  ])e.a,  à  mesure 
que  l'on  gagne  la  haute  ner,  on  ne  rencontre  plus  qu'une  vnse  fine 
provenant  des  particules  les  plus  divisées,  tantôt'inconsistaiite,  tan- 
tôt m&\ie  de  résidus  organiques,  tantôt  consolidée  par  un  ciment 
calcaire  dont  le  temps  accroît  la  ténacité;  nnis,  en  même  temps  que 
la  profondeur  augmente,  les  notions  deviennent  moins  précises,  les 
tentatives  d'exploration  plus  difficiles,  les  études  plus  rares,  et  nous 
touchons  par  cela  même  an  vif  de  la  question  que  nous  voulons  trai- 
ter. Avant  de  l'aborder  directement,  il  faut  dire  quelques  mots  sur 
le  rôle  géologique  attribué  aux  mers;  on  6aiï<ira  mieux  l'importance 
des  découvertes  que  l'on  espère  réaliser. 

Les  dépôts  si  variés  dont  nous  venons  de  parler  doivent  néces- 
sairement  constituer  à  la  longue  une  succession  de  liis  accumulés, 
et  cette  superposition  ne  cessera  de  se  produire  tant  que  les  couches 
ainsi  formées  n'auront  pas  été  mises  k  sec,  c'est-à-dire  reportées  h 
un  niveau  supérieur  à  celui  des  eaux  de  l'océan  par  on  ellet  des 
mouvemens  lents  ou  brusques  de  i'écorce  du  globe.  Ainsi  fxon~ 
dés,  les  dépôts  prennent  le  nom  de  terrains;  ils  renferment  natu- 
rellement les  dépouilles  des  êtres  contemporains,  et  ce  sont  eux 
qui  fournissent  aux  géologues  la  plupart  des  documens  sur  lesquels 
ils  s'appuient  pour  reconstituer  le  passé.  Les  différences  si  grandes 
que  l'on  observe  maintenant  entre  les  dépôts  côliers  et  ceux  des 
parties  profondes  se  retrouvent  lorsque  l'on  examine  les  formations 
dues  aux  anciens  basrâns  maritimes.  C'est  ainsi  que  de  grands 
amas  sableux  et  calcaréo-marneux,  mêlés  de  coquilles  brisées  par 
la  lame  et  connus  sous  le  nom  de  molasse,  ont  jadis  encombré  un 
étroit  chenal  de  l'océan  miocène  qui  suivait  la  vallée  du  Rfaône, 
puis  celle  de  l'Isère,  et  traversait  la  grande  plaine  suisse  pour  allei 
rejoindre  la  vallée  actuelle  du  Danube.  Ce  canal  tertiaire  représen- 
tait une  sorte  d'Adriatique,  plus  longue  et  plus  sinueuse  que  celle 
qui  baigne  Venise,  et  partageait  obliquement  l'Europe  de  l'embou- 
chure du  iBhôue  à  celle  du  Danube.  C'était  là  une  mer  peu  pro- 
fonde, et  le  sabte  s'y  déposait  avec  abondance,  comme  fait  main- 
tenant l'argile  dans  l'Adriatique.  Au  contraire,  nous  verrons  se 
confirmer  plus  loin  l'idée,  souvent  exprimée  par  les  géologues,  que 
la  craie,  cette  vase  uniquement  composée  des  dépouilles  calcaires 
d'animaux  marins,  a  dd  se  former  dans  un  bassin  maritime  calme 
et  profond,  protégé  contre  tout  apport  de  Tfiatière  détritique  en- 
traînée du  rivage. 

l£s  mer-s,  pas  plus  que  les  surfaces  continentales,  ne  scuit  à  ïabà 

nigiUrrlbyGOOglC 


LES   EXPfil^AllOHS   SOUS-MAIdES.  183 

desperturbatioos  qui  agitent  l'écorce  terrestre;  sous  l'impulsion  des 
ibrces  iiUérieures,  elles  occupent,  di^Iaîssentou  envahissent  de  nou- 
Teau  les  régions^  doat  le  nÎTeau  relatif  s'élève  ou  s'abaisse.  Sou- 
mises à  l'iuiliieDce  des  fleuves,  attaquant  elles-niéiues  les  rochers 
qui  les  bordent  partout  où  viermetit  se  briaer  leurs  vagues,  elles 
reçoivent,  elles  tamisent,  elles  remanient,  et  coordonnent  en  lits, 
en  assises,  en  bancs  plus  ou  moins  réguliers,  les  débris  abandonnés 
à  leur  action  ;  mais  ces  dépôts  diminuent  à  mesure  que  s'alîaiblit  la 
cause  qui  les  engeu.'re,  le  calme  croit  avec  la  profontteur.  Au  sein 
de  ces  régions  où  la  pensée  même  a  de  la  peine  à  se  transporter,  la 
vie  s'agite  pourtajit.  Inconsciente  d'elle-même,  poussée  par  je  ne 
sais  quel  instinct,  obscure  et  trouble  comme  un  rêve  inachevé, 
elle  possède  encore  des  êtres  en  qui  se  manifestent  ses  pulsations  ; 
elle  sait  encore  remuer,  se  nourrir  et  se  multiplier.  Cantonnée 
dans  des  espaces  en  appar^ce  inaccessibles,  elle  a  réussi  à  les 
occuper.  Dante,  aclievant  de  parcourir  les  cercles  infernaux,  rea~ 
contre  dans  les  derniers  des  âmes  dont  la  vie  est  si  précaire  que 
la  mort  elle-mêaie  se  distingue  à  peine  d'une  semblable  existence; 
les  deui  tei^ies  contradictoires  par  eicellence  finissent  par  se  con- 
fondre en  un  ^tât  indécis  qui  n'est  réeUement  ni  tout  l'un ,  ni  tout 
l'autre.  —  Telles  sont  k  peu  près  ces  régions  sous-marines,  oi!i,  au 
sein  d'une  profonde  obscurité,  aucune  influence  veaue  du  dehors 
ne  s'exerce,  sinoa  d'une  manière  sourde  et  avec  une  lenteur  eicea- 
àve.  A  laâuriiaoe  du  sol  ou  mâme  dans  les  régions  aquatiques  ex^ 
posées  à  la  lumière,  toutes  les  productions  de  la  vie  se  rontiennent 
mutuellement;  mieut  encore,  elles  profitent  des  moindres  peitur- 
i»a(iaos  pour  réagir  les  unes  sur  les  autr-es,  elles  s'amoindrissent 
ou  se  multiplient  tour  à  tour.  Aussi  <tout  vu-ie  d'âge  en  âge  sur  le 
^lobe;  que  ce  soit  l'homme  ou  le  cours  seul  du  temps  qui  se  meue 
i,  t'oeuvre,  l'aspect  du  sol,  cel4ii  de  la  nature  animée,  'Oelui  de  la  vé~ 
gétatioD  et  de  tous  les  êtres  qui  tirent  leur  nourriture  des  plates, 
rien  de  tout  cela  ne  demeure  stable.  Les  formes  se  succèdent,  les 
instiocts  se  modiûent,  les  combinaisons  passent,  et  plus  il  s'agit 
d'ëties  élevés  en  per£ecti<3t],  plus  ces  révolutions  sont  rapides  et 
oeœplètes.  C'est  une  loi  k  laquelle  toute  vie  est  soumise,  en  même 
temps  que  tous  les  êtres  soct  forcément  solidaires  entre  eux;  mais 
Ml  fond  de  la^er  immense,  au  milieu  d'aDÎmanx  la  plupart  immo- 
biles, d'où  viendrait  le  chaogiemeat,  tanit  que  le  liquide  ambiiat 
KSte  le  laéne?  Les  altérations  qui  peuvent  atteindre  ses  propriétés 
ne  sauisûent  être  que  partielles  et  limitées;  les  organismes  auxquels 
s'en  ferait  sentir  le  contre-coup  n'eo  senùent  d'ailleurs  aiïeclés  que 
dans  uoe  bible  mesure,  à  nison  «ôme  de  leur  infériorité.  Panui 
les  motib  qui  poussent  les  savans  à  sonda-  te  fond  des  mers,  il  faut 
laoger  l'espoir  d'y  retrouver  las  derniers  survivons  de  plusieurs 

nigiUrrlbyGOOglC 


18&  BETUB  DES   D£DX  MONDES. 

des  types  marios  dont  les  coaches  du  globe  conservent  l'empreinte. 
C'est  là  UD  ûgutlIoD  ajouté  à  l'attrait  des  explorations  sous-ma- 
rines dont  nous  allons  exposer  les  résultats  en  ayant  soin,  avant  de 
parler  des  élres  eux-mêmes,  de  nous  attacher  aux  particularités 
physiques  des  lieux  qu'ils  habitent. 

II. 

La  plupart  des  marines  des  nations  civilisées  ont  exécuté  systé- 
matiquement des  sondages  multipliés,  dans  la  double  intention  de 
vérifier  la  profondeur  des  eaux  et  la  nature  du  fond  dans  une 
zone  comprise  entre  la  plage  et  la  haute  mer;  mais  c'est  surtout  lors 
du  relevé  des  côtes  de  l'Union  américaine  dans  le  golfe  du  Mexique, 
et  par  les  opérations  de  la  marine  suédoise  le  long  des  plages 
Scandinaves,  que  la  science  a  pu  apprécier  le  parti  qu'elle  pouvait 
tirer  des  travaux  de  ce  genre  en  les  utilisant  à  son  profit  exclusif. 
Une  semblable  pensée  devait  trouver  de  l'écho  en  Angleterre,  où 
ce  qui  concerne  la  mer  a  toujours  le  don  de  passionner  les  esprits. 
En  elTet,  une  première  expédition,  celle  du  Liglunmg,  fut  organisés 
en  1868  et  envoyée  dans  la  mer  d'Ecosse;  elle  n'obtint  qu'un  demi- 
succès  et  fut  surtout  contrariée  par  le  temps;  mais  elle  inspira  une 
seconde  tentative  pour  la  réussite  de  laquelle  rien  ne  fut  épargné, 
ni  de  la  part  des  savans  qui  s'y  associèrent,  .ni  de  celle  des  marins 
qui  firent  lus  derniers  efforts  pour  atteindre  à  des  résultats  décisifs. 

Cette  deuxième  expédition,  qui  ne  sera  probablement  pas  la  der- 
nière, a  eu  lieu  durant  l'été  de  1869  ;  elle  était  placée  sous  la  direc- 
tion du  capitaine  Calver,  commandant  le  Porcupine  de  la  marine 
royale,  et  fut  divisée  en  trois  parties,  qui  ont  été  autant  de  croi- 
sières scientifiques.  La  première,  partie  de  Gallway,  port  situé  sur 
la  côte  occidentale  d'Irlande,  et  terminée  à  Belfast,  au  nord-est  de 
la  même  tle',  au  commencement  de  juillet,  fut  dirigée  d'abord  vers 
le  sud-ouest,  ensuite  vers  l'ouest  et  enfin  au  nord-ouest  jusqu'au 
banc  de  Rockall.  La  deuxième  croisière  eut  pour  objet  l'exploration 
de  l'extrémité  septentrionale  du  golfe  de  Biscaye,  à  250  milles  en- 
viron à  l'ouest  d'Ushant  ;  la  troisième  et  la  plus  importante,  com- 
mencée au  milieu  d'août  et  prolongée  jusqu'à  la  mi-septembi*e, 
acheva  l'œuvre  précédemment  ébauchée  par  le  Lighining  en  com- 
plétant ses  recherches  dans  la  zone  maritime  comprise  entre  le  nord 
de  l'Ecosse  et  les  Féroe.  Un  temps  magnifique  favorisa  jusqu'au 
bout  cette  dernière  course,  qui  doit  avant  tout  fixer  noire  attention, 
tant  les  faits  qu'elle  permit  de  constater  furent  nombreux  et  décisifs, 
en  sorte  que  par  eux  nous  aurons  bientôt  la  clé  de  tout  le  reste. 

La  région  maritime  qui  commence  avec  les  Orcades  et  se  prolonge 
jusqu'à  l'entrée  du  large  canal  séparant  l'Islande  de  la  Norvt^ge 

nigiUrrlbyGOOglC 


LES   EXPLORATIONS  SOUS-HABINES.  185 

sert  ponr  ainsi  dire  de  vestibule  à  l'Océan-Arctique,  dont  elle  subit 
directement  l'inilueace;  maïs  une  influence  opposée,  celle  du  gulf- 
slreiim,  vaste  courant  d'eau  chaude,  le  plua  puissant  de  ceux  qui 
partent  de  l'ëquateur,  s'y  fait  sentir  également,  de  manière  qu'à 
l'entrée  du  canal  islando-norvégien  le  chaud  et  le  froid,  l'humidité 
tiède  et  l'humidité  glacée,  les  brumes  épaisses  et  les  tourmentes  de 
neige,  les  vagues  venues  de  la  ligne  et  les  glaces  arrivées  du  pôle, 
les  vents  du  sud  et  les  vents  du  nord,  se  livrent  d'épouvantables 
combats,  comme  dans  une  arène  toujours  ouverte.  On  sera  surpris 
des  elîets-que  des  phénomènes  aussi  grandioses  engendrent  au  sein 
des  eaux  ;  à  la  surface  et  dans  l'atmosphère,  ils  ne  sont  pas  moins 
saisissans,  et  tous  les  voyageurs  en  ont  été  vivement  frappés.  Un 
ciel  bas  et  lourd,  diapé  d'un  rideau  de  brumes  flottantes,  déchiré 
par  (les  orages,  ruisselant  de  pluies,  battu  par  des  tourmentes,  — 
des  archipels  aux  massifs  hardiment  découpés,  aux  roches  abruptes, 
aux  pentes  noires  plaquées  d'une  verdure  métallique,  mais  sans 
arbres,  sans  chaleur,  quelque  chose  de  neutre,  de  profondément 
triste,  un  aspect  partout  désolé  :  tel  est  le  fond  du  tableau  et  l'im- 
pression qui  se  dégage  de  la  vue  des  Orcades,  des  Shetland  et  des 
Féroe.  Cette  impression,  les  habitans  mêmes  la  portent  sur  leur  vi- 
sage :  elle  s'explique,  si  l'on  précise  certaines  particularités. 
,  Le  climat  accuse  une  moyenne  annuelle  d'environ  7°,5  (1)  ;  il  est 
doux  en  hiver,  puisque  !a  moyenne  de  cette  saison  dépasse  3  de- 
grés (3°, 61  pour  les  Féroe);  mais  les  étés  y  sont  sans  chaleur,  les 
brumes,  les  orages,  les  tourmentes,  occupent  les  trois  quarts  de 
l'année,  et  découvrent  rarement  le  soleil.  Les  vents  du  sud  et  ceux 
du  sud-ouest  répondant  à  ceux  du  nord-ouest,  et  la  lutte  se  pro- 
longe presque  sans  aucune  trêve;  les  marées  y  sont  formidables  : 
les  toumans  ou  swelchin  et  les  roust  font  bouillonner  les  flots  et 
tourbilIonn(!r  les  navires.  Sur  les  terres,  le  spectacle  est  singulier  : 
malgré  l'absence  de  froids  rigoureux,  malgré  l'humidité  constante  de 
l'atmosphère,  malgré  l'incomparable  verdure  des  pentes  gazonnées, 
l'agriculture  est  chétive,  les  légumes  sont  rares  et  maigres,  les 
fruits  presque  nuls.  Aucun  arbre,  pas  même  le  bouleau,  n'y  est  in- 
digène, et  ce  n'est  qu'avec  des  soins  infinis  que  l'on  élève  à  l'abri 
des  murs  le  sorbier  des  oiseleurs  et  le  frêne.  Le  pin  de  Norvège  lui- 
même,  dit  M.  Martins,  n'a  jamais  vécu  plus  d'un  an  aux  Shetland  ; 
le  chône  et  le  hêtre  périssent  encore  plus  vite.  Cette  nature,  si  peu 
féconde  par  défaut  de  chaleur,  ne  manque  cependant  ni  de  charme, 
ni  dd  caractère.  Partout  ruissellent  du  haut  des  pentes  rapides,  à 
travers  les  tapis  d'émeraude  qui  les  recouvrent,  d'innombrables 

(1)  Orcftde»,  T>'iU  —  SbcUand,  t'fil;  —  Féroe,  ^'.Sl.  —  Cu  cbim^i  aoiit  extraita 
des  Voyagn  tn  Scandtnavit,  tn  Lafonie  et  au  Spii:barg,  de  ta  coniêUe  la  Iticktrch». 
—  Ciographù  phi/aique,  par  M.  Uailiss,  E,  11,  p.  â53  el  sulr. 


,  Google 


iS6  UFOS   DES  MCI   KONDES. 

ûkta  d'argent,  jntahsskbles  -oomine  les  pluies  qui  les  alimenteot, 
des  sources  limpides  s'épanchent  àe  tous  côiéa  et  vont  se  réunir 
&U1S  ie  fond  des  v&llées,  occupftes  p&r  des  lacs  poissonoeux  et  de 
vastes  tourbtëpcfi.  Ces  touriDières,  i-essovrces  précieuses  dans  tut 
pays  dépourvu  de  bois,  recèient  le  secret  des  ■anciens  âges;  les 
troncs  <Ae  très  grands  arbres  y  aboadtHit,  et  démontrent  ^e  Je  €it- 
mat  de  ces  tJes  n'a  pas  toujours  été  aussi  di^vorable  à  la  v^é- 
tatJon  foDestière.  D'aillews  d'ionoaibraitles  tr«upes  d'ùseaux,  la 
plupart  aqualôques,  couvrent  les  roches  de  la  plage,  taadis  que  le 
hareng,  la  morse,  le  maquereau,  les  phoques  et  même  les  baleines 
peuplent  Ja  mer.  La  vie  animale  trouve  dans  ces  l'égàons,  où  lan- 
guit l'autre  règœ,  des  conditions  assez  favorables;  il  est  vrai  tpi'û 
n'«9dste  pas  dans  toute  l'Europe  de  'tJiatat  dont  les  écarts  soient 
iDoias  prononcés.  La  température  de  la  surface  oréaBÎque  -se  oiaia- 
tient  partout  sans  varialiaos  inem  sea^ifales  À  bi'  ¥.  (1)  (11°  c.)> 
Une  élévation  si  «onstante  aurait  lieu  de  surprendre  à  une  aussi 
faîb!e  distance  des  glaces  polaires,  ^  la  cause  n'en  était  pas  nain- 
tenant  bit»)  connue.  C'est  vainemeat  que  pour  trau\'er  une  expli- 
cation au  &  ailé  jusqu'il  invoquer  l'action  des  feux  souterrains;  le 
fuif-htream  donne  la  cM  du  phénomène.  C'est  lui  qui  pousse 
sur  les  côtes  de  ces  lies  des  fruits  et  des  bois  flottés  venus  des 
parties  chaudes  de  l'Amérique.  Les  produits  des  Antilles  se  mô- 
leztt  ainsi  a>ns  grandes  algues  des  mers  du  oord,  fucut  et  Imtm- 
nairei,  qve  le  mouvement  des  flots  rejette  sur  la  plage,  et  que  les 
habitans  recueillent  sous  le  nom  de  varech  et  de  goicmon  pour  en 
retirer  de  la  soude  par  la  combustion. 

Le  gulf-siream  a  été  récemment  l'objet  d'u»e  série  de  recher- 
ches spéciales,  exécutées  sous  la  direction  du  docteur  A.-I>.  Bâche, 
par  le  caast-mrvey  ou  commission  chargée  du  relevé  géjiéral  des 
côtes  de  l'Union  américaine  (2).  Parti  des  régions  équatoriales  et 
dii'igé  d'abord  vers  l'ouest,  le  gulf-'Uream  pénètre  ensuibe  dass  U 
mer  du  Mexique,  où  il  continue  à  s'écbauier.  11  en  ssrt  en  loageant 
la  îFloride  et  rentre  dans  l'Atlantique;  il  remonte  alors  vers  le  nord 
en  marchant  paraUèlemeot  à  la  càte  uaéricaine,  dont  il  ae  con>- 
menoe  à  s'écarter  qii'i  la  hauteur  da  New-Jersey,  .pour  se  détour- 
ner ds  côté  de  l'est;  mais,  depuis  le  détroit  de  la  Floride,  où  il  sb 
trouve  resserré  entre  cette  presqu'île  et  l'archipel  de  Sabavia,  jos- 

(1)  Le  thcrmoniètre  de  Fahrenheit,  dont  se  terrent  les  Angliiis,  s'écarte  tolalemcn 
de  notre  thennnmtire  centigrade;  il  a  été  grtJu*  iTaprès  île»  tiases  diHfrentes.  Le 
potn  coii«spDnd*nc  ft  la  ^oe  fondanle  âqukavt  n  31*  degré  -de  Fdireiriieit;  e^st  la 
4  de^^  âe  l'>j<iiBlla  ceMî^ndt.  Noua  aroDt  eu  *nla,  «a  tnenlionTiant  les'le^^  Eatr 
nnheit,  de  les  convertir  en  degrés  centigrades  et  de  placer  ccui-ci  entre  parenthèses. 

1(3)  lies  résiilniu  en  ont  été  coosigaAs  dkns  l'iiunense  trasBl  kf  dr(igni[dii«|iie  intiUtU 
OniliKi  Stnlci  oùmat-»urvt\i  Btfort,  1860.  —  Plnriecrs  ménaires  im]nrtain'de  JIH,  1m 
Pourialèi  et  Louia  Agatùi  N  npportatit  ui  ntCne  aajet. 


,  Google 


LES   EXPLORAnOIÎS   SODS-MAIHNES.  187 

qu'au  36'  parallèle,  le  gulf-stream  est  I<ùii  de  présenter  la  même 
étendue.  Large  fieulement  de  (i4  Lilomètres  à  son  entrée  dans  l'A- 
tlantique, il  se  d.  ploie  en  avançant  vers  le  nord  ;  il  mesure  déj& 
2il  kiloniëties  ^  la  hauteur  de  Gharleston,  plus  loin  il  dépasse 
500  kilooièti'es  et  a' élargit  encore.  Le  gttlf-ttream  eat  divisé  en 
plusieurs  zones  ou  courans  partiels  dont  i&  température  difl%re  sen- 
siblement, ou  plutôt  il  est  eotrenièlé  de  parties  chaudes  et  froides 
qui  formeut  autant  de  couches  distinctes,  chacune  ayant  une  tem- 
pérature piïipre.  Un  courant  d'eau  froide  parti  de  la  baie  de  Baflia 
et  coulant  du  nord  au  sud  sépare  le  gulf-stream  de  la  côte  aïoè- 
ricaine;  les  deux  courans  opposés  se  touchent  par  les  bords.  La 
séparation  est  ù  bien  tranchée,  que  cette  limite  a  reçu  le  nom  de 
cold-wall  ou  paroi  froide.  Le  courant  d'eau  froide  s'élargit  peu 
à  peu  comme  le  gulf-êtreami  mais,  tandis  que  celui-ci  s'épanche  à 
la  surface,  l'autie  giigne  les  profondeurs.  Le  gulf-stream  conserve 
longtemps  une  température  remarquablement  élevée.  A  la  hauteur 
de  Sandy-Hook,  à  400  ou  600  kilomètres  du  littoral,  cette  ten^éra- 
ture  est  de  23"  à  27"  c.  Elle  se  maintient  entre  18°  et  22"  c,  jusqu'à 
une  profondeur  d'environ  200  mètres.  A  une  moindre  distance  des 
côtes,  entre  2ilO  et  300  kilomètres,  la  chaleur  est  moindre  à  une 
profondeur  correspondante  ;  elle  ne  dépasse  guère  18"  c.  à  la  sur- 
face, 10  ou  11  au-dessous  de  âO  naëtres,  et  elle  tombe  brusquement 
à  2,  3  et  i,  si  l'on  descend  au-dessous  de  600  mètres,  parce  qu'à  ce 
niveau  on  atteint  le  courant  froid  répandu  au-dessous  de  l'autre. 
Le  gulf-stremn,  avons-nous  dit,  se  détourne  à  l'est  vers  le  36*  de- 
gré parallèle;  il  traverse  alors  de  nouveau  l'Atlantique,  toujours 
plusdifTus,  perdant  insensiblement  de  sa  chaleur  à  mesure  qu'il 
s'éloigne  de  son  foyer,  mais  gagnant  en  surface.  C'est  ainsi  qu'il 
atteint  les  côtes  occidentaJes  de  l'Europe,  où,  après  avoir  attiédi  les 
parages  de  la  Bretagne,  au  sud-ouest  de  l'Angleterre  et  de  l'Irlande, 
il  pénètre  dans  la  mer  d'Ecosse,  et  unît  par  baigner  l'Islande  et  la 
Norvège.  Ses  dernières  effluves  se  font  sentir  jusque  dans  l'extrême 
nord,  à  l'Ile  de  l'Ours  et  au  Spitzberg,  avant  de  se  perdre  tout  à 
fait.  L'élévation  et  l'uniformiié  constante  de  la  tempérabire  à  la  sur- 
face de  l'Atlantique  seraient  donc  un  effet  direct  du  gulf-stream^ 
maïs  il  semblerait  ressortir  de  l'ensemble  des  observations  faites 
sur  divers  points  de  cet  océan,  que  le  gulf-stream  lui-même,  au 
lieu  de  constituer  un  phénomène  isolé  et  d'une  nature  spéciale,  ne 
serait  qu'un  accident  plus  marqué  du  mouvement  général  portant 
les  eaux  des  pôles  vers  l'équateur,  et  celles  de  l'équateur  vers  les 
pôles.  Admettoas  comme  vrai  cet  échange,  dont  ngna  discuterons 
les  preuves  :  deux  faits  d'une  parfaite  évidence  en  résulteront  né- 
cessairement. En  premier  lieu,  les  eaux  froides  des  mers  polaireSi 
en  s' avançant  vers  le  trc^iqoe.  Sauront,  à  raison  de  leur  poids  spé- 

nigiUrrlbyGOOglC 


188  lETUE    DES   DEDX   MONDES. 

cifique,  par  gagoer  le  fond  et  s'y  accumuler,  tandis  que,  par  une 
marche  opposée,  les  eaux  tièdes,  plus  légères,  occuperont  natu- 
rellement la  surface;  cette  disposition  relative  est  forcf^e.  Le  second 
fait  n'est  pas  moins  explicite  :  la  disposition  géographique  des  coq- 
ttnens  et  des  lies  exercera  sur  le  phénomène  une  influence  directe, 
tantôt  en  opposant  une  barrière  au  douMe  courant,  tantôt  en  lui 
livrant  un  libre  cours.  Les  deux  hémisphères  présentent  sous  ce 
rapport  de  prodigieuses  diOërences  :  l'Océan-An^arctique  s'étend 
partout  sans  obstacle  ;  il  envoie  ses  eaux  et  ses  glaces  vers  le  tro- 
pique du  Capricorne  sans  que  rien  entrave  ce  mouvement.  L'extré- 
mité méridionale,  amincie  en  pointe,  de  l'Amérique  et  de  rAfriquë, 
l'Asie,  située  presque  entièrement  eu-deçà  de  la  ligne  par  rapport 
à  nous,  bornent  seules  cette  action,  à  laquelle  la  mer  des  Indes, 
l'Atlantique  et  le  Pacifique  ouvrent  leur  large  sein.  Nul  courant  li- 
mité et  rapide  ne  pourrait  se  former  dans  de  pareilles  conditions; 
le  gulf-slream  ne  marche  et  ne  se  main^ent  que  par  suite  des 
barrières  continentales  qu'il  rencontre,  il  obéit  ainsi  à,  la  fois  à 
l'impulsion  générale,  qui  le  pousse  vers  le  nord,  et  à  la  direction 
particulière  qui  lui  est  imprimée  par  l'orographie  des  côtes.  Sî  le 
gulf-stream,  après  son  entré;  dans  le  gotfe  du  Mexique,  y  rencon- 
trait uue  mer  ouverte  au  lieu  d'une  ligne  de  côtes  fermées  de 
toutes  parts,  s'il  n'était  pas  pressé  au  nord-ouest  par  le  courant  du 
Mississipi  à  son  elBbouchure ,  au  sud  par  les  grandes  Amitiés,  qui 
l'obligent  de  se  détourner  et  d'aboutir  au  détroit  de  la  Floride,  si 
l'on  faisait  disparaître  tous  ces  obstacles  qui  le  maintiennent  dans 
une  direction  déterminée,  il  s'épancherait  au  sein  de  la  masse  océa- 
nique; mais,  tout  en  s'effaçant  comme  courant  particulier,  les  effets 
auxquels  il  donne  lieu,  et  qui  dépendent  d'une  cause  gt^nérale, 
n'en  subsisteraient  p^s  moins,  bien  qu'il  fût  peut-être  plus  difficile 
d'en  apprécier  l'intensité. 

Les  eaux  arctiques  ne  peuvent  s'écouler  librement  vers  le  sud, 
comme  celles  de  l'autre  pôle.  L'océan  glacial  du  nord  constitue  un 
bassin  intérieur  presque  entièrement  fermé,  sauf  par  le  détroit  de 
Behring,  par  les  passes  qui  mènent  dans  la  baie  de  Baffm  et  par  la 
large  ouverture  qui  sépare  le  Groenland  de  la  Scandinavie,  et  dont 
le  Spitzberg  occupe  la  partie  nord,  tandis  que  l'Islande  et  les  Féroe 
en  occupent  l'entrée  méridionale.  Or,  cette  ouverture  étant  de 
beaucoup  la  plus  large  et  la  plus  profonde,  on  conçoit  que  presque 
toute  la  masse  des  eaux  arctiques  suive  ce  chemin  pour  pénétrer 
dans  l'Atlantique  et  se  diriger  de  là  vers  le  sud.  En  réaUtt*,  le  dé- 
troit de  Behring  est  presque  fermé.  La  baie  de  Baffin  donne  lieu 
au  courant  particulier  dont  nous  avons  parlé,  la  plus  grande  partie 
des  eaux  froides  n'éprouve  aucun  obstacle  dans  sa  marche  entre  le 
Groenland  et  l'Islande  ;  mais  entre  l'Islande  et  les  Féroe  les  bauts- 

■  D,,i.^,.i-,.  Google 


LES    EXPLORATIONS  SOUS-HARINES.  189 

fonds  s'élèvent  presque  partout,  et  forment  une  terrasse  sous-ma- 
rine de  i'Écosse  aux  Shetland  et  des  ShetUnd  en  Scandinavie.  La 
profondeur  sur  ces  points  ne  dépasse  nulle  part  300  brasses.  Or, 
comme  les  eaux  tiëdes  occupent  nécessairement  la  surface,  il  ne 
reste  aux  eaui  froides  qu'un  étroit  conduit,  situé  au  sud-est  de  l'Is- 
lande, qui  soit  assez  profond  pour  leur  livrer  passage.  Ainsi  la  mer 
d'Ecosse,  où  le  Lightning  et  le  Porrupine  ont  successivement  re- 
levé la  température  à  divers  niveaux,  constitue  un  champ  d'ex- 
ploration des  mieux  choisis.  Située  aux  abords  immédiats  de  la  mer 
polaire,  elle  n'en  reçoit  pourtant  les  eaux  que  dans  une  proporUon 
limitée  et  dans  des  conditions  d'orographie  sous-marine  qui  per- 
mettent de  déterminer  parfaitement  la  marche,  le  mode  d'action  de 
ces  eaux  et  leur  situation  vis-à-vis  de  celles  qui  viennent  du  sud. 
Ces  eaux,  si  distinctes  par  le  milieu  qu'elles  constituent  et  les  ani- 
maux qu'elles  renferment,  se  rencontrent  au  sein  de  la  mer  d'Ecosse, 
comme  dans  une  zone  frontière,  au  moment  où,  sorties  également  de 
leur  domaine  respectif,  elles  s'engagent  dans  des  régions  entière- 
ment séparées  de  celles  dont  elles  sont  originaires.  Mises  en  contact, 
elles  coulent  sans  se  mêler  que  très  imparfaitement;  le  rftie  en  dif- 
fère autant  que  la  destinée.  A  la  surface  et  plus  encore  un  peu  au- 
dessous,  jusqu'à  70  ou  80  brasses,  l'inHuence  des  eaux  méd  ionales 
est  évidente  :  la  température  se  maintient  à  li°  c.  (52°  F.)  presque 
sans  variations,  ou  du  moins  les  variations  sont  faibles,  inconstantes, 
explicables  soit  par  les  vents,  soit  par  l'inQuence  des  rayons  solaires. 
Le  degré  de  température  de  cette  couche  superficielle  est  bien  su- 
périeur à  celui  de  l'isotherme  de  la  latitude  où  on  l'observe.  Vers  le 
69*  degré  latitude,  l'eau  à  &00  brasses  de  profondeur  s'est  montrée 
plus  froide  de  1°,3  c.  seulement  que  dans  la  partie  septentrionale 
du  golfe  de  Biscaye,  sous  une  latitude  plus  méridionale  de  10  de- 
grés et  sur  un  point  où  la  température  de  la  surface  marque  IS^S  c, 
(62",7  F.)-  II  est  impossible  de  ne  pas  attribuer  à  l'influence  des  eaux 
venues  du  midi  cette  surélévation  qu'aucune  autre  cause  ne  vient 
expliquer.  Le  gulf-slream  môme  ne  saurait  en  être  à  lui  seul  la  raison 
déterminante:  sans  doute  il  ne  fait  que  se  combiner  avec  la  masse 
des  eaux  amenées  du  tropique,  masse  énorme,  tiède  jusqu'à  une  pro- 
fondeur considérable,  dont  la  chaleur  se  dissipe  peu  à  peu  à  mesure 
que  sa  marche  vers  le  nord  entraîne  un  mélange  inévitable  avec  les 
eaux  polaires.  Malgré  ce  mélange  partiel,  les  deux  courans  ont  été 
parfaitement  observés  lors  de  l'expédition  du  Porcupine.  Les  divers 
sondages  ont  prouvé  qu'il  existait  dans  ces  parages  deux  zones  juxta- 
posées, deux  régions  sous-marines  distinctes,  l'une  froide,  l'autre 
tiède.  Ce  qui.  arrive  là  ressemble  en  quelque  sorte  à  ce  qui  se 
passe  sur  la  terre  lorsque  des  courans  atmosphériques  uniformes 
et  constans,  les  uns  chauds,  les  autres  froids,  soufflent  à  travers 

,  Cooglc 


190  KEVOE   DES   DEUX   MO.tDES. 

cerUûnes  régions  contignës  et  soumises  par  eux  à  des  influencés 
contraires.  Que  de  contrastes  ne  sortent  pas  d'une  pareille  di»- 
positton  !  Les  canlons  sitnés  sur  le  revers  méridional  des  gramtes 
chaînes,  comparés  aus  pays  placés  au  pied  des  pentes  sepientrio- 
nales,  en  foumiraïenl  au  besoin  de  iioinbrpu:t  exemples;  mais  les 
profondes  dîffëreBC«s  inhérentes  aux  milieux  reagiectifs  interdï- 
eent  de  pousser  plus  loin  l'assimilation.  Ce  sont  bien  cependant 
deux  dimals  sous-marins  dont  on  a  constati^  l'existence  dans  le  ca- 
nal situé  entre  l'Ecosse  et  les  Féroe,  deux  climats  résultant  de  deux 
courans  conligus.  Des  sondages  pratiqués  par  le  Pomipine  en 
trentî-sîx  stations  diflerentes,  concordant  avec  quinze  observa- 
tions analogues  dues  h  l'espëdition  du  fjgkining,  ont  permis  de  les 
déterminer  ansâ  sûrement  que  9t  on  y  avait  pi^nétré.  La  masse 
chaude  coule  à  l'onest-sud-ouest,  la  masse  fi'oi<le  à  l'est -nord-est 
du  canal.  A  mesure  qtte  l'on  s'écarte  de  la  sui'fare,  tes  deux  zones 
se  prononcent  graduellemeoC;  elles  sont  d'abord  p<^u  marquées, 
maïs  le  contraste  ne  tarde  .pas  à  se  iBanifester. 

Dans  )a  lone  chaude,  l'abaissement  de  la  tempf^'ature  s'opère 
ioscnsiblemenl;  à  26t)  bra<<ses,  les  eaux  marquent  t^,2  c.  (^7*  F',); 
ik  400  brasses  et  justiu^'à  500  ou  600,  elles  accusent  encore  un  mi- 
nimun  de  'j',b  c.  (46*  F.),  A  cette  profundf  ur,  te  sot  de  !»■  roue 
chaude  se  compose  exclusirement  de  >'ase  à  glubigériiifn,  c'est-à- 
dire  de  petits  animaux  de  la  classe  des  ferantinifiWs.  A  707  bi-asses, 
point  gui  marque  la  plus  grande  profoadeur  qui  ait  été  atteinte  dans 
cette  aone,  le  thermomètre  se  maintenait  encore  à.  â*,2  c.  (Al'  F.), 
et  cette  température  n'était  iulËrieun;  que  d'un  demi-degré  i  celle 
qve  l'on  a  constatée  &  la  même  profondeur  dans  le  nord  du  golfe  de 
Hscaye.  On  le  voit,  la  zone  chaude  se  distingue  surtout  par  une 
égalité  relative  très  proowicée  dans  ia  temp^^rature  de  la  masse. 
Très  DeUeroentcaraclétisée  entre  150  et  400  brasses,  e!le  l'est  d^jà 
moins  entœ  &00  et  700,  et,  ce  que  l'on  pouTaît  prévoir,  hs  parties 
les  plus  froides  sont  en  même  temps  les  plus  basses.  Cependant, 
mèoM  à  ce  miraaium  de  puissance  caloriixue,  le  contraste  est  en- 
core bien  marqué  avec  la  icne  froide,  puisque  la  teinpératore  de 
c-ille-ci,  au-desscKis  de  300  brasses,  s'abaisse  rapidement  jusqu'à 
&•  c.  (S2"  F.),  et  descend  même  encore  plus  bas,  jusqu'à  —  1%  S  c. 
{29'  F.)  entre  300  et  640  brasses.  Cette  dernière  profondeur  est  la 
plus  grande  où  l'on  soit  parvenu  dans  la  zone  froide  sur  un  point 
situé  entre  les  Féroe  et  les  Shetland.  Du  reste  les  deux  aonjs  s'é- 
tendent parallèlement  dans  le  milieu  du  cunal  des  Féi-oe.  Une  asseï 
fiiible  distance,  réduite  parfois  fi  20  milles,  les  séivu'e;  mîiia  la  tran- 
sition de  l'une  à  l'autre  psut  être  encore  plus  rapid»  et  pour  ainsi 
dire  instantanée  lorsque  te  niveau  du  fond  change  brusquement.  Il 
se  font  pas  oublier  ^n  eâet(ce  doitétrepQuraousuBfil  condacteur) 

nigiUrrlbyGOOglC 


LES    EXPLORATIONS   SMIS-HAUNES.  tOl 

que  la  iBoinâre  âensîtâ  des  eaux  ttèdes  les  amène  loujoais  a«-dessus, 
tandis  (jue  la  masse  des  froides  tend  à  descendi'e.  C'est  ainsi  que, 
pr^s  du  bord  n»éridiw>a1  du  canal,  ta  température  du  fond  mar- 
quait 9",'2  c  (&8\7  F.)  à  190  brasses,  tandis  qtie  6  milles  plue  loin, 
la  profondeur  s'éunt  accrue  subitement  jusqu'à  &&&  brasses,  la  tem- 
pérature se  trouvait  réduite  à  —  1°,1  e.  Dans  le  premier  cas,  le 
baut-ftHid  constituaiG  évideHunest  une  digue  isfraiBcbèssable  pour 
le  courant  froid,  tandis  que  dans  le  second  le  sol  soas-marin,  en 
s'abaissajM,  lu!  fournissait  un  passage,  La  nature  même  du  iood  de 
ta  région  froide  est  nn  indice  d«  la  provenance  polaire'  de  ses  eaux; 
la  Tase  à  glalnpériitts  disparaît,  et  à  sa  place  on  observe  un  sable 
qoartzeui  d'origine  volcanique  dont  les  particttles  «al  été  amenées 
de  l'Ile lean-May en  «lu  au  Spitafoevg. 

Eo  avançant  vera  le  nord,  on  voit  la  coucIm'  tiëde  super^ielk 
perdre  graduellement  de  son  «^paissevr,  pendant  que  la  masse  frwde 
augmente  de  puissance  anx  dépens  de  ta  prcnùëre;  plus  voisizte  db 
sa  s&orce,  elle  occupe  nn  plus  grand  espace'  vertical.  Sans  la  direc- 
tion opposée  aia  cwilraire,  elle  tend  à  se  laisser  recoun-ir  par  la 
Htasse  chaude  %'enant  de  l'équateur.  Les  eanxtroitles  versées  dams 
le  canal  des  Féroe  se  joignent  à  celles  qui  partent  du  Groenland  et 
de  la  baie  de  Baflio;  toutes  aJfectenI  ta  même  marctw-,  gagnent  le 
fond  et  s'y  accumutent  de  telle  Ëiçon,  qu'à  l'inverse  de  ce  qui  se 
produit  an  s^in  de  l'atmosptière,  le  froid  envaliit  les  régleras  pro- 
fondes de  l'océan,  comme  il  règne  sur  les  hauteurs  qui  hérissent 
les  surfaces  continentales. 

Les  sondages  du  Pwcupme  dons  ïai  partie'  (M'îeDtale  de  l'Atlan- 
tique do  nord  ont  renversé  l'opinion,  souvent  émise  par  les  hydro- 
graphes, qo'au-dessous  d'une  certaine  profondeur  l'eau  de  la  mer 
gardait  une  températare  învariaMe  de  3%8  c.  (39"  F.).  Ce  degré 
marque  effectivement  le  point  de  la  plus  grande  densité  de  l'eao; 
celle-ci,  comme  chacun  sait,  se  ^late  insensiblement  à  partir  de 
ce  point  jusqti'à  celui'  de  la  congélation',  où  elle  diminue  en  d^isité, 
taudis  qu'elle  augmente  en  v«hime  par  un  bnia^oe  mouvement  de 
dilatation.  Le  calme  absolu  qui  r^ne  dans  les  profondeurs,  ta  com- 
position chimique  de  l'eau  de  mer,  et  mieux  encore  l'énorme  pres- 
sioQ  des  couches  supérieures,  expliquent  suflisamment  comment 
l'eau  peut  demeurer  Irquideà  un  degré  inférieor  à  celui  de  la  con- 
gélation. A  la  ^veur  de  certaines  circonstances,  on  a  tu  l'eau  pore  se 
refroidir  jusqu'à —  5°  c.  sans  se  solidifier,  et  un  froid  de — 2*  à — 3*  c. 
est  presque  toujours  nécessaire  pour  glacer  l'eau  de  mer.  Au  fond 
de  la  mer,  les  particules  froides  s'aiBcumulent  parce  que  le  poids 
les  entraîne;  nulle  cause  ne  saurait  diminuer  ce  froid  de  la  ré^on 
inférieure,  ime  fois  établi,  puisque  les  molécules  relaliveiwent 
chaudes  se  tiennent  toujours  au-dessus  des  autres,  et  qœ  celtes 

nigiUrrlbyGOOglC 


102  KETtlE    DES   DEUX   MO.NDES. 

qui  s'atUédiraient  parmi  les  fro'des  iraient  immétliatf  ment  rejoindre 
les  premières.  L'ensemble  seul  pourrait  être  récbRurPé  à  la  loogue 
et  de  proche  en  proche;  mais  il  faudrait  po'ir  cela  que  la  source 
d'où  provient  la  masse  froide  cessât  d'élre  alimentf^e,  on  ne.  le  fût 
que  d'une  façon  insulTisante.  Or,  loin  d'en  être  ainsi,  les  înflitences 
équatoriale  et  pn'aire  se  hatancent,  si  la  dernière  n  ;  l'emporte  pas. 

D'un  grand  nombre  de  sondages  ex'cutés  par  le  Porcupine  dans 
trente-sept  stations  différentes  et  sur  des  points  tri's  divers  de 
TAtlantique,  depuis  le  A7*  degré  latitude  jusiqu'au  E>5',  comprenant 
UQ  total  de  quatre-vingt-quatre  obseiiralions,  il  rétiulte  en  elTet  que 
la  température,  à  partir  de  la  couche  immédiatement  inférieure  & 
la  surface,  s'abaisse  régulièrement  sans  cesser  de  décroître  jus- 
qu'aux profond  .urs  les  plus  grandes  que  l'on  ait  pu  atteindre.  Vers 
500  brasses  (OOO  mëlres),  le  thermomètre  marque  une  température 
à  peu  près  uniforme  de  8°  c.  (47°  F.);  à  750  brasses  (1 ,350  mètres), 
il  descend  à  5"  c.  {42"  F.);  à  1,000  brasses  (1,800  mètr<;s),  il  arrive 
à  3%  3  c.  (38°  F.};  à  2,000  brasses  enfm,  la  température  du  fond  se 
trouve  réduite  à  2",  2  c,  c'est-à-dire  qu'elle  excède  d«  ^irès  p  'U  le 
point  de  congélation.  D'autres  sondages,  entre  autres  ceux  qui  ont 
été  récemment  exécutés  par  le  commandant  Sclilmmo  et  le  lieute- 
nant Johnson  dans  le  même  Océan- Atlantique,  révèlent  des  faits 
absolument  semblables,  et  amènent  en  détiuitive  à  c'>iiclure  que 
toute  ta  partie  profonde  de  cet  océan  est  occupée  par  une  masse  à 
peu  près  glacée. 

Cette  masse  est  certainement  entretenue  par  les  courans  polaires; 
mais,  si  l'on  en  considère  la  puissance  et  surtout  l'immense  ext'/nsioo 
en  superfrcie,  il  est  permis  de  se  demander  avec  M.  W.  r.ar|)enter 
si  l'Océan-Arctique,  fermé  comme  il  est,  sauf  dans  une  dinction, 
peut  fournir  à  lui  seul  une  quantité  d'eau  sufTisanie  pour  refroidir 
tout  le  fond  de  l'Ailantique.  L'influence  combinée  des  deux  pô'cs 
parait  ici  de  la  plus  grande  probabilité  en  ce  qui  touche  notre  hé- 
misphère. Rien  ne  limite,  nous  l'avons  dit,  l'acli'in  des  laux  nniarc- 
tiques,  qui  s'avancent  jusqu'à  la  ligne  et  dépassent  même  le  tro- 
pique du  Cancer.  Cetie  action  devient  visible,  si  l'on  tient  compte 
des  sondages  de  sir  J.  Ross,  dans  son  expédition  aux  mers  australes, 
et  surtout  des  opérations  du  même  ginre  exécutées  dernièrement 
par  le  vai^iseau  de  la  marine  britannique  Vllydm  dans  la  mer  des 
Indes,  entre  Aden  et  Bombay.  La  couche  froirle  a  été  retrouvée  au 
fond  de  cette  mer,  et  elle  accusait  abs^olument  la  m  ^me  température 
que  dans  le  nord  de  l'Allantiqne,  2", 6  c.  (36'',6  F.),  température 
supérieure  &i  très  peu  à  la  glace  fondante.  Le  co.jiiiivnt  asiatique 
opposant  ici  une  barrière  ins  .rmontable  aux  courans  arcli'iues, 
c'est  à  l'influence  seule  du  pôle  austral  que  l'existence  de  la  couche 
froide  doit  être  rapportée,  et  cette  influence  s'étend  sans  doute  au- 

nigiUrrlbyGOOglC 


LES   EXPLORATIONS  SODS'lUBraES.  193 

delà  des  deux  tropiques,  jusqne  dans  la  partie  boréale  de  notre  hë- 


11  existe  donc  au  ssin  des  mers  une  vaste  et  double  circulation 
dont  l'activité  ne  se  ralentit  jamais.  L'échange  est  perpétuel  entre 
les  pôles  et  l'équateur,  et  les  courans  grands  et  petits  ne  sont  en 
réalité  que  les  accidens  du  mouvement  qui  agite  sans  trêve  le  vaste 
océan.  Ce  n'est  pas  en  vain,  si  l'on  y  regarde  de  près,  ce  n'est  pas 
sans  but  déterminé  que  les  flots  succèdent  aux  flots.  Partis  du  pôle, 
ils  s'acheminent  les  uns  après  les  autres,  perdant  la  lumière  de  ces 
pâles  régions,  gagnant  peu  à  peu  le  fond  des  abîmes.  Ils  s'y  per- 
dent enfin  ;  ils  vont  à  la  nuit,  comme  nous  à  la  mort.  Pendant  que . 
les  v^ues  tièdes,  venues  des  régions  aimées  du  soleil,  suivies  dans 
leur  course  par  une  foule  d'êtres  vivans,  étincellent  et  bruissent  en 
plein  soleil,  les  ondes  froides  s'enfoncent,  comme  celles  du  Léthé, 
dans  le  pays  des  ombres;  mais,  semblables  en  tout  à  celles  du  Létbé, 
une  fois  ensevelies,  elles  pourront  renaître  un  jour  à  la  vie  et  à  la 
lumière. 

III. 

Dans  ce  milieu  obscur,  froid,  éternellement  calme,  des  êtres  de- 
meurent confinés,  puisque  la  vie  s'est  répandue  jusque  dans  de 
telles  profondeurs.  Vainement  la  réalité  de  leur  ejflstence  a  été 
longtemps  et  obstinément  niée  :  d'b«ureuses  découvertes,  dont  les 
plus  anciennes  paraissent 'dues  aux  célèbres  navigateurs  anglais 
str  John  et  sir  James  Ross,  ont  renversé  de  nos  jours  l'opinion  scien- 
tifique qui  transformait  en  un  vaste  désert  le  sol  sous-marin  au- 
dessous  de  AOO  à  500  mètres  à  partir  de  la  superficie;  mais  on 
peut  dire  que  les  draguages  du  Lightning  et  du  Porcupine,  en  con- 
firmant ces  premières  observations,  ont  amené  des  résultats  qui 
nous  initient  aux  plus  intimes  secrets  de  la  vie  océanique.  Précisons 
d'abord  à  cet  égard  certaines  généralités. 

La  distribution  des  êtres  marins  comme  la  distribution  des  ani- 
maux et  des  plantes  terrestres  en  zones  successives  de  la  base  au 
sommet  des  montagnes  parait  frappante  au  premier  abord.  Les  es- 
pèces s'arrêtent  à  divers  niveaux  à  mesure  qu'elles  rencontrent  la 
limite  que  le  froid  oppose  à  chacune  d'elles  :  les  plus  capables  de 
lui  résister  s'élèvent  pîus  que  les  autres,  les  dernières  finissent  par 
disparaître  vers  6,000  m^res  dans  les  régions  les  plus  favorisées, 
Au  sein  de  la  mer,  des  zones  biologiques  se  succèdent  aussi  dans 
un  ordre  régulier  et  constant,  mais,  on  peut  le  dire,  en  sens  in- 
verse, puisque  la  profondeur  joue  le  rôle  de  l'altitude,  et,  comme 
celle-ci,  amène  le  froid.  Les  êtres  marins  qui  persistent  au-des- 
TOHi  iciï.  —  1871.  13 

n,g,t7cdb/G00gIc 


I6à  BETOS  D£S  DBOI  HOHDBS. 

SOUS  d'un  niveau  détermiDé  peuvent  être  justement  contparés  aux 
espaces  qui  remoDteat  jusqu'au  voisinage  des  neiges  permanentes; 
mais  dans  ce  rapprocbemeut  il  faut  aussi  tenir  compte  de  diOé- 
rences  qui  sont  trop  marquées  pour  n'en  pas  aliërer  l'exaciitude. 
Si  le  froid  des  hautes  cimes  arrâle  à  la  fia  les  animaux  el  les  p'antes, 
le  froid  du  fond  des  mers  est  toujours  assez  modéré  pour  ne  coo- 
sUtuer  qu'un  obstacle  relatiC;  les  effets  de  la  pression  et  de  la  rareté 
des  gaz  qui  servtiut  à  la  respiration  n'ont  rien  d'insurmontable  pour 
les  animaux  inférieurs,  tandis  que  le  défaut  absolu  de  lumiëre  affecte 
seulement  l'un  des  deux  règnes.  De  là  des  conséquences  qui  altè- 
rent la  vérité  du  parallèle  qu'il  serait  si  naturel  d'établir  entre  les 
zones  alpines  et  celles  de  la  mer. 

Quoi  qu'il  en  soit,  lorsque  l'on  quitte  la  plage  pour  s'enfoncer 
peu  à  peu  dans  l'océan,  on  observe  effectivement  plusieurs  zones 
caractérist^es  chacune  par  des  êtres  spédaus.  lomiédiatemeat  après 
]a  zone  littorale,  que  la  marée  occupe  et  délaisse  tour  k  tour,  vient 
celle  des  piaules  marines,  que  peuplent  également  des  algues,  des 
poissons,  des  crustacés,  des  mollusques.  La  zone  suivante,  celle 
des  coriiUinex,  aussi  riche  en  animaux,  comprend  déjà  moins  de 
plantes;  elle  descend  jusqu'à  50  mètres.  Au-dessous  d'elle  s'étend 
jusqu'à  200  mètres  une  quatrième  zone,  celle  des  coraux  de*  men 
profondes. 

Déjà  rares  à  50  mètres,  tes  algues  se  montrent  encore  exception- 
nellement au-dessous  de  ce  niv^u.  Une  algue  richement  colorée  en 
vert  (f7</o/£<j  vi'fi'/o/tu)  a  été  retirée  aux  Canaries  d'un  fond  de 7â  mè- 
tres p:r  M.  Bory  de  Saint-Vincent,  et  d'autres  espèces  plus  ou  moiot 
brillantes  ont  été  recueillies  par  MM.  Pérou  et  Maugé  à  170  mè- 
tres. Le  varec  turbiné  {Sargas*um  turbijuttum)  existerait  même, 
d'après  M.  Bnry,  jusqu'à  225  mètres;  il  est  difficile  que  des  algues 
puissent  se  maintenir  au-dessous  de  cette  limite.  Ces  plantes,  sous 
le  rapport  Je  la  couleur  dont  elles  sont  revêtues,  se  partagent  en 
trois  groupes  :  celles  qui  sont  rouges,  teintées  de  rose  ou  viulacées, 
vivent  dans  des  eaux  transparentes,  à  portée  de  la  lumière,  —  les 
vertes  Gottent  encore  plus  près  de  la  surlace,  —  les  brunes,  les  oli- 
T&ti'es  et  les  noires  s'enfoncent  davantage  au  sein  de  l'alilme:  mais 
aucune  algue,  selon  le  témoignage  de  M.  Waliich,  ne  s'avance  au- 
delà  de  300  à  350  mètres.  Les  seules  diaioméei,  qui  sont  à  peine 
des  végétairx,  accumulent  jusqu'à  700,  peut-être  jusqu'à  900  mè- 
tres, leui-B  enveloppes  siliceuses;  mus  nous  touchons  par  elles  aux 
jtrotopliyien,  c'LSt-à-dire  à  des  organismes  ambigus  dont  ia  véri- 
table nature  ne  sera  peut-être  jamais  fixée,  tant  leur  slructuie 
timple  les  rapproche  des  derniers  termes  de  la  série  animalti.  D'ùl- 
leurs  il  est  même  douteux  que  les  diatomées  puissent  vivre  Jt  d« 


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LES  BZn/aATTOEK  tOOS-VARINES.  106 

teîles  profordeurs,  où  leurs  (WponiHes  scnlïmcnt  se  trourent  peut- 
-être entraînées.  C'est  entre  SUD  et  MCO  mètres,  surtout  aux  abords 
àts  estiaires  et  ^oas  l'influence  (te  certains  coumns,  qo'elles  se  mul- 
tiplient de  fa^on  à  composer  à  elles  seules  des  bancs  entiers.  Il  con- 
vient d'ajouter  ici  une  remarque  due  k  MM.  Ed.  Forbes  et  Loven 
et  confirniëe  par  M.  Wallirh  ;  elle  est  relative  à  l'extension  en  pro- 
ioodrur  des  êtres  organisés,  plus  grande  dans  les  mers  reculées 
vers  le  nord  que  dans  celles  do  midi.  Flon-seutenient  les  Eones  suc- 
cessives a  partir  du  rivage  se  prolongent  beaurotip  plus  loin  au 
sein  des  eaux  sur  tes  plages  du  Labrador  et  du  Groenland,  mais  te 
dtiveloppement  de  (a  vie  ne  s'y  manifeste  qu'à  un  qiveau  Inen  in- 
férieiT  à  celui  où  il  atteint  son  maximum  dans  les  rt^gions  plus 
méi'idirnales.  Les  «Igues  en  particulier  ne  se  multiplient  qu'A  la 
proft  ndeur  cù  elles  commencent  à  dîm'nuer  sous  d'autres  latitudes. 
On  peut  fournir  une  explication  satisfaisante  de  ce  phénomène  :  en 
«flet,  s'il  est  vrai  que  beaocoop  d'êtres  marins  paraissent  indifTé- 
rens  à  ('abaissement  de  la  teaipérature,  ou  fréquentent  de  préfé- 
rence les  eaux  fi  oi<^es,  presque  tous  cependant  périssent  an  contact 
immédiat  ('.e  la  glace.  Or  la  couche  supei-ficielle  des  mers  polaires 
est  tellement  mcdifiée  par  les  eaux  douces,  qui  s'y  dévei-sent  en 
j2>ondance,  suitout  le  long  des  fiords  et  des  estuaires,  dans  les 
baies  et  leF^panesoà  se  priassent  les  glaces  flottantes,  qu'elles  accu- 
sent un  df  g:*  de  salure  ti  es  fiibfe,  ou  même  nul.  Les  eaux  douces, 
i  cause  ôe  l<ur  moindie  densité  relative,  tendent  à  se  main1enir~& 
la  surface  ou  ne  se  mélangent  qu'imparfaitement  nvec  la  couche  des 
eaux  sakes  inférieures.  Dès  lors  on  conçoit  très  bien  qne  les  divers 
orguDÎt^nies  désertent  une  zone  non-seulement  dépooi-vue  des  prin- 
cipes chimiqwB  qui  constituent  feau  de  mer  ordinaire,  mais  qui 
par  cela  m^me  est  sujette  à  tc  conge'er  plus  rapidement,  —  double 
inccnvénient  que  ces  être»  évitent  en  se  tenant  i  un  niveau  plus 
haa.  L'admirable  limpidité  des  eaux  polaires,  souvent  rcmaniuêe 
-des  voyageurs,  permet  à  la  lumière  afTaiblie  de  ces  régions  de  faire 
-encoi-e  sentir  fon  influence  entre  27  et  182  mètres  ans  pui^tanies 
laminaires  qui  revêtent  les  fonds  de  véritahlefffoiêts  fous- marines. 
Quelle  qne  soit  la  limite  exacte  où  il  s'arrête,  le  lêgne  végétal 
cesse  bien  avant  l'autre.  Cn  rencontre  encore  ceitarns  poissons  à 
«CO  et  jusqu'à  J.iCO  mètres.  Ces  animaux  sont  sans  contredl  les 
pins  élevés  en  organisation  de  tous  les  êtres  soue-marinB,  puisque 
les  phoques  et  les  cétacés  sont  obligés  de  venir  respirer  à  la  surface; 
ce  sont  eux  par  cons^qiient  que  les  effets  de  la  piession  devraient 
affecter  davantage.  M.  d'Archiac  afiirme  effecijv* im-nl,  d'après  des 
expériences  récentes,  l'impossibilité  où  seraient  lespois^on;.  do  sup- 
porter sans  périr  une  pressioD  égale  à  celle  qui  existe  à  3,620  mètres 

nigiUrrlbyGOOglC 


IM  HËTBB   DBS   DB«X  MONDES. 

de  profoDdear;  mais,  s'il  &t  à  peu  près  certain  que  les  poissoDs  dis- 
paraissent bien  avant  cette  limite  extrême,  les  mollusques,  les  ra- 
diaires,  les  éponges  et  une  foule  d'organismes  inférieurs  persistent 
même  au-dessous  sans  éprouver  aucune  gène.  La  pression  énorme 
supportée  par  ces  animaux,  et  qui  équivaut  k  plus  de  hOO  atmo- 
sphères par  pouce  carré  pour  une  profondeur  inférieure  àA.OOO  mè- 
tres, reste  malgré  tout  un  grand  sujet  d'étonnement ,  puisque 
l'homme  résiste  k  peine,  sous  la  cloche  à  plongeur,  à  un  accroisse- 
ment de  pression  de  2  ou  3  atmosphères;  il  faut  se  souvenir  toutefois 
■  qu'il  n'en  est  pas  des  organismes  inférieurs  comme  des  vertébrés 
terrestres,  de  l'homme  en  particulier.  Leur  corps  ne  renferme  pas 
des  gaz  et  des  liquides  de  densité  inégale.  Un  liquide  homogène  les 
imbibe,  leur  porte  l'air  dissous,  et  établit  un  parfait  équilibre  entre 
te  fluide  ambiant  et  le  fluide  circulant.  On  conçoit  par  là  l'inno- 
cuité d'une  pression  énorme  relativement  à  nos  organes,  construits 
pour  la  vie  aérienne,  mais  sans  inconvénient  pour  des  êti-es  appro' 
priés  au  milieu  aquatique  dans  lequel  ils  demeurent  plongés.  La 
vive  coloration  de  beaucoup  de  ces  êtres  constitue  une  autre  sorte 
d'énigme  qai  excitait  ici  même,  il  jr  a  quelques  mois,  la  surprise 
d'un  savant  naturaliste  (1). 

Les  élres  les  plus  curieux  des  eaux  profondes,  parce  qu'ils  sem- 
blent y  avoir  été  oubliés  et  comme  perdus,  sont  ceux  qui  se  rat- 
tachent directement  à  des  types  dont  on  ne  soupçonnait  pas  même 
l'existence,  parce  qu'ils  passaient  pour  éteints.  Retirés  au  fond  des 
solitudes  sous-marines,  ces  types,  grâce  à  un  isolement  relatif, 
ont  pu  survivre  à  tous  les  événemens.  Il  en  est  ainsi  de  la  famille 
des  crinoîdes  ou  encrines,  qui  constituent  un  des  types  les  plus 
singuliers  de  tout  le  règne  animal.  Tout  ce  que  l'imagination  peut 
rêver  de  plus  gracieux  et  de  plus  paradoxal  par  l'association  des 
deux  règnes  se  trouve  ici  réalisé  comme  à  plaisir  :  une  tige  longue, 
mince,  flexible,  articulée,  attachée  au  sol  par  une  base  fixe,  mais 
susceptible  de  balancement  et  surmontée  d'une  couronne  de  ra- 
meaux contractiles,  disposés  en  étoile  autour  d'une  cavité  qui  con- 
tient la  bouche  et  les  viscères,  telle  est  la  plante  animée  et  fleurie 
que  l'on  a  comparée  à  un  lis  vivant  (2j,  et  qui  peuplait  de  ses  colo- 
nies innombrables  le  fond  des  mers  primitives.  Les  crinoîdes,  ex- 
pression transifcire  d'un  monde  encore  voisin  de  son  berceau,  ont 
disparu  peu  à  peu  devant  des  types  plus  jeunes  et  plus  parfaits, 
dont  aucun  cependant  ne  les  surpasse  en  élégance.  Aux  derniers 
représentans  de  ce  groupe,  aujourd'hui  très  rares  et  dispersés  çà 

(I)  Voyei  la  Fis  dans  les  profonâturt  de  la  mer,  psr  H.  Emile  Blanchard,  dans  U 
Rivui  du  1S  jaavier. 

{2)  Kpiviv. 


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LES    EÏPLOEATTONS  SOCS-MARINES.  197 

et  là  de  la  mer  des  Antilles  à  l'Océan-Pacifique  et  jusque  le  long 
des  cdtes  de  Norvège,  les  draguages  du  Porcupine  ont  ajouté  une 
nouvelle  espèce  qui  se  rattache  à  la  tribu  jurassique  des  apiocri- 
niens,  et  séjourne  au-dessous  de  2,i00  brasses  (A,320  mètres).  Les 
fonds  bas  et  froids  se  sont  encore  trouvés  habités  par  un  spongiaire 
dont  l'axe,  ferme  à  l'intérieur,  mou  et  coloré  en  vert  pâle  à  l'exté- 
rieur, se  divise  dans  le  haut  en  plusieurs  branches  comme  un  ar- 
buste. 11  est  singulier  qu'une  espèce  à  peu  près  semblable  ait  été 
découverte  par  M.  le  comte  Pourtalès  dans  le  golfe  du  Mexique,  et 
fournisse  une  nouvelle  preuve  de  la  diffusion  des  êtres  au  fond  de 
l'océan,  où  les  conditions  tendent  partout  à  s'égaliser. 

Mais  comment  s'arrêter  à  considérer  un  à  un  les  habilans,  si  di- 
vers, si  mêlés,  si  singulièrement  associés,  qui  couvrent  les  régions 
sous-marinesï  Les  pages  succéderaient  aux  pages,  les  questions 
surgiraient  à  l'envi,  tant  le  passé  et  le  présent  se  coudoient  au 
sein  de  ces  populations,  que  tantôt  des  courans,  tantôt  des  con- 
ditions de  milieu,  ou  des  natures  de  fonds  variées  comme  leurs 
aptitudes,  ou  bien  encore  des  révolutions  dont  le  secret  estÀjamais 
perdu,  ont  entraînées  sur  les  points  où  on  les  observe.  Plus  tard, 
l'homme,  avec  son  ardente  curiosité,  qui  sait  à  l'aiguillon  qui  la 
presse  ajouter  encore  la  patience  des  générations  et  l'emploi  d'une 
méthode  sûre,  débrouillera  ces  populations  confuses,  saisira  leur 
caractère,  et,  déchiffrant  leur  histoire,  remontera  par  elle  à  des 
événemens  dont  l'antiquité  est  incalculable.  La  liaison  intime  des 
phénomènes  actuels  et  des  phénomènes  anciens  éclate  à  chaque 
exploration  nouvelle.  C'est  l'espoir  de  percer  les  voiles  du  temps 
passé  qui  a  constamment  soutenu  les  efforts  des  Agassiz,  des  Pour- 
talès,  des  Carpenter,  dirigé  leurs  sondages  à  liavers  le  gulf-stream 
et  l'Atlantique,  et  ce  qu'on  n'avait  fait  qu'entrevoir  jusqu'ici  s'est 
trouvé  subitement  éclairé. 

L'océan  par  le  fait  est  un  livre  au  moyen  duquel  la  plupart  des 
questions  géologiques  peuvent  être  commentées  avec  fruit.  Les 
terrains  et  les  couches  que  nous  étudions  avec  tant  de  labeur  se 
sont  formés  au  fond  des  mers  d'autrefois,  souvent  sous  de  hauts 
niveaux,  et  par  conséquent  ce  n'est  pas  uniquement  par  l'obser- 
vation des  zones  côtières,  ni  même  des  petits  bassins,  que  l'on 
apprendra  comment  ont  vécu  les  êtres  dont  les  dépouilles  nous  ont 
été  transmises.  C'est  à  ce  point  de  vue  sui'tout  que  doit  être  appré- 
ciée l'importance  des  foraminiféres  ou  rhizopodfs,  qui  sont  les 
êtres  les  plus  nombreux  des  régions  inférieures,  sauf  sur  les  points 
ait  la  température  s'abaisse  jusqu'à  se  rapprocher  du  point  de  con- 
gélation, et  qui  y  foisonnent  de  manière  à  composer  à  eux  seuls 
«ne  sorte  de  boue  vivante.  On  a  souvent  décrit  ces  petits  êtres, 

nigiUrrlbyGOOglC 


les  lEVOE  DU  DEDI  HONDBS. 

rangés  parmi  les  protoioaireSf  c'est-Ji-âtre  à  l'entrënie  base  âa 
raaimalité.  11  BulTira  de  rappeler  ici  qu'ils  ne  possèdent  ni  ouver- 
ture eitérietire,  ni  aucon  viscère»  qu'ils  sont  formé»  d'une  niasse 
homogène  ayant  la  consistance  d'une  geiée  aemi-fluiiJe  et  que  l'oD- 
nontnie  uirrode.  Leur  coqis,  réduit  aux  élémens  tes  plus  simples, 
ne  possède  d'aulre  organe  que  des  prolongemcns  ciliaires  ou  psen~ 
dopodes,  qui  servent  à  entretenir  le  naouvement  et  la  vie.  Os  fila- 
mens,  transparens  comme  dti  verre,  passent  par  les  ouvertures  dont 
est  criblé  le  tégument  calcaire  ou  siliceux  que  ces  nninintii  sécrè- 
tent, soit  i  la  façon  des  coquilles  de  mollusques,  soit  pnr  l'aggluti- 
nation des  particules  sableuses  au  moyen  d'une  Immeur  visqueuse. 
La  diversité,  l'abondance,  la  petitesse  de  ces  snimitiix,  sont  ex- 
trênnes,  et  leurs  dépouilles  s'accumul.'nt  partotit  au  fond  des  mers. 
Leur  polymorphîe  est  si  grande  qu'il  est  impossible  cImîz  eui  d'ar- 
rêler  les  limites  des  genres  et  des  espèces,  si  toutefois  II  en  existe; 
il  semblerait  que  dans  ce  groiipe  les  caractères,  devenir  pins  mo- 
biles, perdent  leur  imfwriance  relative  et  opèrent  des  transitions 
tellement  multiples  qu'elles  échappent  à  l'amlyse.  Le  rô'e  des  fo- 
ranainîfëres,  si  saiflant  dans  l'ordre  actuel,  où  leurs  dépouilles  exis- 
tent par  myriades  (lans  le  sable  des  mers,  a  été  plus  considéraWe 
encore  dans  le  passé  du  globe.  Des  formations  entières,  comme  celles 
do  coral-rag,  du  grès  vert  et  surtout  de  la  craie,  dont  la  blancheur 
tranche  de  si  loin  au  (buic  déchiré  des  buttes  de  la  Champ:»gne, 
sont  dues  aux  accumulations  de  ces  animaux.  Presque  toujours 
invisibles  i  l'œil  nu,  les  coquilles  des  foraminifères  sont  d'une 
finesse  et  d'une  transparence  e^icessives.  Les  plus  petites  échap- 
pent k  la  destruction  par  leur  faiUe  dimension;  p'acées  sur  le 
porte- objet  du  microscope,  elles  étalent  leurs  formes  élégantes, 
indéfininient  variées,  et  les  ciselures  de  leur  snrface.  Quelqnefo'is 
le  même  type  se  répète  à  satiété,  de  façon  que  la  vase  entière  ne 
soit  qu'un  assemblage  d'individus  pareils  amoncelés  sans  terme. 
D'autres  coquilles,  relativement  plus  grandes,  mesurent  2^3  mil- 
limètres de  longueur;' les  géans  du  groupe  excèdent  parfois  vSk 
diamètre  de  '2  à  4  centimètres;  la  plupart  sont  fossiles,  comme  les 
goniolines  et  les  nummitlites.  Celles-ci  sont  tellement  répandues 
qu'elles  ont  d(H)né  leur  nom  &  une  formation  dont  la  puissance  est 
énorme,  puisque  à  partir  des  Pyrénées  et  des  Alpes  on  la  suit  jus- 
qu'en Orient  et  en  Egypte,  pour  la  retrouvv  pins  loin  dans  le  food 
de  l'Asie,  en  Chine  et  sur  les  contre-forts  de  l'Bimalaya.  Les  tnw 
principales  pyramides  ont  été  taillées  dans  mie  roche  pétrie  de 
Dummulites.  &  l'époque  où  ces  foraminifères  se  sont  ainsi  mnliipliés 
dans  une  proportiMi  infinie,  dd  océan  s'étendait  sur  ta  phis  grande 
partie  de  l'ancien  conUnent  cl  leur  onvrait  son  large  sein;  c'était 


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LES  EXPLORATIONS   SODS-IURINES.  199 

l'océan  éocéne,  et  ayaot  l'océan  focène  celui  de  la  craie  avait 
occupé  à  peu  près  les  mêmes  régions  :  il  avait  aussi  renfermé 
des  populations  innombrables  de  foraminifères,  mais  d'un  aspect 
et  dans  des  conditions  Wen  différentes,  puisque  les  roches  num- 
muiitiqui'S  affectent  des  teintes  variées  et  surtout  le  gris  jau- 
nâtre, tandis  que  les  vases  à  foraminlfëres  qui  ont  donné  lit;u  à  la 
craie  étaient  d'un  blanc  laiteux  dont  rien  n'altère  la  pureté.  Avant 
d'avoir  eu  la  pensée  de  soumettre  la  craie  à  l'examen  microsco- 
pique, on  se  perdait  en  conjectures  touchant  l'origine  el  la  vraie 
nature  de  cette  substance  à  la  fois  pulvérulente  et  onctueuse  au 
toucher,  susceplible  pourtant  d'acquérir  une  certaine  cohésion, 
parfois  d'être  taillée  et  polie;  comment  les  débris  triturés  des  co- 
raux et  '.es  mollusques  seulement  avaient-ils  pu  subir  l'action  des 
vagues  en  mouvement,  être  réduils  à  l'élit  de  résidus  impalpables 
et  devenir  une  bouillie  homogène  sans  qu'aucun  élément  étranger 
fût  venu  s'y  mêler?  Ces  singularités  et  bien  d'autrrs  sont  tombées 
dès  que  l'étude  des  foraminifères  actuels,  iuaugui'ée  par  M.  Alcide 
d'Orbigny,  eût  conduit  à  lt;s  retrouver  dans  les  anciens  dépôts. 
Dès  lors  plus  d'étonnement  à  concevoir  sur  le  mode  de  forma- 
lion  de  la  craie,  engendrée  autrefois  sous  des  eaux  calmes  et  pro- 
fondes et  due  au  développement  d'une  multitude  de  foraminifères, 
surtout  de  globigérmet.  Ce  dernier  genre,  dont  ia  coquille  est  for- 
mée, ainsi  que  l'annonce  le  mot  lui-même,  de  plusieurs  loges 
fq^bériques,  vit  encore  dans  les  mers  actuelles;  mais  on  était  loin 
de  supposer,  avant  les  dernières  découvertes,  que  l'on  retrouverait 
de  nos  jours  la  craie  elle-même  en  voie  de  dépôt,  et  accompagnée 
des  mêmes  formes  animales  qui  la  caractérisaient  autrefois. 

Les  boues  à  globtgérines  qui  occupent  une  grande  partie  du  fond 
de  l'Atlantique,  et  paraissent  en  relaticHi  avec  le  gulf-ttream,  oe 
diffèrent  en  rien  de  la  craie.  C'est  la  même  nature  de  sédiment  et 
aussi  la  même  apparence,  celle  d'une  bouillie  laiteuse,  com[>arée 
par  M.  W.  King  À  de  la  laitance  de  poisson.  Ces  boues  ont  été  reti- 
rées en  grande  abondance,  en  même  temps  que  des  mollusques, 
des  échinides  et  des  radiaires  très  ressemblans  aux  espèces  fossiles 
de  la  craie,  d'une  profondeur  de  767  brasses.  La  liaison  parati  telle- 
ment évidente  à  M.  W.  Carpenter,  qu'il  n'hésite  pas  à  reconnaître 
dans  les  espèces  des  boues  î  globigéîines  la  descendance  directe  de 
celles  de  la  craie.  Selon  lui,  à  l'émcrsion  des  anciens  dépôts  cré- 
tacés européens  aurait  sans  doute  correspondu  l'affaissement  d'une 
partie  de  l'AUantique,  et  les  mêmes  animaux  n'auraient  eu  qu'à  se 
réfugier  dans  le  nouveau  bassin  pour  y  continuer  lenir  existence  et 
f  deuKurer  associés  &  peu  près  dans  les  mêmes  proportions.  Aux 
yeux  des  géolt^es,  M  ce  sont  nudntenant  les  plus  aombreux,  pour 


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200  tETUE  DES   DEUX  MONDES. 

qui  la  continuité  des  phéDomëoes  de  la  vie  est  une  vérité  incootes- 
table,  pour  tous  ceux  en  un  mot  qui  repoussent  et  les  destructions 
en  masse  et  les  rénovations  subites  et  générales,  les  conclusions  de 
M.  W,  Carpenler  paraîtront  ne  pas  manquer  de  vraisemblaHcc, 
bien  qu'il  y  ait  selon  nous  quelque  chose  de  trop  absolu  dans  la 
manière  dont  l'auteur,  les  a  énoncées.  Les  polycùtinés  ou  radioUty 
sortes  de  foramînifëres  à  test  siliceux,  ne  jouent  pas  un  moindre 
rôle  que  les  foraminifëres  proprement  dits.  Leur  coquille  présente 
des  prolongemens  épineux  qui  leur  donnent  un  aspect  singulier; 
leur  petitesse  est  extrême;  ils  constituent  des  bancs  enliers  dans  les 
mers  froides  des  deux  bémispbëres,  et  se  retrouvent  jusque  dans  la 
Méditerranée.  Les  dialomée»,  végétaux  microscopiques  unicellu- 
laires,  pourvus  d'un  tégument  siliceux,  rigide,  à  deux  valves  plates  et 
exactement  conuiventes,  peupleat  aussi  le  sol  sous-maiin  de  leurs 
dépouilles.  On  a  retiré  des  diatomées  dê~ grandes  profondeurs  dans 
les  parages  du  Kamtschatka;  elles  foisonnent  dans  les  mers  aus- 
trales, sur  le  parcours  du  gulf-stream  et  dans  la  Baltique.  L'inalté- 
rabilité de  leur  tégument  assure  partout  leur  conservaiion.  On  a  vu 
cependant  que  les  diatomées  ne  s'enfonçaient  pas  au-dessous  d'un 
certain  niveau;  plus  bas,  leurs  dépouilles  peuvent  être  entraînées, 
sans  que  pour  cela  on  doive  conclure  que  ces  organismes  aient  vécu 
sur  place.  Les  sondages  du  Porcupine  ont  constaté  l'absence  ou  du 
moins  l'extrême  rareté  des  diatomées  au  milieu  des  boues  à  globi- 
gérines.  M.  Wallich  a  prétendu  que  les  diatomées  qui  persistaient 
au-delà  de  900  mètres  de  profondeur  affectaient  une  structure  mo- 
léculaire différente  de  celle  des  individus  soumis  à  l'influence  de  la 
lumière;  s'il  en  était  ainsi,  ces  végétaux,  les  plus  infi^rieurs  de  tous, 
chez  qui  l'on  remarque  môme  des  mouvemens,  cesseraient  d'agir 
à  la  façon  des  plantes,  et  participaient  de  la  nature  animale.  C'est 
là  une  opinion  singulière  qui  n'a  pas  été  assez  nettement  formulée 
pour  qu'on  l'adopte  sans  nouvel  examen;  mais,  dans  tous  les  cas, 
elle  n'est  pas  en  désaccord  avfc  la  rareté  croissante  et  l'enistence 
de  plus  en  plus  difficile  des  végétaux,  même  les  plus  imparfaits, 
lorsque  l'on  pénètre  dans  les  grandes  profondeurs.  I!  est  certain 
que  les  animaux  persistent  seuls  dans  les  basses  régions  ;  cepen- 
dant, comme  les  deux  règnes,  partout  ailleurs  en  contact,  rem- 
plissent des  fonctions  inverses  et  se  suppléent  par  un  échange 
incessant  des  élémens  de  nutrition  et  de  respiration,  il  est  naturel 
de  rechercher  avec  M.  W,  Carpenter  comment  se  comportent  à  ces 
deux  points  de  vue  les  animaux  des  mers  profondes  entièrement 
livrés  à  eux-mêmes. 

Le  rôle  des  végétaux,  dans  l'économie  générale  du  monde  orga- 
nique, consiste  d'une  part  à  élaborer  la  matière  brute,  puisée  direc- 


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LE8   EXPiOBATIONS   SOUS-UARINES.  201 

tement  dans  l'eau  absorbée  par  eux,  d'autre  part  à  décomposer 
l'acide  carbonique  pour  en  fixer  le  carbone  et  en  rejeter  l'oxygène. 
Celte  dernière  opération  n'a  lieu  que  sous  l'influence  de  la  lumière; 
elle  s'arrête  quand  celle-ci  est  absente,  elle  se  ralentit  à  mesure  que 
cellé-ci  s'affaiblit;  elle  est  de  plus  nécessaire  pour  produire  la  chlo- 
rophylle, c'est-à-dire  la  matière  généralement  verte,  plus  rare- 
ment rouge,  qui  colore  les  plantes.  La  cellulose  et  le  gtycose,  les 
matières  sucrées  et  amylacées,  huileuses,  résineuses,  gommeuses 
et  albuminoides,  les  parties  succulentes  des  vi'gélaux,  Ks  tissus, 
sécrétions  et  tégumens  de  toute  sorte,  sont  le  résultat  des  opc^rations 
que  nous  venons  d'indiquer,  et  ces  substances  constituent  une  nour- 
riture toule  préparée  (l),  destinée  à  rallmentation  de  l'autre  règne. 
Les  animaux  en  efTet  ne  puisent  pas  dans  le  régime  inorganique  les 
substances  dont  ils  se  nourrissent;  leurs  alrmens  sont  empruntés 
soit  au  règne  végétal,  soit  à  leur  propre  règne.  Les  végétaux  ne  se 
mangent  pas,  les  animaux  au  contraire  se  dévorent  entre  eux  lors- 
que leur  régime  n'est  pas  exclusivement  vëgétal.  Dans  les  deux  cas,' 
la  vie  animale  ne  s'entretient  qu'aux  dépens  mêmes  de  la  vie,  loi  fa- 
tale et  universelle,  bien  qu'elle  demeure  incompréhensible. 

Les  animaux  respirent  comme  les  plantes,  mais,  au  lieu  de  fixer 
le  carbone,  ils  le  brûlent  en  s'emparant  de  l'oxygène  de  l'air,  et  lis 
exhalent  l'acide  carbonique  et  l'azote.  L'opération  est  donc  inverse 
de  celle  qu'accomplissent  les  végétaux,  et  ceux-ci  fournissent  aux 
animaux  non-seulement  des  ëlémens  nutiitifs,  mais  encore  de  l'oxy- 
gène. Cette  harmonieuse  combinaison  cesse  au  fond  de  la  mer;  sans 
plantes,  plus  de  phytophages;  l'alimentation  devient  forcément  ani- 
male. fiie:i  que  la  plupart  des  êtres  des  basses  régions  soient  dans 
l'impossibilité  de  poursuivre  une  proie  vivante,  la  multitude  des 
protozoaires  procure  aux  grandes  espèces  un  aliment  assuré.  Le  flot 
mariu  fourmilla  tellement  d'organismes  inférieurs  qu'en  baignant 
les  animaux  d'un  rang  un  peu  plus  élevé,  il  leur  dispense  une  nour- 
riture abondante,  puisée  à  une  source  vraiment  intarissable. 

La  question  se  réduit  en  définitive  à  savoir  comment  se  nourrit 
le  protozoaire  dès  qu'il  parait  établi  que  les  vt'gétaui  d'un  degré 
correspondant  ou  proiophylea  n'babilent  pas  près  de  lui.  On  s'est 
demandé  d'abord  s'il  ne  pouvait  se  faire  que  le  protozoaire  eût  la 
propriété  d'élaborer  directement  la  matière  brute  pour  la  transfor- 
mer en  albumine,  de  même  qu'il  exsude  le  calcaire  et  la  silice  dont 

(1]  Ce  «ml  des  composéi,  les  uni  Innairtt  on  h  troia  élémen*  (rtrboae,  DiygèM, 
bjdrogèiK:),  kl  autres  (pialtrtuxWes,  ou  plui  compliqué*  «ncore,  l'uote  k  Joignant  aui 
prcmien  élémcus,  loU  teul,  «oit  accompagné  de  iDurr«  et  de  ptiMphore.  )1i  diffèrent 
baaucoup  plui  par  les  proprljtis  physiques  que  par  la  proportion  atomique  de  tour* 
tltaieaB,  qui  fuie  uiei  pea  cbei  !«•  •ompoa^i  d'une  mtme  «laM*. 


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202  lETIIB   DU  DEUX   II05I»». 

il  forme  sa  coquille;  mab  on  peut  répondra  avec  M.  W.  Carpenter 
que  le  calcaire  et  la  silice  existent  à  l'état  de  dissolution  dans  l'eaa 
qui  pénètre  le  protozoaire,  et  que  celui-ci  ne  Ut  que  retenir  ces 
aubsunces  et  les  déposer  au  dehors,  tandis  que,  poor  produire  de 
toutes  pièces  aoe  substance  albumineuse  oo  simplement  protopla»- 
miqne,  il  faut  nécessairement  une  décomposition  chimique  suivie 
d'une  recomposition  d'une  nature  spéciale,.etjusriu'Jci  aucun  fait 
n'autorise  à  croire  que  cette  opéraliou  soit  poSMble  en  dehors  de 
i'inlluence  de  la  lumière,  c'est-à-dire  autrement  qu'à  la  façon  des 
végétaux.  Si  donc  il  était  concevable,  ce  qui  n'est  pas  démontré, 
que  les  protozoaires  les  plus  imparfaits  fussent  paifois  susceptibles 
d'élaborer  directement  des  composés  organiques,  ils  deviendraient 
par  cela  même  de  véritables  végétaux,  et  dés  lors  se  trouveraieat 
soumis  aux  lois  qui  gouvernent  cette  partie  du  domaine  de  la  vie.  Ici 
heureusement  les  recherches  de  l'expédition  anglaise  laissent  en- 
trevoir une  solution  qui  dissipe  presque  eniièrement  les  obscurités 
de  la  question.  Dt'jà  M.  Wallich ,  et  plus  tard  le  profess  ur  WyvîUe 
Tbompi^on,  s'étaient  attachés  à  démontrer  qu'au  seiu  de  la  mer  il 
n'y  avait,  à  pro[>rement  parler,  ni  putréfaction,  ni  destruction  im- 
médiate des  corps  abandonnés  par  la  vie.  Imbibés  par  l'eau,  qui 
fait  partout  équilibre,  leur  désagrégation  s'opère  d'une  façon  in- 
sensible, Chei  eux,  point  de  feimens  propres  à  di3.<oudie  la  trame 
élémentiire;  l'eau  pénètre  et  remplit  les  moindiea  interstices  :  c'est 
el'e  qui  reçoit  et  qui  garde  la  matière  organique,  délayée  et  dtf- 
fluente,  mais  encore  atomiquement  combinée,  susceptible  par  cods^ 
quent  de  nourrir  les  êtres  vivans  chez  qui  elle  est  introduite.  Une 
dihition  de  ce  genre  se  trouve  en  voie  d&  formation  perpétuelle  an 
sjin  de  la  mer;  elle  résulte  du  résidu  flottant  de  tous  les  organismes 
aquatiques,  de  ceux  que  charrient  les  Deuves  et  particfdièrement 
de  ceux  de  la  zone  littorale,  si  richement  peuplée  dans  un  espace 
continu  dont  la  largeur  est  évaluée  à  plus  d'un  mille.  L'analyse  des 
eaux  de  l'Atlantique,  puisées  à  des  hauteurs  différentes,  a  permis 
d'y  constater  la  présence  d'une  proportion  sensible  de  matière  or- 
ganique fortement  azotée  jusqu'au-delà  de  1,300  mètres.  C'est  sans 
doute  à  l'aide  de  cette  dilution  que  se  nourrissent  les  proloxoaires. 
Ces  animaux,  sans  ouverture  buccale  ni  cavité  intérieure  régulière, 
retiennent  par  imbibition  les  principes  toot  formés  contenus  dans 
l'eau  qui  les  baigne,  de  même  qu'ils  sécrètent  sa  dehors  le  test 
calcaire  ou  siliceux  de  leur  coquille. 

Il  ne  suffît  pas  aux  animaui  soas-mariDs  de  pouvoir  se  nourrir, 
il  leur  faut  encore  respirer,  et  l'on  comprend  dillîcilement  au  pre- 
mier abord  d'ofi  peut  leur  arriver  l'oxygène  dont  ils  ne  sauraient  se 
passer.  Il  est  vrai  que  la  respiraliûa  des  animaux  ioféciears  est  peu 


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LES   EIPLOIATIONS   SODS-MUtlNES.  203 

active,  une  faible  propOTlion  d'oiygène  teor  suffit;  mais  d'autre 
part  l'acitte  carbonique  constammeot  exhalé  par  eux  devrait  à  la 
longue,  en  s' accumulant,  leur  rendre  l'eotretJen  de  la  vte  impos- 
sible. Les  sondages  du  Porcvpine  et  l'analyse  des  gaz  que  Eenfer- 
mcQt  les  eaux  de  l'Atlantique  ont  eOiectivemeDt  dénMKttré  que  la 
pro(>orti(Hi  de  l'oxygène  était  d'aaUnt  moiiMlre  que  l'on  descendut 
plus  bas  dans  la  mer;  1»  quantité  d'aiote  diminue  également,  tau- 
dis que  celle  de  l'acide  carbonique  augmente  de  plus  ea  plus.  La 
proportion  de  ce  dernier  gai,  inférieure  à  la  surface  i  celle  de 
î'ootygëne,  la  dépasse  dans  la  zone  intermédiaire,  et  à  800  ou 
900  brasses  le  changement  est  tel,  que  )a  quantité  d'acide  carbonique 
égale  presque  la  somme  de  l'oxygène  et  de  l'azote  réunis.  L'oxygène 
ne  compte  plus  alors  que  pour  moins  d'un  cinquième  dins  l'en- 
semble (1).  L'acide  carbonique,  ainsi  qu'on  pcuvait  le  présumer, 
abonde  toujours  plus  dans  l'eau  des  fends,  surtout  de  ceux  où  la  vie 
se  trouve  richement  représentée,  que  dans  les  iot)es  purement 
aquatiques,  fussent^-elles  ùtuées  plus  profondément.  H  est  certain 
que  l'acide  carbonique,  à  force  d'être  exhalé,  étoufferait  la  vie  sous- 
marine,  si,  par  un  double  mouvement,  ce  gaxue  remontait  peu  ii^  peu 
k  la  surface,  tandis  que  les'coura&s  et  l'impulsion  générale  des 
Qots,  dont  nous  avons  tracé  la  nwrcbe,  amènent  sans  cesse  des 
eaux  saturées  d'oxygène  qui  renrniver^it  la  précieuse  provision. 
C'est  donc  en  déliuiiive  à  l'agitation  des  eaux  superfici elles  qu'est 
due  l'introduction  incessante  de  l'oxygène  au  fond  de  la  mer.  Les 
vagues,  en  se  soulevant  et  faisant  bouill(Huier  leur»  flots,  contri- 
buent puissamnaent  à  l'afcration  des  eaux,  et  ces  eaux,  en  suivant 
l'impulsion  qui  les  entraîne  vers  les  profondeurs,  vont  ensuite  vivi- 
fier les  êtres  qui  y  restent  plongés. 

Telle  est  la  solution  plausible  et  le  dernier  mot  d'un  état  de 
choses  dont  l'existence  ne  se  comprend  qu'à  peine  au  premier 
abord.  L'air  et  la  nourriture  se  trouvent  par  le  fait  libéralement  dis- 
pensés à  des  populations  que  leur  extrême  ëloignement  avait  jus- 
qu'ici soustraites  à  notre  attention.  Les  animaux  que  nous  venons 
de  signaler  n'ofTrent  pourtant  rien  d'étrange,  de  tout  à  fait  spé- 
cial dans  leur  structure,  ni  dans  leur  forme.  La  plupart  diffè- 
rent peu  de  ceux-là  mêmes  qui  fréquentent  nos  côtes;  d'autres,  il 
est  vrai,  sont  des  types  d'une  époque  antérieure  disparus  ou  de- 
venus très  rares  partout  ailleurs,  et  qui  semblent  avoir  cherché  un 
refuge  au  fond  des  mers.  Tous  ces  êtres,  si  singulièrement  associés, 
les  uns  venus  de  l'extrême  nord,  les  autres  remontés  du  midi,  ou 


(t)  La  proportion  «ur  100  purtio*  est  la  aulvaale  :  oifgène,  11,3;  —  uote,  34,S;  • 
kcids  carbonique,  48,3. 


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S04  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

se  rattacbant  au  passe  le  plus  reculé,  aucune  loi  g<^nérale  bien  pré- 
cise n'a  dirigé  leur  marche  ni  présidé  à  leur  distribution;  nulle 
finalité  déterminée  ne  les  gouverne.  Dans  des  temps  très  divers  et  à 
travers  bien  des  événemens,  ils  ont  rencontré  des  conditions  d'exis- 
tence supportables,  et  s'y  sont  adaptés.  Malgré  l'absence  de  la  lu- 
mière, malgré  la  pression,  malgré  la  distance  où  ils  se  trouvent 
de  l'atmosphère,  ils  pouvaient  vivre,  et  ils  ont  vécu.  Cette  vie  si 
bornée  et  si  sombre  est  d'ailleurs  celle  de  tous  les  aiûmaui  infé- 
rieurs. Cbez  eux,  l'instinct  est  tellement  court  qu'il  se  confond  avec 
l'irritabilité,  et  se  limite  aux  seuls  actes  indispensables.  L'équilibre 
de  l'ensemble,  dans  ces  sortes  de  catégories,  se  maintient  par  la 
mise  en  jeu  des  seules  forces  nécessairement  inhérentes  à  tout  ce 
qui  est  organisé,  sans  que  les  individualités  y  concourent  par  au- 
cune volilion  personnelle  de  nature  à  distinguer  chacune  d'elles 
en  particulier.  Dans  les  profondeurs,  aucun  être  n'est  conscient 
de  ce  qui  se  passe  près  de  lui;  parqués  dans  un  monde  clos,  tous 
se  dévorent  sans  même  pan'Cnlr  à  se  connaître  ou  à  s'apercevoir. 
C'est  là  pourtant  un  des  plus  vastes  domaines  que  la  vie  ait  su 
conquérir;  elle  y  a  poussé  do  fortes  racines  :  aucune  perturbation, 
à  moins  d'être  totale,  ne  saurait  l'en  chasser.  Les  siècles  passent, 
les  périodes  se  succèdent  et  renouvellent  la  surface;  mais  le  fond 
des  mers  persiste  dans  son  isolement.  Tout  au  plus  reçoit-il  par 
intervalles  de  nouveaux  colons  ou  des  voyageurs  égarés.  L'abîme 
ne  cesse  jamais  d'étendre  sur  lui  son  impénétrable  linceul,  sous  le- 
quel toute  lueur  s'éteint,  tout  bruit  s'amortit  :  l'existence  à  ce  prix 
n'est  plus,  il  faut  le  dire,  qu'un  secret  perdu  dans  le  silence  et 
dans  la  nuit. 

G&STOM   DE   SaP0RT\. 


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L'EXPOSITION  INTERNATIONALE 

DE    LONDRES 


Une  grande  expositloa  internationale  a  été  inaugurée  à  Londres 
le  1"  mai  1871.  Tandis  que  l'Europe,  attentive  au  bruit  du  canon, 
suivait  d'uo  œil  inquiet  la  marcbe  des  opérations  militaires,  un  ap- 
pel fait  aux  producteurs  de  tous  les  pays  du  monde  conviait  l'ar- 
mée du  travail  à  une  lutte  moins  bruyante,  mais  plus  décisive  peut- 
être  pour  l'avenir  des  nations.  Dans  ces  combats  pacifiques  de  l'art 
et  de  l'industrie,  ce  n'est  plus  la  discipline  qui  assure  le  succès, 
c'est  l'initiative  individuelle;  ce  n'est  plus  la  force  matérielle  des 
peuples  qui  est  en  jeu,  c'est  leur  force  productrice,  et  les  promesses 
que  donne  la  victoire  ne  reposent  plus  sur  les  ciiances  ëptiémëres 
d'un  traité  :  elles  ont  pour  gage  la  source  vivifiante  de  toute  richesse, 
l'intelligence  dans  le  travail. 

Les  événemens  qui  viennent  de  s'accomplir  en  Europe  ont  telle- 
ment absorbé  l'activité  publique ,  ils  ont  apporté  dans  les  fortunes 
privées  une  telle  perturbation,  qu'on  avait  pu  croire  un  moment  k 
l'abstention  des  nations  belligérantes,  ce  qui  aurût  ôté  à  l'esposi- 
tion  toute  sa  signification  internationale.  On  devait  craindre  surtout 
que  la  France,  préoccupée  de  ses  récens  désastres  et  tout  entière 
aux  difficultés  de  sa  réorganisation  intérieure,  ne  fût  pas  en  mesure 
d'être  représentée.  Elle  l'a  été  pourtant  malgré  quelques  retards, 
et  le  triomphe  éclatant  dont  nous  avons  été  témoins  peut  être  re- 
gardé comme  un  des  faits  les  plus  imprévus  de  cette  époque  si  fé- 
conde en  événemens  extraordinaires.  Il  faut  dire  que,  si  la  situation 
politique  rendait  notre  position  très  défavorable  vis-à-vis  des  autres 
nations,  cet  inconvénient  était  racheté  par  la  nature  toute  spéciale 
de  l'exposition,  où  la  grande  fabrication  n'a  pas  été  appelée,  et  qui 


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200  RITTO  MS  MOX  SOlfMS. 

est  enliëremeDt  consacrée  aux  produits  du  goût  et  de  rimagin&tioiif 
pour  lesquels  la  France  a  depuis  longtemps  une  suprématie  incoo- 
testée. 

On  s'abuserait  beaucoup,  si  on  peusait  trouver  à  Londres  l'équi- 
valent de  notre  grande  exposîtiou  de  1S67;  d'ailleurs  le  système 
adopté  par  les  Anglais  est  tout  à  fait  difTérent  de  celui  qui  a  pré- 
valu cb«z  nous  :  il  n'en  est  pas  moÏDS  iatéressant  à  éRidier,  puisque 
les  modifications  qu'ils  ont  apportées  au  nôtre  élaieot,  suivant  eux, 
dictées  par  i'eipérience  du  passé.  A  Paris,  les  produits  de  tous  les 
genres  ont  été  appelés  à  figurer  ensemble  pendant  un  laps  de  temps 
déterminé  dans  des  constructions  provisoires  dont  il  ne  reste  plus 
de  trace  aujourd'hui.  Le  vaste  édifice  élevé  à  Londres  sur  les  plans 
da  colonel  Srott  présente  au  contraire  un  caractère  définitif,  il  est 
destiné  à  recevoir  en  permanence  une  exposition  internationale; 
mais  ce  n'est  pas  comme  la  nfttre  une  exposition  universelle,  et.  û 
toutes  les  nations  sont  appelées  à  y  prendre  part  à  la  fois,  les  dif- 
férentes catégories  de  produits  n'y  pourront  être  admises  que  l'une 
I4>rès  l'autre.  Pendant  le  temps  qui  s'écoule  chez  nous  entre  deux 
expositions  universelles.  l'Angleterre  aura  vu  passer  successivement 
et  à  tour  de  râle  toelcs  les  fomes  du  travail  humain. 

Les  beaux-arts  ont  été  appelés  les  premiers,  ainsi  que  les  indu»- 
tnee  qui  s'y  rattarhent  directement,  et,  comme  ils  suflisaient  à  rem- 
plir presque  tonte  la  place,  !»  poterie  et  les  tissus  de  laine  forme&t 
i  eux  seuls  la  part  de  l'industrie  proprement  dite.  L'exposition  des 
poteries  est  elle-même  divisée  en  deux  parties,  et  la  plus  impor- 
tante est  celle  qui  se  rattache  aux  beanx-arls  par  l'aspect  décoratifs 
One  longue  galerie  de  machines  en  mouvement  montre  les  divers 
systèmes  adoptée  pour  la  fabrication  des  tissus  de  laine,  et  le  jardin 
qui  l'accompngne  renferme  l?s  animaux  qui  produisent  les  matières 
premières.  On  voit  là  des  lamas,  des  cbèmres  du  Tbibet  et  de  la 
vallée  de  Cachemire,  des  moutons  mérinos  prêtés  par  la  Société 
zoologique  de  Londres;  mais,  si  iotéressante  que  soit  cette  section 
pour  les  hommes  ^>éciaux ,  elle  ne  forme  qn'on  accessoire  dans 
l'exposition,  où  les  beaux-arts  trdnent  en  souverains.  Ainsi  consi»- 
tuée,  l'exposition  va  durer  jusqu'à  l'hiver,  et  an  printemps  pn>~ 
cbain  elle  fera  sa  réouverture  avec  àta  produits  différées. 

Avant  d'entrer  dans  Texaraen  des  sal  les,  nous  devons  signaler  une 
innovation  due  A  l'initiative  du  commissaire  français,  M.  Du  Som- 
inerard,  parce  qu'elle  nous  semble  d'une  grande  importance  pour 
l'inlérét  de  nos  producteurs.  Ia  commission  française,  trouvant  que 
la  disposition  adoptf^c  pour  te  classement  des  ouvrages  serait  défa- 
vorable à  DOS  eipœaos,  a  demandé  et  obtenu  dans  le  local  de  l'ex- 
position la  conceaûon  d'vm  tarain  sur  leqi>d  la  France  a  fut  coo- 


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L'EZPOStTIOEf  DE  LONDIESi  107 

stinire  à  ees  frais  une  annexe  qui  fût  partie  du  bâtiment  principal, 
et  qui  est  destinée  comme  lui  à  une  exposition  permanente.  Cette 
annexe  comprend  plusieurs  galeries  importantes,  où  nos  exposans 
se  trouvent  chez  eux,  classent  leurs  produits  eux-mêmes,  et  ne  re- 
lèvent que  de  la  commission  française. 

L'ensemble  des  bâtimens  forme  un  vaste  parallélogramme,  dont 
les  portiques  entourant  les  jardins  de  la  Société  royale  d'horticul- 
ture, situés  tout  près  du  parc  de  Kensington.  La  galerie  qui  se 
trouve  en  entrant  à  gauclie  est  tout  entière  occupée  par  les  ouvrages 
anglais;  celle  de  l'autre  côté  est  consacrée  aux  produits  des  nations 
étrangères,  et  se  trouve  reliée  à  l'annexe  française,  qui  est  placée 
tout  à  fait  à  droite.  L'Angleterre  étant  ici  chez  elle,  il  convient  de 
commencer  par  une  visite  à  sa  galerie  notre  promenade  à  tiavers 
l'expoùtion. 

I. 

L'école  anglaise  est  complètement  isolée  en  Europe,  et  se  procède 
que  d'elle-même.  Ilolbein  et  Van  Dick,  malgré  leur  st  jour  prolongé 
en  Angleterre,  n'ont  formé  dans  ce  pays  aucun  artiste  capable  de 
perpétuer  leurs  (ioctrints,  et  Hogarth  est  considéré  à  juste  titre 
comme  le  père  de  la  peintura  anglaise.  C'est  du  moins  le  premier 
qui  soit  véiiiablenieot  anglais  par  la  tournure  de  son  esprit  et  de 
son  talent.  Iteynolds,  Caiusborougb,  Lawrence,  David  Vilkie,  Tur- 
ner,  Conslable,  ont  montré  après  lui  ane  autre  face  du  génie  natio- 
nal; mais  faoi'8  de  l'Angleterre  ces  artistes  ne  sont  guère  connus  que 
de  nom,  et  leurs  œuvies,  comme  celles  des  peidtres  qui  sont  au- 
jourd'hui en  réputiilion,  6emtilentiiicr>uBlée»dans  le  pays.  Les  An- 
glais sont  le  peuple  qui  achète  le  plus  de  tableaux  des  ancienneB 
écoles  ;  mais  parmi  les  maîtres  contemporains  ils  semblent  n'appré- 
der  absolument  quâ  leurs  artistes  nationaux,  qui  écoulent  leurs  pro- 
duits dans  la  mère- patrie,  et  gardent  leur  manière  de  voir  avec  un 
soin  jaloux,  dédaignant  d'échanger  leurs  idées  contre  celles  qui  ont 
cours  sur  le  continent.  Il  en  résulte  que  l'étranger  qui  débarque  en 
AngleteiTe  éprouve  toujours  uD  certain,  étonoement  en  se  trouvant 
en  lace  des  tableaux  anglais. 

La  peinture  oiooumenlale  n'existe  pas  en  Angleterre.  Le  cuHe 
protestant  n'a<?niettant  pas  la  peinture  dans  les  églises,  les  ten- 
dances vers  le  giand  style  religieux  sont  incapables  d'y  prendre  ua 
développement  quelconque.  Ajoutez  à  cela  que  le  puritanisme  angli- 
can a' accommoderait  afisez  mal  de  sujets  empruntés  àla  mythologie, 
et  que  les  traditions  classiques,  en  art  comme  en  littérature,  n'ont 
jamais  réussi  à  s'acclimater  dans  un  pays  ausâ  jaloux  de  sa  per- 


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208  BErUE   DES   DEDX  UOMDES. 

sonnalité  cd  toute  chose.  La  peinture  de  genre  est  le  véritable  do- 
maine de  l'art  anglais  :  au  fond  de  tout  tableau,  vous  trouvez  une 
anecdote,  une  scène  susceptible  d'être  racontée,  et  c'est  la  grande 
préoccupation  du  peintre  anglais,  qui  sacrifie  volontiers  les  qualités 
purement  pittoresques  à  l'esprit  de  la  narration,  au  piquant  de  l'idée 
qu'il  s'eiïorce  de  traduire  par  son  pinceau. 

Cette  tendance,  qui  donne  à  l'art  un  but  spécial  et  autre  que  lui- 
même,  existe  dans  la  peinture  anglaise  depuis  Hogarlh,  le  représen- 
tant le  plus  décidé  des  doctrines  que  nous  signalons,  et  qu'il  a  f^t 
prévaloir  dans  son  p»ys.  Avant  de  faire  des  tableaux,  Hogartb  avait 
é^é  graveur  sur  méuux,  et  son  goût  pour  le  dessin  se  manifestait  dès 
son  eofance,  comme  chez  tous  les  artistes  doués  d'une  véritable  vo- 
cation. Un  jour,  étant  apprenti,  il  fut  témoin  tians  un  cabaret  d'une 
rixe  entre  deux  ivrognes  :  les  combattans-  ruisselaient  de  sang,  et 
rien  ne  pouvait  arrêter  leur  fureur.  L'enfant  était  trop  petit  pour 
oser  intervenir,  et  pleurer  n'eût  servi  de  rien.  Il  prit  un  crayon,  et 
dessina  la  scène  qu'il  avait  vue;  puis,  content  de  ce  qu'il  avait  fait,  il 
alla  montrer  son  ouvrage  à  ses  camarades,  disant  avec  une  convic- 
tion entraînante  que,  si  ou  pouvait  afficher  son  dessin  dans  tous  les 
cabarets  du  monde,  personne  ne  voudrait  plus  se  laisser  aller  à 
l'ivrognerie.  Depuis,  ou  l'entendait  sans  cesse  répéter  :  Je  âerai 
utile,  je  serai  utile.  Sa  vocation  était  décidée,  et,  quand  on  étudie 
son  œuvre  comme  artiste,  on  voit  qu'il  n'a  jamais  dévié  un  seul  io- 
stant  de  la  voie  qu'il  s'était  tracée  dès  son  enfance. 

Voulant  stigmatiser  tous  les  vices  et  traduire  tous  les  ridicules, 
Hogarth  ne  reculait  pas  devant  la  laideur,  et  l'expression  chez  lui 
touchait  à  la  caricature.  L'école  anglaise  contemporaine  a  modifié 
ce  point  de  départ  dans  une  certaine  mesure.  Il  y  a  en  Angleterre 
un  genre  de  beauté  placide,  particulière  anx  femmes  de  ce  pays, 
et  que  les  peintres  sont  très  jaloux  de  n'altérer  en  aucune  façon. 
L'art,  voulant  à  la  fois  chercher  l'expression,  qui  fait  le  fond  des 
doctrines  esthétiques  en  Angleterre,  et  maintenir  chez  la  femme  la 
quiétude  des  traits,  est  tombé  dans  un  compromis  bizarre  :  cJilz  les 
hommes,  la  contraction  du  visage  est  souvent  poussûe  jusqu'à  la 
grimace,  tandis  que  les  femmes  sont  dépourvues  de  toute  expres- 
sion, et  semblent  même  complètement  inanimées.  Non-seulement 
les  peintres  donnent  aux  femmes  un  visage  insignifiant,  mais  ils 
reproduisent  le  même  type  uniformément;  c'est  comme  un  cliché 
qu'on  retrouve  dans  tous  les  tableaux  anglais.  Ce  type  n'est  ni  la 
beauté  sculpturale  de  l'antiquité,  ni  la  physionomie  vive  et  sémil- 
lante que  nos  peintres  français  ont  traduite  avec  tant  de  charme.  I! 
représente  non  pas  une  femme,  mais  une  jeune  fille  de  quatorze  à 
dix-huit  ans,  une  young  lady  au  teint  frais,  au  petit  nez  droit,  aux 


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l'exposition   de   LONDRES.  209 

graods  yeux  veloutés,  qui  ne  traduit  aucune  passion,  qui  à  peine  a 
l'air  d'une  personne  vivante. 

Ce  contraste  entre  les  hommes,  dont  le  geste  est  habituellement 
très  prononcé,  et  les  femmes,  qui  semblent  ne  participer  en  rien  à 
la  scène,  est  certainement  un  des  défauts  les  plus  choquans  de  l'é- 
cole anglaise  contemporaine.  Je  n'en  voudrais  pour  preuve  que  le 
tableau,  très  estimable  d'ailleurs,  d'un  artiste  qui  jouit  ici  d'une 
réputation  méritée,  M.  Horsiey.  Le  sujet,  qui  est  iniitulé  Perdu  et 
retrouvé,  est  une  scène  de  l'enfant  prodigue  arrangi^e  avec  les  cos- 
tumes modernes.  Le  coupable,  accroupi  dans  un  coin  et  assailli  déjà 
par  les  caresses  turbulentes  du  chien  de  la  maison,  veut  cacher  son 
visage  avec  ses  guenilles,  et  n'ose  regarder  en  face  son  vieux  père, 
qui  s'élance  vers  lui  les  bras  ouverts.  L'émotion  de  ces  deux  per- 
sonnages est  exprimée  avec  une  rare  puissance,  et  serait  vraiment 
communicative,  si  le  vieillard  n'était  entouré  d'une  demi-douzaine 
de  jeunes  filles,  toutes  du  même  âge,  toutes  également  jolies,  qui 
viennent  distraire  l'esprit  par  l'insignifiance  absolue  de  leurs  phy- 
sionomies. Ces  inutiles  comparses  sont  assurément  les  sœurs  du 
malheureux  enfant  que  son  père  reçoit  avec  tant  d'effusion  ;  mais,  si 
elles  pensent  à  quelque  chose,  c'est  peut-être  aux  petits  gâteaux 
qu'elles  prendront  avec  le  thé  :  ce  n'est  à  coup  sûr  ni  à  leur  père, 
alTolé  de  bonheur,  ni  à  leur  fière,  écrasé  sous  le  poids  de  sa  honte. 

La  même  observation  peut  s'appliquer  à  M.  Faed,  qui  est  certai- 
nement le  meilleur  peintre  de  genre  que  possède  aujourd'hui  l'An- 
gleterre, celui  qui  se  préoccupe  le  plus  du  charme  et  de  la  vérité 
du  ton.  Voici  une  scène  de  deuil  :  près  du  Ht  d'une  morte  est  assis 
un  ouvrier  aux  traits  énergiques,  dont  les  yeux,  fixés  sur  celle  qu'il 
a  perdue,  laissent  échapper  de  grosses  larmes.  Deux  petits  enfans 
joufflus  jouent  à  ses  pieds  sans  songer  à  ce  qui  cause  l'abattement 
profond  de  leur  père.  Voilà  un  contraste  naturel,  et  qui,  loin  de  nuire 
i  l'expression  du  tableau,  contribue  à  l'accentuer  davantage;  mais 
quelles  sont  cra  jeunes  filles  qui  ont  l'âge,  le  teint  et  la  physiono- 
mie réglementaires?  Elles  ne  sont  pas  de  la  famille,  car  elles  se- 
raient plus  émues;  ce  ne  sont  pas  non  plus  dis  voisines,  elles  mon- 
treraient au  moins  de  la  curiosité.  Hélas!  ce  nu  sont  que  des  modèles 
choisis  pour  leurs  grands  yeux,  leur  nez  droit  et  !a  fraîcheur  de 
leur  teint.  Le  tableau  cependant  est  peint  d'une  façon  tout  â  fait 
remarquable,  et  M.  Faed  possède  une  maestria  d'exécution  qui  le 
place  bien  au-dessus  de  ses  confrères.  Ces  qualités  lui  sont  per- 
sonnelles, et  les  défauts  qu'on  lui  reproche  sont  ceux  de  l'école  à 
laquelle  il  appartient. 

Nous  ne  pourrions,  sans  tomber  toujours  dans  les  mêmes  redites, 
nous  arrêter  longtemps  sur  les  tableaux  de  reipositiun  britannique; 

TOHK  lUY.  —  1871.  If 

nigiUrrlbyGOOglC 


210  BETDE  DES  DBCX  HORDES. 

cependant  il  est  impossible  de  pass^er  sous  silence  un  peintre  dont 
les  œuvres  ont  été  popularisées  en  France  par  la  gravure,  et  qui  oc- 
cupe une  place  à  part  clans  l'art  (-uropéen,  M.  Ed.  Landseer,  Tout  le 
monde  connaît  ses  cbiens  dont  la  physionomie  exprime  des  sentie 
mens  humains,  ses  cerfs  qui  brament  au  bord  des  marais,  ses  che- 
vreuils qui  courent  dans  les  rochers,  Sijs  chevaux  si  fiers  montés 
par  de  nobles  châtelaines.  La  facture  maigre  et  épinglée  de  ses  ta- 
bleaux déroute  quelquefois  ceux  qui  ne  les  connaissaient  que  par  la 
gravure.  Il  y  reste  toujours  pourtant  un  incontestable  mérite  d'in- 
ventioa  et  de  tournure  ;  seulement  l'élégance  est  son  domaine  à  pea 
près  exclusif,  et  malheureusement  le  sujet  qu'il  a  choi>-i  cette  an- 
née. Van  Amburg  dans  la  cage  de  ses  bêles  féroces,  aurait  exigé  des 
qualités  que  ne  comporte  pas  le  tempérament  de  l'artiste.  Le  tigrs 
royal,  le  lion,  la  panthère,  sont  peints  avec  une  touche  délicate- 
ment cacessée  et  dans  un  ton  vitreux  et  transparent  qui  les  fait 
paraître  en  verre.  Évidemment,  si  le  dompteur  leur  donnait  un  coup 
de  sa  baguette,  il  risquerait  fort  de  les  casser. 

L'Angleterre  avait  autrefois  une  excellente  école  de  paysagistes, 
et  des  artistes  dont  nous  sommes  fiers  leur  ont  beaucoup  emprunté, 
notamment  à  Constable.  Aujourd'hui  les  paysagistes  anglais  ont 
une  crudité  dans  les  teintes  et  une  sécheresse  dans  les  formes  qui 
viennent  chagriner  l'œil  d'une  manière  désagréab'e,  et,  â  part  le» 
Vues  de  montugnet  de  M.  P.  Graham  et  les  Inlfrifurs  de  ville  de 
H.  Roberts,  il  y  a  bien  peu  de  tableaux  qui  méritent  d'être  cités.  La 
grande  peinture,  avons-nous  dit,  n'existe  pas  en  Angleteire;  il  faut 
néanmoins  faire  exception  pour  une  très  bonne  figure  de  femme 
grecque  que  M.  Leighton  intitule  Electre  au  tombeau  d'Aga- 
memnon,  et  pour  Macready  dans  le  Werner  de  Byron,  par  M.  Ma- 
clise,  tibleau  d'un  ton  terreux  et  lourd,  mais  bien  composé  et  sa- 
vamment dessiné.  Dans  les  portraits,  nous  signalerons  seulement 
celui  de  trois  jeunes  filles,  par  M.  Millais,  ouvrage  tout  à  fait  hors 
ligne  dans  l'école  anglaise  contemporaine,  et  où  l'on  regrette  seu- 
lement l'inconcevable  négligence  avec  laquelle  les  mains  sont  trù- 
tées. 

La  peinture  à  l'eau  occupe  une  place  très  importante  dans  Tex- 
position  britannique,  et  de  l'autre  côté  du  détroit  elle  est  considérés 
comme  une  manifestation  particulière  de  l'art  national,  b'aquarelle 
est  enseigné^;  dans  les  écoles  avant  la  peinture  à  l'buile,  et,  si  les 
Anglais  reconnaissent  quelquefois  que  les  tableaux  des  autres  pays 
peuvent  lutter  avec  les  leurs,  Ils  ajoutent  aussitôt  que,  pour  la 
peinture  i  l'eau,  ils  n'ont  de  rivaux  nulle  part.  Nous  ne  conteste- 
rons aucunement  la  très  grande  habileté  de  leurs  artistes  dans  la 
praUque  de  l'aquarelle;  mais,  ne  voyant  U  un  procédé  qui  ne 


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l'exposition  de  londkes.  îit 

diffère  d'un  autre  que  par  le  maniemeot  i^e  l'outil,  et  l'art  étant 
k  nos  yeus  une  question  d'intelligence  et  de  sentiment  beaucoop 
plus  qu'une  question  d'adresse,  noua  n'entrerons  pas  dana  l'examen 
des  aquarelles  exposées,  qui  présentent  comme  invention,  dessin 
et  comme  couleur,  les  mêmes  qualités  et  les  mêmes  défauts  qus  les 
tableaux  à  l'huile.  Qu'on  nous  permette  une  seule  observation  k 
propos  de  l'exécution,  puisqu'il  s'agit  ici  de  questions  purement 
techniques.  Le  charme  de  l'aquarelle  vient  surtout  de  la  légèreté 
de  la  touche  et  de  la  spontanéité  de  l'improvisation  :  comparée  à 
nn  tableau  termiué,  elle  doit  être  comme  une  terre  cuite  comparée 
i  un  marbi-e.  Si  le  travail  est  minutieusement  et  péniblement  traité, 
si  les  empâteniens  de  gouache  y  sont  multipliés  pour  simuler  les 
touches  acerochi'es  de  la  peinture  à  l'huile,  si  partout  s'y  révèle  la 
prétention  de  ressembler  à  un  tableau  fait  par  d'autres  procédés, 
l'aquarelle  n'a  plus  sa  raison  d'être  :  c'est  ce  qui  arrive  en  Angle- 
terre. Cela  dit,  nous  n'avons  que  des  éloges  à  donner  à  Mtl.  Top- 
ham,  Tailer,  Tidey,  pour  l'habileté  dont  ils  ont  fait  preuve. 

La  peinture  allemande  contemporaine  est  k  pou  près  concentrée 
dana  deux  foyers,  Dusseldorf  et  Munich.  Située  non  loin  de  la  Bel- 
gique et  très  près  de  la  IlolLinde,  la  vifie  de  Dusseldorf  appartient 
par  son  art  aux  Pays-Bas,  et  n'a  d'allemand  que  le  langage.  Les 
artistes  de  Dusseldorf,  qui  ont  la  prétention  de  constituer  une  école 
en  Europe,  sont  des  disciples  de  l'ancienne  ^cole  hollandaise,  à  la- 
quelle ils  ont  le  tort  de  ne  pas  emprmiter  ce  qui  en  fait  le  charme 
principal  :  la  couleur  et  l'effet.  11  est  vrai  qu'ils  n'ont  pas,  comme 
les  maîtres  auxquels  ils  se  rattachent,  ce  penchant  à  la  laideur  qui 
chez  tes  Hollandais  est  racheté  par  tant  de  qualités  émineotes;  m»s 
il  leur  manque  la  puissance  et  l'originalité.  Malgré  la  maigreur 
de  leur  exécution,  quelques  artistes,  notamment  MU.  Knauss  et 
Heyerbeim,  ont  conquis  chez  nous  une  légitime  réputation;  mats 
ceux-là  n'ont  pas  exposé  à  Londres,  et  la  Prusse,  dont'  l'uniquei' 
foyer  de  |)einture  est  à  Dusseldorf,  n'est  représentée  que  par  un  très 
petit  nombre  d'ouvrages  qui  ne  s'élèvent  pâs  au-dessus  du  mé- 
diocre. 

La  Bavière  est  la  seule  province  du  nouvel  empire  où  l'art  «oit  par- 
venu quelquefois  à  s'acclimater.  Les  villes  d'Augsbourg  et  Nurem- 
berg ont  eu  leur  part  dans  le  graud  mouvement  de  la  renais-sance, 
et  dans  la  première  moitié  de  ce  siècle  Munich  est  devenu  un  centre 
d'activité  sous  l'impulsion  du  roi  LMis.  Dès  que  cette  impulsion 
cessa,  les  artistes  .qui  avaient  élevé  ou  décoré-  les  édifices  publics 
étant  devenus  vieux  et  n'étant  pas  remplacés,  l'opinion  devint  m- 
difîérente  à  ce  qu'elle  avait  acclamé,  et  le  mouvement,  après  avoir 
perdu  son  importance,  s'arrêta  tout  à  coup.  Aujourd'hui  il  y  a. 


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Sl2  RErOE  DES   DECX   HORDES. 

comme  autrefois  beaucoup  de  peintres  à  Munich;  il  n'y  a  pas  d'art 
marqué  d'un  cachet  propre.  Les  peintres  d'histoire  ne  songent  qu'à 
imiter,  les  uns  M.  Gallait,  les  autres  M.  Couture;  les  paysagistes 
font  du  faux  Corot,  quelques-uns  se  mettent  même  à  la  remorque 
de  M.  Courbet,  et  l'exposition  internationale  de  Munich  en  1860  a 
prouvé  que  de  l'autre  côté  du  Rhin  on  était  exclusivement  pn'oc- 
cupé  de  ce  qui  se  faisait  de  ce  côté-ci.  Cette  pseudo-peinture  fran- 
çaise est  quelquefois  habilement  traitée;  mais,  alors  môme  qu'elle 
a  su  choisir  ses  modèles,  elle  a  pour  nous  l'inconvénient  de  rap- 
peler des  notes  d^jk  connues  et  de  donner  encore  une  fois  raison 
au  fameux  axiome  de  Michel-Ange  :  *  celui  qui  marche  après  un 
autre  est  sûr  de  ne  pas  arriver  le  premier.  » 

Les  tableaux  de  la  Bavière  sont  un  peu  plus  nombreux  que  cem 
de  la  Prusse;  seulement  il  est  impossihie  d'y  signaler  rien  de  sail- 
lant. L'insignifiance  absolue  de  la  salle  où  est  l'exposition  alle- 
mande est  à  peine  relevée  par  quelques  tableaux  envoyés  par  des 
artistes  appartenant  à  diverses  nationalJLr^s;  la  plupart  ont  déjà 
figuré  à  nos  expositions  de  Paris.  Ainsi  nous  retrouvons  ici  VUnion 
de  Lnblin  en  WiôO,  vaste  toile  d'un  peintre  polon.-iis,  M.  Maltejko, 
que  le  public  parisien  a  pu  appréciei'  au  dernier  salon;  —  la  Visite 
aux  grtindx  parens  d'un  Norvégien,  M.  Tidemand,  charma'ile  pein- 
ture d'un  sentiment  fin  et  délicat,  —  d'excellens  chevaux  d'un  Hon- 
grois, M.  Schreyer,  et  ime  scène  de  la  guerre  religieuse  des  Pays- 
lias  par  M.  Pauwels,  peintre  belge  qui  réside  à  Weimar. 

L'Italie  n'i!St  pas  beaucoup  plus  brillante  que  l'Allemagne  dans 
ses  résultats;  cependant  elle  accuse  un  effort,  elle  montre  une  ten- 
dance que  nous  n'aimons  pas  beaucoup,  mais  qui  lui  appartient. 
Les  peintres  et  surtout  les  sculpteurs  italiens  sont  c!e  la  plus  ex- 
trême habileté;  ils  se  jouent  des  plus  grandes  diRicultés  techniques, 
et  semblent  préoccupi^s  plutôt  de  faire  des  toura  d'adresse  avec  la 
brosse  ou  le  ciseau  que  de  traduire  une  pens^^e  ou  une  impression 
de  la  nature.  Ils  reprennent  la  tradition  de  l.-.ur  pays  dans  sa 
période  de  décadence,  au  lieu  de  renionier  aux  principes  de  l'école 
dans  son  mouvement  ascendant;  ils  se  font  les  continuateurs  de 
Bernin  plutôt  que  de  Donatello.  Leur  exécution  néanmoins  est  très 
séduisante,  et,  ai  la  route  qu'ils  suivent  ne  peut  les  mener  très  loin, 
elle  peut  encore  leur  assurer  une  très  grande  vogue. 

Toutes  les  fois  qu'une  lutte  s'établit  sur  le  terrain  de  l'art  ou  de 
l'industrie,  on  est  j^ûr  de  trouver  la  Belgique  au  premier  rang.  Ce 
vaillant  petit  peuple  occupe  donc  ici  une  place  considérable,  et 
l'importance  de  ses  envois  vient  de  la  qualiti'  plus  encore  que  de  la 
quantitt^,  qui  pourtmt  l'emporte  de  beaucoup  sur  celle  des  envois 
r'^unis  de  l'Ailemagne  et  de  l'Italie.  Henri  l^ys  est  mort,  MM.  Gal- 


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l'exposition  de   LONDRES.  21S 

lait  et  Wilhems  n'ont  pas  exposé;  mais  de  nouveaux  artistes  vien- 
nent combler  les  lacunes  laissées  par  les  absens.  Ainsi  M.  Wauters, 
un  très  jeune  homme,  s'aimonce  comme  un  peintre  d'histoire  nourri 
d'études  sérieuses  et  plein  d'originalité.  M.  Porlaéls  n'en  est  pas  à 
ses  débuts,  mais  les  Bohémiennes  qu'il  a  envoyées  sont  peut-être 
son  chef-d'œuvre.  Ce  n'est  pourtant  point  vers  la  grande  peinture 
que  les  artistes  belges  sont  entraînés  aujourd'hui,  et  le  genre  qui 
prévaut  est  plutôt  une  sorte  de  réalisme  élégant  qui  fuit  les  vulga- 
rités de  la  rue,  et  s'attache  à  traduire  les  habitudes  de  la  classe 
aisée.  MM.  A.  Stevens  et  Bnugniet  sont  les  i-eprésentans  les  plus 
fins  et  les  plus  délicats  de  ce  genre  de  peinture,  si  généralement 
goûté.  Les  scènes  de  la  vie  champêtre  sont  un  peu  abandonbées; 
mais  elles  ont  encore  un  brillant  interprète  dans  M.  Dillens,  qui 
rend  les  tableaux  rustiques  de  la  Zélande  et  ses  étranges  costumes 
avec  un  esprit  et  une  gaîté  charmante.  Les  chiens  de  M.  J.  Stevens, 
les  vaches  de  M"'  Collard,  les  moutons  dans  la  neige  de  M,  Ver- 
lat  sont  également  des  ouvrages  qui  font  le  plus  grand  honneur  à 
]a  peinture  belge,  et  qui  ont  déjà  obtenu  en  France  le  plus  légitime 
succès. 


II. 

Au  moment  où  l'exposition  allait  être  ouverte  au  public,  Paris 
était  au  pouvoir  de  l'insurrection,  et  les  commissaires  français,  ne 
recevant  pas  les  caisses  de  nos  exposans,  avaient  tout  lieu  de 
craindre  que  leurs  salles  ne  fussent  absolument  vides  pour  le  jour 
de  l'inauguration.  Pour  éviter  l'effet  déplorable  que  n'eût  pas  man- 
qué de  produire  l'absence  d'ouvrages  français,  M.  Du  Sommerard 
eut  l'heureuse  idée  de  s'adresser  aux  principaux  amateurs  ajiglais 
pour  leur  emprunter  ce  qu'ils  pouvaient  avoir  de  tableaux  ou  d'ob- 
jets d'art  appartenant  h  l'école  française.  Ils  ont  répondu  à  cet 
appel  avec  un  louable  empressement,  dont  M.  Gladstone  adonné 
l'exemple.  Dn  point  important  était  déjà  gagné  :  nos  murs  ne  se- 
raient pas  vides.  Des  tableaux  de  Greuze,  David,  Delaroche,  quel- 
ques toiles  des  peintres  français  qui  ont  maintenant  du  succès  en 
Angleterre,  arrivèrent  de  plusieurs  côtés.  Un  marchand  de  tableaux 
qui  possède  à  Londres  une  maison  importante,  M.  Durand  Buel,  en- 
voya des  œuvres  remarquables  de  nos  artistes  contemporains. 

Ce  premier  essai  d'exposition  présentait  une  tournure  assuré- 
ment très  respectable;  mais  il  aurait  eu  pour  l'étranger  l'inconvé- 
nient très  grave  de  montrer  beaucoup  de  tableaux  déjà  anciens, 
portant  le  nom  d'artistes  morts,  et  de  ne  pas  oflrir  en  assez  grande 
quan^té  des  ouvrages  dont  l'exécutioa  tout  à  fût  récente  fût  de 


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Sli  BETOe  DBS   DEUX   HONBEB. 

nature  à  établir  nettement  notre  position  actuelle  daas  les  «rts.  Par 
un  bonheur  iitespéré,  les  caisses  des  véritableB  exposans  arrivëieat 
de  Paris  pendant  le  rj>gne  de  la  coinniuDe,  qui  ne  mit  aucun  ob- 
stacle k  leur  départ.  Dfes  lors  tout  changea  de  face;  ou  ne  garda 
des  artiâtes  morts  que  quelques  ouvrages  hors  ligae,  qui  formeot 
comme  une  brillante  introduction  à  l'art  contemporain,  et  donoeot 
à  notre  exposition  un  intérêt  de  plus  sans  lui  6ter  son  caractère 
d'aciualité. 

Nous  n'avons  pas  à  nous  étendre  sur  les  tableaux  dont  le  pd>lic 
parisien  a  déjà  pu  apprécier  la  valeur,  et  c'est  seulement  pour  si- 
gnaler leur  présence  que  nous  citons  quelques  toiles  c^^bres,  telles 
que  He  Marut  dam  sa  baignoire  de  Louis  David,  le  Triomphée  de 
Bomiparte,  premier  eoniul ,  de  Prud'hon,  l'Iliade  et  l'Odyxxée, 
études  pour  VApolhèo»e  d'/Iomàre  d'Ingres,  la  Marguerite  et  lé 
Soldat  rancaleirent  de  Ary  Scheffer,  la  Saiiile  Cécile  et  la  Murie- 
Antoinitie  de  Paul  Delarocbe,  l'Amende  honorable,  les  Convuttio»- 
ruiires  de  Tanger,  le  Mirabeau  d'Eugène  Delacrolï,  des  animaux 
de  Troyon,  des  paysages  de  TlȎodore  Rousseau,  etc.  Parmi  les  ou- 
vrages de  fialche  date  envoyés  par  nos  exposans,  un  grand  nombre 
a  Ai']\  figuré  à  nos  dernières  expositions.  Le  Derniir  jour  de  Co- 
rinlhe  de  M.  Tony  Rohert-FJeury,  la  VMlé  de  M.  Lefebvre,  le 
Saint  Vinrent  de  Paul  de  M.  Bonnat,  le  Maréchal  de  Sa.re  et  Apre» 
la  bataille  par  M.  L.  Biow»,  la  Soiitwie  par  H.  Cabanel,  le  Peintre 
par  M.  Meissooier,  l'Idylle  et  VApolloH  et  Mt/dax  par  M.  Levy,  les 
Dames  de  SaÏHl-Cyr  jouant  AUmlie  par  H.  Caraud,  plusieurs 
toiles  importantes  de  MM.  Corot,  Daubigny,  Uill<2t,  Cb.  iacque, 
l.ibot,  VoiJon,  etc.,  retrouvent  à  Londres  les  applaudissemens  qui 
déjà  les  ont  accueillis  à  Paris;  mais  dans  cette  exposition,  où  la 
supériorité  de  nos  artistes  apparatt  d'une  roamère  éclatanle,  la  foule 
fixe  surtout  son  attention  sur  un  jeune  peintre  dont  la  mort  héreûfoe 
sous  les  murs  de  Paris  a  vivement  ému  l'opinion  publique  pendant 
le  siège,  Henri  Regitault,  le  fils  du  savant  direcLeiu*  de  la  maou- 
Jâcture  de  Sèvres. 

Tout  le  monde  se  rappelle  l'étrange  et  saisissant  Portrait  du  gé- 
néral Prim,  que  l'aitiâte  montre  tête  nue  et  caracolant  sur  &9n che- 
val noir  au  nïilieu  des  bataillons  qui  défilent  en  l'accIaBiant.  L'autre 
toilo  de  Regnault,  intitulée  une  Exécution  dan*  l'Alhantbra,  dénote 
fes  mêmes  lendaHces  que  la  Salomé.  C'est  la  dernière  œuvre  de 
l'artiste;  elle  porte  la  daste  de  1870,  et  fut  terminée  peu  de  j»urs 
avant  le  si^  de  Paris.  C'est  un  tableau  capital,  qui  n'a  pse  été  tu 
en  France,  et  qui,  sons  toua  les  rapports,  mérite  que  nous  nous  y 
arrfiUoDS  un  moment.  £n  principe,  nous  croyons  que  U  oiiEsion  d« 
fart  est  de  traduire  les  seotijfiuur  Isa  plus  nobUs  dont  l'huma- 


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L'iXPOSmOH   DE  LOÎTORES.  215 

nité  puisse  s'enorgaeïHir,  ea  môme  temps  qu'une  perpétuelle  aspi- 
ration vers  cette  beauté  parfaite  et  absolue  que  les  Grecs  regardaient 
comme  la  forme  visible  du  bien  ;  mais,  en  dehors  de  cette  glorieuse 
tradition,  pour  laquelle  nous  avouons  hautement  nos  sympathies, 
on  doit  être  disposé  à  faire  la  part  de  toutes  les  hardiesses  et  de 
tous  les  points  de  vue,  pourvu  qu'ils  portent  le  cachet  d'une  indivi- 
dualité fortement  prononcée. 

U.  Regnault  est  un  disciple  attardé  du  romantisme  de  1830.  Ce 
n'est  pas  en  étudiant  les  chefs-d'œuvre  du  Tatican  qu'il  a  déve- 
loppé son  talent,  c'est  en  méditant  les  Orientales  de  Victor  Hugo. 
Son  Exécution  dans  l'AUmmbra,  au  lieu  de  présenter  cette  harmo- 
nie d'impressions  que  le  Poussin  regardait  comme  la  première  loi 
di  Li  peiiilure,  montre  un  contraste  cherché  entre  l'horreur  d'un 
drame  sinistre  et  la  galté  charmante  du  lieu  où  il  se  passe.  Sur  les 
marches  blanches  d'un  escalier  qui  aboutit  à  une  salle  splendide- 
ment décorée,  l'exécuteur  est  debout.  Sa  peau  bronz'^e  se  détache 
en  sombre  sur  le  vêtement  d'un  rose  tendre  qui  recouvre  sa  poi- 
trine, en  laissant  nus  les  bras  et  les  épaules.  Sa  tête,  d'irn  type 
africain  très  prononcé,  est  légèrement  tournée  de  côté,  tandis  qu'il 
essuie  avec  une  tranquillité  nonchalante  li  lame  d'un  grand  sabre 
encore  tout  dégouttant  de  sang.  A  ses  pieds  est  le  corps  décapité 
de  sa  victime,  dont  la  léte,  ayant  rebondi,  est  venue  tomber  au  bas 
du  talileau  tout  contre  le  cadre.  L'action  a  dii  être  instantanée,  et 
le  froid  de  la  mort  n'a  pas  encore  glacé  ce  visage,  qui  semble 
tourner  ses  yeux  (iers  et  crisper  encore  ses  lèvres  courrouci'es.  La 
conception  de  ce  drame,  où  le  bourreau  est  inconscient  et  la  vic- 
time inconnue,  est  rr^pulsive  bien  plutôt  qu'émouvante,  et  c'est 
surtout  par  la  magie  de  la  couleur  que  l'artiste  a  voulu  nous  capti- 
ver. Le  dùme  de  la  saiie  rédéchit  une  lumière  frisante  qui  se  joue 
sur  les  lignes  de  mosaïque,  les  murs,  les  piliers,  les  arcades,  ets'ac- 
croche  aux  pendentifs,  aux  stalactites,  aux  ornemenstout  brillans 
d'or  et  de  couleurs  resplendissantes.  Cet  éclat  de  l'aspect,  qui  donne 
à  la  scène  une  galté  intempestive,  déplace  et  annule  l'intérêt  dra- 
matique. L'œil  ne  peut  impunément  receroir  une  impression  dia- 
métralement opposée  à  celle  que  le  cœur  doit  ressentir.  Le  Titien 
a  su  trouver  dans  sa  Mise  au  tombeau  une  couleur  en  harmonie 
avec  le  sujet,  et  tous  les  grands  peintres  se  sont  efforcés  de  mettre 
le  langage  du  ton  aussi  bien  que  le  langage  de  la  forme  dans  an 
rapport  intime  avec  la  pensée  dn  tableau.  Henri  Regnault,  au  lieu 
de  chercher  les  notes  qui  conviennent  à  Fidée,  se  préoccupe  d'abord 
des  notes,  l'idée  n'étant  pour  lui  qu'un  prétexte  pour  les  faire  va- 
loir. Ce  sang  rouge  qui  s'échappe  à  flots  du  cadavre  décapité  et  se 
répand  sur  les  marcbes  de  marh^  blanc  lui  a  para  d'un  beau  Ion; 


■  Google 


216  REYDE    DES   DEUX   HONDES. 

il  en  a  fait  la  clé  de  voûte  de  son  tableau,  comme  il  avait  fait  pour  la 
chevelure  noire  de  sa  Salomé,  et  il  est  parti  de  là  pour  donner 
toutes  les  ressources  d'une  palette  étincelante,  pour  associer  dana 
une  brillante  vision  toutes  les  richesses  colorantes  du  kaléidoscope. 
Le  principe  est  faux,  mais  l'artiste  a  déployé  une  puissance  vrai- 
n>ent  extraordinaire.  Sa  merveilleuse  habileté  impose  l'admiration, 
et,  quand  la  raison  est  choquée,  l'œil  demeure  fasciné  sous  les  sé- 
ductions de  la  couleur. 

Le  tableau  de  Regnault  n'est  pas  le  seul  dans  l'exposition  fran- 
çaise qui  soit  totalement  inconnu  dans  notre  pays.  On  artiste  qui 
ne  fuit  à  nos  salons  que  de  bien  raies  apparitions,  M.  Jules  Dupré, 
est  représenté  i  Londres  par  une  vingtaine  de  tableaux  dont  plu- 
sieurs sont  de  premier  ordre.  M"'  Rosa  Bonheur,  qui  depuis  long- 
temps ne  travaille  pins  que  pour  l'Angleterre,  apparaît  aussi  avec 
plusieurs  ouvrages  inédits.  L'exposition  de  peinture,  dans  son  en- 
semble, montre  l'école  française  incomplètement  représentée,  puis- 
que beaucoup  d'artistes  éminens  ont  manqué  à  l'appel,  mais  suf- 
fisamment représentée  pour  nous  assurer  le  premier  rang.  Les 
statues  donnent  à  notre  supériorité  un  caractère  encore  plus  dé- 
cisif. Nous  ne  pouvons  cependant  entrer  dans  la  description  des 
œuvres  déjà  connues  de  MM.  Carpeaux,  Moreau,  Relapîanch.',  Fri- 
son, Cordier,  Poliet,  Fremiet,  etc.  Sous  le  rapport  de  la  sculp- 
ture, ta  lutte  avec  les  autres  pays  est  vraiment  par  trop  inégale  : 
l'Angleterre  et  l'Allemagne  n'ont  rien,  l'Italiea  d'habiles  praticiens, 
la  France  seule  a  des  sculpteurs. 


ni. 

L'art  proprement  dit  ne  figure  pas  seul  à  l'exposition  internatio- 
nale de  Londres  :  il  est  escorté  de  ces  charmantes  industries  qui 
dérivent  des  mêmes  principes  et  lui  empruntent  souvent  sjs  mo- 
dèles. La  céramique  surtout  est  représentée  par  des  envois  nom- 
breux. L'annexe  française  renferme  en  ce  genre  des  produits  très 
remarquables,  et  parmi  nos  exposans,  M.  Deck,  selon  son  habi- 
tude, présente  la  part  la  plus  fournie  et  la  plus  intéressante.  Les 
sujets  de  genre,  les  chasses,  les  va^es  et  les  plats  dont  le  dessin 
s'inspire  du  style  arabe,  chinois,  japonais,  persan,  forment  un  en- 
semble aussi  éb'ouissant  que  varié  pour  la  richesse  des  teintes  et  le 
charme  des  ornemeas  décoratifs.  L'effort  sérieux  et  soutenu  de  nos 
céramistes  a  fait  faire  depuis  quelques  années  d'immenses  progrès 
à  cette  intéressante  industrie;  mais  les  Anglais,  qui  nous  suivent  pas 
à  pas,  sont  arrivés  à  surprendre  les  procédés  de  nos  fabricans,  quel- 


,  Google 


l'exposition   de   LONDRES.  217 

quefc's  même  à  égaler  leurs  produits,  Ils  sont  d'ailleurs  peu  scru- 
puleux, et  nous  empruntent  volontiers  nos  plus  jolis  motifs  de  déco- 
ration :  nous  en  avons  reconnu  un  bon  nombre  où  ils  n'ont  eu  pour 
ainsi  dire  que  la  peine  de  copier.  Au  surplus  les  fabriques  anglaises 
recherchent  beaucoup  les  Français,  et  c'est  en  grande  partie  ii  no3 
artistes  et  à  nos  ouvriers  fixés  en  Angleterre  qu'elles  doivent  les 
progrès  qu'on  leur  a  vu  accomplir  dans  ces  (derniers  temps.  C'est 
ainsi  qu'en  examinant  les  produits  de  la  fameuse  maison  Minton 
on  est  frappé  de  l'élégance  des  figures  qui  décorent  quelques  vases, 
et  de  la  similitude  qu'elles  présentent  par  le  style  avec  celles  que 
fait  habituellement  M.  Soloo  Milles;  mais  nous  avons  appris  bien- 
tôt que  cat  artiste  avait  récemment  quitté  la  manufacture  de  Sè- 
vres pour  venir  en  Angleterre,  où  il  a  mis  son  talent  au  service  de 
M.  Minton. 

La  fabrique  de  Wedgwood,  qui  est  aujourd'hui  une  des  plus  im- 
portantes de  l'Angleterre,  continue  à  suivre  la  voie  qui  a  fait  au- 
trefois son  succès.  La  fameuse  pièce  connue  sous  le  nom  de  vase 
de  Portland,  qui  est  une  des  richesses  du  British  Muséum,  et  qui 
parait  remonter  à  la  belle  époque  romaine,  a  servi  de  type  à  ce 
genre  de  décor  qui  consiste  en  petites  figures  blanches  se  détachant 
en  relief  sur  un  vase  d'un  Ion  opaque  et  uniforme,  généralement 
noir  ou  bleu.  Ces  sujets  classiques,  presque  toujours  empruntés 
aux  camées,  représentent  dés  divinités,  des  muses,  des  amours  en- 
cadrés dans  des  guirlandes,  accompagmîs  de  masques,  de  tètes  de 
bélier.  L'élégance  des  figures  et  la  délicatesse  du  travail  leur  prê- 
tent un  grand  charme  quand  on  les  examine  de  près;  néanmoins 
l'ensemble  est  souvent  un  peu  froid,  et  la  forme  générale  des  vases 
n'est  pas  toujours  heureuse.  On  voudrait  moins  de  monotonie  dans 
la  conception,  et  il  semble  que  le  même  talent  pourrait  être  dé- 
pensé sans  qu'il  soit  nécesswre  d'adopter  un  cliché  uniforme. 

La  maison  Wedgwood  fait  aussi  des  vases  imités  de  la  poterie 
grecque  ou  étrusque  :  on  a  employé  pour  cela  quelques-unes  des 
compositions  de  Flaxman,  dont  le  style  archaïque  est  très  bien 
approprié  à  ce  genre  de  représentations;  mais  l'ornementation,  qui 
est  empruntée  &  des  vases  anciens,  est  exécutée  avec  une  symétrie 
et  une  régularité  si  absolues  qu'elle  semble  faite  à  la  mécanique. 
C'est  ce  qui  empêche  l'illusion  d'être  complète,  cgir,  si  la  symétrie 
des  ornemens  est  un  des  principes  de  l'art  grec,  les  ouvriers  met- 
taient toujours  dans  l'exécution  une  certune  liberté  qui  éloignait 
la  froideur. 

Les  vases  de  style  classique  ne  sont  pas  les  seuls  qui  sortent  de 
cette  fabrique,  et  un  artiste  français,  M.  Lessore,  qui  travaille  pour 
la  maison  Wedgwood,  s'est  créé  un  genre  absolument  nouveau  qui 

n,g,t7cdb/G00gIc 


*218  BXTTE  DES   DEUX   HOIIDES. 

semble  d'autant  plus  étrange  ici,  qu'il  n'a  auctin  rapport  arec  ce 
qui  se  fait  habituellement  en  Angleterre.  Ce  sont  de  petites  fîgtrres 
de  fantaisie,  de  petites  scènes  rustiques,  qui  ne  sont  qu'indiquées, 
mais  avec  infiniment  d'esprit,  et  dont  la  couleur  toute  convention- 
nelle est  toujours  très  bien  conçue  comme  harmonie  décorative. 

Un  magnilique  escalier  en  faïence,  exposé  par  MM.  Simpson,  et 
les  riches  colluclions  des  manufactures  royales  de  porcelaine  de 
Worcester,  forment,  avec  les  obj  'ts  précédemment  cités,  la  portion 
la  plus  remarquable  de  la  céramique  anglai.se.  Dans  la  même  gale- 
rie, il  faut  signal  t  aussi  les  porcelaines  danoises,  parmi  lesquelles 
une  fort  belle  reproduction  de  VHébc  de  Torwaldsen;  le  Danemark 
a  envoyé  également  de  nomlweuses  imitations  des  poteries  étrus- 
ques. L'Allemagne,  l'Italie,  le  Portugal  et  les  États-Unis  ont  quel- 
ques produits  qui  attirent  peu  l'attention;  mais  les  porcelaines  ja- 
ponaises, qui  occupent  la  salle  du  milieu,  sont  de  la  plus  grande 
beauté.  Seulement  elles  figurent  ici  comme  spécimens  d'un  autre 
temps,  et  n'appartiennent  point  à  Tart  contemporain.  Des  terres 
cuites  plus  communes  occupent  la  galerie  extérieure,  .=ous  les  ar- 
cades du  Jardin  royal  d'horlicvlturf.  On  y  remarque  une  fontaine 
en  terre  cuite  et  quelques  écliantillons  pour  la  décoration  arcliitec- 
tonique  qui  font  le  plus  grand  honneur  à  M.  Doulton. 

La  verrerie  n'occupe  pas  une  place  aussi  importante  que  la  céra- 
mique dans  l'esposition  internationale  de  Londres;  il  est  probable 
qu'une  autre  année  elle  y  figurera  d'une  manière  plus  spéciale. 
Aujourd'hui  nous  devons  signaler  seulement  les  magnifiques  verre- 
ries émaillées  de  M.  Brncard,  qui  s'est  surpassé  lui-même.  C'est 
encore  l'Orient,  surtout  rornemenlation  arabe,  qui  a  fourni  le  type 
des  dessins  décoratifs  qui  ornent  ses  coupes  et  ses  plats  (te  verre, 
ses  lampes  de  mosquée  et  tous  ses  riches  produits,  où  la  fantaisie 
a  plus  de  part  que  l'utilité.  Le  succès  que  M.  Brocard -obtient  à 
Londres  dépa.<;se  encore  celui  qu'il  avait  eu  à  la  dernière  exposition 
que  X  Union  centrale  des  beaux-arts  appliquât  à  ftnduilrie  avait 
organisée  aux  Champs-Elysées. 

L'industrie  du  bronze  tient  à  la  métallurgie  par  les  matières  pre- 
mières et  par  les  pi-océdés  de  fonte;  mais  elle  touche  à  la  sculp- 
ture, comme  l'orfèvrerie,  par  le  goût  et  le  choix  des  omemcns. 
Dans  toutes  les  grandes  villes  de  l'Europe,  le  travail  du  brome 
forme  une  industrie  importante;  à  Paris,  il  constitue  un  art  vé- 
ritable, supérieurement  représenté  à  l'exposition  de  Londres  par 
les  envois  de  M.  Barbedienne.  Nos  meilleurs  artistes  sont  contiouel- 
lemeot  chargés  de  fournir  à  cette  maison  des  modèles  exceilena  que 
des  ouvriers  artistes  exécutent  avec  une  merveilleuse  habileté.  Des 
«livres  originales  figurent  à  c6ttf  des  reproductioss  de  ce  que  l'art 

nigiUrrlbyGOOglC 


L'uposmoa  dk  toimBES.  219 

de  tous  les  temps  a  produit  de  plus  célèbre,  et  on  peut  ainsi  com- 
parer les  chefs-d'œuvre  de  l'art  contemporain  avec  ceux  que  nous  a 
légués  le  passé.  Félicitous  d'abord  M.  Barbedienne  d'avoir  fait  exé- 
culer  en  grand  cette  magnifique  statue  d'Auguste  qui  a  été  trouvée 
récemment  à  Rome,  et  qui  n'est  connue  en  France  que  par  les  pho- 
tof^raphies.  Le  bronze  est  admirablement  venu,  et  nous  serions  heu- 
reux de  le  voir  figurer  dans  nos  collections  publiques.  Nous  ne  nous 
arrêterons  pas  sur  les  reproductions  de  statues  connues,  telles  que 
la  Bnigneme  de  Falconnet,  le  Napoléon  de  M.  Vêla,  le  Jeune  Chan- 
teur de  M.  Dubois,  et  sur  plusieurs  pièces  dans  le  genre  Louis  XT1, 
qui  sont  d'un  goîlc  charmant. 

Un  petit  meuble  de  style  parsaa  attire  plus  particulièrement  notre 
attention.  On  sait  l'attrait  que  l'Orient  exerce  depuis  quelques  an- 
nées 9U1'  nos  ornemanistes.  L'art  décoratif  de  l'Asie  est,  pour  tous 
ceux  qui  s'occupeut  des  industries  de  luxe,  l'objet  d'incessantes 
études.  li  pouiTait  y  avoir  là  un  danger,  si  nos  dessinateurs  ab- 
diquaient leur  personnalité  pour  se  livrer  à  une  simple  imitation 
de  créations  étrangères  à  leur  génie  propre;  mais  ce  n'est  nulle- 
ment une  cojiie  servile.  Le  cabinet  persan  exposé  par  H.  Barbe- 
dienne est  une  œuvre  vraiment  française  et  contemporaine;  seu- 
lemeut  l'artiste  n'est  laissé  guider  par  les  principes  des  Orientaus, 
qui  dans  l'art  décoratif  peuvent  fitre  considérés  comme  des  maîtres. 
Des  fteurs  identiques,  courant  sur  des  fonds  difTérens  et  s'enlaçant 
les  unes  dans  les  autres,  produisent  les  contrastes  les  plus  heureux 
entre  la  syméti'ie  des  formes  répétées  et  la  variété  des  teintes  mul- 
tiples. 

La  Perse,  l'Iode,  la  Chine,  le  Japon,  sont  des  mines  inépuisables 
pour  notre  industrie,  et  on  se  rappelle  les  heureuses  applications 
que  H.  Christofle  a  faites  du  style  japonais  dans  plusieurs  pièces 
d'orfèvrerie.  La  place  réservée  daiis  l'annexe  française  à  MM.  Chris- 
totle,  Froment-Meurice  et  Teyrat  montre  assez  l'importance  qu'ils 
attachent  à  leur  exposition.  Par  malheur,  les  derniers  événemens 
ont  apporté  du  retard  dans  leurs  envois,  qui  n'ont  pu  figurer  au 
début  de  l'exposition;  mais  ils  n'ont  pas  à  craindre  la  concurrence 
ou  la  rivalité  des  exposans  étrangers.  L'Allemagne,  dont  l'iufério- 
rité  notoire  avait  été  constatée  aux  dernières  expositions,  a  jugé 
plus  prudent  de  ne  pas  soumettre  ses  œuvres  à,  une  nouvelle  appré- 
ciation du  public,  et  l'Angleterre,  qui  n'a  envoyé  qu'un  petit  nombre 
de  pièces,  aurait  aussi  bien  fait  de  s'abstenir.  L'orfèvrerie  anglaise 
a  un  défaut  capital,  c'est  de  n'être  pas  de  l'orfèvrerie.  De  petits 
jockeys  avec  leurs  chevaux ,  des  sauvages  avec  des  plumes  sur  la 
tête,  des  Saxons  ou  des  Normands  avec  leurs  carquois  ou  leurs 
lances,  peuvent,  selon  la  manière  dont  ils  sont  traités,  former  des 

nigiUrrlbyGOOglC 


220  RBVUB  DES  BEUX  UONDES. 

Statuettes  plus  ou  moins  agréables,  et  ces  statuettes  peuvent  être 
en  argeut  comme  en  toule  autre  matière.  L'orfèvrerie  a  des  lois  spé- 
ciales, et  les  Anglais  ne  paraissent  pas  soupçonner  qu'il  existe  un 
rapport  intime  et  nécessaire  entre  une  figure  et  les  ornemens  qui 
l'accompagnent,  que  le  métal  peut  être  travaillé  de  façon  à  présen- 
ter des  surlaces  mates  et  des  surfaces  polies,  et  que  le  contraste  qui 
en  résulte  n'est  pas  un>3  chose  indilTéreote,  qu'une  ciselerie  sur  une 
partie  plate  doit  être  exécutée  tout  autrement  que  si  elle  a  l'impor- 
tance d'un  relief,  etc.  L'invention  des  pièces  est  souvent  bizarre,  et 
l'exécution  est  presque  toujours  lourde  et  dénuée  de  charme.  Par- 
fois pourtant  on  voit  dans  les  vitrines  un  vase  ou  un  bouclier  repro- 
duit par  les  procédés  de  l'électrolypie,  et  on  est  frappé  par  la  belle 
tournure  de  ces  ouvrages,  qui  jurent  avec  le  reste;  mais,  quand  on 
s'approche  pour  voir  de  qui  sont  ces  chefs-d'œuvre  de  l'orfèvrerie 
anglaise,  on  y  trouve  le  nom  de  Vechte  ou  de  Morel-Ladeuil ,  deux 
artistes  français  qui  ont  apporté  le  concours  de  leur  talent  à  l'indus- 
trie d'un  autre  pays. 

L'art  n'a  pas  de  patrie,  et,  quand  on  est  dsvant  un  chef-d'œuvre,  ' 
on  n'a  pas  besoin  pour  en  jouir  de  savoir  à  quelle  nationalité  ap- 
partient l'artiste  qui  l'a  conçu.  Cependant  on  ne  peut  se  défendre 
d'un  légitime  orgueil  en  voyant  l'éclatante  supériorité  des  hommes 
de  son  pays  dans  les  travaux  qui  honorent 4' esprit  humain.  Cet  or- 
gueil, nous  l'avons  éprouvé  dans  l'exposition  internationale  de  Lon- 
dres, non-seulement  par  le  jugement  que  nous  portions  nous-méme 
sur  les  ouvrages  de  nos  compatriotes,  mais  aussi  par  les  comptes- 
rendus  de  la  presse  anglaise,  qui  ne  sont  pas  suspects  de  partialité 
à  notre  égard.  Notre  victoire  dans  la  lutte  du  travail  nous  siimblait 
comme  un  adoucissement  à  nos  désastres,  et,  en  parlant  avec  nos 
exposans  de  leurs  projets  et  de  leurs  espérances,  nous  admirions 
la  vitalité  de  ce  peuple  qui  ne  connaît  pas  le  découragement  pai'ce 
qu'il  a  foi  dans  le  travail. 

Hehé  Hénard. 


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CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


30  juin  mi. 

Maintenant  que  la  guerre  étrangère  est  finie  et  que  la  guerre  civile 
est  apaisée,  maintenant  que  ce  grand  et  noble  blessé  qui  s'appelle  la 
France  se  relève  du  double  champ  de  bataille  oîi  Ta  tralué  un  instant 
son  mauvais  destin,  il  n'y  a  plus  de  t«mps  à  perdre,  il  n'y  a  plus  qu'une 
politique  possible,  salutaire,  efficace,  la  politique  du  recueillement  et  de 
la  réparation  par  le  travail.  Jusqu'ici,  la  France  ne  s'appartenait  point 
en  quelque  sorte  à  elle-même,  elle  avait  encore  le  fer  dans  sa  blessure. 
La  paix  déHnitive  avec  l'Allemagne  ne  date  que  du  mois  dernier,  la  dé- 
faite de  l'insurrection  parisienne  ne  date  que  de  quelques  jours.  Tant 
qu'on  n'en  avait  pas  fini ,  soit  par  les  négociations,  soit  par  les  armes, 
avec  l'ennemi  exléiieur  et  l'ennemi  intérieur,  si  bien  d'accord  pour  tirer 
parti  de  nos  désastres,  l'intérêt  unique  et  tristement  émouvant  était  là. 
Il  fallait  avant  tout  arracher  le  pays  à  l'odieuse  et  sanglante  fatalité  qui 
semblait  le  menacer  jusque  dans  son  existence.  Aujourd'hui  cette  fatalité 
est  heureusement  vaincue,  et  il  n'y  a  pas  même  le  prétexte  de  cette  poi' 
gnante  incertitude  qui  tenait  tout  en  suspens. 

Encore  une  fois  le  génie  de  la  France  se  dégage  des  mortelles  étreintes 
où  l'on  prétendait  l'étouffer.  La  place  est  libre  pour  les  hommes  de 
bonne  volonté.  Diplomates  et  soldats  ont  fait  leur  œuvre,  maintenant 
c'est  l'œuvre  pratique  et  patiente  qui  commence,  la  régénération  par  le 
travail  moral  comme  par  le  travail  matériel.  Ce  n'est  plus  le  moment 
des  vaines  paroles,  des  fantaisies  d'opposition  ou  de  dissidence  ;  c'est  le 
moment  de  l'action,  et  d'une  aetion  de  tous  les  jours,  de  toutes  les 
heures.  Il  faut  donc  se  mettre  sans  plus  tarder  à  ce  travail  nécessaire 
et  ne  point  oublier  que  tout  se  tient  dans  cette  résurrection  du  pays, 
devenue  notre  mot  d'ordre,  que  le  prodigieux  succès  de  l'emprunt  d'au- 
jourd'hui ne  serait  qu'un  bonheur  éphémère,  si  les  élections  partielles 
qui  vont  se  faire  demain  pour  complét«r  l'assemblée  devaient  être  une  • 


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222  BETDE   DES   DEUX  SOIlDrS. 

cause  d'affaiblissement  ou  de  conrusioa  politique,  que  ces  élections  elles- 
mêmes,  fussent-elles  les  meilleures  du  monde,  ne  seraient  qu'un  inci- 
dent sans  valeur,  si  on  ne  se  servait  de  cette  force  noiiviille  pour  accom- 
plir toutes  les  réformes  dont  l'instinct  public  pre.-sent  la  nécessité.  Voilà 
bien  souvent  dé;à  qu'on  nous  répète  dans  des  discussions  parlementaires 
qu'il  aefaat  pas  se  laisser  aller  aux  illuscns.  Évidemm&utnous sommes 
payés  pour  nous  défendre  des  illusions,  si  tant  est  que  nous  puissions 
jamais  arrivera  nous  en  préserver,  et  M,  Tliiers  avait  spirituellement 
raison  lorsque  l'autre  jour,  à  propos  des  finances  et  du  crédit,  il  disait  à 
l'assemblée,  séduite  par  sa  parole  :  u  II  faudra  que  nous  soyons  bien 
sages,  que  nous  n'aimions  pas  trop  à  nous  reprocher  les  uns  aui  autres 
de  vouloir  telle  cbose  ici,  de  vouloir  telle  autre  chose  là,  que  nous  ta- 
chions d'oublier  ce  que  nous  pourrons  vouloir  plus  tard,  et  qu'au- 
jourd'hui nous  ne  parlions  que  de  ce  que  nous  pouvons  légitimement 
vouloir,  de  ce  sur  quoi  nous  sommes  d'accord...  Vous  me  comprenez, 
messieurs.  Si  nous  avons  celte  sagesse,  oh!  alors  je  suis  convaincu 
qu'on  sera  l)ien  heureux  d'avoir  de  la  renie  française  i5  1/^.  5  1/ft. 
peul-Ctre  5...  »  La  rente  à  5  pour  100,  c'est  le  n'tablisseraent  de  la 
Fiance,  c'est  le  symbole  chiffré  de  l'œuvre  à  poursuivre  aujourd'hui. 
Ksl-ce  impossible?  Non,  certes  ce  n'est  point  impossible;  mais,  pour  que 
le  succès  de  celte  œuvre  de  rénovation  nationaie  soit  assuré,  il  faut 
que  loul  le  monde  s'y  prêté,  le  gouvernement,  l'assemblée,  aussi  bien 
que  le  public;  il  faut  oser  mesurer  sans  parti-pris  la  force  et  la  fjibless» 
d'une  situation  où  il  y  a  toutes  les  ressources  à  côlé  de  toutes  les  diffi- 
cultés et  de  tous  les  périls.  Celte  sagesse  dont  pirlait  M.  Thiers,  elle 

.COQsiste  à  écarter  les  périls,  à  vaincre  les  difficultés  et  à  dégager  les  res- 
sources d'une  nation  qui  n'a  jamais  mieux  montré  ce  qu'il  y  a  toujours 
en  elle  de  vitalité  qu'aui  heures  des  grandes  épreuves  qu'elle  a  si  sou- 
vent traversées  dans  son  histoire. 

Une  chose  est  frappante  aujourd'hui  en  effet.  Certes  certe  année  qui 
s'achève  maintenant  aura  été  pour  la  France  Tannée  la  plus  désastreuse, 
la  plus  cruelle  qu'elle  ait  peut-être  jamais  connue.  Tout  ce  qui  peut  at- 
teimire  au  pays  dans  son  orgueil,  dans  sa  puissance,  dans  sa  fortune, 
noiLs  l'avons  supporté  depuis  le  6  juillet  1870,  date  réelle  de  la  funesta 
déclaration  de  guerre  qui  nous  a  conduits  là  où  nous  itommes.  L'ennemi 
s'est  répandu  comme  un  torrent  sur  notre  sol  et  nous  a  infligé  toutes  les 
misères  de  l'invasion.  Les  séditions,  complices  de  l'enuemi  extérieur, 
ont  laissé  la  ruine  et  l'incendie  daus  la  capitale  de  la  France.  Brer,  nous 
sortons  de  l'effroyable  crise  avec  une  indemnité  de  5  milliards  à  payer, 
avec  deux  provinces  de  moins,  notre  prestige  national  diminué,  notre 
capitale  flétrie  par  les  malfaiteurs  et  les  incendiaires,  nos  champs  raya- 

,tés,  notre  industrie  et  notre  commerce  momentanément  suspendus, 
toutes  nos  ressources  dilapidées  et  gaspillées  par  la  cupidité  ou  Tïnex- 


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BETUE.   —  CaROSIQUE.  S23 

pèrience.  Est-ce  assez  de  malheurs?  Et  pourtant,  qu'on  regarde  de 
près,  celte  France  qui  vient  de  passer  par  de  telles  épreuves  semble 
depuis  trois  mois  n'aitendre  qu'un  rayon  favorable,  un  signal  pour  se 
relever  et  se  reprendre  à  la  vie.  Non,  ce  pays  broyé,  viaimé  par  les 
factions  aussi  bien  que  par  l'élraQger,  ce  pays  n'est  ni  aussi  abattu,  si 
aussi  épuisé,  ni  même  aussi  décomposé  qu'oa  !e  dirait. 

Ce  qu'il  y  ^  au  contraire  de  curieux  et  de  rassurant,  c'est  ({ue,  dans 
cette  confusion  provoquée  par  une  guerre  terrible  et  une  iusurrection 
sans  exti[iiple,  on  distingue  tous  les  élémens  d'une  sociiHé  vivace.  Les 
défaillances,  les  corruptions,  les  révoltes,  sont  à  la  surface;  au  Tond,  il  y 
a  la  sévc  d'une  naiîoa  et  toutes  les  rcs.soiirces  éparses  d'une  régénéra- 
tion possible,  A  coup  sur,  dans  cette  série  de  lamentables  événemens, 
l'armée  a  été  pariiculiùrement  éprouvée  et  môme,  si  l'on  veut,  démo- 
ralisée. C'est  à  ce  point  qu'on  a  pu  se  demander  en  certaines  heures  si 
le  nerf  de  notre  pui.^«ance  militaire  n'était  pas  irrémédiablement  atteint, 
et  cependant  voyez  avec  quelle  rapidité  s'est  refaite  cette  armée  qui  a 
été  chargée  de  reconquérir  Paris,  comme  elle  a  viie  retrouvé  son  esprit 
militaire,  ses  habitudes  de  fidélité  et  d'obéissance,  a  disciplinel  11  a 
suQi  de  lui  montrer  le  drapeau,  de  lui  donner  un  but  et  de  lui  rendre 
des  chfcfs  qui  ont  regagné  sa  confiance  par  leur  habileté  comme  par  leur 
attentive  sollicitude.  K  ne  juger  que  sur  l'apparence  et  d'après  les  agi- 
tations de  cenaÎBes  villes,  la  France  d'aujourd'hui  serait  la  nation  la  plus 
ingouvernable,  la  plus  prompte  à  glisser  dans  l'anarchie.  Allez  un  peu 
plus  au  fond  des  choses,  vous  trouverez  un  paja  susceptible  et  mobile 
sans  doute,  mais  aussi  le  plus  maniable,  pour  peu  qu'on  veuille  ou  qu'on 
sache  le  diriger  et  le  gouverner.  Les  instincts  d'ordre  survivent  à  travers 
tout,  ei  en  définitive,  dans  cette  masse  nationale  que  ne  représentent 
ni  les  journaux  agitateurs,  ni  les  clubs  incendiaires,  qui  n'aspire  qu'à 
vivre  d'une  vie  laborieuse  et  tranquille  sous  la<répuhlique  comme  sous 
la  monaxcliie,  dans  cette  masse  il  y  a  certainement  assez  d'intelligence 
et  de  raison  pour  qu'  une  société  qui  porte  en  oUe-méme  cetle  force  in- 
time ne  soit  point  perdue.  Politiquement  donc,  en  dépit  de  tristes  et 
dangereux  symptômes,  la  France  n'est  point  aussi  malade  que  le  disent 
ses  détracteurs,  et  la  meilleure  preuve,  c'est  qu'elle  a  échappé  à  une 
crise  que  bien  peu  de  nations  aujourd'hui  traverseraient  sans  y  périr. 
A  un  autre  point  de  vue,  dans  l'ordre  matériel,  la  France  a  soullart  sans 
contredit,  l'iadustrie  et  le  commerce  ont  été  paralysés,  le  travail  a  été 
iotercompu.  l'agriculture  a  été  cruellement  éprouvée.  On  n'a  qu'à  lire 
un  rapport  récemment  soumis  à  l'assemblée  par  un  représentant,  M.  de 
Montlaur,  sur  les  ruines  que  l'invasion  et  la  guerre  ont  laissées  dans  cer^ 
taines  contrées.  C'est  un  bulletin  navrant;  il  y  a  des  zones  qui  comptent 
parmi  les  plus  riches  et  qui  offrent  à  peine  aujourd'hui  quelques  traces 
de  culture,  oii  il  n'y  a  plus  ds  grains,  ni  pour  la  nourriture  des  habitani, 


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22A  BETUE   DES   DEUX   HOKUES. 

ni  pour  les  semences.  K  travers  ces  misères  trop  réelles,  ne  sent-on 
pas  cependant  une  activité  qui  ne  demande  qu'à  renaître  et  ï  se  dé- 
velopper avec  une  nouvelle  énergie?  La  facilité  avec  laquelle  l'emprunt 
de  2  milliards  vient  d'être  souscrit  en  quelques  heures  sans  soriir  de 
France,  cette  facilité  ne  prouvf-t-elle  pas  ce  qu'il  y  a  encore  dans  notre 
piys  d'intarissable  richesseî  Oui,  sans  doute,  il  y  a  en  France  lous  les 
étémens  d'une  rénovation  nationale,  élémcns  politiques,  moraux,  maté- 
riels, militaires  :  il  y  a  de  plus  la  bonne  volontiJ,  stimulée  par  un  instinct 
d'orgueil  patriotique;  mais  voilà  la  vérité  :  ce  qui  manque,  c'est  la  co- 
hésion, la  direction,  c'esl  la  force  organique  qui  seuli;  peut  féconder  ces 
élémens  pour  en  faire  sortir  une  grandeur  nouvelle,  et  c'est  ici  précisé- 
ment que  commence  le  rôle  de  Ions  ceux  qui  sont  les  guides  et  les  éclaî- 
reurs  du  pays,  qui  ont  une  action  initiatrice,  assemblée,  gouvernement, 
orgnnes  indépendans  de  l'opinion,  les  uns  et  les  autres  soutenus  par  »n 
public  intéressé  lui-même  au  succès  de  celte  entreprise  commune  de  re- 
constitution nationale. 

L'assemblée  que  nous  avons  aujourd'hui  et  qui  sera  complétée  de- 
main par  cent  vingt  élections,  cette  assemblée,  nous  le  savons  bien,  a  le 
sentiment  de  la  situation  et  des  devoirs  que  lui  créent  les  circonstances. 
D'abord  elle  ne  doute  pas  d'elle-m^me,  et  c'est  ce  qui  fait  certainement 
une  partie  de  sa  force;  mais  ce  n'est  pas  là  sa  seule  qualité.  La  vérité 
est  que,  dans  les  pénibles  épreuves  qu'elle  a  été  obligée  de  traverser 
et  de  surmonter,  l'assemblée  nationale  a  montré  jusqu'ici  autant  de 
patriotisme  que  de  modération,  et,  à  vrai  dire,  elle  est  même  plus  li- 
bérale que  beaucoup  de  ceux  qui  lui  font  la  guerre  pour  les  inclina- 
tions monarchiques  qu'ils  lui  supposent.  Ce  libéralisme,  elle  vient  de 
le  montrer  par  la  faveur  avec  laquelle  elle  a  tout  récemment  accueilli 
à  une  première  lecture,  et  malgré  une  certaine  hésitation  du  ministre 
de  l'intérieur,  un  projet 'qui  ne  tend  à  rien  de  moins  qu'à  constituer 
dans  chaque  département,  à  côté  du  préfet,  une  délégation  élective 
et  permnnence  du  conseil -général.  Dès  qu'il  s'^it  de  décentralisation, 
l'assemblée  n'hésite  pas;  la  décentralisation  est  son  idée  fixe,  ou.  si  l'on 
aime  mieux,  son  idée  préférée,  et  ce  qu'il  faut  bien  ajouter  aussi  pour 
son  honneur,  c'est  qu'elle  n'hésite  pas  davantage  toutes  les  fois  qu'elle 
est  placée  en  présence  d'uu  intérêt  viritablement  patriotique.  Assuré- 
ment cette  assemblée  de  Versailles  a  fait  déjà  bien  des  choses  utiles,  et 
elle  en  fera  encore,  nous  n'en  doutons  pas;  elle  poursuit  dans  l'ombre 
do  ses  commissions  des  travaux  qui  touchent  à  tous  les  points  de  la  lé- 
gislation administrative;  elle  a  cotnmcncé  notamment  sur  nos  dii'sastres 
militaires,  sur  les  marchés  passés  pendant  la  guerre,  sur  l'insurrection 
do  Paris,  un  ensemble  d'enquêtes  qui  seront  d'autant  plus  fructueuses 
que  l'esprit  de  parti  s'y  montrera  moins,  qui  jetteront  sans  doute  sur 


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REVUE.    —  CHBONIQCE.  225 

les  événemens  de  cette  dernière  année. un  jour  aussi  étrange  qu'in- 
structif, si  on  en  juge  par  les  premières  découvertes  signalées  par  l'élo- 
quence indignée  de  M.  te  duc  d'Audîiïret-Pasquier  en  pleine  tribune. 
Tant  que  l'assemblée  se  livre  à  cette  investigation  sévère,  elle  ne  fait 
point  inconiestablenftnt  un  travail  inutile  ;  au  nom  de  ta  souveraineté 
nationale  quelle  représente,  elle  fait  oeuvre  de  moralité  publique,  elle 
prépare  des  dociTmens  qui  serviront  à  éctairctr  bien  des  mystères. 

Le  malheur  de  celle  assemblée,  c'est  qu'on  peut  dire  d'elle  ce  qu'on 
dit  du  pays  :  il  y  a  une  multitude  de  bons  élémens  et  peu  de  coh&ion, 
beaucoup  de  bonnes  volontés  dispersées  et  un  esprit  politique  sujet  à  de 
singulières  intermittences.  Cette  ctiambre  de  Versailles  se  sent  partagée, 
elle  n'est  pas  sûre  d'elle-même,  voilà  ta  vérité,  et  elle  se  laisse  alTer  à 
l'entraînement  des  impressions  et  des  incidens.  Il  y  a  surtout  un  point 
où  certaines  fracUoos  de  la  chambre  perdent  tout  à  fait  leur  sang-froid, 
c'est  lorsqu'il  s'agit  du  k  septembre  et  de  la  république.  Le  A  septembre, 
il  appartient  à  l'histoire,  à  cette  enquête  qui  se  poursuit,  et  le  discours 
parfaitement  habile,  quoiqu'un  peu  étendu  et  un  peu  personnel,  récem- 
ment prononcé  par  le  général  Trochu,  sera  une  page  à  consulter  sur 
cette  dernière  journée  de  l'empire,  aussi  bien  que  sur  le  siège  de  Paris. 
Quant  aux  conséquences  politiques  du  U  septembre,  quant  à  l'avenir  in- 
déterminé en  face  duquel  la  révolution  de  1870  a  laissé  le  pays,  ce  se- 
rait tout  au  moins  une  marque  de  prudence  de  ne  point  y  revenir  sans 
cesse,  puisque,  par  un  pacte  renouvelé  plus  d'unefois,  il  a  été  convenu 
qu'on  ne  devait  pas  s'en  occuper  pour  le  moment,  que  tout  demeurait 
réservé.  Pourquoi  dès  lors  raviver  perpétuellement  des  questions  qui  ne 
font  que  diviser  les  esprits  et  provoquer  l'assemblée  à  rompre  une  trêve 
devenue  une  garantie  de  paix  publique?  Mais  non,  ce  n'est  point  l'af- 
faire de  M.  Baze,  ni  de  M.  Dahirel,  deux  terribles  Jupiters  de  la  politique. 
M.  Baze  éprouve  le  besoin  de  sortir  de  son  repos  solennel  de  questeur, 
et  de  marquer  son  importance  en  proposant  à  l'assemblée  de  déclarer 
qu'elle  ne  se  séparera  pas  avant  d'avoir  voté  une  multitude  de  choses, 
qu'elle  durera  au  moins  deux  ans.  11  reste  à  savoir  si  M.  Baze  prétend 
enlever  à  l'assemblée  le  droit  de  se  dissoudre  elle-même  avant  deux  ans 
au  cas  où  elle  le  jugerait  convenable;  s'il  n'enlève  pas  ce  droit  aux  re- 
présentans,  cela  revient  à  dire  que  l'assemblée  peut  ue  pas  se  dissoudre, 
mais  f^u'elle  peut  aussiise  dissoudre,  ce  qui  éclaircit  tout  à  faitla  situa- 
tion, et  lui  donne  manifestement  un  caractère  parlicuher  de  stabilité! 
Quant  à  M.  Dahirel,  le  cas  était  plus  grave.  M.  Datiirel  demandait  tout 
simplement  qu'on  nommât  à  jour  Axe  une  commission  qui  serait  char- 
gée d'élucider  au  plus  vite  la  question  du  gouvernement  définitif  de  la 
France,  La  chose  était  même  si  pressée,  qu'il  n'y  avait  pas  moyen  d'at- 
tendre les  élections  du_2  juillet  pour  nommer  la  commission.  M.  Dahirel 

TOHt  «UT.   -~  18T1.  15 


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2Î<  RETDB   BSS  DCCX  HOMBII. 

poussait  l'aUflEitioB  ^ur  aos  futurs  collègues  jusqu'à  vouknr  leur  pré- 
sejuer  Hoa  besogne  toute  faite.  VoiU  c«  qui  s'appelle  travailler  k  la  sta- 
bilité et  pratiquer  l'art  de  perdre  a«Q  teoaps.  L'aseemblée.  il  est  vrai, 
n'a  pas  paru  goAter  ces  propositîoaa  marveilteusea,  et^le  ferait  bien 
mieux  eooore  d'écarter  une  bonne  fois  toutes  ces  qitostiaas  oit  oes  mo- 
tions irritantes,  toutes  ces  diacuseions  pleines  de  sous-eBieodus  péril- 
leux et  d'arrière^ensées ,  pour  se  consacrer  uniquemeot  et  résolàneot 
àcette  œuvre  de  réocgaoisation  publique  qui  suffirait  certes  k  sou  zèle 
et  à  ses-effarts.  C'est  ainsi  qu'à  l'heure  oii  nous  somnes  elle  peut  agir 
utilement  pour  le  pays,  M  qu'elle  peut  okâme  s'assurer  deux  ens  d'exi». 
tence,  si  elle  le  veut.  Elle  Kra  d'autant  phis  forte  sur  le  Icrraio  «atio- 
nal  et  pratique  où  elle  se  sera  étabilie,  qu'elle  amra  écaité  d'une  mua 
plus  ferme  tout  ce  qui  peut  prolnn^r.  aigrir  les  irnsiens  eo  rallumani 
le  conflit  d«s  partis. 

Le  gouvemement  lui-même,  an  sarphis.  a  aae  grande  et  directe  re»- 
ponsabilitù  daD:^  le  dévaloppemeat  de  cette  politique  de  transaction  qu'il 
personnifie  au  pouvoir.  11  ne  suffit  pas  qu'il  ri«nne  de  temps  àautra 
meure  la  paix  ectre  les  partis  en  les  rappelant  tons  également  au  res- 
pect de  la  irôve  sur  laquelle  repose  la  situation  actueUe.  C'est  là  sans 
doute  une  viaoire  qu'il  gagne  pôiiodiquenent,  qui  est  due  à  l'asceib- 
dant  légitime  du  cfaef  du  pouvoir  exùcutif^  mais  qui  resterait  à  peu  près 
stérile,  si  le  gouvemeBMnt  n'aidait  l'assemblée  à  pratiquer  cette  poli- 
tique en  la  pratiquant  pour  son  propre  coaçte.  Puisqo'U  est  admis  que 
la  moment  de  l'action  sérieuse  est  renn,  qu'on  ddt  s'ocçoper,  non  de 
la  république  au  de  la  monarctiie.  mais  de  la  ràoi^aaisalioB  oalienak, 
il  y  a  manifestement  trois  ou  quatre  questions  essentidles  sur  lesquellea 
doivent  se  conoeiUrer  tous  les  effOrts.  Ainsi,  avant  tout,  la  réorganisatian 
de  nos  forces  militaires  est  tme  de  ces  questions.  Ceci  ne  diminue  en 
aucune  fafou  le  mérite  de  ce  qui  a  été  fait  depuis  trois  mois  pour  re- 
ctmstituer  l'armée  qui  a  remporté  la  victoire  de  Paris,  et  qui  hier  en- 
core, dans  la  revue  passée  au  bois  de  Boulogne,  recevait  de  k  populadon 
tout  entière  nn  accueil  -digne  de  son  d^voûmeat  et  de  ses  sévices. 
M.  Thiers,  par  son  infatigable  hatHtelé  et  par  sa  prévofanœ,  a  rallié  et 
remis  eu  état  ces  bataillons,  ces  régimens  que  des  officiers  intrépides  ont 
conduits  au  feu,  et  dont  l'illustre  dief,  le  maréclial  de  Uac-Maboa,  avec 
une  simplicité  dont  il  ne  s'est  jamais  déparli,  pouvait  serrer  virileirciit 
U  main  de  celui  qui  l'a  aidé  à  vaincre.  U  a  fait  face  merveillcuseœeiu 
à  use  difficulté  de  circuostauce,  et  il  n'est  pas  au  bout,  puisqu'il  a  ee- 
core  rimwense  obligatioa  -de  régler  tant  de  situations,  dignes  d'istAit, 
créées  par  la  dernière  guerre.  Gela  tak,  il  y  a  toujours  la  vraie  questioB, 
celle  delà  réorganisatioa  définitire  de  notre  arobfe  et  des  eouditioosdo 
raemteaeot  dt  «su*  année-  Que.  même  auJAund'hui,  ^oès  taot  de  dé- 


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RETDE.   —   (tHBOSTQUB.  227 

ceptîons  et  sons  le  poids  de  tant  de  charges  accablantes ,  notre  ^tat  mi- 
litaire doive  rester  conforme  à  la  grandeur  dtj  la  France ,  on  peut  se 
fier  là-dessus  à  M.  TTiiers,  qui  n'a  point  caché  d'ailleurs  qu'il  ne  fallait 
nnger  à  aucunKconomie  sur  le  budget  de  la  g:i>erre;  mais  sur  quelles 
bases  sera  fondé  cet  état?  H  est  certain  que  le  principe  du  service  oblï- 
fatoire  pour  lous  s'impose  invinciblement  désormais;  il  est  unanime- 
ment admis  dans  la.cominission  de  rassemblée,  il  est  accepté  par  les 
généraux,  par  M.  Thiers  lui-même,  qui,  au  premier  moment,  avait  paru 
garder  quelque  doute  et  considérer  comme  sufEsante  la  loi  organique 
de  18S2.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  évident,  c'est  que  cette  nécessité  du  ser- 
vice obligatoire,  elle  nous  est  jetée  en  quelque  sorte  à  la  tfite  par  les 
évériemens.  par  l'immensité  d'un  désastre  dû  en  partie  à  rinsuffisance 
de  nos  moyens  militaires.  Dans  quelle  mesure  et  avec  quels  tempé- 
ramens  ce  principe  sera-t-il  appliqué?  Comment  se  combinera-t-il  avec 
ce  qui  peut  et  doit  survivre  de  cetie  loi  de  1832.  qui  a  été  jusqu'ici  la 
charte  de  Parmée',  et  qui  en  effet  a  sufE  tant  qu'on  n'avait  pas  à  com- 
battre plus  d'un  million  d'hommes?  De  quelle  façon  réglera-l-on  toutes 
ces  questions  de  la  durée  du  service  actif,  de  la  répartition  des  contin- 
gens,  de  Torganisation  des  réserves?  Ceci  est  l'affaire  de  l'habile  colla- 
borateur que  M.  Thiers  s'est  donné  comme  minisire  de  la  guerre,  du 
général  de  Cissey.  et  un  peu  aussi  sans  donle  de  M.  te  ministre  des 
(Inances.  Pour  nous,  ce  que  nous  voyons,  ce  n'est  pas  seulement  l'intérflt 
miîitnire,  bien  qu'il  soit  grand;  c'est  aussi  et  surtout  l'intérêi  moral,  so- 
cial, c'est  la  nation  tout  entière  sans  distinction  passant  sous  les  armes, 
s'initiant  par  le  service  et  par  le  dévijûmeot  à  la  religion  du  drapeau, 
i^assoup lissant  aux  devoirs  sévères  du  patriotisme,  contractant  les  ha- 
bitudes de  la  discipline.  On  s'est  assez  moqué  de  la  discipline,  à  ce 
qu'il  parait,  et  on  en  revient  après  en  avoir  porté  la  peine;  les  avocats 
du  radicalisme  font  eux-mêmes  amende  honorable.  On  sait  ce  qu'il  en 
coûte  de  détruire  l'esprit  militaire,  de  se  fier  pour  la  défense  du  pîrys  â 
cette  btUe  institution  de  la  garde  nationale,  qui,  pour  quelques  services 
honorables  que  personne  ne  conteste,  a  été  si  souvent  la  plus  ferme  es- 
pérance de  tnnles  les  séditions.  La  nation  armée,  oui,  mnis  la  nation 
disciplinée  sous  les  armes,  voilà  ce  qu'il  faut.  L'heure  est  venue  d'ac- 
complir celte  décisive  et  salutaire  réforme  qui  peut  refaire  la  France. 
Jusqu'ici,  en  présence  des  nécessités  militaires  du  moment  et  des  de- 
voirs d'iitte  répression  gigantesque,  il  était  difficile,  on  le  conçoit,  d'a- 
border de  front  une  telle  question.  Désonnais  il  n'y  a  plus  de  raison 
d'attendre.  Le  général  de  Cissey  peut  marcher,  il  sera  suivi  et  appuyi?. 
S'est  la  part  du  ministre  de  la  guerre,  et  elle  est  aasez  belle,  dans  le  pro- 
gramme de  la  régénération  nationale. 
11  ne'  faut  pas  qu«  le  pays  puisse  hégjter  au  moment  fernrer  dans 


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228  RETDX  DES  DEUX  MONDES. 

cette  voie.  Et,  de  son  cOté,  le  ministre  de  l'instruction  publique  s'est-il 
mis  à  l'œuvre  en  homme  persuadé  que  tout  est  à  faire  aussi  dans  le  do- 
maine qu'il  gouverne?  M.  Jules  Simon  a  dû  s'en  préoccuper;  il  n'avait 
pas,  quant  à  lui,  à  reprendre  Paris,  et  il  n'était  pas  i^nu  par  toutes 
les  considérations,  par  tous  les  (létails  d'une  transition  toujours  diffi- 
cile. Il  n'avait  qu'à  montrer  qu'un  esprit  nouveau  devait  animer  désor- 
mais l'éducation  publique  à  tous  les  degrés.  Nouy  avons  lu  sans  doute 
dans  ces  derniers  mois  quelques  circulaires  honnêtement  pensées  et  fort 
élégamment  écrites.  Le  ministre  de  l'instruction  publique  a  même  pu- 
blié tout  récemment,  si  nous  ne  nous  trompons,  une  note  assez  atten- 
drie sur  la  situation  faite  aux  professeurs  de  Paris  par  les  événemens 
que  nous  traversons  depuis  un  an.  Rien  de  mieux  assurément,  rien  de 
plus  légitime  et  de  plus  convenable  que  la  sollicitude  de  l' administration 
pour  les  intérêts  matériels  des  professeurs;  mais  enfin,  et  les  profes- 
seurs euvmëmes  ne  sont  pas  les  derniers  à  le  reconnaître,  11  y  a  des 
heures  où  il  ne  s'agit  pas  précisément  de  cela,  ou  un  homme  qui  a  dans 
ses  mains  une  part  de  pouvoir  est  tenu  de  faire  sentir  autrement  son 
action.  Nous  parlions  de  la  vertu  du  service  obligatoire  pour  discipliner 
la  nation;  en  réalité,  c'est  dans  les  écoles  de  tout  genre,  dans  l'éduca- 
tion publique  à  tous  les  degrés  que  doit  se  préparer  désormais  cette 
initiation  auK  mœurs  sévères  de  la  vie  disciplinée,  et  pour  cela  on  n'a 
pas  besoin  de  lois  nouvelles,  de  réformes  organiques  de  l'enseignement. 
Ces  réformes  et  ces  lois  viendront  à  leur  heure;  elles  seront  certainement 
volées  sans  aucun  esprit  méticuleux  .par  l'assemblée,  iusque-là,  il  y  a 
une  œuvre  toute  simple,  toute  pratique  et  qui  n'est  pas  moins  pres- 
sante, c'est  de  faire  comprendre  aux  maîtres  de  toute  sorte,  aux  direc- 
teurs de  l'éducation  publique,  l'importance  du  rôle  qu'ils  ont  à  remplir, 
c'est  de  faire  rentrer  la  discipline  là  où  elle  n'est  plus  par  malheur  depuis 
longtemps  et  de  ramener  au  devoir  ceux  qui  s'en  écartent,  c'est  enfin 
d'imprimer  à  l'enseignement  tout  entier,  par  une  impulsion  de  tous  les 
jours,  une  direction  conforme  aux  nécessités  nouvelles  du  pays.  M.  Jules 
Simon,  nous  devons  le  supposer,  n'a  point  négligé  cette  pariîe  de  sa 
mission.  Nous  apprendrons  sûrement  un  de  cdS  jours  tout  ce  qu'il  a 
fait  déjà,  dans  la  mesure  de  ses  pouvoirs,  pour  commencer  à  relever 
l'éducation  nationale,  car  enfin  il  est  bien  clair  que,  pour  rester  un  boa 
ministre  de  l'instruction  publique,  il  ne  suffirait  pas  d'être  caressant 
pour  tout  le  monde,  même  pour  ceux  qu'on  frappe,  ou  de  se  précipiter 
avec  enthousiasme  sur  les  pas  de  M.  Thiers  descendant  de  la  tribune 
après  un  de  ces  discours  par  lesquels  l'illusire  chef  du  pouvoir  exécutif 
gagne  des  batailles  pour  son  cabinet. 

Ah  I  si  M.  Thiers  avait  le  temps  de  s'occuper  de  l'instruction  publique  I 
mais  il  n'a  pas  le  temps,  il  a  sur  les  bras  la  politique  générale,  la  di- 


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BETUE.    —    CHRONIQUE.  220 

plomatie,  la  guerre,  les  finances,  et,  soyons  de  bon  compte,  il  y  réussit 
assez  bien  pour  qu'on  ne  lui  en  demande  pas  davantage,  pour  qu'on  le 
dispense  môme  au  besoin  de  remplacer  M.  Jules  Simon,  ou  de  songer  à 
écrire  de  petites  lettres  à  ceux  qui  le  flattent  sans  le  servir.  Quand  nous 
parlons  des  batailles  gagnées  par  M.  Thiers,  il  n'y  en  a  point  en  vérité 
d'égale  à  celle  qu'il  vient  de  remporter,  ayant  M.  Pouyer-Quertier  pour 
lieutenant,  dans  l'aFTaire  du  dernier  emprunt.  Voilà  un  succès  qui  n'est 
pas  seulement  financier,  qui  a  aussi  un  caractère  très  politique  et  qui 
est  de  nature  peut-être  à  faire  réfléchir  M.  de  Bismarck.  La  souscription 
était  à  peine  ouverte,  qu'elle  a  pu  être  close;  un  jour  a  suffi.  Paris  seul 
a  donné  500  millions  de  plus  qu'on  ne  demandait;  avec  la  province, 
la  France  a  dépassé  de  1  milliard  1/2  le  chiffre  de  la  souscription; 
avec  l'étranger,  on  atteint  et  on  dépasse  les  5  milliards  de  l'indem- 
oilé  due  à  la  Prusse.  Le  crédit  français  est  donc  encore  une  puissance 
qui  défie  les  extorsions  et  les  violences,  et  M.  Pouyer-Quertier  a  pu  por- 
ter avec  un  modeste  orgueil  ce  bulletin  victorieux  à  l'assemblée.  Que 
l'intérêt  nécessairement  un  peu  élevé  qui  a  été  attaché  à  l'emprunt  ait 
dû  attirer  les  capitaux,  cela  ne  peut  être  douteux;  mais  ce  succès  pres- 
que prodigieux  dans  les  circonstances  actuelles,  ce  succès  a  évidemment 
une  autre  signification.  Ce  n'est  pas  seulement  l'éclatante  confirmation 
de  ce  mot  dit  récemment  en  Angleterre,  que  "  les  Français  croient  à 
la  France;  h  c'est  le  prix  de  cette  sagesse  dont  M.  Thiers  parlait  l'autre 
jour  en  la  pratiquant  lui-même,  et  aussi  de  cette  habile  sincérité  avec 
laquelle  le  chef  du  pouvoir  exécutif  ï  fait  l'histoire  de  nos  finances. 
M.  Thiers,  avec  ce  bon  sens  et  cette  clarté  qui  donnent  du  charme  même 
»ux  chifTres,  M.  Thiers  a  eu  le  mérite  de  porter  la  lumière  dans  cette 
chose  mystérieuse  qui  s'appelait  depuis  quelques  mois  la  siluaiion  finan- 
cière de  la  France.  Oii  en  étions-nous  après  cette  guerre  qui  a  tout  à  la 
fois  diminué  nos  ressources  et  si  étrangement  grossi  nos  dépenses? 
Quelle  était  la  mesure  de  nos  déficits  et  de  nos  charges?  Comment  pou- 
vions-nous résoudre  ce  double  problème  de  nous  libérer  d'une  colossale 
indemnité  et  de  rétablir  un  certain  équilibre  dans  nos  budgets  boule- 
versés? M.  Thiers  a  fait  de  la  politique  et  des  finances  dans  son  discours, 
il  a  mis  les  résultats  à  c6té  des  causes;  il  n'a  rien  dissimulé  de  nos 
pertes,  de  nos  embarras  pas  plus  que  des  ressources  qui  nous  restent. 
Bref,  c'est  le  bilan  complet  d'une  situation  exposé  par  un  homme  qui 
sent  qu'il  ne  parle  pas  seulement  pour  la  France,  qu'il  parle  en  même 
temps  pour  l'Europe, —  qu'il  ne  s'adresse  pas  seulement  au  monde  finan- 
cier, qu'il  s'adresse  aussi  au  monde  politique,  inquiet  de  ce  qu'on  peut 
encore  attendre  d'un  pays  soumis  à  de  telles  épreuves.  Le  succès  a  ré- 
pondu à  sa  courageuse  franchise;  la  France,  cette  France  exténuée,  épui- 
sée par  les  réquisitions  et  par  tous  les  excès  de  la  guerre,  lui  a  donné 


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230  kETCB   DES  DEUX   MOUDES. 

assez  de  miMiards  pour  iospirer  à  M.  de  Bismarck  la  craiate  de  D'aroir 
pas  a3S<;i  Tait  pour  rédaire  sa  victime  k  l'ioipuissaDce. 

Fort  bien,  nous  sommes  mainleDaot  en  mesure  d'acquitter  nos  pre- 
mières dettes  entre  les  mains  de  noire  terrible  créancier,  et  de  laisser  à 
la  France  le  temps  de  respirer  avant  de  faire  au  crédit  un  ai'pel  dou- 
Teau  ou  de  chercher  tout  autre  moyen  de  tibéradon.  Le  premier  pas  est 
donc  franchi  heureusement.  II  ne  faudrait  pas  cependant  s'aveugler. 
Quel  que  XHt  ie  succès  de  Temprunt  qui  vient  d'être  réalis".  il  n'est  pas 
moins  vrai  que  notre  situation  reste,  selon  le  mot  si  juste  de  M.  Thiers, 
non  pas  désastreuse,  mais  laborieuse,  difficile,  et  c'est  là  iuf<temeDt 
qu'une  vraie  politique  nnancî&re  devient  une  des  nécessités,  un  des  élé- 
mens  de  la  réorganisation  nationale  qu'on  veut  poursuivre.  Au  fond,  eD 
quoi  consiste  ce  bilan  si  parfaitement  exposé  par  M.  Tliiers?  Il  com- 
prend d'un  côté  les  déficits  de  1870  et  1871  résullant  soit  de  la  dimi- 
nution inévitable  des  recettes,  soit  de  l'u ^'gravai ion  des  dépenses,  et  d'un 
autre  côté  tfcs  moyens  de  toute  sorte  à  l'aide  desquels  on  a  fait  face  aux 
ditDcultés.  1870  a  laissé  un  déficit  de  6fi5  inilHonR,  1871  a  un  déficit  de 
986  millions.  On  a  paré  à  ces  découveris  avc-c  des  avances  de  la  Banque 
qui  se  sont  élevées  au  chiffre  considérable  de  1.300  millions,  avec  un 
emprunt  contracté  à  I,ondres  p^r  la  délégation  de  Tours  el  dont  le  ca- 
pîiat  est  de  250  millions,  quoique  l'iUat  n'ait  toucbé  que  200  millions. 
A  cela  il  faut  j'iindre  l'emprunt  qui  vient  d'être  fnit  et  ceux  qu'il  faudra 
nécessairement  faire  encore  pour  acquitter  l'indemnité  prussienne.  Au 
total,  quand  on  arrive  au  bout  d^  ce  défilé,  quand  on  sort  de  cet  éisais 
fourré  de  chiffres,  on  se  trouve  pour  1872  en  présence  d'un  budget  sur 
lequel  s'accumulent  fatalement  toutes  ks  charges  de  cette  malheureuse 
année,  et  qui  peut  d'autant  moins  y  suffire  avec  ses  ressources  nor- 
males qu'il  se  trouve  diminué  du  revenu  des  provinces  cédées  à  l'Alle- 
magne. 

Le  déficit  qui  résulte  de  tout  cela ,  il  se  résume  dans  un  chitTrc  :  c'est 
une  somme  de  556  millions  à  trouver,  voilà  le  dernier  moi.  11  est  vrai 
que  dans  ce  chiffre  tout  est  compris,  mf  me  l'iniétôt  des  trois  derniers 
milliards  de  l'indemnité,  et  qu'il  y  a  aussi  300  millions  d'amoriissement. 
11  est  vrai  encore  q'ie  cette  »omme  peut  être  atténuée  par  les  économies 
qu'on  pourra  faire  dans  le  budget;  mais  M.  Thiers  n'évalue  pas  les  éco- 
nomies possibles  au-delà  de  120  millions,  et  cela  se  comprend  bien  dès 
que  le  budi^et  de  la  guerre,  au  lieu  d'être  diminué,  devrait  Sire  plutôt 
augmenté.  Même  après  les  économies  prévues  par  M.  Thiers.  il  reste- 
rait toujours  436  millions  à  trouver.  —  ii36  millions,  ce  n'est  point  évi- 
demment au-dessus  des  forces  d'un  pajs  tel  que  ta  France;  le  pro- 
blé;ne  est  de  savoir  comment  on  prélèvera  cette  somme  suf  la  fortune 
publique,  M.  Pouyer-Quertier  répond  à  la  question  par  un  système  da 


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1CVSE.  —  CHBORIQCm.  SSl 

taxes  M  ée  sartaus  sur  l'enregistrameot  et  ibe  timbre,  sur  les  boissoBs, 
sur  les  sacres  et  le  café,  sur  lefi  cartes  k  jouer,  sur  les  altumettes,  et 
enfin  par  ud  drùt  if  entrée  de  29  pour  100  sor  les  maires  premières, 
DOUranMot  sur  les  inuiÀres  textiles.  Le  trait  «bstiactif  du  système  ie 
M.  Pouyer-Queitier,  on  te  voit  suffisamment,  c'est  le  driHt  sur  tes  m*' 
tiëres  preniières,  c'est-à-^Tre  en  d'astres  termes  un  retour  au  régime 
de  la  prcHecdon  commerciale.  Si  c'est  abs^mBeot  néceesaire,  si  on  ee 
trouve  rien  de  mieex,  il  faudra  bien  se  résigner;  mais  c'est  là  précisé- 
ment ce  qu'il  s'agit  de  savoir,  si  on  ne  peut  trouver  rien  de  mieux,  si 
le  système  de  U.  Pouyer-Quertier  est  aurai  efficace  «{u'il  le  croit,  d'au- 
tant  pltis  que  la  peiception  du  droit  nouveau  sur  les  matières  premières 
doit  être  néceesairemeat  différée  jusqu'à  ce  que  des  négociations  aient 
pu  permetua  d'établir  sur  les  produits  étrangers  des  surtaxes  étfnira- 
îentes  à  la  somme  des  droits  nouveanx  qui  grèveront  nos  produits  ma- 
oufacturéfi.  C«st  le  rapport  même  de  M.  Pouyer-Quertier  qui  le  dit. 
Quoi  qu'il  en  soit,  voilà  la  lutte  engagée  sur  le  lerrùn  économique.  Pour 
tous,  le  but  est  le  ntéme  :  il  s'agit  du  rétablissement  définitif  de  notre 
crédit  par  l'équilibre  de  nos  budgets,  «t  dans  leurs  discussions  les  plus 
vives,  dans  leurs  rectiercbes  comme  dans  leurs  transactions,  les  pou- 
voirs publics,  l'assemblée,  le  goinernemenl,  ne  peirvent  oublier  qu'avec 
U  réorganieatioQ  militaire,  avec  KitTstruciian  publique,  les  finances  sont 
un  des  moyens  les  pins  efficaces  pour  rendre  au  pays  l'indépendance  de 
son  action.  Qu'on  fasse  de  la  bonne  politique,  qu'on  ouvre  la  carrièra 
au  génie  productif  du  pays,- et  la  France  ne  se  plaindra  pas  d'avoir  à 
payer  les  frais  de  sa  résurpectiott ,  elle  portera  son  fardeau,  selon  le 
mol  de  M.  Tbiers,  eo  nation  courageuse  et  laborieuse. 

Oui,  il  faut  faire  de  la  boone  politique,  cela  est  bien  certain,  c'est 
une  vieille  vérité  toujours  nonvetle;  mais  pour  cela  l'assemblée  et  le 
gouvernement  ne  suffisent  pas  encore.  11  faut  que  le  pays  lui-même  se 
pénètre  du  sentiment  des  nécessités  nouvelles  qui  s'imposent  à  lui;  s'il 
veut  de  la  sécurité,  il  faut  qu'il  aide  à  la  créer  et  qu'il  sache  la  garantir, 
et,  puisqu'il  est  investi  du  plus  large  droit  de  suffrage,  il  faut  bien  qu'il 
se  dise  que  de  l'usage  qu'il  fera  de  ce  droit  dépend  son  avenir.  Par 
malheur,  il  manque  encore  en  France  la  première  condi^on  de  tout  état 
libre,  le  pKis  simple  sentiment  de  la  loi.  Il  y  a  chez  tous  les  hommes 
un  véritable  déchaînement  de  fantaisies  individuelles,  un  besoin  ef- 
fréné de  faire  ce  qu'on  n'a  pas  le  droit  de  faire.  Sans  ce  triste  pen- 
chant, que  de  questions  seraient  naturellement  résolues,  que  de  prt>- 
grès  se  réaliseraient  sans  effort,  que  de  fautes  souvent  désastreuses 
seraient  aussi  évitées!  Nous  faisions  cette  réflexion  l'autre  jour  en  pré- 
sence de  cette  dtscussiou  intéressante  qui  a  eu  lieu  dans  l'assemblée  au 
sujet  des  attributions  des  conseils-géoérau^  et  de  la  création  des  com- 


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232  lETtlB   DES   DEUX  MONDES. 

missions  perpianentes  auprès  des  préfets.  A  quoi  tiennent  les  scrupules 
de  bien  des  esprits  politiques  qui  désirent  autant  que  d'autres  l'exteo- 
sion  des  libertés  locales?  Ces  scrupules  tiennent  simplement  à  unecbose 
qui  s'est  vue  plus  d'uoe  fois,  c'est  que  beaucoup  de  ces  commissions,  à 
l'exemple  de  bon  nombre  de  conseils  municipaux,  seraient  peut-être 
bientôt  tentées  de  sortir  de  leurs  attributions  légales  et  de  se  transfor- 
mer à  la  première  occasion  en  pouvoirs  politiques.  Certes  on  a  aujour- 
d'hui à  Lyon  un  saisissant  exemple  de  ce  dangereux  esprit.  Voilà  une 
des  premières  villes  de  France,  ime  ville  opulente,. industrieuse,  et  qui 
se  trouve  tout  à  coup  au  seuil  de  la  banqueroute,  si  bien  qu'un  des  dé* 
pûtes  du  Rhdne,  qui  est  lui-même  membre  du  conseil  municipal  de 
Lyon,  H.  Ducarre,  vient  de  pousser  le  cri  d'alarme  en  déclinant  avec 
indignation  la  responsabilité  d'une  telle  mésaventure.  A  quoi  cela  tient- 
il  7  C'est  que  depuis  un  an  il  se  trouve  à  Lyon  un  conseil  municipal  sup- 
primant des  contributions  sans  en  avoir  le  droit,  éiablissant  de  nouveaux 
impôts  que  personne  ne  veut  payer,  désorganisant  tout  de  sa  propra 
autorité.  Et  le  résultat,  le  voici  ;  pendant  que  les  municipaux  de  Lyoa 
venaient  plaider  la  cause  de  la  commune  de  Paris  auprès  du  gouver- 
nement de  Versailles,  ils  marchaient  à  une  banqueroute  dont  l'inter- 
vention de  l'état  pourra  seule  peut-être  les  préserver. 

La  vérité  est  que  malheureusement  en  France  il  y  a  encore  une  inex- 
périence singulière  de  la  vie  publique,  et  rien  ne  le  prouve  mieux  que 
les  préliminaires  des  élections  qui  vont  se  faire  demain  pour  compléter 
l'assemblée  nationale.  Ce  qui  sortira  de-ce  scrutin,  il  serait  en  vérité 
diiBcile  de  le  dire.  Cette  grande  manifestation  publique  se  fait  en  quel- 
que sorte  à  tâtons,  et  cependant  ces  élections  ont  évidemment  une  im- 
portance exceptionnelle,  puisqu'elles  peuvent  modiTier  la  majorité  d« 
l'assemblée,  exercer  une  véritable  influence  sur  la  direction  de  la  poli- 
tique; elles  ont  surtout  de  la  gravité  à  Paris,  où,  pour  ta  première  fois 
depuis  la  défaite  de  la  commune,  la  population  est  appelée  à  dire  sou 
mot,  et  c'est  peut-être  à  Paris  qu'il  y  a  eu  le  plus  de  difficulté,  qu'on  a 
eu  le  plus  de  peine  à  former  des  comités,  à  s'entendre.  A  coup  sûr,  s'il 
y  eut  jamais  un  moment  où  il  fût  naturel  et  facile  de  s'entendre,  c'est 
le  moment  où  nous  sommes.  Le  programme  est  tout  simple.  La  répu- 
blique existe  sous  l'unique  réserve  des  droits  de  la  souveraineté  natio- 
nale; elle  est  gouvernée  par  M.  Thiers,  qui,  après  avoir  délivré  Paris  de 
la  plus  immonde  usurpation  et  après  avoir  rendu  la  paix  à  la  France,  se 
fait  un  honneur  de  présider  à  la  réorganisation  du  pays.  N'est-ce  pas  là 
un  programme  net  et  franc,  de  nature  à  rallier  tous  les  esprits  sincères? 
Pas  du  tout,  il  faut  encore  se  diviser,  il  faut  opposer  les  comités  aux  co- 
mités, l'union  républicaine  à  l'union  j>arisienne,  et  tout  cela  pour  mettre 
quelques  candidats  à  la  place  d'autres  candidats,  pour  ajouter  à  la  coofu- 


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HBTDE.   —  CHBORIQUE.  23S 

sioD.  Pendant  ce  temps,  le  radicalisme  se  remet  à  l'œuvre  et  arrive  avec 
la  liste,  où  sont  inscrits  un  certain  nombre  de  fauteurs  de  la  commune  à 
cAté  de  quelques  autres  qui  n'auraient  pas  demande  mieux  que  de  lavoir 
triompher.  H.  Oambetta  a  le  singulier  honneur,  de  figurer  dans  cette  ga- 
lerie de  candidats  de  la  commune,  et  M.  Victor  Hugo  a  aussi  sa  place  dans 
cette  glorieuse  élite  h  cftté  d'un  ancien  restaurateur.  Le  mélange  est 
complet.  Que  M.  Hugo  donne  fraternellement  la  main  à  ceux  qui  ont 
abattu  la  colonne  et  qui  ont  mis  le  feu  k  Paris,  ce  ne  sera  pas  après  tout 
beaucoup  plus  extraordinaire  que  la  lettre  qu'il  écrivait,  il  y  a  quelques 
semaines,  pour  offrir  un  asile  aux  fugitifs  de  la  commune.  Nous  serions 
un  peu  plus  surpris  que  M.  Gambetta,  s'il  a  quelque  souci  de  son  ave- 
nir, acceptât  de  rentrer  à  l'assemblée  par  cette  porte.  Qu'il  développe 
son  programme  politique  comme  il  vient  de  le  faire  à  Bordeaux,  qu'il 
atteste  ses  convictions  républicaines,  rien  de  mieux  ;  mais,  franchement, 
laisser  traîner  son  nom  sur  une  liste  fabriquée  dans  l'ombre  par  quel- 
ques séides  honteux  de  cette  commune  dont  i!  a  lui-même  stigmatisé 
les  crimes,  ce  ne  serait  ni  de  l'orgueil,  ni  même  le  fait  d'un  homme 
sérieux.  Au  point  où  en  sont  les  choses  aujourd'hui,  il  faut  choisir;  il 
faut  être  avec  la  république  légale,  avec  la  France  ou  avec  les  usurpa- 
teurs qui  ont  expiré  dans  le  sang  et  le  feu.  Le  discours  de  Bordeaux 
place  H.  Gambetta  dans  la  première  catégorie;  l'inscription  de  son  nom 
sur  la  liste  qu'on  fait  courir  le  placerait  dans  la  seconde  :  c'est  à  lui  de 
se  prononcer  et  de  dissiper  cette  équivoque.  Quoi  qu'il  en  soit,  et  sans 
oublier  les  étranges  surprises  que  Paris  nous  a  ménagées  plus  d'une 
fois,  cette  listé  a  vraisemblablement  peu  de  chances  à  l'heure  ofi  nous 
sommes,  elle  en  a  sans  doute  aussi  peu  que  M.  Haussmann,  qui  a  eu,  lui 
aussi,  quelque  velléité  de  se  présenter  comme  candidat  à  ses  anciens  ad- 
ministrés. Elle  doit  échouer,  cette  liste,  devant  le  bon  sens  de  la  popu- 
lation parisienne,  et  ce  sera  fort  heureux  pour  la  république  d'abord. 
Qu'on  se  souvienne  de  l'étrange  effet  produit  par  les  élections  pari- 
siennes du  8  février!  La  république  en  a  soufTert  plus  qu'an  ne  croit,  et 
s'est  trouvée  compromise  auprès  de  bien  des  esprits.  Que  serait-ce  donc 
si  au  lendemain  des  exploits  de  la  commune,  dont  quelques-uns  des  dé- 
putés du  8  février  ont  élé  es  héros,  les  élections  du  2  juillet  avaient 
le  même  caractÈreT  Mais  c'est  surtout  Paris  qui  se  frapperait  lui-même, 
et  qui  paierait  les  frais  de  sa  fantaisie  électorale.  Il  trancherait  du 
coup  la  question  de  la  capitale,  et  ce  n'est  pas  de  quelques  jours  qu'il 
verrait  revenir  les  pouvoirs  publics,  ou  qu'il  se  réconcilierait  avec  la 
province.  Non,  nous  n'en  sommes  plus  là,  les  mauvais  rêves  sont  passés; 
c'est  le  moment  du  bon  sens,  de  la  raison,  du  patriotisme,  et  Paris 
voudra  prouver  sans  doute  qu'il  doit  avoir  sa  part,  la  première  comme 
autrefois,  dans  l'œuvre  de  la  reconstitution  nationale.  Il  sera  demain 
au  vote  comme  il  a  4té  hier  à  l'emprunt.  ca.  de  iiAzinK. 


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BETDB  DM  DBOX  ««OES. 

£SSAIft  ET   KOTICES. 

LEB    LIBERTES    COKItrKlLBS. 


lui»,  ■Mi*7.  ma. 

Voici  tiD  livre  q^  a  la  biuuie  furtune  de  vemr  à  propos,  et  qui  en 
même  tenps  a  le  mérite  de  o'av«ù-  pas  été  fût  poar  l'aciualité.  11  ré~ 
poad  è  B08  besoina  do  jour  aaas  porter  la  luanjve  de  nos  pftssioi»  eu 
de  DOS  impaiicDces.  M.  Uesse,  à  b  veille  de  ao&  désastres  et  de  nos  agi- 
talions,  l'esprit  et  k;  cœur  encore  caknes.  a  étudié  les  înstitutnBs  «u- 
muBaleB  et  pruvindales  des  diflJârens  peu|Jes  de  rnUii-Dpe;  il  od  a  Ciil  ud 
tableau  exact  et  uoe  comparaÎEOo  imparXtale.  Lorsqu'il  écrivait,  il  ae 
pensait  saos  doute  pas  que  sou  livre  boqs  devieudrait  si  tôt  uiileàcoa- 
sulter.  Il  ae  s'ugil  d'ailleurs  ici  m  d'uiopies,  ai  de  rêves.  Il  estdair  qae 
l'auteur  o'a  pas  écrit  pour  ceux  qui  prétendraient  créer  de  loules  piices 
une  constitution  idéale.  11  ne  s'adresse  qu'à  ces  esprits  droits  et  saias 
qui  croient  à  l'expérience,  qui  veulent  étudier  Us  quesiioas  avant  de 
les  résoudre,  qui  tiennent  eaUn  à  savoir  ce  qai  est  avant  de  rêver  ce 
qui  doit  ëire.  Il  n'iin^ine  pas,  il  décrit;  il  esl  un  simple  ra^orlear,  et 
oe  vise  qu'à  éire  exact.  Il  n'a  pas  de  système,  pas  de  dùctrine;  à  [leiae 
laisse-t-il  voir  des  préférences,  modestement,  froidemiiot ,  il  expose  des 
faits.  11  est  rare  qu'il  i^rle  eu  son  nom  propre.  Son  livre  u'eat  preMjoe 
qu'un  recueil  de  itoiles  officiels.  Il  nous  place  au  milieu  des  constitu- 
tieos  de  tous  les  peuples,  et  il  bouh  dit  :  regarde?,  com^'a''^  6'  prufitee. 
Et  nunc  erudimini. 

11  ne  £aut  pas  nous  conteût^*  de  ïurœuJes  values,  ^i  nous  vou- 
lons coanaltre  l' administration  française,  M.  Hesse  nous  la  fait  vcht  par 
le  menu ,  ses  lois  et  ses  règlemens  à  la  mai».  11  nous  montre  ce  que 
c'est  qu'un  préfet,  un  maire,  un  conseil  municipal,  un  constil-^énéral. 
Il  éBumère  tout  ce  qui  est  subordooné  au  préfet  :  la  [police,  les  prisoDB, 
l'assiaiance  publique,  la  bienfaisatM» ,  l'ensei^enient ,  les  rouiea.  les 
arcjiives,  les  musées  et  le  reste.  11  compte  combien  il  y  a  de  catégodffi 
da  ConctioaDaires  et  d'empJoyés  qui  sout  à  la  nomiualioa  du  préfet,  et 
il  en  trouve  quarante  et  utw,  depuis  les  médecins  des  eaux  theruialu 
jusqu'aux  maîtres  d'école.  Toute  l'adiuinisiration  est  dans  aes  maijis.  A.la 
vérité,  le  préfet  a  devant  lui,  du  moins  pendant  quelques  jours  chaque 
année,  un  conseil-général  qui  est  élu  par  la  popalation,  et  qui  re(H^ 


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BETUE.   —  CURONIQDZ.  226 

sente  les  intérêts  du  département.  Ce  conseil  mlend  le  compte>readu 
annuel  du  préret,  vote  les  contributions  facullaliva,  stalue  sur  toutes  les 
dépenses  quine  sont  pas  obligatoirts,  donne  son  avis  toutes  Les  fois  qu'il 
lui  est  demandé,  et  peut  mëiue  énoncer  des-  opinions  et  des  vœux.  Cn 
France,  la  règle  est  que  le  dépanemeut  soit  administré  par  un  homme 
Décessairement  étranger  au  département,  et  qui  ne  représente  que  le 
pouvoir  central.  Le  conseil  électif  a  le  contr&le;  il  n'a  dans  aucune  me- 
sure l'administraiioD.  La  commune,  à  Timage  du  département,  est  ad- 
ministrée par  le  maire  sous  le  conlrdle  d'un  conseil  électif.  11  est  vrai  que 
le  maire,  à  l'opposé  du  préfet,  est  nécessairement  un  homme  de  la  com- 
mune, qu'il  lui  appartient,  qu'il  en  représente  les  inti:réLs;  d'ailleurs  la 
première  condition  pour  éire  maire  est  d'avoir  obtenu  les  suiïrages  de 
la  population.  Vous  croiriez  d'après  cela  que  la  commune  s'administre 
elle-même  par  l'organe  de  son  maire;  il  n'en  est  pas  ainsi,  car  le  maire 
est  subordonné  au  préfet  :  ses  actes  ne  sont  valables  que  s'ils  sont  j  ev&- 
tU3  de  l'aulorisation  préfectorale.  Toutes  les  délibérations  du  conseil 
municipal  sont  soumises  au  préfet,  et  ne  valent  que  par  son  appruba- 
lion.  Ainsi  le  représentant  du  pouvoir  central  adminlsire  indirectement 
chaque  commune.  II  n'est  pas  d'afTaires  d'intérêt  local  où  il  ne  mette  la 
main.  Ce  qui  n'est  pas  fait  par  lui  a  du  moins  besoin  d'être  autorisé 
par  lui.  Tel  est  le  système  de  nus  insittutions  administratives. 

Sortons  de  France  et  parcourons  l'Kurope,  c'est  tout  autre  chose.  On 
ne  peut  manquer  d'être  frappé  du  peu  de  soin  que  les  autres  peuples 
mettent  à  nous  ressembler.  Nous  croyoik=i  volontiers  qu'ils  ont  les  yeui 
sur  nous,  et  qu'ils  nous  portent  envie.  Kous  pensons  de  très  bonne  fui 
que  nous  avons  initié  le  monde  à  la  liberté,  que  tout  ce  qu'on  en  ren- 
contre dans  l'Europe  date  de  1789,  et  a  été  Kimé  par  ta  France;  c'est  là 
une  opinion  dont  nous  ferons  sagement  de  nous  défaire.  Ed  matière  de 
liberté,  les  autres  peuples  ne  nous  empruntent  rien,  et  cela  pourrait 
bien  tenir  &  ce  qu'ils  en  possèdent  plus  que  nous,  M.  Hesse  nous  fait 
passer  en  revue  toutes  leurs  institutions  politiques  ou  administratives, 
et  il  nous  fait  voir  dans  quelle  mesure  chacun  d'eux  se  gouverne  lui- 
même  et  fait  lui-même  ses  affaires. 

En  Angleterre,  la  forme  est  la  monarchie,  le  fond  est  la  liberté.  Ne 
regardez  que  les  apparences  :  vous  trouvez  dan.s  chaque  comté  un  shérif 
qui  est  nommé  par  la  reine,  et  vous  remarquez  que  la  police,  la  percep- 
tion  des  impfitâ,  le  soin  des  routes,  même  les  élections  des  députés, 
sont  dans  les  mains  de  ce  représentant  du  pouvoir  central.  Vous  ne 
voyez  d'ailleurs  rien  qui  ressemble  à  nos  conseils-généraux;  le  comté  n'a 
aucune  assemblée  élective.  Vous  trouvez  bien  au-dessous  ou  à  côté  du 
shérif  des  juges  de  paix  qui  sont  à  la  fois  des  juges  et  des  administra- 
teurs, et  qui,  réunis  en  sessions  trixuesLrielles ,  votent  les  taxes,  Qom- 


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236  lETDE   DES   DEUX   MONDES. 

ment  les  foDctionnaîres  inférieurs ,  et  statueDt  sur  tout  ce  qui  concerne 
les  intérêts  du  comté;  mais  ces  juges  de  paix  sont  nommés  par  la  reine. 
Il  semble  donc  que  le  comté  soJt  régi  par  les  agens  du  souverain,  et 
que  l'administralioD  anglaise  soit  la  plus  centralisée  et  la  plus  despoti- 
que qu'on  puisse  imaginer.  Cest  que  l'Angleterre  est  le  pays  du  monde 
où  les  apparences  répondent  le  moins  à  la  réalité.  Ces  shérifs  et  ces  juges 
de  paix,  quoiqu'ils  tiennent  leurs  fonctions  d'un  brevet  de  la  reine,  sont 
fort  loin  d'élre  les  agens  dociles  du  pouvoir  central.  L'Angleterre  a  trouvé 
le  secret  d'avoir  des  fonctionnaires  îndépendans,  et  ce  secret  consiste  à 
ne  pas  les  rétribuer.  La  plupart  des  fonctions  administratives  sont  gra- 
tuites, et  c'est  assez  pour  que  la  centralisation  excessive  et  l'oppression 
soient  impossibles.  Comme  les  shérifs  et  les  juges  de  paix  ne  reçoivent 
pas  de  traitement,  il  faut  nécessairement  les  choisir  parmi  les  habitans 
du  comté,  et  parmi  ceux  à  qui  leur  fortune  assure  le  loisir  et  l'indépen- 
dance. Ils  sont  nommée  par  la  reine,  et  ofliciellement  ils  ne  sont  que 
ses  représentans;  mais  ils  se  trouvent  être  en  même  temps  les  proprié- 
taires les  plus  riches,  ou  les  hommes  les  plus  en  vue  et  les  plus  consî- 
clérés  du  comté  :  ils  tiennent  au  sol  non-seulement  par  le  domicile,  mais 
encore  par  les  intérêts  et  par  l'aflectron.  Ils  sont  non  pas  les  hommes 
du  souverain,  mais  les  hommes  du  comté.  Quand  vous  les  voyez  réunis 
clans  leurs  sessions,  vous  avez  sous  les  yeux  pour  ainsi  dire  le  comté 
lui-mSme  dans  ce  qu'il  a  de  plus  notable,  de  plus  intelligent,  de  plus 
influent,  et,  quand  on  dit  qu'ils  administrent  le  comté,  cela  signiGe  que 
par  leur  organe  le  comté  s'administre  lui-même. 

Les  villes  anglaises  ont  des  conseils  municipaux,  et  les  villages  ont 
des  assemblées  de  paroisse.  Ces  conseils  et  ces  assemblées  statuent  sou- 
verainement sur  toutes  les  affaires  d'intérêt  local,  fixent  leurs  taxes, 
règlent  leurs  dépenses,  tracent  leurs  routes,  entretiennent  leurs  éta- 
blissemens  de  charité,  sans  avoir  même  besoin  de  l' approbation  du 
gouvernement  central.  Ce  sont  de  petites  républiques.  A  première  vue, 
on  croirait  que  la  démocratie  y  règne  avec  ses  agitations  et  ses  igno- 
rances; il  n'en  est  rien.  Contre  les  dangers  de  la  démocratie,  l'Angle- 
terre a  un  palladium  :  c'est  la  taxe  des  pauvres.  Cette  institution  lui 
est  utile,  non  pas  en  ce  qu'elle  lui  permet  de  satisfaire  quelque  peu  et 
d'endormir  les  appétits  du  pauvre,  mais  en  ce  qu'elle  est  un  admirable 
prétexte  pour  écarter  de  la  gestioo  des  intérêts  communaux  ceux  qui  y 
porteraient  le  trouble.  En  effet,  pour  être  membre  de  la  paroisse,  po* 
rishiomr,  il  ne  suffît  pas  d'y  être  domicilié;  il  faut  encore  être  inscrit 
parmi  ceux' qui  paient  la  taxe  des  pauvres.  Voilà  d'un  seul  coup  tous  les 
assistés,  tous  les  exempts  d'impôts,  tous  les  inconnus  et  les  nomades, 
qui  se  trouvent  exclus  du  suffrage.  Quoi  de  plus  naturel?  L'objet  prin- 
cipal de  ces  assemblées  est  de  répartir  les  secours,  de  fixer  le  chiffre  des 


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RITUB.   —  CBROWIQUB.  2S7 

taxes,  de  régler  l'emploi  de  l'argent;  le  bon  sens  des  Anglais  ne  com- 
prendraU  pas  qu'on  pût  délibérer  sur  des  coatributions  sans  être  un  con- 
tribuable. Ajoutons  que,  dans  cette  Angleterre  qui  est  en  tout  l'opposé 
de  la  France,  ^n  ne  voit  pas  que  les  assemblées  paroissiales  et  munici- 
pales aient  seulement  la  pensée  de  s'occuper  de  la  politique  générale  du 
pays;  c'est  peut-être  pour  cela  que  le  gouvernement  ne  pense  pas  noft 
plus  à  se  mêler  des  alTaires  locales.  A  chacun  sa  sphère  et  son  indépen- 
dance, comme  à  chacun  sa  responsabilité  (1). 

La  Prusse  est  sans  nul  doute  un  des  pays  de  l'Europe  où  la  centrali- 
sation et  la  réglementation  fleurissent  avec  le  plus  d'éclat.  Elles  a'y 
étouffent  pourtant  pas  la  liberté  autant  qu'on  pourrait  le  croire.  11  est 
vrai  que  la  province  prussienne,  comme  !e  département  français,  est  tou- 
jours administrée  par  un  homme  qui  lui  est  étranger,  et  qui  est  un  fonc- 
tionnaire du  pouvoir  central;  mais  à  câté  de  lui  il  y  a  une  diète  pro- 
vinciale. Celle-^i  est  composée,  à  la  façon  d'autrefois,  de  trois  ordres 
distincts,  qui  sont  la  noblesse,  la  population  des  villes  et  la  population 
rurale.  Celte  sorte  de  représentation,  qui  aujourd'hui  ne  manque  pas  de 
paraître  fort  étrange  à  des  Français,  a  du  moins  un  mérite,  c'est  de  re- 
présenter exactement  la  population  telle  qu'elle  est,  c'est-à-dire  avec  ses 
faces  diverses,  ses  inégalités,  ses  divergences  d'intérèls.  En  France,  le 
système  d'élections  semble  avoir  été  arrangé  tout  exprès  pour  qu'il  n'y 
ait  jamais  qu'un  seul  intérêt  ou  l'intérêt  d'une  seule  classe  qui  soit  re- 
présenté, Lgs  Allemands  veulent  qu'une  diète  provinciale  soit  l'image 
exacte  de  la  population  d'une  province,  qu'elle  en  renferme  tous  les  élé- 
mens,  qu'elle  en  contienne  tous  les  intérêts,  tous  les  besoins,  toutes  les 
idées.  Quelle  confusion!  direz-vous.  Bien  au  contraire,  ces  diètes  pro- 
vinciales délibèrent  avec  calme,  et  ne  perdent  pas  de  temps  à  d'inutiles 
disputes.  C'est  notre  manie  d'unité  et  d'uniformité  qui  enfante  l'agita- 
tion, parce  que  dans  notre  système  il  se  trouve  infailliblement  quelques 
intérêts  qui  sont  sacrifiés  et  opprimés.  Dans  les  diètes  prussiennes,  tous 
les  intérêts  sont  en  présence  ;  égaux  en  force,  il  faut  bien  qu'ils  se  reï- 
peclent  mutuellement  :  par  nécessité  ou  par  sagesse,  ils  se  mettent  d'ac- 
cord et  vivent  en  harmonie. 

Ces  diètes  ont  des  attributions  un  peu  plus  étendues  que  nos  conseils- 
généraux.  Elles  votent  les  impôts  ;  elles  règlent  les  dépenses,  elles  dé- 
libèrent même  sur  les  projets  de  loi  qui  intéressent  la  province,  et  ont 
ainsi  quelque  part  dans  le  pouvoir  législatif.  Dans  une  foule  de  cas, 
elles  prennent  des  arrêtés,  comme  si  elles  étaient  des  corps  souverains, 
et  le  gouverneur  doit  exécuter  leurs  décisions.  Parmi  les  actes  impor- 

(1)  Le  mécMiisme,  kuui  sage  que  liMnl,  des  paroisses  SDiclaises  a  été  d'aïIIeuTt 
déjà  exposé  ici  d'una  manier*  tris  complète  par  U.  Paul  Leroy-Ikaulieu.  Vojei  la 
ilfvuedu  t5mai  1871. 


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239  RETTTE  DES  DECT   KONDES. 

tans  dont  Thonneor  revient  à  ces  diètes,  il  n'en  est  pas  de  pins  Tamenx 
que  celui  qui  en  1812  créa  la  landwehr.  La  première  idée  de  ce  sjs- 
tème  militaire  vient  non  pas  du  gonvernement  pnis^en,  mais  des 
états  provinciaux  de  la  Prusse,  et  Ton  peut  voir  par  cet  exemple  que 
l'indépendance  provinciale  n'est  pas  un  danger  pour  l'unilé  et  ne  para- 
lyse pas  !e  patriotisme.  Ble  fut  une  ressource  précieuse  dans  ces  jours 
de  crise  où  le  pouvoir  central  s'efTatjait  et  se  cachait  dan»  rhumiliatioQ; 
la  Prusse  lui  a  dû  son  salut. 

La  commune  prussienne  a  pins  d'indépendance  encore  que  n'en  a  la 
province.  Elle  forme  an  petit  état  libre;  elle  élit  son  conseil  communal, 
qui  nomme  le  maire  et  l'adjoint.  Ce  conseil  se  réunit  sans  qu'il  soit 
nécessaire  que  Tautorit'^  Tait  convoqué.  11  vote  son  budget,  nomme  les 
employés  communaux,  et  a  la  direction  souveraine  de  ses  écoles,  de  ses 
établissemens  de  bienfaisance,  de  sa  police.  Sauf  certains  cas  prévna, 
il  n'a  pas  besoin  de  solliciter  l'approbation  de  fautorité.  Ses  actes  ne 
peuvent  être  annulés  que  s'ils  sont  contraires  aux  lois.  Ces  communes 
prussiennes,  qui  jouissent  de  tant  d'indépendance,  ne  paraissent  pas  en 
faire  un  mauvais  usage.  Maîtresses  d'dIes-mSmes  et  exemptes  de  tu- 
telle, elles  s'entendent  assez  bien  à  gérer  leurs  intérêts.  Elles  adminis- 
trent sagement  leurs  propriétés  et  règlent  avec  bon  sens  leurs  alTaires. 
La  liberté  communale,  loin  d'élre  un  embarras  en  Prusse,  est  un  gage 
de  sécurité,  de  prospérité  et  d'ordre  public.  C'est  peut-être  elle  aussi 
qui  fait  supporter  la  monarchie.  Supposez  cette  monarchie  prussienne 
aux  allures  si  raides  s'immisçant  dans  toutes  les  affaires  locales,  il  n'y 
a  pas  de  race  d'hommes  qai  la  pourrait  tolérer;  mais  elle  borne  son 
action  aux  aiïaires  d'intérêt  général,  elle  ne  pèse  pas  sur  les  intérêts 
locaux,  elle  laisse  la  plus  grande  partie  de  l'existence  humaine  à  l'abri 
de  sa  réglementation  et  de  son  despotisme  :  il  n'en  faut  pas  davantage 
peur  qu'on  se  résigne  i  elle,  pour  qu'on  la  laisse  vivre,  qu'on  la  res- 
pecte. En  France,  tous  les  mécontentemeos  et  tous  les  d('sirs  d'innova- 
tion se  portent  en  un  seul  faisceau  contre  le  pouvoir  central,  et  le  ren- 
versent tous  les  quinze  ou  vingt  ans;  en  Prusse,  une  grande  pnrtie  des 
mécontente  mens  comme  des  affections,  des  rancunes  comme  des  espé- 
rances, reste  dans  le  cercle  étroit  de  la  commune  ou  de  la  province,  et 
il  n'en  arrive  qu'une  faible  partie,  même  aux  jours  de  crise,  jusqu'au 
pouvoir  central. 

La  Russie  est,  dans  l'opinion  générale  des  Francis,  le  type  le  plus 
achfîvé  du  despotisme.  Nous  nous  représentons  le  tsar  comme  un  maître 
•mnipotenl  qui  tient  dans  ses  mains  la  liberté,  la  fortune,  la  vie  de 
«hacain  de  ses  aa}H3,  et  nous  plaigaoos  ce  iroRpeas  d'esdaves  que  ncns 
nous  ngurans  courbés  devant  lut.  Lisons  le  «baptov,  trop  court  peat- 
être,  qu3  M.  Hesse  a  consacré  4  la  Russie,  et  nous  ne  serons  plus  tout 


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k  îât  aoBsi  eodios  h  preadre  les  Busecs  en  pitié.  Il  est  vrai  qu'aucrme 
coQKtitulion,  «oetuie  ckarte,  aucun  taaie  écrit  ne  borne  l'aaCorité  <lft 
tsar;  mais  il  «usé»  nn  ensemlile  ée  libertés  individuelles  et  pwblîqiifis 
qui,  pour  n'ôtre  p»  tracées  sur  ua  papier,  n'en  ont  pas  moins  de  vi- 
gueur pour  la  défense  des  intérêts  des  pspulaiioos.  Ces  intérêts  sont 
snrtout  ^rantis  par  les  insâtiUiens  provindalee  et  communales.  Ea 
Russie,  le  despotisme  «M  eo  haut,  la  liberté  en  Ims.  La  monarclne  se 
dresse,  seule  et  incontestée,  au^deseas  du  pays;  mais  la  liberté  drcvte 
dans  tout  le  corps  social.  Les  affaires  de  l'état  sont  dans  les  mains  du 
tsar,  mais  les  populatiuiis  socrt.  maltFessse  de  leurs  affaires  locales. 
Chaque  provioce  est  régie  par  hb  gouverneur  militaire  et  un  gouTer- 
neur  civil,  qnsoat  noraméspar  l'^mpereor.  A  cAtéd*eui  est  une  assem- 
blée élue  par  la  province  :  elle  coidrAie  leurs  actes,  elle  répartit  les 
contributions,  elle  exerce  enfin  presqoe  toetes  les  attributioiis  de  nos 
conseils-g^iséraux ;  de  plus  qti'eux,  elle  prend  part  h  l'administration, 
elle  nomme  la  plupart  des  Rinctionnaires  et  des  juges,  eUe  a  enfin  en 
certains  cas  le  droit  de  prendre  des  arrMés,  et  dans  l'intervalle  de  ses 
sessions  elle  laisse  derrière  elle  une  commission  permanente  qui  est 
chaînée  de  faire  exécuter  ses  décisions.  Quant  à  la  commune,  elle  a 
plus  d'hidépendauce  «Kore.  ï^encns  un  village  russe,  regardons  cee 
paysans  qui  naguère  encore  étaient  des  serfs,  et  qui  xujourd'bui  mOme 
n'ont  pas  un  droK  de  propriété  complètement  reconnu  :  ces  liommes 
forment  cependant  une  cooMuniauté  libre  (1).  Ils  nomment  au  scrutin 
direct  leur  maire  et  leur  adjoint,  leur  percepteur  et  même  leur  juge, 
car  la  Russie,  qui  noas  apparaît  comme  le  pays  de  l'arbilTaire,  offre 
au  contraire  cette  singalarilé,  tfae  les  jnges  à  tous  les  degrés  et  bon  ~ 
nombre  d'adminisirateure  y  sont  étus  par  la  populatioa. 

Il  est  vrai  que  la  commune  russe  ne  s'occupe  jamais  de  la  politique 
générale  Au  pays,  et  ne  peut  même  faire  entendre  ancun  voeu  qui  s'y 
rapporte;  mais  il  en  est  aiiHi  des  paroisses  anglaises  et  des  ccnrnnunes 
prus-^iesnes.  Partout  oii  la  liberté  commwna'le  exrêle,  elle  est  soumise  à 
cette  condition.  Si  elle  y  nantruait,  elle  tomberait  d'elle-même,  car  îl 
faut  bien  noter  ce  point,  que  l'essence  delà  libertt^  communale  est  d'&tre 
nécessairement  indifférente  aux  formes  de  gouvernement  et  aux  théo- 
ries politiques.  Cette  liberté-là  s'applique  noti  à  des  principes,  mais  à 
des  intérêts.  Elle  n'est  et  ne  doit  êlre  qu'une  sauvegarde  pour  les  inté- 
rêts individuels  ou  communaux.  C'est  parce  qu'on  la  comprend  ainsi 
dans  tout  le  reste  de  l'Europe  qu'elli;  y  peut  vivre  sous  les  régimes  les 
plus  divers;  c'est  parce  que  nous  la  comprenons  autrement  en  France 
qu'elle  ne  peut  s'établir  sous  aucun  régime. 

(1)  n  7  a  c«pe»d>Dl  4e  irande»  ri»er>«s  i  (un  sur  cette  instiwti»n  en  Russie.  Voyei 
k  c*  sujet  l'eicellente  «tud*  de  notra  regrettd  Oulliotie,  ÉUU  tetial  d»  ta  Rumm  dé- 
yiHf  l'«è*lilMit  A»  unÊog»,  éaiu  U  tatut  da  1*  arril. 


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2&0  BETUE   DES    DEUX   HOKDES. 

11  y  a  encore  une  autre  raison  qui  fait  que  nous  ne  devons  pas  beau- 
coup espérer  la  voir  fleurir  dans  notre  pays.  Cette  indépendance  du 
comté  anglais,  de  la  commuoe  prussienne,  de  la  commune  russe,  ne 
date  pas  d'aujourd'hui;  elle  n'a  pas  été  créée  par  une  révolution  popu- 
laire ou  par  un  décret  du  souverain.  Elle  est  ancienne,  elle  vient  du 
moyen  âge.  elle  a  ses  racines  dans  un  passé  lointain.  Cest  une  vieille 
institution  que  le  présent  respecte,  et  qu'il  garde  parce  qu'elle  est  bonne. 
Autrefois  nous  possédions  les  mêmes  libertés,  nous  avions  des  états  pro- 
vinciaux qui  n'étaient  pas  sans  analogie  avec  les  assemblées  pru»- 
sienaesi  il  fut  un  temps  où  nos  communes  urbaines  et  nos  villages  eux- 
mêmes  avaient  leurs  assemblées,  leurs  élections,  leurs  délibérations  sur 
tous  leurs  intérêts.  Tout  ce  passé  a  péri.  L'ancienne  monarchie  a  cru  que 
ces  libertés  locales  lui  étaient  une  gène,  et  elle  les  a  brisées;  puis  la 
révolution  est  venue  qui  a  fait  table  rase  du  peu  qui  en  restait.  Les  re- 
lèvera-t-on  jamais?  On  en  peut  douter.  Cette  sorte  de  liberté  est  celle 
qui  s'improvise  le  moins.  Elle  a  besoin  de  beaucoup  de  calme,  et  sur- 
tout de  beaucoup  de  temps  ;  il  lui  faut  de  vieilles  traditions  et  de  vieilles 
habitudes.  Or  le  sentiment  qui  domine  chez  nous  est  précisément  la 
haine  du  passé;  nous  ne  voulons  avoir  ni  habitudes,  ni  traditions.  Vbus 
ferez  des  lois  en  faveur  des  communes,  vous  ne  ressusciterez  pa»la  vie 
communale.  Vous  décréterez  la  liberté,  vous  n'obtiendrez  pas  qu'on  la 
pratique.  Les  atTections  et  les  inclinaisons  des  hommes  ne  vont  plus  de 
ce  c6lé-là.  C'est  vers  le  gouvernement  central  que  se  portent  tous  les 
etforls  comme  toutes  les  convoitises.  Départemens  et  communes  ne  sont 
et  ne  seront  jamais  pour  nous  que  des  expressions  géographiques.  La 
décentralisation  et  la  liberté  sont  choses  dont  nous  parlons  beaucoup, 
mais  que  nous  ne  comprenons  plus.  Elles  sont  comme  ces  vieilles  beau- 
tés classiques  qui  ne  peuvent  plus  être  goûtées  que  par  les  délicats. 
Tant  de  révolutions  que  nous  avons  traversées  ont  troublé  notre  intel- 
ligence; à  chacune  d'elles,  comme  aux  épines  des  buissons,  nous  avons 
laissé  quelque  chose  de  notre  bon  sens  et  de  notre  rectitude  d'esprit,  et 
aujourd'hui  je  ne  sais  trop  si  notre  population  n'a  pas  perdu  jusqu'à  la 
Dotion  même  de  la  vraie  liberté. 

FU3TEI.  DE  COULA^GES. 


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FIN  DE  LA  BOHÈME 


us  INFLUENCES  UTTËRAIHES  DANS  LES  DERNIEItS  ÉTÉNEUENS, 


Nous  venons  d'échapper  à  la  barbarie;  mais  ce  qu'il  faut  bien 
qu'on  sache,  c'est  que,  dans  ce  funeu?i  assaat  contre  la  civilisation, 
nous  avons  eu  alTaire  à  une  barbarie  lettrée.  A  la  tôte  de  cette  ar- 
mée sinistre  marchaient  des  écrivains  qui  n'étaient  pas  tons  sans 
talent,  de  beaux  esprits  même  dont  quelques-uns  avaient  eu  des 
succès  de  vogue,  dont  plusieurs  pouvaient  espérer  une  heure  encore 
de  célébrité  sur  l'asphalte  des  boulevards.  Voilà  ce  qui  a  été  le  trait 
singulier  des  derniers  événemens.  Jusqu'alors,  les  bataillons  de  l'é- 
meute ne  se  recrutaient  guère  que  dans  la  population  ouvrière,  sous 
le  commandement  des  généraux  ordinaires  de  barricades  comme 
Barbes  ou  des  conspirateurs  émérites  tels  que  Blanquî.  Cette  fois  à 
la  tête  de  ce  gouvernement  de  parodie  nous  avons  vu  paraître  une 
foule  de  noms  appartenant  par  leurs  origines  au  monde  civilisé,  aux 
lettres,  aux  sciences,  aux  écoles.  C'est  tout  un  état-major  spécial  et 
nouveau  de  l'insurrection  qui  a  défilé  devant  noua  comme  dans  une 
parade  de  Franconi,  enrubanné,  empanaché,  cavalcadant  sous  le 
reflet  du  drapeau  rouge.  Ou  a  dressé  la  statistique  des  carrières  li- 
bérales qui  ont  fourni  leur  contingent  à  la  commune  de  Paris.  La 
médecine  et  l'enseignement  libre  s'y  rencontrent  avec  la  peinture  à 
côté  des  professions  inavouables,  qui  abondent;  mais  ce  qui  domine, 
il  faut  bien  le  dire,  c'est  l'homme  de  lettres  :  il  se  multiplie  dans  le 
sein  de  la  commune  ou  aux  alentours.  Le  journalisme,  le  pamphlet, 
le  roman  même,  se  coudoientjdans  cette  troupe  qui  a  donné  pendant 
TONi  ICI».  —  15  miLLK  1871.  10 


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3Â2  BETUE   DES    DECX    MONDES. 

deux  mois  ses  représentalious  lugubres  à  l'Hôtel  de  Ville.  C'a  été 
vraiment  l'invasinn  de  la  bohème  littéraire  dans  un  gouvernement 
fait  à  son  image.  Ce  premier  triomphe  sera-t-il  do  moins  le  dernier, 
et  comprendra-t-on  enfin  par  ce  terrible  exemple  que  l'orgie  des 
lettres  sans  dignité  et  de  l'esprit  sans  conscience  ne  doit  plus  re- 
commencer sous  nos  yeux,  aux  applaudisse  m  en  s  d'un  public  dupe 
ou  complice?  C'est  en  mai  1850  que  naquit  oITicielleiiicnl  ia  bo- 
hème dniD»  une  préf^:e  d'Henri  Murger;  c'est  en  mai  1S71  que 
nous  l'awns  vte  tomber  sur  le  pavé  sanglant,  apiès  avoir  pris  sa 
part  d'une  tyrannie  ignominieuse.  Elle  était  enlrôe  pourtant  d'une 
façon  bien  inoffensive  dans  le  monde;  elle  avait  commencé  par  un 
éclat  de  lire  dans  une  mansarde.  Après  vingt  et  un  ans  d'une  triste 
vie  qui  cessa  bientôt  d'être  innocente,  et  que  se  disputèrent  ta  pa- 
resse et  la  vanité,  elle  vient  de  finir  derrière  une  bai'iicade  par  un 
cri  de  désespoir  et  de  rage,  léguant  au  mondp,  avi.*c  un  nom  dé- 
testé, une  énigme  morale  que  nous  essaierons  de  résoudre. 


La  vie  de  bohème  n'a  pas  été  inventée  par  Henri  Murger,  ni  le 
mot  ai  la  chose  ne  lui  appartiennent;  mais  il  l'a  découverte  et  ré- 
vélée dans  se»  petits  mystères.  11  nous  l'a  montrée  avec  une  gaité 
tellement  inoiîdiâive,  un  si  aimable  abandon  et  tant  dtt  gentillesse 
dans  ses  indiscrétions,  qu'on  aurait  eu  mauvaise  grâce  à  rudoyer 
cette  belle  humeur  toujours  prèle  à  s'envoler  eo  cbajisons  au  pre- 
mier layon  de  soleil,  au  premier  swiffle  du  printemps.  La  crUique 
et  le  public  furent  d'accord  pour  faire  bon  accueil  à  l'écrivain,  à 
S(H!t  œxiyTe,  à  ses  rOvélations  piquantes,  et  la  bohème,  ainsi  présen- 
tée, put  dirv  comme  la  jeune  aptive  d'André  Chénier  : 

Ha  liîenvenue  «ti  Jour  me  rît  dan^  ton*  les  yeu\. 

Donc,  en  ces  années  lointaines,  il  s'était  foraté  aux  alentours  du 
LnxeiQbouirg,  &  l'oinlire  de  ses  tilas,  un  groupe  d'écrivains  encore 
sans  réputation,  de  peintres  sans  commande,  de  Hiusiciens  sans  res- 
sources, liés  entre  eux  par  les  hasards  de  la  camaraderie  eirante, 
rêvant  ensemble  de  fortune  et  d'avenir  dans  de  petits  cénacles  où 
l'on  mêlait  k  la  chimère  des  plus  belles  destinées  la  satisraction 
très  positive  de  démoiir  (c'était  le  mot  en  usage]  les  gloires  éta- 
blies, les  réputations  naissantes,  les  taluns  consacrés,  ou  qui  tra- 
vaillaient à  l'être.  Le  f<md  de  ces  existences,  vu  de  près,  était  fort 
nrisén^le  et  fort  triste;  mais,  pour  cacher  ce  vilain  fond  trop  réel, 
il  y  avait  de  la  gaité,  de  la  verve,  au  moins  chez  leur  historien;  il 
y  avait  même  uu  peu  d'émotion,  et  surtout  cette  grâce  suprême. 


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lA    FIN    DE    I\   BOBÈHE.  2i8 

irrésistible,  parce  qu'elle  est  l'inconnu  dans  le  talent  et  dans  la  vie, 
la  jeiinessB.  Tout  au  [>liis  aurait-on  plaisanté  volontiers  le  nvi-la- 
teur  de  ce  petit  moud  ;  sur  sa  prétention  intermittente  à  le  hausser 
un  peu  troji  dans  notre  estime.  Quand  il  se  contente  de  plairler  les 
circonstances  atténuantes  en  faveur  de  ses  légers  héros  et  de  ses 
héroïnes  plus  Ii^gi'res  encore,  c'est  à  merveille.  Nous  nous  ;imiisnns 
des  boutades  du  musicien  Schaunard  et  de  sa  symphonie  sur  l'm- 
fluenre  tltt  bleu  dnnx  les  nrl»,  nous  applaudissons  aux  paradoxps  de 
Gustave  Colline  le  philosophe,  tant  que  nous  pensons  qu'ils  ne  tirent 
pas  à  cons^^qnenre,  enfin  nous  sourions  en  voyant  tourbi'lonner  dans 
les  pages  dn  livre  cet  es^saini  fol5tre  des  Sidonie,  des  Louise  et  des 
Musette;  une  larme  perce  à  travers  ngtre  sourire  quand  le  poète 
de  ces  faciles  amours  envoie  Minii  mourir  à  l'hôpital.  Tout  cela 
dans  sa  mesure  a  S')n  agrément;  mais  l'intérêt  est  d'autant,  plus  vif 
que  les  exigences  de  l'écrivain  sont  plus  modestes.  Le  livre,  qui  ne 
contient  que  des  scènes  et  des  récits,  vaut  beaucoup  mieux  que  la 
préface,  qui  expose  une  théorie,  et  dans  laquelle  on  pourrait  relever 
plus  d'une  apostrophe  au  moins  inutile  adressée  aux  puriliiins  du 
monde,  am  puriinhis  de  l'art,  mêlée  à  des  dithyrambes  en  l'hon- 
neur de  la  vie  libre  et  de  l'art  indépendant.  Ce  sont  là  des  tirades 
de  matamore,  sorties  du  moule  où  les  coulait  jadis  un  des  ancêtres 
de  la  bohème,  Cynno  de  Bi-rgerac,  et  dont  se  raillait  ailleurs  l'ai- 
mabl.i  Murger.  Celle  déclamation  n'est  pas  dans  sa  voix;  elle  est 
notée  trop  hiut  pour  lui. 

A  vrai  dire,  q'i'est-ce  que  cette  vie  artistique,  si  singulièrement 
exaltée  par  l'écrivain,  qu'il  a  cru  devoir  la  rehausser  par  un  pré- 
tentieux barbarisme?  C'est,  nous  dit-on,  la  vie  vouée  au  culte  pur 
de  l'idénl,  ignorante  ou  înso'iriante  de  la  réalité;  c'est  l'existence 
tout  extatique  «  de  ces  obstinés  rêveurs  pour  qui  l'art  est  demeuré 
une  foi  et  non  un  métior,  et  qui,  par  timidité  ou  par  inexpé- 
rience, s'imag'nent  que  tout  est  dit  quand  l'œuvre  est  terminf^e, 
et  attendent  que  l'admiration  publique  et  la  fortune  entrent  chei 
eux  par  escalade  et  par  effraction.  Ils  vivent,  pour  ainsi  dir.',  en 
marge  de. la  socii*té,  dans  l'isolement  et  dans  l'inertie.  Ils  sont  logi- 
ques dans  leur  héroïsme  insensé;  ils  ne  poussent  ni  cris  ni  p'ainles, 
et  subissent  passivement  la  destinée  oljscure  et  rigoureuse  qu'ils 
se  font  eux-mêmes...  Ils  sont  vraiment  les  appelh  de  l'art,  et  ont 
chance  d'être  aussi  ses  élus.  Cette  bohème-là  est  liArissée  de  dan- 
gers; deux  gouiï  es  la  bordent  de  chaque  côté  :  la  misère  et  le 
doute...  Cette  bohème  est  la  préface  de  l'Académie,  de  l'Hôtel-Dieu 
ou  de  la  Morgue,  h  Te'le  est  la  théorie;  dans  la  pratique,  il  faut 
beaucoup  en  rabaltr-;.  Si  nous  prenons  Murger  lui-même  pour 
arbitre,  à  juger  la  question  par  ses  agréables  récits,  elle  sera  bien- 


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2hh  REVUE   DES  DEUS  UU»nCS. 

tôt  tranchée.  Ses  personnages  ne  sont  pas,  à  beaucoup  près,  des 
victimes  de  l'idée,  ni  de  pâles  martyrs  de  l'art;  ce  sont  de  spiri- 
tuels viveurs  sans  le  sou  qui  appliquent  chaque  matin  leur  géDie  à 
des  problèmes  du  genre  de  cetuî-ci  :  «  comment  paierons-nous  notre 
terme?  »  ou  bien  :  «  comment  dlnerons-nous  ce  soii?  «  C'est  là  tout 
leur  souci,  celui  qui  creuse  un  pli  à  leur  front.  Eii  vérité,  il  n'est 
guère  question  dans  ces  singulières  aventures  de  la  recherche  d« 
l'idéal;  il  s'agit  très  prosaïquement  de  vivre,  de  s'amuser,  sa'iS  qu'il 
en  coûte  rien  à  leur  paresse  ou  à  leur  bouree  vide.  Pourquoi  donc 
de  pareilles  existences  seraient-elles  les  privil-^gir^es  de  l'iiiî^pira- 
tion?  Pourquoi  les  grandes  idées,  les  sentimens  sublimes,  les  nobles 
formes  de  style,  les  dons  les  plus  rares  de  l'imagination  et  de  l'ex- 
pression  abonderaient-ils  de  préférence  ]>anni  ces  jeunes  gens  qui 
n'ont  jamais  invoqué  d'autre  muse  que  M"'  Musetleî  Pourquoi  les 
plus  belles  conceptions  de  l'art  viendraient-elles  spontanément 
éctore  dans  une  vie  sans  étude  et  sans  travail?  Pour  ma  part,  je 
n'ai  jamais  pu  le  comprendre;  il  est  vrai  que  ce  jugement  est  celui 
d'un  bourgeois,  d'un  philistin,  et  qu'à  ce  titre  on  le  récusera. 

Comme  tous  ces  personnages,  qui  ont  bien  l'air  fie  vivre  ou  d'a- 
voir vécu,  sont  dégénérés  de  ce  modèle  qu'ils  o:it  toujours  devant 
les  yeux,  et  qu'ils  ne  savent  reproduire  que  par  les  plus  tristes  cô- 
tés! Avec  quelle  indignation  le  poète  de  ItoUa  disavouerait  cette 
postérité  d'orateurs  d'estaminet  et  de  rimeurs  débraillés  qui  lui 
font  l'injure  d'invoquer  son  nom!  Lui,  c'était  un  poète,  «  un  de  ces 
hommes  à  qui  le  ciel,  souvent  au  prix  de  misères,  de  faiblesses,  d'in- 
dicibles souffrances,  semble  livrer  ses  secrets,  et  qui,  par  une  excep- 
tion sans  égale,  en  reçoivent  un  don  merveilleux  et  divin  de  sentir, 
d'exprimer  et  de  peindre;  enfans  privilégiés  qu'il  faut  aimer,  juger 
avec  indiligence,  car  ils  sont  en  ce  monde  moi  us  pour  s'y  gouverner 
eux-mêmes  que  pour  charmer  et  consoler  les  autres  (1);  »  mais  eux, 
quel  droit  ont-ils  à  être  jugés  avec  cette  sympaihie  qui  désarme  la 
raison?  Sur  quel  front  de  cette  troupe  vagabonde  brille  l'étincelle 
céleste  qui  ne  s'éteignit  jamais  chez  ii>i  parmi  les  risques  effj'ayans 
de  la  plus  aventureuse  existence?  Nous  voyons  ici  d'inexcusables 
faiblesses,  des  prétentions  inouïes,  un  désordre  insensé  de  mœurs 
et  d'idées,  —  nulle  part  le  signe  supérieur,  ce  reflet  de  l'idéal  sous 
lequel  tout  s'éclaire  et  se  transfigure.  Ce  n'est  plus  cette  élégance 
innée  qui  survit  à  la  chute,  ni  cette  fantaisie  émue  jusque  dans  ses 
écarts  les  plus  éti-anges,  ni  môme  cotte  débauche  presque  poétique 
encore  où  l'on  entend  une  douleur  immorielie  sangloter  à  travers 
l'éclat  de  rire,  et  qui  n'est  que  le  désespoir  de  la  passion;  ici  c'est 

(t)  H.  Vitel,  p«rilcB  pronsncOes  sur  In  lombc  dUifreil  de  Mus'ot. 


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LA    FIN    DE   LA    BOHÈME.  2d5 

la  misère  volontaire  acceptf^e  d'abord  par  lâcheté,  puis  cultivée 
avec  dilettantisme,  transformée  en  une  sorte  de  carrière  spéciale 
où  l'habileté  consiste  à  échapper  au  propriétaire  et  au  tailleur,  où 
le  triomphe  est  de  vivre  le  plus  longtemps  possible  sur  le  crédit 
que  l'on  n'a  pas  :  triste  vie  au  demeurant,  à  peine  consolée  par 
quelques  rayons  de  soleil  dont  on  ose  à  peine  jouir  entre  deux 
termes  échus,  ou  par  quelques  amours  de  hasard  qui  s'envolent 
par  la  fenôire  de  la  mansarde  le  soir  du  jour  où  l'on  n'a  pas  dîné. 
Le  fond  de  cette  existence,  c'est  la  chasse  fantastique  à  ia  pièce  de 
cent  sous.  Tous  ces  \\eux  jeunes,  qu'on  nous  donne  pour  les  amans 
platoniques  de  i'art,  ne  sont  que  des  Gil  Blas  égarés  dans  les  lettres. 
Lesage  n'eût  pas  manqué  de  croquer  ces  figures  en  quelques  traits 
6e  sa  sèche  ironie;  il  appartenait  à  notre  époque  à  la  fois  réaliste 
et  sentimentale  de  poétiser  cette  vie  besoigneuse  et  ces  incurables 


N'exagérons  rien  de  peur  d'être  injustes  à  l'égard  du  meilleur  et 
du  plus  inoffeiisif  de  ces  bohèmes.  Ni  la  vie  ni  le  talent  de  Murger 
ne  méritent  ces  dures  sentt'nces;  mais  il  a  créé  un  faux  et  triste 
idéal  de  vie  libre  qui  a  égaré  bien  des  jeunes  imaginations,  et  les 
a  jetées  dans  des  voies  sans  issue.  Schaunard  et  Colline  ont  laissé 
derrière  eux  une  funeste  école.  Eux  du  moins,  ils  n'étaient  que  des 
révoltés  contre  i'art,  dont  ils  outrageaient  le  culte  austère  par  leurs 
extravagances,  dont  ils  méconnaissaient  les  conditions  les  plus 
hautes,  te  sérieux  de  la  pensée,  l'effort  continu,  la  dignité  de  la 
vie.  Après  eux  sont  venus  les  révoltés  de  la  société ,  ceux  qu'on  a 
nommés  ou  qui  se  sont  nommés  eux-mêmes  les  réfraclnires.  L'âge 
d'innocence  de  la  bohème  n'a  pas  duré  longtemps;  encore  est-il 
vrai  de  dire  que  ce  n'était  qu'une  innocence  relative. 

Comment  s'est  faite  cette  transformation?  De  la  manière  la  plus 
logique  et  la  plus  simple  :  la  littérature  besoigneuse  est  devenue, 
par  une  transition  fatale,  ia  littérature  envieuse.  Dans  la  première 
phase  de  la  bohème,  on  voyait  déjà  poindre  le  germe  des  mauvaises 
passions  ;  l'impuissance  aggravée  par  la  paresse,  exaspérée  par  des 
prétentions  absurdes,  aiguisée  en  une  sorte  d'ironie  perpétuelle 
contre  tout  ci;  qui  travaille  ou  s'élève,  enfin  ta  volonté  bien  arrêtée 
de  ne  prendre  rien  ni  personne  au  sérieux  plus  que  soi-même,  et 
l'horreur  du  sens  commun  poussée  jusqu'à  la  déraison  systémati- 
que. TraiiS|'ortez  ces  instincts  de  ta  bohème  littéraire  dans  le  mi- 
lieu fiévreux  du  monde  politique,  sous  l'atmosphère  embrasée  des 
passions  et  des  haines  qui  s'y  allument,  —  ajoutez-y  l'idée  fixe  de 
parvenir  par  tous  les  moyens  au  sommet  du  pouvoir  et  de  ta  for- 
tune, l'émulation  d  plorable  que  fait  naître  dans  certaîni-s  âmes  le 
spectacle  des  ambitions  triomphantes  et  de  la  richesse  scandaleuse. 


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2&6  HEVtlE   DES   DEUX   MONDES. 

—  jetez  tous  ces  germes  dans  un  tempéramont  bilieux,  dans  uQ 
esprit  inquiet,  ironique  et  dur,  dans  uns  conscience  qui  dr^puis  long- 
temps a  dévort!  tous  les  scrupules,  et  vous  verrez  quelle  moissoa 
funeste  et  empoisonnée  va  surgir  1 

G',  st  ce  que  nous  avons  vu  et  ce  qui  mérite  d'être  rappelé  pour 
l'édification  des  naïfs,  s'il  en  reste  dans  un  temps  comme  le  nàtre, 
plus  propice  à  l'expt^rience  qu'aux  illusions.  Donc  un  certain  jour, 
il  y  a  cinq  on  six  ans  à  peine  (on  dirait  qu'il  y  a  un  aiède),  un 
changement  presque  subit  se  fit  dans  l;t  Hitératni'e  iC'gère  chargée 
de  défrayer  le  public  de  nouvelles  à  la  main  et  de  petits  scan- 
dales. Un  souille  purifiant  de  généreuse  colère  avait  passé  par 
l'âme  des  chroniqueurs  à  la  mode,  et  l'on  put  espérer  que  la  petite 
presse  allait  devenir  une  école  de  mœurs.  Certains  amuseurs  pu- 
blics se  firent  moralistes,  pamphlétaires,  satiriques,  avec  un  grand 
suce ''S.  A  les  voir  poursuivre  avec  tant  de  zèle  les  gros  abus  et 
les  grandj^scandales ,  on  eût  dit  qu'ils  retrouvaient  une  vocation 
perdue.^'élait  d'un  fouet  implacable  qu'ils  Ilagellaicnt  les  Fran~ 
fais  de  la  décddence,  parmi  lesquels  on  avait  pensrt  jusqu'alors 
qu'ils  occupaient  une  place  distinguée,  et  leur  satire  acre  dénonça 
sans  relâche  à  l'indignation  des  honnêtes  gens  la  grande  bohème,  ^' 
l'opposant  ainsi,  par  une  antithèse  heureus.e,  â  la  petite  bohème, 
trop  méconnue.  Certes  la  matière  prôtaitt-  il  serait  inutile  de  nier  j 
que  ce  temps  si  brillant  en  apparence  et  ce  monde  aux  surf&ces 
éblouissantes  ne  fussent  secrètement  minés  par  un  mal  étrange, 
multiple  de  formes,  d'une  contagion  irrésistible,  et  qu'e:i  prêtant 
l'oreille  on  ne  pût  entendre  déjà  comme  le  bruit  vague  d'une  ruine 
prochaine.  Il  y  avait  dans  ces  splendeurs  je  ne  sai-s  quoi  d'artificiel 
et  de  provoquant  qui  appelait  l'écroulement;  ces  joius  insensées,  ces 
frivolités  malsaines,  cutte  fièvre  de  plaisir,  cette  fureur  de  fortune, 
étaient  comme  un  défi  au  sort,  qui  ne  souffre  pas  les  prospérités 
immodérées,  et  qui  les  châtie  par  leurs  excès  mêmes.  Ah  I  sans  doute 
le  Paris  de  M.  Ilaussmann,  le  bois  de  Boulogne  vu  un  jour  de 
courses,  l'insolente  ostentation  de  la  richesse  de  la  France  étalée 
devant  les  yeux  jaloux  de  l'Europe  dans  le  palais  de  l'exposition, 
enfin  l'excès  du  luxe  et  des  dépenses  prodiguées  par  la  main  d'ua 
pouvoir  imprévoyant  avec  la  complicité  irrécusable  d'une  grande 
partie  de  la  nation,  il  y  avait  là  une  occasion  d'inquiétudes  patrioti- 
ques. On  eût  compris  qu'une  indignation  austère  avertit  la  France, 
complaisante  ou  entraînée.  Ce  qui  étonna  au  premier  moment,  ce 
fut  de  voir  cette  transformation  de  quelques-uns  des  écrivains  qui 
avaient  le  plus  aidé  à  la  décomposition  des  mœurs  et  de  la  raison 
publique  par  l'aimable  scélératesse  de  leurs  œuvres  et  de  leura  idées, 
par  le  sans-façon  de  leur  scepticisme  applaudi  et  populaire.  On  fut 


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L&   FIN   DE   LA  BOHÈME.  2A7 

charmé,  mais  surpris,  de  voir  la  petite  presse,  tant  calomniée,  de- 
venir inopinr'ment  une  forme  de  la  prédication  liù'que,  et  te  père 
Bridai  ne  revivre  à  l'improviste  dans  l'auteur  de  la  Vieillesse  de  Bri- 
didi.  Ce  firt  lui  vraiment  qui  se  chargea  de  châtier  de  la  bonne  façon 
les  bitrons  d'Ëstrignud,  et  de  déclarer  «  que  du  moment  qne  ces  jolis 
messieurs  étaient  reçus  dans  les  meilleures  maisons,  qu'ils  possé- 
daient des  galei'ies  de  tableaux  qu'on  venait  visiter  en  pèlerinage, 
et  qu'ils  exerçaient  môme  une  certaine  influence  sur  la  fortune  pu- 
blique, il  n'y  avait  pas  deux  partis  à  prendre  :  les  gens  non  encore 
gangrené.s  n'avaient  plus  qu'à  faire  un  paquet  de  Leurs  hardes  et  à 
s'expali'ier.  w  l'Ius  tard,  ce  ne  fut  plus  le  baron  d'Estiigaud  qui 
attira  tes  coups  du  pamphlétaire.  Uu  beau  jour,  nouveau  Diogène,  il 
alluma  sa  lanterne  et  chercha  un  homme  dans  les  rues  de  Paris.  Il 
ne  t'y  trouva  |)as;  mais,  en  passant  devant  les  Tuileries,  il  s'y  ar- 
rêta, et  ce  fut  là,  dans  les  ombres  du  vieux  palais,  qu'il  plongea  tes 
clartés  vengeresses  de  son  flambeau.  Lui  aussi,  il  devint  un  grand 
justicier. 

Qu'y  avait-il  au  fond  de  ces  colères  qui  n'épargnaient  rien,  qui 
poursuivaient  d'une  invective  enflammée  les  sentimens  les  plus  in- 
times, les  plus  inviolables  pour  les  horuiêtes  gens,  et  jusqu'à  t'âge 
innocent  de  celui  à  qui  l'on  ne  pouvait  repiocher  que  le  ciime  d'être 
né?  On  a  tlit  que  c'était  la  revanche  des  indignations  longtemps 
muettes  et  comprimées  contre  l'ordre  politique  et  social  ;  mais  qu'on 
nous  montre  quelle  passion  dictait  cette  acre  satire  contre  des  puis- 
sances et  des  splendeurs  si  voisines  déjà  de  l'abîme.  S'inspirait- et  le 
d'un  sentiment  de  moralité  supérieure  à  ce  qu'elle  condamnait,  à  ce 
qu'elle  nétiissait?  On  a  le  droit  de  le  demander.  La  satire  n'a  sa 
valeur  et  ne  produit  tout  son  effet  que  lorsqu'elle  vient  des  hautes 
régi'tns  de  l'âme,  et  que  la  passion  de  la  justice  l'anime.  L'n  Juvénal 
suspect  de  n'être  pas  un  stoïcien  court  le  risque  de  n'être  qu'ua 
déctamateur.  N'était-ce  pas  précisément  le  cas  pour  ce  Juvénal  im- 
provisé au  lendemain  d'un  vaudeville  graveleux?  La  question  n'est 
guère  douteuse  aujourd'hui;  elle  s'est  singulièrement  éclaircie  de- 
puis quelque  temps.  Non,  celui  qui  avait  jeté  sa  bile  et  son  fiel 
{turbida  biti-i)  sur  ces  pages  accusatrices  n'avait  jamais  conçu 


Pour  lui,  comme  pour  beaucoup  de  ses  émules  en  pampTilet,  il  ne 
s'agissait  guère  de  faire  régner  la  vertu  sur  la  terre.  On  n'était  pas 
si  naïf  que  cela.  On  s'enivra,  d'abord  sans  arrière-pensée,  de  la  po- 
pularité facile  que  procure  toujours  chez  nous  la  polémique  contre 
le  pouvoir,  et  surtout  la  polémique  par  l'insulte;  puis,  quand  le  suc- 


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248  KETOE   DES   DEUX   UONDESI. 

ces  grandit,  on  pensa  sans  doute  à  en  tirer  parti.  Qu'il  serait  com- 
mode et  agréable,  quand  on  aurait  renversé  l'ordre  de  choses  actuel, 
d'en  établir  un  autre  où  l'on  serait  maître  et  tyran  k  son  tour!  Ce 
n'était  pas  la  liberté  des  autres  que  l'on  voulait  affranchir,  ni  le 
droit  que  l'on  tenait  à  venger;  on  s'en  souciait  bien!  c'était  le  des- 
potisme de  la  foule  que  l'on  espérait  mettre  à  la  place  du  pouvoir 
détruit.  On  pensait  régner  par  elle  et  avec  elle;  ne  tenait-on  pas 
dans  ses  mains  le  cœir  de  la  populace?  Serait-il  donc  si  diflicile  de 
la  diriger  au  gré  de  ses  convoilisesT  Le  vrai  nom  de  cette  Némésis, 
ce  n'était  pas  la  jus^ce,  c'était  l'envie. 

La  passion  politique  put  faire  alors  illusion  à  bien  des  gens  qui 
jouissaient  trop  vivement  de  leur  haine  satisfaite  pour  mesurer  la 
véritable  portée  de  ces  coups  si  rudes,  pour  s'inquiéter  de  savoir  s'ils 
n'atteignaient  pas  bien  au-delà  du  but;  mais  l'illusion  n'était  plus 
possible  quand  on  passait  de  la  Lanterne  aux  Réfractaires.  C'était," 
au  fond  la  même  inspiration,  mais  plus  brutale,  moins  voilée  souSj  ' 
l'artifice  et  le  mensonge  de  la  politique.  L'inspiration  de  ce  livre 
étrange  et  maladif,  c'est  la  haine  et  la  convoitise,  la  passion  de  la  .. 
révolte  combinée  avec  la  fièvre  de  l'argent.  Je  viens  de  le  relire,  et 
je  sors  de  cette  lecture  épouvanté.  On  y  voit  passer,  comme  dans 
une  revue  infernale,  l'armée  de  furieus  qui  plus  tard  s'illustrera  par 
les  ruines  de  Paris.  On  voit  défiler  dans  ces  pages  les  paresses  igno- 
minieuses, les  jalousies,  les  impuissances  folles,  les  ambiiions'de- 
venues  féroces,  sous  la  conduite  de  ce  triste  chef  qui  devait  plus 
tard  se  désigner  au  commandement  suprême  de  ces  légions  fa- 
rourhes  comme  «  le  candidat  de  la  misère!  »  Que!  chef  et  quelle 
armée!  Oiî  se  recru te-t-elleî  Parmi  tous  ceux  qui  à  Paris  ont  fait 
naufrage,  dont  la  civilisation  n'a  su  ni  reconnaître  le  génie,  ni  uti- 
liser "  les  magnifiques  énergies,  i>  et  qui  se  sont  perdus  corps  et 
âme  dans  cetie  tempête  sans  éclair.  Naturellement  c'est  la  faute  de 
la  société,  et  tous  ces  naufrages  sont  à  sa  charge.  Pourquoi  ne  paie- 
t-elle  pas  des  rentes  à  ces  superbes  paresses?  «  Mettez  un  homme 
dans  ta  rue  avec  uo  habit  trop  large  sur  le  dos,  un  pantalon  trop 
court,  sans  faux-col,  sans  bas,  sans  un  sou,  eût-il  le  génie  de  Ma- 
chiavel, de  Taileyrand,  il  sombrera  dans  le  ruisseau  (1).  »  C'est 
toujours  l'idée  fixe:  le  succès,  la  fortune;  le  type  ne  varie  pas, 
c'est  Machiavel  ou  Talieyrand,  «  Il  y  a  là  un  danger.  La  misère 
sans  drapeau  conduit  à  celle  qui  en  a  un,  et  des  réfractaires  épars 
fait  une  armée,  armée  qui  compte  dans  ses  rangs  moins  de  fds  du 
peuple  que  d'enfans  de  la  bourgeoisie.  Les  voyez-vous  forcer  sur 
nous,  pâles,  muets,  amaigris,  battant  la  charge  avec  les  os  de  leurs 

(I)  Iules  Vallès,  Ut  Réfractairii. 


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LA    FIN    DE    LA   BOHÈME.  2&d 

martyrs  sur  le  tambour  des  révoltés,  et  agitant  comme  un  étendard 
au  bout  d'un  glaive  la  chemise  teinte  de  sang  du  dernier  de  leurs 
suicidés!  Dieu  sait  où  les  conduirait  leur  folie,  n  Toute  celte  page 
est  écrite  dans  un  accent  de  prophétique  menace.  Il  est  vrai  que  le 
dignitaire  de  la  future  commune  ajoute  une  restriction  à  sa  lugubre 
prophétie.  «  Nous  avons  vu,  dit-il,  ce  que  valaient  ces  religions  de 
l'émeute,  ces  théories  du  combat!  La  liberté  n'y  gagne  rien,  la  mi- 
sère y  perd,  seulement  le  ruisseau  est  rouge.  »  Pourquoi  n'a-t-il 
pas  mis  à  profil  cet  avertissement  qu'il  semble  se  donner  k  lui- 
même?  Ce  n'est,  hélas!  qu'une  lueur  de  bon  sens  qui  va  se  perdre 
dans  l'orgie  des  insanités  intellectuelles  et  des  désirs  furieux. 


Nous  avons  marqué  les  deux  premières  phases  de  la  bohème,  d'a- 
bord souffrante,  puis  militante.  La  troisième  phase,  à  laquelle  nous 
arrivons,  est  celle  de  la  bohème  triomphante;  elle  date  des  élections 
de  1860.  L'entrée  de  M.  Rochefort  au  corps  législatif  ne  marque- 
t-elle  pas  en  effet  une  ère  nouvelle  dans  les  destinées  de  la  bohème? 
C'est  à  ce  moment  que  se  fondent  les  clubs  exaltés  et  les  journaux 
agitateurs  qui  Sont  sa  gloire  et  son  œuvre.  Ces  clubs  ne  sont  rien 
autre  chose  que  l'émeute  en  permanence,  ou  mieux  en  représenta- 
tion tous  les  soirs,  et  quant  aux  journnux,  ils  battent  le  rappel  dans 
tous  les  quartiers  de  Paris,  sous  les  yeux  d'un  gouvernement  affaibli 
par  ses  fautes,  presque  désarmé  par  l'opinion,  et  d'une  bourgeoi-ie 
heureuse  de  se  distraire  en  donnant  des  avertissemens  au  pouvoir. 
Tout  cela  était-ce,  comme  le  prétendait  l'opinion  radicale,  le  signal 
des  revendications  légitimes,  le  réveil  du  peuple,  l'aube  de  la  li- 
berté? Non,  une  aurore  si.orageuse  n'annonce  pas  un  jour  pur  et 
serein.  Ces  clubs  et  ces  journaux,  c'était  la  grande  voix  de  la  bo- 
hème politique,  et  cette  voix  se  faisait  entendre  bien  plus  loin,  elle 
remuait  bien  plus  profondément  les  masses  que  la  rhétorique  offi- 
cielle ei  les  colères  mesurées  de  l'opposition  pariementaire.  Les  agi- 
tateurs les  plus  fameux  de  la  foule  sont  des  bohèmes  qui  se  sont 
exercés  à  la  vie  politique  dans  ces  cafés  qu'on  appelle  littéraires,  je 
ne  sais  trop  pourquoi.  Dans  l'historique  des  derniers  événemens,  on 
n'a  pas  tenu  assez  grand  compte  de  celte  éducation  du  bavardage 
excentrique,  de  ce  noviciat  de  l'extravagance  parlée  dans  les  longues 
heures  du  soir,  autour  des  tables  où  se  réunissaient  les  vanités  les 
plus  prétentieuses  de  la  bohème  parisienne.  Il  parait  cependant  que 
c'est  là  que  se  sont  préparés  depuis  deux  ans  plusieurs  des  épisodes 
de  notre  tristti  histoire.  Écoutons  un  de  ceux  qui  ont  le  mieux  connu, 
pour  les  avoir  pratiquées  à  fond,  ces  mœurs  étranges,  et  ne  nous 


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250  RETCE   DES  DEUX   MONDES. 

rebutons  pas  trop  de  ce  langage  réaiiste.  Voici  les  habilités  qui  ar- 
rivent. II  Après  avoir  pataugé  toute  la  journée  dans  la  boue,  ils  vien- 
nent s'enfoncer  dans  la  discussion  jusqu'au  cou,  faire  Lrù'er  leur 
petit  verre  et  flamber  leurs  paradoxes;  montrer  qu'eux  aussi,  les  mal 
chaussés,  les  mal  vêtus,  ils  en  valent  bien  d'autres,  ils  ont  quelque 
ch'.ise  là  (  ce  mot  d'André  Cliénier  a  fait  tourner  toutes  ces  cervelles 
vides).  Les  vaincus  du  matin  deviennent  les  vainqueurs  du  soir.  La 
vanité  y  ti-ouve  son  compte;  ils  s'accoutument  à  ces  petits  triom- 
phes, à  ces  orgueilleux  I  avardag&s,  à  ces  disserlatiojis  sans  On,  aux 
témérités  héroïques...  De  celte  table  d* estaminet,  ils  font  une  tri- 
bune, ils  parleiitlà,  sous  le  gaz,  les  livres  qu'ils  devraient  écrire  à 
la  chandelle;  les  soirées  s'achèvent,  les  jours  se  passent  ;  ils  ont 
causé  trente  chapitres,  et  n'ont  pas  fait  quinze  pages  (I).  »  On  ne 
s'est  pas  assez  délié  de  cette  gi'nératîon  politique  qui  a  fait  son  ap- 
prentissage dans  les  cafés  du  quartier  latin  ou  des  boulevards,  et 
qui  de  là  un  certain  jour  s'est  répandue  sur  la  France  entière  avec 
ses  mœurs  étranges,  ses  tropes  hardis,  son  bagage  plus  que  léger 
d'études,  mais  en  revanche  avec  l'intarissable  faconde  et  l'entrain 
maladif  que  l'on  puise  dans  les  (lots  verts  de  l'absinihe.  Cette  perfide 
et  malsaine  liqueur  aura  eu  son  influence  dans  la  désorganisation 
cérébrale  de  Paris.  La  rai^decine  s'en  est  déjà  inquiétée,  la  politique 
de  cette  dernière  année  s'en  est  ressentie.  L'hygiène  physique  et 
l'hygiène  morale  d'une  nation  se  touchent  de  plus  près  que  l'on  ne 
peut  le  croire  :  nous  indiquons  là  une  des  plus  dangereuses  mala- 
dies de  notre  civilisation.  L'absinthe  fait  des  orateurs  et  des  poli- 
tiques à  Paris,  comme  l'opium  fait  en  Chine  des  extatiques  et  des 
hallucinés.  Les  uns  et  les  autres  se  valent  à  peu  de  chose  près;  mais, 
s'il  fallait  choisir,  mou  choix  serait  pour  les  silencieux  plongés  dans 
une  exta,se  muette  par  le  narcotique  cher  à  rOiii.nt.  Ceux-ci  du 
moins  ne  font  de  mal  qu'à  eux-mêmes,' c'est  un  lent  suicide  qu'ils 
s'infligent,  ils  n'imposent  pas  à  leur  pays  leur  dictature  bavarde  et 
leur  délire  impie.  Leur  rave  est  au  dedans;  ils  ne  prétendent  pas  le 
réaliser  au  dehors  sur  les  ruines  et  dans  le  sang. 

C'est  dans  les  clubs  que  l'on  vit  surgir  tout  d'un  coup  ces  tri- 
buns d'estaminet  qui  n'avaient  encore  exercé  leurs  talens  que  de- 
vant uD  auditoire  spécial,  en  vue  d'une  popularité  restreinte.  Ceux 
qui  ont  suivi  ces  réunions  avec  quelque  attention  et  une  doulou- 
reuse soUicitude  pour  les  symptômes  du  mal  dont  le  pays  était  at- 
taqué, les  observateurs  qui  allaient  là,  non  comme  à  ub  spectacle, 
mais  comme  à  une  clinique,  ont  pu  remarquer  que  les  orateurs  les 
plus  applaudis  étaient  de  deux  espèces  :  des  ouvriers  iuteUigene, 

(t)  U»  Rèfraciaint. 


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LA   FIN   DE   LA   SOHÈMB.  251 

mais  fiui  avaient  lu  au  hasard,  sans  direction,  surchargeant  leur 
mémoire  d  :  tirades  indigestes  et  de  déclamations  antisociales,  et  des 
étudians  de  dixième  année,  vieux  bohèmes  (jui  avaient  cessé  dpuis 
IoogLem[)s  d'enlreleiiir  tout  rapport  avec  l'Ecole  de  droit  et  l'tcole 
de  médeciiie  pour  se  vouer  à  la  politique  transœndaïue  et  à  la  ré- 
génération humanitaire.  Ajoutez  à  ce  groupe,  dt^jà  fort  respectable, 
quelques  médecins  sans  clientèle,  quelques  avocats  sans  cause,  des 
professeurs  sans  élèves,  la  rédaction  des  journaux  qui  paraissent 
une  fois,  tous  les  déclassés  des  cai'rières  libérales  u  qui  portent  un 
diplôme  de  baclieliur  dans  les  poches  de  leur  habit  troué,  »  vous 
avez  l'état-majur  des  clubs  qui  ont  diverti  peni'ant  deux  ans  le  Pa- 
ris sceptique  et  blasé,  qui  ont  éponvauté  les  gens  raisonnables,  et, 
en  troublant  l'esprit  du  peuple,  préparé  le  18  mars.  L'élément  lettré 
de  ces  réunions  êiait  en  concurrence,  pour  le  radicalisme  des  idées 
(si  l'on  peut  donner  ce  nom  à  de  pareilles  choses),  avec  le  contin- 
gent oratoire  fourni  par  les  classes  ouvrières. 

Cependant  il  y  avait  une  différence  capitale.  Les  orateurs  ouvriers 
avaîeut  mal  étudié,  et  ti'aitaient  à  tort  et  à  travers  les  questions 
sociales;  mais  ils  y  aiiportaient  un  sentiment  sincère,  un  air  de  con- 
viction, quelque  cbose  enfin  qui  ressemblait  à  de  U  probité  dans  la 
déraison.  Les  irn'gulirrs  de  Paris  n'avaient  même  pas  cette  excuse. 
Leur  folie  éta.it  une  foHe  voulue;  les  propositions  lus  plus  insensées 
n'étaient  pour  eux  qu'un  moyen  de  s'imposer  et  de  réussir.  Ils  vi- 
saient uniquement  à  cette  sordide  popularité  qui  était  comme  la 
prime  de  l'extravagance.  Ils  se  surexcitaient  eux-mêmes  par  l'i- 
vresse de  la  parole  et  de  l'applaudissement  facile.  A  la  fin,  ils  étaient 
devenus  des  énergumèiies,  mais  au  commencement  de  leur  triste 
carrière  ils  n'avaient  été  que  des  artistes  en  excentricités;  cela  se 
sentait  encore  à  je  ne  sais  quelle  uote  forcée  dans  l'expression  et 
dans  la  voix.  Jacobins,  oui,  sans  doute;  mais  avant  tout  rhéteurs  et 
comédiens. 

En  même  temps  Horissait  la  presse  de  la  bohème  révoli^tionnaira. 
Elle  a  commencé  à  la  MarsciUaise,  elle  a  fini  avec  le  ilôt  d'ordre 
et  le  Cri  du  peuple.  On  me  permettra  de  négliger  les  nuances,  qui 
sont  innombrables,  les  variétés,  qui  se  multiplièrent  tous  les  jours, 
les  imitnteurs  à  la  suite  qui  tâchaient  à  force  de  violences  de  faire 
leur  récolte  dans  le  même  sillon,  car  il  ue  faut  jamais  oublier  dans 
ces  esquisses  de  mœurs  littéraires  la  question  d'argent,  qui  a  bien 
plus  d'importance  que  la  question  d'idée.  Les  cliefs  eux-mêmes  de 
cette  presse,  les  coryphées,  visaient  avant  toute  chose  à  la  popula- 
rité monnayi^e  en  gros  sous.  Leurs  articles  les  plus  scandaleux  n'é- 
taient qu'une  réclame;  en  surexcitant  les  ardeurs  populaires,  ils 
avaient  en  vue  la  rente  au  numéro.  On  cite  dans  les  tristes  jours 


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262  REfCE    DES   DEUX   MONDES. 

qui  ont  précédé  le  18  mars  telle  infamie  qui  a  obtenu  un  suc- 
cès de  quatre  tirages  pour  la  même  journée.  Le  marché  des  jour- 
naux était  ouvert  à  une  surenchère  perpétuelle  de  scandale  dont 
le  public  faisait  les  frais.  Quelle  industrie  lucrative  que  celle  qui 
consistait  à  trafiquer  du  mensonge  et  de  la  calomnie,  de  la  con- 
science publique  et  de  l'honneur  privé  1  On  songeait  parfois  au  passé, 
à  ses  souffrances,  à  l'obsession  perpétuelle  d'une  criante  misère. 
Quelques  années  à  peine  séparaient  ces  brillans  spéculateurs  du 
temps  où  ils  n'avaient  pas  encore  trouvé  le  moyen  de  battre  mon- 
naie, «  C'est  alors  qu'ils  s'enterraient  dans  un  cabinet  de  10  francs, 
sans  air,  sans  feu,  sans  tabac,  en  face  d'eux-mSmes,  pour  lutter  là 
seuls  avec  leur  pensée,  pour  faire  jaillir  d'un  cœur  ulcéré  des 
phrases  joyeuses  ou  des  pages  sereines...  Ces  articles,  ces  pièces, 
ce  roman,  ces  vers,  quand  seront-ils  acceptés,  imprimés,  payés? 
Quand?  Dans  six  semaines,  six  mois,  un  an  peut-être.  Seront-ils 
reçus  seulement?  Pour  qu'ils  le  soient,  n'étouflera-t-il  pas,  cet 
afTamé,  ses  cris  les  plus  éloquens?  Je  le  vois  d'ici,  lâche  devant  son 
âme,  jetant  des  cendres  sur  sa  phrase  et  des  fleurs  sur  ses  haines,  n 
Que  les  temps  sont  changés!  Les  hainex  ne  se  sont  pas  éteintes, 
elles  se  sont  développées;  mais  on  n'a  plus  à  les  comprimer,  on  n'a 
qu'à  les  répandre  comme  une  lave  ardente  sur  la  première  page 
d'un  journal,  pour  que  cette  page  se  couvre  d'ori  Le  cœur  est  ulcéré 
plus  que  jamais  par  l'envie.  Eh  bien  1  que  l'écrivain  laisse  crier  ce 
hideux  ulcère,  qu'il  l'entretienne  même,  cela  rapporte;  qu'il  avive 
la  plaie,  il  y  a  là  un  trésor!  Des  idées,  du  travail,  des  étuiles  éco- 
nomiques, de  la  science,  pour  quoi  faire?  L'audace  révolutionnaire 
dispense  de  tout.  Heureuse  époque  où  un  chroniqueur,  devenu 
candidat  très  sérieux  par  la  grâce  du  peuple  souverain,  dc'mandait 
sur  ses  adiches  cinq  minutes  pour  résoudre  la  question  sociale!  De 
la  probité,  à  quoi  bon?  C'est  affaire  au  petit  commerce,  non  au  sa- 
cerdoce de  l'idée.  Les  autres  formes  de  l'honnêteté  ne  sont  rien, 
ne  comptent  pas  sans  la  vertu  révolutionnaire;  celle-ci  a  son  privi- 
lège. Qu'on  laisse  donc  à  la  porte  du  journal  tout  ce  bagage  encom- 
brant de  préjugés  et  de  scrupules.  La  grande  idée  suffit  à  tout;  elle 
confère  la  science  et  le  mérite,  elle  purifie  ce  qu'elle  touche,  ell« 
ennoblit  le  mensonge,  elle  sanctifie  l'infâme. 

Où  l'on  arrive  avec  de  tels  principes,  nous  l'avons  vu,  et  le  monde 
en  frémit  encore.  On  pourrait  suivre  la  gradation  rapide  que  par- 
courut certain  journalisme,  école  de  démoralisation  populaire  avant 
d'être  i'ofllcine  secrète  et  le  cabinet  consultant  du  brigandage  pu- 
blic. Ce  qui  marque  la  première  étape  dans  cette  voie  funeste,  c'est 
l'absence  complète  de  sérieux,  l'irrespect  poussé  jusqu'à  ses  der- 
nières limites,  la  fantaisie  dans  le  cynisme.  Ces  feuilles  étaient  plus 


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JLA   PIN  DE   LA  SOIIÈME.  253 

que  légères,  les  consciences  l'étaient  aussi,  et  tout  cela  roulait 
pële-mële  vers  l'abîme;  puis  vint  la  période  de  l'agitation  à  perpé- 
tuité, le  commencement  ou  plutôt  l'essai  de  la  terreur  par  l'injure 
poussée  jusqu'à  l'hyperbole,  la  polémique  la  plus  violente  des  per- 
sonnalités substituée  à  la  discussion  des  idées.  Chacun  à  son  tour, 
parmi  les  plus  honnêtes  gens,  dut  compter  avec  ces  Suétones  de  la 
démagogie;  mais  voici  la  troisième  période,  celle  où  le  journal  se 
fait  l'instrument  très  actif  et  très  réel  de  la  teireur  qu'il  a  célébi-ée, 
appelée,  et  qui  est  enfin  venue.  Les  bureaux  de  cette  presse  sont 
devenus  l'antichambre  de  La  Roquette.  Chaque  jour,  ces  écrivains 
font  leur  besogne,  et  quelli;  besogne!  Dénonciateurs  publics,  exécu- 
teurs des  hautes  et  basses  œuvres,  pourvoyeurs  des  soupçons  po- 
pulaires, nous  les  avons  vus  de  près,  ces  sycophantes  de  la  populace, 
irritant  la  misère,  versant  à  flots  sur  ses  plaies  leur  littérature  cor- 
roMve,  leur  vitriol  et  leurs  poisons.  A  quoi  bon  d'ailleurs  caractériser 
dans  le  délail  ces  hallucinations  de  la  méchanceté  humaine?  Ce  qu'il 
faut  bien  comprendre,  c'est  que  l'explosion  de  ces  passions  mau- 
vaises n'a  pas  été  aussi  soudaine  et  aussi  imprévue  qu'on  veut  bien 
le  dire.  Elle  n'a  surpris  que  ceux  qui  n'observent  rien  :  toutes  ces 
passions  haineuses  se  donnaient  libre  carrière  depuis  longtemps  dans 
celte  presse;  tous  les  programmes  s'y  étalaient  impudemment.  On 
peut  bien  dire  que  depuis  deux  ans  i!  y  avait  des  feuilles  qui  suaient 
le  crime.  Que  voulez-vous?  Il  fallait  vivre  et  bien  vivre.  Op  c'était, 
parait-il,  la  méthode  la  plus  expéditive  pour  lancer  un  journal.  Les 
bohèmes  libérés  avaient  fait  le  serment  de  ne  plus  retomber  dans  le 
bagne  de  leur  misère;  c'était  à  leur  bonne  ville  de  Paris  de  payer  à 
ces  messieurs  le  luxe  de  leurs  chevaux,  de  leurs  voitures,  de  leurs 
maîtresses  et  de  leurs  dîners.  Puisque  ce  genre  de  littérature  lui 
plaisait,  il  était  juste  qu'elle  en  fit  les  frais.  Il  est  bien  avéré  mainte- 
nant que  ces  forfaits  littéraires  et  politiques  qui  ont  jeté  l'horreur  au 
milieu  de  notre  civilisation  n'étaient  pour  beaucoup  de  ceux  qui  les 
commirent  ou  les  suggérèrent  que  l'envers  de  la  question  d'argent. 
Il  ne  s'agit  dans  cette  étude  que  des  écrivains  qui  passèrent  tout 
d'un  coup  de  la  littérature  légère  à  la  révijjution  radicale;  on  laisse 
de  côté  le  journalisme  politique,  où  il  serait  facile  de  trouver  des 
fanatiques  sincères  et  un  délire  de  bonne  foi.  Là  au  contraire,  si  le 
délire  arriva  plus  tard,  ce  fut  par  la  lutte  et  le  péril  croissant;  au 
point  de  départ,  il  n'y  avait  chez  la  plupart  de  ces  écrivains  qu'une 
idée,  celle  de  s'enrichir  aux  dépens  des  haines  populaires.  Chez 
quelques-uns  se  joignit  à  cette  passion  celle  du  pouvoir  acquis 
n'importe  à  quel  prix,  partagé  n'importe  avec  qui,  et  dût-il  ne  durer 
qu'un  jour.  Être  à  leur  tour  les  maîtres,  faire  trembler  à  leurs  pieds 
cette  société  qui  les  avait  si  longtemps  relégués  dans  l'ombre,  mé- 


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25Ï  REVUE   DES  DECX  MONDES. 

prisés  comme  des  envieux  et  des  împuissans:,  dominer  du  haut  de 
ces  tréteaux,  pris  comme  un  piédestal,  ce  Paris  supprbj  dans  son 
luxe  et  dans  son  insolence,  quelle  volupté  d'orgueil  et  quel  rêve! 
Ce  fut  un  immense  accf-s  de  fatuité.  On  se  grisa  do  la  tonte-puis- 
sance qu'une  séri;  de  fatalités  venait  de  faire  tomber  aux  mains 
des  Irionipliateurs  de  ta  me,  et  que  ceux-ci  laissaient  prendre  aux 
plus  eiïrontés,  La  commune  distribua  des  portefeuilles!  Ou  l'taït 
donc  enfin  qudqu'un,  plus  que  cela,  quelque  tliose.  On  cl^iit  délégué 
à  un  ministère,  presque  ministre,  souverain  même,  puisque  cha- 
cun dans  sa  splière  était  un  despote  irresponsable.  On  était  la  force 
du  peuple  incarnée,  sa  fantaisie  vivante  substituée  À  to;ites  les  lois, 
l'émanation  de  sa  souveraineté.  On  avait  tous  les  droits,  y  compris 
celui  d;  vie  et  de  mort;  on  n'avait  aucune  charge,  pas  m'>.nie  celle 
de  rendre  des  comptes.  Les  limites  de  cette  souveraine^  n'allaient 
pas  très  loin,  ell^s  s'étendaient  du  Point-du-Jour  au  pont  de  Bercy; 
mais  enfin  c'était  tout  Paris,  incliné  devant  ces  pachas,  sortis  la 
veille  de  quelque  bouge  ou  du  coin  d'un  estamineti  Quelle  revanche 
pour  les  humiliations  dévorées  en  silence,  pnur  les  larmes  versées 
par  l'envie  ou  les  cris  dé  l'impuissance  éloufTi's  par  la  rage  !  Dans  ce 
genre  d'infatuation  poussée  jusqu'à  la  dém:?nce,  c'était  un  type  que 
ce  délégué  aux  relations  étrangères  qui,  pour  en  faire  accroire  au 
monde  et  oubliant  que  le  monde  finissait  pour  lui  à  la  han!îeue, 
tentait  des  échanges  de  protocoles  avec  le  commandanl  prussien  de 
Saint-Denis,  signifiait  son  avènement  aux  puissances,  et  se  faisût 
féliciter  au  Jmtrnul  officiel  par  des  représentans  de  républiques  ima- 
ginaires. C'était  un  type  aussi,  cet  ancien  secn'-taire  dEugène  Sue, 
collaborateur  obscur  des  Mystâres  du  peuple,  menant  à  grand  train 
le  gouveru  .ment  de  l'instruction  primaire,  par  laquelle  i!  prétendit 
moraliser  le  peuple,  et  la  rédaction  d'un  journal  qu'il  remplissait  de 
ses  publications  restées  en  portefeuille,  et  dont  la  révoliante  obscé- 
nité complétait  l'œuvre  de  l'administrateur  :  admiralile  port:ige  de 
l'homme  d'état  entre  ses  soucis  patriotiques  et  sa  sollicituLle  d'au- 
teur 1 

L'attrait  de  ce  carnaval  et  la  curée  di  ce  pouvoir  n'avaient  pas 
attiré  seulement  la  littérature  légère  :  la  science  et  l'art  avaient 
payé  leur  contingent  au  personnel  do  la  haute  administration.  Quel- 
ques demi-savans,  mathématiciens  et  physiciens  de  hasard,  ofiiciers 
de  santé,  vétérinaires,  quelques  dessinateurs  inc');ii|]rîi  rt  jaloux, 
un  peintre  fou  d'orguail,  étaient  devenus,  selon  leur  in?;|iiralloii  per- 
sonnelle ou  les  vacances  du  pouvoir,  magistrats  chefs  de  la  police, 
généraux,  miiires  et  adjoints,  comptables,  iiitendans,  administra- 
teurs des  ])caui-arts.  En  même  temps  et  de  tous  les  points  di.'  l'ho- 
rizon, au  secours  de  la  commune  en  danger  était  accourue  en  noirs 


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LA  Fin   DE   LA   BOHÈME.  25& 

bataillons  la  bohème  féminine,  conférencières  et  journalistes.  Les 
conférencières!  c't^tait  une  industrie  nouvelle,  inaugurée  depuis 
quetq<ie  ti;mps  à  Paris.  On  avait  vu  monter  à  l'assaut  de  ces  chaires 
improvisées,  dans  tes  salles  de  spectacles  on  de  cafâs-concerts, 
eo  attendant  que  cela  fût  possible  dans  les  églises,  d'étranges  per- 
sonnages d'im  talent  plus  que  douteux,  d'un  sexe  inceria'n,  ac- 
cueillis avec  plus  de  curiosité  que  de  sympathie  par  cette  popula- 
tion, bif'n  indulgente  pourtant  quand  on  o/Tre  un  attrait  à  son  ennui 
blasé.  Éiaie;it-ce  des  femmes,  ces  orateurs  qui  venaient  nous  parler 
si  librement  dd  l'amour  libre  et  réclamer  d'une  voix  si  aigre  les 
droits  que  le  despotisme  masculin  refuse  au  sexe  faible  :  le  droit  à 
la  passion,  !e  dnjit  à  l'émancipation  définitive,  le  droit  à  la  vie  po'i- 
tique?  Oui,  c'étaient  bien  des  femmes,  on  nous  l'assure,  et  je  consens 
à  le  ciTiiie;  mais  on  ne  peut  rendre  l'impression  maussade  que  pro- 
duisaient l'écho  de  ce*  (^mentalions  effrontées  sur  un  esclavage 
dont  elles  éLaîrnt  la  vivante  et  désagréable  négation,  le  spectacla 
de  ces  at  iludes  d'improvisation  simulée,  ces  contorsions  d'une  in- 
spiration sibylline  dont  on  avait  étudié  les  eflets  dans  un  miroir, 
ces  gestes  aigus,  tout  cet  appareil  d'un  bavardage  prétentieux  et 
superficiel,  impertinent  et  banal,  dont  justice  fnl  bientôt  faite  par 
les  sifUets  du  public.  Malheureusement  les  victimes  de  ces  brutalités 
des  hommes  eurent  leur  revancli",  et  l'Hôtet  de  Ville  devint  leur 
proie.  De  gré  ou  de  force,  il  fallut  leur  céder  une  partie  du  pou- 
voir, et  la  conférencière  put  cro:re  un  instant  qu'elle  allait  régner. 
Sa  parole  et  sa  pluma  se  mirent  bruyamment  au  service  de  l'iiisur- 
rection,  sa  parole  tous  les  soirs  dans  la  chaire  des  églises  envahies, 
sa  plume  tous  les  matins  dans  les  gazettes  créées  pour  la  circon- 
stance. On  connut  enfin  \?i  jounmliste  communeune,  c'était  la  plus 
acharnée  à  la  vengeance.  Nous  ne  citerons  pas  ces  appels  au  crime. 
Le  plus  maltraité  dans  ces  feuilles  absurdes,  c'était  M.  Thiers.  II  y 
est  invaj-iablement  représenté  comme  un  buveur  du  sang  et  des 
sueurs  du  peuple.  Ah!  les  sueurs  du  peuple!  en  a-t-on  ass;z  abusé 
dans  ces  derniers  temps,  et  comme  on  les  a  follement  dissipées  ! 
Elles  sont  saintes  et  fécondes  quand  elles  arrosent  l'outil  aux  mains 
de  l'ouvrier  ou  la  charrue  sur  le  sillon;  mais  commi  elles  sont  sté- 
riles, ridicules  et  impies,  quand  elles  tombent  sur  le  journal  incen- 
diaire ou  sur  la  tribune  du  clubl 

L'émancipation  de  la  femme,  c'était  la  bonne  nouvelle,  l'évan- 
gile de  ces  dames,  les  mères  de  l'église  de  la  commune.  Cela  mar- 
chait de  pair  avec  l'émancipation  du  prolétariat,  et  ne  laissait  pas 
d'élonner  les  naïfs,  qui  avaient  cru  jasque-lâ  que  les  femmes  et  les 
prolétaires  s'étaient  suffisamment  émancipés  eux-mêmes,  k  11  faut 
pourtant  raisonner  un  peu,  écrivait  une  de  ces  dames,  croit-on  pou- 


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256  REVUE   DES   DEUX   UOHDE3. 

voir  faire  la  révolution  sans  les  femmes?  Voilà  quatre-vingts  ans 
qu'on  essaie,  et  qu'on  n'en  vient  pas  à  bout.  La  première  révolution 
leur  décerna  bien  le  titre  de  citoyennes,  mais  non  pas  les  droits. 
Elle  les  laissa  exclues  de  la  liberté,  de  l'égalité.  Repoussées  de  la 
révolution,  les  femmes  retournèrent  au  catholicisme...  Entre  leur 
hostilité  et  leur  dévoùment,  i!  faut  choisir.  Quelques-unes  s-ns  doute, 
méprisant  l'obstacie,  fortes  et  convaincues,  persistent  malgré  les  dé- 
goûts; m  lis  ces  natures-là  sont  rares!  »  Je  regrette  que  Proudhon  ne 
soit  pîus  parmi  nous  pour  traiter  de  la  belle  façon  cen  nularrs-là.  Il 
les  avait  devinées  dans  un  de  ses  derniers  livres,  et  (lugellées  avec 
une  verve  d'invectives  qui  avait  fait  de  cette  fustigation  une  exé- 
cution immortelle.  Vraiment  ces  belles  natures  ne  sont  pas  rancu- 
nières. Elles  passent  parles  verges  de  tous  les  apôtres  du' socia- 
lisme, et  semblent  les  adorer  en  proportion  des  coups  qu'elles 
reçoivent.  Toutes,  plus  ou  moins,  ressemi)ient  à  la  Martine  de  Mo- 
lière :  que  voulez-vous,  si  c'est  leur  plaisir  d'être  battues?  Tout 
récemment  encore  ii'ont-elles  pas  subi  en  silence  cette  foudroyants 
apostrophiî  de  M.  Bebel,  une  espèce  de  grand-prètre  du  socialisme 
allemand?  «  Quant  à  la  femme,  à  de  très  rares  exceptions  près,  ell» 
ne  peut  servir  à  la  reconstitution  de  la  société.  Esclave  de  tous  les 
préjugés,  atteinte  de  toute  sorte  de  maladies  morales  et  physiques, 
elle  sera  la  pierre  d'achoppement  du  progrès.  Avec  elle,  il  faudra 
employer  au  moral  certainement,  au  phyaique  peut-Cire,  la  raison 
péremptoire  envers  les  esclaves  de  vieille  race  :  le  bâton  I  »  Assu- 
rément tout  le  monde  estimera  que  M.  Bebel  manque  de  mesure 
autant  que  de  galanterie;  mais,  quand  on  voit  en  quelK;  estime  la 
femme  est  te;me  par  Proudhon  et  par  M.  Bebel,  il  est  beau  de  sa 
part,  et  c'est  faire  preuve  d'une  rare  générosité,  da  se  vouer  au 
culte  de  la  révolution,  dont  elle  n'obtient  que  le  mépri:^  en  attendant 
le  bâton. 

Bohème  que  tout  celai  bohème  recrutée  au  hasard  dans  la  litté- 
rature et  dans  la  science,  dans  toutes  les  conditions,  tous  les  âges 
et  tous  les  sexes.  Nous  avons  vu  paraître  ce  phénomène  qu'il  était 
réservé  à  notre  civilisation  de  produire  :  le  monstre  lettré,  homms 
ou  femme,  mille  fois  plus  compliqué  que  Théroigne  de  xMértcourt 
ou  que  Marat.  Comment  des  intelligences  cultivées,  sensibles  aux 
jouissanciîs  de  l'art,  aux  raflinemens  mêmes  de  l'esprit,  ont-ellea 
pu  sa  porter  i  ces  égaremens  de  la  raison,  à  ces  férocités?  Il  y  aura 
là  un  su^et  d'étude  pour  le  physiologiste,  l'aliëniste,  aussi  bien  que 
pour  le  psychologue  futur.  On  y  démôle  à  la  fois  un  phénomèn» 
morbide  et  un  phénomène  moral  dont  l'étude  parallèle  mérite  d'être 
tentée.  Ce  sera  un  trait  bien  étrange  de  ce  temps  que  le  souvenirde 
ce  voluptueux  coquin  en  qui  se  mêlaient  Fouquier-Tiuville  et  le 


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LA    FIN   DE    LA    SOHÈUB.  257 

marquis  de  Sade ,  et  qui,  au  moment  d'aller  exécuter  les  otages, 
plaisantait  avec  tant  de  présence  d'esprit  sur  les  générations  spon- 
tanées. (I  Elles  rendent  ia  création  complètement  inutile,  disait-îl, 
et  Dieu,  s'il  existait,  ne  serait  bon  qu'à  fusiller.  »  Celui-là  était  un 
aimable  pédant  de  science.  —  Ce  sera  aussi  une  parole  à  recueillir, 
et  qui  a  bien  son  prix,  celle  d'un  des  plus  jeunes  et  des  plus  élégans 
despotes  de  la  commune  qui,  au  moment  où  il  passait  avec  ses  gar- 
diens devant  les  restes  de  l'incendie,  parmi  les  cris  de  fureur  des 
malheureux  rassemblés  autour  de  leurs  maisons  en  ruine,  s'éton- 
nait d'un  pareil  accueil  et  s'en  plaignait  amèrement.  —  Eh  quoi  I  le 
confondre  avec  les  brigands,  lui  un  lettré,  lui  un  artiste!  —  Cela 
ne  rappelle-t-i!  pas  le  qualis  arfifex  pereo  de  Néron  au  moment  où 
il  vit  briller  le  glaive  de  son  affranchi  ? 

111. 

Sous  quelles  influences  !a  bohème  en  est-elle  venue  à  ce  degré  de 
perversion  intellectuelle  et  morale?  Quelles  sont  les  causes  qui  ont 
surexcité  jusqu'au  délire,  jusqu'au  crime,  ces  vanités  d'abord  tnof- 
fensives,  puis  envieuses,  à  la  fin  .démoniaques?  Il  y  a  eu  là  des  res- 
ponsabilités d'origine  et  de  nature  très  diverses,  parmi  lesquelles 
il  convient  de  faire  une  grande  place  aux  influences  littéraires.  C'est 
jusqu'à  elles  qu'il  faut  remonter  pour  expliquer  cette  transforma- 
tion d'aventurîer3  de  la  littérature  en  aventuriers  de  la  politique, 
prêts  à  tout  pour  tenter  l'assaut  de  la  richesse  ou  du  pouvoir. 
On  trouve  dans  l'œuvre  oubliée  de  l'un  de  ces  malheureux  un 
chapitre  qui  porte  ce  titre  ;  les  Victimes  du  livre.  Il  commence  à 
peu  près  ainsi  :  u  Cherchez  la  femme,  disait  un  juge.  C'est  le  vo- 
lume que  je  cherche,  moi,  le  chapitre,  la  page,  le  mot...  Joie, 
douleurs,  amours,  vengeances,  nos  sanglots,  nos  tires,  les  passions, 
les  crimes,  tout  est  copié,  tout.  Pas  une  de  nos  émotions  n'est 
franche  :  le  livre  est  là...  Combien  j'en  sais,  de  ces  jeunes  gens, 
dont  tel  passage,  lu  un  matin,  a  dominé,  défait  ou  refait,  perdu  ou 
sauvé  l'existence!  Souvent,  presque  toujours,  la  victime  a  vu  de 
travers,  choisi  à  faux,  et  le  livre  la  traîne  après  lui,  faisant  d'un 
poltron  un  crâne,  d'un  bon  jeune  homme  un  mauvais  garçon,  d'un 
poitrinaire  un  coureur  d'orgies,  un  buveur  de  sang  d'un  buveur 
de  lait,  une  tête  pâle  d'une  queue  rouge...  Balzac  par  exemple, 
comme  il  a  fait  travailler  les  juges  et  pleurer  les  mères  !  Sous  ses 
pas,  que  de  consciences  écrasées  1  Combien  parmi  nous  se  sont  per- 
dus, ont  coulé,  qui  agitaient  au-dessus  du  bourbier  où  ils  allaient 
mourir  une  page  arrachée  à  la  Comédie  humaine!  On  ne  parle  que 
par  millions  et  par  ambassades  là  dedans...  La  patrie  tient  entre 


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2â8  BETUE   DES  DEDX  MONDES, 

les  mains  de  quelques  farreursy  canailles  à  filtre  pluisir,  spirituels 
à  faire  peur,  qui  allument  des  volcans  avec  le  feu  de  leur  cigare, 
écrasent  verlu,  justice,  honneur,  sous  la  semelle  de  leuis  bottes 
vernies...  Que  j'en  ai  vu  de  ces  grands  hommes  de  provime  à  Pa- 
ris!,.. Combien  on  en  a  reconduit  dii  brifjade  en  brig.idii,  <lc  ces 
illusions  perdues!  Les  plus  heureux  jouent  au  La  Palféiine  dans 
les  escaliers  dj  ministères,  les  anticbambi'es  de  lliiancicrs,  le»  cafés 
de  gens  de  lettres,  et  font  des  mots,  n'ayant  pu  Hiire  autre  chose! 
Ils  attendent  l'htiure  de  l'absinthe  après  avoir  laissé  passer  celle 
du  succès  (1).  H 

C'est  l'horrible  vérité.  Les  derniers  événeraens  nous  ont  montré 
plus  d'un  La  Palférine  qui,  las  d'attendre  l'heure  du  succès,  l'a 
brusqué;  on  t'a  vu  traiter  la  fortune  en  créancier  inipat'unt.  Qui 
pourrait  nier  que  l'auteur  de  la  Comédie  humaine  ait  crr'ii  une 
émulation  funeste  autour  des  types  tristement  fameux  qu'il  a  con- 
sacrés? Les  jeunes  générations  littéruires  ont  ressenii  sou  influence 
dans  leurs  idées  et  leurs  passions  les  plus  secrètrs.  il  a  été  assuré- 
ment un  des  agitateurs  les  plus  puissans  de  l'imuginaiion  et  des 
convoitises  contemporaines.  On  a  dit  avec  une  parfaiie  jus!  ;s.se  que 
personne  n'a  fait  faire  autant  de  rêves  d'or  et  de  voIujjU;  ai)\  jeunes 
gens  et  aux  femmes.  Parcourez  tous  les  cercles  de  cjt  enfer  .-ocîal 
dont  Balzac  serait  le  nouveau  Dante.  Quelle  pulsF^aiice  décore  tous  ces 
visages  de  damnés  qui  s'agitent,  qui  hurlent  dans  c.;  tourbillon  de 
Paris?  La  passion,  et,  selon  Balzac,  la  passion  mo  icnie  s'  résout 
dans  ces  trois  mots  :  la  richesse  et  le  pouvoir,  qui  sojit  le  moyen, 
le  plaisir,  qui  est  le  but.  Que  de  jeunes  cervelles  il  a  troulJccs  par 
ces  mirages  d'une  fortune  soudaine  ou  d'uu  niinistèie  iNvrai:>em- 
blable  !  Combien  ont  cru  voir  se  r(îaliser  cette  féei  ie,  <  e  niir-  ge,  le 
jour  où  la  commune  est  née  !  Si  Lucien  de  Rubempré  av;ilt  aU/ndu 
l'aurore  de  ce  beau  jour,  et  s'il  ne  se  fût  pas  tué  stiip:(iv'iuc;rt  dans 
une  heure  de  désespoir,  sa  fortune  était  faite.  Lui  aussi  atiiait  pu 
être  général,  délégué  aux  finances  (que!  rêve  !  )  ou  cliaryé  des  af- 
faires étrangères!  Il  a  été  bien  maladroit  de  quitter  si  viii'  una  sX 
belle  terre,  un  Paris  encore  si  riche,  une  républljue  de  Cocaïne! 
Le  romaa  moderne  a  donc  sa  part  et  une  louide  pari  dans  la  res- 
ponsabilité des  derniers  événemens.  Les  exemples  rju'îl  a  donnés 
d'élégante  friponnerie  et  de  dépravation  spirituelle  ont  ébloui  et 
fasciné  nombre  d'esprits  faibles  que  protégraît  mal  contre  leurs 
propres  penchans  l'incertaine  moralité  dtj  la  société  et  du  temps  où 
nous  vivons.  Beaucoup  de  ces  malheureux  qui  n'ont  fait  leur  édu- 
cation, morale  que  dans  ces  livres  se  sont  conduits  à  travers  le 

(i)  Lm  Béfractaires. 


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LA    FIN   DE    LA   BOHEHE.  Z^Q 

monde  réel  comme  ils  l'eussent  fait  dans  le  monde  de  ces  fictions 
grossièi-es  et  corruptrices.  Ils  se  sont  dit  qu'ils  feraient  lem-  chemin 
dans  la  vie,  et  qu'ils  tourneraient  l'obstacle,  s'ils  ne  pouvaient  le 
surmonter  en  face.  «  Il  faut  entrer  dans  la  société  comme  un  boulet 
de  canon,  ou  s'y  glisser.  »  Us  étaient,  bien  résolus  à  s'y  glisser,  s'ils 
n'étalent  pas  les  plus  forts.  L'essentiel  était  de  se  faire  une  place  à 
tout  prix.  Quand  on  n'est  pas  le  plus  fort,  il  faut  èUe  le  plus  fto. 
Gela  n'empêche  pas  de  profiter  de  toutes  les  occasions  qui  peuvent 
s'offrir,  et,  s'il  se  livre  un  assaut  contre  la  société  régulière,  s'il 
se  tente  une  escalade  du  pouvoir,  de  se  mêler  au  groupe  des  auda- 
cieux aussitôt  qu'ils  ont  réussi,  —  de  crier  victoire  plus  haut  qu'eux 
à  la  fenêtre  de  THôtel  de  Ville  en  agitant  le  drapeau  rouge. 

Cne  autre  influence  avec  laquelle  il  faudra  compter  dans  l'bïs- 
toîre  morale  de  ces  derniers  temps  est  celle  des  singulières  philo- 
sophies  qui  avaient  envahi  et  dominé  la  bohème  littéraire.  Pour 
les  désigner  de  leur  vrai  nom  et  sans  politesse  inutile,  c'était 
l'aihéisme.  A  Dieu  ne  plaise  que  je  transporte  les  questions  qui  di- 
visent les  philosophes  sur  le  terrain  de  la  politique,  et  que  je  fasse 
à  une  doctrine  raisonnée  l'injure  de  croire  qu'elle  dût  être  un  jour  la 
philosophie  officielle  de  la  commune  1  On  ne  peut  nier  pourtant  que 
les  collaborateurs  futurs  du  18  mars,  ses  amis  de  différentes  caté- 
gories  n'eussent  adopté  depuis  plusieurs  années  certaines  théories 
qui  s'annonç^cnt  bruyamment  dans  leurs  feuilles  et  dans  leurs 
Uvrea.  Une  nuée  de  petits  journaux  prétendus  littéraires  paraissant 
et  disparaissant  à  divers  intervalles  et  cachant  sous  différens  noms 
la  même  rédacUon  monotone,  la  même  doctrine  mille  fois  ressassée, 
avait  précédé  la  grande  œuvre  qui  s'avan^t  à  pas  knts  et  graves, 
VEaryclopéiiie  de  la  nouvelle  école.  Là,  sous  les  auspices  d'un  per- 
sonnage trop  fameux,  le  capitaliste  de  la  secte,  encore  ignoré  du 
grand  public,  mais  désigné  à  de  grandes  destinées  par  la  vénéra- 
tion du  parti,  s'étaient  groupés  les  fortes  têtes  de  l'école,  les  pen- 
seurs, tous  ceux  qui  avaient  poussé  assez  loin  leurs  études  pour 
manier  impunément  de  dangereuses  formules.  Réunis  aux  enfans 
terribles  du  positivisme,  aux  enfans  perdus  de  la  science  expéri- 
mentale, ils  formaient  un  bataillon  nomiireux,  préparé  aux  luttes 
intellectuelles  en  attendant  l'heure  des  luttes  politiques.  Parmi  les 
écrivains  qui  jouaient  dans  cette  nouvelle  encyclopédie  les  grands 
rôles  de  l'ancienne,  préludant  de  la  même  façon  k  une  rénovation 
sociale  par  une  rénovation  des  idées,  on  n'aurait  que  l'embarras  du 
choix  pour  retrouver  les  magistrats^  les  édiles,  les  titulaires  des 
grands  emplois  de  la  future  commune,  et  même  ceux  de  la  répu- 
blique socialiste,  cantonnée  depuis  le  &  septembce  dans  quelques 
municipalités  de  Paris.  De  cette  volière  massive,  presque  monu- 


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260  BEVDE   DES   DEOX   HOHDES. 

msntale  de  V Encyclopédie,  l'on  vit  s'échapper  dans  ces  derniers 
mois  tout  un  essaim  de  gros  oiseaux  de  proie,  surtout  de  vilains  oi- 
seaux de  nuit  d'allure  équivoque  et  de  vol  suspect,  qui  s'abattirent 
sur  nos  principaux  édifices  pour  y  établir  leur  nid  et  y  nourrir  tant 
bien  que  mal  à  nos  frais  leur  maussade  famille.  J'excepte,  bien  en- 
tendu, de  cette  triste  histoire  quelques  beaux  esprits  dilettantes  de 
l'athéisme  fourvoyés  par  imprudence  dans  cette  désagréable  com- 
pagnie, et  qui  s'en  retirèrent  avec  le  plus  louable  empressement 
dès  que  se  montra  la  cocarde  rouge  cachée  jusque-là  sous  l'en- 
seigne de  la  doctrine.  Ils  avaient  pensé  faire  de  la  science  pure; 
ils  désertèrent  au  plus  vite  devant  une  politique  qui  ne  l'était  pas. 

Pour  les  autres,  ce  fut  différent.  Nos  nouveaux  Diderot,  nos 
d'Alembert,  n'étaient  décidément  à  comparer  à  leurs  devanciers 
ni  pour  le  talent,  qui  était  médiocre,  ni  pour  la  doctrine,  qui  était 
détestable,  ni  pour  le  désintéressement,  qui  était  nul.  Les  plus  éle- 
vés en  grade  passèrent  sans  transition  des  bureaux  de  YEncyrlo- 
pédie  à  des  bureaux  plus  lucratifs  ;  on  dit  qu'il  y  en  eut  d'un  beau 
rapport.  Le  plus  alerte  de  ces  écrivains  dirigea  avec  de  rares  ap- 
titudes la  police  de  la  délégation  de  Bordeaux  avant  d'être  délégué 
lui-même  h  la  commune  ;  quant  aux  écrivains  de  seconde  cat^ 
gorie,  ils  entrèrent  d'emblée  dans  les  comités  d'armement  créés 
par  cette  providence  spéciale  qui  favorise  les  sectateurs  de  la  doc- 
trine en  ce  monde  pour  compenser  les  félicités  de  l'autre,  aux- 
quelles ils  ont  renoncé  en  faisant  profession  entre  les  mains  du 
grand-prêtre,  M.  Mottu. 

L'enseignement  de  cette  école  ne  resta  point  à  l'état  purement  t 
théorique,  enfermé  dans  les  feuilles  spéciales  que  personne  ne  lisait 
ou  dans  ce  monument  encyclopédique  où  peu  de  cliens  avaient  pé- 
nétré. Il  descendit  avec  des  allures  plus  vives,  plus  dégagées,  dans 
les  journaux  politiques  du  parti  et  jusque  dans  les  clubs  populaires; 
mais  là  il  ne  put  paraître  avec  avantage  qu'à  la  condition  de  se 
transformer.  Ce  n'était  plus  un  physicien  prétendu  qui  venait  nous 
donner  le  dernier  mot  de  la  science  expérimentale,  comme  s'il  était 
en  son  pouvoir  de  le  faire,  —  ni  un  professeur  d'athéisme  dissertant 
sur  le  ridicule  des  causes  premières  ou  le  néant  des  causes  finales, 
ni  un  médecin  raisonnant  sur  les  conditions  physiologiques  des 
phénomènes  qu'on  appelle  l'âme,  ni  un  chimiste  nous  faisant  tou- 
cher au  doigt  l'éclosion  de  la  vie  sans  aucun  recours  à  l'hypothèse 
qu'on  appelle  Dieu,  —  ni  même  un  critique  discourant  sur  la  quan- 
tité de  bile  ou  de  sang  qu'il  faut  pour  faire  un  poème,  un  drame  ou 
un  sermon.  Non,  tout  cela,  c'était  de  la  pédanterie  pure.  Ces  lourdes 
doctrines,  passées  au  creuset  de  l'esprit  parisien,  s'évaporèrent  en 
je  ne  sais  quelle  nuée  légère  qui  retomba  sur  la  presse  en  iin  déluge 


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LA   FIN   DE   L\   BOHÈME.  261 

de  fines  ironies  et  de  traita  acérés  C(ftitre  les  vieilles  croyances,  les 
vieilles  superstitions,  les  Pnidhommes  de  la  philosophie  et  les  dieux 
démodés.  Tout  cela  tombait  dm  comme  grôle  et  perçant  comme 
l'acier,  bouleversant  l'ancien  monde  et  faisant  place  nette  au  nou- 
veau. Ce  fut  un  grand  régal  pour  les  badauds.  On  n'avait  jamais  vu 
traiter  de  si  cavalière  façon  de  si  graves  sujets  et  de  si  vieilles  gens. 
Nous  avions  eu,  dans  la  génération  précédente,  les  héros  du  roman 
de  cape  et  d'épée;  nous  eûmes  dans  celle-ci  les  mousquetaires  de 
l'incrédulité.  Du  reste  ils  n'avaient  pas  dégénéré;  ils  étaient  bien 
de  la  même  race,  fanfarons,  gascons,  quelque  peu  charlatans.  Tout 
cela  n'offrait  pas  encore  de  grands  dangers.  Soit;  mais  descendez 
de  quelques  échelons  dans  la  hiérarchie  des  journaux  et  des  esprits, 
vous  verrez  ce  que  va  devenir  cette  raillerie,  cette  jactance  d'im- 
piété contre  tout  ce  qu'on  était  habitué  à  croire  ou  du  moins  h  res- 
pecter. J'ai  suivi  avec  une  curiosité  attristée  cette  dégradation  de  la 
même  idée  depuis  la  littérature  des  cercles  élégans  jusqu'à  celle  des 
bouges  où  elle  vient  expirer  sous  la  forme  de  quelque  feuille  popu- 
laclëre  avant  de  tomber  dans  la  hotte  du  chiffonnier;  je  l'ai  suivie 
dans  sa  triste  odyssée  à  travers  les  journaux  les  plus  «variés  d'ori- 
gine, de  nuance  et  de  format,  jusqu'au  Père  Duchéne.  Du  scepti- 
cisme rafîiné  à  l'injure  grossière,  il  y  a  moÎQS  loin  qu'on  ne  le  croit, 
et  les  étapes  sont  bien  vite  franchies.  Jamfds  on  n'avait  si  perfide- 
ment et  sous  des  formes  si  diverses  travaillé  àdémoraliser  le  peuple, 
à  détruire  en  lui  toute  foi,  tout  idéal,  à  faire  le  vide  dans  son  âme 
inquiète,  sans  savoir  comment  le  remplir,  si  ce  n'est  d'appétits  et  de 
jouissances  malsaines,  lin  autre  péril  a  été  révélé  par  les  événemens, 
qui  ne  nous  ont  épargna  aucune  leçon.  A  force  de  railler  les  croyances, 
on  finit  par  en  déshonorer  les  représentans  les  pius  dignes  de  res- 
pect et  par  les  dénoncer  au  mépris  d'aboïd,  puis  à  la  fureur  de  ta 
foule.  Comment  se]^t-il  possible  qu'il  en  fût  autrement?  Les  par- 
ties vulgaires  de  rRumanité  ne  peuvent  pas  entrer  dans  ces  fines 
nuances  où  se  complaisent  les  raffinés;  elles  ne  prennent  dans  toutes 
ces  polémiques,  dont  l'écho  descend  jusqu'à  elles,  que  les  dernières 
conclusions,  les  pius  palpables,  les  plus  matérielles,  si  je  puis  dire, 
celles  mômes  que  les  esprits  d'un  certain  ordre  n'osent  pas  tirer  de 
leurs  prémisses.  La  traduction  populaire  est  immédiate,  grossière, 
irrésistible.  Une  fine  critique  tend  à  discréditer  les  croyances  comme 
l'œuvre  combinée  des  rois  et  des  prêtres  en  vue  d'asservir  les  peu- 
ples. Prenez  garde,  voici  que  derrière  vous  s'avancent  des  écrivains 
d'un  autre  tempérament  qui,  au  lieu  de  procéder  par  la  raillerie, 
procèdent  par  l'outrage.  La  terreur  par  la  parole  des  journaux  ou 
des  clubs  annonce  et  appelle  l'autre  terreur.  De  vos  ironies,  on  a 
fût  des  insultes;  après  les  insultes,  les  poignards  ou  les  coups  de 

nigiUrrlbyGOOglC 


262  BETUE   DES   DEDX   MONDES, 

fusil.  Dans  l'exécution  des  otages  de  La  Roquette,  qui  pourra  jamais 
mesurer  la  part  des  responsabilités  littéraires? 

Est-ce  parmi  les  influences  de  ce  genre  que  l'on  doit  placer  l'é- 
ducation révolutionnaire  que  la  bohème  avait  reçue,  et  qui  faisait 
tout  le  fond  de  sa  science  politique?  Nous  le  pensons.  K  cet  égard 
encore,  noua  pourrions  recueillir  de  curieux  aveux,  u  Notre  généra- 
tion, disait  l'un  de  ces  tristes  héros,  n'a  pas  été  avare  de  son  sangl 
Sur  la  route  où  nous  hésitons  a  passé  un  peuple  de  courageux,  et 
dans  les  cimetières  qui  bordent  l'arène  est  couché  un  bataillon  de 
martyra...  Eh  bieni  si  Ton  déterre  les  morts,  combien  qui  s'étaient 
jetés  dans  la  mêlée,  grisés  par  l'odeur  chaude  de  certains  livres, 
Ilisloires  de  la  Montagne,  des  Girondins  ou  de  Dix  ans!  Dès  à  pré- 
s;;nt,  je  l'afTirme,  tous,  presque  tous  ces  chercheurs  de  dangers,  tri- 
bons,  soldats,  vainqueurs,  vaincus,  ces  martyrs  de  l'hisloirc,  ces 
bourreaux  de  la  liberté,  c'étaient  des  victimes  du  livre  !  »  On  le  voit, 
nous  ns  donnons  rien  i  l'hypothèse  dans  la  recherche  des  causes 
qui  ont  amené  de  si  terribles  effets;  nous  laissons  parler  les  té- 
moins :  le  cri  des  victimes  a  un  accent  inimitable. 

Cette  liste  fracce  à  la  hâte ,  d'un  crayon  fiévreux,  est  évidemment 
incomplète;  mais  l'indication  générale  subsiste,  elle  est  exacte, 
nous  pouvons  la  suivre.  Il  y  aurait  d'ailleurs  à  remonter  bien  haut 
dans  l'histoire  de  notre  éducation  nationale  pour  retrouver  les  ori- 
gines des  sentimens  révolutionnaires  confondus  dans  notre  esprit 
avec  les  priîmières  impressions  intellectuelles  que  nous  avons  re- 
çues. Nous  ne  savons  un  peu  (et  encore  nous  les  savons  mal)  que 
deux  sortes  d'histoire  :  celle  de  l'antiquité  classique  et  celle  de  la 
révolution  française.  Tout  le  reste  s'est  graduellement  effacé;  mais 
ces  deux  groupes  d'événemens  et  de  personnages  ae  meuvent  et 
vivent  dans  notre  imagination;  ils  se  détachent  avec  un  étonnant 
relief  sur  un  fond  vague  de  notions  éteintes  ^  de  souvenirs  lan- 
guissans.  Les  héros  des  républiques  antiques  se  mêlent  à  ceux  de 
notre  récente  histoire;  c'est  une  sorte  de  compagnie  illustre  qui 
hante  nos  espriis  dans  des  attitudes  choisies,  avec  des  discours  su- 
blimes sur  les  vertus  républicaines,  sur  la  liberté,  sur  la  patrie. 
Tout  y  est  grand,  plus  grand  que  nature;  tout  y  est  surhumain  par 
les  sentimens  exaltés,  par  la  fierté  indomptable,  par  le  langage,  où 
l'homme  s'efface  sous  le  héros;  tout  cela  est  éclairé  d'une  lumière 
trop  brillante  et  placé  datis  une  perspective  d'immortalité.  C'est  un 
monde  légèrement  surfait,  quelque  peu  déclamatoire,  qui  ne  res- 
sembl*  à  rien  de  ce  qui  a  réellement  existé,  résultat  de  notre  édu- 
cation classique  combinée  avec  les  lictions  dont  la  révolution  fran- 
çaise a  fourni  le  thème  inépuisable.  Voilà  le  fond  de  l'enseignement 
politique ,  tel  que  la  plupart  des  bohèmes  l'avaient  apporté  du  col- 


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LA   FIX   DE   LA  SonÈME.  263 

lége  et  des  écoles  dans  les  luttes  âpres  de  la  vîe,  pa-rni  les  tenta- 
tions ard'ntes  delà  socif^té  moderne,  dans  le  conilît  de  leur  misère 
avec  la  richesse  étalée  de  toutes  parts,  avec  le  pouvoir  dont  le  pres- 
tige brûlait  leurs  yeux  et  attirait  luvinciblement  leurs  rêves.  Toute 
étude  sérieuse  des  conditions  de 'l'existence  sociale,  du  progrès  des 
peuples  et  du  prix  auqu:;!  il  s'achèts!,  toute  méditation  approfondie 
sur  les,  lois  V(^ritab!es  de  l'histoire,  l'inanité  de  certains  grands 
mots,  la  vanité  de  certaines  formules,  ou  sur  les  crimes  trop  réels 
déguisés  sous  des  noms  pompeux,  tout  cela  leur  était  étranger. 
L'histoire  judicieuse,  véridique,  fortement  motivée  de  la  révolu- 
tion n'était  pas  faite  pour  leur  plaire;  ils  se  souciaient  médiocre- 
ment de  l'enseignement  des  maîtres  qui  l'ont  ramenée  à  la  vraie 
persppcîive  en  réduisant  les  hommes  à  de  justes  proportions.  Il 
leur  fallait  plus  de  fantaisie,  c'est-à-dire  plus  de  mensonge.  Ce 
n'éîait  ]>as  le  drame  des  idées  qui  attirait  leurs  esprits  vains  et  fai- 
bles; c'était  le  tumulte  des  faits,  l'agitation  des  places  publiques, 
les  scènes  de  la  convention,  les  épouvantes  de  la  Conciergerie; 
moins  que  cela,  l'appareil  théâtral,  la  mise  en  scène,  les  écharpes, 
les  panaches,  la  défroque  des  acteurs,  les  harangues  et  les  dis- 
putes, l'emphase  et  les  injures;  c'était  aussi  la  partie  romanesque, 
les  éli'vations  soudaines  et  les  renversemens  de  fortunes,  les  splen- 
deurs et  les  ruines  passant  comme  dans  un  rêve  éblouissant  et  si- 
nistre, d'où  se  dégageait  à  leurs  yeux  la  grande  idée  illuminée 
par  li;s  P'ux  de  Bengale  de  la  poésie  et  de  la  rhétorique,  aperçue 
de  loin  comme  dans  une  apothéose. 

Noire  génération  a  été  nourrie  de  ces  spectacles,  de  celte  fan- 
tasmagorie, où  la  révolution  française  fait  la  figure  d'un  drame 
à  décors  et  k  grandis  phrases.  Qui  donc  a  caressé  ces  imagina- 
tions frivoles  en  les  repaissant  d'un  faux  idéal  à  propos  de  ces 
événemens  et  'le  c^  hommes  que  le  plus  simple  devoir  était  de  ra- 
mener à  la  mesurée  la  moralité  humaine?  Qui  donc  a  exalté  cet 
enthousiasme  maladif  d'esprits  vïolens  et  faibles  pour  une  époque 
où  di;  si  grandes,  de  si  nobles  aspirations  furent  si  follement  com- 
promises, si  tristement  souillées,  pour  une  époque  enfin  qu'il  faut 
craindre  de  llatter  de  peur  de  devenir  le  complice  de  crimes  inex- 
piables dans  le  passé  ou  d'imitations  funestes  dans  l'avenir?  La  ré- 
ponse est  sur  toutes  les  lèvres.  Nous  les  connaissons  ces  poètes  et 
ces  rhéteurs  qui  ont  transfiguré  comme  à  plaisir  cette  histoire  pour 
avoir  le  droit  de  la  glorifier  par  des  dithyrambes  sans  fin  ou  par  des 
amnisties  sans  réserves.  Voili  les  vrais  coupables. 

Ainsi  s'est  créée  parmi  nous  la  religion,  c'est  trop  peu  dire,  Hdo- 
lâtrie  de  la  révolution,  infaillible,  impeccable,  immaculée  :  c'est  uo 
culte  soutenu  par  l'imagination  plus  encore  que  par  la  passion.  La 


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264  BEVOE   DES  DEUX  MONDES. 

révolution  a  ses  théologiens,  elle  a  ses  mystiques  et  ses  dévots,  ellt 
a  même  ses  tartufes,  ce  qui  complète  une  religion.  Tout  est  saint, 
tout  est  sacré  en  elle;  le  rite  par  lequel  on  l'honore,  c'est  de  l'imi- 
ter de  point  en  point.  On  reproduit  avec  une  laborieuse  exactitude  sa 
rhétorique  pompeuse  et  les  brusqueries  de  son  langage,  ses  grandes 
phrases  et  ses  gros  mots,  les  attitudes  et  les  gestes  de  ses  person- 
nages. Trop  heureux  ceux  qui,  à,  force  de  soins  et  d'études,  sont 
parvenus  à  ressaisir  quelques  traits  de  ces  types  consacrés!  Chacun 
veut  se  tailler  un  rôle  dans  cette  histoire,  et  détacher  de  la  grande 
toile  quelque  figure  dans  laquelle  il  essaiera  de  s'introduire.  Vous 
avez  naguère  entendu  Camille  Desmoulins  :  c'était  presque  sa  dé- 
sinvolture et  sa  cruelle  impertinence,  —  c'était  tout  lui,  moins  la 
meilleure  part,  ses  accto  de  sensibilité  vraie  et  ses  beaux  mouve- 

-  mens  d'âme.  Vous  avez  frémi  en  reconnaissant  la  grande  voix  d» 
Danton  :  oui,  vraiment,  c'était  sa  voix,  c'en  était  la  sonorité  et 
l'éclat;  il  y  manquait  la  foudre,  l'avocat  perçait  sous  le  tribun. 
Marat,  nous  l'avons  vu  passer,  il  y  a  quelques  jours,  sur  la  scfeo» 
que  le  sinistre  acteur  a  de  nouveau  inondée  de  sang;  mais  le  vrai 
Marat  aurait  horreur  de  celui  qui  faisait  son  personnage,  et  qui  a 
réussi,  grand  Dieu!  à  diffamer  Marat.  Celui-ci  dénonçait  et  pour- 
suivait ses  victimes,  il  ne  les  exécutùt  pas.  Barrère,  je  i'ai  rencon- 
tré hier;  c'est  toujours  le  révolutionnaire  à  la  langue  mielleuse,  prêt 
à  monter  son  âme  mobile  à  la  note  de  tous  les  événemens.  Tout  cela 
ressemble  à  une  mascarade  sanglante,  à  quelque  lugubre  et  atroce 
plaisanterie.  Parodie  misérable  1  c'est  93  moins  la  conviction  ar- 
dente, un  93  tout  artificiel,  et,  puisqu'il  est  convenu  que  la  terreur 
a  été  une  religion,  disons  que  la  terreur  qu'on  a  voulu  rééditer 
devant  nous  était  plus  monstrueuse  et  plus  criminelle  que  l'autre, 
car  c'était  une  religion  sans  la  foi. 

On  a  joué  avec  ces  terribles  souvenirs,  on  a  essayé  de  les  trans- 
porter dans  notre  histoire.  Ce  que  cet  essai  nii^s  a  coûté,  nous  le 
savons  maintenant,  et  ce  qui  fait  horreur  dans  ce  jeu  sinistre, 
c'est  de  penser  que  ce  n'était  qu'un  jeu.  En  avons-nous  fini  au 
moins  avec  ces  parodies?  11  faudrait  en  finir  d'abord  avec  cette 
littérature  théâtrale  qui  a  enHammé  tant  de  jeunes  cervelles,  et 
leur  a  imprimé  l'idée  fixe  de  recommencer  ce  temps,  ces  événe- 
mens, ces  hommes.  Proscrivons  à  tout  prix  par  la  discussion,  par 
la  critique,  par  le  mépris,  cette  école  insensée  qui  fait  de  la  ré- 
volution non  plus  un  moyen,  mais  un  but,  son  propre  but  à  elie- 
méme,  comme  une  autre  école,  qui  s'est  ralliée  à  celle-ci  dans  ces 

*  derniers  temps,  faisait  autrefois  de  l'art  pour  l'art.  Deux  niaiseries 
qu'on  nous  donne  pour  également  sublimes,  mais  qui  sont  inégale- 
ment graves  par  leurs  conséquences  :  l'une  n'exposant  que  ses 


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LA   FIN    DE   LA   DOIIÈUE.  265 

adeptes  et  ne  les  exposant  qu'aux  silHets  du  public,  l'autre  compro- 
mettant le  public  lui-même  et  ensanglantant  îes  rues.  11  faudrait 
aussi  atteindre  une  autre  forme  du  même  mal,  démasijuer  sans  pitié 
tous  ces  courtisans  et  ces  flatteurs  de  la  puissance  populaire,  non 
moin^  funestes  que  ceux  des  cours,  qui  ne  ceatent  dans  leurs  jour- 
naux, dans  leurs  livres,  dans  les  conférences,  dans  les  clubs,  d'exal- 
ter le  peuple,  le  noble  peuple,  le  généreux  peuple,  et  de  le  griser  de 
leurs  vaines  louanges  partout  où  ils  peuvent  entrer  en  commanica- 
tion  avec  son  cœur  héroïque,  avec  sa  grande  âme  i  adulaUon  fatale 
qui  n'a  pas  contribué  médiocrement  à  démoraliser  la  foule  en  la  per- 
suadant de  l'infaillibilité  de  ses  passions.  On  accuse  l'empire  d'avoir 
fait  de  la  mauvaise  démocratie,  du  socialisme  honteux.  Des  lois 
comme  celles  sur  les  coalitions  et  sur  les  livrets,  plusieurs  autres 
encore,  purent  compromettre  gravement  l'ordre  moral  dont  l'ordre 
matériel  dépend.  Tout  cela  est  possible;  mais  ce  qui  est  certain, 
c'est  que,  si  l'empire  a  trop  donné  à  la  mauvaise  démocratie,  il  n'en 
profita  guère.  Ceux  qui  en  profitèrent,  ce  furent  ceux-là  mêmes  qu! 
avaient  fait  concurrence  à  ce  jeu  dangereux  du  pouvoir  en  allant 
plus  loin  que  lui  dans  cette  voie  fatale,  les  révolutionnaires  de  pro- 
fession, les  irréconciliables  et  radicaux  de  la  chambre  qui  triom- 
phèrent par  ces  fautes  après  les  avoir  partagées.  Il  est  vrai  que  la 
logique  des  événemens  les  a  cruellement  châtiés  depuis  en  les  ame- 
nant de  faute  en  faute  à  cette  dure  nécessité  de  fusiller  leurs 'élec- 
leurs  :  triste  lendemain  de  tant  d'ovations  populaires! 

Des  idées  et  des  exemples  tombés  de  si  haut,  une  éloquence  ré- 
volutionnaire tant  applaudie  dans  les  livres,  au  théâtre,  à  la  tribune, 
voilà  ce  qui  aurait  perdu  la  bohème,  si  déjà  elle  n'avait  incliné  par 
ses  propres  vices  vers  la  pente  qui  conduit  aux  abîmes.  Soyons  sé- 
vères pour  elle,  il  le  faut;  mais  la  justice  veut  que  la  responsabi- 
lité soit  partagée  avec  de  plus  illustres  personnages  qui  avaient  fait 
alliance  avec  elle  et  ses  journaux,  lui  prodiguant  les  plus  Uns  sou- 
rires, les  plus  délicates  flatteries,  engagés  dans  un  commerce  de 
louanges  et  de  coquetteries  avec  ces  fous,  qui,  tout  fiers  d'être  pris 
au  sérieux,  célébraient  ces  grands  citoyens  et  leur  ouvr^ent  la  voie 
triomphale.  Quelle  part  aussi,  pour  être  juste,  faudrait-il  faire  à  ces 
influences  dans  ce  funeste  esprit  d'indiscipline  que  les  journaux  de 
la  bohème  semaient  dans  les  rangs  de  l'armée,  préparant  ainsi  nos 
défaites  devant  l'étranger  et  la  défaillance  de  quelques  bataillons  au 
jour  de  la  guerre  civile?  Ce  fut  une  active  propagande  et  une  con- 
tagion fatale.  On  s'en  repent  maintenant;  il  est  bien  tard.  Recueil- 
lons pourtant  ce  précieux  témoignage;  il  vient  d'une  bouche  qui  ne  ' 
sera  pas  suspecte  :  «  Dans  ce  désastre  de  la  société  qui  s'écroule, 
TOUS  êtes,  vous,  l'armée,  les  représentans  de  la  seule  force,  la  force 


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260  HETCE  DES  DEUX  MONDES. 

morale  dont  nous  avons  tant  besoin  pour  nous  refaire.  La  France  se 
meurt  d'indiscipline  après  que  pendant  longtemps  nous  l'avoDS  vue 
mourir  de  servitude.  Eh  bien!  vous  êtes  la  discipline  vivante...  Et 
j'entends  ce  mot  dans  son  sens  le  plus  régénérateur,  le  plus  hu- 
main, le  plus  efficace...  Nous  avons  pendant  quinz»  ans  attaqué 
l'armée,  nous  nous  sommes  moqués  d'elle  sur  tous  les  rbj  tbmes  et 
sur  tous  les  tons.  Je  vous  en  demande  pardon.  Nous  sommes  des 
railleurs;  nous  avons  voulu  distribuer  le  ridicule,  et  c'est  à  nous 
qu'il  a  été  înlligé.  Nous  avons  raillé  la  patrie,  raillé  l'armée;  encore 
une  fois  je  vous  en  demande  pardon  en  mon  nom  et  au  nom  du 
parti.  1)  Tenons  compte  et  prenons  acte  de  ces  repentirs  oratoires 
qui  abondent  aujourd'hui  à  la  tribune  ou  au  baireau.  Ils  prouvent 
au  moins  que  la  popularité  s'est  retournée  dans  un  autre  sens,  dans 
te  sens  de  la  raison  et  du  bon  sens,  et  que  nos  illustres  péuitens 
commencent  à  s'en  apercevoir  ;  mais  il  y  a  deux  ans  à  peine  quelle 
verve  d'^pigrammes,  quelles  railleries  contre  ces  vieilles  idoles  du 
cœur  français,  la  gloire,  l'honneur  militaire,  le  drapeau,  la  patrie! 
Les  hommes  de  93  avaient  ce  grand  avantage  sur  les  pâles  comé- 
diens qui  ont  prétendu  les  recommencer  :  leur  âme  brûlait  de  pa- 
triotisme. Où  pouvait-oa  retrouver  trace  de  cette  flamme  sacrée 
dans  Tâme  froide  et  légère  des  jacobins  modernes?  La  patrie,  eux- 
mëm«s  le  disaient  aux  applaudissemens  des  cafi^s  ou  des  clubs,  la 
patrie,  c'était  un  poteau  gardé  par  un  douanier.!  Il  ne  faut  pas  s'é- 
tonner si  quelques-uns  des  soldats  qui  avaient  recueilli  les  échos 
de  ces  discours  s'en  souvinrent  plus  lard. 

Tout  cela,  c'est  notre  histoire  d'hier.  Ajoutez  à  ces  inluences  di- 
verses la  complicité  d'une  bourgeoisie  frondeuse  qui  applaudissait, 
sans  prévoir  la  fin,  à  cette  œuvre  de  démolition  sociale;  joignez-y 
l'indifférence  profonde  d'une  société  tout  absorbée  dans  les  affaires, 
l'argent  et  les  plaisirs,  sans  souci  du  reste,  et  au-dessous  de  celte 
surface  déjà  minée  les  passions  ardentes  de  quelques  fanatiques  qui 
creusaient  l'abîme  où  nous  avons  manqué  périr,  d'accord  avec  les 
appétits  surexcités  des  multitudes  et  la  conspiration  de  \ ïnleriuitto- 
nale  :  vous  ne  vous  étonnerez  plus  de  la  profondeur  de  notre  chute, 
ni  de  l'étendue  des  ruines  qui  couvrent  le  sol  de  la  France. 

Les  ruines  matérielles  se  relèvent  vite;  mais  pour  les  luîues  mo- 
rales il  faut  un  plus  grand  et  plus  difficile  effort.  Sachons  au  moius 
mettre  à  profit  cette  terrible  leçon.  Nous  avons  appris  qu'on  ne 
joue  pas  impunément  dans  ce  pays  avec  les  phrases  révoluUon- 
.naires.  Ce  jeu  peut  se  prolonger  sans  grand  péril  chez  d'autres  na- 
tions, pas  en  France.  Nous  avons  vu  quel  mal  nous  ont  fait  ces 
écrivains  voués  à  une  détestable  propagande  par  légèreté  d'abord, 
puis  par  envie  et  par  haine  ;  nous  avons  pu  mesurer  les  effets  de 


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L&   FL\  DE   LA  BOHKUE.  267 

• 

cette  litt<^rature  sataniqtie  tombant  sur  des  populations  ignorantes 
et  nerveuses  comme  la  nôtre.  Il  y  a  dans  cette  race  uni3  iocroyable 
faculté  d'application  du  mal;  à  peine  a-t-il  germé  dans  quelques 
cerveaux  malsains,  déjà  II  fait  elTort  pour  se  réaliser  au  dehors.  Chez 
les  autres  [leuples,  jusqu'à  présent  du  moins,  il  peut  rester  indéfi- 
niment à  l'état  de  théorie,  dans  une  spbère  d'idéalité  perverse;  chez 
nous,  dès  que  la  contagion  nous  a  gagnés,  il  cherche  une  issue, 
une  application  immédiatt^  al  la  trouve  presque  toujours.  Ces  pa- 
radoxes venimeox  et  cruels,  ces  insoltes  odieuses,  cette  dUTaniation 
enragée,  c'étaient  pour  les  chercheurs  de  succès  quelques  louis  dans 
leur  bourse,  un  peu  d'encre  sur  du  papier  blanc;  mais  cette  encre 
devenait  le  lendemain  du  sang  sur  le  pavé  des  rues;  après-demain, 
c'était  un  flot  de  pétrole  dans  nos  maisons.  L'idée  mauvaise,  le 
blasphème  social  se  change  aussitôt  en  poignard,  en  torche  incen- 
diaire aus  mains  de  la  foule.  On  dirait  que  dans  le  tempérament 
français  la  vibration  nen'euse  produite  par  une  image  d'orgie  ou 
de  sang  qui  pas-io  dans  le  cerveau  a  son  contre-coup  imuiL'dîat 
dans  une  contraction  musculaire  qui  lance  le  crime.  Dans  les  temps 
profondément  troublés,  il  n'y  a  pas  d'interïalle  sensible  entre  ces 
deux  phénomènes. 

La  moralité  de  cette  étude,  ce  sont  les  événeinens  eux-mêmes 
qui  su  sont  chargés  de  la  dégager.  Une  des  conditions  les  ])lus 
essentielles  de  celte  régénération  de  la  France  à  laquelle  tout  le 
monde  aspire,  plus  essentielle  mômi;  que  la  forme  des  institulioiis 
qui  doivent  nous  régir,  c'est  que  la  littérature  et  la  presse  se  recon- 
stituent par  !e  sérieux  de  la  pensée,  par  le  travail,  par  la  dignité 
de  la  vie,  par  Ij  respect  réciproque  des  écrivains  entre  eux  et  sur- 
tout par  le  respect  absolu  des  idées;  mais  pour  cela  il  faut  évidem- 
Hienl  qu'il  n'y  ait  plus  de  confusion  possible  entre  les  idées  saines, 
libérales,  qui  représentent  la  civilisation  par  la  liberté  et  la  justice, 
et  les  idées  fausses,  antisociales,  qui  représentent  le  retour  à  la 
barbarie  par  l'arbitraire,  la  violence  et  le  crime.  Pour  cela  enfin,  il 
faut  bien  se  garder  à  l'avenir  d'idéaliser  sous  les  mots  charnians 
de  fantaisie,  de  vie  Indépendante  et  d'art  ibre,  ces  désordres  de 
mœurs  et  de  cerveau,  ces  passions  malsaines  qui  ont  jeté  hors  de 
leurs  voies  et  perdu  sans  retour  plus  d'un  talent  que  la  nature  avait 
créé  pour  faire  des  vaudevilles  ou  des  paysages  et  non  des  révolu- 
tions. 

£.  Cabo. 


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FUSILIERS-MARINS 

AU  SIÈGE  OE  PARIS 


I. 


On  se  rappelle  la  stupeur  de  Paris  quand  s'y  répandît  tout  à  coup 
la  nouvelle  des  deux  défaites  de  Forbach  et  de  Reischofen.  C'é- 
tait un  dimanche,  l'atmosphère  était  lourde,  orag.^use,  chargée  d'é- 
paisses vapeurs.  Je  me  trouvas  avec  deux  ou  trois  de  mes  cama- 
rades de  l'École  normale;  nous  parlâmes  de  nous  engager.  Sans  être 
bien  perspicace,  on  pouvait  déjà  prévoir  que  notre  armée  active 
n'était  pas  de  force  à  soutenir  la  lutte,  et  les  raisons  mêmes  qui 
avaient  amené  la  défaite  du  maréchal  de  Mac-Mahon,  le  nombre  des 
Allemands,  leur  discipline,  leur  savante  organisation,  disaient  asseï 
qu'avant  peu  la  France  aurait  besoin  de  tous  ses  enfans.  Par  cela 
même  qu'une  loi  spéciale  nous  exemptait  de  tout  service  militaire, 
nous  nous  devions  de  donner  des  premiers  l'exemple  du  patriotisme. 
D'ailleurs  un  décret  du  ministre  de  l'instruction  publique  vintbien- 
tôt  renvoyer  à  des  jours  plus  heureux  nos  examens  d'agrégation. 
Dès  lors,  débarrassés  de  toute  préoccupation  universitaire,  nous 
pouvions  librement  disposer  de  notre  temps  et  de  nos  volontés. 
Deux  jours  aprèê,  une  vingtaine  d'entre  nous  avaient  signé  leur 
engagement,  soit  dans  la  ligne,  soit  dans  1a  mobile,  soit  dans  les 
chasseurs  de  VLncennes,  et  la  semaine  n'était  pas  écoulée  qu'ils 
étaient  habillés,  équipés,  armés  et  installés  dans  les  casernes  pour 
être  dirigés  sur  le  camp  de  Cfailons. 


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LES   FUSILlEBS-ilARINS.  269 

Pour  moi,  une  circoostaoce  particulière  m'attirait  vers  la  ma- 
rine. J'avais  pour  ami  à  l'école  le  fils  d'un  ofiîcier  supérieur  de  la 
flotte.  Il  m'avait  bien  souvent  parlé  de  la  vie  des  matelots,  de  leur 
rude,  mais  bonne  nature,  de  leur  discipline,  de  leur  courage,  de 
leur  dévoùment  à  leurs  chefs,  et  je  les  aimais  déjà.  Il  était  question 
en  ce  moment  de  faire  venir  à  Paris  un  certain  nombre  de  marins 
destinés  à  occuper  les  forts.  Je  me  décidai  à  m'engager  dans  les 
fusiliers  de  la  marine,  et  le  ih  août  au  soir,  muni  de  ma  feuille  de 
route,  je  partais  pour  le  port  de  Brest.  J'y  arrivai  le  15  août,  et  je 
pus  dans  la  soirée  assister  au  départ  d'un  bataillon  de  fusiliers-ma- 
rins qu'on  dirigeait  sur  Paris.  Ils  venaient  de  Pontanezen,  caserne 
située  à  3  ou  4  kilomètres  de  la  ville.  Parens,  amis,  se  pressaient 
derrière  eux;  la  foule  les  acclamait  au  passage,  et,  quoique  lescœuis 
fussent  bien  tristes,  les  chants,  les  railleries,  les  bons  mots,  se  croi- 
saient de  toutes  parte  dans  une  langue  inconnue  pour  moi.  La  bonne 
tenue  de  ces  hommes,  leur  air  martial  et  décidé,  me  fortifièrent 
dans  la  résolution  nue  j'avais  prise  de  servir  avec  eux;  mais  mon 
inexpérience  des  choses  militaires  était  f^éjà  un  premier  obstacle  : 
je  n'ai  jamais  été  chasseur,  et  c'est  tout  au  plus  si  avant  la  guerre 
j'avùs  tiré  dans  ma  vie  une  douzaine  de  coups  de  fusil.  Or  les 
fusiliers  sont  un  corps  d'élite;  destinés  à  former  dans  les  colonies 
des  compagnies  de  débarquement,  ils  ont  reçu  une  éducation  spé- 
ciale, et  peuvent  presque  au  môme  titre  servir  de  soldats  ou  de 
matelots  :  la  plupart  de  ceux  que  j'ai  connus  avaient  fait  campagne 
au  Mexique,  en  Chine,  en  Cochinchine.  Aussi,  quand  j'exprim&i  au 
bureau  d'armement  le  désir  de  faire  partie  des  fusiliers-marins,  on 
me  répondit  que  ce  que  je  demandais  là  était  chose  impossible,  qu'on 
n'envoyait  à  Paris  que  des  rappelés,  d'anciens  serviteurs,  que  ma 
place  m'était  assignée  d'avance,  que  j'allais  être  embarqué  comme 
tous  les  autres  engagés  volontaires  à  bord  de  la  Bretagne,  sorte  de 
vaisseau- école,  où  l'on  m'initierait  pendant  un  an  à  tous  les  secrets 
du  métier,  tels  que  laver  le  pont,  carguer  les  voiles  et  manier  la 
rame;  de  là,  si  je  persistais  dans  ma  résolution,  je  serais  envoyé  à 
Lorient  pour  y  apprendre  le  maniement  d'armes  et  mériter  par  dix 
mois  d'exercices  assidus  le  brevet  de  fusilier.  En  vain  m'écriai-je  que 
j'étais  venu  pour  me  battre  et  non  pour  laver  le  pont  d'un  navire, 
qu'avec  du  courage  et  de  la  bonne  volonté  on  apprend  à  tenir  un 
fusil  en  trois  jours,  et  que  je  n'avais  pas  besoin  de  passer  sur  un 
vaisseau-école  pour  détester  cordialement  les  Prussiens.  Les  règle- 
mens  me  donnaient  tort.  D'autre  part,  personne  ne  comprenait  ou 
ne  voulait  comprendre  les  motifs  qui  m'avaient  fait  entrer  au  service; 
on  se  raillait  bien  fort  de  ce  qu'on  appelait  une  folie,  un  coup  de 
tête,  et,  comme  s'il  se  fdt  agi  d'un  engagement  ordinaire,  plus  d'un 


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270  REVUE  DES  DECX  UOXDES. 

me  demanda  si  je  n'étais  pas  en  mésintelligence  avec  ma  famille. 
Avec  cela,  mes  afTaires  n'avançaient  point;  tout  occupée  d'organi- 
ser les  batiillons  qui  devaient  partir  pour  Paris,  l'administralioa 
s'intéressait  fort  peu  aux  malheureux  engagés  volontaires.  Depuis 
sept  ou  huit  jours  'léjà,  j'errais  dans  le  quartier  de  Brest,  rebuté 
des  uns  et  des  autres;  je  pris  alors  le  parti  de  m'adresser  aux  auto- 
rités supérieures,  et  fe  père  de  mon  ami  voulut  bien  parler  de  moi 
au  préfet  maritime.  0  force  des  recommandaiions!  ce  f[iii  semblait 
impossible  devint  aussitôt  chose  faite,  car  en  moins  de  deux  li.iures, 
équipé  des  pieds  à  la  tète,  j'étais  inscrit  d'office  parmi  les  fusiliers- 
marins,  et  embarqué  avec  cinq  cents  de  mes  nouveaux  camarades  à 
bord  de  V Aber'vrach. 

VAber'vriKk!  ce  nom  bizarre  mTntrigua  dès  le  premier  jour, 
et,  bien  que  d'autres  soucis  vinssent  m'assatilir  au  moment  où  com- 
mençait poor  moi  une  vie  si  nouvelle,  je  n'eus  pas  de  cesse  que  ma 
curiosité  ne  fût  pleinement  satisfaite.  Voici  les  renseignemens  que 
je  recueillis.  L  Aber'trtuh  est  une  petite  rivière  aux  environs  de 
Brest;  le  navire  sur  lequel  nous  nous  trouvions  avait  été,  me  dit-on, 
pris  dans  le  temps  sur  Iiîs  Anglais;  il  fut  débaptisé  et  reçut  un  nom 
emprunté  à  la  topographie  du  pays.  AnjourJhui  c'est  une  vieille 
frégate  toute  vermoulue,  toute  démâtée,  qui  ne  quitte  jamais  le 
port  et  sert  di;  casernement  aux  marins  quand  le  quartier  est  en- 
combré.; mais  cela  ne  m'apprenait  pas  la  forme  même  du  mot,  et 
je  me  vois  encore  glissant  un  soir  le  long  de  la  coupée,  pencher  la 
tête  au-dessus  du  gaillard  d'arrière  pour  déchiffrer  tant  bien  que 
mal  sur  une  poutre  du  vieux  navire,  creusée  par  l'eau  de  mer,  ce 
nom  breton  par  excellence.  II  y  avait  là  du  reste  antre  chose 
qu'une  vaine  curîo.=ité.  N'avais-j'î  pas  à  dater  mes  lettres  et  celles 
de  mes  camarades?  En  effet,  soit  qu'on  m'eût  vu  écrire,  soit  que 
tout  autre  in<lîce  m'eût  trahi,  le  bruit  s'était  bientôt  n'pandu  que 
je  maniais  la  pïume  «  comme  le  fourrier.  »  Dès  lors  je  fus  pres- 
que officiellement  charge'  de  la  correspondance.  Nous  allions  par- 
tir pour  une  campagne  périlleuse,  et  chacun,  avant  de  quitter 
le  port,  éprouvait  le  besoin  d'adresser  à  ses  parens  ou  .'i  ses  amis 
on  adieu  qui  serait  peut-être  le  dernier,  u  Je  suis  en  parfaite  santé, 
et  je  désire  que  la  présente  vous  trouve  de  même  pour  notre  plus 
grand  bonheur  à  tous  en  ce  monde  et  dans  l'autre,  n  Tel'e  est  la 
formule  invariable  par  laquelle  on  débute  ;  s'en  écart  'r  Si-rait  man- 
quer d'usage.  Riun  de  plus  simple  d'ailleurs,  ri?n  de  plus  naïf  que 
ces  lettres  des  matelots;  rien  de  plus  toiich.int  aussi,  car  le  cœur  en 
déborde,  et  moi,  rédigeant  sous  leur  dictée  les  recommandations, 
les  conseils  et  les  adieu.ï  de  ces  pauvres  gens  qui,  pour  la  plupart, 
laissaient  au  pays  une  petite  famille  ou  de  vieux  parens,  je  sentais 


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LES   FDSItlERS-UABWS.  271 

les  larmes  me  mo;iter  aux  yeux.  L'un  d'eus  vint  me  trouver  un 
jour  d'un  air  timide  et  préoccupé;  celui-là  n'était  pas  marié,  mais 
n  avait  une  prétendue^  qui,  sans  la  guerre,  eût  été  déjà  sa  femme, 
et  il  voulait  Tui  écrire.  Il  éprouvait  un  certain  embarras  à  faire  ainsi 
d'un  étranger  le  confident  de  ses  pensées  les  plus  intimes,  et  ce- 
pendant l'amour  parlait  plus  haut.  Sur  sa  demande,  je  m'instillai 
dans  la  batterie  sur  l'affût  d'un  canon,  et  j'attendis  qu'il  voulût 
bien  commencer;  pour  lui,  les  yeuj  en  l'air  et  tournant  lentement 
son  bonnet  entre  ses  doigts,  il  cherchait,  mais  ne  trouvait  pas.  Enfin 
d'un  ton  dépité  ;  «  Bah!  dit-il,  je  ne  sais  pas;  écris-lui  comme  si 
c'était  pour  toi.  "  Et  il  alla  se  promener  sur  le  pont.  Resté  seul,  je 
fis  de  mon  mieu^;  puis,  quand  j'allai  trouver  mon  homme  pour  lui 
lire  quatre  grandes  pages  d'une  écriture  bien  serrée  :  «  Oui,  c'est 
cela,  c'est  cela!  murmurait-il  en  riant  d'an  bon  gros  rire;  c'est  ce 
que  je  voulais  dire,  «  et  il  regardait  curieusement  ce  papier  où  se 
tiouvaient  exprimés  des  sentimens  qu'il  éprouvait  si  bien  sans  poa- 
volr  les  traduire. 

On  se  doute  bien  qne  ma  complaisance  ne  m'était  pas  inutile,  car, 
si  je  pouvais  parfois  rendre  quelque  service  à  mes  camarades,  j'a- 
vais plus  que  personne  besoin  d'aide  et  de  protection.  Pigurez-vons 
un  malheut-eux  jeune  homme  quittant  à  peine  depuis  qninze  jours 
les  bancs  de  son  école,  ses  livres,  ses  cahiers,  ses  habitudes  toutes 
littéraires,  et  jeté  brusquement  dans  le  monde  des  matelots.  Je  me 
souviendrai  toujours  de  la  première  nuit  que  je  passai  dans  un  ha- 
mac. On  venait  de  faire  l'appel  sur  le  pont;  un  roulement  de  tam- 
bour donna  le  signal  du  repos,  et  aussitôt  tous  les  marins,  se  pré- 
cipitant par  les  écoutilles,  gagnèrent  en  hâte  le  faui-pont.  En  temps 
ordinaire  et  sur  un  navire  régulièrement  armé,  chaque  matelot  a 
sa  place  fixée,  son  numéro  et  son  hamac;  mais  là,  comme  il  s'agis- 
sait d'une  occupation  provisoire,  c'était  à  chacun  de  se  faire  sa 
place,  de  s'établir  oii  il  voudrait  et  comme  il  pourrait,  de  se  «  dé- 
brouiller 11  en  un  mot,  selon  le  terme  consacré.  Moi,  qui  ne  con- 
naissais que  par  ouî-dire  les  vaisseaux,  les  faux-ponts  et  les  ha- 
macs, j'allais  me  trouver  bien  embarrassé.  Cependant  j'avais  suivi 
la  foule.  Je  fis  comme  les  autres,  et,  me  dirigeant  à  tâtons  au  milieu 
de  l'obscurité,  —  car  on  se  couchait  sans  lumière,  —  j'atteignis  les 
bastingages  et  m'emparai  d'un  hamac.  Restait  à  l'accrocher,  mais 
cela  di'passait  mes  moyens.  J'avisai  alors  un  camarade  qui,  df'jà 
installé,  déshabillé,  couché,  se  balançait  délicieusement  près  de 
moi,  comme  la  belle  Sarab  des  Orientales.  «  Eh  I  matelot,  lui  dis-je, 
aide-moi  donc  à  faire  mon  lit.  »  Pas  de  réponse.  Je  réitérai  ma 
prière,  «  Ah  çàf  s'écria  tout  à  coop  une  giosse  voix,  as-tu  bientôt 
fini  de  te  moquerde  moi?  »  En  effet,  comme  il  n'y  avait  là  que  d'an- 


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272  BEVL'E   DES  DEUX  MONDES. 

ciens  marins,  le  vieux  loup  de  mer  ne  pouvait  s'expliquer  tant  d'in- 
expérience. Je  me  hâtai  de  lui  fiùre  connaître  ma  position.  Alors  le 
brave  garçon,  sautant  à  bas  sans  mo,t  dire,  accrocha  mon  hamac  en 
un  tour  de  main,  puis,  avant  que  j'eusse  songé  à  le  remercier,  il 
avait  déjà  repris  sa  place,  et  je  l'entendis  qui  disait  d'un  ton  railleur 
k  son  voisin  de  droite  :  «  C'est  un  apprenti  marin  !  »  L'apprenti  ma- 
rin, on  lésait,  n'est. rien  moins  que  considéré  dans  la  marine,  sa  po- 
sition hiérarchique  est  nulle;  il  n'existe  qu'à  «  l'état  de  devenir, 
à  l'état  de  peut-être,  "  comme  disent  les  philosophes,  et  il  lui  faut 
un  an  d'embarquement  avant  de  s'élever  au  rang  de  matelot  de 
troisième  classe  1  Je  remis  au  lendemain  l'expression  de  ma  recon- 
nùssance,  et  j'essayai  de  dormir;  mais  je  n'étais  pas  fait  encore  à 
cette  situation  délicate  entre  terre  et  ciel,  je  ne  savais  pas  garder 
mon  équilibre,  et,  penchant  tantôt  k  droite,  tantôt  à  gauche,  je  ris- 
quais à  tout  moment  de  rouler  sur  le  pont. 

Nous  ne  devions  plus  tarder  à  partir  pour  Paris.  En  attendant,  on 
nous  faisait  faire  l'exercice.  Comme  de  juste,  ayant  tout  à  apprendre, 
je  fis  partie  des  arriérés.  En  effet,  ils  étaient  là  plusieurs  qui,  con- 
gédiés depuis  trois  ou  quatre  ans,  avaient  perdu  l'habitude  des 
armes.  Grâce  à  un  instructeur  qui  ne  reculait  pas  devant  les  termes 
énergiques,  nous  eûmes  bientôt  appris  tout  ce  qu'il  fallait  savoir, 
et  au  bout  de  trois  jours  nous  étions  à  même  de  manœuvrer  avec  les 
autres.  On  s'en  remettait  du  reste  aux  événemens  pour  compléter 
cette  éducation  un  peu  sommaire.  Sur  ces  entrefaites.  Tordre  du 
départ  arriva;  outre  les  fusiliers,  il  y  avait  avec  nous  des  canon- 
niers,  des  timoniers,  des  gabiers,  bref,  des  marins  de  tout  genre. 
On  nous  distribua  des  vivres  pour  deux  jours,  et  un  beau  matin,  le 
26  août,  si  je  ne  me  trompe,  nous  mimes  sac  au  dos,  La  population, 
prévenue,  nous  attendait  au  passage  ;  du  haut  des  fenêtres  et  des 
balcons,  les  dames  nous  disaient  adieu  de  la  main.  Sur  les  trottoirs, 
la  foule  des  mères  et  des  amis  cherchait  à  nous  glisser  entre  deux 
recommandations  quelque  bonne  bouteille  de  vieille  eau-de-vie; 
mais  cela  n'était  pas  possible  sous  les  yeux  de  nos  officiers.  Nous 
traversâmes  ainsi  la  principale  rue  de  Brest  en  bon  ordre,  tes  rangs 
serrés,  et  à  peine  étions-nous  arrivés  à  la  gare  qu'on  nous  fit 
monter  dans  le  train.  En  vain  tous  ceux  qui  nous  avaient  accompa- 
gnés jusque-là  se  pressaient-ils  autour  des  barrières,  en  vain  s'ef- 
forçaient-ils de  violer  la  consigne  pour  se  mêler  à  nous;  chacun  en 
fut  quitte  pour  retourner  chez  lui,  emportant  ses  bouteilles  et  ses 
provisions.  C'était  là  le  premier  effet  de  cette  sévère  discipline  qui 
devwt  être  notre  plus  grande  force  et  distinguer  le  corps  des  marins 
entre  toutes  les  autres  troupes  de  l'armée  de  Paris. 

On  comprend  dès  lors  que  notre  voyage  ait  pu  s'accomplir  sans 


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KE8  mslLIEB S- MARINS.  27S 

accident.  Trop  souvent  les  convois  de  militaires  offrent  le  spectacle 
honteux  d'une  foule  d'hommes  ivres,  n'ayant  plus  aucun  respect 
de  leur  uniforme  ;  grâce  à  la  tolérance  des  chefs,  le  jour  du  départ 
devient  une  occasion  de  débauches,  le  prétexte  de  chants  obscènes 
et  de  libations  immodérées.  Gomment  la  discipline  n'en  soiiffrirùt- 
elle  pas?  Nou!i  arriv&mes  à  la  gare  Montparnasse  le  27  août  au  ma- 
tin; un  brigadier  des  gardes  de  Paris  attendait  là  pour  nous  con- 
duire au  fort  d'Ivry,  qui  nous  était  assigné;  nous  fîmes  la  route  tout 
d'une  traite,  et  à  dix  heures  du  matin  nous  défilions,  clairons  en 
tête,  sous  la  poterne  du  fort.  On  se  rappelle  dans  quel  état  se  trou- 
vaient alors  les  fortifications  de  Paris.  Les  talus  s'abaissaient  en  pente 
douce  jusque  dans  les  fossés;  l'herbe  y  poussait  dme  et  moelleuse, 
de  petits  sentiers  rustiques  serpentaient  le  long  des  courtines,  offrant 
aux  promeneurs  des  chemins  tout  tracés  :  là  venait  s'ébattre  chaque 
dimanche  la  population  ouvrière  des  faubourgs.  Pendant  l'été, 
couchés  sur  le  gazon,  les  petits  bourgeois  de  la  rue  du  Temple  ou 
du  quartier  Saint-Denis  se  plaisaient  à  consommer  en  famille  le 
poulet  froid  et  le  pâté  traditionnels.  Des  ormeaux  et  des  marron- 
niers agréablement  p'antés  en  quinconce  prêtaient  à  ces  festins 
champêtres  leur  ombre  tutélaire.  De  loin  en  loin,  et  comme  pour 
compléter  le  tableau,  quelques  pièces  de  canon,  —  ancien  mo- 
dèle, —  allongeaient  au-dessus  des  bastions  leur  gueule  inofTensive. 
Il  s'agissait  de  changer  tout  cela.  Le  soir  même  de  notre  arrivée,  on 
se  mit  à  l'ouvrage;  un  millier  de  marins  venus  de  Toulon  nous 
avaient  précédés  de  quelques  jours  dans  le  fort  ;  la  garnison  s'éle- 
vait donc  à  près  de  1,500  hommes.  On  nous  partagea  en  trois  bor- 
dées; tandis  que  les  uns  montaient  la  garde  à  la  poterne  et  sur  les 
murailles,  les  autres  maniaient  la  pelle  et  la  piocbe,  ou  déchar- 
geaient des  munitions.  Au  bout  de  quelques  jours,  le  fort  offrait  un 
tout  autre  aspect  :  les  arbres  avaient  été  coupés  au  pied,  les  talus 
taillés  à  pic  s'élevaient  infranchissables;  sur  les  courtines,  des  sacs 
à.  terre,  disposés  trois  par  trois  en  forme  de  créneaux,  garantis- 
saient la  tête  des  tirailleurs;  les  bastions,  aménagés  avec  art, 
étaient  percés  de  nouvelles  embrasures;  les  poudrières  se  trou- 
vaient à  l'épreuve  de  la  bombe,  et  d'énormes  pièces  de  marine,  his- 
sées à  force  de  bras,  venaient  avantageusement  remplacer  ces  vieux 
canons,  œuvres  d'art,  bijoux  de  bronze,  plus  jolis  que  méchans.  En 
même  temps  on  palissadait  les  fossés,  et  des  torpilles  étaient  se- 
mées aux  alentours  du  fort;  des  planches  garnies  de  clous,  puis 
recouvertes  d'une  faible  couche  de  terre,  devaient  briser  en  ca» 
d'attaque  l'élan  des  assiégeans,  et  complétaient  notre  système  de 
défense.  Partout,  sur  toute  la  ligne  des  forts  du  sud,  même  hâte, 
même  activité.  Montrouge,  multipliant  les  travaux,  s'efforçait  de 


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27i  BETOE   DE£  fiCVS   HOMtES. 

combattre  les  désavantages  de  sa  position,  et  Bicétre,  pour  se  cou- 
vrir, jelait  eu  avant  de  ses  batteries,  Kur  le  platKau  dd  Vrilejuil,  les 
redoutes  dus  H'iutes-Btvyères  et  du  Mooliii-Sau^eL. 

A  vrai  dire,  il  n'y  av^t  pas  de  temps  à  perdie.  Les  événemeos 
se  pr(^i[)itaient  avec  woe  Iqgique  imjiitfiyai)^  L'impuissance  de 
nos  deux  armées,  coupéeti  l'une  de  l'autix',  )'abaBd'«  des  dt^ités  des 
Vosges  et  de  la  vallée  de  Ja  Marue,  rendai  lut  de  (dus  en  plus  pro- 
bable un  si^e  de  Paris.  La  nouvelle  du  désastre  de  S4'd:iD  ne  fît 
qu'activer  encore  notre  ardcnr  et  notre  i^nergie.  Le  3  septembre, 
ordre  doiis  avait  d'jà  été  donné  de  coucher  tout  h;ibilléa,  le  fusU 
&  port'''e  rJe  la  nKiiti  et  la  haTnruielte  au  JioiU  (-'u  caiitui  aJia  d'être 
prêts  A  toute,  alerti-;  pour  uia  [>aj-t,  je  Ae  d<^vais  plus  quitter  mes 
vëtemens  avant  Je  30  janvier,  jour  de  noire  re^lri^  dajis  IWis  après 
]'arnii!,tice.  Bientôt  anivôrent  les  prenii/res  Iroiifies  du  coj-ps  de 
Vinoy,  On  oulilie  tr<»p,  quanil  on  crîtiqu.:  Ji'sa,ppréiirnsions  du  goa- 
Ternt'inent  de  la  défensu  iiau«nale  et  son  inaction  duriint  les  de^ix 
premiers  mois,  l'état  profond  de  déuesse  où  se  tioiivait  ce  mal- 
heureux corps  d'armée,  qui  êWit  pourtant  h  rette  heure  notre  plus 
ferme  apjuii.  Arrivé  trop  lard  pour  la  bataille,  il  4^iait,  dt^jà  en  fuite 
avant  d'avoir  pu  aiènie  tirer  un  couj)  de  fusil.  En  grande  partie 
composé  de  jf  unes  j-ecrups  ou  d'Iiomnies  tirés  iW  dépôts,  il  n'avait 
pas  61  ne  pouvait  avoir  cette  cobé,sion,  cette  solidité  nécessaire  plus 
que  jamais  en  face  d'un  ennemi  victorieux.  De  plus  les  fuyards  de 
toute  sortie,  les  maraudeurs  et  les  traînards  de  l'aroiée  <le  Sedan 
mu]tipruii(int  dans  ses  rangs  les  élémens  de  désordr.-  et  de  démora- 
lisation, frétait  plus  qu'uue  r 'traite,  c'é'ait  presri^e  une  déroute. 
Tous  les  corps  et  tous  les  wilforojes  se  trouvaient  confondus  :  il  y 
avait  là  di:s  zoiiavps  en  kéjw,  des  fantassins  sans  armes  et  des  cava- 
liers démontes;  ils  marc'MÛeist  à  la  débandade,  sales,  déguenillés; 
bea4]C0i.Lp  de  ces  hommes  étaieiit  ivres,  quelque^^- uns  avaient  pillé 
en  route,  et  ne  se  cacbait^nt  pas  pour  montrer  le  finit  de  leura  ra- 
pines :  des  habits  bourgeois,  jusqu'à  des  robes  de  feuimes.  C'est 
alors  qu'un  oilicier  su|)^rieur,  un  commandiint.  je  crois,  vint  à  passer 
pr^s  de  nous,  hâve,  pondr.MiJ!,  dést'fjpéré,  et,  remarquant  no  de  nos 
officiers  qui  con1em|)lait  à  l'écart  ce  lamentaliJe  spectai-.le  :  «  Capi- 
taine, lui  dit~il  gravement,  on  a  vu  certes  des  rhones  bi  a  tristes 
jusqu'ici,  on  en  verra  de  plus  tristes  enore!  »  I'uîk  il  oontinua  sa 
route,  nous  laissant  tous  effrayi'*  de  ceM-e  pré(t'<;)iao  sipii^re  que 
l'avenir  devait  en  que.lque  sorte  prendre  à  lÀebc  d  ;  jusUfiifr. 

A  peine  le  corps  de  Vinoy  était- il  entré  dans  Paris,  que  déjà  les 
nhlaiis  arrivaii^iL  Le  soldat  {irussiea,  oa  l'a  dit,  «'est  pa.s  très 
bravt!  persfinnellenu'nt;  il  marche  par  grandes  masses,  pour  obéir 
à  la  corisigfie,  mais  saus  enthousiasme  et  s^ns  élan.  Il  faut  faire 
cep.-ndant  une  exception  pour  les  uhians,  ci.'S  hardis  cavaliers  qui, 

nigiunibyGoOglC- 


*  LES   IDSIUElS-HiKUtS.  276 

&  deux  ou  trois,  s'aTeaturent  audacieusenient  en  pays  ennemi,  et, 
S30S  autre  arme  qu'usâ  lance  trop  longue  et  un  mauvais  pistolet 
d'arçon,  éclairent  la  marche  de  leur  armée.  On  commençiût  à  si- 
gnaler leur  pi-ésence  dans  les  villages  autour  de  Paris;  ils  avaient 
tué  des  femmes,  enlevé  des  chevaux  et  pillé  des  maisons.  Bientôt 
nous  pûmes  les  voir  de  nos  yeiix  :  ils  accouraient  par  petites  bandes, 
au  grand  galop  de  leurs  chevaux  maigres,  s'arrêtaient  tout  à  coup  la 
lance  au  poing,  reg'^rdaient  un  moment  à  droite  et  k  gaurhe  d'un 
sûr  effaié,  puis  repartaient  comme  des  flèches.  Parfois  ils  s'aventu- 
raient ainsi  jusque  sous  les  murs  du  fort  à  portée  de  fusil.  Un  jour, 
notre  commandant  remarqua  dans  la  plaine  trois  uhlans  qui,  comme 
pour  le  braver,  considéraient  curieusement  les  glacis  du  fort  :  ils 
n'étaient  pas  à  huit  cents  mètres.  Le  commandant  se  retourna,  et, 
frappant  sur  l'épauîe  d'un  fusilier  :  «  Démonte-moi  donc  un  de  ces 
coquins,  u  lui  dit-il.  L'homme  saisit  son  fusil,  épaula,  visa,  le  coup 
partit,  un  des  uhlans  tomba,  et  les  deux  autres  prirent  la  fuite. 
Alors  le  commandaut  se  mit  à  rire  :  «  Un  de  moins,  murmurait-il  en 
se  frottant  les  mains,  un  de  moins  !  »  Ce  commandantétalt  M.  Kraiitz, 
capitaine  de  vais.'ieau.  Mathématicien  par  goût,  il  cache  sous  les 
dehors  d'un  bon  bourgeois  l'un  de  nos  oflTiciers  les  plus  instruits  et 
les  plus  distingués.  Du  reste  on  n'a  qu'à  l'approcher  pour  recon- 
nattie  aussitôt  un  homme  supérieur  :  à  mesure  qu'il  parle,  sa  figure 
semble  s'éclairer;  les  traits,  un  peu  forts,  un  peu  lourds,  prennent 
une  expression  charmante  de  finesse  et  de  raillerie;  le  fmnt,  large 
et  haut,  se  déride;  l'œil,  tout  petit,  pétille  sous  la  paupière  épaisse; 
Où  il  fallait  le  voir  surtout,  c'est  lorsqu'on  signalait  k  l'Iiorizon  un 
convoi  ou  des  régimens  ennemis  passant  sur  la  route  de  Choisy-le- 
Roi.  Alors  un  éclair  de  joie  illuminait  son  visage;  il  Hiisait  pointer 
les  pièces,  et,  tant  que  durait  l'action,  il  restait  près  descanonniers, 
jugeant  lui-  même  des  coups,  applaudissant  aux  uns,  rectifiant  les 
autres.  Ces  joui'S-là,  on  pouvait  dire  que  le  commandant  KrantE  dî- 
nerait de  bon  appétit.  Lorrain  de  naissance,  il  haïssait  les  Prussiens 
d'une  haine  profonde;  la  vue  d'une  sentinelle  pinissienne  l'irritait 
au  dernier  point,  et  il  n'était  pas  tranquille  qu'il  n'eût  balayé  l'ho- 
rizon.  Il  s'était  fait  construire  sur  le  bastion  principal  un  poste  d'ob- 
servation et  de  commandement,  une  sorte  de  terrasse,  quelque 
chose  comme  la  dunette  à  bord  d'An  navire.  Que  de  fois  l'avons- 
nous  vu  braquer  de  cet  endroit  sa  longue  lunette  marine,  cher- 
chant partout  sur  qui  frapper!  Quelques  jours  après  la  capitula- 
tion de  Paris,  un  officier  d'artillerie  qae  j'ai  connu  s'était  rt^ndu 
dans  les  lignes  prussiennes  chargé  d'une  douloureuse  mission.  Il 
avait  k  rendre  la  batterie  de  mitrailleuses  qu'il  commandait  pen- 
dant le  sii^ge.  Par  -un  heureux  hasard,  il  eut  allaine  à  un  colonel 
pnissiea  qui,  contre  l'habitude  de  ses  compatriotes,  était  vrÛRient 

n,g,t7cdb/G00gIc 


270  KETUE   DES   DECX   HORDES. 

gftIaDt  homme.  On  pot  causer,  et  comme  l'entretien  roulait  sur  les 
divers  engagemeos  qui  avaient  eu  lieu  dans  les  environs  :  u  A  pro- 
pos, dit  l'Allemand,  connaissez- vous  le  commandant  du  fort  d'ivry? 
Pourriez-vous  me  dire  son  nom?  Il  nous  a  fait  bien  du  mal,  cet 
homme,  nous  l'appelions  le  ravageur,  n  On  comprend  par  là  quels 
furent  le  désespoir  et  la  douleur  du  commandant  Kranlz  quand  on 
nous  signifia  l'aimistice.  11  nous  fallait  rendre  nos  forts,  rendre  nos 
armes,  et,  bien  que  le  gouvernement  s'efforçât  de  cacher  jusqu'au 
dernier  jour  les  conditions  désastreuses  de  cet  arrangement,  nous 
pouvions  prévoir  que  l'Alsace  et  la  Lorraine  seraient  le  prix  d'une 
paix  devenue  inévitable.  Je  vis  M.  Krantz  revenir  de  Paris  après  la 
séance  où  avaient  été  convoqués  les  commandans  des  forts  et  autres 
ofliciers  supérieurs  de  l'armée  pour  entendre  ofliciellement  de  la 
bouche  de  M.  Jules  Favre  les  exigences  du  comte  de  Bismarck. 
Blessé  cruellement  dans  ses  affections  les  plus  chères,  dans  ses  sen- 
timens  de  Français  et  de  soldat,  il  allait  seul,  à  pied,  le  front 
baissé,  murmurant  entre  ses  lèvres  des  paroles  ÏDintelligibles.  Ar- 
rivé au  fort  d'ivry,  dans  ce  fort  qu'il  avait  fait  si  redoutable,  dans 
ce  fort  dont  pas  une  pièce  n'était  démontée,  pas  une  pierre  enta- 
mée, pas  un  terrassement  démoli,  il  brisa  son  sabre  de  rage  et  ar- 
racha les  galons  de  sa  casquette  ;  mais  la  réflexion  le  rendît  plus 
calme.  Sur  un  navire  en  détresse,  le  commandant  reste  à  boid  le 
dernier  et  donne  ses  ordres  jusqu'au  bout  :  le  lendemain,  M.  Krantz 
avait  repris  les  insignes  de  son  grade. 

Suivant  de  près  leurs  éclaireurs,  les  armées  allemandes  étaient  ar- 
rivées devant  Paris,  et  avaient  pris  place  successivement  à  Pierrefitte, 
à  Chelles,  à  Athis;  bientôt  le  cercle  fut  complet.  Déjà  un  décret  du 
gouveniement  avait  enjoint  aux  babitans  des  communes  suburbùnes 
d'avoir  à  rentrer  dans  la  ville  avec  leurs  grains  et  leurs  bestiaux. 
Le  siège  commençait.  Les  premiers  jours  de  notre  arrivée,  à  l'heure 
de  la  retraite,  tambours  et  clairons  sortaient  du  fort  et  traversa^nt 
dans  toute  sa  longueur  le  petit  village  d'ivry  pour  rentrer  au  bout 
d'un  quart  d'Iieure;  peu  à  peu,  à  mesure  que  se  rapprochait  l'en- 
nemi, les  sons  aussi  se  rapprochèrent:  nos  clairons  s'écartaient  de 
moins  en  moins,  et  c'était  quelque  chose  de  poignant  que  de  sentir 
ainsi  chaque  jour  le  lien  de  fer  se  resserrer  autour  de  nous.  D'abord 
on  s'arrêta  au  milieu  du  village,  puis  on  se  contenta  de  parcourir 
deux  ou  trois  rues;  enfin  on  ne  dépassa  plus  la  poterne,  et  la  re- 
traite fut  sonnée  dans  la  cour  même  du  fort.  Néanmoins  nous  ne 
craignions  pas  de  pousser  au  loin  des  reconnùssances  et  d'affronter 
l'ennemi;  tantôt,  fusil  en  bandoulière,  pelle  et  pioche  à  la  main, 
nous  partions  cueillir  les  légumes  et  chercher  sous  le  feu  des  Prus- 
ûens  la  récolte  que  les  paysans  n'avaient  pas  eu-  le  temps  de  ren- 
trer, car  la  question  des  vivres  commençait  à  préoccuper  les  esprits; 

nigiUrrlbyGOOglC 


LES   FDSILIEnS-HARraS.  277 

tantôt,  armés  de  haches,  nous  abattioos  les  maisons  et  les  arbres 
qui  masquaient  le  tir  de  nos  batteries.  D'autres  fois  encore,  avec 
deux  pièces  de  douze,  nous  allions  jusque  dans  Vitry  reconnaître 
les  barricades  et  les  premiers  travaux  de  l'assli'geant;  Ifes  obus 
du  fort  fouillaient  la  route  devant  nous.  C'est  ainsi  que  notre  temps 
s'écoulait,  utilement  employé  pour  la  défense  et  pour  l'attaque. 

Ici  se  placent  les  premiers  combats  livrés  devant  les  murs  de 
Paris,  l'un  entre  autres,  le  plus  important,  bien  connu  dans  l'his- 
toire du  siège  sous  le  nom  de  combat  de  Châtillon.  Un  engagement 
sérieux  avait  déj^  eu  lieu  sous  nos  yeux  près  de  Villejnif.  L'action 
du  reste  n'eut  pas  seulement  pour  tbé&tre  le  plateau  qui  domine 
la  vallée  de  la  Bièvre,  plateau  dont  la  perte  devait  avoir  pour  nous 
de  si  funestes  conséquences;  elle  s'étendit  à  toule  la  rive  gauche  de 
la  Seine,  et  les  forts  du  sud,  depuis  Issy  jusqu'à.  Cbarenton,  purent 
y  prendre  part.  Je  n'ai  pas  l'intention  de  raconter  l'une  après  l'autre 
les  différentes  affaires  auxquelles  j'ai  assisté.  Ces  récils  de  bataille 
se  ressemblent  tous;  en  outre  te  simple  soldat  est  aussi  mal  placé 
que  possible  pour  voir  et  pour  juger.  Comme  on  l'a  dit,  celui  qui 
fait  la  guerre  ne  saurait  en  parler.  Chaque  combattant  est  isolé  pour 
lùnsi  dire;  du  moins  ignore-t-il  ce  qui  se  passe  à  cinquante  pas  de 
lui.  Plus  d'une  fois  nous  apprîmes  par  les  journaux  du  lendemain, 
non-seulement  les  détails,  mais  le  résultat  même  d'une  affaire  dont 
nous  avions  été  les  acteurs  ou  les  témoins  ;  ainsi  pour  ce  combat  de 
Châtillon,  où  toute  la  journée  nous  crûmes  de  bonne  foi  que  l'avan- 
tage nous  était  resté.  Je  me  bornerai  à.  dire  simplement  mes  impres- 
sions et  celles  de  mes  camarades.  C'était  la  première  fois  que  nous 
entendions  les  mitrailleuses;  je  l'avouerai,  nous  fûmes  émus.  Rien 
de  plus  épouvantable  en  effet  que  ce  bruit  rauque  et  persistant 
qu'on  a  justement  comparé  au  bruit  d'une  toile  qui  se  déchire,  ce 
crépitement  sonore  qui  domine  tout  le  tumulte  de  la  bataille,  et  qiû, 
lorB'iu'on  l'a  entendu  une  fois,  ne  peut  plus  s'oublier.  Au  moins 
le  canon  a-t-il  quelque  chose  de  grand,  de  majeHtueux,  et  la  mort, 
quand  elle  se  piésente  ainsi,  semble  moins  effrayante;  mais  cet 
odieux  instnimeni  de  massacre,  cette  petite  roue  qui  tourne  en  cra- 
chant des  balles,  cette  machine  qui  fauche  les  hommes  méthodi- 
quement, par  coupes  réglées,  comme  la  faucheuse  à  vapeur  couche 
l'herbe  dans  les  prairies,  la  mitrailleuse  fait  peur.  Je  n'ai  pas  vu  de 
soldat,  même  à  la  fin  de  la  campagne,  qui  se  tUt  habitué  à  ce  bruit 
affreux,  et  qui,  en  l'entendant,  ne  se  sentit  le  cœur  tristement  serré. 

L'échec  de  Chilillon  dévoila  leur  faiblesse  aux  Parisiens,  trop 
confians.  Évidemment,  avant  de  faire  à  nouveau  une  tentative  qui 
eût  quelques  chances  de  succès,  il  fallait,  en  pri^sence  de  l'ennemi, 
organiser  une  armée,  créer  une  artillerie,  fabriquer  des  armes  et  dea 
munitions.  La  tÂche  était  ardue,  compliquée,  immense.  Paris  ne  la 


,  Cooglc 


278  BETUB    DES   DEtTI   ■On>ES. 

crut  point  ao-dessns  de  ses  Torces.  Malgré  sa  légitime  impatience, 
il  coDseniit  à  dilTérer  eeite  attaque  décisive  sur  laquelle  tout  le 
monde  comptait  encore  ponr  percer  les  lignes  prussiennes  et  opérer 
une  jonciioQ  avec  les  forces  de  la  province.  Bourgeois  et  ouvriers, 
tous  se  mirent  à  l'œuvre  avec  une  activité  fébrile,  et,  telle  qu'aa- 
trefoïs  Carthage  assiégée  par  les  Romains,  la  ville  devint  en  quel- 
ques jours  un  immense  atelier  où  s'organisa  la  défense,  terrible  et 
savante,  comme  l'était  l'atiaque.  Cbez  nous  cependant,  on  redoublait 
de  vigilance;  cbaqu?  nuit,  cinq  cents  hommes  montaient  la  garde  sur 
les  remparts.  Combien  d'heures  ai-je  passées  ainsi,  le  fusil  au  bras, 
les  yeux  llxés  sur  l'horizon,  tandis  que  ma  pensée  s'égarait  en  mille 
délourii!  Un  soir,  il  m'en  souvient,  j'étais  de  faction  à  l'extrémité 
du  basiioD  qui  regarde  Paris:  toute  la  rive  gauche,  avec  ses  mai- 
sons et  ses  mooumens,  s'étendait  à  mes  pieds  ;  une  sorte  de  brouil- 
lard lumineux  montait  de  la  gran'Je  cité  comme  d'une  fournaise,  en 
même  temps  qu'un  long  murmure  vague  où  se  mêlaient  le  bruit  des 
voix,  le  roulement  des  voitures,  le  fj-acas  des  machines.  Par  ioter^ 
valles,  un  silTlement  aigu  déchirait  l'air,  et  le  chemin  de  fer  de 
D^'intiire  passait,  portant  des  vivres  et  des  munitions,  la  nourriture 
des  hommes  et  la  pâture  des  canons.  Lue  longue  ligne  de  lumières, 
se  di^'Uichatit  sur  un  fond  sombre,  marquait  le  cours  de  la  Seine  et 
le  quai  de  Bercy.  En  face,  au  loin,  sur  les  hauteurs,  à  Villeneuve- 
Saint-George,  à  Cheviily,  à  Thiais,  des  lumières  bril'aient  aussi; 
mais  c'étaient  les  feux  prussiens,  et  mon  cecur  se  gonflait  de  rage 
quand  je  songeais  à  l'insolent  ennemi  qui  nous  tenait  ainsi  bloqués. 
En  ce  moment,  le  vent  m'apporta  !e  tintement  lointain  d'une  clocbe 
qui  sonnait  minuit.  Je  reconnus  l'iiorloge  du  Panthéon ,  je  la  recon- 
nus entre  toutes  :  bientôt  on  eflet  de  tous  k-s  édifices  pi  biles,  de 
tous  I  s  couvens,  de  tous  les  clochers,  partit  un  furieux  concert 
d'horlnges  sonnant  l'heure  à  leur  tour;  mais  nulle  n'avait  la  voix 
grave  et  douce,  un  peu  lente,  de  la  cloche  du  Panthéon,  cette  voix 
que  j'aimais  pour  l'avoir  entendue  si  souvent.  Maintenant  S'?s  ac- 
Cens  m'anivaient  encore,  mais  j'étais  devenu  soldat;  la  Frarce  était 
vaincue,  notre  sol  envahi,  Paris  assiégé,  affamé,  et  les  Prussiens 
campaiejit  à  3,000  mètres  de  la  rue  Soufllot. 

Tous  les  forts- avaient  été  munis  de  feux  électriques  pour  sur- 
veiller l'approche  de  l'ennemi,  car  nous  pouvions  nous  demander 
encore  si  les  Prussiens  ne  tenteraient  pas  d'entrer  dans  Paris  par 
surprise.  Les  appareils  étaient  confiés  aux  soins  de  timoniers  es- 
péfinienti^s;  on  s'en  servait  pendant  les  nuits  sans  luue.  La  lumière, 
projetée  à  2,000  mètres,  courait  d'un  endroit  à  l'autre,  s'arrêtait  on 
moment,  et  partait  de  nouveau  pour  éclairer  toute  la  campagne 
dans  ses  moindres  détails  :  arbres,  taillis,  maisons,  se  détachaient 
nets  et  précis  au  passage  de  cette  clarté  soudaine;  les  rayons  la- 

nigiUrrlb/GOOglC 


LES   FDSILnn&->IAKIN$.  S79 

mineax  décrivaient  sur  le  sol  nn  angle  innni  qui  allait  toujours 
■m  s'ëtargissant  à  mesure  qu'ils  s'écailakiit  du  foyttr;  dans  l'air, 
à  travers  l'obscurilé  silencieuse  de  la  nuit,  glissait  une  longue 
traînée  bknche  où  montaient,  descendaient,  tourbilloLinaient  en 
foule  de  petits  points  brilfans,  impalpable  poussière.  Ou  eût  dit, 
prodigieusement  agrandi,  un  de  ces  rayons  de  soleil  qui,  ûltrant 
furtivement  par  les  fentes  des  volets  disjoints,  percent  les  ténèbres 
d'une  chamlire  obscure;  mais  )a  lumière  était  ici  plus  pâle,  plus 
mate,  presque  glaciale,  avec  des  tons  argenit^s  assez  semblables  au 
reflet  du  la  lune.  Parfois  de  deux  forts  voisins  les  feux  sa  rencoo- 
traient  et  se  croisaient  comme  des  éclairs,  t'ifil  en  était  ébloui.  Au 
loin,  ces  flammes  vag;iboiides,  sautillant  par  la  plaine,  faisaient 
l'effet  de  feux  follets.  Du  reste  nos  v.iîllans  canons  de  SO  se  char- 
geaient, eux  aussi,  d'assurer  notre  défen>ive;  il  n'y  avait  pas  de  nuit 
où  le  fort  d'ivry  n'envoyât  plusieurs  bordées  sur  lus  pjsitions  eo- 
nemies.  Seulement,  pour  ne  pas  gasiiiller  la  poudre,  nos  olliciers 
avaient  soin  de  pointer  leurs  pièces  d'avance.  Clique  soir,  on  choi- 
sissait UD  but  bien  déterminé,  —  c'était  telle  noaison  oit  l'un  suppo- 
sait que  les  Prussiens  étaient  établis,  —  et  on  attendait  la  nuit.  Tout 
k  coup,  à  un  signal  donné,  douze  bouches  à  feu  partaient  à  la  fois, 
et  les  obus,  décliirant  l'air,  allaient  éclater  en  un  même  point;  le 
kodemain,  la  maison  criblée,  éventrée,  percée  à  jour,  n'était  plus 
qu'une  ruine.  Voulait-on  de  nouveau  charger  les  canons  et  réitérer 
l'expérience,-^  de  petits  morceaux  de  bois  soigneusement  encoches 
donnaient  la  distance  exacte  des  principaux  repères;  en  lt;s  appli- 
quant à  la  pièce,  on  pouvait  viser  i  coup  sûr,  changer  la  direction 
ou  s'en  tenir  au  même  but.  A  chaque  bordée,  le  fort  tremblait  jus- 
que dans  ses  fondemens;  mais  nous  étions  faits  à  ce  bruit,  notre 
oreille  an  s'en  étonnait  plus,  et,  lorsqu'une  fuis  nous  étions  endormis 
dans  nos  casemates,  les  détonations  les  plus  formidables  ne  parve- 
naient pas  à  nous  réveiller. 

Au  milieu  de  tant  de  travaux  et  de  préoccupations  diverses,  il 
nous  restait  |>eu  de  temps  pour  les  distractions.  Nos  marins  pour  la 
plupart  ue  connaissaient  de  Paris  <]ue  ce  qu'ils  en  avaient  vu  en 
venant  au  fort,  le  boulevard  Montparnasse  el  la  barrière  d'Italie; 
mais,  tandis  que  chaque  jour  des  millitrs  de  soldats,  mobiles  ou 
autres,  se  promenaient  sur  les  boulevards  ou  dans  les  ru  s  de  la 
ville,  c'est  à  peine  si  quelques  roatelols  pouvaient  obtenir  une 
permissi.m.  Heureux  celui  sur  qui  tonibjùt  cette  faveur!  Celui-là 
partait  chargé  des  commissions  de  tous  sts  camarades,  et  le  soir  il 
nous  revenait  avec  une  cargaison  complète  de  couteaux,  de  pipes  et 
de  paquets  de  tabac.  Il  y  avait  chez  les  marins  une  expression  char- 
mante pour  désigner  les  permissions;  on  ne  disait  pas  :  tilUr  à 
Paris,  on  disait  :  aller  à  terre!  En  effet,  ces  braves  gens  se  cooâ- 

D„j,i7<-,ib,.GoogIc 


380  lETCE  DES   DEUX  KOSDES. 

déralent  dans  le  fort  comme  à  bord  d'an  navire,  et  peat-ètre  cette 
idée  leur  readait-elle  la  résignation  plus  facile.  Il  n'est  pas  rare 
pour  eux  de  rester  un  an  entier  sans  toucher  la  terre,  et  tel  a  passé 
six  mois  en  rade  même  de  Kew-York  qui  n'a  jamais  mis  les  pieds 
dans  la  ville.  On  se  consolait  en  jouant  :  le  jeu  du  res'.e  n'était  per- 
mis que  le  dimanche,  et  c'est  le  loio  qui,  à  tout  prendre,  avait  les 
préférences  du  matelot.  Le  dimanche  donc,  aussitôt  après  la  messe, 
des  groupes  impatiens  se  formaient  dans  la  cour;  les  possesseurs  de 
cartons  cherchaient  une  place  commode  à  l'abri  du  vent,  et  alors 
commençaient  des  parties  inlerminables  à  peine  interrompues  par 
l'heure  des  repas.  De  quelque  côté  qu'on  se  dirigeât,  on  entendait 
partout  crier  des  numéros,  suivis  chacun  d'une  ))hrase  ou  d'un  mot 
caractt^rÎBtJque,  car  les  marins  ont  modiCé  à  leur  usage  les  litanies 
habituelles  du  noble  jeu  de  loto.  La  nuit  venue,  on  serrait  soi- 
gneusement les  cartons  et  les  boules,  et  tout  était  fini  jusqu'au 
dimanche  suivant.  Nous  avions,  il  est  vrai,  d'autres  amusemens. 
Ain^  le  soir,  après  la  retraite,  lorsque,  retirés  dans  nos  casemates, 
nous  avions  pris  place  sur  nos  hamacs,  quelque  conteur  prenait  la 
parole,  et  cherchait  à  tromper  par  ses  récits  naïfs  les  longues  heures 
de  la  veillée.  Que  vous  dirai-je?  C'étaient  toujours  des  contes  de 
fées  dont  ia  trame  se  déroulait  capricieusement  à  travers  un  dé- 
dale d'aventures  fantastiques.  On  l'a  remarqué  souvent,  les  hommes 
simples  sont,  comme  les  enfans,  avides  du  merveilleux;  il  semble 
que  leur  esprit,  mécontent  de  la  réalité,  cherche  dans  le  pays  du 
rêve  un  monde  à  sa  convenance,  un  monde  où  tout  soit  plus  beau: 
l'illusion  tout  â  la  fois  les  charme  et  les  console.  Sorties  du  cerveau 
fécond  de  quelque  matelot  digue  émule  de  nos  romanciers,  ces  his- 
toires avaient  vu  le  jour  en  mer  pendant  une  traversée,  au  milieu 
d'un  cercle  attentif  de  naïfs  auditeurs;  la  mémoiru  Cdële  les  aviùt 
précieusement  recueillies,  puis  transmises  à  d'autres  conteurs.  Pas- 
sant ainsi  de  bouche  en  bouche,  elles  s'étaient  enrichies  à  mesure 
d'une  foule  de  détails  nouveaux,  et,  comme  dans  les  écrits  du  vieil 
Homère,  on  pouvait  distinguer  sur  le  canevas  primitif  la  trace  de 
ces  interpolations  successives.  Cric!  s'écriait  tout  d'abord  celui  qui 
demandait  la  parole,  et,  s'il  s'exprimait  couramment,  si  ses  histoires 
étaient  intéressantes,  si  la  princesse,  après  mille  traverses,  mille 
persécutions  subies,  parvenait  à  épouser  un  petit  matelot  de  Tou- 
lon ,  et  avait  avec  lui  beaucoup  d'enfans,  les  camarades  en  chœur 
répondaient  crac!  Le  récit  commençait  alors  attachant,  émouvant, 
terrible,  semé  de  précipices,  de  sorcières  et  de  bêles  féroces.  Les 
deux  amans  se  perdaient,  se  cherchaient,  se  retrouvaient,  puis  se 
perdaient  encore.  C'étaient  des  courses  eflroyables  par  monts  et  par 
vaux,  sur  terre  et  sur  mer,  une  lutte  engagée  contre  tous  les  élé- 
nens.  De  temps  en  temps,  pour  constater  l'attention  de  son  audi- 


,  Google 


LES  fusiliehs-m&bins.  281 

toïre,  le  conteur  s'arrêtait  tout  à  coup  et  lançait  un  cric  interroga- 
teur. Crac',  répondait-on  bien  vite,  et  l'iiistoire  continuait.  Plus 
d'une  fois,  je  l'avoue,  rassuré  d'avance  sur  le  sort  des  deux  héros, 
je  m'endormis  avant  la  fm ,  alors  que  la  princesse  était  encore  bal- 
lottée par  les  Ilots,  non  loin  des  lies  du  Cap-Vert,  ou  égarée  en  robe 
de  soie  dans  les  brousses  du  Nouveau-Monde;  mais  les  marins 
étaient  insatiables  :  immobiles,  la  bouche  et  les  yeux  grands  ouverts, 
ils  écoutaient  jusqu'au  bout,  jusqu'au  douzième  enfant,  et,  quand, 
en  guise  de  conclusion,  le  conteur  lançait  une  dernière  fois  le  cric 
traditionnel,  il  n'y  avait  pas  de  voix,  si  ce  n'est  la  mienne  peut- 
être,  qui  ne  le  remerciât  d'un  crac  énergique.  Cricl  crac!  cinq  mi- 
nutes après,  tout  le  monde  était  endormi. 

Cependant,  en  dépit  des  agrémens  du  loto,  de  la  faconde  de 
nos  conteurs  et  du  charme  de  leurs  récits,  cette  vie  monotone,  cette 
claustration  nous  pesaient-.  Je  m'étais  lié  avec  un  des  hommes  de 
ma  compagnie  qui  s'appelait  Kerouredan.  Imaginez  un  grand  gar- 
çon de  près  de  six  pieds,  robuste  et  fort  à  proportion,  aux  épaules 
larges,  à  la  démarche  houleuse,  à  l'air  martial  et  bon  enfant  tout 
ensemble.  Toujours  des  premiers  à  l'ouvrage,  il  abattait  un  arbre  en 
trois  coups  de  hache,  et  construisait  un  épautement  en  un  tour  de 
main.  Cette  supériorité  physique,  hautement  constatée,  le  rendait 
parfois  un  peu  vain,  et  comme  un  jour,  épuisé  de  fatigue,  j'avais 
laissé  tomber  le  sac  à  terre  que  je  portais  au  rempart  dont  on  com- 
plétait les  défenses,  lui,  éclataut  de  rire,  se  mil  à  railler  grossière- 
ment ce  qui  était  impuissance,  mais  non  paresse  ou  mauvais  vou- 
loir. Je  me  fâchai,  je  lui  reprochai  ses  railleries  peu  généreuses;  il 
comprit  qu'il  avait  tort,  et  à  dater  de  ce  jour  nous  fûmjs  une  paire 
d'amis.  Souvent,  quand  nous  étions  de  garde  aux  bastions,  je  me 
plaisais  â  le  faire  causer  sur  sa  vie  passée,  sur  ses  voyages,  sur  ses 
campagnes.  Il  parlait  simplement,  lentement,  par  po^^es,  d'une  voix 
un  peu  triste  qui  allait  au  cœur.  —  Tiens,  vois-tu,  me  disait-il,  je 
m'ennuie  ici...  Moi,  ça  me  gêne  quand  je  nu  vois  plus  la  mer.  Il  me 
manque  toujours  quelque  chose.  Ahl  U-bas,  au  pays,  il  fallait  tra- 
vailler davantage;  on  n'avait  pas  toujours  comme  ici  ses  trois  repas 
assurés.  Nous  partions  à  la  brune,  â  trois  ou  quatre,  dans  nos  pe- 
tites barques;  nous  passions  toute  la  nuit  en  nier  sous  la  pluie,  sous 
le  vent,  seulement  garantis  par  notre  suroit,  occup  s  â  tirer  sur  nos 
filets,  les  doigts  si  glacés  parfois  qu'ils  nous  refusaient  le  service. 
Encore,  si  l'on  avait  pris  du  poisson  i  coup  sûr;  mais  il  y  avait  des 
jours  où  nous  ns  faisions  rien ,  absolument  rien .  Bast  I  au  matin  on 
buvait  un  bon  verre  d'eau-de-vie,  et  la  fatigue  s'en  allait,  il  n'y 
paraissait  plus.  D'ailleurs,  â  certains  jours,  nous  faisions  bonne 
pèche.  Une  fois,  un  patron  de  Paimpol,  deux  camarades  et  moi, 
nous  avons  pris  vingt-sept  mille  sardines  en  moins  de  deux  jours. 

nigiUrrlbyGOOglC 


282  nBnm  des  dbsz  ikmtdes. 

Et  puis,  le  dimancbe,  je  restais  i  la  maison'.  Je  suis  de  Dooar- 
nenez,  et  notre  maisoD  àooae  sur  U  pU^.  Moi,  je  CAaeliais  en 
haut;  le  natiD ,  j'ouvrais  ma.  fenétEe,  et  ta  bonne  odeur  êe  la  mer 
montait  jusqu'à  mot;  )c  voyais  de  bmd  tit  ies  bateaux  de  pècbe 
amairés  dans  le  port,  avec  leurs  votles  repliées  et  leur  Targe  coqae 
Doire  que  le  Dot  balançait  doucement  à  la  marée  montante.  Je 
les  conDusfiaia  tous  [mt  leur»  notas  r  ça  me  fktsatt  plaâsîr,  tandis 
qn'iei,  tiens,  regarde  ecHnme  c'est  laid.  —  Et  il  me  montrait  en 
doigt  la  plaiae  désolée  qui  s'étendait  devant  noua.  Pas  une  toIt, 
pas  un  crÎ!  :  les.  populatiœs  aTaient  fut  devant  l'invasion.  Sur  le 
bord  des  noutes  désertes,  des  anas  de  décombres  jonchaient  la 
terre  :  c'étaient  les  maisons  que  nous  avions  démolies  pour  dégager 
le  tir  du  tort;  çji  et  là,  de  grands  arbres  abattus  avec  leur  feuillage 
desséclié  faiisaicnt  su«  le  sol  de  larges  taclies  sombres.  A  droite  s'é- 
levait le  plateau  de  Millejuif,  aride,  poudreox,  pelé,  horrible  à  voir. 
k  gaueke,  une  petite  traînée  verte  permettaLt  seule  de  distinguer  le 
cours  de  la  Seine,  désetrte  elle  aussi.  Non  lois  die  là  courait  fa  ligne 
ducbemin  de  fer  d'Orléans,  sablée  de  sable  jatine,  avec  sa  double 
rangée  de  rails,  où  depuis  plus  d'un  mois  les  trains  ae  passaient 
plus.  L'atmosphère'  était  brûlante  :■  les  derniers  rayons  d'un  soleil 
d'automne,  tombaatdu  haut  d'un  ciel  sans  nuage,  éclairaient  de  leur 
lumière  crue,  qui  faisait  mal  aux  yeux,  cette  scène  de  moit  et  de 
désolation.  —  A, propos,  reprenait-il,  je  votHlraisbien  savoir  ce  que 
deviennent  les  autres  là-bas,  la  petite  sœur  et  la  vieille,  maintenaot 
que  je  n'y  suis  plus;  ça  doit  aller  mal,  je  pense,  et  il  leur  faut  tra- 
yailler  double.  Ah!  c'est  que  tout  le  monde  travail**  chez  oou». 
Dans  )a  mauvais!)  saison,  en  hiver,  quand  les  bateaux  ne  peuvent 
pas  sortir  pouT  la  pèche,  on  va  chercher  du  goënioo,  et  les  fem<mes 
s'en  mêlent,  elles  aussi.  Ce  goémon,  on  le  fait  brûler,  et  la  cendre 
sert  à  fumer  tes  terres.  Pauvres  femmesl  il  faut  les  voir  travailler 
toute  la  journée,  à  peine  couvertes  d'un  méchant  chiffon  de  toile, 
ayant  de  l'eau  jusque  soos  les  bras.  Quand  elles  reviennent,  elles 
ont  le  corps  tout  noir  de  froid,  comme  ceux  qui  meurent  du  vomit». 
Le  vomito,  j'en  parle,  »oi,  parce  que  je  l'ai  vu.  i'aî  passé  quatre 
ans  au  Mexique,  dix-buit  mois  dans  les  Terres-Chaudes,  où  je  Éat- 
sais  partie  des-  contre- gnérilbs;  j'étais  ven«  sur  le  Mamfna.  Eo 
ai-ji;  vu  mourir  des- camarades!  tis  s'en  allaient  par  douzaines.  Je 
tombai  malade  comme  tes  autres,  mais  je  parvins  à  m'en  tirer.  Ahl 
dame!  en  arrivant,  j«  trouvai  du  nouveau  à  la  maison.  Ti'oisde  mes 
frères  éUient  morts.  C'est  que  nous  (^lioos  neuf  enfuis  d'abord,  huit 
Ëls,  tous  fbrts  et  grands,  Ions  marins,  et  «ne  &lle;  j'étais  te  plus 
jeune  avec  na  seeur.  Deux  sont  morts  en  Cx'itnée,  trois  pendant  mM 
alsence;  les  demi  derniers  moimnent  tfwïlque  len^  après  de  ma- 
ladie à  moins  de  treote-daq  ans,  et  moi,  je  restai  seul  avec  la  sceur 


■  Google 


LES   FDEILIERS-H&BIHS.  283 

et  les  vieux.  Le  père,  lui,  ne  peut  plus  aller  en  mer.  Nous  n'a- 
vons pas  de  barque,  et  à  la  saison  des  pêches  je  me  mets  au  ser- 
vice d'un  patron.  Enfin  le  ménage  allait  tant  bien  que  mal,  parce 
que  j'étais  là.  Aussi,  quand  j'ai  appris  que  ceux  de  ma  classe  étaient 
levés  pour  la  guerre,  je  suis  devenu  furieux.  J'ai  couru  cbez  le  com- 
miasaiie  avec  des  camarades  :  je  voulais  le  jeter  à.  l'eau.  — Mais,. 
Jean-Marie,  me  dit-i!,  ce  n'est  pas  moi  qui  te  fais  partir,  c'est  la 
loi.  Je  sais  que  tu  es  un  brave  garçon  qui  a  toujours  fait  son  de- 
voir. Allons,  du  courage  1  Tiens,  voilà  vingt  francs  pour  t" amuser 
nn  peu.  —  Je  pris  les  vingt  francs,  et  nous  allâmes  boire  à  la  ville. 
C'est  ^gal,  j'étais  bien  tiiste.  Enfm  maintenant  m'y  voilà;  je  me 
battrai  bien,  je  te  jure,  les  balles  ne  m'ont  jamais  fait  peur;  seule- 
ment, c'est  plus  fort  que  moi,  je  m'ennuie  ici,  sans  la  mçrl 

Uél.isl  le  pauvre  garçon  ne  devait  plus  revoir  jamais  cette  mer 
qu'il  aimait  tant.  A  la  sortie  du  31  novembre,  Kerouredan  faisait 
partie  des  marins  chargés  de  jeter  les  ponts  sur  la  Marne.  11  tomba 
frappé  d'une  balle  en  même  temps  que  l'enseigne  qui  commandait 
le  détachement.  La  blessure  était  grave;  on  le  porta  à  l'hôpital,  où 
il  languit  quelques  jours;  il  put  apprendre  encore  que  la  médaille 
militaire  lui  était  décernée,  et  ce  fui  tout.  Douloureuse  histoire, 
n'cst-il  pas  vraiî  que  celle  de  cette  famille  qui  complaît  huit  jeunes 
hommes  autrefois,  et  qui,  sans  marchander,  en  a  sacrifié  trois  pour 
le  pays!  Qui  donc  nourrira  les  ti'eux  maintenant? 

Mais  déjà  l'opinion  publique  réclamait  une  nouvelle  sortie.  Quoi 
qu'on  puisse  dire  de  ses  talens  militaires,  le  général  Trochu  est  un 
excellent  organisateur.  En  quelques  jours,  aidé  du  reste  par  la  po- 
pulation parisienne,  qui  à  ce  moment  le  soutenait  tout  entière,  il 
avait  créé  la  défense.  Tout  s'était  fait  comme  par  enchantement  : 
des  canons,  nous  en  avions,  et  des  fusils  aussi,  et  de  ta  poudre,  et 
presque  des  soldats;  l'enceinte  et  les  forts  étaient  inabordables. 
Désormais  Paris  se  trouvait  à  l'abri  d'un  coup  de  main  ;  il  s'agissait 
de  le  débloquer.  C'est  alors  qu'on  eut  l'idée  de  former  avec  les  ma- 
rins des  forts  trois  bataillons  de  marche  de  600  hommes  chacun; 
les  canonniers  restaient  au  service  des  pièces.  On  prit,  comme  de 
juste,  les  fusiliers  brevetés,  les  meilleurs  du  moins.  Peu  nombreux, 
mais  solides,  ils  devaient  plus  que  personne  aider  à  la  fameuse 
trouée.  Je  demandai  à  en  faire  partie.  Ma  pétition  suivit  la  voie 
hiérarchique,  allant  du  cnpilaine  au  commandant,  du  commandant 
à  l'amiral,  et  fut  en  dernier  ressort  agiéée.  Par  une  pariicularilé 
curieuse,  je  me  trouvais  être  le  seul  engagé  volontaire  dans  ce  corps 
d'élite. 


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lETDE  DES  DEUX  MORDES. 


II. 


Former  avec  les  marins  des  bataillons  de  marche,  c'était  re- 
prendre l'idée  de  Napoléon  I".  Lorsqu'en  181  &,  au  retour  de  l'ile 
,  d'Elbe,  l'empereur  appelait  à  toi  contre  l'Europe  coalisée  tout  ce 
qu'il  pouvait  encore  trouver  de  force  et  d'énergie  au  cœur  de  la  na- 
tion, un  décret  parut  dans  le  Moniteur,  ordonuant  de  vider  immédia- 
tement les  vaisseaux,  et  de  jeter  à  terre,  sous  le  nom  de  régiment  de 
haut-bord,  les  équipages  de  la  flottp.  Profilant  des  embarras  de  son 
plus  terrible  ennemi,  le  parti  vendéen  avait  de  nouveau  pris  les 
armes  au  nom  du  roi  dans  tout  l'ouest  de  la  France.  On  lui  opposa 
les  régiqiens  de  haut-bord,  et  les  blaiwi  durent  convenir  que  ja- 
mais, sans  oublier  même  les  Mayençais  de  Kléber,  ils  n'avaient 
rencontré  d'adversaires  ansà  redoutables.  Leur  mépris  du  danger, 
leur  force  physique,  l'espèce  d'irrégularité  qu'ils  mettent  dans  leurs 
marches  et  leur  façon  de  combattre,  tout,  jusqu'à  cet  instinct  du 
matelot  qui  le  porte  à  flairer  sans  cesse  autour  de  lui  et  à  renverser 
aussitôt  l'obstacle  qui  s'oppose  à  sa  curiosité,  rendait  nos  marins 
admirablement  propres  à  une  guerre  de  coups  de  main,  telle  qu'on 
la  pratiquait  alors  en  Vendée.  A  cinquante  ans  de  distance,  au  siège 
de  Paris,  les  mêmes  qualités  devaient  trouver  leur  emploi  contre  un 
ennemi  comme  les  Prussiens,  qui  percent  les  maisons  de  créneaax, 
s'abritent  dans  des  trous,  évitent  autant  que  possible  la  lutte  corps 
à  corps,  et  semblent  en  toute  occasion  compter  bien  plus  sur  la  ruse 
que  sur  leur  courage.  Nul  mieux  que  les  marins  ne  savait  déjouer 
leurs  stratagèmes,  nul  avec  plus  de  résolution  sauter  dans  les  tran- 
chées, escalader  les  murs,  ou  enfoncer  à  coups  de  crosse  les  portes 
des  maisons.  On  les  a  vus  souvent  à  l'œuvre,  à  Cbo!$y-le-Boi,  à 
Clamart,  au  Bourget.  Ils  remplaçaient  les  zouaves,  nos  zouaves 
morts  à  Frœschwiiler.  Le  fort  dà  Bicétre  fournit  un  bataillon  à  lui 
seul,  000  hommes;  Ivry  et  Montrouge  300  hommes  chacun  :  ce  fut 
le  2*  bataillon.  Quant  au  3%  il  fut  tiré  des  forts  de  l'est,  Noisy, 
Rosny,  Romainvîlle  :  celui-là  s'est  fait  bâcher  au  Bourget. 

Hais  notre  équipement,  bon  seulement  pour  les  forts,  ne  suflis^t 
plusau  nouveau  râleque  nous  étions  appelés  à  jouer.  Successivement 
nous  reçûmes  le  sac  lie  marche,  ras  de  carreau,  comme  disent  les 
militaires  dans  leur  langage  figuré,  puis  la  capote,  la  longue  capote 
grise  des  mobiles  et  des  soldats,  destinée  à  nous  confondre  avec 
eux,  —  car  le  grand  col  bleu,  beaucoup  trop  reconnaissable,  risquait 
d'attirer  sur  nous  l'attention  particulière  d'un  ennemi  qui  ne  nous 
aimait  pas,  —  et  en  dernier  lieu  la  peau  de  mouton,  si  utile  contre  le 
froid  :  on  la  mettait  sous  la  capote.  Je  me  suis  laissé  dire  qu'il  fal- 
lait autrefois  six  mois  pour  préparer  les  peaux  de  mouton  en  leur 


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LES    rCSIUERS-UARINS.  286 

conservant  la  lainei  la  nécessité  aidant,  on  trouva  le  moyen  de  les 
préparer  en  huU  jours,  et  la  malheureuse  bëte  était  à  peine  mangée 
que  sa  peau,  travaillée,  blanchie,  nettoyée,  allait  sur  le  dos  de  quel- 
que brave  soirlat  monter  la  garde  aux  bastions  ou  dans  les  tranchées. 
Nous  fûmes  les  premiers  à  qui  l'on  donna  ce  vêtement  d'un  nouveau 
genre;  la  distri'.)ution  se  fit  à  Bicëtre.  Au  retour,  les  marins  s'amu- 
saient à  imiter  le  cri  du  mouton.  Terribles  moutons,  et  qui  n'en 
avaient  vraiment  que  la  peau!  A  ce  sujet,  dût  notre  prestige  en 
souffrir  un  peu,  je  dois  rectifier  une  erreur  trop  aisément  accrédi- 
tée. Sur  la  foi  des  journaux,  l'imagination  populaire  se  plaît  à  nous 
figurer  courant  à  l'Ennemi,  la  hache  d'abordage  à  la  main.  Or  nous 
n'avions  pas  d'autres  armes  que  la  baïonnette  et  le  cbassepot.  On 
nous  avait  bien  donné  au  départ  deux  ou  trois  haches  par  compagnie, 
mais  des  haches  pour  la  cuisine,  des  haches  pour  couper  le  bois,  et, 
toutes  les  fois  qtie  nous  chargions,  c'était  en  vrais  Français:  à  la 
fourchette  !  En  même  temps  que  nous  quittions  les  forts,  de  nou- 
veaux chefs  étaient  venus  se  mettre  à  notre  tête.  Mon  bataillon,  le 
2',  avait  pour  commandant  M.  Desprez,  tué  plus  tard  devant  nous  à 
la  seconde  attaque  de  la  Gare-aui-Bœufs.  Je  le  vois  encore,  tel  qu'il 
nous  apparut  la  première  fois,  avec  son  air  sévère,  ses  traits  secs, 
sa  haute  taille,  sa  longue  redingote  bleue  boutonnée  et  serrée  au 
corps,  des. bottes  qui  lui  montaient  jusqu'à  rai-jambe  et  le  faisaient 
paraître  plus  grand  encore.  Quand  il  brandissait  son  épée,  on  e&t 
dit  un  géant.  Nous  étions  arrôtt^s  au  bas  du  fort  de  Bicétre,  sur  le 
versant  occidenlff  du  plateau  de  Villejuif.  De  U,  nous  découvrions 
la  chaîne  de  hauteurs  qui  couvre  le  sud  de  Paris,  Montra uge,Vanves, 
Issy,  ei  tout  en  face  Chàtil  Ion,  celle-ci  aux  Prussiens.  La  vue  s'éten- 
dait jusqu'au  Mont-Valérien,  dont  les  arêtes  semblaient  se  fondre 
àl'borJEOu;  par  intervalles,  une  fumée  blanche  s'élevait  au-dessus 
de  sa  crête,  et  l'écho  lointain  nous  apportait  le  bruit  de  la  détona- 
tion. L'ennemi  ne  répondait  pas;  mais  il  était  là,  nous  le  savions, 
au  Fort-à-l' Anglais,  au  Moulin -de -Pierre,  et  ce  silence  sembl^ût 
plus  terrible  encore  que  la  voix  du  canon.  Le  coromandant  Desprez 
s'était  placé  au  milieu  du  bataillon,  formé  en  carré;  d'une  voix  mâle 
et  forte,  il  nous  disait  notre  devoir,  ses  recommandations  et  ses  es- 
pérances, (i  Montrez -vous,  disait-il,  dignes  de  voire  ancienne  ré- 
putation et  de  la  confiance  que  Paris  met  en  vous.  U  ne  doit  y  avoir 
ici  que 'des  braves;  le  bataillon  d'Ivry-Montrouge  se  battra  bien, 
j'en  suis  sûr,  et  avec  l'aide  de  Dieu,  car  le  droit  est  pour  nous,  nous 
parviendrons  à  chasser  l'Allemand  qui  souille  notre  belle  France,  n 
Du  bout  de  son  épée,  il  nous  montrait  Chàtillon.  A  ce  moment,  une 
effroyable  détonation  lui  coupa  la  parole.  Ivry,  Blcêtre  et  Mootrouge 
tiraient  à  la  fois  contre  les  travailleurs  ennemist  qui  venaient  tout 
à  coup  de  trahir  leur  présence,  u  Vive  la  France!  »  s'écria-t-il. 

n,g,t7cdb/G00gIc 


286  BErOE   DES  DEDI   UOXDEG. 

H  Vive  la  France  I  n  répétâmes-nous  après  lui,  et  notre  toîx  se  per- 
dit dans  le  bruit  du  canon.  Le  ciBUr  à  tous  nous  battit  plus  vite; 
c'était  )à  une  scène  que  l'on  n'oublie  pas.  Quelques  jours  après,  le 
commandant  Desprez  tombait  un  des  premiers  pour  la  délivrance 
de  la  patrie, 
tin  poste  nous  avait  été  assigné  au-devant  du  village  de  Vitry- 
'  sur-Seine,  en  face  de  Choisy-le-Uoi.  Près  de  14  se  trouvait  cette 
fameuse  Gare-aux- Bœufs,  qui,  prise  par  noirs  deux  fois,  deux  fois 
abandonnée,  devait  plus  tard  sauter  sous  nos  yeux.  A  cet  endroit, 
une  tranchée  pnifonde  de  2  mètres  reliait  la  Seine  à  la  redoute  du 
Moulin-Saquet.  Creusée  par  les  soins  du  génie  civil  et  fortifiée  de 
batteries,  cette  tranchée  faisait  partie  de  ia  première  Jigne  de  dé- 
fense qui,  en  avant  des  forts,  couvrait  l'enceinte  de  Paris.  Plus 
tard,  à  l'imilalion  des  Prussiens,  nous  creusâmes  encore  au-delà 
des  trous  de  loup  où  tous  IfS  soirs  deux  hommes  se  glissaient 
doucement  :  Français  et  Allemands  eussent  pu  causer  ensemble, 
tant  les  sentinelles  s'étaient  rapprocht^es !  La  partie  des  tranchées 
qui  nous  était  spécialement  confiée  s'appnyait  d'un  côté  sur  la 
Seine,  oîi  les  canonnières  stationnaient  toirjours  sous  vapeur,  de 
l'autre  sur  le  chemin  de  fer  d'Orléans,  qui  livrait  passage  aux  wa- 
gons blindés.  Les  wagons  blindés!  encore  une  invention  du  siège. 
C'est  à  la  Gare -aux- Bœufs  qu'on  s'en  servit  pour  la  première  fois. 
Il  faisait  nuit,  et  l'attaque  devait  avoir  lieu  au  petit  jour.  Chaque 
corps  de  trotipes,  par  des  chemins  dilîérens,  gacmait  en  hàle  son 
posie  de  combat;  on  marchait  en  silence,  les  ra™s  pressés,  rete- 
nant de  la  main  les  sabres- baïonnettes,  dont  le  cliquetis  eût  pu 
nous  trahir,  car  il  fallait  surprendre  l'ennemi.  A  tout  instant  pas- 
sait un  lancier  avec  des  ordres;  It  allait  au  galop,  suivant  le  fond 
des  fossés  pour  qui;  la  terre  détrempée  amortit  le  bruit  de  sa 
course.  Le  hmnissement  d'un  cheval  ou  les  hurlemens  d'un  chien 
abandonné  veniiient  seuls  troubler  le  silence  de  la  nuit.  Les  fermes 
désertes  n'avaient  pas  de  lumière,  mais  de  temps  en  tem[)8  une  fe- 
nêtre s'ouvrait,  une  tête  se  montrait  curieuse,  inquiète,  puis  dispa- 
raissait aussitôt  :  c'i'taient  des  paysans  qui  n'avaient  pas  voulu 
quitter  leur  petit  domaine;  dans  quelques  maisons  basses  se  mou- 
raient les  feux  a'iumés  la  veille  par  les  niohiles,  et  la  flamme,  se 
reflétant  sur  les  vitres  salies,  était  rouge  comme  du  sang.  Les  ma- 
rins, selon  la  coutume,  avaient  été  désignés  pour  marchur  en  tête. 
Quittant  la  grande  route,  défoncée  déjà  par  les  pluies  et  par  le  pas- 
sage des  canons,  nous  avions  pris  la  voie  du  chemin  de  fer,  qui 
nous  oIT  ait  un  terrain  p'us  commode,  ^ous  renconiràmes  les  wa- 
gons bliiulés.  Reli'^s  deux  à  deux  par  des  chaînes  de  fer,  haletans, 
funians,  prêts  à  partir,  ilsatendaieut  le  moment  de  l'action.  —  Bon- 
jour, camarades;  nous  dirent  à  demi-voix  les  matelots  qui  les  moo- 

nigiUrrlbyGOOglC 


i£B  rUStUGBSHIABIKS.  287 

iaieat.  En  eSet,  ^pour  les  wagone  bliodés.  cornue  pour  tes  ballmis, 
comme  ^sur  toute  «ntreprîse  qw-exigeaàt  des  ihommes  à  Tépraure, 
on  avait  piis  -dea  «larias.  —  Bonjour  «t  bonne  chance!  fat-ài  ré- 
pondu, et  neB8  coalinu&mes  ootre  maie.  Bientôt,  par  «nae  terrible 
bordée  lancée  sifr  Gboisy-le-Aei,  le  fort<l'J<vry  donnait  je  «igoal  da 
conïbat,  auqu^  se  joigiitpent  Cbar-eoien,  Bîcèlre  et  le  UouJin-Sa- 
guet.  AlwB  ncus  vîmes  s'avancer  le  monstre.  Couvert  de  [^^ues  ' 
de  tôle  qui  descendaient  Jus<|H'a!i  bas  âes  iroues,  il  paraissait  glis- 
ser; le  fsurneau  de  la  machine  semblait  un  œil  immense  dans  la 
iwit;  la  va^teur  s'éciiap^ait  violente,  stridente;  3es  rails  criaient 
Sftus  le  poids  énormu  :  on  se  prenait  k  songer  i.  ces  dragons  4ont 
parle  la  fuble, et  dont  la  seule  vue  glaçai/t  d'ufiioi  ies  cœuf s  les  phis 
braves.  En  quelijues winutes,  la  barricadequi  conpnit  la  voie  fut 
abattues  les  wagons,  démasqués,  s'engagèrent  au-delà  ^du  pont  de 
Vitry,  et  les  grosses  pièces  de  manne,  cachées  t^ans  leni's  tlancs, 
se  aiirent  À  Wuaer,  B^peiculé  pax  les  parois  sonores,  le  bruit  mon- 
tait a.u  ciel,  épouvantable.  Je  oe  sais  trop  le  mal  qe'a  pu  faire  à 
l'ennemi  ce  nouvel  engia  ^e  giieia-e,  mais  on  se  sentait  benreux 
d'avoir  pour  soi  un  si  puissant  allié. 

Après  !e  coaJ^at,  It:  séjour  aux  tranchées;  après  les  bailles  et  les 
obus,  le  fraid,  l'insonuHJe  et  ia  faim.  Au  deiDethruft,  les  balles  va- 
laient mieux.  Il  faut  p'ius  de  vrai  «ourage  pour  supporter  paitiem- 
ment  la  mlsèie  oue  pour  marcber  à  T'Onnemi,  et  deux  jotti'S  de  tran- 
chée sont  pi  us  durs  ï  passer  qu'  un  j«ur  de  oamiDAU  En  France,  pour 
tout  iiomme  dScieur,  le  jourde  bataille  est  un  joarde  fête. On  parle, 
ou  rit,  on  s'agite,  l'émotion  vous  (tenae  u»e  certaine  galle  commu- 
nicutjve  qui  semble  abiéger  les  lieiires;  mais  vivre  des  mois  entiers 
au  fond  d'un  fossé,  passer  quatje  nuits  sar  cinq  les  pieds  dans  i& 
boue  et  le  dos  sur  la  neige,  rester  en  faction  jusqu'à  dÏK-huit 
heures  de  suite,  voilà  vraiment  pour  les  caractères  une  cruelle 
éjtreuve.  Quelquefois  au  matin,  MmAant  de  sommeil,  épuisés  «le 
fatigue,  nous  deRoeurions  le  menton  appuyé  sur  le  canon  de  notre 
fusil,  pour  nous  tenir  debout.  J'ai  entendu  un  matelot  s'écrier, 
comme  on  pcu-taît  à  l'aHibuIanoe  un  de  ses  camarades  frnppé  d'une 
balle  :  n  Est-il  iieureux  celui-là I  il  va  couclier  dans  un  lit!  »  D'au- 
tres, dés /^érés,  aiwaieat  voulu  moui-ir.  Quand  on  «onge  que  nous 
n'avons  jamais  été  relevés,  pour  employer  ici  l'espressio»  mili- 
taire, et  que  depuis  notre  départ  des  forts  jusqu'à  la  fin  du  siège 
nous  n'avons  pas  quitté  la  traiSchée,  on  oomprend  qiue  le  temps  ait 
pu  nous  paraître  Jong.  U  est  vrai  que  neus  faisions  à  l'occasion 
quelque  bonne  promenade.  Tel  général  voulait-il  poasser  une  re- 
connaissance de  nuit,  au  Moulin-de- Pierre  ou  ailleurs,  il  écrivait  à 
l'amiral  Potbuau,  sous  les  ordws  de  qui  nous  étions  placés  :  n  J'm 
besoLD  de  3U0  bommee  éoergiques,  envoyer-isai  300  marins.  »  Un 

D,g,t7„lb,.GOOgIC 


28S  lETOE  DES    DEUX  HORDES. 

bisCDit  dans  la  musette  et  leurs  cartouches  à  la  ceinture,  les  marins 
I>artaient,  faisaient  leur  devoir,  puis  revenaient  le  lendemaio  re- 
prendre leur  poste  à  la  tranchée.  Avec  le  sac  de  marche,  nous  avions 
reçu,  comme  les  autres  soldats,  la  tente  et  les  piquets  qui  servent 
à  l'établir;  nous  n'en  avons  pas  fait  grand  usage.  Pour  ma  part,  j'ù 
couché  deux  nuits  sous  la  tente,  deux  nuits  de  trop,  puis- je  dire. 
Que  ce  mode  de  campement  ait  ses  avantages  en  Afnque,  où  îl  ne 
pleut  guère,  cela  se  peut;  dans  ce  pays-là,  ie  terrain  est  toujours 
sec.  En  outre,  si  les  journées  sont  brûlantes,  les  nuits  sont  souvent 
très  fraîches,  et  il  est  bon  de  se  tenir  en  garde  contre  ces  brusques 
retours  de  température;  mais  chez  nous  les  conditions  atmosphé- 
riques ne  sont  plus  les  mêmes.  Je  ne  parle  pas  de  l'été,  où  l'on  peut 
dormir  fort  commodément  le  corps  envelopffé  dans  sa  couverture; 
en  hiver,  il  p'eut  fiéquemment,  et  Jl  n'est  pas  facile  à  un  bat^llon 
de  trouver  d'endroit  où  camper.  Gèle-t-il  au  contraire,  après  avoir 
enfoncé  péniblement  ses  piquets  de  tente  dans  le  sol  durci,  le  sol- 
dat se  couche  :  bientôt  la  chaleur  de  son  corps  fait  fondre  la  neige, 
la  terre  se  détrempe,  et  il  se  réveille  dans  la  boue.  Pour  obvier  it 
ces  inconvéniens,  on  nous  fit  construire,  vers  le  mois  de  janvier, 
des  baraquemens  en  planches,  en  arrière  du  pont  qui,  près  de 
Vilry,  coupe  la  ligne  du  chemin  de  fer  d'Orléans.  Par  malheur,  on 
n'y  pouvait  dormir;  à  peine  étions-nous  couchés  depuis  deux  ou 
trois  heures,  que  nous  étions  forcés  de  nous  relever,  glacés,  perclus, 
courbaturés.  Nous  préférions  alors,  serrés  les  uns  contre  les  autres, 
la  tête  enroulée  dans  un  des  pans  de  notre  capote,  nous  accroupir  en 
rond  autour  d'un  feu  de  bois  vert  dont  la  fumée  nous  arrachait  des 
larmes,  et  donnait  à  la  longue  à  notre  visage  un  teint  bronzé  re- 
belle aux  ablutions  les  plus  consciencieuses. 

Au  lever  du  jour,  quand  il  n'y  avait  plus  à  craindre  qu'un  feu 
trop  vif  servit  de  but  aux  coups  de  l'ennemi,  on  s'occupait  du  dé- 
jeuner; les  plus  robustes  s'armaient  de  la  hache  et  allaient  couper 
du  bois,  tandis  que  les  autres  écrasaient  le  café  entre  deux  pierres. 
Ce  déjeuner  du  matin  était  encore  notre  meilleur  repas,  A  midi,  no 
morceau  de  cheval  beaucoup  trop  mince  ne  fournissait  qu'une  soupe 
exécrable.  Nous  vivions  séparés  du  reste  du  monde,  à  trois  kilo- 
mètres en  avant  des  forts.  Or  il  est  mauvais  que  les  rations  vien- 
nent de  trop  loin ,  et  passent  entre  plusieurs  mains  ;  explique  qui 
voudra  ce  prodige  :  elles  se  réduisent  en  route.  Le  soir,  nous  avions 
le  riz,  le  riz  cuit  au  8;1  et  à  l'eau.  Quoi  qu'en  puissent  dire  les  Chi- 
nois, c'est  bien  le  mets  le  plus  fade,  le  plus  insipide  qui  ait  jamais 
servi  à  tromper  la  faim.  Aussi  cherchions-nous  par  tous  les  moyens 
possibles  à  relever  notre  ordinaire,  et  plus  d'une  fois  les  chiens  du 
voisinage,  de  chasseurs  devenus  gibier,  furent  les  victimes  d'un  ap- 
pétit qui  ne  pardounait  pas.  Nous  recevions  par  jour  un  quart  de 

nigiUrrlbyGOOglC 


LES   FU3IL1ER3-1I&RINS.  289 

vin,  le  ciuquîème  d'un  litre  ou  à  peu  près;  c'est  la  ration  du  marin 
en  mer.  Pour  le  matelot,  le  quart  de  vin  est  tout;  avec  un  quart  de 
vin,  on  obtient  de  lui  les  efforts  les  plus  mi^ritoires.  Bien  souvent, 
dans  les  ports,  s'agii-il  par  exemple  d'embarquer  du  charbon  à 
bord  d'un  navire,  l'ouvrage  n'avance  que  lentement  :  chaque  homme 
songe,  à  part  lui,  qu'il  lui  faudra  le  lendemain  laver  son  linge  à 
l'heure  du  repos,  et  cette  secrète  pensée  modère  son  ardeur;  mais 
que  le  capitaine  d'armes  promette  une  ration  de  vin  supplémen- 
taire, la  double,  comme  ils  disent,  aussitôt  les  hras  s'agitent,  les 
pelles  volent,  trois  heures  durant  on  remue  le  charbon,  et,  quand 
tout  est  iini,  le  matelot  sait,  noirci,  mais  radieux,  passe  à  la  cam- 
buse pour  toucher  la  double.  En  décembre,  bien  que  le  vin  ne  fit 
pas  défaut  à  Paris,  on  nous  supprima  pendant  plus  de  huit  jours 
la  ration  habituelle.  Il  importait,  paralt-il,  de  vérifier  les  quan- 
tités que  l'on  avait  en  magasin.  Les  matelots  furent  complètement 
démoralisés,  et  plusie  irs  de  ce  moment  ont  commencé  à  désespé- 
rer du  salut  de  la  France.  Ce  n'est  pas  que  le  marin  boive  plus  qu'un 
autre;  habitué  à  recevoir  du  vin  chaque  jour,  mais  en  petite  quan- 
tité, il  supporte  mal  les  excès,  et  tel  matelot  ivre  dont  on  se  dé- 
tourne dans  la  rue  n'est  pas  allé  bien  souvent  jusqu'à  la  fin  de  sa 
bouteille  :  la  liberté,  le  grand  air,  le  manque  d'expérience,  tout  a 
contribué  à  lui  tourner  la  tête. 

A  la  suite  des  privations  et  des  fatigues,  les  maladies  n'avaient 
pas  tardé  à  sévir  parmi  nous.  Cependant  nos  marins,  tous  dans  la 
force  de  l'âge,  tous  faits  depuis  longtemps  à  une  vie  pénible,  pou- 
vaient mieux  qu'aucune  autre  troupe  supporter  ces  souffrances. 
Alors  que  les  régimens  de  ligne  se  fondaient  peu  à  peu,  nous  avions 
conservé  les  deui  tiers  de  notre  effectif.  Le  matelot  du  reste  est  un 
malade  facile  à  soigner.  Par  tradition,  ces  braves  gens  attribuent 
une  vertu  toute  particulière  au  suc  de  réglisse  noire,  extrait  inof- 
fensif  aimé  de  notre  enfance  :  c'est  là  pour  eux  le  remède  souve- 
rain, une  sorte  de  panacée  applicable  dans  tous  les  cas  et  guérissant 
tous  les  maux,  depuis  les  pieds  gelés  jusqu'à  la  Huxion  de  poitrine. 
Chaque  malin,  quittant  la  tranchée,  les  malades  venaient  passer  la 
visite  dans  le  village  de  Vitry.  Une  vaste  grange,  ouverte  à  tous  les 
vents  servait  de  salle  de  consultation  :  portes  et  fenêtres  avaient 
été  brûlées  depuis  longtemps,  on  ne  s'en  inquiétait  pas;  mais  à 
peine  le  major  était-il  entré,  sa  réglisse  à  la  main,  qu'un  immense 
concert  de  voix  s'élevait  autour  de  lui.  C'était  à  qui  tousserait  1« 
plus  fort  pour  obtenir  un  morceau  des  précieux  bâ:.ons.  A  vrai  dire, 
il  n'y  avait  pas  autre  chose  à  leur  donner,  les  médicamens  les  plus 
simples  nous  faisant  défaut. 

Eh  bien  !  en  dépit  de  tout,  le  moral  était  boa.  On  plaisantait  aux 

TOm  IQT.  —  lB7t.  is 

nigiUrrlbyGOOglC 


290  KETCE  DES  DEUX  MONDES. 

dépens  des  Prussiens,  on  se  riait  de  la  misère  et  de  ta  maladie,  on 
narguait  la  mort,  car  l'homme  s'habitue  bien  vite  à  l'idée  de  la 
mort  jusqu'à  jouer  avec  elle.  Nous  chaînions  quelquefois;  il  est  vrû 
que  nos  chants  ressemblaient  plutôt  à  des  plaintes.  Le  matelot  est 
mélancolique  au  fond,  et  sa  poésie  s'en  ressent  un  peu.  Point  de  ces 
gais  refrains,  de  ces  couplets  joyeux  qui  plaisent  tant  au  soldat  de 
la  ligne;  mais  de  longues  et  tristes  mélopées,  quelque  chose  comme 
nos  romances,  des  airs  tralnans  et  douloureux.  £t  comment  pour- 
rait-il en  être  autrement?  Quelle  est  l'existence  de  ces  braves  gens? 
Encore  enfcins,  ils  aident  leur  père  de  leurs  petits  bras,  et  disputent 
leur  vie  à  la  mer  en  fureur;  arrivés  à  l'âge  d'homme,  le  servicn  les 
réclame.  La  discipline  est  terrible  à  bord  :  là  jamais  de  repos,  la- 
beur incessant,  consigne  inflexible.  Durant  des  mois  entiers,  ils  vi- 
vent isolés  du  reste  des  hommes,  n'ayant  d'autre  distraction  que 
la  vue  de  l'océan  et  le  bruit  de  ses  flots;  rarement  on  leur  permet 
de  descendre  à  terre,  et  tout  oubli  de  la  règle  est  rigoureusement 
puni.  Aussi  quand,  pour  obéir  à  ce  besoin  de  poésie  si  naturel  aa 
cœur  de  l'bonime,  ils  veulent  chanter,  eux  aussi,  ils  ne  peuvent  que 
se  plaindre  et  raconter  les  misères  du  pauvre  matelot,  du  gourga- 
nier,  comme  ils  disent,  par  allusion  a,\a  gourganeSy  sorte  de  fèves 
décortiquées  qui  entrent  pour  une  large  part  dans  la  nourriture  du 
bord.  A  la  fin  pourtant,  au  dernier  couplet,  brille  une  lueur  d'espé- 
rance :  un  jour  viendra  où  l'on  sera  libre,  un  jour  où  l'on  reverra  le 
pays  et  les  vieux  parens,  où  l'on  épousera  la  jeune  fiancée,  qui  a 
promis  de  rester  lidèle,  et  tout  sera  oublié.  De  ces  chansons,  beau- 
coup sout  bietonnes  :  de  celies-lÀ,  je  ne  parlerai  pas,  je  n'y  ai  jamais 
rien  compris.  Heureusement  il  en  est  d'autres  en  français  que  j'ai 
retenues;  une  m'a  frappé  surtout,  la  Chanson  du  cltarnier  (1).  Les 
vers  sont  boiteux,  les  rimes  pauvres,  les  licences  nombreuses,  mais 
que  ne  pardonnerai  t-on  pas  à  ces  aveux  touchaas,  à  cette  naïveté 
charmante?  Le  matelot  se  plaint  d'abord  que  le  charnier  contienne 
une  bien  mauvaise  boisson.  —  Des  gourganes  et  de  l'eau  I  maigre 
régal,  convenez-en.  Encore  si  l'on  avait  toujours  son  quart  de  vin; 
mais,  hf^Iast  à  la  moindre  £aute,  le  caporal  d'armes  porte  votre  nom 
sur  le  cahier  de  punitions,  et  voilà  le  vin  supprimé.  Bien  plus,  que 
par  malheur  un  jour,  en  allant  à  terre,  il  vous  prenne  fantaisie  de 
tirer  bordiCy  au  retour  les  fers  vous  atteodent,  et  vous  en  avex  pour 
un  mois  au  moins  à  Ixûre  l'eau  du  charnier.  £t  étendant,  preoez 
votre  mal  en  patience,  A  matelots,  mes  frères,  car  ù  jamais  nous 
avons  la  chance  d'obtenir  notre  congé. 


(1)  Le  ehamitr  tat  une  tonne  pletne  dViD  qui  reate  à  demem  m  le  p< 
'  >ii  J«uniaU£r«  de  l'équipage. 


,  Google 


LES  fCSItlESS-IURmt. 


Cela  se  chantait  en  cbceur  le  soir,  auprès  Ôa  fén,  torsffae  nom 
avions  par  hasaitl  un  moment  de  repns,  et  qu'il  nous  élait  permis 
de  passer  la  nuit  daoa  quelque  ferme  abandonnée.  Bien  que  l'air  fitt 
triste  comme  les  paroles,  nous  nous  plaisions  à  ce  modeste  concert; 
fraîches  ou  cassées,  justes  ou  fausses,  toutes  les  voix  t-naient  à 
donner  leur  note,  et  tous,  après  avoir  chanté,  nous  nous  endor- 
mions plus  contens. 

Mais  ce  qui  plus  que  tout  le  reste  soutenait  notre  courage,  c'était 
l'exemple  de  nos  olTiciers.  Vivant  sans  cesse  au  milieu  de  nous,  ils 
partngeaient  noblement  nos  privations  et  nos  faiîgues.  Qui  d'entre  les 
marins  eût  eu  le  droit  de  se  plaindre,  lorsque  les  chefs  eux-mêmes 
faisaient  preuve  de  patience  et  d'abn<^gatîon7  Jamais,  un  seul  jour, 
ils  n'ont  quilt)^  leurs  hommes.  On  leur  avait  creusé,  pour  leur  faire 
honneur,  un  petit  trou  en  arrière  de  la  tranchée  :  quelques  mau- 
vaises planches  servaient  de  toiture,  et  garantissaient  tant  bien  que 
mai  de  la  pluie  et  du  vent;  en  revanche,  la  fumée,  s'échappant  avec 
peine  par  les  interstices,  rendait  ce  séjour  presque  inh.ibi table. 
C'est  là  qu'ils  se  retiraient  lorsque  rien  au  dehors  n'exigeait  leur 
présence;  c'rst  là  que,  ayant  pour  tout  nwuMe  un  tronc  d'arbre  à 
peine  équarri,  on  les  voyait  manger  dans  leur  assiette  de  fer-blane 
un  maigre  lambeau  de  cheval,  ou  une  poigr»*e  de  rii  apprèlé  comm« 
le  nôtre  par  les  soins  d'un  matelot.  Souvent  ils  venaient  causer  avec 
nous  :  bienveiltans  sans  faiblesse,  affubles  sans  familiarité,  sachant 
toujours  conseiver  leur  rang,  ils  prenaient  part  aux  discussions 
pour  les  tliiiger;  ils  se  mettaient  à  la  portée  de  tous,  expliquaient 
les  évémmens,  parlaient  du  devoir  et  de  la  France.  Les  matelots 
^coûtaient  en  silence.  Souvent  aussi  l'amiral  Pothuau  passait  dans 
la  tranchée,  et  adressait  aux  b'mmes  quelques  paroles  d'encoura- 
gement. L'amiral  était  renommé  parmi  nous  pour  sa  rare  intrépi- 
dité. U^é  dans  une  maison  de  \itry  avec  tout  son  état-major,  il 
accourait  au  grand  galop  à  la  moiudre  alerte,  précédant  de  plus  ds 
T!Dgt  pas  tes  lanciers  de  son  escorte.  On  l'a  vu  à  Montrouge,  pen- 
dant le  bombardement  du  fort,  monter  à  cheval  sur  les  bastions  et 
rester  ainsi  des  heures  entières  alors  que  les  obus  pleuvaiert  de 
toutes  paris  et  venaient  tuer  les  canonniers  sous  ses  yeux.  Le  dan- 
ger semblait  l'attirer.  Entendait-il  siffler  une  balle,  il  relevait  U 
tête  comme  pour  la  chercher.  A  ce  pitipos,  il  me  revient  une  anec- 
dote assez  curieuse.  L'amiral  se  trouvait  en  compagnie  de  quelques 
officiers  sur  le  pont  de  VJtry.  Les  ennemis,  s'en  étant  aperçus,  se 
mirent  à  tirer  du  haut  des  maisons  crénelées  qu'ils  occupaient  en 
face  du  pont.  Les  balles  passaient  rapides  et  nombreuses.  Un  offi- 
cier supéi'ieur  inclina  légèrement  la  tftte.  Ce  mouvement  toat  in- 


,  Google 


292  BETDE   DES  DEUX  MONDES. 

stincUr,  tout  naturel,  n'exclut  en  rien  le  courage,  et  ït  est  permis 
AU  plus  brave  de  saluer  les  balles;  maïs  l'amiral,  se  retournant,  de 
cette  voix  brève  qu'on  lui  connaît  :  —  Je  croîs  qu'on  tire  sur  nous, 
monsieur,  dit-il.  —  Le  mot  était  cruel  et  immérité,  car  nu]  n'eût 
osé  mettre  en  doute  la  valeur  éprouvée  de  l'oflicier.  Lui-même  plus 
tard  racontait  en  riant  sa  mésaventure;  mais  on  peut  juger  par  là 
de  l'boinme  qui  nous  commandait. 

Tandis  que  nous  restions  ainsi  h  demeure  dans  nos  tranchi^es,  les 
autres  troupes  se  succédaient  autour  de  nous,  et  le  village  de  Vitry 
était  comme  un  camp  de  passage  où  se  croisaient  les  uniformes. 
Les  mobiles  y  vinrent  :  ceux  de  l'Hérault,  ceux  de  la  Somme,  ceux 
de  Bretagne  et  de  la  Côte-d'Or.  Je  ne  dirai  rien  des  mobiles  de 
Paris,  qu'on  a  trop  peu  vus.  S'il  est  vrai  que  l'intelligence,  l'in- 
struction,  le  courage,  ne  sont  pas  inutiles  au  soldat,  Paris  possédait 
là  20,000  hommes  comme  aucune  armée  du  monde  n'aurait  pu  lui 
en  opposer;  malheureusement  on  ne  sut  pas  mettre  à  profil  ces 
rares  qualités,  et  l'indiscipline  perdit  un  corps  qui  eût  pu  rendre 
les  plus  grands  services.  Restaient  les  mobiles  de  province;  ils 
étaient  arrivés  en  toute  b&te  à  Paris  avec  leurs  habits  de  tous  les 
jours,  auxquels  une  bande  rouge  et  quelques  galons  suraj'iutés  ne 
donnaient  qu'imparfaitement  l'aspect  d'un  uniforme.  Les  Bourgui- 
gnons portaient  la  blouse,  le  vieux  sayon  gaulois,  et  je  ne  sais  quelle 
émotion  mêlée  de  confiance  me  saisit  lorsque  je  revis  au  milieu  des 
malheurs  de  la  France  ce  costume  et  ce  peuple  qui  avaient  survécu 
i  l'invasion  romaine  et  aux  conquêtes  de  César.  En  peu  de  temps, 
ils  étaient  devenus  d'excellens  soldats;  ils  valaient  mieux  que  la 
ligne,  et  cela  se  comprend.  Formés  précipitamment  dans  Paris 
après  l'investissement,  les  régimens  de  ligne  se  composaient  pour 
la  plupart  déjeunes  recrues  ayant  à  peine  achevé  leur  croissance,, 
incapables  en  tout  cas  de  supporter  les  fatigues.  Les  mobiles  au 
contraire  étaient  tous  de  robustes  garçons,  âgés  de  vingt-dnq  & 
vingt-six  ans  et  habitués  aux  travaux  des  champs.  Aussi  ne  plai- 
gnaient-ils pas  leur  peine;  à  leurs  momens  perdus,  ils  remuaient  de 
la  terre,  et,  la  pioche  à  la  main,  ils  allaient  eux-mêmes  creuser  les 
tranchées  qu'ils  devaient  le  lendemain  défendre  à  coups  de  fusil. 
Les  gardes  nationaux  nous  étaient  bien  connus,  eux  aussi  :  on  les 
distribuait  parmi  nous  en  guise  de  soutien,  un  bataillon  tout  entier 
pour  une  compagnie  de  marins;  en  réalité,  il  s'agissait  de  les  aguer- 
rir. Ils  passaient  une  quinzaine  de  jours  aux  avant-postes,  ne  fê- 
tant du  service  que  ce  qu'ils  en  voulaient  prendre!,  après  quoi  ils 
rentraient  dans  Paris,  tout  fiers  d'avoir  reçu  le  baptême  du  feu. 
L'expérience  leur  faisait  défaut,  sinon  le  courage  et  le  bon  vou- 
loir; ils  n'avaient  de  militaire  que  le  costume;  ils  le  comprenaient 
eux-mêmes  tout  les  premiers,  et  plus  d'un  cherchait  à  en  impo- 

D„j,i7<-,ib,.GoogIc 


LES   FUSILIEBS-MARINS.  293 

ser.  On  ne  saurait  croire  le  nombre  de  gens  qui  prétendaient  avoir 
fait  la  campagne  de  Crimée!  A  les  entendre,  ils  étaient  tous  an- 
ciens soldats,  tous  ils  connaissaient  les  tranchées,  et  ils  en  avaient 
vu  bien  d'autres  sous  les  murs  de  Sébastopol.  Néanmoins  ils  per- 
daient la  tête  au  plus  léger  bruit,  et  nous  avions  fort  à  faire 
pour  les  empêcher  de  tirer  sur  les  troncs  d'arbre  et  les  taillis  qui 
garnissaient  la  plaine;  ils  voyaient  partout  des  Prussiens.  Quel- 
ques-uns, plus  modestes,  reconnaissaient  qu'ils  n'avaient  jamais 
quitté  le  coin  de  leur  feu  :  ce  leur  était  un  prétexte  pour  déposer 
leur  fusil  et  s'en  remettre  À  nous  du  soin  de  ta  faction.  Les  bons 
bourgeois  ci-oyaient  nécessaire  d'éroailler  leur  langage  d'expres- 
sions et  de  juremens  pittoresques  empruntés  au  vocabulaire  mari- 
time par  respect  pour  la  couleur  locale,  à  ce  que  je  croîs.  Au  matin 
donc,  à  l'heure  où  le  soldat  fatigué  entrevoit  avec  plaisir  le  terme 
d'une  longue  nuit  de  faction,  un  garde  national  s'approchait  en  fre- 
donnant :  —  Eh  bien!  vieux  frère,  comment  vaî  il  vente  frais  ce 
matin.  Nord-nord-est,  bonne  brise.  Brrrun!  voilà  trois  jours  que 
nous  sommes  à  la  tranchée,  et,  ma  foi,  j'en  ai  assez.  Pour  vous, 
c'est  différent,  vous  êtes  faits  i  la  fatigue...  Et  dire  que  ces  coquins 
de  Prussiens  ne  veulent  pas  démarrer  d'ici...  Ah!  il  faudra  bien 
qu'ils  virent  de  bord  tout  de  même,  et  nous  leur  donnerons  la 
chasse  jusqu'au-delà  du  Rhin,  tonnerre  de  Brest  I  Mais  au  fait,  si 
nous  pi  Cillons  la  goutte,  matelot?  Un  peu  de  brise-lame,  allons,  là! — 
Le  brave  homme  tendait  sa  gourde  remplie  par  les  soins  de  la  mé- 
nagère; on  buvait  une  bonne  rasade,  et  la  conversation  continuait. 

Qu'on  n'aille  pas'croire  pourtant  que  le  service  se  fit  avec  négli- 
gence. Les  gardes  nationaux  à  la  tranchée  recevaient  les  ordres  de 
nosoOiciers;  c'est  dire  qu'ils  étaient  à  bonne  école.  Chaque  nuit, 
notre  commandant  faisait  la  ronde,  suivi  d'un  second-maître  et  d'un 
matelot.  Je  fus  désigné  une  fois  pour  l'accompagner.  Il  avait  neigé 
pendant  la  journée;  la  lumière,  frappant  sur  le  sol  blanchi,  éclai- 
rait de  ses  reflets  blafards  la  plaine  silencieuse  où  nos  ombres  glis- 
saient comme  des  fantômes.  Nous  marchions  à  grands  pas;  de  loin 
en  loin  partait  le  qui  vive?  d'une  sentinelle;  le  command^mt  donnait 
le  mot  d'ordre,  et  nous  passions.  Alors,  autour  des  feux  allumés 
pour  combattre  le  froid-,  tout  le  monde  se  levait  vivement  et  saluait 
avec  respect. 

Depuis  quelque  temps  déjà,  je  remplissais  les  fonctions  de  vague- 
mestre. Tous  les  malins,  j'allais  au  fort  d'ivry  porter  et  chercher  les 
lettres.  La  charge  m'était  légère-,"'<;ar,  sans  les  plis  et  les  dépêches, 
mon  petit  sac  eût  été  presque  toujours  vide.  Les  Prussiens,  on  le 
sait,  ne  laissaient  arriver  à  nous  aucune  lettre  de  province;  d'autre 
part,  dans  les  tranchées,  nous  n'avions  guère  la  facilité  d'écrire.  A 
de  rares  occasions,  nous  nous  mettions  en  frais  de  correspondance; 

•  nigiUrrlbyGOOglC 


toi  lETUE  DBS  DEUX  HOHOES. 

c'est  lorsqn'nn  camarade,  élire  des  frères  Godard,  devait  partir  en 
balloD.  La  veille,  il  venait  nous  voir,  et  dous  le  cbargroos  oonfideD- 
tieliemeat  d'une  foule  de  petits  billets  pour  nos  parens  et  nos  amis. 
D'ailleurs,  si  je  n'avais  pas  de  lettres  î  distribuer,  je  prenais  soin 
d'apporter  d'Ivry  des  journaus  que  l'on  s'arrachait.  Bien  que  la  po- 
litique les  occupe  fort  peu  d'ordinaire,  nos  matelots  souirrrueut,  eox 
aussi,  de  cette  absence  de  nouvelles  qui  ne  fut  certes  pas  la  moins 
cnielle  des  privations  pendant  ce  douloureux  blocus.  Un  second- 
mattre  prenait  le  journal,  et  faisait  toiU  h;>ut  la  lecture.  Le  corps  des 
sous-oAicieTS  dans  la  marine  est  admirablement  composé;  braves^ 
actifs,  intelligens,  quarti  .'rs-mattres  et  seconds-mattres  ont  une 
valeur  réelle,  bien  supérieure  à  celle  des  grti<Uv  de  la  troupe  :  mais 
chez  les  matelots  quelle  ignorance!  J'ai  pu  voir  là  combien  l'in- 
struction est  ni^gtigfîe  en  France,  et  que  de  cboses  on  eût  pu  ap- 
prendre utilement  à  ces  hommes,  probes  pourtant  et  vraiment  esU- 
Dtables!  La  plupart  ne  s'expliquaient  pas  le  mot  de  patrie;  bien  peu 
connaissaient  de  nom  Helz  et  Strasbourg,  l'Alsace  et  la  Lorraine. 
S'ils  se  battaient  courageusement  el  souffraient  sans  se  plaindre, 
c'était  pour  obéir  aux  ordres  des  chefs,  par  souci  de  fa  discipline, 
parce  que  les  chufs  et  la  discipline  sont  encore  respectés  Â  bord; 
mais  leur  esprit  ne  s'élevait  pas  plus  haut.  Ils  n'ont  jamais  compris 
pourquoi,  dispensé  de  tout  service  militaire,  j'avais  voulu  m'enga- 
ger.  Du  moins  leur  bcHi  sens  naturel,  une  sorte  d'honnêteté  instinc- 
tive les  mettait  en  garde  contre  les  théories  socialistes  des  journaux 
avancég  de  Paris;  ils  faisaient  justice  entre  eux  de  ces  idies  mal- 
saines, nées  de  la  jalousie,  de  la  cupidité  ou'  de  l'ambition,  et, 
quand  ils  lisaient  le  Combat,  la  Putrie  en  danger  ou  toute  autre 
feuille  de  cette  nuance  :  —  Oh!  ces  Parisiens!  —  disaient-ils  en 
haussant  les  épaules.  J'avais  remarqué  de  bonne  heure  l'éloigne- 
ment  du  marin  breton  pour  le  Parisien.  Voici  comment  je  rtxpli- 
querais  :  on  trouve  quelques  enfans  de  Paris  dans  la  marine;  ce 
sont  pour  la  plupart  de  jeunes  ouvriers  qui  ont  mal  tourné,  comme 
dit  le  peuple.  Chassés  de  tous  les  ateliers,  reniés  par  leur  famille, 
sans  argent,  sans  abri,  ayant  perdu  le  goût  du  travail,  ils  n'ont 
plus  qu'une  seule  ressource,  celle  de  s'engager.  En  arrivant,  ils 
apportent  à  bord  leur  esprit,  leur  entrain,  leur  langage  expressif 
et  coloré,  mais  aussi  la  paresse,  l'indiscipline,  l'amour  du  désordre 
et  de  la  débauche,  tous  leurs  défauts  habituels;  ils  peuvent  amuser 
parfois,  jamais  ils  ne  mériteront  Teslime  ou  l'affection  de  leurs  ca^ 
marades.  De  là  cette  défiance  du  matelot  pour  ce  qui  vient  de  Paris. 
Dernièrement  encore  un  journaliste  bien  connu,  organe  du  parti 
extrême,  prétendait  que  Ja  commune  avait  su  gagner  à  ses  idées 
tous  les  marins  présens  au  siège.  H.  Thiers  avait  donc  fait  preuve 
de  prudence  eo  les  renvoyant  au  plus  tôt  citez  eus.  Or  cela  est 

nigiUrrlbyGOOglC 


LES  FUSIUERS-HAHINS.  205 

fans.  Ces  marins,  je  puis  l'affirmer,  eussent,  tout  comme  les  au- 
tres, teergifjnement  condimné  et  combattu  i' insurrection.  Nos  ba- 
taillons de  marche  faisaient  partie  des  12,000  hommes  qai  après 
l'araiistice  obtinrent  de  rester  armés;  un  mois  plus  tard,  lorsque 
nous  fûmes  sar  le  point  de  quitter  Paris,  on  nous  retira  ces  armes, 
nécessaires  surtout  aux  troupes  qui  demeuraient,  et  pendant  quel- 
ques jours  nos  sentinelles  montèrent  la  garde  autour  de  la  caserne 
de  la  Pépinière,  n'ayant  à  la  main  qu'un  bâton  de  tente  pour  écarter 
les  curieux.  Uo  homme  vint  à  passer,  un  de  ces  gamins  vieillis, 
comme  on  en  voit  trop  dans  les  jours  d'émeute,  les  yeux  creux,  le 
visage  inculte,  la  voix  cynique  et  éraillée.  —  Oh  I  ces  fusils  de  fer- 
blanc!  dit-il  en  ricanant.  Le  marin  se  sentît  froissé,  et,  relevant 
fièrement  la  tête,  repartit  aussitôt  :  — C'est  avec  ces  fusils-là  pour- 
tant qu'on  pourrait  vous  allonger  des  coups  de  bâton.  —  J'adoucis 
un  peu  l'expression.  Sans  en  attendre  davantage,  l'homme  se  bâta 
de  disparaître,  poursuivi  par  leS  risées  de  la  foule. 

Il  s'en  faut  cependant  que  la  population  parisienne  nous  vit  de 
mauvais  œil.  Bien  au  contraire,  par  tous  les  moyens  possibles,  elle 
cherchait  à  nous  témoigner  sa  sympathie  et  sa  reconnaissance.  Paris 
offrait  alors  un  curieux  spectacle  :  on  eût  dit  un  camp  immense  re- 
gorgeant de  soldats,  d'olTiciers  surtout.  Aux  tables  des  cafés  et  des 
restaurans  se  rencontraient  les  costumes  les  plus  bizarres  et  les 
plus  coquets  :  partout  des  plumes,  des  soutaches,  des  aiguillettes 
et  des  galons  ;  mais  aucun  uniforms,  si  brillant  qu'il  fût,  ù' attirait 
l'attention  comme  le  grand  col  bleu  et  le  petit  bonnet  du  matelot. 
C'était  justice,  on  les  voyait  si  peu  I  Les  journaui  n^  tarissaient  pas 
d'éloges  pour  ceux  qu'ils  appelaient  toujours  les  «  braves  marias.» 
Dans  les  rues,  les  petits  enfans  nous  suivaient  en  chantant  à  tue- 
téte  sur  un  air  conna  : 

Les  marins  de  U  république 
Honuicnt  le  vaisseau  U  Vtngtwl 

n  Vive  la  marine  I  «nous  disaient  les  bourgeois  en  passant,  et  plus 
d'une  fois,  dans  les  cafés  et  dans  les  cantines  qui  s'étaient  établis  le 
long  des  boulevards,  lorsqu'un  matelot  tirait  son  argent  pour  payer  : 
«  Les  marins  ne  paient  pas,  »  lui  répoodait-on.  lin  matin  de  jan- 
vier,—  le  13,  je  n'ai  pas  oublié  la  date,  —  nous  suivions  au  nombre 
de  cinq  cents  les  boulevards  extérieurs;  nous  revenions  du  Moulin- 
de-Pierre,  où  quelques  jours  auparavant,  dans  une  audacieuse  re- 
connaissance, les  marins  avuent  surpris  tout  un  poste  ennemi;  mais 
cette  seconde  fois  l'ennemi,  sur  ses  gardes,  avait  prévenu  et  re- 
poussé l'attaque.  Six  heures  durant,  nous  restâmes  accroupis  der- 
rière le  remblai  du  chemin  de  fer  de  l'Ouest,  au  milieu  d'une  pluie 
d'obus  qui  ëcrétaient  les  murs  au-dessus  de  nos  tètes,  et  par  un 


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296  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

froid  de  10  degrés,  attendant  que  les  autres  troupes  eussent  opéré 
leur  retraite,  car  nous  devions  partir  les  derniers.  Les  casernts  du 
fort  d'l.~sy  brûlaient  dans  le  lointîùn,  la  flamme  montait  jusqu'au 
ciel  avec  un  crépitement  sinistre,  et  sur  les  coteaux  couverts  de 
neige  venaient  se  refléter  les  clartés  rougeâtres  de  l'incendie.  Ëofm, 
au  point  du  jour,  lorsque  le  brouillard  du  matin  se  fut  répandu 
sur  nous  comme  un  vaste  manteau,  nous  pûmes  nous  retirer;  mais 
il  eikt  été  dangereux  de  prendre  la  route  que  nous  avions  suivie  la 
veille  au  soir  pour  venir  de  Vitry,  On  nous  fit  passer  par  Paris.  La 
grande  ville  commençait  à  s'éveiller  :  dos  officiers  sous  leurs  cas- 
quettes, avec  leurs  longues  barbes  et  leurs  cheveux  blancs  de  givre, 
avaient  un  faux  air  de  divinités  mythologir|ues;  tous,  mourans  de 
faim,  harassés  de  fatigue,  les  pieds  meurtiis  par  une  longue  marche 
sur  un  terrain  glacé,  nous  nous  traînions  péniblement.  On  put  voir 
alors  les  Parisiens  accourir  sur  le  seuil  de  leur  porte  ;  on  nous  ap- 
portait du  pain,  du  vin,  de  l'eau-de-vie  ;  les  hommes  nous  serraient 
la  main,  et  les  femmes  pleuraient. 

Le  dénoûment  approchait  cependant,  dénoûment  cruel,  inévi- 
table, que  notre  patriotisme  cherchait  à  reculer  encore,  mais  qui 
n'en  était  pas  moins  prévu  par  tous  les  esprits  sensés.  L'échec  de 
Hontretout  venait  de  prouver  une  fois  de  plus  que  Paris,  réduit  à 
ses  seules  forces,  ne  parviendrait  point  à  se  débloquer.  Le  bombar- 
dement si  longtemps  attendu  avait  enfin  commencé  à  la  plus  grande 
joie  de  toutes  les  Gretchen  des  pays  allemands,  impatientes  de  re- 
voir leurs  fiancés;  chaque  nuit,  les  canons  Krnpp  criblaient  la  rive 
gauche  de  leurs  énormes  projectiles,  et  je  me  rappelle  encore  quelle 
rage  nous  montait  au  cœur  quand  nous  entendions  sifller  au-dessus 
de  nous  ces  obus  qui,  impuissans  contre  nos  tranchées,  allaient  tuer 
dans  leur  lit  des  femmes,  des  enfans,  di.'s  vieillards.  Paris  aurait 
tenu  malgré  tout;  mais  la  famine  arrivait  en  aide  aux  Prussiens,  le 
pain  allait  manquer;  dans  tes  bas  quartiers,  la  mortalité  était  ef- 
frayante :  on  parlait  de  5,000  décès  par  semaine.  Les  habitans  des 
communes  suburbaines,  qui  étaient  rentrés  dans  !a  ville  aux  pre- 
miers jours  dd  l'investissement,  nous  revenaient  peu  à  peu;  sous  la 
proteciion  de  nos  avant-postes,  ils  fouillaient  la  terre  gelée  pour 
chercher  dans  les  champs  quelques  légumes  oubliés.  Tous  avaient  le 
teint  hâve  et  maladif,  les  traits  amaigris,  les  yeux  brillans  de  fièvre; 
les  femmes  surtout  faisaient  mat  à  voir  :  le  corps  à  peine  couvert 
d'une  mauvaise  robe  toute  déchirée,  elles  traînaient  à  leur  suite  de 
petits  enfans  transis  et  affamés.  Les  enfans  nous  demandaient  en 
passant  un  peu  dj  notre  riz.  Si  du  moins  nos  armées  de  province 
avaient  pu  tenir  la  campagne!  Quand  j'arrivais  avec  mesjoumaux  : 
— Eh  bien  !  vaguemestre,  me  demandait-on,  quoi  de  nouveau  ce  ma- 
Un7  —  IlÉlasl  messager  de  malheur,  je  n'apportais  jamais  que  de 

nigiUrrlbyGOOglC 


LES  FDSILIEBS-U&HINS.  297 

tristes  notivelles.  Les  désastres  se  succédaient  coup  sur  coup,  au 
nord,  à  l'ouest,  au  midi,  partout,  sans  nous  laisser  le  temps  de 
respirer.  Après  Orléans,  Saint- Quentin;  l'occupation  de  Dieppe 
après  celle  de  Rouen.  Le  dernier  coup  nous  fut  porté  par  la  prise 
du  Mans.  Chanzy  battu,  c'était  notre  suprême  espoir  détruit,  la 
France  définitivement  vaincue,  Paris  contraint  de  se  rendre.  J'a- 
vais appris  la  nouvelle  au  fort  d'Ivry  en  ouvrant  les  journaux.  Je 
revins  à  pas  lents,  le  cœur  navré.  J'étais  porteur  d'un  pli  pour  le 
lieutenant  de  vaisseau  commandant  auprès  de  Vitry  la  batterie  de 
la  Pépinière.  Cet  officier,  M.  Chasseriau ,  est  un  homme  de  vrai  mé- 
tite,  spirituel,  instruit,  qui  travaille  (il  travaillait  encore  à  la  tran- 
chée dans  sa  petite  cahute  en  planches  mesurant  3  pieds  sur  &), 
et  qui  aime  bien  son  pays.  En  arrivant,  j'étais  si  pâle  qu'il  pressen- 
tit un  malheur^  sans  rien  demander,  il  prit  le  journal  que  je  lui 
tendais.  A  peine  eût-il  lu  quelques  lignes  qu'il  pâlit  à  son  tour  et 
me  regarda.  Je  détourntûs  la  tète  :  nous  avions  tous  deux  de  grosses 
larmes  dans  les  yeux. 

Quelques  jours  après,  l'armistice  était  conclu,  mais  cet  armistice 
ressemblait  trop  à  une  capitulation.  Tout  te  monde  ea  connaît  les 
pénibles  clauses  ^  nous  dûmes  rentrer  dans  Paris.  Ces  tranchées  où 
nous  étions  restés  si  longtemps,  ces  forts  que  l'ennemi  n'avait  pas 
même  osé  attaquer,  parce  qu'il  y  eût  trouvé  des  hommes  prêts  à  les 
défendre,  un  coup  de  plume  les  lui  livrait.  La  famine  triomphait 
de  nous.  Le  33  janvier,  dans  la  matinée,  l'ordre  du  départ  fut 
donné.  Les  Prussiens  suivaient  à  /pielques  pas  en  arrière  ;  nous  re- 
vîmes successivement  tous  les  lieux  que  nous  avions  traversés  cinq 
mois  auparavant,  le  village  du  Petit- Ivry,  les  faubourgs,  la  barrière, 
et  à  deux  heures  de  l'après-midi  nous  franchissions  le  mur  d*en- 
ceinte.  Ah!  nous  avions  rêvé  un  autre  retour!  C'eût  été  après  la 
victoire,  avec  des  chants  de  joie  et  des  fanfares,  au  milieu  d'une 
foule  heureuse  nous  acclamant  au  passage.  Sous  les  arcs  de  triomphe 
élevés  pour  nous  recevoir.  Quelle  amère  déception  !  Le  ciel  avait 
une  teinte  grise  et  sombre,  couleur  de  plomb,  comme  si  la  nature 
elle-même  eût  voulu  s'assooierau  deuil  de  la  France.  Il  faisait  froid, 
nos  clairons  se  taisaient;  nous  marchions  en  bon  ordre,  d'un  pas 
régulier,  car  ces  vaincus  avaient  conservé  la  dignité  dans  le  mal- 
heur. Les  capotes  étaient  fripées  et  salies;  mais  les  fusils  brillaient 
comme  à  la  parade,  et  les  hommes,  le  sourcil  froncé,  l'œil  farouche, 
manœuvraient  gravement.  La  foule  nous  regardait  passer  silen- 
cieuse, comprenant  notre  douleur  et  la  respectant;  on  se  montrait 
tout  bas  nos  braves  officiers,  qui  mordaient  leurs  lèvres  de  rage,  et 
serraient  convulsivement  la  poignée  d'une  épée  désormais  inutile. 
Aux  détouis  des  boulevards,  nous  rencontrions  d'autres  troupes  de 
marins  qui  revenaient  des  forts.  Moins  beureux  que  nous,  ceux-là 


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298  RBTDB  DES  DEUX  H0KDE5. 

n'avaient  pu  conserver  leurs  armes,  cette  dernière  consolation  du 
soldat  vaincu;  canons  et  chassepots,  il  avait  fallu  tout  rendre;  on  ne 
leur  avaii  laissé  que  leurs  sacs.  Plusieurs,  furieux,  dans  un  accès 
de  généreuse  révolte,  avaient  préféré  briser  leura  fusils,  et  ils  gar- 
daient les  culasses  mobiles  cacbëes  au  fond  de  leurs  musettes.  Ohl 
qui  pouiTftit  dire  ce  que  nous  avons  souffert?  Quand  je  pense  à  cette 
douloureuse  journée,  je  sens  encore  mes  yeux  se  gonfler  de  larmes 
et  le  rouge  me  monter  au  front.  J'aurais  peut-être  oublié  bien  des 
choses,  j'aurais  peut-être  pardonné  aux  Prussiens  notre  long  séjour 
aux  tranchées,  nos  dangers,  nos  privations,  nos  misères,  nos  pau- 
vres camarades  frappés  à  mort;  mais  il  est  une  chose  que  je  ne  leur 
pai'donnerai  jamais,  c'est  cette  honte  du  retour  qu'il  nous  a  fallu 
subir.  Du  moins  les  marins  avaient-ils  fait  leur  devoir,  et,  si  Paris 
ouvrait  ses  portes,  ils  n'avaient  rien  à  se  reprocher.  En  partant,  ils 
ont  emporté  l'estime  de  tous,  même  de  leurs  ennemis.  M,  Hamet, 
commandant  du  fort  de  Montrouge,  racontait  le  fait  suivant,  qui 
s'était  passé  snus  ses  yeux.  L'heure  fixée  par  les  conventions  était 
arrivée.  Un  officier  prussien  attendait  à  la  tète  de  son  détachement 
que  le  fort  fût  évacué  pour  y  entrer  à  son  tour,  grave,  raide,  em- 
pesé, l'air  fier  et  méprisant.  Au  moment  où  les  derniers  marins  pas- 
saient par  la  poterne,  ses  lèvres,  dédaigneusement  plissées,  eurent 
comme  un  sourire  de  satisfaction,  lin  vieux  quartier-maître  s'en 
aperçut,  un  de  ces  loups  de  mer  qui  n'ont  jamais  eu  peur.  Il  alla 
droit  à  l'Allemand,  et  d'une  voix  vibrante: — Ne  riez  pas  an  moins  I 
dit-il  en  serrant  les  poings.  —  L'officier  comprit  sa  faute,  sa  figure 
devint  sérieuse.  —  Rire  de  vous,  je  ne  le  voudrais  point,  répondit-il 
aussitôt  avec  la  courtoisie  la  plus  parfaite,  je  songe  plutôt  à  vous 
admirer  I 

Peu  de  jours  me  restaient  à  passer  encore  parmi  les  fusiliers  ma- 
lins. Dès  notre  retour  à  Paris,  M.  Lamothe-Tenet,  capitaine  de 
vaisseau,  avait  pris  le  commandement  en  chef  des  trois  bataillons; 
sa  belle  conduite  k  la  seconde  affaire  du  Bourget  avait  fait  de  lui 
un  des  officiers  les  plus  connus  et  les  plus  estimés  de  l'armée.  Je 
ne  dirai  pas  comment  nous  fîtmes  logés  à  la  caserne  de  la  Pépinière, 
comment  plus  d'un  mois  nous  attendîmes  que  l'assemblée  fût  con- 
stituée, et,  choisissant  entre  la  paix  ou  la  guerre,  décidât  ainsi  de 
notre  sort.  En  cas  de  reprise  des  hostilités,  toutes  les  troupes  ré- 
gulières présentes  à  Paris  devaient,  on  l'avait  dit,  Être  dirigées  sur 
l'Allemagne.  Notre  vie  fut  celle  de  tant  de  soldats  —  prisonniers 
comme  nous,  avec  cette  exception  toutefois  que  jusqu'au  dernier 
jour  la  discipline  fut  sévèrement  maintenue  et  respectée  dans  notre 
corps.  De  ces  vaincus,  beaucoup,  démoralisés  par  le  malheur  et  coi^ 
rompus  par  l'inaction,  ivres,  sales,  en  lambeaux,  ressemblaient  pins 
il  des  meodians  qu'à  des  soldats,  et  traînaient  leur  uniforme  dans 

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LES  rOSOIEHSHMABINS.  299 

toutes  les  boues;  les  Prussiens  cependant  caracolaient  sur  la  place 
de  la  Concorde!  Ah  I  elle  est  bien  vraie,  la  parole  d'Homère  :  «  que 
Dieu  enlève  la  moitié  de  leur  âme  à  ceux  qu'il  prive  de  la  liberté.  » 
Nous  du  moins,  avec  nos  armes ,  nous  avions  su  garder  le  respect 
de  nous-mêmes,  et  nous  ne  fûmes  pas  complices  de  cette  nouvelle 
honte  infligée  à  la  France.  Enfin  l'attente  cessa;  les  députés,  réunis 
à  Bordeaux,  avaient  ratifié  les  préliminaires  de  paix;  nous  étions 
libres.  En  raison  des  condidons  particulières  où  je  me  trouvais, 
j'obtins  d'être  congédié  à  Paris  même.  J'évitais  ainsi  un  pénible 
voyage  :  il  m'en  eût  trop  coûté  de  revoir  en  vaincu  cette  ville  de 
Brest,  que  j'avais  quittée  au  mois  d'août,  plein  de  confiance  et  d'es- 
poir; la  rentrée  dans  Paris  m'avait  assez  fait  souffrir.  D'ailleurs  nos 
bataillons  s'étaient  partagés  en  détachemens  :  chaque  marin  devait, 
selon  l'usage,  regagner  le  port  d'où  il  était  sorti,  et  je  n'aurais  eu 
avec  moi  au  retour  qu'un  petit  nombre  de  mes  compagnons  d'armes. 
Ceux  de  Rocbefort  partirent  d'abord,  ceux  de  Cherbourg,  puis  ceux 
de  Brest  et  de  Toulon. 

Adieu  donc,  camarades,  vous  allez  rentrer  au  pays;  vous  reverrez 
la  maison  basse,  assise  au  bord  de  la  plage,  avec  ses  murs  de  ga- 
lets, son  toit  en  pente  couvert  de  chaume  qu'effarouche  le  vent,  et 
les  piquets  plantés  devant  la  porte  où  sèchent  les  filets;  vous  rever- 
rez vos  parens,  vos  amis;  vous  reverrez  la  grande  table  et  le  foyer 
où  une  place  vous  attend  depuis  si  longtemps.  Hélas  I  je  sais  des 
familles  où  l'on  attendra  toujours!  Voici  la  vieille  barque  qui  vous 
servait  k  gagner  votre  pain;  voici  tous  vos  instrumens  de  travail, 
les  harpons,  les  paniers,  les  avirons  usés  sur  le  milieu,  la  lourde 
voile  réparée  pendant  votre  absence.  Allons,  en  merl  bon  vent  et 
bonne  pèche  I  Comme  vous  avez  lutté  contre  l'étranger,  luttez  au- 
jourd'hui contre  les  Sots.  Au  bruit  des  canons  et  de  la  mitraille  va 
succéder  le  fracas  de  la  tempête,  le  grincement  des  cordages,  le 
mugissement  des  vagues  en  courroux.  Pour  moi,  rendu  à,  une  exis- 
tence plus  tranquille,  je  ne  vous  oublierai  pas;  partout  où  aborde- 
ront vos  navires,  partout  où  flottera  votre  pavillon,  je  vous  suivrai 
avec  le  cœur,  et  lorsqu' enfin,  au  jour  de  la  revanche,  la  patrie  ap- 
pellera encore  à  elle  tous  ses  enfans,  oh  !  ce  jour-là  nous  nous  re- 
trouverons, camarades.  Comme  autrefois,  nous  marcherons  à  l'en- 
semi,  nous  reverrons  les  champs  île  bataille,  nous  défierons  encore 
les  balles  et  les  obus.  Le  ciel  alors  nous  donne  la  v»:toire,  et  puis- 
siez-vous  dans  l'histoire  de  nos  triomphes  avoir  une  page  ausâ  belle 
que  dans  le  douloureux  récit  de  nos  nuUheurs,! 

L.  Louis  Lakdb. 


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MARINE  D'AUJOURD'HUI 


LA  FLOTTII  DE  LA  HBR-NOIRB. 


Le  xrii*  siècle  avait  assisté  à  une  entreprise  merveilleuse,  la 
création  de  la  marine  française;  cette  marine  avait  osé  naître  et  se 
développai-  en  face  des  flottes  déjà  considérables  de  la  Hollande  et 
de  l'Angleterre.  Notre  siècle  devait  être  témoin  d'une  audace  non 
moins  grande  :  nous  avons  vu  la  Russie  préparer  en  silence  «ne 
lutte  qui  semblait  impossible,  et  se  proposer  de  surprendre  l'Angle- 
terre et  la  France  en  flagrant  délit  d'infériorité.  L'entreprise  de 
l'empereur  Nicolas  n'eut  pas  une  meilleure  issue  que  celle  de 
Louis  XIV.  Si  les  Français  cependant  n'avaient  eu  à  combattre  que 
lesAnglmsàLaHougue,  si  les  Russes  en  1854  n'avaient  eu  à  se  me- 
surer qu'avec  une  des  deux  flottes  alliées,  on  serait  moins  fondé 
peut-être  à  taxer  de  présomption  la  pensée  lentement  poursuivie 
des  deux  souverains.  La  flotte  du  grand  roi  n'avait  contre  elle 
que  le  nombre;  les  quarante  vaisseaux  du  tsar  furent  surtout  ré- 
duits à  l'impuissance  par  l'extension  qu'avait  prise  depuis  quelques 
années  sur  les  deux  rives  de  la  Manche  cette  marine  de  l'avenir 
dont  les  préventions  les  plus  opiniâtres  n'avaient  pu  arrêter 
progrès.  Supposons  un  instant  que  l'art  naval  fût  resté  statioa- 
nûre,  on  reconnaîtra  qu'il  n'eût  pas  été  si  facile,  même  &  l'Angle- 
terre et  à  la  France  réunies,  de  tenir  enfermés  dans  Cronstadt  les 
vingt-cinq  vaisseaux  de  la  Baltique,  dans  Sébastopol  les  quimti 


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LA    FLOTTE    DE    LA    UEB-KOIBE.  301 

v&isseaux  de  la  MerrNoire.  La  Russie  a  prolîté  de  la  leçon.  Nous  ne 
la  trouverons  plus  en  arrière  d'aucune  idée  nouvelle;  mais,  chose 
singulière  à  dire,  si  elle  s'est  laissé  attarder  dans  une  circonstance 
aussi  grave,  si  elle  a  montré  un  attachement  ]M-esque  aveugle  à  l' an- 
cien ordre  de  choses,  c'est  que  la  fortune  lui  avait  donné,  — qu'on 
me  passe  le  mot,  —  un  empereur  trop  marin.  L'empereur  Nicolas 
avait  voulu  que  la  flotte  russe,  dans  laquelle  il  mettait  son  espoir, 
se  formât  sous  ses  yeux.  Il  assistait  à  ses  évolutions,  prenait  un  in- 
térêt particulier  à  ses  exercices.  Il  s'était  à  ce  jeu  imbu  de  tous  les 
préjugés  des  vieux  oITiciers  contre  la  marine  à  vapeur.  Quand  la 
guerre  éclata,  il  reconnut,  mais  trop  tard,  la  faute  qu'il  avait  com- 
mise. L'histoire  est  remplie  d'erreurs  semblables  :  chaque  progrès 
méconnu  s'est  vengé  en  changeant  la  face  du  monde. 

Ce  ne  fut  point  cependant  sans  quelque  émotion  que  les  deux  puis- 
sances coalisées  s'aperçurent  aux  premiers  symptômes  de  guerre  de 
l'avance  importante  que  la  Russie  avait  su  se  ménager.  L'Angleterre 
toutefois  ne  crut  pas  devoir  en  cette  conjoncture  recourir  au  suprême 
expédient  de  la  preste;  elle  se  contenta  d'activer  par  des  primes  plus 
élevCes  les  engagemens  volontaires.  La  France  fit  appel  aux  res- 
sources de  l'inscription  maritime.  Ces  ressources  dépassèrent  toutes 
les  espérances.  On  avait  épuisé  pour  armer  déjà  deux  escadres  les 
dépôts  établis  dans  nos  cinq  ports  militaires.  Les  grandes  pèches  ve- 
naient de  quitter  les  ports  de  commerce,  emmenant  au  loin  plus  de 
12,000  marins.  Comment  arriver  à  former  les  équipages  de  la  troi- 
sième escadre  promise  à  l'empereur,  promise  à  l'Angleterre,  qui 
comptait  sur  son  concours?  La  pèche  cfitière  et  le  cabotage  firent  les 
frais  du  nouvel  armement.  On  prescrivit  la  levée  des  marins  qui 
avaient  accompli  une  première  et  même  une  seconde  période  de 
service.  En  quelques  jours,  les  équipages  demandés  furent  au  com- 
plet; ils  ne  furent  pas  seulement  au  complet,  ils  furent  admirables, 
entièrement  composés  d'hommes  robustes,  aguerris,  et  dès  le  pre- 
mier jour  prêts  à  faire  campagne.  Un  embarquement  de  trois  ans  au 
moins  sur  les  bâtimens  de  l'état  les  avait  façonnés  aux  diverses  fonc- 
tions qu'ils  allaient  être  appelés  à  remplir.  Toute  médaille  malheu- 
reusement a  son  revers.  Pendant  que  les  ports  de  guerre  se  réjouis- 
saient, la  consterniition  régnait  dans  les  ports  de  commerce.  Un  long 
cri  de  deuil  et  de  désespoir  avait  accueilli  sur  tout  le  littoral  les  or- 
dres du  ministre.  C'étaient  pour  la  plupart  des  pères  de  famille,  des 
patrons  de  pêche  que  cette  brusque  levée  venait  de  ravir  à  leurs  tra- 
vaux, et  dont  l'industrie  se  trouvait  ainsi  compromise.  Le  souvenir 
de  celte  année  néfaste  ne  s'est  pas  encore  effacé.  Le  succès  obtenu  a 
donc  été  payé  bien  cher,  puisqu'il  a  pu  attirer  sur  U  grande  institu- 
tion qui  venait  de  manifester  sa  puissance  d'une  façon  si  éclatante 


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302  BETIIB  MS  DEDI  MOIOWS. 

les  senles  critiqaes  fondées  qv'oo  huî  ait  jamais  adressées.  Le  miDÎSr- 
lère  de  la  Ettarine,  e»  cette  oecaskn,  qiû  n'était  vraimeDt  pas  asses 
iiDpérieose  pour  motiver  nn  tel  déplokraent  de  ngueDr,  avait  péché 
d'abord  par  excès  de  confiance;  quand  il  se  trouva  pris  au  d^xHirm, 
il  pécha  par  excès  de  zèle. 

L'administratioD  de  cette  époque  était  très  éprise  des  intérêts  et 
de  la  gloJre  du  département  qui  lui  était  e<Mi6i.  Son  premier  eflbrt 
fut  exagéré.  Pour  le  justifier,  il  eût  fallu  que  la  patrie  fût  en  dai>- 
ger.  Nfrtre  amour^propre  seul  était  en  péril.  Cet  amour-propre,  il 
lamt  bien  le  dire,  ent  nne  satisfaction  qu'im  n'aurait  osé  rêver  à 
complète  :  trois  escadres  apparaissant  à  la  ftns  snr  les  men  dans 
un  si  court  délai  1  h.  France  primant  l'Angleterre  de  vitesse,  pré- 
sente partout,  dans  l'Archipel,  dans  la  Uer~Noire,  dans  la  Baltique, 
et  partout  se  montrant  avec  honneurl  Quel  triomphe  pour  notre 
organisation  !  quel  argument  pour  ceux  qui  la  défendent,  mais 
aussi  quel  avertisseoient  de  n'en  point  abuser  ! 

La  campagne  de  Crimée  a  singuiièremoit  grandi  le  r61e  de  ta 
marine.  Ce  n'est  pas  seulement  comme  un  puissant  et  vaillant  auû~ 
liaire  que  )a  marine  est  intervenue  dans  celte  lutte  :  la  Hotte  y  a  été 
pendant  plus  d'un  an  la  base  d'opérations  de  Tannée.  C'est  par  ce 
pont  jeté  en  travers  de  la  Mer-Noire  que  viennent  incessamment  les 
monitions,  les  rraforts,  les  vivres,  tout,  jusqu'au  b<NS  de  chauf- 
fage. Pendant  ce  temps,  une  autre  armée  traverse  en  toute  hâte  les 
plaines  boueuses,  les  steppes  immenses.  Elle  arrive  épuisée  par  les 
fatigues  d'une  longue  marche;  elle  apporte  le  typhus,  elle  trouve  en 
arrivant  la  famine.  En  vun,  la  sainte  Bussie  redouble  ses  sacrifices, 
et  veut  soutenir  encore  cette  guerre  i  bras  lendn.  il  faut  qoe  Sé- 
bastopcd  succombe,  car  Sébastopol  est  trop  loin  de  Moscou,  et,  tant 
qu'il  y  aura  des  flottes  alliées,  Marseille  sera  trop  près  de  Kamiesb. 
Voilà  ce  que  vaut  aujourd'hui  l'ascendant  maritime;  voilà  ce  que 
peuvent  pour  la  destinée  des  empires  les  flottes  du  xii''  sièclel 

Deux  escadres  se  sont  partagé  la  tàfhe  de  seconder  l'armée  de 
Crimée  dans  ses  opéralioiis  :  l'escadre  de  la  Méditerranée,  comman- 
dée par  le  vice-amiral  Hamelin,  l'ef  cadre  de  l'Océan,  commandée 
par  le  vice-amiral  Biual.  C'est  sur  le  vaisseau  le  MonteMh,  au- 
tour duquel  se  groupait  cette  seconde  escadre,  que  je  suis  entré 
dans  la  Mer-Noire  an  mois  de  juin  1854,  que  j'en  suis  soni  au  mois 
de  novembre  18&5.  Le  Mottfebtllo  étoil  un  ancien  vaisseau  à  trois 
ponts  dont  la  construction  remontait  an  temps  du  premier  empire, 
Od  l'avait  récemment  pourvu  d'une  machine  à  hélice  de  120  che- 
vaux qui  pomait,  quand  la  mer  était  calme,  lui  imprimer  une  vi- 
tesse de  6  à  7  milles  à  l'heure.  J'avais  vivement  insisté  auprès  de 
l'amiral  pour  qu'il  arborât  soo  pavillon  sur  ee  vaisseau  mixte.  L*a- 


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LA   FLOTTE  DB   U.  UEK-NOIRE.  SOS 

mirai  avùt  cédé  à  mes  instances,  mais  non,  je  dois  le  dire,  Ganjs 
quelque  bésitation.  Le  Montebello  avait  la  réputation  d'être  un 
mauvais  voilier,  et  Je  rêve  de  la  plupart  des  oOiciers  de  marine 
était  encore  à  cette  époque  de  ne  demander  à  la  vapeur  qu'un  se- 
cours éventuel.  L'ancien  vaisseau  de  ligne,  doublé  d'une  ff^gate  à 
roues  qui  pût  le  remorquer  au  busoin,  leur  semblait  préférable  à 
ces  navires  hybrides  dont  la  cale  ne  pouvait  plus  contenir  que  des 
approvisionnemens  insuffisans,  et  qui,  mal  servis  par  leurs  voiles, 
étaient  souvent  trahis  par  leur  machine.  N'avait-ou  pas  vu  le  Na~ 
poUon  lui-même,  ce  vaisseau  qui  faisait  des  pas  de  géant,  qui  trô- 
nait devant  Abydos  deux  ou  trois  autres  vaisseaux  après  lui,  manquer 
de  soufile  et  s'arrêter  court  au  milieu  des  escadres  qu'il  venait  d'é- 
blouir par  ses  prouesses?  La  marine  à  hélice,  dans  sa  plus  haute 
expression,  semblait  n'avoir  d'haleine  que  pour  deux  ou  trois  jours 
de  marche  :  la  marine  à.  voiles  était  moins  prompte  sans  doute  à 
franchir  les  distances,  mais  on  la  trouvait  toujours  prête  à  répondre 
au  signal.  Ce  n'était  pas  la  lampe  dont  il  faut  à  chaque  heure  visi- 
ter le  mécanisme  et  alimenter  le  récipient.  Si  la  paix,  qui  durait 
depuis  quarante  ans,  n'eût  point  été  troublée,  la  vieille  machine 
n'eût  pas  probablement  accepté  de  si  tôt  sa  déchéance.  Les  courans 
des  Dardanelles  et  du  Bosphore,  qu'elle  ne  pouvait  refouler  sans  ua 
vent  favorable,  mirent  à  tiop  forte  épreuve  ses  facultés  restreintes. 
Toutes  les  objections  qui  s'obstinaient  à  plaider  encore  en  sa  faveur 
s'eiïacèrent  devant  le  besoin  impérieux  de  rapides  transports  et 
d'arrivées  ponctaelles.  Le  nouvel  instrument  ne  devait  pas  d'ail- 
leurs avoir  un  bien  long  règne.  Les  vaisseaux  à  vapeur  avaient  re- 
légué dans  rbisioire  les  vaisseaux  à  voiles;  ils  se  virent  à  leur  tour 
chassés  de  l'arëoe  par  un  engin  de  date  plus  récente.  Les  murailles 
de  fer  succédèrent  aux  boulevards  de  bois.  L'arcliitecture  navale 
en  fut  troublée  jusque  dans  ses  fondemens;  l'artUlerie  en  resta 
longtemps  déconcertée.  Il  lui  fallut  enfiii  céder  à  l'impulsion  qui 
emportait  tout  en  avant,  La  lutte  s'établit  entre  le  canon  rayé  et  le 
vaisseau  cuirassé.  Cette  lutte  dure  encore,  et  de  l'issue  que  la 
science  lui  réserve  dépend  la  conslitutioo  de  la  marine  à  venir. 

Qui  pourrait  en  effet  saisir  au  passage  l'expression  essentielle- 
ment changeante  et  fugitive  de  l'art  naval  au  xix' siècle?  La  marine 
d'aujourd'hui,  ce  n'est  pas  cependant  le  navire  pi^rissable  dont  le 
type  se  transforme  sans  cesse;  c'est  bien  plutêt  le  personnel  qui 
monte  aujourd'hui  notre  flotte.  Laissons  ce  personnel  changer  à  son 
gré  ses  vaisseaux,  ^ous  le  reconaatlrons  toujours  à  son  admirable 
e^ril  d'ordre  et  de  discipline.  Ce  sont  là  les  dieux  lares  que  la  ma- 
rine française  emporte  avec  elle,  sur  mer  ou  daas  les  camps,  partout 
Où  peut  l'appeler  le  service  du  paya.  La  part  acUve  et  glorieuse  que 


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30&  REVDE   DES  DEUX  MONDES. 

nos  officiers  oot  prise  à  la  guerre  de  185i  explique  aisément  le  rdie 
qui  leur  a  été  dévolu  en  1870.  La  campagne  de  Crimée  a  été  pour 
eux  la  grande  école;  nous  pouvons  en  méditer  encore  avec  fruit  les 
leçons. 

Le  second  empire  n'a  pas,  à  proprement  parler,  d'histoire  mari- 
time, mais  il  n'a  pas  non  plus  de  fastes  militaires  dans  lesquels  la 
marine  n'ait  inscrit  ses  services.  Quand,  pour  me  distraire  du  pré-- 
sent,  j'essaie  de  vivre  avec  mes  souvenirs,  quand  il  m'arrive,  dans 
'  la  solitude  que  le  temps  m'a  faite,  de  feuilleter  mon  journal  de 
bord,  je  m'aperçois  que  ce  sont  les  mouvemens  de  nos  armées,  tout 
autant  que  ceuT  d<:  nos  flottes,  qui  en  ont  rempli  les  pages.  La 
campagne  de  Crimée  entre  autres  n'a  eu  pour  tliéâtre  que  l'horizon 
qui  pouvait  être  embrassé  de  la  dunette  de  nos  vaisseaux.  Mous 
avons,  de  cet  observatoire,  suivi,  jour  par  jour  et  pendant  de  longs 
mois,  les  prodiges  de  valeur  et  de  patience  qjii  ont  signalé  notre 
année  à  l'admiration  du  monde.  Ce  que  j'ai  vu,  je  vais  le  raconter. 

I. 

Tout  un  règne  s'était  écoulé  pour  notre  marine  d:ins  l'attente 
d'une  crise  qui  n'éclata  jamais.  Chaque  année  appelait  nos  flottes 
devant  Besicka;  chaque  année  les  renvoyait  déçues  à  Toulon.  Une 
génération  entière  d'officiers  vieillit  ainsi  à  l'entrée  des  Dardanelles. 
L'amiral  Lalande  était  mort  en  18&5  sans  avoir  entrevu  la  terre 
promise.  Ses  élèves  devaient  être  plus  heureui.  L'amiral  Hamelin, 
le  premier,  franchit  les  portes  de  la  Me^-^oi^e.  Il  était  réservé  à 
l'amiral  Bruat  de  voir  crouler  les  remparts  de  Sébastopol.  Le  vice- 
amiral  Bruat  avait  été  appelé,  dans  les  derniers  jours  du  mois  d'oc- 
tobre 1853,  au  commandement  de  l'escadre  qui  se  rassemblait  à 
Brest  sous  le  nom  d'escadre  de  l'Océan.  Il  m'écrivit  sur-le-champ 
pour  me  proposer  d'être  son  chef  d'état-mijor.  «  Nous  conUnuerons 
ensemble,  me  disait-il,  les  traditions  de  votre  digne  père  et  celles 
de  l'amiral  Lalande.  »  L'escadre  de  l'Océan  se  croyait  destinée  à 
opérer  dans  la  Baltique.  Elle  reçut  l'ordre  d'entrer  dans  la  Médi- 
terranée. Les  Busses  vendent  de  franchir  le  Pruth,  et  menaçaient 
de  se  porter  au-delà  du  Danube.  On  h&ta  notre  départ  pour  Galli- 
poti.  Une  armée  anglo-française  se  trouva  bientôt  rassemblée  à 
l'entrée  de  la  mer  de  Marmara. 

II  y  avait  lieu  de  croire  que  les  progrès  des  Busses  ne  nous  lais- 
seraient pas  le  temps  d'aller  défendre  Constanlinople;  on  éprouvait 
même  quelques  craintes  pour  la  sûreté  des  Hottes  mouillées  dans  le 
Bosphore.  Il  fallait  assurer  du  moins  leur  retour  et  se  créer  en  même 
temps  une  base  d'opérations  d'où  l'on  p&t,  à  un  jour  donné,  re- 


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LA   FLOTTE  DE   LA  HER-NOIRE.  305 

prendre  l'offensive.  Pour  répondre  à  ce  double  objet,  un  fossé  de  plu- 
sieurs mètres  de  profondeur  coupa  l'istbme  de  Gallipoli  d'une  mer  à 
l'autre.  La  pré(^aulion  parut  sage  aux  Anglais,  et,  quand  il  8'.igit  de 
se  ra;)pro:her  de  Constantinople,  je  me  souviens  d'avoir  vu  leurs 
géni^raux  indiquer  du  doigt  sur  la  carte  un  autre  isthme,  plus  voi- 
sin du  Bosphore,  à  travers  lequel  ils  traçaient  déjà  en  pensée  de 
nouvelles  lignes  de  défense.  L'ascendant  moral  n'était  donc  paa,  au 
début,  de  notre  côté;  il  ne  se  déplaça  que  par  suite  des  lenteurs  du 
siège  de  Silistrie.  Ce  ne  fut  pas  le  moindre  mérite  de  nos  braves 
généraux  d'Afrique  d'avoir  su  promptement  !e  ressaisir  en  dépit 
des  exagérations  qui  s'obstinaient  à  grossir  les  forces  et  les  res- 
sources de  l'armée  russe.  Cette  armée,  qu'on  disait  innombrable, 
demeurait  arrêtée  sur  les  bords  du  Danube.  EUe  se  fondait  dans  les 
marais  au  milieu  desquels  on  l'avait  campée.  Elle  n'appuyait  pins, 
comme  en  1821,  sa  gauche  à  une  flotte  maîtresse  de  la  Mer-Noire. 
Privée  d'un  pareil  secours,  elle  était  plus  près  de  repasser  le  Prulh 
que  de  franchir  les  Balkans.  Les  alliés  pouvaient  évacuer  sans 
crainte  la  presqu'île  de  Gallipoli;  ils  résolurent  de  se  porter  en 
avant,  et  leurs  troupes  commencèrent  à  se  concentrer  à  Varna.  L'ne 
partie  de  ces  troupes  prit  passage'  sur  l'escadre  de  rOc<'an.  Au  mois 
de  juin  1854,  nous  défilions  devant  Constantinople  et  faisions  notre 
entrée  dans  la  Mer-Noire.  * 

Nous  amenions  à  l'amiral  Hamelin  six  vaisseaux  de  ligne,  dont 
trois  vaisseaux  à  hélice,  le  Montebello,  le  Jean-Bart  et  h  Aapotéon. 
La  flotte  alliée  n'avait  possédé  jusque-là  que  trois  vaisseaux  à  va- 
peur :  un  vaisseau  français,  le  Charlemagne,  deux  anglais,  le  5/m*- 
Pareil  ni  V A gamemnon.  Le  pavillon  des  amiraux  Hamelin  et  Dun- 
das  était  arboré  sur  des  vaisseaux  à  voiles,  la  Ville-de-Paris  et  le 
Briianniit.  La  flotte  que  nous  venions  de  rallier  s'était  déjà  pré- 
sentée devant  Sébastopol.  Elle  avait  reconnu  le«  fortifîcatinns  sous 
lesquelles  la  flotte  russe  s'obstinait  à  rester  abritf'e,  et  l'on  assure 
que  la  grave  pensée  d'une  expédition  en  Crimée  naquit  du  projet 
d'un  coup  de  matn  qui  eilt  mis  au  pouvoir  de  nos  troupes  la  partie 
de  ces  défenses  qu'on  jugeait  la  plus  accessible.  L'idée  insensible- 
ment avait  fait  des  progrès;  tout  à  coup  elle  prît  des  proportions 
inattendues.  Inquiets  de  l'attitude  de  l'Autriche,  les  Bui^ses  avaient 
levé  le  siège  de  Silistrie.  Les  armées  alliées  n'avaient  plus  d'objectif, 
tin  an  d'elTorts  et  de  préparatifs  leur  aurait  à  peine  suffi  pour  se 
mettre  en  état  de  poursuivre  l'ennemi,  décidé  à  reculer.  Attendre 
ainsi  l'hiver  dans  les  cantotmemens  de  Varna,  c'était  ruiner  le  mo- 
ral des  troupes,  les  exposer  à  se  dissoudre  sous  la  double  influence 
du  climat  et  de  l'oisiveté.  Quelle  opération  cependant  pouvait-oi; 
tenter  avant  l'hiver,  si  ce  n'est  une  opération  où  la  flotte  tiendrait 
TOI»  sor.  —  ItTl.  SO 

nigiUrrlbyGOOglC 


300  lEVCE  DES   BEUX  KONDES. 

lien  de  tout  autre  moyen  de  transport?  On  avait  le  désert  devaat 
•oi,  ce  désert,  ii  est  vrai ,  par  lequel  étaient  venues  les  grandes  io- 
vasioiis  des  barbares;  mais  on  n'avait  pas  les  chariots  qui  servaient 
aatrefois  aux  migraUons  des  peuples.  11  n'y  avait  donc  que  deux 
partÎ3  à  prendre  :  traiter  à  Varna,  ou  porter  la  guerre  en  Crimée.  Je 
m'étonne  aujourd'hui  que  nous  n'ayons  pas  tons  recoona  dès  le 
principe  à  quel  point  cette  alternative  était  inévitable. 

Diverses  circonstances  peuvent  expliquer  des  hésitations  dont  les 
(rfns  fermes  esprits  eurent  leur  part.  Porter  les  forces  alliées  sur 
la  rive  asiatique  de  la  Mer-Woire ,  c'était  isoler  l'Autriche  et  l'arrê- 
ter sur  la  pente  de  l'alliance  qu'elle  semblait  disposée  à  conclure. 
C'était  aussi  jusqu'à  un  certain  point  cesser  de  couvrir  ConstanU- 
nople.  D'un  autre  côté,  à  quoi  serviraient  les  échecs  inHigés  aux 
Basses,  les  réductions  de  territoire  qu'on  leur  imposerait,  si  l'on  de- 
vait laisser  la  capitale  de  l'empire  ottoman  sous  la  menace  perpé- 
tuelle de  SébostopoU  Les  Anglais  discernaient  très  clairement  ta 
nécessité  d'en  finir  avec  ce  guetteur  incommode.  La  seule  chose  qui 
les  embarrassait,  c'était  de  trouver  le  moyen  de  le  supprimer.  Oq 
ne  possédait  aiicnne  notion  précise  sur  la  Crimée  r  c'était  toujours  la 
farouche  Tauride  inabordable  aux  étrangers.  Le  voyage  de  Pallas, 
déjàvieuT  de  près  d'un  ùècle,  était  encore  le  meilleur  document  que 
l'on  pût  consumer.  Fort  exact  dans  ses  descriptions,  ce  voyageur  ne 
laissait  pas  cependant  pressentir  bien  nettement  ce  que  devt^naient 
eo  été  les  divers  cours  d'eau  qui  descendent  des  montagnes.  La  Bel- 
bek,  la  Katcba,  l'Aima,  la  Bolganac,  ét^uit-elles  au  mois  d'août  des 
rivières  ou  des  torrens  desséchés?  Avant  de  songer  à  débarquer, 
cesame  on  en  arait  le  projet,  entre  Eopatcria  et  Sébastopol,  il  était 
indispensable  d'éclaircir  cette  question.  La  (lotte  à  la  rigueur  pou- 
vait nourrir  l'armée,  elle  ne  pouvait  pas  l'abreuver.  Dii~sept  vais- 
seaux partirent  de  la  baie  de  Baltchick,  sous  les  ordres  de  l'amiral 
iBruatet  de  l'amiral  Dundas,  pour  aller  opérer  une  reconnaissance 
dont  le  résultat  devait  décider  fa  poursuite  ou  l'abandon  de  l'expé- 
dition. Bad  bofiom,  no  irater,  tlupid  seldiers!  <i  mauvais  fond,  pas 
d'eau,  les  soldats  sonrt  stupidesl  n  tel  fut  le  signal  laconique  par 
lequel,  sous  les  murs  mêmes  de  Sébasti^ol,  un  humoriste  anglais 
exprimait  l'impression  que  cette  exploration  lui  avait  laissée;  mais 
cette  boutade  n'était  pas  une  (^nion  skieuse.  Le  fond  était  excel- 
lent; l'Aima,  quoiqu'on  fût  au  cœur  de  l'été,  coulait  encore  à  pleins 
bords,  et  les  soldats  qui  voulaient  aller  en  Crimée  avaient  r-iison. 

Le  retour  des  escadres  à  Bahcbick.  permit  de  discuter  de  plus  près 
le  plan  du  débarquetneoL  Pour  choisir  le  point  oii  s'opérerait  la 
descente,  il  y  avait  trois  considérations  c^itales  qu'on  ne  devah 
junaie  perdre  de  vtie  :  l'armée  ne  pouvait  marcher,  puisqu'elle 


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Ll   FLOTTE    DE  S.X   MER-NOIRE.  S07 

manquait  de  moyens  de  traasporb  il  lui  futkit  camper  près  d'un 
coure  d'eau,  «llo  était  tenue  de  resler  poun-ivre  en  commuuicatton 
constante  avec  la  flotte.  C'était tléàgner  d'avance  la  a»ne  tîmitiJe  où 
elle  preodrajt  terre.  Cette  aone  s'étendait  de  l'embouchure  de  l'Aima 

.  à  l'wnbonchure  de  ta  Belbek.  Le  maréchal  4e  SaJjiit-A,rDa«d  eût 
préféré  la  presqu'île  Chersonèse.  Il  trouvait  là,  pour  se  mettre  au 
besoin  sur  la  dêTensà-ve,  une  forte  posiiiou  qui  le  tentait.  Oa  con- 
naît la  stiucture  de  la  péoùisule  où  débarqua  Jadis  saint  WJadimir. 
La  prestfu'Ile  Cbsrsooèse'est  i»rnée,  du  côté  du  aotd,  par  un  boh- 
dain  df^c-hirement  'du  eol  -qui  la  «épane  de  la  Crimée  ,prtq>fieo)ent 
*te.  Cet  enfoncemoBt  Bornae  la  i»de  de  Sébasêapol.  Lne  série  de 
ravins  ooiipe  en  outre  la  presqu'tle  dans  une  direction  per^ncU- 
culaire  à  celle  qu'affecte  Je  grand  bras  de  mer  où  sont  mouillés  las 
vaisseaux.  Chaque  ravin,  en  aboutissant  au  rivage,  devient  une 
Mise.  Il  y  a  ainn  neuf  ravins  et  neuif  anses  ^tincts  sur  dû  es- 
pace 4«  ■«  milles  eHvirOD  d'éteodae.  De  ces  neuf  basâns,  la  'dé- 
fense en  avait  wnelt^é  (jualre;  elle  avait  négligé  les  cinq  autret. 
Les  baies  d«  Peshana  et  de  Jtereon  ne  creusaient  dans  k  rivage 
(ju'uHe  courbe  presque  insansible^  mais  celles  de  Kazatoh,  de  Sa- 
micsh  et  de  Streletzka  y  marquaient  des  décsupares  pEefbades  tMt 
aussi  bien  que  l«8  darses  de  la  quarantaine,  de  l'ai'tilleTÔe,  de  l'anii- 
ratrté  et  â-a  carénée,  oompii^ee  dans  la  vaste  ^iceinte  de  ta  rade, 
^es  bassins  ^aërisurs  étaient  malbeureasenient  ouverts  aux  vents 

'  du  nord,  les  v^its  tes  {vtusvioJsos  quisoafllentrsur  la  Mer-Noire;  «d 
oe  ^lensait  pas  qu'on  y  pût  trouver  un  -mouUlagj.  On  compreadiB 
facileiuent notre  eneur  ■:  les  Ausses  eux-mAoïes  l'avaientiiartagôo. 
Aucune  précauUon  n'avaù.  été  prise  pour  interdire  aux  vaisMaux 
ennemis  l'accès  de  ces  porta inôcannus..L'eipérieBce  et  la  nécessité 
pouvaient  seules  redreesor  Jes  jugemaos  à  cet  égard.  La  marine 
d'ailleurs  eut-elle  changé  d'Bvis,  e^-elle  adapté  pour  y  débai-quffl: 
Tarmée  la' presqu'île  Cbtvsoaèse,  que  le  général  en  cèef,  éclaM 
par  k  réilexion,  aurait  refusé  d'y  dgsoeodre.  On  lui  avait  fait  ob- 
server que  pas  un  filet  d'-eau  n'acroeajt  oe  pilatean  u'ide.  Il  sem- 
blait 'doiRC  impossible  d'y  asseoir  im  csn^,  à  plus  forte  raison  de 
s'y  établir  pour  kire  un  'siége.  Après  s'âtre  longtamps  consulté,  il 
futendii  décidé  qu'on  débarquerait  à  l'onbouchtaw  de  la  Ratcha. 
Le  Times  se  ohxrgea  de  l'onaoncer  à  l'Ëunspe. 

La  Providence  semble  quelquefois  se  plaine  &  tromper  les  espé- 
rances les  phi8  judicieuses.  lEu  revanche,  elle  fait  souvent  tourner 
DOS  plus  grandes  im^nideDces  Jk  uMre  profit.  L'indiscrétion  du 
ri'riMHKeiTitÀooDvaiBcne'lesflaSHesqoejnsuB  n'avions  (Msle  doe- 
.«ein  d'aUer  «n  Grimée,  4p»  ce  firojet,  à  IraulecMDt  avoué  jusifK 
dans  ses  moindres  âéCùU,  n'Ëtait  qti'tcuâ  ttiate  Juàiilo,  et  qu'au  ^ieu 

D„j,i7<-,ibvGoogIc 


308  BEVUE   DES  DEOX   HONDES. 

de  dégarnir  la  Bessarabie,  c'était  dans  cette  province  qu'il  fallait 
nous  attendre  et  se  renforcer.  Malgré  toutes  ses  instances,  le  prince 
Hentcbikof  dut  rester  en  Crimée  avec  23,000  hommes  d'infanterie, 
1,200  sabres  et  36  pièces  de  campagne.  Ce  ne  fut  qu'au  dernieï 
moment  qu'on  lui  envoya  quelques  bataillons  détachés  de  l'armée 
du  Caucase. 

Il  faut  s'être  trouvé  à  Varna  an  mois  d'août  185A,  avoir  assisté 
aux  péripéties  des  conseils  qui  se  tinrent  à  cette  époque,  pour  bien 
comprendre  l'énergie  de  ta  détermination  qui  jeta  noire  armée  sur 
la  terre  lointaine  où  elle  ne  pouvait  espérer  de  salut  que  dans  la 
victoire.  Il  faut  surtout  se  rappeler  au  milieu  de  quelles  circon- 
stances cette  grave  résolution  fut  prise.  En  arrivant  sur  la  rade  de 
Baltchtck,  nous  y  avions  appris  la  reconnaissance  désastreuse  de  la 
Dobrutscha.  Le  choI(^ra  etiit  dans  l'armée.  Quelques  jours  apiès,  il 
s'abattait  sur  la  flotte^  jamais  épidémie  ne  fut  plus  foudroyante.  On 
eût  dit  que  l'air  qui  nous  entourait  avait  cessé  d'être  respirable. 
Les  escadies  se  hâtèrent  de  quitter  la  rade  pestilentielle;  la  plupart 
des  vaisseaux  cherchèrent  au  large  une  atmosphère  plus  pure.  Nous 
préférâmes  aller  diiposer  nos  nombreux  malades  sous  des  tentes  que 
nous  dressâmes  dans  la  plaine  de  Varna.  A  bord  de  quelques  na- 
vires, !e  choléra  avait  passé  à  l'état  chronique,  chaque  jour  il  dé- 
signait et  emportait  deux  ou  trois  victimes.  Sur  le  Monttbello,  il 
balaya  d'un  coup  d'aile  tout  ce  qu'il  avait  marqué  pour  la  destruc- 
tion :  deux  cents  hommes  sur  onze  cents  périrent  en  quatre  jours; 
nous  pûmes  alors  reprendre  en  quelque  sorte  haleine,  et  nous  nous 
comptâmes,  étonnés  de  nous  retrouver  encore  si  nombreux.  L'ad- 
mirable* sérénité  de  notre  chef,  sa  gatté  communicative,  eurent 
bientôt  ramené  la  confiance  parmi  nous. 

L'orage  qui  avait  fondu  sur  les  flottes  s'était  à  peine  dissipé  que 
déjà  les  préparatifs  de  l'expédition  reprenaient  leur  cours.  J'aime- 
rais à  raconter  avec  quelle  entente  et  quelle  activité  ces  préparatifs 
si  importans  ont  été  conduits;  mais  je  veux  éviter  de  me  perdre 
dans  de  trop  minutieux  détails.  Ce  serait  d'ailleurs  la  tâche  du 
chef  d'état-major  de  l'escadre  de  la  Méditerranée  plutôt  que  la 
mienne.  L'honneur  d'avoir  débarqué  l'armée  du  maréchal  Saint- 
Arnaud  en  Crimée  appartient  toubenlier  à  l'amiral  dont  le  pavillon 
flottait  à  bord  de  la  Ville-de-Paris.  L'amiral  Hamelin  commandait 
en  chef  les  deux  escadres  qui  formèrent  l'armée  navale  de  la  Mer- 
Noire.  Le  commandument  en  chef  crée  seul  la  responsabilité.  Jus- 
qu'au mois  de  décembre  1854,  nous  n'avons  été  que  des  subordon- 
nés dévoués.  Notre  rôle  indépendant  commence  avec  les  mauvais 
jours.  A  l'escadre  de  la  Méditerranée  le  débarquement  triomphant 
d'Old-Fort  1  A  l'escadre  de  l'Océan  les  longues  épreuves  de  Eamiesh. 

nigiUrrlbyGOOglC 


LA  FLOTTE    DE    LA   UER-NOIBE. 


II. 


Le  sort  en  était  jeté.  Nos  vaisseaux  avaient  reçu  quatre  divisions 
d'inTanterie,  les  vaisseaux  anglais  cinq  divisions  et  un  millier  de 
chevaux,  l'escadre  turque  deux  brigades,  sur  le  concours  desquelles 
on  comptait  médiocrement.  La  cavalerie  française,  faute  de  navires 
qui  la  pussent  transporter,  avait  été  renvoyée  à  Andrinople.  Le 
8  septembre,  les  (lottes  alliées  appareillaienl;  de  la  rade  de  Baltchick. 
Jusqu'au  dernier  moment,  on  avait  douté  que  nos  chefs  voulussent 
persister  dans  cette  aventure.  A  Varna  môme,  on  s'imaginait  en- 
core que  la  desttnalton  avouée  était  Sébastopol,  la  desLination  réelle 
Odessa.  Les  bruits  les  plus  aiarmans  se  propageaient  avec  une  per- 
sistance incroyable.  On  assurait  qu'on  ne  trouverait  pas  moins  de 
140,000  Russes  en  Crimée.  11  fallait  on  grand  sang-froid  pour  ré- 
sister à  toutes  ces  rumeurs.  Les  généraux  cependant  n'hésitaient 
plus  que  sur  le  choix  du  lieu  où  ils  iraient  aborder.  Pendant  que 
les  flottes  erraient  dans  la  Mer-Noire,  airêtées  par  des  vents  con- 
traires, cette  importante  question,  qu'on  avait  crue  tranchée,  venait 
d'être  remise  inopinément  à  l'étude.  En  débarquant  sur  les  bords 
de  la  Katcba,  on  aurait,  disait-on,  à  opérer  une  descente  de  vive 
force,  et  l'on  ne  tarderait  pas  à  être  abandonné  de  la  llotle.  On  en 
revenait  ainsi  par  un  long  détour  à  parler  de  EafTa,  combinaison 
qui  s'était  déjà  produite,  mais  qu'une  grave  objection  avait  fait 
écarter.  Kafla  est  en  effet  à  200  kilomètres  de  la  place  qu'on  vou- 
lait conquérir.  On  ne  pouvait,  sur  la  côte  de  Crimée,  trouver  une 
rade  plus  sûre,  un  point  de  débarquement  plus  facile;  seulement, 
après  avoir  choisi  KaHa  pour  hase  d'opérations,  arriverait-on  jamais 
'  sous  les  murs  de  Sébastopol7  Pour  bien  des  esprits,  la  chose  ét^t 
au  moins  douteuse. 

La  flotte  continuait  à  se  rapprocher  du  cap  Tarkan,  son  premier 
rendez-vous;  un  immense  convoi  l'avait  ralliée  en  pleine  mer,  et 
l'on  ne  savait  pas  encore  où  cette  masse  confuse  irait  jeter  l'ancre. 
On  délibérait  avec  anxiété.  Le  général  en  chef,  qui  se  trouvait  en 
proie  aux  plus  vives  souffrances,  n'assista  pas  au  conseil.  Une  nou- 
velle reconnaissance  fut  faite  avec  son  aveu,  et  de  guerre  lasse  on 
finit  par  s'arrêter  à  un  compromis.  L'armée  consentit  h  marcher 
sans  transports,  à  blvaquer  sans  eau.  La  marine  lui  promit  un  dé- 
barquement qui  ne  serait  pas  sérieusement  inquiété.  Entre  Eupato- 
ria  et  l'embouchure  de  l'Aima,  à  quatre  journées  de  marche  de  Sé- 
bastopol, le  rivage  d'Old-Fort  offrail,  une  plage  découverte,  flanquée 
par  deux  lagunes.  Cette  plage,  que  la  flotte  pouvait  balayer  de  son 
artillerie,  était  merveilleusement  propice  à  la  descente.  On  s'y  pré- 


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510  REn'E   DBS  DEUX  MORDES. 

cîpita,  oubliant  les  Inquirludcs  les  plus  exagérées  comme  les  plus 
légitimes,  enivré  de  i'enihousiasree  do  moment.  Ceux  qui  préten- 
dent qu'à  la  guerre  il  ne  faut  jamais  rien  donner  au  hasard,  qui 
veulent  des  succès  assurés  et  sa  montrent  impitoyables  envers  la 
duiaite,  feront  bien  de  médilev  la  campagne  de  Criiiiéc. 

Cnofiicier  russe,  le  lieutenant  Stetenkoe,  observait,  par  ordce 
du  prince  Menlcbikof,  la  partie  da  la  côte  vers  laqu'Ile  s'éiaient 
dirigées- nos  flottes.  I!  vit  nos  premier»  bataillons  se  i-aiiger  sur  la 
plage  et  y  former  bientôt  un  vaste  front  de  bandièra.  Ce  fut  le  seul 
ennemi  témoin  de  notre  débarquement.  L!invasion  de  la  Grimée 
s'était  accomplie  sans  coup  férir.  Le  prince  Mentchikof  no  montra 
nulle  émotion  en  apprenant  cette  noux-elle.  Depuis  longtemps,  U  s'y 
attendait.  11  avait  pref»8cnti  et  annoncé  que  le»  alliés  trouveraient 
toute  autre  o^fération  impraticable,  qu'ils  n'iraient  point  en  Bessar- 
rabic,  qu'ils  n'iraient  pas  davantage  à  Kaffa,  et  que  ce  serait  entre 
Hupatorîa  et  Sébastopol  qu8  la  première  action,  s'engagerait.  Si 
jamais  les  lettres  que  le  prince  écrivit  à  cette  époqjie  sont  desliiées 
à  voir  le  jour,  on  sera  surpris  qu'un  langage  aussi  ferme  et  aussi 
sen^é  n'ait  pas  produit  à  Saint-Pélersbourg  plus  d'impr«9si«n. 

Le  premier  soin  de  nos  troupes,  dus  qu'elles  eurent  formé-  les 
faisceaux,  fut  de  creuser  des  puits  dans  lu  sable.  0;i  u'y  recueiJIit 
■  qu'une  eniï  saumàtre.  Les  soldats  s'en  contentèrent;  les  cbn.vaus  se 
montrèrent  d'aboi-d  plus  di(licili;s.  Les  préparatifs  du  d'part  se 
traînèrent  pendnol  trois  jourss  L'armée  leva  enfin  le  camp.,,  et  la 
flotte  la  suivit  en  côtoyant  de  près  le  rivage  Dans  l'api-ès-inidi,  oi» 
fit  balte  sur  les  bords  de  la  Bulganak.  Jusque-là,  on  n'avait  point 
aperçu  de  troupes  russe»;  mais  on  vit  alors  apparaître  dans  la. 
pTaine  de  longues  files  d'escadrons  dont  lus  ca&r.]ues  brillans  relui- 
saient au  soleil.  Cette  cavaleiie  s'approcha  de  nos  lignea,  Quelrjues 
canons  furent  mis  en  batterie  pour  la  recevoir.  Les  escadrons  russes. 
se  replièrent;  ils  avaient  reconnu  nos  forces.  De  part  et  d'autre,  on 
86  prt'parait  pour  le  lendemain  à  la  bataille. 

Le  prince  Mentchikof  n'avait  pas  voulu  nous  att^nOre  dans  Sé- 
bastopol. Il  avait  la  prétention  de  nous  en  barrer  k  roule.  Son  ar- 
mée s'éiait  grossie  de  quelques  régiaiais  envoyés  en  toute  bâte  à 
son  aide;  il  y  avait' joint  les  troa|)es  de  maiine  qui  formaient  la 
garnison  dus  vaisseaux,  et  avait  occupé  les  hauteurs  au.  pied  des- 
quelles se  déroule  le  cours  sinueux  de  l'Aima.  Malgré  les  renforts 
(ju'elle  avait  reçues,  l'armée  russe  restait  encore  inférieure  en- 
nombre  aux  armées  alliéesi  mais  le  prince  avait  une  confiance  ab^- 
solue  dans  la  forte  position' qu'il  avait  choisie.  Il  apparteJiait  aux. 
allies  de  prendre  l'offensive,  lia  devaient  attaquer  à  sept  heures 
du  matin  :  ce  ne  fut  qu'à  midi  et  demi  que  dos  premiers  soldat?. 


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LA    FLOTTE    DB    LA    HEH-MOIBE.  311 

commencèrent  à  gravir  la  falaise.  Us  avaient  travei-sé  à  gué  la  ri- 
vière et  montaient  lentement,  les  uns  suivant  à  la  file  un  sen- 
tier, les  autres  rt^pandus  à  droite  et  à  gauche,  se  faisant  un  chemîn 
des  aspérités  de  la  roche.  Au  sommet  de  la  falaise  s'étend  un  vaste 
plateau  à  peine  accidenté  par  quelques  mouvemens  de  terrain.  T3ne 
lueur  étrange  a  brillé  tout  à  coup  au-dessus  de  cette  plaine  déserte. 
C'est  la  pointe  des  baïonnettes  qui  scintille.  Nos  soldats  ignorent  le 
danger  qui  les  menace.  L'ennemi  est  sur  leurs  têtes  sans  qu'ils 
puissent  soupçonner  sa  présence.  La  ligne  d'acier  peu  à  pi;u  grandit 
et  devient  plus  distincte. 

A  bord  d^  nos  bâûraens,  une  incroyable  angoisse  a  serré  tous  les 
cœurs.  Plus  de  doute!  ce  sont  des  bataillons  en  marche.  Yoili  Les 
casquettes  blanches  de  l'armée  du  Caucase.  L'ennemi  s'est  enfin 
montré  à  découvert;  11  se  penche  sur  l'escarpement.  Nos  tirailleurs 
se  rejettent  en  arrière.  —  C'est  une  déroute!  —  s'écrie-t-on  de 
toutes  parts.  —  Non,  ce  n'est  pas  une  déroute  :  c'est  le  commence- 
ment de  la  victoire.  Nos  vieux  soldats  d'Afrique  sont  faits  à  ces  sur- 
prises. Chacun  d'eux,  en  reculant,  a  choisi  son  poste.  Le  moindre 
rocher  les  abrite,  le"  plus  léger  pli  de  ten'ain  leur  sert  à  s'embus- 
quer; ils  i-épondeiit  sans  s'émouvoir  au  tir  ])loDgeant  des  Russes. 
Un  chasseur  à  pied  sort  d'une  anfnictuosité  à  mi-côte,  il  épaule 
son  fusil,  penche  sa  tête  sur  la  crosse,  et  vise  longtemps  avant  de 
faire  feu.  Quelle  précaire  existence  lient-11  ainsi  sut-pendue  au  bout 
de  sa  carabine?  Le  coup  part,  un  cheval  noir  galope  sans  cavalier 
à  travers  la  plaine.  —  Cette  fois  ce  sont  les  longues  capotes  grises 
privées  de  leur  chef  qui  reculent;  nos  soldats  s'élancent,  la  crête 
dn  plateau  est  en  leur  pouvoir. 

Les  alluvions  de  l'Aima  ont  jeté  à  l'embouchure  du  fleuve  comme 
un  pont  étroit  entre  les  deux  rives.  Des  soldats  passent  l'un  après 
l'autre  sur  cette  barre;  leur  défilé  menace  de  se  prolonger  jusqu'à 
la  nuit.  An  loin,  dans  l'intérieur,  un  village  est  en  flammes.  l£s 
cosaques,  qui  viennent  d'y  mettre  le  feu,  s'enfuient  de  toute  la  vi- 
tesse de  leurs  chevaux.  Derrière  eux,  l'incendie  dévore  les  meules 
de  blé.  Partout  le  pétillement  de  ïa  fusillade  est  marqué  par  de 
minces  colonnes  de  fumée.  La  bataille  se  dessine,  elle  tend  h  tour- 
ner les  Russes  par  leur  gauche;  mais  où  sont  donc  les  Anglais?  Il 
est  trois  heures  de  l'après-midi,  et  les  Anglais  ne  paraissent  pas 
encore.  Les  voici,  les  voici  enfin!  Leurs  bataillons,  alignés  comme 
k  la  parade,  marchent  sur  une  batterie  qui  fait  de  larges  trouées 
dans  leurs  rangs.  Au  centre  ondoie  et  brille  un  vaste  drapeau  de 
SMC.  La  batterie  charge  et  lire;  les  Anglais  ne  cessent  pas  d'avan- 
cer. Tout  à  coup  les  avant-trains  des  canons  russes  s'approchent; 
la  batterie,  rapidement  attelée,  remonte  au  galop  la  colline.  Hurrah 


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312  BETUC    DES    DEUX   MONDES. 

pour  nos  alliésl  Quel  obstacle  imprévu  les  arrête?  D'où  vient  que 
ces  masses  victorieuses,  près  de  franchir  le  retranclieinent  évacué, 
tourbillonnent?  Les  habits  rouges  sont  charg-^s  à  la  baïonnette.  Pas 
un  coup  de  feu;  c'est  une  lutte  acharnée,  une  lutte  corps  à  corps 
qui  s'engnge.  Les  Anglais  dispersés  se  répandent  dans  la  plaine. 
Les  réserves  par  bonheur  sont  à  portée.  Formés  en  seconde  ligne, 
les  higldiinders  et  les  guards  ouvrent  leurs  rangs  pour  laisser  passer 
les  fuyards.  A  leur  tour,  ils  s'avancent;  c'est  un  nouveau  mur  qui 
marche.  Tout  l'effort  de  l'ennemi  vient  se  briser  contre  ce  front  in- 
trépide. La  victoire  cependant  hésite  encore;  nos  soldats  la  déci- 
dent. Maîtres  du  plateau,  ils  descendent  en  foule  dans  la  vallée.  Ce 
mouvement  est  pour  les  Russes  le  signal  de  ta  retraite.  La  bataille 
s'éloigne,  et  nous  voyons  s'éteindre  les  dernières  lueurs  du  canoD. 

Tel  a  été  pour  la  (lotte  le  spectacle  de  cette  grande  journée.  Les 
Anglais,  qui  seuls  avaient  de  la  cavalerie,  devaient  tourner  la  droite 
des  Russes  et  les  rejeter  vers  la  mer,  où  nos  bâtimcns  se  tenaient 
prôts  à  les  accabler.  Divers  incidens  conduisirent  à  un  résultat  in- 
verse. Ce  furent  les  Anglais  qui  abordèrent  les  Russes  de  front,  et 
nous  qui,  tournant  le  (lanc.gauche  de  l'ennemi,  le  rejetâmes  sur  la 
route  de  Symphéropol.  La  stratégie  est  un  grand  art;  mais  les  plana 
dressés  sous  la  tente  se  modifient  singulièrement  sur  le  terrain.  Les 
vaincus  ne  furent  pas  poursuivis.  Leurs  pertes  avaient  été  consi- 
dérables; les  nôtres  n'avaient  pas  laissé  d'être  sensibles.  Cepen- 
dant la  k'  division  tout  entière,  une  brigade  de  la  première  et  le 
contingent  turc  étaielit  intacts.  Ces  troupes  avaient  pris  peu  de  part 
au  combat.  On  les  eût  probablement  lancées  sur  l'ennemi,  si  la  nuit 
n'était  survenue.  Il  fallut  tout  un  jour  pour  reformer  les  bataillons 
décimés,  pour  enterrer  les  morts,  pour  transporter  les  blessés  sur 
les  navi  es  qui  devaient  les  déposer  à  Constantinople.  On  dit  que 
les  blessés  d'une  armée  victorieuse  guérissent  vile;  quand  on  a 
vu  l'air  radieux  des  blessés  de  l'Aima,  on  le  croit  sans  peine,  la. 
flamme  du  patriotisme  illuminait  jusqu'aux  traits  des  mourans.  J'ai 
assisté  au  lendemain  d'autres  victoires,  je  n'ai  jamais  retrouvé  uq 
pareil  enthousiasme.  L'Aima,  c'était  notie  première  revanche  depuis 
Waterloo  :  le  cœur  de  la  France  en  fut  soulagé. 

La  route  de  Sébastopol  était  ouverte.  Les  flottes  continuèrent 
d'escorter  l'armée,  et  jetèrent  l'ancre  devant  l'embouchure  de  la 
Katcha.  Un  aviso  alla  reconnaître  l'entrée  du  port.  Il  revint  annon- 
cer que  les  Russes  avaient  coulé  dans  la  passe  cinq  vaisseaux  de 
ligne  et  deux  frégates.  Cette  opération  avait  eu  lieu  avec  une  telle 
précipitation,  qu'on  n'avait  pris  letemps  de  retirer  des  vaisseaux 
coulés  ni  les  canons,  ni  les  munitions,  ni  les  vivres.  La  plupart  des 
bouches  â.  feu  qui  armaient  les  forts  du  nord  avaient  également  été 


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LA  FLOTTE   DE   LA   UER-NOIRE.  0x3 

jetées  à  la  mer.  Le  prince  Mentchikof  campait  avec  les  débris  de 
ses  troupes  dans  la  plaine  de  Balaklava,  et  les  Russes  semblûeot 
vouloir  se  borner  à  dÉfendre  la  rive  méridionale  du  port,  sur  laquelle 
s'élèvent  les  établlssemens  de  la  marine.  L'autre  rive  est  protégée 
par  la  citadelle  de  Sievernaïa.  Cette  citadelle  est  un  ouvrage  bas- 
tionné  capible  de  recevoir  10,000  hommes;  mais  la  fortilication 
n'avait  pas  été  entretenue,  et  l'escarpe  tombait  en  ruine.  Le  prince 
croyait  que  les  alliés  empoiteraient  cet  ouvrage  avec  l'éJan  qui  ve- 
nait de  déconcerter  son  plan  de  défense  à  l'Abna.  Quant  à  l'aclion 
des  flottes,  il  en  exagérait  aussi  la  portée.  Du  toutes  les  places  du 
inonde,  Sébastopol  était  peut-être  celle  qui  possédait  les  moyens 
les  plus  formidabliis  pour  repousser  une  attaque  maritime.  L'arme- 
ment des  ports  et  de  la  rade  comprenait  A39  canons.  J'ai  entendu 
un  illustre  maréchal  faire  à  ce  propos  une  remarque  bien  juste  ;  si 
l'on  osait  tout  ce  qu'on  croit  l'ennemi  capable  de  tenter,  si  l'on 
mettait  dans  ses  propres  projets  la  moitié  seulement  de  la  témérité 
qu'on  prête  à  ses  adversaires,  l'histoire  ne  serait  remplie  que  de 
traita  d'audace;  mais  les  fortifications  prennent  une  tout  autre  face, 
suivant  qu'on  les  considère  du  dedans  ou  du  dehors.  Pour  se  per- 
mettre de  brusquer  les  choses,  il  eût  fallu  être  dans  le  secret  des 
découragemeiis  du  prince  Mentchiitof. 

'  Dans  les  armées  alliées,  on  avait  toujours  pensé  qu'un  siège  ré- 
guli>;r  était  inévitable.  .On  était  parti  de  Varna  avec  le  dessein  bien 
arrêté  d'ouvrir  la  tranchée  devant  la  citadelle.  Près  de  mettre  ce 
plan  à  exécution,  nous  noua  aperçûmes  que  les  pièces  de  gros  ca- 
libre qui  garnissaient  les  ouvrages  avanc's  envoyaient  leurs  boulets 
au-delà  des  bords  de  la  Belbek;  on  n:  pouvait  songer  à  établir  ses 
magasins  sous  le  canon  de  l'ennemi.  Il  fallait  donc  mettre  la  rivière 
entre  le  camp  et  les  travaux  d'approche.  CetLe  disposition  offrait  de 
graves  inconvéniens.  Ne  valait-il  pas  mieux  transporter  soudaine- 
ment l'att^tque  sur  la  rive  où  l'on  n'était  pas  attendu?  Grosse  ques- 
tion à  résoudre,  et  qu'il  fallait  résoudre  dans  un  moment  où  le  com- 
mandement allait  changer  de  mains. 

Le  maréchal  de  Suint-Arnaud  ne  vivait  plus  depuis  deux  mois 
que  par  l'efTort  d'une  volonté  énergique.  Des  crises  terribles  avaient 
plus  d'une  fois  répandu  l'alarme  dans  le  camp.  Même  après  le  dé- 
part de  Varna,  il  était  douteux  que  le  maréchal  pût  toucher  la  terre 
de  Crimée.  La  victoire  sembla  l'avoir  alTranclii  de  la  nécessité  de 
vîvi  e.  Pareil  au  prophète,  il  laissa  retomber  ses  bras  dès  que  l'en- 
nemi fut  en  fuite,  et  cessa  une  lutte  que  d'atroces  souffrances 
avaient  mise  au-dessus  des  forces  humaines.  Le  vainqueur  de  l'Aima 
léguait  à  son  successeur  une  l&che  dîflicile.  Le  triomphe  dont  il 
emportait  l'honneur  dans  sa  tombe  n'avait  rien  conclu.  11  restait 


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31a  BEVUE   DES   DEUX  1H»IDES. 

a-vaBt  de  se  rembarquer  à  prendre  S^Mstopol,  et  Sébastopol,  ay^at 
eu  le  loisir  de  coznpLer  ses  ennamis,  se  désespérait  plus  de  les  re- 
pouBser. 

IlL 

Le  général  Canrobert  avait  remplacé  le  maréchal  de  Saint-Ar- 
naud. L'esprit  de  décision  qui  nous  avaîL  ^  hardiment  laocds  dans 
cette  campagne  ne  cessa  pas  d'inspirer  les  résolutioos  du  comman- 
deneat.  L'armée  reçut  de  la  flotte  quati'e  jours  de  vivres  et  prit,  à 
■  travers  les  loontagnes,  le  chemin  de  la  presqu'île  Chersouèse.  A 
ceSte  nouvelle,  le  prince  MentchîlLof  quitta,  brusqitement  la  plaine 
de  Balaklava  pour  se  porter  sur  Symphéropol  et  Batchi-Serai'.  II 
reatoit  ainsi  en  communicatioa  avec  les  provinces  de  l'empire.  S'il 
ne  pouvait  sauver  Sébastopol,  il  sauverait  au  moins  la  Crimée.  Il  y 
eut  un  moment  de  surprise  dans  la  flotte  quand  on  n'aperçut  plus 
les  tentes  de  notre  amiée,  et  une  cruelle  période  d'angoisse  lors- 
qu'il fallut  passer  quatre  longs  jours  sans  nouvelles.  Les  premiers 
éclaireurs  parurent  enfm  dans  la  piaLne  de  Balaklava.  Les  alliés 
desceudaieut  des  hauteurs  de  Mackensie;  les  Russes  remoutaieot 
vers  Sj-mphéropol.  Les  deux  armées  avaient  échangé  leurs  positions. 
C'était  la  nôtre  qui  occupait  la  presqu'île  Chersonèse;  c'étaient  Idfe 
troupes  du  prince  .Uentchikof  qui  allaient  camper  sur  les  bords  de  la 
Belbek.  Ce  croisement  s'était  l'ait  sans  combat.  Il  n'y  avait  eu  qu'une 
rencontre  fortuite  dans  les  bois  entre  les  deux  arrière-gardes.  Si 
l'on  se  repolie  aux  délibérations  qui  avaient  précédé  le  départ  de 
l'expédition,  on  sera  étonné  de  voir  avec  quelle  facilité  les  objec- 
tions  les  plus  fondées  en  apparence  s'étaient  évanouies  devant  des 
nécessités  impérieuses.  Après  avoir  déclaré  qu'on  ne  pouvait  mar- 
cher, dépourvu  qu'on  était  de  tout  moyen  de  transport,  on  avait 
pris  terre  à  plusieurs  jours  de  marche  de  Sébastopol;  avant  d'avoir 
trouvé  à  vivre  sur  le  pays,  on  s'était  séparé  de  la  flotte^  sans  certi- 
tude d'y  rencontrer  de  l'eau,  on  venait  de  se  jeter  dans  la  presqu'île 
tA  l'on  n'avait  point  osé  débarquer.  La  campagne  de  Crimée  pour- 
rait s'appeler  la  campagne  des  résolutioas  imprévues;  mais  tout 
réussite  ceux  que  le  ciel  seconde. 

Par  suite  du  changement  de  front  qu'avaient  opéré  les  alliés,  les 
Anglais  auraient  dûcette  fois  s'appuyer  À  lamer,  laissant  nos  troupes 
eontiauer  à  former  l'aile  droite.  Un  autre  arrangement  prévalut. 
L'amiral  Lyons,  avec  un  détachement  de  la  flotte  anglaise,  avait 
occupé  le  port  de  Balaklava,  sur  le  revers  méridional  de  la  pres- 
qu'île, nous  laissant  la  baie  de  Kamiesh  pMir  y  établir  nos  maga- 
fâtts.  Cette  combinaison  entraioait  la  formation  de  la  ligne  en  ordre 


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LA   FL93TB  DZ  LA   lUlt-NOISE.  315 

reQversé.  Les  Ironpes  dont  KAmiesh  éuit  la  base  d'opérations  n!au- 
raicDt  pu  coaservei'  la  droite  aaj^<^  lears  coaunauicatioiis  se  crot- 
saâseat  avec  cdies  de  l'armée  qui  devait  tirer  ses  approvisioBne- 
meits  de  liilakiava.  Les  Anglais  croyaient  avoir  fait  daâs  eette  aoae 
étroite  et  profonde,  dont  le  premier  aspect  rappelle  un  peu  celui  de 
Mnbon,  u»e  acquisitioD  merveilleuse.  Us  s'y  étaient  iustaltùs  avec 
uoe  socte  d'avidité  jalouse,  comme  s'ils  avaient  oraiot  qu'on  Leur 
disputât  Leur  conquéts.  La  fortune  se  domia  encore  en  cette  occur- 
rence le  laaiia  plai&ii  d»  déjouer  les  calculs  de  la  prudcHoe  humaine. 
Le  port  de  Balaklava  fut  tueiitôt  encombré  par  lus  bâtimans  qaii  s'y 
accumulèrent.  Les  vivres  et  les  muuiiiocia  qu'on  débarquait  ^ns: 
cesse  restèrent  abafidonnés  sur  les  qoais  sans  pouvoir  giavir  le» 
rampes  abruptes  par  lesquelles-  il  eût  fallu  les  amener  au  camp.  Le 
nuMiilIage  extérieur,  bal  tu  par  las  veots  du  sud,  mit.  en  constmt 
péril  les  nuïres  forcte  de  s'y  airèter.  Baiaklava  troupai  dj  tout 
point  les  espérances  qu'on  en  aivait  conçues.  Dans  Kamiesfa  au-coo- 
traire,  nous  parvtniMes  à  loger  une  llut&e  et,  jusqu'à  sept  vaisseaux 
d<i  ligne.  Les  vents  de  nord-ouest  entraient  bien  daosla  baie,  comme 
on  s'y  était  allendu^maisiiis  souillaient  rai  émeut  et  soulevaient  peu 
de  ni^r.  Uue  pente  très  douce  reliait  le  fond  du.  iwrt  au  sonamet  du 
plateaui.  On  n'eut  point  de  peine  à.  en  faire  uoe  route  carrossable. 
ËoTm,  dernier  et  précteuï  avantage,  malgré  la  violence  des  l£m^ 
pêtes  qui  mirent  à  si  forte  épreuve  la  solidité  de  nos  cliainesi,  les 
vaisseaux  mouillés  davant  KÂiuiesb  ne  fui'cuit  jamais  séiieusement 
ea  danger.  Ce  mouillage  qu'on  redoutait^  parce  qu'il  y  fallait  jeter 
l'ancre  par  des  foods  de  àù  brasses^  so  trouva  être  en  somme  le 
meilleur  mouillage  de  la  côte. 

Pendant  que  le  pciace  Meotcbikof  se  préoccupait,  avant  tout  de  ne 
pas  laisser  cerner  soa  armée^  qui  se  eliargeail:  doue  de  nous  arrètsr 
devant  Sébastopol?  C'étaient  15,000  marins  qui  dans  Sébastopol 
défendaient  leurs,  propres  foyers,  La-flotlt*  rus:!»  de  la  Mer-Noire, 
constituée  jadis  par  la  main  vigoureuse  de  l'amiral  La^aref,.  n'était 
pas.  seuleatent  une  flatte  conifiDe  celle  de  la  I)ulii(^e.  C'était,  aussi 
une  colonie  marititoe,  transportée  à  l'extréioité  d<e  l'empire  poux 
teiûr  Constantiauple  en.  écb.;c.  L.ei  peuples  dont  la  situalioD  est 
assiise,  qui  n'ont  plus  de  b>Ltt  nationiù  à  pouDSuivre,  se  feront  diffir 
cilement  une  idée  de  l'enthousiasme  religieux,  et  patnoli<{ae  qw 
animait  ce  camp  de  croisés..  Chaque  fois  que  l'ordre  ar^vait  de 
Saint-Pétersbourg  de  dl^ioser  la.  flotte  pour  un  prochain  départ, 
les  équipages  croyaient  Le  laoABent  venu  d'aller  célébrer  b.  messe 
dans  S.iin  te- Sophie.  De  semblables  aspirations  simpJifient  beau- 
coup la  lâche  du.  chef,  mais- ici  les  chefâ  étaient  aussi  enthousiastes 
que  les  matelots.  L'offlcier  qui.  avajt  succédé  à  l'ainiital  La^axef  étùt 


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316  BErCB  DES  DEUX  MONDES. 

le  vice-amiral  Nakimor,  soldat  presque  sexagëoaire.  Les  doges  de 
Venise  contractaient  autrerois  de  solennelles  fiançailtes  avec  1" Adria- 
tique. Nakimot  avait  marqué  dans  Sëbastopol  la  place  de  sa  sépul- 
ture. Il  n'adni3tlait  pas  qu'il  pût  survivre  à  la  ville  sainte  qu'il  avait 
la  mission  de  défendre. 

A  côté  du  commandant  ds  la  flotte,  il  faut  citer  l'aide-de-canip 
général  de  l'empereur,  le  vice-amiral  Kornilor,  dont  le  pavillon 
flottait  à  bord  de  lafiégate  à  vapeurle  (f/flrfi»m>.CIiefd' état-major 
maritime  du  prince  qui,  en  sa  qualité  de  gouverneur -général  de  la 
Crimée,  commandait  en  chef  les  forces  de  terre  et  de  mer,  Korni- 
lof  représentait  dans  la  flotte  d^  la  Mer-Noire  l'esprit  di  la  jeune 
marine.  11  était  ambitieux  et  avait  sujet  de  l'être,  car  à  l'âge  de 
quarante-cinq  ans  il  était  arrivé  à  ce  grade  élevé  auquel  un  mérite 
reconnu  de  tous  lui  donnait  des  droits  incontestables.  Les  décisions 
de  quelque  importance  étaient  en  général  inspirées  par  lui.  Homme 
de  métier,  Naklmof  fuyait  les  responsabilités  politiques.  Quand  on 
connut  à  Sébastopo!  la  bataille  de  l'Aima,  l'émotion  fut  extrême  au 
camp  des  marins.  Quelques  cipitaines  voulaient  sortir  du  port  et 
aller  se  jeter  tête  baissée  au  milieu  de  la  (loUe  alliée.  Kurullof  sou- 
tînt qu'il  fallait  exécuter  à  la  lettre  les  ordres  de  l'empereur,  dé- 
truire au  besoin  les  vaisseaux  et  donner  aux  équipages  la  garde  des 
remparts.  Le  prince  Mentchikof  approuva  l'avis  de  son  chef  d'état- 
major. 

Je  me  suis  promis  de  n'entrer  dans  aucune  controverse;  je  ne 
puis  cependant  passer  sous  silence  une  opinion  généralement  ré- 
pandue. On  a  dit  que,  si  les  alliés  avaient  essayé  de  pénétrer  dans 
Sébastopo]  le  jour  même  où  ils  débouchèrent  sur  le  plateau  de  Ba- 
laklava,  ils  n'auraient  rencontré  que  peu  de  résistance.  Les  Busses 
ont  les  premiers  contribué  à  accréditer  ce  bruit;  mais  peu  de  ré- 
sistance suflit  pour  arrêter  quelques  bataillons  qui  viennent,  sans 
réserves,  se  heurter  à  des  batteries.  La  vérité  est  qu'à  la  guerre  on 
peut  quelquefois  tout  oser,  parc«  que  l'ennemi,  frappé  de  terreur, 
s'empresse  de  détruire  de  ses  propres  mains  les  obstacles  qu'on 
n'eût  pas  réussi  à  franchir.  Telles  paraissent  avoir  été  les  disposi- 
tions des  Russes.  Qui  les  soupçonnait  le  23  septembre?  Qiii  donna 
le  conseil  de  tenter  sur-le-champ  l'assautï  Qui  refusa  de  souscrire 
aux  lenteurs  d'un  siége7  Le  premier  devoir  d'un  peuple,  s'il  veut 
vaincre,  est  de  se  montrer  juste  envers  ses  généraux.  On  n'infuse 
pas  autrement  l'esprit  de  discipline  dans  la  troupe.  L'assaut  im- 
médiat eût  donné  beaucoup  au  hasard,  le  siège  au  contraire  ne 
compromettait  rien;  la  place,  suivant  les  règles,  devait  tomber, 
disait-on,  à  la  quarantième  garde.  Ce  fut,  —  je  crois  ce  fait  bien 
acquis  à  l'bistoire,  —  avec  l'assentiment  tacite  de  toute  l'armée  et 


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LA    FLOTTE   DE    LA    MEH-NOIRE.  317 

de  toute  la  flotte  que  l'on  assit  le  camp  devant  Sébastopol,  que  l'on 
s'occupa  de  mettre  à  terre  le  parc  de  siège  et  que  bientôt  après 
on  ouvrit  la  tranchée,  —  cette  tranchée  destinée  à  avoir  un  jour 
quarante  kilomètres  de  développement  et  à  être  armée  de  huit 
cents  bouches  à  feu. 

On  n'a  pas  creusé  beaucoup  de  tranchées  en  face  de  pièces  de  68 
portant  à  plus  de  cinq  kilomètres;  on  n'a  pas  souvent  fait  le  siège 
d'un  arsenal  pouvant  mettre  ses  immenses  ressources  à  la  disposi- 
tion de  quinze  mire  canonniers.  Le  prince  Mentchikof  était  rentré 
dans  Sébastopol,  et  nous  n'étions  plus  les  seuls  à  remuer  de  la  terre. 
Travaux  d'assiégés!  disait-on;  mais  ces  travaux  grandissaient  à  vue 
d'ceil.  La  place  se  couvrait  d'une  enceinte  dont  aucune  de  nos  bat- 
teries ne  ricochait  les  faces.  Les  marins  qui  n'avaient,  comme  moi, 
étudié  t'art  des  sièges  que  dans  les  livres  commençaient  à  ne  plus 
comprendre  ce  qui  se  passait  sous  leurs  yeux,  a  Ce  sera,  leur  répon- 
dait-on, un  immense  duel  d'artillerie.  »  Pour  ce  duel,  il  fallait  au 
moins  l'égalité  des  armes.  Le  parc  de  siège  que  nous  avions  ap- 
porté de  Varna  ne  pouvait  tenir  tète  aux  pièces  de  gros  calibre  que 
nous  opposaient  les  Russes.  L'armée  dut  demander  des  canons  plus 
puissans  à  la  flotte.  Le  3  octobre,  l'escadre  française  débarqua 
19  pièces  et  1,100  hommes.  Au  bout  d'un  an,  des  appels  successifs 
avaient  porté  ce  contingent  à  128  bouches  à  feu  et  à  2,434  hommes. 
L'escadre  anglaise  forma  de  son  côté  une  brigade  navale  destinée  à 
servir  les  premiers  canons  à  boulets  ogivaux  dont  il  ait  été  fait 
usage.  Celte  batterie  prit  lé  nom  des  pièces  dont  on  l'avait  armée; 
ce  fut  la  fameuse  batteiie  de  Lancastre,  Comme  des  cavaliers  qui 
ont  mis  pied  à  terre,  les  marins  de  la  (lotte  assiégée  et  ceux  de  la 
flotte  assiégeante  se  trouvèrent  pendant  onze  mois  face  à  face.  L'œil 
constamment  fixé  sur  la  même  embrasure,  ils  étonnèrent  les  deux 
armées  par  la  précision  de  leur  tir,  non  moins  que  par  la  constance 
de  leur  courage. 

Nos  travaux  avaient  été  plus  d'une  fois  rasés.  On  les  avait  repris 
avec  persévérance.  Le  moment  d'ouvrir  le  feu  approchait.  Pendant 
"  qu«  le  gros  des  escadres  alliées  restait  mouillé  à  l'embouchure  de 
la  Katcha,  l'amiral  Bruat,  détaché  devant  Kamiesh,  exécutait  les 
reconnaissances  qui  lui  avalent  été  prescrites,  et  faisait  baliser  leS 
approches  de  la  rade.  La  marine  et  l'armée  espéraient  pouvoir  fou- 
droyer de  concert  les  défenses  de  Sébastopol.  Le  17  octobre,  nous 
fûmes  éveillés  par  un  feu  terrible.  Les  batteries  de  siège  avaient, 
dès  les  premiers  rayons  du  jour,  dégorgé  leurs  embrasures.  Muettes 
jusque-là,  elles  essayaient  pour  la  première  fois  leur  puissance.  Les 
batteries  russes  ripostaient  avec  énergie,  la  terre  eu  tremblait,  et 
l'ébranlement  du  sol  semblait  se  prolonger  jusqu'à  bord.  Vers  dii 


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'318  BETUE   DES  DEUX  HOKDCS. 

heures,  tout  à  coup  4e  feu  ct^se;  nous  n'avions  rien  prévu  de  sem~ 
blable.  Le  canon  de  l'aj-mée  se  taisait  an  moment  où  celui  de  la 
flotte  allait -parler. 

Déjà  en  effet  accourût  du  imouillage  de  la  Kutcha  {'«scodre  de 
l'amiral  Hamelin.  Une  brume  épaisse  l'avait  jasqu'alors  dérobécà 
nos  yeux.  T4ous  nous  hâtons.  Les  vaisseaux  à  voiles  et  les  frégates  h 
vapeur  s' aocociptent;  les  v.iiisseauz  àhéticeappareillent.  La  corvette 
le  PUiton  éclaire  la  roule;  ^e  •Charlem/igtie  «t  le  Itfontebello  arrivent 
les  premiers  soos  le  canon  des  fbrta.  Des  boulets  ont  fait  jaillir  l'eaii 
près  de  nous.  Une  forte  «ecousse  ébrante  le  vaisseau.  C'est  ira  étiras 
qui  ■vient  de  traverser  la  dunette  eous  les  pieds  mômes  de  l'aBiiral. 
D'autres  'dbus  eifllent  dans  lu  m&ture  ou  frappent  A  la  flottaison.  Dcb 
boulets  rouges  ont  mis  trois  fois  le  feu  à  bord.  Debout  sur  les  para- 
pets. Ira  canmmiers  russes  rechu-gent  leurs  pièces.  Nous  jetons 
l'ancre  enfin,  et  nous  travaitltons  inous  embosser.  Les  escadres  al- 
liées se  développent  lentement  sur  deupc  rangs  <raidentés.  Quatorze 
vaisseaux  français,  dix  vniaseaux  anglais  et  deux  vaisseaux  turcE 
fonsent  autour  des  fortifications  ^  Séibastopoi  un  double  cmissant 
<]ui  s'étend  des  batteries  de  la  Quarantaine  aux  batteries  du  f^é- 
graphe.  On  se  bat  aw  milieu  d'une  fumée  intense.  V Agamemnon, 
■fjflt  monte  l'amiral  Lyons,  a  pénétré  dans  un  des  replis  du  récif  qui 
défend,  mteuz  encore  que  les  feux  oraÎ3<!s  des  deux  rives,  l'entnfe 
•de  la  rade  de  Sétastopôl.  U  raonille  à  ?60  mètres  du  fort  Constan- 
tin. Le  Sans-Pareil  «t  le  Loiidon  ont  suivi  i'Aff«mfmHon.  Cette  dî- 
TÏsion  se  trouve  assaillie  par  des  feax  fSongeans;  elle  appelle  hien- 
tift  de  «otrreaux  vaisseaux  à  Bon  aide.  Le  Sodney  le  premier  répond 
A  oe  stgoat;  TBalheureusemcHt  il  va  damier  sur  l'extrémité  du  récif. 
V Albion,  Je  Que^n,  le  ■Hellerophen,  se  sont  approchés  à  leur  tour. 
Vigoureusement  attaqué  par  les  vaisseaux  anglais  et  par  quelques- 
•nns  des  vais!<eauz  de  notre  aile  gaucfae,  le  fort  Constantin  chancelle 
■  sous  ses  trois  étages  de  batteries.  Les  hauteurs  du  Télégraphe  n'en 
font  pas  moins  pleuvoir  sur  le  détachement  que  commande  i'amîral 
Lyons  une  grêle  de  projectiles.  La  moitié  de  la  flotte  anglaise  ne 
peatiplue  avoir  qu'une  pensée  :  sortir  du  mauvais  pas  où  l'audace 
de  son  chef  l'a  conduite.  Des  frégates  se  dévouent  et  enlèvent  le 
Bodnry  du  banc  ajr  lequel,  au  début  de  l'action,  ce  ■vaisseau  s'est 
échoué.  Aucun  trophée  ne  restera  eatre  les  mains  de  l'ennemi,  mais 
oe  n'est  pss  de  ce  côt«^  (pie  le  feu  des  'Russes  sera  éteint. 

le  ChaHemitgitF,  le  Montebello,  le  iFrivdtimd,  la  Vitle-de-Parit, 
le  Valmy,ie  fJyjvi  fV^  le,VH^»A*(>n,  ont  attaqué  les  forts  du  sud.  lis 
sont  appTiyés  par  Y  Alger,  ie  ifean-/tgrt,  le  Marettgo,  la  Ville-éx^ 
MarteiUe,h  SiiffreH,  te  Bayant,  le  /upiter,qm  tirent  dans  les  cré- 
neaux de  la  première  ligne.  Les  faauts-fonds  dont  ia  ligne  d'embsB- 


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LA  FLOTTE   DE  LA   UCR-NOÏHE.  519 

sage  a  âù  suivre  le  contoar  ont  obligé  notre  escadre  à  jeter  l'ana'e 
à  1,806  mètres  environ  àts  batteries  ôe  la  Quarantaine.  Malgré  ta 
distance,  qui  enlève  à  noire  tir  nne  partie  de  son  effiracité,  la  dé- 
fense sur  h  rive  méridionale  parait  à  peu  près  réduite.  Vers  quatre 
heures,  le  feu  reprend  avec  nne  vivacité  nonvelle;  les  bastions 
mêmes  de  la  place  se  joignent  aux  batteries  dn  bord  de  mer.  Les 
bombes,  les  obus  pieuvent  autour  de  noaa.  L'ennemi  heureusement 
ne  peut  apercevmr  que  la  pointe  de  nos  mâts,  qui  surgissent  comme 
des  balises  au-dessus  d'un  océan  de  fnmée;  ses  coups  portent  trop 
haut.  Le  nnage  protecteur  qui  nous  environne  ne  lui  permet  pas  de 
les  rectifier;  si  ce  nuage  se  dia^pait,  si  les  Russes  abaissaient  de 
quelques  degrés  leur  tir,  notre  position  deviendrait  critique.  Les 
boulets  ne  cessent  de  siffler  au-dessus  de  nos  tôtes,  bien  pen  s'en- 
foncent dans  les  flancs  de  nos  navires.  Sous  !e  canon  des  Russes  dès 
midi  et  demi,  embossés  vers  une  heure,  nous  n'avons  pas  eu  abord 
du  Montebdlo  trente  minutes  de  combat  sérieux. 

Les  vapeurs  opaques  étendues  autour  des  deux  flottes  ont  aussi 
envahi  le  ciel.  Le  soleil  apparaît  à  travers  ce  brouillard  comme  un 
globe  de  sang.  Nous  le  voyons  descendre  lentement  vers  l'hori- 
zon et  annoncer  la  fin  prochaine  du  jour;  nous  n'attendons  que  ce 
moment  pour  nous  élwgner.  Les  vaisseaux  ang'ais,  plus  maltraités 
que  les  nôtres,  ont  déjà  commencé  leur  mouvement  de  retraite. 
L'impunité  relstive  doat  nous  avons  joui  et  un  meilleur  succès  m 
nous  abusent  pas  sur  le  résultat  de  nos  eflorts.  Lorsque  nous  nons 
serons  retirés,  l'ennemi  n'aura  qu'à  relever  ou  à  remplacer  ses 
pièces  démontées,  ses  terrassemens  seront  intacts;  l'enjeu  n'est  pas 
égal  :  nous  engageons  dans  la  partie  un  capital  de  50  ou  60  millions, 
les  Russes  en  seront  quittes  pour  quelques  pelletées  de  terre. 

La  journée  du  17  octobre  fut  peut-être  une  faute,  mais  elle  fut, 
si  je  puis  m'exprimer  ainsi,  une  faute  nécessaire.  A.  la  guerre,  on 
ne  peut  s'empêcher  d'en  commettre  beaucoup  de  ce  genre.  Il  fallût 
prouver  k  l'année  que  nous  ne  voulions  pas  a^ister  en  simples 
spectateurs  à  ses  combats,  que  nous  étions  prêts  au  contraire  & 
courir,  pour  la  seconder,  tous  les  risques,  i  prendre  notre  part  de 
tons  les  sacrifices;  mais  notre  intei-ventioB  prématurée  eut  un  ra- 
convénient  grave  :  elle  détruisit  hi  puissance  morale  dont  les  flottes 
étaient  investies.  Si  l'on  eût  attendu,  poor  les  envoyer  sous  les  murs 
de  Sébastopol,  que  nos  batterie»  de  siège  eussent  i>ris  swr  celles  de 
l'ennemi  un  ascendant  marqué,  il  est  probable  que  la  seule  ap- 
proche de  tant  de  vaisseaun  eftt  frappé  nos  adversaires  de  terreur. 
Un  bombardement  général  eût  alors  singulièrement  facilité  la  tâche 
des  colonnes  d'asfsaut.  Après  l'attaque  infructueuse  do  17  octobre, 
on  ne  pouvait  plus  compter  snr  l'effet  d'une  démonstration  floirt  le 


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320  BETUE    DES  DEC!   MO-ÏDES. 

prestige  s'en  était  allé  ea  fumée.  Les  vaisseaux  peuveDt  traverser 
les  passes  les  plus  fonnidablenieDt  défendues,  si  ou  ne  K-s  arrête 
par  des  ob.-^tacles  sous-marios  ;  ils  peuvent  détruire  les  murailles 
de  pierre,  faire  évacuer  les  batteiies  gazonnées,  lorsque  ces  ou- 
nages  sont  à  peu  près  de  niveau  avec  leurs  canons  :  ils  sont  im- 
puissans  conu-e  des  feux  qui  les  dominent.  Leur  triomphe  en  tout 
cas  restera  stérile  tant  que  des  troupes  de  débarquement  ne  se 
tiendront  pas  prêtes  à  envahir  les  batteries  réduites  au  silence.  La 
flotte  alliée  eût  épuisé  toutii'S  ses  munitions  sans  faire  avancer  d'un 
pas  la  reddition  de  Sëbastopol.  On  lui  avait  demandé  une  diversion, 
et  la  diversion  avait  été  faite;  malheureusement  nous  étions  dans 
une  saison  où  les  beaux  jours  sont  rares,  et  il  fallait  un  beau  jour 
pour  s'embosser  devant  Sébastopol.  On  avait  donc  brusqué  l'at- 
taque; personne  n'était  prêt,  l'effort  qui  devait  tout  emport.-r  avait 
été  décousu,  successif,  au  lieu  d'être  simultané.  C'eijt  été  k  recom- 
mencer, si  l'on  eût  pu  recommencer  avant  que  l'armée  se  fût  mise 
eu  état  de  reprendre  l'ofl'ensive. 

IV. 

L'armée  avait  trouvé  un  adversaire  beaucoup  mieux  préparé 
qu'elle  ne  le  supposait.  Le  duel  d'artillerie  n'avait  pas  tourné  à  son 
avantage,  et  les  parapets  qu'elle  avait  élevés  n'avaient  pu,  avec  leur 
épaisseur  strictement  réglementaire,  arrêter  des  projectiles  inusités 
jusqu'alors  dans  la  guerre  de  siège;  des  magasins  à  poudre  s'étalent 
effondrés  et  avaient  fait  explosion;  les  plates-formes  des  batteries 
s'étaient  affaissées  sous  le  poids  de  nos  grosses  pièces  de  marine; 
enfin  le  feu  des  Russes  avait  dépassé  toute  attente.  Les  vaisseaux 
étaient  arrivés  fort  à  propos  pour  occuper  l'ennemi  et  donner  aux 
nôtres  le  temps  de  se  remettre  d'une  si  chaude  alerte.  Sur  aucun 
point  cependant,  nos  canonniers  ne  manquèrent  de  fermeté,  il  fal- 
lut leur  réitérer  plusieurs  fois  l'ordre  de  cesser  le  feu.  Les  Russes 
ne  se  montrèrent  pas  moins  intrépides;  s'ils  fléchirent  un  instant, 
ce  ne  fut  qu'au  bastion  central,  où  les  éclats  de  la  maçonnerie  ren- 
daient la  batterie  réellement  intenable.  L'amiral  Kornilof  fut  tué 
dans  ce  bastion  en  voulant  ramener  les  artilleurs  ù.  leurs  pièces. 

Après  le  combat  du  17  octobre,  il  se  fit  comme  une  pause  dans 
le  siège.  Chacun  réparait  en  silence  les  dégâts  infligés  à  ses  batte- 
ries, et  en  construisait  de  nouvelles.  Les  vais-eaux  de  l'amiral  Hrf^ 
melin,  ceux  de  l'amiral  Dundas  et  de  l'amiral  Lyons  éuient  retour- 
nés à  la  Katcha.  Nous  avions  repris  notre  poste  devant  Kamiesh.  La 
situation  s'était  beaucoup  assombrie,  il  ne  faut  pas  oublier  que  la 
flotte  n'avait  pu  promettre  de  rester  en  communication  avec  l'armée 


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Là   FLOTTE   DE   LA    KE«-N01BE.  S'il 

lorsque  viendrait  l'hiver.  L'expédition  n'avait  même  été  résolue  que 
sur  la  déclaratioo  d'un  consul  anglais  qui  avait  résidé  de  longues 
années  à  Kertcii,  et  qui  s'était  fait  garant  d'un  temps  maniable  sur 
les  côtes  de  Crimée  jusqu'aux  derniers  jours  d'octobre.  On  était 
donc  très  impatient  d'en  finir;  mais  on  pouvait  à  peine  prévoir 
comment  on  en  finirait.  Les  Russes,  pleins  d'ardeur,  renaissant  à 
l'espoir,  appelaient  des  provinces  les  plus  éloignées  leurs  réserves, 
lis  mettaient  la  bêche  aux  mains  des  condamnés,  et  faisaient  sortir 
de  terre  une  place  de  premier  ordre,  armée  de  canons  tels  que  ja- 
mais ville  de  guerre  n'en  avait  vu  montés  sur  ses  remparts.  De  fré- 
quentes sorties  conduites  par  des  oiTiciers  intrépides,  le  plus  sou- 
vent par  des  officiers  de  marine,  commençaient  à  nous  faire  perdre 
l'ascendant  que  nous  avait  valu  la  bataille  de  l'Aima.  L'ennemi  de- 
venait de  jour  en  jour  plus  entreprenant. 

Le  2h  octobre,  de  nombreux  bataillons  russes  débouchèrent  à  l'im- 
proviste  dans  la  plaine  de  Balaktava,  et  enlevèrent  deux  batteries  de 
position  confiées  imprudemment  à  la  garde  du  contingent  tunisien. 
Nous  occupions  dans  la  presqu'île  Chersonèse  des  lignes  très  fortes, 
mais  d'un  développement  trop  grand  pour  l'elTectif  des  armées  al- 
liées. La  cavalerie  anglaise  voulut  reprendre  les  pièces  que  l'ennemi 
emmenait;  elle  fournit  sans  succès  une  charge  très  vigoureuse,  et 
revint  après  avoir  subi  de  grandes  pertes.  Les  Busses  restèrent 
maîtres  du  champ  de  bataille;  nous  les  vîmes  avec  une  profonde 
tristesse  relever  les  blessés  tombés  entre  les  deux  lignes.  Les  An- 
glais, humiliés,  montrèrent  pour  la  première  fois  à  cette  occasion 
une  certaine  aigreur.  Quand  la  fortune  hésite,  la  bonne  intelligence 
devient  dilTiciie  à  maintenir  dans  les  armées  combinées.  Des  coups 
de  vent  violens  régnaient  déjà  sur  la  Mer-Noire,  le  ciel  était  triste, 
le  sol  boueux,  les  nuits  froides;  tout  prenait  autour  de  nous  un  as- 
pect de  mauvais  augure. 

Le  5  novembre,  une  brume  épaisse  était  étendue  sur  KamieSh. 
Une  vive  fustlUde  se  fit  entendre  à  terre.  Vers  midi,  le  brouillard  se 
dissipa.  Nos  soldats  se  montraient  épars  dans  la  plaine;  des  batail- 
lons russes  restaient  massés  au  pied  des  remparts.  A  trois  heures, 
de  longues  lignes  de  baïonnettes  brillèrent  au  milieu  des  taillis  qui 
couvraient  alors  le  plateau  d'inkermann.  De  petits  nuages  de  fumée 
s'élevaient  de  toutes  parts,  semblables  à  des  huiles  de  savon,  et  s'é- 
vanouissaient dans  l'air  en  formant  des  spirales  et  des  couronnes. 
Nous  avions  de  nouveau  sous  tes  yeux,  mais  cette  fois  sans  nous  en 
douter,  le  spectacle  d'une  grande  bataille.  Le  lendemain  matin, 
nous  courions  dès  le  point  du  jour  au  camp  de  l'extrême  gauche. 
Des  batteries  y  avaient  été  attaquées  et  tournées  à  la  faveur  du 
brouillard.  On  ne  savait  rien  de  précis  sur  ce  qui  s'était  passé  à  la 
TOM  mv.  —  1871.  21 


,  Google 


S22  RCTOB  0E9  DBOX   HOK9ES. 

(frcnte,  la  gauche  croyait  aroù-  eo  à  snfKporteir  le  principal  effort. 
An  qaartier-g<ftnéral,  nous  tromimes  d'antres  impressions.  La  sortie 
des  Russes  contre  les  onvrages  de  gaecbe  n'avait  été  qu'une  <Kv«r- 
»oa  ;  c'était  &  quatre  lieues  de  Kainiesb,  sur  le  plateau  même  d'ia- 
kermann,  qoe  s'étftil  jouée  ta  grosse  partie  :  là  s'étaient  cboquéee 
des  masses  coBsidérables.  Pendant  me  partie  de  la  journée,  l'eiis- 
lence  des  armiées  atliAes  y  avait  été  m  péril.  Les  p«eCe«  naJKi»  des 
Ang:leis  avSKBl  été  surpris  avant  l'aube.  Les  Anglais  se  gardenf  mal, 
et  mettent  je  ne  sais  qael  puéril  orgueil  &  ne  poioC  se  garder.  Les 
boulets  russes  avaient  atteint  les  seldtats  daas  les  tentes,  tes  che- 
TMx  an  piquet;  il  avait  fathi  totrte  la  sotidité  de  nos  alfiés  pora*  qu'il 
ne  s'ensuivit  pas  une  panique.  Sans  s'émouvoir,  ils  avûeni  pris  les 
iffmes,  mais  Us  s'étaient  trouvés  en  fface  de  colonnes  profondes.  Ho- 
gagées  dans  un  ravin  trop  étroit,  ces  coleiïnes  heureusement  ne 
parvenaient  pas  à  se  déployer;  eiles  reDowreiaJent  sans  cesse  leurs 
rangs  devant  un  ennemi  qae  la  lotte  époisait.  Quatre-vingts  pièces 
d'artillerie  mises  en  batterie  dès  le  début  da  conrfnt  soutenaient  ces 
masses  d'assaittans.  Nos  aHîés  devaient  soecmnber.  AccaMés  sous  Te 
nombre,  ils  ne  poBvaieot  défendre  plus  VsngtemipS'  Taccès  iu  pla~ 
lean.  Les  Rnsses,  tronvant  enfin  pour  se  déployer  le  champ  libre, 
allaient  tout  inonder,  quand  soudain,  aunrilieu  êa  fracas  de  ta  movs- 
queterie,  te  clairon  des  leoav^  se  fVt  entendre.  Ces  vaitlass  soldats 
arrivaient  an  pas  de  course.  Avec  eux  aceooraient  les  tiraillenre  al- 
gériens, bondissuil  comme  des  panthères  k  travers  les  taiHis,  et 
s'aim<Hiçant  de  loin  par  levrs  cris  aaovsges.  Ces  premiers  bat^looG 
ae  Jetèrent  aa  milieu  de  la  nél^  sans  attendre  les  troopes  qui  l«s 
MRvaient  ;  ils  snffireot  ptm  change  la  face  des  clioses.  Les  Russee 
avaient  espéré  noss  retenir  par  une  faosse  attaqs»;  si  te  coup  d'oeil 
de  nos  généraux  eût  hésité,  VU  n'efttcfaTremeat  et  pn>mptement  dis- 
cerné où  était  le  péril  véritable,  les  Anglais  étaient  peniws,  et  nous 
étions  probablement  perdus  avec  eux.  L'ennemi  avait  ea  s«jet  de 
compter  sur  la  victoire,  il  ne  pouvait  se  réagner  k  y  renoocer.  Do 
fond  de  ta  vallée,  les  régïmens  russes  continuaient  de  monter  k  Fas- 
saut.  Les  pentes  do  ravin  se  couvraient  de  monceaux  de  cadarfes. 
L'artillerie  ennemie  se  décida  la  prenrière  à  plier;  rinfanterie,  n'é- 
tant plus  semtenae,  recula  d'abtnrd  en  bon  ordre,  mais  elle  ne  pot 
conserver  longtemps  cette  fière  attitude.  Les  bataillons  russesarri- 
vérent  dans  nn  ai&eux  pëte-méle  sur  les  bords  ât  la  Cbemaya;  ta 
retraite  était  deveme  ime  déroote. 

Il  y  a  des  victoires  qui,  smiMables  à  la  victoii'e  aiïée-des  statuaires 
et  des  poètes,  ne  laissent  point  sous  lenrs  pas  de  carnage,  li  es  est 
d'autres  où  le  succès  s'achète  par  de  vastes  hécatonibeB;  biltermaiM 
évoquait  le  fantôme  d'EyIau.  Nous  avions  parcouru  le  chao^  de  ba- 


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I^   FUtJrE   De    LA  XRB-NOIRE.  1X3 

tiiUâ  de  l'Aima  :  les  morts  y  étaient  «Jair-sesiés,  pas  ud  blessé  s'é- 
tait n&té  sur  le  terrain.  A  Lakermaan,  vingt-quatre  heures  -aftèa  ta 
fia  du  oombat,  ob  n'avait  pu  dégagea*  encore  les  ibouesdb  dis  anas 
«le  victimes  Eous  -les^fuels  ils  râiaieat  étoufiés.  Use  batlaiiie  'qui  sv- 
plombait  la  plûne  avait  (été  un  des  p«ints  loe  plu6  vlvemeot  dit- 
pûtes  ;  les  vainqueurs  la  nommèrent  ii  la  batterie  de  l'abattoir,  m 
Les  Buases  y  anaiewt  -été  tités  par  aûllien;  mais  ils  c'aYÙairt  paa 
péri  sans  TeugeaDce.  L'&ivràe  an^aise  surtsut  atvait  iait  des  partes 
éDomes;  die  Benbla  comme  aaàaotie  par  son  tiianpbe.  X  partir 
d'lnk«nna»D,  presqoe  tout  le  poids  de  h,  lotie  .peftoimba  «ur  aoua. 
Blessa  daas  son  ongueil,  arrêtée  .aattdain  daûs  son  élaa,  la  Baaie 
avait  prodainé  la  guerre  sainte.  N«ds  avioas  vu  ies  aouveamx  batail- 
lons Risses,  introduite  à  ootiK  ânsu  dans  âébastopol,  en  sortir  beats 
par  les  popes  4  se  ruor,  rvree  de  foi  re^giense  et  fi 'rn tJimiisiafiair. 
sur  l'eBTahiaseur;  peu  s'^ta  était  ÊtUu  ipi'ils  ne  aoiw  notassent  à  h. 
mer.  Le  dasiger  auqHcl  nous  venions  ^'^chapper  ii-appa  tous  les 
«sprits;  ehaouB  oauptit  ■edBctt'Kneat  que  le  lempe  des  ciMips 
it  main  4l»M.  passé.  AGb  de  pouFsuivni  avec  uae  sécurJtré  «hÂ- 
saate  les  opératHos  du  siAge,  il  fallait  avant  Umt  s'aStivûe  eai  la 
défensive,  igroesir  son  effectif,  cwvrir  le  caii^  parijee  reliaacbe- 
nens,  en  on  mot  se  meUie  à  l'alMi  de  («nlativee  senltUlies  à  eeJle 
qu'on  venait  de  repousser.  Ce  fut  la  seconde  périade  <le  la  caai- 
lagae. 

Cette  pénode  aéra  l'iéteniel  lieoaeur  de  la  naiioe  fraaçaise.  Il  ne 
^agÎBBait  plus  «eulraïaat  d'entretenir  Is  petite  armëe  que  ows 
amans  déliarqHée  ea  Criatëe;  il  <ali*^  faire  aflaar  dans  cette  pres- 
<4|H'ile,  par  ua  -courant  <ccattina.  Ses  boasmea,  ies  elKTaus.  les  «unî- 
tÎDOB,  lies  vivres.  En -«luelquets  bmis,  tnoie  notre  flotteifatairr^ed. 
Las  navires  à.  vapeur  naus  ssanquaieit  eiMore;  aos  vais8ee*Li  à 
«ailes,  aoQlte  par  des  éqnipagies  -qu'on  axait  néduila  de  aoùiâÉ, 
s'daocÈrentverE  tawifab  en  aocamptitt&Dt  des  toiirg  de  iwce  ^î 
ne  Jaiss^eat  pewt-élre  iadifiârant  iqae  outra  paya.  Les  lAnglais  ne 
^j  trMDpèrurt  pas;  ôls  aiaiirÈreQt  ceile  audacâ  et  ceoe  ioùviié. 
laiiBiEDnb«mariiie«efi''f:ljatDHiDb'ée  eux  avectaatd'avaatage. 
ha  semiMeat  tki  danger  pdUic  avait  daublé  nus  farces,  et  noire 
corps  d'oÉicters,  cImhî,  pea  Botubretu,  rompu  au  iméiier  par  uoe 
«QDjstJurte  pratÂfiie,  -était  petrt-fttne  le  premier  corps  d'otScieiB  ^î 
fiât  aiois  BU  moade  :  i  «owp  sâr,  fl  itùl  Je  pins  «ier«É.  On  ne  se 
awTient  plus  de  l'^Hooi  •qm'inEpirait  la  Uer-fJoire  aux  acoeas  asn- 
gaienrs;  nous  l'avons  ni  sauvent  traversée,  dans  taw  les  .sens  et 
tlans  toMes  les  «ûsdbb,  ine  nons  amos  faîivnblkr  Ma  roaon  si- 
EoAre.  Awat  j'expâdickn  de  Crimée,  les  cuspa^les  d'assurarors 
k  teaiBieiit  pour  nac  ite  mers  lee  plus  daagansnsfis  d«  glèbe.  On 
n'fl&t  jiwnin  adiaÎB  <|ue  des  nàasmix  à  wiliaB  k  pusswC  înipuDÊ- 


,,.Go-oglc 


su  KEVOE    DES    DECX    MONDES, 

ment  sillonner  eo  liîver;  on  se  fût  Siirtout  refusé  à  croire  que  des 
esc&dres  songeassent  à  n'<>ter  moul'i'  es  sur  les  côtes  de  Crimée  au- 
delà  du  mois  d'octobre.  Le  salut  de  rannée  nous  en  faisait  cepen- 
dant une  loi.  Si  les  flotte  s'éloignaieat,  l'biver  aurait  bientôt  vengé 
la  défaite  d'inkermanD.  Tel  était  l'espoir  des  Russes,  babitnés  à 
compter  sur  leur  climat. 

Cha'^iie  eipédiUoD  maritime  a  eu  sa  tempdte.  L'eipédition  d'Al- 
ger a  failli  sombrer  dans  la  baie  de  Sidi-F<;rnich;  mais  qu'était  ce 
coup  de  vent  d'été  auprès  de  l'ouragan  qui  se  décbatna  sur  les  Hottes 
alliées  le  1&  novembre  185&7  Vers  huit  heures  du  matio,  le  veut 
s'éleva  du  sud;  il  fraîchit  graduellement  en  tournant  à  l'ouest.  La 
mer  à  midi  était  énorme.  Les  navires  de  commerce  passaient  à  la 
dérive  le  long  du  Monlebelh,  qui  tenait  ferme  sur  ses  ancres.  Le 
rivage  se  couvrit  derrière  nous  de  cadavres  et  de  débris.  Au  mouil- 
lage de  la  Katcba,  les  navires  de  guerre  eux-mômes  étaient  en  péril; 
les  uns  se  voyaient  contraints  de  couper  leur  mâture  pour  éviter 
d'aller  à  la  côte,  d'autres  s'abordai'-nt,  plusieurs  perdaient  leur 
gouvernail  :  c'était  un  pèle-méle  alTreux,  un  encbevëtrement  in- 
croyable. A  la  même  heure,  le  Henri  IV,  le  Pluion  et  un  vaisseau 
turc  étaient  jetés  sur  la  plage  d'Eupatoria.  La  tourmeote  heureuse- 
ment f<it  courte,  elle  passa  comme  un  tourbillon  sur  la  flotte,  la 
laissant  en  partie  désemparée. 

Peut-être  eùt-ce  été  pour  les  Russes  le  moment  de  faire  sortir 
leurs  vaisseaux  du  port,  ils  nous  eussent  trouvés  dans  une  singu- 
lière confusion;  mus  pour  mettre  leur  (lotte  dehors  il  leur  eût  fallu 
la  réarmer.  Rappeler  les' équipages  à  bord  des  bàtimens,  c'était 
anéantir  la  défense  de  la  place;  Sêbastopol  n'eût  plus  eu  de  rem- 
parts le  jour  où  les  matelots  auraient  manqué  pour  y  servir  les 
pièces.  L'ennemi  resta  fidèle  au  plan  qu'il  avait  adopté.  L'attrait 
d'une  tentative  hardie  et  pleine  d'éclat  pouvait  le  séduire;  il  pré- 
féra réparer  les  brèches  que  le  coup  de  vent  avait  faites  à  son  esta- 
cade.  Quatre  vaisseaux  et  trois  frégates  furent  employés  à  créer  un 
second  barrage  intérieur.  Le  sacrifice  de  la  flotte  était  depuis  long- 
temps arrêté  en  principe,  on  voulait  que  ce  sacrifice  sauvât  au 
moins  l'arsenal.  Il  est  vrai  qu'on  allait  ainsi  simplifier  singulière- 
ment le  blocus.  Nous  n'avions  plus  que  six  vaisseaux  russes  à  sur- 
veiller; nous  primes  le  parti  de  renvoyer  en  France  tous  nos  vais- 
seaux k  voiles,  et  nous  ne  gardâmes  sur  la  côte  de  Crimée  que  des 
vaissertux  il  hélice.  L'amiral  Hamelin  arbora  son  pavillon  sur  une 
frégate  à  vapeur;  l'amiral  Bruat  fit  entrer  le  Montebello  dans  le 
port  de  Kamiesb.  Quand  le  Montebello  eut  suffisamment  éprouvé  ce 
mouillage,  d'autres  vaisseaux  vinrent  y  prendre  place  à  ses  côtés. 
Les  Anglais  se  réfugièrent  dans  la  baie  de  Kazatcb,  baie  voisine, 
plus  ouverte,  mais  presque  aussi  sûre.  Deux  services  distincts  occu- 

D„j,i7<-,ib,.GoogIc 


LA   FIOTTE    DE   LA    HEB-NOIBE. 


përcnt  aloi's  la  marine  :  un  détachenient  d'élite  monta  la  garde  de- 
vant Sébastopol,  le  reste  des  flottes  se  dévoua  sans  réserve  k  la 
tâche  laborieuse  d'approvisioQner  l'armée. 


Le  vice-amiral  Hamelin  avait  été  promu  au  grade  d'amiral,  juste 
récompense  d'un  grand  service  rendu  avec  le  plus  loyal  dévoûment. 
11  y  a  double  mérile  k  contribuer  si  bien  au  succès  d'une  opération 
quand  on  n'a  cessé  de  la  di^conseiller  et  d'en  montrer  avec  insistance 
les  périls.  La  dignité  d'amiral  ne  se  prétait  pas  à  un  rôle  secondaire, 
et  le  rôle  principal  devait  appartenir  désormais  à  l'armée.  Le  2i  dé- 
cembre, l'amirai  Hamelin  remit  le  commandement  en  clief  au  vice- 
amiral  Ëriiat,  et  le  lendemain  matin  il  partait  pour  Constantinople. 
Le  vice- amiral  Dundas  venait  d'être  également  remplacé  par  le 
contre-amiral  Lyons.  Les  gouverneniens  déçus  dans  des  espérances 
trop  promptes  fondent  toujours  un  certain  espoir  sur  l'emploi 
d'hommes  nouveaux;  mais  l'instabilité  du  commandement  est  un 
pauvre  remède,  bien  que  ce  remède  plaise  généralement  à  la  foule. 
La  situation  dont  nous  héritions  n'était  pas  de  celles  dont  on  sort 
par  un  trait  de  génie;  elle  demandait  beaucoup  de  persévérance. 

Les  tranchées  étaient  inondées,  et  la  construction  des  nouvelles 
batteries  avançait  lentement.  Les  travaux  de  l'ennemi  nous  com- 
mandaient cependant  de  nous  bâter.  Les  Russes,  quand  nous  ne 
marchions  pas  sur  eux,  marchaient  sur  nous.  Plusieurs  de  leurs 
ouvrages  prenaient  déjà  les  nôtres  en  écharpe.  Les  transfuges 
nous  parlaient,  il  est  vrai,  du  découragement  qui  régnait  dans 
la  place.  A  les  en  croire,  la  ville  ne  résisterait  pas  à  un  assaut. 
Les  soldats  étaient  mal  nourris,  méconlei  s,  harassés  de  fatigue. 
Les  marins,  mieux  soignés  par  leurs  oITiciers,  souffraient  surtout  du 
feu  violent  auquel  on  les  tenait  constamment  exposés.  On  citait  des 
équipages  de  1,000  hommes  qui  se  trouvaient  déjà  réduits  à  250. 
On  ne  vflit  à  la  guerre  que  ses  propres  misères;  combien  de  fois 
s'est-on  retiré  devant  un  ennemi  qui  se  disposait  à  céder!  Les  dé- 
serteurs exagéraient  sans  doute  les  facilités  que  rencontrerait  un 
assaut;  ils  ne  nous  trompaient  pas  quand  ils  nous  entretenaient  de 
la  détresse  qui  régnait  dans  Sébastopol.  Si  une  des  deux  armées 
devait  user  l'autre,  c'était  à  coup  sûr  l'armée  qui  restait  maîtresse 
absolue  de  la  mer.  Les  ressources  qui  affluaient  k  son  camp  par  ce 
chemin  facile  lui  donnaient  une  puissance  de  résistance  et  de  re- 
nouvellement bien  supérieure  à  celle  de  l'armée  ennemie.  Nos  pertes 
cependant  étaient  considérables.  Dans  le  seul  mois  de  novembre, 
on  avait  évacué  sur  les  hôpitaux  de  Varna  et  de  Constantinople 
5,000  blessés  ou  malades;  mais  c'était  déjà  beaucoup  de  pouvoir 


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33»  RBTtB   DES   DEUX   UUKDFS. 

les  tncaçr.  Les  anbulances  rosses  se  remiplisseicnl  aussi  vite  que 
In  Bâtres,  eNes  oe  se  vidaient  pas  ausm  aisément.  Sauffnr  patien- 
meat  dans  l'espoir  que  l'ennemi  scmBrinût  davantage,  tel  était  le 
caractère  que  tendait  à  prendre  cette  lugubre  campagne  dépourvue 
de  l'émotion  des  combinaisons  stratégiques  :  lutie  toute  nouvelle 
pour  des  soldats  qu'on  avait  jusqu'alors  cités  pour  leur  élan  bien 
jAvs  que  pow  Irar  résignation I  L'épremc  était  dure,  elle  fot  vic- 
torieusement soutenue;  elle  le  fut  d'ane  façon  si  complète  qu'il 
bllat  bien  admettre  qas,  sons  l'inthience  de  nos  grandes  institn- 
tioB»  BirtHaires,  le  tempérament  de  notre  armée  s'était  en  quelque 
sorte  modpfié.  On  ne  poavait  se  refuser  désormais  à  inscrire  à  edté 
de  ta  farie  française  cette  verts  Dm  ncms  tare,  la  patience  fran- 
çaise. Cest  de  cette  èpocjmi  que  date  la  syaipatbie  qui  o'a  cessé  de 
nom  unir  i  Tarmée.  Noos  almânes  le  soldat  pour  les  soalTrances 
qne  nous  le  voyions  si  béroî'^enient  endurer;  il  noas  aima  parce 
qoe  noos  eempatis^n»  à  ses  manx. 

Cher  nos-  alliés,  ta  fusion  morale  des.  deux  anves  ne  s'opéf^  pas 
ri  aisément,  le  marin  anglais  CMisen-e  presque  involontairement 
vi»-à-vi3  des-  soldats  dô  la  reine  une  morgne  qui  toocbe  de  bien 
près  aa  i»*prls.  il  lea  assiste ,  îT  est  vrai,  dan»  leur  détresse,  mais 
la  finsmi  ne  viendrait  pas  autrement  au  secours  cte  la  cigale.  Que 
de  W»  j'ai  enteoda  reprocher  à  ces  pauvres  diables,  the  i^i*  kelp- 
lem  fêlions^  disait-on,  de  se  laisser  moarir  de  fi-oid  et  de  faim 
par  insMciance  I  Ils  moaraient  eo-  elTet  par  cGataînes,  victimes  des 
privations,  victimes  (fttB  climat  rigonrenx,  et  les  quais  de  Bala- 
klara  étaient  encombrés  d'objets  de  campement  et  de  vivres.  Ce» 
imivfs  Teutons,  brusqneioent  sevrés  des  douceurs  de  la  caserne, 
reseemblaient  à  des  cnfans  qui  ne  sauraient  se  passer  de  )eur  ooar- 
riee.  Née  malhenr*  ont  aigri  nos  jugerocns.  On  a  beau  jeu  aujoar- 
dTioi  pour  célébrer  les  prétendues  vertus  de»  armées  étrao^tres; 
nûs,  j'en  atteste  le»  souvenirs  de  tous  les  officiers  qoi  ont  fait  la 
campagne  de  Grimée,  si  l'on  pouvait  nous  tenir  ce  lajigage  à  Varna, 
qui  eôl  osé  vanter  d'antres  tionpes  que  les  nôtres"  quahd  nous 
Aitms  sur  tes  plateaux  de  la  Cbersonèse?  Aui  feux  de  nos  alliés, 
an  yeux  de  do»  ennemis,  nous  apparûmes  alors,  suivant  nne  ben- 
rrase  expression  que  j'ai  retenue,  bien  moins  comme  des  soldats 
que  comme  «  les  véritables  dieux  de  la  gwerre.  e 

Il  faltiil  s'adresser  aux  Turcs  pour  faire  approvisionner  le  camp 
anglais.  Le  Turc  devint  la  bêle  de  somme  de  nos  alliés.  L'Ai^teis 
était  ricbe;  il  B'eûtpas  compris  qu'on  hésitit  à  le  servir  quand  ii  se 
montrait  si  bien  disposé  à  payer.  Ajontons  que  le  prix  de  celle  as- 
nstance  était.  la  seule  solde  perçue  par  le  contingent  ottoman.  Le 
fidèle  OsmanK  cependant  ne  murmurait  pas.  «  Le  sultan,  disait-il, 
Doas  paierait,  a'rt  avait  de  l'argent.  »■  Le  soldat  turc  a  de  grande» 


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U   FLOTTE   M  Li.  HEn-XOlRE.  327 

vertus  inilUaires.  Le  jour  où  oa  lui  donnerait  pour  le  commander 
des  (^(kien  iasti'uits  et  S60sihle8  au  pomt  d'hoaneur,  il  pourrait 
étonner  eticore  le  monde.  Ce  i^ui  manque  à  l'armée  ottomane,  ce  ne 
aont  pas  tes  âoldats,  ce  ne  sont  pas  mÊme  les  généraux  ;  c'est  l'oF- 
ficiBT  subalterne.  La  classe  moyenne  est  inconnue  dans  l'organisa- 
tioo  militaire  de  la  Xarquie,  ,parce  qu'elle  a'&iiste  pas  dans  la  so- 
ciété tiuQue.  Une  réforme  sociale  pounait  seule  dormer  à  l'ariBée 
du  sultan  des  officiors  <pi  jnéritaeseot  plus  de  oonfiauce. 

Malgré  le  vice  si  grave  jobôrent  à  sa  cooslitutkin,  cette  armée 
n'en  avait  pas  utotus  arrMé  les  masses  russes  qiù  croyaient  arriver  , 
sans  obstacle  jusqu'à  Conetanlinople.  £lle  lâs  avait  arr:ët^e6  pes- 
<iant  que  l'Euro^  (urjprise  délib^aît  escore.  Sa  présence  sur  les 
bords  du  Danube  Avait  suffi  pour  couvrir  la  route  de  la  ca^ùtale  ;  on 
crut  pouvoir  lui  donner  une  autre  destination  le  jour  «i  les  Autri- 
diitas  vinnrat  occuper  les  ptrinûpautés.  lie  gouvernement  de  la 
Porte  &t  alors  passer  de  iHMiveaus  baiaiJloiu  en  Crimée,  -et  ce  lut 
ÛBoer-Pacba,  tout  refpleodltss&Dt  de  l'éclat  de  sa  dienalère  cam- 
pagne, q«i  leçat  l'onlre  de  Tenir  ae  »ettre  à.  leur  tête.  Les  soldati 
qpie  aoiB  avions  emnKaàs  de  Varna  se  tfouvèrest  ainsi  soustraite 
an  râle  huBÙliaat  qoi  leur  avaii  été  ntoervé.  Ils  suivirent  à  Eu^a- 
TÛle  seul  cbef 'qui  paraieoe  en  Tudquie  s'être  préoccupé  du  bieo- 
ètre  de  aes  troupes,  et  <|ui,  ,gr&ee  à  cette  8olIîcitad«,  les  a  toujoun 
trouviàes  iidëles  i  l' béate  du  daaxer. 

Les  armées  alliées  avaient  cruellâmeat  soBfïert  eu  décembre; 
elle«  n'avaient  pa  prévoir  «e  qu'elles  sotiffiiraieat  en  janvier.  En 
décembre,  il  n'était  point  encore  tombé  de  neige,  le  A  janvier  de 
r«oaée  1S&5,  la  pfemlÈFe  ceucbe  blaocbe  couvrit  la  terre.  Les 
gcandes  teetes,  les  sabote,  les  peatis  de  momtoa,  toutes  ces  précau- 
tions tardives  aar  lesqneUea  oo  com{>tait  pour  passer  Tbiver,  mao- 
quaiient  encore.  Le  bois  de  ctut^^ge  ^1  aussi  défaut,  les  ct^s  de 
vigae,  les  taillis  de  diôoes  avaient  été  consumés.  On  avait  fouillé  le 
sol  pour  en  arracher  les  raciues,  d^oé  les  nawes  que  la  tempête 
jetaitsur  le  rivage.  On  s'avait  respecté  que  les  crux  plantées  sur  les 
tombes.  Des  détachefflaens  erraient  sur  la  plage,  attendant  que  le 
flot  y  apportât  cfuelque  d^ria.  On  ne  pouvait  songer  k  allumer  des 
feuj  pour  ae  garao^r  du  froid,  car  oa  n'en  pouvait  pas  «êiue  en- 
tretâolr  pour. mire  les  aUneos.  J'ai  vu  uncaootde  guerre  s'échouer 
à  d'entrée  de  Kamiesb;  dix  minutes  après  son  échouage,  il  n'en  rea- 
tait  j>Iu8  uae  pUucbe  :  irae  nuée  de  ûldats  e' était  abattue  sur  cette 
épave  et  l'avait  déchirée.  Tout  ce  qui  s'en  allait  du  bord  à  la  dérive 
aviwt,  le  ttérae  sort.  Quand  on  racontait  ces  larcios  au  général  en 
càef,  DOn  pa«  certes  pour  s'en  plaindre,  nais  pwir  essayer  de  faire 
naître  un  aonrire  sur  des  lèvres  qui  œ  souriaieBt  plus  dï^is  loog- 
lenipB,  «a  a'obteoajtt  qae  cette  répwise,  dans  laquelle  se  révélaient 

nigiUrrlbyGOOglC 


323  BETDE  DES   DEDX   MONDES. 

toutes  les  angoisses  du  commandemeDt  :  h  les  panvres  gens  !  comme 
ils  doivent  souffrir  I  »  Ceux  qui  souffraient  surtout,  c'étaient  les  sol- 
dats qui,  de  garde  dans  les  tranchées,  assaillis  chaque  nuit  par  les 
sorties  des  Russes,  attendaient  l'ennemi  les  pieds  dans  la  boue,  et 
n'osaient  pas  môme  quitter  sous  la  tente  leurs  chaussures  endw- 
cies  par  le  froid.  Ceux-là  tous  les  matins  arrivaient  sur  des  four 
gons  ou  sur  des  cacolels  à  Kamiesb;  c'était  «  le  convoi  des  pieds 
gelés.  H  On  les  expédiait  par  milliers  à.  Consiantinople.  La  douleur, 
la  crainte,  s'ils  survivaient,  de  rester  estropiés,  leur  arrachaient  des 
larmes.  Je  ne  crois  pas  que  jamais  spectacle  plus  lamentable  ait  été 
offert  à  notre  compassion.  On  ne  pouvait  d'ailleurs  écarter  cette 
idée  sombre  :  oîi  s'arrêteraient  les  ravages  du  froid?  Ce  qui  tue  un 
homme  peut  tuer  une  armée,  quand  toute  l'armée  est  soumise  aux 
mêmes  intempéries. 

Le  8  janvier,  il  y  eut  dégel,  mais  le  13  la  neige  recommençait  à 
tomber.  Le  vent  l'accumula  dans  les  tranchées.  Ce  ne  fut  que  le  18 
que  l'on  put  reprendre  les  travaux,  car  les  travaux  se  poursuivaient 
sous  la  pluie,  sous  la  neige,  en  dépit  de  la  gelée.  207  pièces  étaient 
déjà  en  batterie,  et  l'on  creusait  la  troisième  parallèle.  3,&00  hommes 
gardaient  les  tranchées;  1,200  se  tenaient  en  réserve.  Ce  n'était  là 
qu'une  portion  du  siège  divisé  en  deux  attaques.  Nous  nous  étions 
chargés  de  l'attaque  de  gauche,  l'attaque  de  droite  avait  été  con- 
fiée aux  Anglais,  et  le  hasard  leur  avait  donné  la  clé  de  la  situation. 
On  s'était  acharné  jusqu'alors  à  s'approcher  du  mur  crénelé  qui 
reliait,  en  guise^e  courtine,  deux  des  bastions  primitifs  de  la  place. 
On  avait  cru  qu'en  renversant  un  pan  de  cette  muraille  on  pénétrer 
rait  sans  peine  dans  Sébastopol  ;  mais  la  défense  avait,  de  son  côté, 
mis  le  temps  à  profit.  En  avant  du  mur  crénelé,  elle  avait  Jeté  ses 
embuscades;  en  arrière,  elle  avait  étage  batteries  sur  batteries.  Ce 
terrain  qu'on  s'obstinait  à  conquérir  pouce  à  pouce,  que  chaque 
nuit  arrosait  d'un  sang  généreux,  ne  conduisait  plus  qu'à  une  bar- 
rière infranchissable.  On  finit  par  comprendre  que  l'issue  du  siège 
était  ailleurs.  Le  mamelon  que  couronnait  la  tour  Malakof  attirait 
depuis  quelque  temps  tous  les  regards;  maître  de  ce  point  domi- 
nant, on  devait  être  maître  de  la  ville.  Les  Anglais  n'avaient  plus 
un  effectif  en  rapport  avec  l'importance  de  la  tâche  qu'ils  avaient 
assumée.  Ils  nous  cédèrent  cette  attaque  décisive,  et  les  Russes  vi- 
rent bientôt  avec  étonnement  trois  mille  travailleurs  pousser  la 
tranchée  vers  l'importante  position  qui  n'avait  encore  été  canoonée 
que  de  loin. 

Si  l'on  eût  pu  sordr  de  la  presqu'île  Chersonèse  autrement  que 
par  la  victoire,  le  moment  eût  été  mal  choisi  par  l'armée  française 
pour  acApter  ce  surcroît  de  besogne.  Le  bois  avait  d'abord  man- 
qué; maintenant  c'était  le  fourrage,  les  attelages  disparaissaient 

nigiUrrlbyGOOglC 


LA    FLOTTE    DE    LA    HER-KOIRE. 


à  vue  d'ceil.  La  marine  heureusement  sauva  tout.  Aucune  missïoD 
ne  lui  parut  indigne  de  son  dévoûment.  On  vit,  par  cet  hiver  rigou- 
reux, des  vaisseaux  qui  portaient  autrefois  cent  canons,  d'autres 
qui  avaient  encore  en  tête  de  mât  un  pavillon  de  contre-amîral, 
arriver  devant  Kamïesh  chargés  de  balles  de  foin.  La  neige  tombait 
toujours,  mais  les  vaisseaux  apportaient  le  moyen  de  s'en  préserver. 
Ce  n'était  plus  pour  le  soldat  que  les  frimas  étaient  à  craindre; 
c'était  pour  le  marin,  qui  partait  de  tout  temps,  traversait  à  toute 
heure  les  détroits,  se  hâtait  sans  être  arrêté  par  la  nuit  ni  par  la 
tempête.  Tous  les  navires  ne  sortirent  pas  intacts  de  ces  épreuves. 
La  frégate  la  Sémillante  disparut  dans  les  bouches  de  Bonifacio, 
sans  qu'un  seul  des  hommes  qui  la  montaient  survécût  pour  venir 
raconter  ce  désastre.  La  marine  avait  le  juste  sentiment  de  ses  res- 
ponsabilités, la  plus  grande  était  de  secourir  l'armée  qui  mourait 
devant  Sébastopol. 

Vers  la  fin  du  mois  de  février,  il  y  avait  environ  85,000  Français 
en  Crimée,  16,000  Anglais  et  25,000  Turcs.  L'armée  russe  comp- 
tait à  peu  près  100,000  hommes.  Les  forces  étaient  si  également  ba- 
lancées que  les  opérations  du  siège  devaient  nécessairement  traî- 
ner en  longueur.  Ce  n'était  plus,  i  proprement  parler,  un  siège, 
c'était  une  succession  de  combats  soutenus  la  pioche  à  la  main. 
Deux  camps  retranchés  se  trouvaient  en  présence;  ils  poussaient 
leurs  têtes  de  sape  et  leurs  mines  souterraines  l'une  vers  l'autre. 
Le  principal  effort  des  assiégeans  s'était  transporté  de  la  gauche  à 
la  droite;  les  assiégés  avaient  couru  en  force  de  ce  côté.  Pour  aller 
jusqu'à  Malakof,  il  fallait  maintenant  passer  par  le  Mamelon-Vert. 
L'ennemi  avait  fait  de  cette  colline  un  de  ses  ouvrages  avancés.  Il 
y  avaitamenédu  canon,  et  gênait  considérablement  nos  approches. 
Nous  devions  creuser  nos  parallèles  dans  un  tuf  que  la  bêche  réus- 
sissait à  peine  à  entamer,  et  qui  ne  couronnait  nos  parapets  que  de 
pierres  presque  aussi  dangereuses  que  les  projectiles.  Le  terrain  qui 
entravait  nos  travaux  rendait  bien  aussi  ceux  de  l'ennemi  plus  pé- 
nibles; mais  l'ennemi  avait  de  moindres  courbes  à  décrire,  puis- 
qu'il SB  trouvait  à  l'intérieur  du  cercle  dans  lequel  noué  tendions  à 
l'envelopper.  La  nature  du  sol  lui  offrait  d'ailleurs  une  compensa- 
tion. Au  lieu  de  talus  inclinés  qu'auraient  pu  gravir  aisément  nos 
colonnes,  chaque  ouvrage  nous  opposait  une  escarpe  naturelle.  Les 
Russes,  en  approfondissant  leurs  tranchées,  avaient  taillé  cette  es- 
carpe droite  et  raide  dans  le  roc. 

Le  mois  de  mars  était  venu.  Nous  pouvions  nous  considérer  comme 
quittes  envers  l'hiver;  la  situation  n'en  était  pas  moins  critique.  Les 
Russes  étaient  parvenus  à  faire  passer  l'offensive  de  leur  côté;  ils  ne 
cessaient  d'assaillir  nos  travaux,  encore  à  l'état  d'ébauches.  Les 
8  qu'ils  employaient  dans  ces  sorties  en  faisaient  de  véritables 

,  Google 


SSO  mVDB  BCS    DEL'K  MOHBeS. 

bstùllee.  Le  dâconragânieitt  mus  gagnait  feu  à  peu.  >os  bataUlons 
d'éJite,  AaaX  oa  éuit  tenté  d'abiuer,  psroe  qii^8  réusâisfateiU  là  où 
de  noÎM  vaill&etes  troupes  aHeaient  éciwué,  se  ibodaieiU  «vec  use 
rapidité  déaeapéruite.  Qouid  on  ieur  «outcait  ces  beaui  vaieseaox 
à  l'ukore  d^ram  Samio^,  qoi  devaient  les  rameaer  triompbuis 
dasiE  la  patrie,  les  flyiB  baves  soldats  haaspaîent  ]ea  épt/uka. 
a  Det  yûsieaai]  diiaKat-Us.,  oUonfi  dooc!  des  cbaJo<ipes  suf&- 
ront.  »  DasG  la  nuit  ids  22  mare,  ans  tranchées  furent  envaJtiee; 
celles  dee  Anglais  lur^t  ua  iostaat  abukdMinées  par  leurs  dëfe»- 
ssnrs.  Nous  dods  trouvàates  (wifi  à  revers.  Le  terraio  noua  resta 
toutdois;  naais  à  quel  prixl  Près  de  ADO  tiemmee  étaient  étendus 
&Ê£  le  cbam^  c?«  ibataÂlle.  Oa  avait  latte  cwfM  à  corps  à  coups 
de  fcaMDHetle,  à  ooiq»  de  crosse,  à  ooupfi  de  pierres,  dans  l'ob- 
sceiité  profonde,  distîngoaat  à  peine  ses  aaiia  de  ses  enaesus, 
pendant  que  le  canon  russe  tirait  à  l'aveugle  et  etopôdiait  t'aosail- 
laat'de  reoaier.  Le  lendonEnii,  il  fallat-Dii  armistice  pour  eoterrer 
les  morts.  Cette  boucherie  iinaiY]ua  bBUFCBSeBieDt  le  point  ctilmi- 
Qsnt-de  la  nésiâlaace.  k  dater  de  ceworneat,  lesToies  de  la  mer  se 
trouvant  ap)aitie&,  «elles  de  terre  étant  dégradées  par  le  dégel,  nous 
primes  tout  à  coap  «or  l'ennam  use  avance  considérable.  Les  re»- 
forla  MOUS  arrivèrent  en  ioale^  l'arioée  msse  oe  «e  recruta  plus  «v«c 
la  laba»  énergie.  Les  im^aia,  le  26  mara,  avaient  repartie  leur  ef- 
fectif &  '22,000 boinnet;  l'arme  française  comptait  f  02,000  int»*- 
naâres. 

Les  soldats,  si  on  laissait  aller  les  >chMesilew^ifie,trai4craiBDt 
peut-être  plus  ^'tlle  que  ies  eabinels.  U  y  a  dans  la  guerre  des  phases 
qui  âÙKent  iper  lasser  les  ploa  mdes  coocafies.  Lorsqu'on  apprit 
ao  camp  lU  mort  de  T'iempereor  Nicolas,  le  l>ruit  'd'<uae  paix  pro- 
clame Y  tFOu«^  iacileaient  crâanoe.  Le  soldat  français  est  saiis  fielf 
sa  hane,  essence  légèBe,  s'évapore  au  premier  fiftiifil&.  Si  l'en  peut 
lid  adresser  un  rapnedw,  c'est  pt^séffleot  de  faire  de  la  guenre 
BU  geo'Cit  dcn'y  point  ^^iporter  une  pasuon  asscb  forte.  Uaecato»- 
joun  prêt  à  se  battre  pour  une  i^stion  d' amour-propre  ;  an  ne 
SBKBit  le  passionner  ponr  une  «question  d'é^adJibre.  IKtes-liii  :  «  il 
y  ^  de  d'hanDeiv  de  Q'inranterie  française  1  n  U  se  jette  «n  avant, 
ooDBme  nu  caursier  neireuK,  il  a  senti  l'âpama;  nais  n'essayez  pas 
de  lui  faire  longteaips  comprendra  que  povr  Ja  sécurité  de  I'Eup^bc 
CMstBDiÎDOple  doit  appartenir  aux  Tores.  Il  tôt  trouvera  pas  dans 
cette  convenance  politique  une  raison  suffisante  d'éterniser  la  lutte. 

iBieo  des  causes,  il  faut  le  dine,  oontriboaient  en  Criaîée  au  ma- 
rB«nie  géiécaL  De  iKNiveaux  batailtom  y  arrivaient  sans  cesse.  Us 
Sfipartaieiit  .an  milieu  de  tronpes  déoonra^s  le  joyeoz  eodwD- 
aiasiQe<de  irenti<ée  en  campante;  nais  le  <!ho1âra,  .presque  éteint 
depiÙB  notre  départ  de  Varna,  semblait  se  réveiller  à  ce  brait  inao- 

nigiUrrlbyGOOglC 


LA   FLMTl   BB  LA   MIR-HOIU.  SSt 

coutnmâ.  11  préleTEtit  sa  dtue  sor  noa  renrorls.  Il  y  avait  comme  na 
acclimatement  nécessaire  fnOBT  tous  les  corps  qvi  déjtarqaaie&t  h 
Samresb.  Lorsqu'on  était  acclimaté,  tora<|u'(H>  avait  payé  aa  dette 
au  fléau  et  sa  part  au  canon,  on  se  trouvait  ramené  par  vne  pente 
îflsenstbie  au  niveau  des  premiers  occnpaos  :  on  désirait  la  paix,  od 
la  désàrait  pour  jouir  des  faOBoeurs  obteniu  et  du  doux  sonvenir 
des  dangers  bravés;  on  la  désirait  surtout  parce  qa'on  s'entre- 
voyait pas  la  fm  du  Etége.  Qtfôlques  âmes  fortement  treii^>6es  réa- 
gissaient seules  cCHitre  cette  leodance.  Gbee  certains  oEÂciera,  le 
sentiment  religieux  avait  pris  sae  tonte  résignt^e  et  mystique;  le 
découragement  ne  peuvûi  les  atteindre.  D'antres  puisaient  tenr 
énei^  dans  une  sorte  de  fermentatioB  guerrière.  Hilitairgs  par 
tempérament,  ils  ne  songeueet  qu'au  bonhenr  d'avoir  éobangé 
ponr  ces  giorieui  périls  le  service  monotone  des  garnisons.  Qnd- 
goes-uns,  —  je  les  pourrais  citer,  —  relisaient  Plntarque  on  Vir- 
gile. Ils  se  senbùent  instinctivemeiit  sur  le  terrain  où  germent  les 
grands  hommes,  les  leçons  d«  colley  leor  revenaient  en  mémoire, 
et  leur  héroïsme  se  maintenait  presque  sans  effort  dans  les  régions 
^iqaes.  Tout  ce  qa'îl  peut  j  avoir  de  noble  dans  le  caur  fannais 
s'exaltait  ainsi  en  face  de  la  mort  toujours  présente,  et  entendant 
le  sentiment  général  eût  pu  se  traduire  par  ces  mots  que  je  tronve 
inscrits  dans  un  journai)  du  si^e  à  la  date  du  b  avril  :  «  bruh  de 
paix;  —  attente  et  maladie  partout.  » 

Des  conférences  diplomïliqoes  s'étùeat  ouvertes  à  Vienne.  Pour 
tgi  h&ter  le  résultat,  l'ordre  arriva  de  rouvrir  le  feu  et  de  presser 
les  opérations  avec  «ne  nouvelle  vtguenr.  Do'nt  dream  upon  iht 
peœe,  écrivait-on  aox  gtoéranx  anglais.  «  Ne  songex  qu'à  prendre 
Sébastopol,  )r  mandait-on  anx  aAtres.  La  Rusûe  n'était  pas  assez 
fanmiliéë  poar  qn'on  pût  lui  demander  l'abdication  de  ses  espé- 
rances; notre  suprématie  militaire  n'était  pas  assez  affiraéc  peur 
que  noBS  passions  nous  moatrer  coocilians.  Les  puissances  occi- 
dentales ne  voulaient  pas  que  tant  de  sang  eût  été  versé  en  pure 
perte,  et  qn'un  arrangement  prématuré  laissât  en  quesUon  l'exis- 
tence de  remfnre  ottoman.  Celte  ténacité  était  sage.  Il  ne  faut  pas 
s'engager  légèrement  dans  nae  gnerre;  mais  il  ne  £uit  pas>  non 
plus,  au  premier  incident,  brusquer  la  paix  sans  trop  regarder  aux 
conditions.  Les  pûx  h&Uvement  conclnes  ne  sont  que  des  trêves 
pendant  lesquelles  les  intérêts  égtnstes  se  consultent  et  les  alliances 
les  phis  nécessaires  se  dissolvent.  Cette  question  des  alliances,  la 
ptrfilîque  française  l'a  généralement  négligée  ou  tenue  pour  secon- 
daire; TAngleterre  n'y  a  jantaie  été  indifférente.  L'activité  de  sa  di- 
plomatie BOUS  a  presque  autant  servie  pendant  la  campagne  de 
Grimée  qa«  l'intrépidité  de  ses  troupes.  Noos  lai  avons  dû  l'iaole- 


nigiUrrlbyGoÔglC 


332  IBTCE   DES   DEUX  MONDES. 

ment  de  la  Russie,  bien  que  cette  puissance  possédât  la  sympathie 
secrète  de  la  Prusse  et  celle  à  peine  dissimulée  des  États-Unis;  doub 
tui  avons  dû  également  ta  fidélité  de  l'Autriche  et  le  concours  ines- 
péré du  Piémont. 

Nul,  à  coup  sûr,  ne  s'était  attendu  à  voir  le  Piémont  se  mêler  de 
cette  querelle.  Les  Piémontais  y  intervinrent,  il  est  vrai,  à  titre 
d'auxiliaires  plutôt  que  de  beliigérans,  comme  auraient  pu  le  faire 
les  bandes  suisses  au  moyen  âge.  Nous  avions  pour  réparer  nos 
pertes  une  source  intarissable.  Les  Anglais  ne  savaient  plus  com- 
ment recruter  leur  armée.  Débarqués  28,000  à  Old-Fort,  ifsavaient 
reçu  depuis  le  mois  d'octobre  10,000  hommes.  Sur  ces  38,000  sol- 
dats, l'i.OOO  avaient  disparu.  Le  gouvernement  de  la  reine  aurait 
volontiers  renouvelé  contre  la  Russie  la  vieille  guerre  des  subsides; 
il  ne  pouvait  improviser  une  armée  nationale.  Après  avoir  appelé  à 
eux  tous  les  conlin^ens  que  l'empire  turc  avait  pu  leur  fournir,  nos 
alliés  pressèrent  le  gouvernement  sarde  d'envoyer  un  corps  d'armée 
en  Crimée;  10,000  hommes,  commandés  par  le  général  de  La  Mar- 
mora,  s'embarquèrent  à  Gênes  pour  Constantinople.  L'annonce  de 
ce  départ  nous  parvint  en  même  temps  que  les  ordres  qui  nous 
prescrivaient  un  eiïort  énergique. 

Quatre  cents  bouches  à  feu,  approvisionnées  à  700  coups  par 
pièce,  s'apprêtaient  à  tonner.  C'est  un  grand  jour  que  celui  de  l'ou- 
verture du  feu.  Tout  dt^^pend  des  premiers  momers.  Celui  des  deux 
adversaires  qui  prend  l'avantage  le  conserve  pi-esque  infailliblement. 
Il  tient  l'ennemi  sous  son  canon,  l'empêche  de  réparer  les  parapets 
et  les  embrasures  dégradés,  le  châtie  dès  qu'il  fait  mine  de  re- 
prendre l'olTensive.  Le  Q  avril,  par  une  matinée  pluvieuse,  l'armis- 
tice tacite  qui  depuis  deux  mois  laissait  nos  batteries  silencieuses 
fut  soudainement  rompu.  La  ligne  qui  coupait  en  travers  la  pres- 
qu'île se  couvrit  d'un  bout  k  l'autre  de  fumée.  Un  feu  roulant  gronda 
sur  quatre  lieues  d'étendue.  A  midi,  notre  supériorité  était  établie; 
c'était  une  victoire.  Quels  en  seraient  les  fruits?  Allait-on  cette  fois 
jeter  nos  colonnes  hors  de  la  tranchée  et  enlever  â  ^escalade  les 
remparts  dj  Stbastopol?  Il  n'y  avait  que  les  nouveaux  débarqués 
qui  pouvaient  nourrir  de  pareilles  illusions.  Les  ouvriers  de  la  pre- 
mière heure  appréciaient  mieux  la  portée  du  succès  obtenu.  Les 
sapeurs,  arrêtés  dans  leurs  travaux,  pouvaient  désormais  les  pour- 
suivre; voilà  ce  que  nous  avions  gagné.  A  la  distance  où  nous  étions 
encore  de  la  place,  toute  attaque  de  vive  force  était  impossible.  11 
fallait  chi:miner  patiemment,  régler  notre  tiret  ménager  nos  muni- 
tions de  façon  à  pouvoir  toujours  soutenir  nos  travailleurs.  Dans  ce 
combat  d'artillerie,  il  ne  s'agissait  en  définitive  que  d'une  chose, 
savoir  à  qui  resterait  le  dernier  mot.  Il  resterait  non  pas  au  plus 


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U  FLOTTE   DE   LA   UER-NOIRE.  333 

impétueux,  non  pas  au  plus  vaillant,  maïs  à  celui  qui  approvision- 
nerait le  mieux  ses  batteries,  en  réparerait  le  plus  vite  les  dégâts 
et  maiutiendt'ait  son  feu  le  plus  longtemps. 

Cette  solution  prosaïque  fut  un  désenchantement  amer  pour  bien 
des  esprits.  L'n  siège  cependant  a  ses  lois,  ses  nécessités,  qu'on  ne 
peut  impunément  méconnaître.  Mieux  vaut  les  envisager  d'un  œil 
ferme  que  se  lancer  à  l'aventure  dans  des  combinaisons  qui  ne  font 
que  retarder  ou  troubler  l'opération  principale.  Ce  qui  distinguait 
le  siège  de  Sébastopol  de  tous  les  autres,  c'est  que  l'ouverture  de 
la  tranchée  n'avait  pas  été  précédée  d'un  investissement.  On  n'a- 
vait pas  devant  soi  une  place  entourée  de  toutes  parts,  dont  on  pût 
supputer  les  ressources,  et  qu'on  fût  certain  d'avoir  par  épuisement, 
si  on  ne  l'enlevait  par  un  coup  d'audace.  L'idée  d'investir  Sébasto- 
pol commença  donc  à  se  faire  jour.  On  ébaucha  des  plans  de  cam- 
pagne qui  trouvèrent  grande  faveur  chez  le  soldat,  mais  qui,  de 
l'avis  des  juges  les  plus  compétens,  n'avaient  aucune  chance  de 
réussite.  Nos- alliés,  de  leur  côté,  proposèrent  d'affamer  la  place  en 
coupant  par  des  expéditions  maritimes  ta  plupart  des  avenues 
qui  y  conduisaient  des  vivres.  On  céda'  sans  conviction  à  leurs 
vœiy. 

Le  3  mai,  12,000  hommes  partirent  pour  Rertch,  embarqués  sur 
les  deux  escadres.  Le  6,  ils  revinrent  à  Kamiesh  ;  un  contre-ordre 
let  avait  arrêtés  en  route.  L'idée  de  faire  campagne,  de  déboucher 
par  Yalta  sur  les  derrières  des  Russes,  avait  pris  le  dessus.  ,\u  lieu 
de  se  disséminer,  on  voulait  se  concentrer.  En  réalité,  on  no  savait 
plus  ce  qu'on  voulait,  car  trop  de  volontés  devaient  concourir  au 
môme  but  pour  qu'il  fût  possible  de  les  maintenir  d'accord.  Les 
expéditions  combinées  traversent  inévitablement  ces  périodes  d'hé- 
sitations, jusqu'au  jour  où  quelque  esprit  absolu  vient  les  faire  ces- 
ser. Cet  esprit  absolu  se  trouva.  Il  s'enferma  dans  un  projet  unique, 
et  aucune  objection,  aucun  murmure,  aucun  ordre,  ne  parvinrent  à 
l'en  faire  sortir.  Quand,  le  19  mai  1855,  le  général  Canrobert  se 
démit,  avec  une  noblesse  bien  rare  dans  l'histoire,  de  ce  comman- 
dement en  chef  qu'il  avait  glorieusement  exercé,  le  siège  de  Sé- 
bastopol entra  dans  une  phase  nouvelle.  Nous  avons  vu,  onze  ans 
plus  tard,  le  général  Grant,  campé  devant  Richmond,  écrire  à  ses 
amis  qu'il  réduirait  les  armées  du  sud  «  en  les  pulvérisant.  »  Le 
général  américain  n'avait  fait  que  profiter  de  nos  leçons.  li  définit 
alors  d'un  seul  mot  le  système  de  guerre  qu'avait  inauguré  le  gé- 
néral Pélissier.  Ce  caracièie  opiniâtre,  en  succédant  au  général 
Canrobert,  compta  ses  soldats  et  ses  ennemis;  il  ne  compta  plus  ses 
pertes. 

E.  Jdr[E!1  de  la  Graviére. 


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FORMES  DE  GOUVERNEMENT 

DANS  LA   SOCIÉTÉ  MODERNE 


1.  filntipn  dt  la  irtmce  pollliqvr,  psr  M.  do  Parirn,  lice-prèsidonl  du  conieil  dital,  oiemW 
do  l'institat,  1870.  —  II.  Du  FatTKti  Jt  govvmunenl  «  dti  toi  jKi  la  rruùsrtti  pn 
IL  H.  fmmj,  ncmkts  d*  l'IsRilut,  tSW.  —  in.  te  Siûma  it  la  it^iU  ^maru,  par 
11.  DiBBiij  da  aiialu,  a^aiilH  pUniputaïUkiia  da  Ruiaia  mi  £i4*it. 


L'année  dernàère,  au  moment  où  la  France  allait  être  de  neo- 
veau  «menée  i  renverser  le  goavemement  étabU  et  &  s'en  donner 
OB  aabie,  deux  écriracns  de  graode  eipérienoe  publiaient  chacun 
un  livre  aur  les  dÎTerses  arganisaliana  politiques  des  société.  Ils 
exasûoaîieBt  l'uo  et  l'autre  les  cantclères  qui  difilingoent  («s  diffî- 
rentes  iormes  de90tiivern£iaeDt,les  causes  qui  en  assurent  le  suooès 
ou  en  déteraÏDent  la  cbole.  Lenra  ouvrages  n'étaieut  pas  iusfMr^s 
par  les  ciroonsta^tces  du  jour.  Celui  de  U.  de  Parieu  est  le  rroit  de 
toute  uoe  vie  de  lectuies  assidues,  d'annotations  coascieacieuws  et 
de  réAeiiMHis  impartiales  sur  les  meUlcurs  ouvrages  du  ecieace  po- 
litique 4aii«  toutes  les  langues.  11  y  a  trente  ans  que  M.  Passy  pré- 
pare son  livre  et  déjà  plus  d'une  ûâa  il  en  a  In  des  cbapitres  à  l'In- 
Btitut.  D'où  vient  donc  que  œs  deux  oavrages  ont  paru  i  l'heure 
précise  où  la  France,  en  quête  de  la  forme  de  gouversemeut  qui  (v 
«Hivieot  le  mieux,  allait  avoir  i  les  consulter?  N'est-ce  point  parce 
que  leurs  auteurs,  peut-être  sans  s'en  rendre  compte,  sentaient 
comme  tout  le  monde  que  de  grands  cbangemens  se  prépaiaient,  et 


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DE»  FOUIES  Dtr  GouvEB?mn:yT.  X& 

qiK  le  HwmeDt  était  v^u  oè  les  homme»  ^  ftvaieat  réQétkâ  mAro- 
Oient  sar  ces  diffiôl^a  prflfJèmes  àe  k  politique  ponvaietit  utileMient 
eomimiiiiqiiei'  au  pu^ïlic  tes  vésultaits  de  leurs  longs  travaauî 

Contraste  piquait  -.  àtf  ce9  âeit  écrivains,  c'est  le  bairt  digntQatie 
de  remprre  qui  »  le  plus  de  conflance  dans  l'aventf  de  la  iémcy- 
et&tie,  et  t'écsnomiste  libéral  qai  en  a  le  rnoin.  a  Suivant  moi, 
dit  M.  de  Pstitim,  l'efïet  particulier  de  }a  dénwcratàe  pure  peut  et 
doit  être  d»ne  les  étaU  cinlîfiés  \s  pli»  grand  direioppenieiit  de  la 
Uberté'  et  de  l'^g^^é  i  la  Toie.  La  déinocratûe  vraie  &vorise  cesdeux 
principe»  d'ess  nHUHère  sinm^aée-,  et  réeiproquemeat  en  la  déve- 
loppaift  OD  fortifte  la  démocraiie.  »  —  «  N'oubljoas  pas,  ajcpote  ail- 
leHTS  l'aDcie»  viee-pFésideBt  dn  cooseil  d'état,  que,  si  le  imto  des 
césars  rappelle  un  grand  déreioppeineit  de  poutnr  sans  stabilité,  il 
rappelle  auâsi  la  nomiptioa  réciprBqae  des  giavreman»  et  des  goa~ 
vtmés,  une  décadence  enfin  dk>Bt  le  clinstianiBine  doit  anjounf  Ire 
préserver  le  monde.  »  I)  y  arrait  sans  demie  quelque  mérite  à  émettre 
setnblabte  jogeraeot  devant  celui  qui  venait  d'écrire  le  panégyrique 
de  Cesnr. 

m.  H.  Pasey  s'attache  à  examiner  de«x  questions  priacipeileE^^Tv 
AjmineHt  les  autre».  D'abord  d'où  pnmeMent  les  différences  que 
Pon-  rencontre  dams  les  formes  ete  gOTwemetne**  des  diverses  na- 
tions, et  ces  différenves  vont-elTes  disparaltref  Secondement  tes 
sociétés  modernes  (iniront-elles,  comme  on  le  croit  généralement, 
par  se  constituer  en  républiques?  Ce  n'est  pas  k  des  considérations 
théoriques  que  M.  Passy  demande  la  réponse  à  ces  questions,  c'est  à 
l'étude  des  faits  histOTÎques.  Sous  c«  rappwl,  son  ouvrage  surpasse, 
Je  crois,  tout  ce  qui  a  été  publié  jusqu'à  ce  jour,  comme  applica^ 
tion  de  l'histoire  à  l'eiamen  des  prdtrfènies  pÔKtiques^  Mfmtesiiiiiicu 
»«98t  s'est  appiiyé  sur  Fhistoire',,  mais  trop  souveirt  k  l'aippm  d'Wn 
IR'imipe juste  il  cfteunfait  douteux  de  fastiquité  ««  uoe  laeedMe 
absorde  racontée  par  hb  TOyageur  ignorant.  Oa  admire  d'autant 
pins  le  génie  de  ce  grand  Iwrmne,  qui  a  su  tirer  des  vdrilés  lunù- 
neirses  d'aussi  pttoyabtes  tflénïens  ;  mais  ce  qui  convainc,  c'est  la 
raison  de  récmain  et  aoa  l'aalorité  de»  fait»  qu'il  iavoq«e.  \a 
plupart  du  temps,  le  9«t  raixmnefnent  amait  aparté  phie  de  Iv- 
mières.  Les  e«vnige»  anemands  sur  îa  science  polititpie  svat  nom- 
breux, parce  qoe  c'est  une  des  branciïefi  de  fenseignenent  supé- 
rieur, et  beaucoup  de  professeirFs  »nt  p*bné  des  traités  eompïets 
sur  VAUfffJtteines  Siatawerkt{i).  La  partie  historique  y  est  eiposée 

(I)  L«9  TOluHin«usoanioi  de  HK.  Uabl,. Bluolaclû  et  Loreni-Stcn,  prarcïscur  i 
TMiiveriité  de  Vienne,  méritent  surtout  d'Wiirer  L'attention.  —  Ajant  resté  dans  l'A!- 
lem:igne  nifridionil'ï  et  en  Sulwa ,  ti  t«  riglma  RprisenUtir  étùK  es  vigatnr,  ïtii  bbI 
pn  *ù  ftuiier  le  miîesBrsme. 


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3S(J  KEVUE  DBS   DEUX  HONDES. 

avec  une  érudition  toujours  sûre  ;  mais  l'origioalité  manque  trop 
souvent  par  la  raison  très  simple  que  l'Allemagne  n'a  pas  encore 
joui  de  la  pleine  liberté  politique.  En  Angleterre  et  en  Amérique, 
nous  trouvons  des  auteurs  éminens  qui  résument  l'expérience  d'une 
grande  race  habituée  au  régime  représentatif  et  libre,  L^wis,  Brou- 
gbam,  Mill,  Lieber,  Bagehot;  mais  l'empreinte  anglo-saxonne  est 
si  profondément  marquée  dans  leurs  écrits,  qu'on  ne  peut  y  trouver 
les  rusons  pour  lesquelles  les  autres  peuples  n'ont  pas  su  conquérir 
ou  garder  la  liberté  comme  les  Anglais.  Or  pour  nous,  voiU  la 
grande  question.  Le  livre  du  diplomate  russe  dont  nous  donnons  le 
titre  en  tôte  de  cette  étude  n'est  pas  sans  mérite,  mais  il  se  tient 
dans  les  généralités  philosophiques  et  glisse  sur  les  faits  actuels. 

M.  Passy  passe  en  revue  tour  à  tour  l'histoire  de  la  Grèce,  celle 
de  Borne,  de  la  France,  de  l'Angleterre,  des  Pays-Bas,  de  l'Italie, 
de  tous  les  pays  européens,  et  il  démêle  avec  une  sûreté  qu'on  ne 
peut  trop  admirer  les  causes  qui  ont  ici  amené  le  despotisme,  et 
qui  là  ont  fait  triompher  la  liberté.  Chacun  de  ces  chapitres  histo- 
riques est  lumineux  de  bon  sens  et  renferme  mille  enseignemens 
dont  jamais  mieux  qu'en  ce  moment  on  ne  peut  apprécier  la  jus- 
tesse et  l'utilité.  Je  résumerai  brièvement  les  conclusions  de  ce  livre 
remarquable  en  me  réservant  d'en  discuter  ensuite  certains  points, 
avec  toute  la  déférence  qu'inspire  naturellement  une  telle  autorité. 

I. 

Ce  qui  fait  la  dilTérence  essentielle  des  formes  de  gouvernement, 
c'est,  d'après  M.  Passy,  la  part  plus  ou  moiiis  grande  de  pouvoir 
qu'ils  assurent  au  peuple.  Dans  les  monarcbies,  le  pouvoir  suprême 
est  exercé  en  tout  ou  en  partie  par  des  souverains  héréditaires. 
Dans  les  républiques  au  contraire,  tous  les  pouvoirs  émanent  de 
l'élection,  et  la  nation  se  gouverne  elle-même  par  ses  élus.  Ce  qui 
distingue  nettement  la  république  de  la  monarchie,  c'est  que  dans 
l'une  le  peuple  conserve  et  que  dans  l'autre  il  abandonne  la  souve- 
raineté constituante.  Chacune  de  ces  formes  de  gouvernement  pré- 
sente une  infinité  de  nuances  qui  les  éloigne  ou  les  rapproche  les 
unes  des  autres,  mais  les  traits  caractéristiques  de  chacune  d'elles 
se  prononcent  de  plus  en  plus  dans  le  cours  de  l'histoire. 

Voyons  maintenant  d'où  provient  la  diversité  des  formes  de  gou- 
vernement. Partout  la  tâche  des  gouvernemens  a  été  la  même: 
maintenir  la  paix  et  l'ordre  dans  tes  états  qu'ils  régissent,  et  en 
assurer  la  défense  contre  les  attaques  de  l'étranger.  Voilà  ce  que 
les  peuples  ont  toujours  exigé  de  leurs  gouvcrnans.  Or  les  condi- 
tions des  divers  états  ayant  été  et  étant  encore  très  différentes,  les 


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DES   FOBXES  DU  GODTEBIfEHENT.  337 

gouTcrnemcns  n'ont  pu  remplir  leur  mission  en  suivant  les  mêmes 
procédés,  et  en  s'assitjettissant  aux  mêmes  formes.  II  a  fallu  accor- 
der aux  souverains  un  pouvoir  d'autant  plus  grand,  d'autant  plu« 
absolu,  que  les  populations  se  trouvaient  plus  divisées,  moins  capa- 
bles de  s'entendre  et  d'agir  en  commun.  C'est  là  une  loi  univer- 
selle, et  tout  peuple  qui  i'a  méconnue  en  a  été  puni  par  la  déca- 
dence ou  la  mort. 

Les  causes  qui,  en  provoquant  les  dissensions  intestines,  ont  fait 
naître  le  despotisme  sont  nombreuses,  et  M.  Passy  énumère  les 
principales  en  montrant  comment  elles  ont  agi.  Ce  sont  les  hostili- 
tés de  race,  la  diversité  des  croyances  religieuses,  les  dissentimens 
entre  les  diverses  classes  de  la  société,  la  diversité  des  intérêts  lo- 
caux, la  trop  grande  étendue  du  terriioire.  En  examinant  chacun 
de  ces  points,  M.  Passy  apporte  une  telle  abondance  de  preuves, 
qu'à  moins  de  dénier  toute  valeur  à  l'expérience  il  faut  bien  ad~ 
mettre  cette  loi,  qu'on  pourrait  formuler  ainsi  :  plus  dans  un  pays  il 
y  a  de  causes  de  dissensions,  et  plus  ces  dissensions  sont  profondes, 
moins  il  y  a  de  chance  que  le  peuple  conserve  le  pouvoir,  et  plus  il 
y  en  a  qu'il  l'abdique  entre  les  mains  d'un  maître. 

La  réflexion  seule  sulTit  pour  nous  révéler  ce  que  M.  Passy  nous 
montre  ici  l'histoire  à  la  main.  Pourquoi  les  hommes  vivent-ils  en 
soàétéî  Pour  jouir  en  sécurité  des  fruits  de  leur  travail.  Tout  gou- 
vernement qui  ne  donne  pas  cette  sécurité  est  donc  inévitablement 
destiné  à  périr.  Les  hommes  sacrifieront  toujours  la  liberté  à  l'ordre, 
parce  que  l'ordre  est  la  condition  même  de  la  vie  dans  une  société 
civilisée,  tandis  que  la  liberté  n'est  qu'une  manière  de  vivre.  Sans 
ordre  pas  de  travail,  et  sans  travail  pas  de  pain.  Une  nation  aimera 
mieux  vivre  asservie  que  périr  d'anarchie  en  l'honneur  de  la  liberté. 

Ceci  établi,  pour  savoir  si  les  socii^tés  modernes  arriveront  à  se 
constituer  en  républiques,  il  faut  voir  si  les  causes  de  discordes  et 
de  troubles  qui  ont  toujours  amené  le  despotisme  vont  disparaître. 
Or  c'est  là  ce  que  M.  Passy  ne  croit  pas.  Parmi  ces  causes  de  dis- 
cordes qui  menacent  l'avenir,  il  n'en  cite  qu'une  seule,  ce  sont  les 
idées  socialistes,  et  on  aurait  désiré  qu'il  eût  donné  sur  ce  point  plus 
de  développement  à  sa  pensée.  Il  est  vrai  que  d'épouvantables  ca- 
tastrophes ne  sont  venues  que  trop  tôt  apporter  aux  paroles  de 
U.  Passy  une  lugubre  et  sanglante  confirmation.  Aussi  longtemps, 
dit-il,  que  la  vie  républicaine  donnera  une  activité  dissolvante  & 
ces  causes  de  division,  il  faudra  bien  admettre  des  pouvoirs  dont 
l'existence  ne  dépende  pas  des  volontés  dont  ils  ont  à  contenir  les 
dangereuses  ou  criminelles  aspirations.  Et  ainsi,  quoi  qu'on  fosse, 
le  pouvoir  monarchique  finira  toujours  par  renaître  des  nécessités 
mêmes  de  la  situation. 


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3S8  KETEE   DBS  I»DX  «OlffiES. 

Hais,  objectera-l-on,  la  aoiMtrchieoe  feutrasse  maintenir  iso- 
lée sur  un  sol  comitlétemeat  nivelé  par  -là  démocratie  et  s^s  l'^puî 
d'une  aristoccatie  puissante.  Lee  Bociâléa,  à  [mesure  ^U'ellea  aequiè- 
rent  plus  de  hiaières  et  d'eitpéirieiice.  aspirent  k  se  g'Kiverjier  elles- 
mdmes.  Déjà  partout  en  Europe,  «auf  ec  .Ruesie,  îles  >peu|j[e6  ont 
repris  en  main  la  plupart  des  jttDuvoirs  qu'ils  avaient  déléguf^s  À 
leurs  gouvernans,  et  tes  monarchijs  absolues  se  seut  trafisfoi mées 
en  monarobies  parlementairee.  Ce  aiouvefntjntrcontiuuera.parceque 
les  causes  qui  l'ont  provoqué  n'ont  pas  cessé  d'agir,  et  prennent 
au  contraire  une  force  nouvelle.  Le  temps  approche  donc  où  toutes 
les  nations,  les  unes  plus  itùt,  les  autres  plus  tard,  ne  laisseront 
plus  sutsister  d'autres  pouvoirs  que  ceux  qui,  par  l'élection,  repré- 
sentent directement  la  volonié  populaire,  et>aÎDsi  elles  adopteront 
la  forme  républicaine.  Telle  estJjten  l'idée, générale  quitloroine,  et 
elle  est  si  répandue  que  même  beaucoup  de  souverains  la  {>art^;eot, 
et  ont  cessé  de  croire  à  l'éternité  des  dynasties. 

Cette  opinion  si  accréditée  rencontre  en  M.  Passy  im  contradic- 
teur armé  d'argumens  qui  donnent  à  réHOcliir.  Ce  n'est  pas  qu'il 
ait  contre  la  république  des  préventions  tLosiJlrs;  loin  de  là,  il  ad- 
mire la  forme  républicalrte  :  il  montre  qu'en  Grèce,  en  ilaliç,  «Ile  a 
présidé  à  l'épanouisBement  de  civilisations  qui.,  par  la  splendeur 
des  beaux-arts,  des  lettres,  des  spéculations  pjiilosophitfaes,  et  par 
la  grandeur  des  caractères,  nous  &|)paraiâsent  cnmme  les  jJus .beaux 
momens  de  l'histoire  humaine.  M.  Passy  me  semble  êtie  sur  ce 
po:nt  dans  la  situation  d'esprit  de  tous  les  hommee^e  notre 4emps 
qui  ont  réfléchi  sur  les  questions  politiques.  Autrefois  la  r<^pi^ljque 
était  l'objet  pour  les  uns  d'un  ardent  entbousiasme,  pour  les  Autres 
d'une  violente  aversion  mêlée  d'eiïroi.  Ces  sentimeos  ont  presque 
complètement  disparu.  Le  grand  problème  de  notre  temps  est  éco- 
nomique et  social  plutôt  que  politique.  Ce  qui  occupe  avant  tout 
les  hommes,  c'est  de  savoir  non  pas  comment  les  fwuvoirs,  imais 
comment  les  richesses  se  répartiront.  Lis^'z  les  manifestes  des  co- 
mités révolutionnaires,  écoutez  ce  tfui  se  dit  dans  les  ateUers,  t&cbez 
de  suEpreudre  les  voeu;  encore  muets  des  masses  .profondes  qai 
vivent  du  salaire.  De  quoi  s'agit-il  7  De^oader  une  forme  de  gou- 
Ternementf>luS']ibre,  d'abolir  la  royauté?  Non,  c'est-à  peine^  l'on 
en  parle;  ce  que  l'on  veut,  c'-est  mettre. la  main  sur  lies  instrumens 
au  traviiil,  sur  la  terre,  sur  le  oipital,  pour  le  r^partirtatre  les  tra- 
vailleurs associés  en  corpor^ioiis,  afm  de  leur  xissnrer  une  plus 
Iarge;part  des  produits.  La  république,  le  suffrage -universel,  formes 
creuses,  dit-on,  qui  enthousiasmaient  les  dqpes,  mais  qui  n'aug- 
mentent  pas  les  salaires. 

D'autre  part,  lisez  les  livres  récens  consacrés  aux -études  po&- 


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DBS  Mbheï  dv  eoCTEnntHENT.  $39 

tiques,  cent  de  W\\ ,  de  Prevost-Paradot ,  de  Bagehot  :  république 
ou  monarchie  représentative,  les  ailleurs  semblent  n'y  faire  nolle 
différenfe.  Ils  cherchent  les  formes  d'on  bon  gouvernement,  et  les 
règles  qu'ils  formulent  s'appliquent  aussi  bien  à  la  forme  républi- 
caine qu'à  la  forme  monarchique.  Ces  questions  qui  autrefois  re- 
muaient tairt  les  passions,  on  les  discute  donc  aujourd'hui  avec  un« 
impartialité  parfaite  et  une  méthode  tonte  scientifique  que  n'in- 
fluencent plus  ni  engouemens,  ni  hostilités. 

Ce  qui  porte  M.  Passy  à  douter  de  l'aVénement  prochain  et  unî- 
Tcrsel  de  la  république,  ce  Sont  les  enseignemens  de  i'histoire.Il 
fait  d'abor;]  remarquer  que  la  chute  de  raristocratle  ne  doh  pas  en- 
traîner, comme  on  le  dit;  ta  chute  de  la  royauté,  attendu  que  la 
royauté  a  grandi  sur  les  ruines  de  l'aristocratie,  Pt  que  son  pouvoir 
s'est  accru  dans  la  proportion  exacte  où  diminuait  celle  des  nobles. 
A  Rome,  femplre  s'est  établi  en  écrasant  les  patriciens,  puis  en  les 
asscrvissanl.  Dans  l'Europe  moderne,  les  souverains  n'Ont  fondé 
leur  autorité  qu'en  brisant  les  résistances  des  grands  propriétaires 
féodaux.  Le  seul  pays  où  le  roi  n'est  jamais  parvenu  à  établir  le 
pouvoir  absolu  est  celui  où  l'aristocratie  a  survécu  jusqu'à  nos 
jours.  «  On  a  vu,  ajoute  M.  Passy,  des  républiques  se  transformer 
et  subsister  en  monarchies,  il  est  sans  enempie  qu'une  monarchie 
d'une  certaine  grandeur  ait  rôiissi  à  se  transformer  et  à  subsister 
en  république.  Parmi  celles  qui  l'ont  essayé,  les  unes,  accablées  par 
les  dissensions  d'une  violence  croissante,  ont  fini  par  succomber 
sous  les  armes  de  l'étranger,  les  autres  sont  revenues  sur  leurS  pas, 
mais  à  travers  des  dictatures  plus  ou  moins  longues  et  oppressives. 
Tel  a  été  jusqu'ici  le  cours  constant  desévénemens,  età  moins  qu'il 
ne  survienne  dans  la  situation,  le  tempérament,  les  isndiinces  et 
les  aptitudes  politiques  des  nations  de  l'Europe  des  changemens 
que  n'annonce  aucun  signe  précurseur  et  auxquels  les  enseigne- 
mens du  passé  défendent  de  croire,  tel  il  demeurera  durant  tout 
l'avenir,  sur  lequel  les  données  du  présent  a-otorlEtcnt  k  former  des 
conjectures.  »  A  ne  consulter  que  l'histoire,  les  conclusions  de 
Bf.  Passy  sont  inattaquables.  Tontes  les  républiques  de  la  Grèce 
vont  se  perdre  dans  l'empire  d'Alexandre,  et  toutes  les  républiques 
italiques,  gauloises, 'hispaniques  et  libyques  dans  l'empire  romain, 
L'Europe  au  moyen  âge,  du  nord  an  midi,  était  pleine  de  répu- 
bliques. Combien  en  reste-t-il  aujrkurd'huiT  Une  seule,  la  Suisse. 
Deui  grandes  nations,  la  France  et  l'Angleterre,  ont  tenté  par  des 
efforts  héroïques  de  fonder  la  république;  toutes  deux  ont  échoué, 
et  ta  seconde  à  deux  reprises  déjà.  La  grande  république  polonaise 
s  été  dévorée  par  l'absolu tisore  moscovite,  et,  quand  on  a  écrit  son 
histoire,  on  u'a  pas  cra  pouvoir  lui  donner  de  titre  plus  jilste  que 


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3A0  KETOB   DES   DEUX   MONDES. 

celui  de  l'Anarchie  de  la  Pologne.  Chacune  des  grandes  secousses 
qu'a,  subies  l'Europe  a  été  mortelle  à  quelque  république.  Les 
guerres  de  la  Tm  du  siècle  damier,  entreprises  pour  eu  fonder  de 
nouvelles,  ont  fini  par  tuer  presque  toutes  celles  qui  existaient,  et 
ta  guerre  de  1866  a  mis  fin  à  la  carrière  des  deux  seules  qui  eussent 
survécu  en  Allemagne,  Hambourg  et  Francfort.  11  est  donc  incoo- 
lestable  que  le  témoignage  de  l'histoire  devrait  faire  désespérer  de 
Tavenir  de  la  république. 

Cependant  on  ne  peut  toujours  conclure  du  passé  à  l'avenir. 
L'esclavage  ayant  existé  de  tout  temps,  on  le  déclarait  étemel,  et 
pourtant  il  a  presque  complét«meRt  dispai-u.  C'était  un  aiiiome  en 
politique  que  la  forme  républicaine  ne  convenait  qu'à  un  petit  état, 
et  cependant  nous  voyons  une  république  s'étendre  sur  tout  un 
continent,  grandir  avec  une  rapidité  vertigineuse  et  devenir  la  plus 
grande  puissance  de  l'univers.  L'axiome  ét^t  vrai  autrefois,  il  De 
l^st  plus  aujourd'hui.  C'est  que  la  république  se  fonde  sur  la  com- 
munauté des  volontés,  amenée  par  l'échange  des  idées.  Or  autrefois 
les  hommes  ne  pouvaient  guère  se  communiquer  leurs  pensées  que 
par  la  parole.  Les  limites  naturelles  d'une  république  démocratique 
étaient  dânc  les  murs  d'une  cité.  Aujourd'hui  le  livre,  le  journal,  le 
télégraphe,  apportent  à  tous  au  même  moment  la  même  impression 
et  étendent  le  cercle  de  l'agora  aux  frontières  d'une  langue  ou  aux 
limites  d'un  continent.  Voici  doue  uu  grand  obstacle  à  l'établisse- 
ment des  républiques  supprimé,  rien  que  par  la  progrès  des  inven- 
tions techniques. 

Des  progrès  dans  l'ordre  moral  feraient  disparaître  bien  d'autres 
obstacles.  Supposez  un  moment  les  hommes  assez  éclairés  pour  dis- 
cerner leur  véritable  intérêt  :  comme  l'intérêt  véritable  de  tous  re- 
nde dans  le  respect  de  la  justice,  en  poursuivait  cet  intérêt  ils 
établiraient  l'ordre,  et,  sous  l'empire  de  l'égoisme  bien  entendu,  ils 
feraient  régner  la  justice  entre  eux.  Plus  donc  les  hommes  com- 
prendront que  le  vrai  bonheur  consiste  dans  l'accomplissement  du 
devoir  et  dans  la  pratique  de  la  justice,  plus  ils  seront  capables  de 
se  gouverner.  Ceci  n'est  pas  une  simple  hypothèse.  Depuis  plus  de 
deux  cents  ans,  nous  voyons  dans  la  Nouvelle- Angleterre  des  socié- 
tés se  gouverner  librement  elles-mêmes  par  l'élection  de  toutes 
leurs  autorités  sans  exception,  autorités  politiques,  autorités  admi- 
nistratives, autorités  judiciaires,  autorités  ecclésiastiques,  sansavirfr 
besoin  qu'un  roi  vienne  mettre  l'ordre  dans  leurs  rues  ou  un  pape 
dans  leurs  consciences.  Les  babitans  du  Massachusetts,  du  Hnine, 
du  Vermont,  du  New-Jersey,  du  Bhode-Island,  du  Hew-Hampshire, 
étaient  tout  simplement  des  gens  éclairés,  religieux,  raisonnables, 
et  par  suite  ils  ont  su  faire  des  lois  justes  et  obéir  aux  lois  qu'ils 


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DES  POBUES   DD  GODTEKNEHENT.  SJtl 

awient  fûtes.  Ainsi  la  république  s'est  maintenue.  Pour  que  le 
même  régime  s'ét&blisse  et  subsiste  en  Europe,  il  suffirait  donc  que 
les  peuples  européens,  dans  toutes  les  classes  de  la  société,  ac- 
quissent des  lumières  aussi  saines,  un  bon  sens  aussi  solide,  une 
religion  aussi  raiseanable  que  les  habitans  de  la  Nouvelle-Angle- 
terre. Nous  sommes,  hélas  1  loin  de  cet  état,  et  on  ne  peut  dire 
quand  nous  y  arriverons,  car  nous  ne  soupçonnons  même  pas  la 
distance  qui  nous  en  sépare;  mais  qui  oserùt  afiîrmer  que  ce  but  m 
sera  jamais  atteint? 

Les  obstacles  qui,  d'après  M.  Passy,  s'opposeront  dans  l'avenir  i 
l'établissement  de  la  république,  n'existeront  pas  moins  pour  U 
monarchie  constitutionnelle,  car,  de  ces  deux  formes  de  gouverne- 
ment, l'une  est  aussi  fragile,  aussi  délicate,  aussi  difficile  à  manior 
que  l'autre.  11  faut  donc  aller  plus  avant  et  se  demander  si  les  so- 
ciétés modernes,  inévitablement  travaillées  par  les  dissensions  so~ 
ôales  et  l'hostilité  des  classes,  pourront  supporter  des  gouverne- 
mens  libres.  M.  Passy  a  distingué  deux  sortes  de  gouvernemens  : 
ceux  où  le  pouvoir  se  transmet  héréditairement,  et  ceux  ou  tous 
les  pouvoirs  émanent  de  l'élection,  c'est-à-dire  d'une  part  des  ré- 
publiques, de  l'autre  des  monarchies.  Cette  division  ne  me  parait 
pas  porter  sur  le  fond  même  des  choses  et  sur  l'essentiel  en  poli> 
tique.  Si  on  s'y  tient,  il  faudra  ranger  dans  une  même  catégorie  le 
régime  en  vigueur  aux  États-Unis,  dans  les  états  romains,  à  Ve- 
nise autrefois  et  dans  tous  les  ordres  religieux.  Le  gouvernement 
de  l'église  catholique  est  l'absolutisme  le  plus  parfait  qui  ait  jamais 
existé  et  qui  se  puisse  concevoir,  puisque ,  le  pape  infaill  ible  étaat 
te  souverain  maître  des  consciences  et  le  suprême  arbitre  de  la  vé- 
rité, il  faut  lui  accorder  une  obéissance  passive,  non-seulement 
pour  les  actes,  mais  pour  les  pensées  et  les  croyances,  de  sorte  qu« 
rien  n'échappe  à  l'étreinte  omnipotente,  et  qu'il  ne  reste  pas  même 
au  fond  de  l'&me  le  moindre  refuge  pour  l'indépendance  humaine. 
Néanmoins  dans  cette  église  le  souverain  est  élu,  et  aucune  fonc- 
tion ne  se  transmet  par  l'hérédité.  C'est  donc  une  sorte  de  répu- 
blique. Dans  l'autre  catégorie,  il  faudra  mettre  ensemble  le  goa- 
vernement  de  la  Russie  et  celui  de  la  Grande-Bretagne,  qui  toos 
deux  sont  des  monarchies.  Peut-on  cependant  voir  deux  régimea 
plus  différens  sous  tous  les  rapports?  Évidemment  la  distinction  en 
gouvernemens  monarchiques  et  en  gouvernemens  républicains  rto- 
oit  souvent  ce  qui  est  très  dissemblable,  et  sépare  ce  qui  est  presque 
identique.  Ainsi  la  façon  dont  les  Anglais  et  les  Américains  se  gou- 
vernent se  ressemble  tellement  qu'il  est  vrks  difficile  de  marquer  la 
différence.  Passez  des  Éiats-Unis  au  Canada,  le  régime  est  identi- 
quement le  même,  sauf  qu'ici  il  y  a  un  gouverneur  nommé  par  h 


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reine  Victwria,  mais  soa  pouvoic  est  blea  plus  limité  qae  oelui  àa. 
pFésidMit  de  l'Uiùoa.  Allèa  du  Canada  en  Australie:  et  de  U  au  g^ 
de  BoiH>e-Ë»péraDC8,  voua  trouverez  les  mêmes  insUtulioas,  le» 
mêmes  traditions,  les  marnes  habitudes,  en  politique,  le  m£me  sd/"- 
goternmeni.<  Transportez-vouâ  en  Bussiet  vous  êtes  encore  sous  une 
monarchie,  mais  «n  réalité  tous  êtes  dans  vn  autre  monde- 
La  vraie  distinotipn  est  plutôt  celle-ci  :  dans  ceFtaîo^.  pays,  la 
volonté  qui  dirige  réellement  les  affiûres  est  celle  du  souveraio; 
dans  d'autres  pays,  c'est  celle  de  la  nation.  Le  régime  politique  des 
preaiers  est  un  gouveraeRieotdespttique  ou  absolu,  le  régime  des 
seconds  un  ^uvernemeot  libr6  ou  représentatif.  Certains  états  sont 
dans  une  période  de  transition  et  dans  une  situation  mixte,  la  Prusse 
pareiemple.  £n  Prusse-,  ta  volonté  de  la  nation  exprimée  par  le  par- 
lement librement  élu  eierce  une  inQuence  très  grande  sur  la  clirec» 
tioo  des  affaires;  mais  es  cas  de  conflit  c'est  la  volonté  du  souverain 
qui  l'emporte.  En  Rnssie  et  en  Angleteire,  il  n'y  a  pas  de  conflit  : 
en  Buasie,  parce  que  la  nation  n'oee  pas  résister  au  souverain  ;  en 
Angleterre,  parce  que  le  souverain  ne  songe  pas  à  résister  à  la  na- 
tion. Le  régime  russe  est  francbemeni;  absolu,,  le  régime  anglais 
francbement.  représentatif.  Que  le  pouvoir  eiéeutif  soit  aux  mains 
d'un  roi  héréditaire  ou  d'un  président  élu,. si  c'est, en  définitive  la 
volonté  de  la  oatiein  formulée  par  ses  représentaos  qui  l'emporte, 
la  situation  est  la  même,  le  pays  so  gouverne  lui-même,. et  c'est  là 
l'important.  H  faut  aller  au  fond,  sans  se  laisser  tromper  par  les 
apparences  du  régime  constitutionnel  bu  de  la  division  classiqjae 
des  trois  pouvoirs.  Sous  tous  ces  dehors,  oQiest  parvenu  à  établir 
dans  deS'pays  très  civilisés  un  régime  ausà  complètement  despo- 
tique que  dans  les  empires  asiatiques.  Qu'un  souverain  nomme  les 
chefs  des  provinces. et  des  communes,  que  pas  leur  inIlueDce  il 
fasse  nommer  des  reprësentass  tout  ^à  sa  dévotion,  que  par  la 
crainte  de  déplaire  ou  pai-  l'espoir  d'avancer  les  juges  prâ>'iennent 
ses  ordres,  et  cei  souverain,  réunissant  dans  ses  mains  les  pouvoirs 
exécutif  et  judiciaire,  £era  de  la  nation  ce  qu'il  voudra. 

Dès  qu'on  admet  ladistinction  que  je  viens  de  rappeler,  on  voitftHS* 
sitAtquQ  ce  qui  est  en  question  aujourd'hui,  c'est  l'avenir  ooO'de  la 
république,  mais  des  gonveraemens  libres.  Si  les  soaiétéa  moderqes 
se  croient  menacées  d'unei  dissolution  sociale,  et  si  elles  s'époo- 
vanteot  à  l'idée  de  l'a(narchie,  1%  monarchie  constitutionnelle  u 
leur  «ffrira  pas  un  refuge.plus  assuré  que  la  république.  Dans  la 
moDarchie  constitulionnelle  comme  dans  la  république,  le  pouvoir 
dirigeant  émasedu  peuple.  Or,  si  c'est  des  coBvoittses  :du  peuple 
queJa  bourgeoisie  s'alarme,  c'est  au  régime  abstda  qu'eJle^dMnaD- 
dcra  la  force  de  zéûstaace  qu'elle  désespéreza.de  tiouvos  M  ellfr- 


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DES  Bomism  m  coevaRinxiiiT.  SU 

m^me.  11  en  a  tonjoufS'ëtôainsk  Poiu  écbappsr  à  la  gnerre:  dvile, 
Rtnne  se  livre  à  \ugaât«  sans. réserve.  De  la  mâme  façoD.etponr  les 
métees  Ttiotifs  la  FX'anss  s^&baadonae  à  Napalôon  1*',  puisi  Napo- 
léon ilV.  Quand  on  songe  qu»  cette  denûève  abdicatioaa.eu-  lieu 
ap<ës  la  c&mpagne  de  Moscou  et  de  Leipzig,  après  les  deux  inva- 
sions et  surtout  après  les  deux  éqmpéeS'de  Boulogne  et-do  Stras- 
bourg, on  doit  dire  qu'il  est  imposoible  de  pcéroir  eatfce  lea  mains 
de  quel  sauveur  se  jettera  une  nation,  que  la  teEreurdcS'C0iiviil8itHis 
sociales  eiïare.  Ce  qu'il  nous  faut  donc  examiner,  c'est^  géaécaljsaiit 
la  qifeslioR  soulevée  par  H.  PaBsy;  si  lt«  sociél^B  marcbciiib  vers  le 
gouvernement  libre  ou  vers  le  gouverDenentde^oiîque. 

FI  peut  sembler  étrange  de  poser  une  semblable  question  au 
SIX'  siècle,  si  lier  de  ses  découvertes  scientiftquesv  de  ses  appllca:- 
tions  de  la  science  h  l'industrie,  Aa  pix>grës:de  ses  lunières,  de  ses 
conquêtes  dans  le  nioitdephysique.  CoioinenGl  l'houoie,  foi  mesure 
et'  pèse  les  corps  célestes,  q«i  s'est  asservi  i'édaic  pour  transmettre 
sa  pensée,  qui  en  quelques  bondo  parcourt  la  surface  du  globe,  qui 
dempte  tous  les  élémens  pour  les  faire  travailler  à  la  aalisfaclioQ 
de  ses  besoins,  ce  roi  de  la  création,  éclairé  par  les  intuitions  de 
son  g'me  et  appujë  sur  l'expérience  si  laboueusemeotrecueiJUe  et 
si  savamment  interprétée  des  siècles,  ne  parviMidra  pas  à  trouver 
une  forme  de  geuvernenient  qui  respeote  sa  dignité,  sa  liberté,  «t 
il  lui  ^udra  toujours,  comme  ta  brute,  se  courber  sous.  un.  suitre 
et  marcher  sous  sa  verge  t  Étrange  contraste  en  effet  :  Ut  taiiL  d« 
puissance  et  de  clarté,  ici  tant  d'obscuvité  et  de  faible^e.  Il  faut 
bien  le  dire  cependant,  se  n'est  pas  d'aujourd'hui  seulement  que  des 
esprits  dairvoyftns  ont  eru  que  la  société  actuelle  aboutirait  au  des- 
potisme. L'écrivain  qui,  sans  pénétitep  au  fond  des  problèmes^  reli- 
gieux et  économiques,  »  mieux  analysé  qu'aucun  homme  de.soa 
temps  l'état  politique  des  peuples  modecnes^  T<ici|ueville,  a  cru  voir 
t^éltiver  au  bout  de  la  rout&  où  nous  sommes  engagés,  le  spectre  du 
despotisme  démocratiqne,  u  Oa  dirait,  écrivait-il,  que  ctoque  pas 
que  les  nations  modernes  font  vers  l'égaiité  tssi  ra^nproche  du  de»* 
potisme;  Il  est  plus  facile  d'établir  un  gouvernement  Eibsolu- et  des- 
potique chez  un  peopte  où  les  conditions  sont  égales  que  cbea  tout 
autre.  »  Tocqueville  se  s'arrête  pasJà;  il  va  jusqu'à  décrire  les  ca- 
ractères du  despotisme'  démocratique  eu  des  ternies  qu'on  ne  ipeut 
oublier,  tadt  ils  sont  forts  et  justes.  <>  Je  voiss  ditr-iL,  tme  foule  m- 
Bombrable  d'hommes  semblables'et  égaux  qui  tournent  sans  repos 
sur  eusc-mèmes  pour  se  pcocurer  de  petits  et:  vulgaires-  plaLsics, 
dont  ils.  retiq>lii8Mnt  leur- ime.^  Au-dessus,  d'eux  s'élèNeiuapauvmr 
BMnense  et-tutélaire,  qui  se'  charge  seul  d'assum  leurS' jouissances 
-et  de  TciUer  suc  leuc  sort.  Il  est  alisalu,  détaillé,  régulier  «Ldom. 


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su  lETUI  DES  DEUX  IfOIlias. 

Il  De  brise  pas  les  Tolontés,  mais  il  les  amollit,  les  plie  et  les  dirigei 
il  Torce  rarement  d'agir,  mais  il  s'oppose  sans  cesse  à  ce  qu'on 
agisse;  il  ne  détruit  pas,  il  empâcbe  de  naître;  il  ne  tyrannise  poîat, 
il  gène,  il  comprime,  il  énerve,  il  éteint,  il  bébëte  et  il  réduit  enfin 
chaque  nation  À  n'être  plus  qu'un  troupeau  d'animaux  timides  et 
industrieux  dont  le  gouvernement  est  le  berger.  *  Cette  peinture, 
tracée  il  y  a  quarante  ans,  ne  la  voyions-nous  pas  naguère  encor* 
réalisée  sous  nos  yeux,  et  ce  régime,  si  l'on  n'y  prend  garde,  n'est-il 
pas  celui  qui  nous  attend  dans  l'avenir? 

Ce  qui  nous  empêche  de  nous  alarmer  de  ce  péril,  c'est  que  nous 
sommes  portes  à  croire  que  la  liberté  est  inséparable  de  l'égalité, 
et  que  de  la  démocratie  doit  sortir  ou  la  république  ou  tout  au 
moins  un  gouvernement  représentatif.  Nous  avons  détruit  les  privi- 
lèges de  la  noblesse,  l'indépendance  des  assemblées  provinclaltis  et 
des  communes,  les  droits  des  corps  de  métiers  et  de  toutes  les  cor- 
porations, en  un  mot  nous  avons  jeté  à  terre  tout  ce  qui  pouvait 
faire  obstacle  à  la  volonté  ae  la  nation.  C'est  ainsi  que  nous  espé- 
rions fonder  la  liberté.  Ne  se  pourrait-il  pas  que  nous  n'ayons  Mt 
que  niveler  le  terrain  où  s'élèvera  le  despotisme? 

Dans  toutes  les  sociétés  'antiques  dont  nous  connaissons  bien 
l'histoire,  la  marche  des  transformations  politiques  a  été  la  même. 
On  dirait  presque  l'effet  d'une  loi  historique.  La  plèbe  lutie  contre 
l'aristocratie  pour  obtenir  l'égalité  des  droits.  Elle  l'obtient  enfin, 
renverse  toutes  les  barrières  et  abolit  tous  les  privilèges.  La  démo- 
cratie s'établit,  mais  bientôt  les  bases  de  l'ordre  social  sont  atta- 
quées, les  guerres  civiles  éclatent.  La  situation  devient  intolérable; 
on  veut  y  échapper  à  tout  prix.  Alors  apparaît  un  maître  qui  ras- 
sure les  riches,  flatte  les  pauvres  et  les  corrompt  tous  deux,  car  un 
pouvoir  qui  s'appuie  sur  les  terreurs  des  uns  et  les  convoitises  des 
autres  abaisse  le  sens  moral  et  dégrade  tes  caractères.  «  C'est  un 
fait  général,  dit  U.  Ji'ustel  de  Coulanges,  et  presque  sans  exception 
dans  l'histoire  de  la  Grèce  et  de  l'Italie,  que  les  tyrans  sortent  du 
parti  populaire  et  ont  pour  ennemi  le  parti  aristocratique.  »  Arîs- 
tote,  qui,  après  avoir  étudié  toutes  les  omslitutions  et  toutes  les 
révolutions  politiques  de  la  Grèce,  en  a  déterminé  les  caractères 
ayec  une  pénétration  sans  égale,  nous  dit  :  u  Le  moyeu  d'arriver  à 
la  tyrannie,  c'est  de  gagner  la  confiance  de  la  foule.  Le  tyran  com- 
mence  toujours  par  être  un  démagogue.  Ainsi  tirent  Pisîslrate  à 
Athènes,  Thèagène  à  Mégare,  Denys  h  Syracuse.  »  N'avons-nous  paa 
TU  ce  programme  suivi  exactement  de  nos  jours?  Napoléon  111  avut 
écrit  V  Abolition  du  paupérisme,  et  il  s'est  toujours  proclamé  l'em- 
pereur des  paysans  et  l'ami  des  ouvriers.  C'est  par  le  suffrage  des 
s  qu'il  avait  établi  son  pouvoir  et  l'avait  fortifié  jusqu'au  der- 


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DES  rOBHBS   DU   GOUTEBNEJIENT.  315 

nier  moment.  L'histoire  confirme  ainsi  les  craintes  que  l'étode  de 
ta  condition  pt^itique  des  sociétés  modernes  inspirait  à  Tocqueville; 
c'est  une  raison  pour  veiller  au  danger  et  pour  chercher  le  moyen 
de  le  conjurer. 

il. 

Il  ne  faut  jamais  oublier  que  plusieurs  circonstances  favorisent 
aujourd'hui  l'établissement  de  l'absolutisme.  Parmi  celles-ci,  Toc- 
queville a  mis  fortement  en  relief  la  concentration  aux  mains  du 
souverain  de  tous  les  pouvoirs  locaux,  administrât! rs  et  réglemen- 
taires, l'y  ajouterai  tes  armées  permanentes  et  les  inimitiés  de 
classe  à  classe. 

Celui  qui  a  en  mûn  le  pouvoir,  roi  ou  président,  sera  presque 
toujours  tenté  de  l'étendre.  11  est  naturel  que  tout  homme  cherche 
à  faire  sa  volonté  et  à  écarter  ce  qui  y  résiste.  L'un  y  est  porté 
parce  qu'il  aime  les  plaisirs  et  les  richesses,  un  autre  parce  qu'il 
aime  la  guerre  et  la  gloire,  un  troisième  parce  qu'il  voudra  agran- 
dir son  pays  ou  faire  du  bien  à  ses  sujets.  L'ot»tacle  aux  volontés 
du  souverain  résidait  autrefois  dans  la  faiblesse  du  pouvoir  exécutif 
et  dans  la  force  de  résistance  des  grands  feudataires,  des  provinces, 
des  villes,  des  corporations.  En  Amérique,  il  se  trouve  d'abord  dans 
l'esprit  de  la  nation,  ensuite  dans  l'extrême  division  des  pouvoirs, 
répartis  entre  une  foule  de  conseils  locaux  et  d'administrations  in- 
dépendantes. Dans  les  pays  constitutionnels  d'Europe,  il  n'existe 
que  dans  les  assemblées  délibérantes  qui  représentent  la  nation; 
mais  à  cAté  de  ces  assemblées  se  trouve  l'armée,  dont  l'esprit  est 
complètement  différent. 

Le  rôle  du  parlement  consiste  dans  le  contrôle,  la  critique  et 
l'opposition,  celui  de  l'armée  dans  l'obéissance.  Une  chambre  qui 
(^it  et  ne  discute  paë  est  un  corps  servile  qui  ne  sert  &  rien  qu'à 
masquer  le  despotisme.  Une  armée  qui  discute  et  n'obéit  pas  est 
un  danger  public.  Ici  règne  la  parole  libre,  Ik  le  commandement 
sans  réplique.  Les  militaires  savent  que  pour  eux  il  n'y  a  de  succès 
que  si  toute  l'armée  jusque  dans  ses  derniers  membres  est  mue  par 
les  ordres  d'un  chef  unique.  Comment  pourraient  ils  apprécier  le  mé- 
canisme d'une  constitution  politique  où  tout  pouvoir  doit  rencontrer 
on  contre-poids,  et  où  l'esprit  de  résistance  a  sa  place  marquée  et 
nécessaire?  Aussi  voient-ils  souvent  dans  le  parlement  une  source 
permanente  d'anarchie  et  dans  les  représentans  des  bavards  malfai- 
sans, tout  au  moins  quand  ils  discutent  le  budget  de  la  guerre.  Il 
ne  sera  jamais  Tort  difficile  au  souverain  de  tirer  parti  de  cette  op- 
position naturelle  pour  se  débarrasser  d'un  parlement  qui  le  géoe, 


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3M  BB^TB  BBrDCOS  IMMBH». 

et  l'on  peut  dire,  je  croîs,  que  sar  le  eontineirt  emopéeti  le  réginne 
reprâsenUtif  if  existe  ffue  par  la  tolénnoe  de  la  royauté.  C'est  uoe 
m&xime  constante,  profofidément  gravée  (fans  l'esprit  des  Anglais, 
qu'une  grinde  armée  permanente  met  la  liberté  en  péril,  et  ils  ont 
multiplié  les  précautions  pour  éloigner  ce  danger.  Il  est  écrit  d  ins 
le  bill  of  riglits  qu'aucun  corps  d'armée  ne  peut  ëlre  maintenu 
sans  le  consentement  du  parlement.  Le  mutiny  hill  n'est  jamais 
voté  qne  pour  un  an,  et,  s'i^  n'était  pas  renou^eié,  t' armée  se  dis- 
soudrait, car  désobéir  aux  ordres  des  chcft  deviendrait  «t  «te  li- 
cite. La  constitution  des  Étate-BnisdH  qne  le  congrès  ne  peut  vo- 
ter les  fonds  de  l'armée  que  [tour  deux  ans,  et  les  Américaine  ont 
potrr  principe  de  réduire  le- nombre  de*  troupes  au  plus  strict  né- 
cessaire. Le  danger  a  donc  été  clairement  aperçu  par  les  Dations 
qui  ont  eu  l'expérience  des  instittrtionsliferes,  et  il  feudrait  être 
aVengle  pour  ne  pas  le  voir.  Ces!  à  partir  du  moment  où  la  royauté 
a  pu  entretenir  une  armée  permaneilte  qu'elle  est  parvenu.;  Prendre 
son  pouvoir  absolu.  C'est  grâce  aux  légions  qae  l'empire  s'est  établi 
à  Rome,  et  sous  l'empire  ce  sont  les  prétorien»  qui  ont  di^osé  de 
la  couronne.  Il  est  inutile  d'tn»)ster  sur  les  analogies  que  présente 
la  situation  actuelle.  Que  faire  cependant?  Pent-oniespértr  que  le» 
peuples  désarmeront  au  moment  oâ  éclatent  les  plus  formidables 
crises  sociales,  et  o&  les  ambitions'  dynastiques,  euploiiant  les  at- 
tractions et  les  antipathies  des  nationalités,  menacent  L'liuj>Of)e  de 
nouveaux  boufeversemens?  Smis  doute,  si  les  peuples  européens 
étaient  prévoyans  et  sages  et  s'ils  étatient  maîtres  de  lenr  sort,  ils 
régleraient  leurs  dilïërends  sans  tirer  l'épée,  et  ils  péduiraieni  leurs 
armemens,  qui,  par  tes  énormes  impôts  qu'ils  exigent,  sont  une 
source  de  misère  et  de  danger  pour  la  société;  mita  les  peuples 
malheureusemeat  ne  90nt  encore  ni  prévoyans  ni  sages^  et  ils  ne 
disposent  pas  de  tt>ur  destinée;  Lesgrandes  armées  permanentes 
sent  donc  un  mal  qu'il  faut  subir;  et  pour  lee'insdtuoions  libres  ud 
danger  qu'il  fandra  viser  à  conjurer. 

£t  d'abord  l'Armée  devrait-elle  voter?  Il  peut  sembler  inique 
d'ôter  le  droit  de  vote  à  ceux  qui  remplissent  la  gigt-iense  mis»oa 
de  défendre  le  pays  contre  ses  ennemis  du  dahorsi  et  du  dedans; 
mais,  dans  l'organisation  politique,  chaque  fonction  a  des  devoirs 
particuliers  qu'elle  doit  rei*iplir  et  des  restrictions  auxquelles  elle 
doit  se  soumettre.  Bans  off  pays  libre,  tout  eitoyen  doit  aveir  le 
droît  d'assister  auï  réunions  pubMques  pour  défetidre  bls  opinions 
et  attaquer  ceHefidu  partC  au  pouvoit-,  et  cependi»!  il  ne  convient 
pas  que  lé  juge,  qui  doit  être  absoltimunt  impartial,  se  jette' dans 
la  mg(ée  des  partis  ani  prises.  H  fkat  en  tout  peser  les  avantages 
et  te»  iBconvâBiens;-  or-  le  vote  <tW' militaire8"préi9eiite  les-plua 


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DBS   FOBIIEB  DO  «OQVBRNSMBNT.  3(7 

goinâa  dangers.  Uoe  année  que  l'esprit  de  parti  envahit  et  possède 
peut  ou  se  diviser  en  deux  corps  bosliles  qui  donoeront  le  signal  de 
la  guerre  civUe,  comioe  à  Bome,  ou;dicte£  ses  volootés  el  imposer 
UD  mattre  au  pays,:  comme  dans  ]ea  proflunciameaios  ,àa  Mexique. 
Celui  qui  vote  doit  pouvoir  B'élairer  par  ia  discussion  publique.  Or 
les  discussions  politiques,  détruiraieol  la  disc:i|>line  qui  est  l'âme  de 
l'armée,  et  le  jour  où  les  militaires  tréquenteraient  les  clubs  tout 
serait  perdu. 

Quand  OB  accorde  le  vote,  il  Taut  supposer  que  le  acruUn  sera  libre 
et  sincère.  Et  pourtant  que.pent  faire  le  gouvernement,  si  la  majo- 
rité des  voix  de  l'armée  se  pronooce  contie  tuiï  L'armée  est  son 
poÎDt  d'appui.  Si  ce  point  d'appui  se  dérabe,  si  l'armée  <^clare 
son  bostiÛté  publiquement  dans  le  scrutin,  le  gouvernement  est 
fi:&ppéÀDKtrt.  11  ne  lui  reste  qu'une  ressoui'ce,  la  guerre.  Avant  de 
tomber,  il  fera  donc  la  guerre.  C'est  ainsi  que  doimer  le  vote  aux 
soldats,  c'est  exposer  le  pays  aux  risques  d'une  guerre  non  prévue, 
non  pr^arée^  non  voulue.  Lors  du  dernier  plébiscite,  ^apolOou  III 
a  été  vivement  alarmé  du  vote  hostile  decertains  rt''gimens.  Ce  vote 
émis  dans  les  casernes,  sous,  l'œil  des  oflicicrs,  était  en  effet  l'ia- 
dioe  d'un  profond  méconlentemeat.  L'empereur  du  devait  avoir 
aucun  goût  pour  la  grande  guerre  :  eti  Italie,  il  avait  du  comprendre 
qu'il  n'y  entendait  rien.  L'appi;!  au  peuple  venait  de  retremper  son 
pouvoir.  L'opposition  avait  perdu  pied.  H  avait  pu  détendre  la 
compression.  i.es  libertés  accordées,  loin  d' ébranler,  avaient  conso- 
lidé soa  irône.  IL  avait  arraché  au  roi  de  Prusse  une  humiliante 
concession.  Rien  ne  l'obligeait  donc  k  jouer  celte  dernière  carte, 
réoervée  pour  l'extrémité  suprême,  la. guerre;  mais  on  lui  a  fait 
croire,  ou  il  a  cru  à  la  défection  de  l'armée  nvinifesUe  par  ses.  votes, 
et,  comme  nul  gouvernement  ne  pourra  jamais  vivre  avec  l'hosti- 
lité de.  ses  troupes,  cousutée  au  scrutin,  en  face  du  pays,  l'historien 
de  César  a  fcanchi  le  Rubicou  :  aléa  jacta  est.  Qu'on  y  prenne  garde, 
l'heure  peut  toujours  venir  inopinément  où  le  gouvernement  me- 
nacé de  l'abandon  de  ses  troupes  croira  devoù:  tenter  cette  chance 
redoutable  où  la  destinée  des  nations  est  en  jeu. 

Le  régime  représentatif  et  l'armée  permanente  sont  deux  institu- 
ûooA  dont  les  principes  s'eiclueet.  L'élection  qui  donne*  la  vie  à 
l'une  détruirait  Kautre;  on  peut  même  aller  plus  loin  et  dire  que 
ces  deux  iastiiutions  sont  incompatibles.  Elles  ne  peuvent  subsister 
longtemps  c6te  à  côte  siu*  le  même  sol.  L'une  fmira  toujours  par 
tner  L'autre*  Le  moyeu  de  diminuer  le  daager  consiste  à  faue  voter 
les  militaires  dans  les  mêmes  urnes  que  les  autres  citoyens.  De 
cette  iaçon  }eur  suffrage  n'est  pas  relevé  à  part,  et  leiir  méponten- 
tement,  s'il  existe,  n'est  du  moins  pas  allichô  au:^  jeux  de  toù^ 


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SAS  '  UTDB  DBS  MDX  HOirDBS. 

J'ai  dit  qoe  l'hostilité  des  classes  peot  aussi  contribner  à  réta- 
blissement du  despotisme  dans  nos  sociétés  démocratiques.  Ce  point 
exige  quelques  déTcloppemeos.  Ici  encore  l'histoire  nous  apporte  ses 
eoseigaernens.  Les  choses  se  sont  passées  dans  l'aotiquiié  exacte- 
ment comme  nous  tes  voyons  se  dérouler  sous  nos  yeux,  et  ce  qui 
rend  cette  expérience  plus  décisive,  c'est  que,  la  Grèce  étant  coaTerte 
d'une  foule  de  petits  états  indi^pendans  avec  des  lois  très  diffé- 
rentes, les  mêmes  révolutions  se  sont  produites  partout,  mais  point 
en  même  temps  (1).  Par  une  série  de  luttes,  tes  plébéiens  ont  con- 
quis l'égalité  des  droits  politiques;  mus  restait  l'inégalité  des  con- 
ditions, qui  leur  parut  bîentdt  insupportable.  Pour  faire  cesser  cette 
inégalité,  eOet  de  lois,  ne  suffisait-il  pas  de  changer  les  lois?  Dis- 
posant du  suffrage  et  nommant  les  législateurs,  c'est  ce  qu'ils  es- 
sayèrent de  faire.  Tantôt  on  mettait  tous  les  impAts  h  la  charge  des 
riches,  tantôt  on  confisquait  leurs  biens  en  les  forçant  à  l'exil  oa 
en  les  condamnant  à  mort.  Ailleurs  on  décrétait  l'abolition  de  toutes 
les  dettes,  ou  l'état  s'emparait  de  toutes  les  propriétés  pour  en  faire 
un  nouveau  partage.  Les  riches  naturellement  se  défendaient  par 
tous  les  moyens.  Entre  eux  et  les  pauvres,  l'hostilité  étut  perma- 
nente, violente,  et  à  chaque  instant  aboutissait  à  la  guerre  àvile. 
a  Dans  toute  guerre  civile,  dit  Polybe,  il  s'agît  de  déplacer  les  for- 
tunes. >>  oLes  cilés,  dit  M.  Fustel  de  Coulanges,  flottaient  toujours 
entre  deux  révolutions,  l'une  qui  dépouillait  lea^^ches,  l'autre  qui 
les  remettait  en  possession  de  leur  fortune.  Cela  dnra  depuis  la 
guerre  du  Péloponèse  jusqu'à  la  conquête  de  la  Grèce  par  les  Ro- 
mains. 1)  Sparte,  ayant  armé  ses  ilotes  pour  repousser  l'ennemi, 
fut  obligée  de  les  combattre  dans  une  lutte  atroce,  parce  qu'ils  vou- 
laient se  servir  de  leurs  armes  pour  se  rendre  maîtres  des  pro- 
priétés. 

Comme  les  plébéiens,  même  victorieux,  ne  parvenaient  pas  à  éta- 
blir l'égalité  des  biens,  les  luttes  recommençaient  sans  cesse.  Enfia 
les  cités,  épuisées  par  les  dissensions  sociales,  découragées,  lassées 
de  tout,  se  réfugièrent  dans  la  servitude  pour  avoir  au  moins  quelque 
repos.  Les  tyrans  parurent;  ils  sortirent  partout  du  parti  populaire 
et  s'appuyèrent  sur  le  peuple.  Les  familles  patriciennes  seules  a'a- 
bandooaërent  jamais  toute  résistance.  Cette  marche  des  choses, 
partout  identique,  s'explique;  elle  résulte  de  la  nature  même  de 
l'homme.  Donnez  le  suffrage  à  celui  qui  n'a  pas  le  hien-élre,  il  est 
inévitable  qu'il  voudra  se  servir  de  l'un  pour  acquérir  l'antre. 

Les  sociétés  modernes  ont  cet  avantage  sur  les  cités  anciennes, 

(I)  H.  Fntlel  d«  CoDlangM  a  ré*um<  Kne  nus  ItuninenN  udcUIod  ce  cAU  da  Ittis- 
Uin  uelinuM  daai  u  CUé  ontiqti*. 


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DES  FORMES  DU  GOUTEKNEUENT.  3A0 

que  le  christianisme  a  répandu  des  idées  de  justice  et  de  fraternité 
JQCODDues  à  l'antiquité;  majs  d'autre  part  notre  situation  écono- 
mique est  bien  plus  diUlcile.  Les  sociétés  antiques  pouvaient  sub- 
sister au  milieu  des  dissensions  civiles  les  plus  violentes.  Tandis 
que  riches  et  pauvres  se  disputaient  le  pouvoir,  le  travail  n'était 
pas  suspendu  parce  qu'il  était  accompli  par  les  esclaves,  qui,  quoi 
qu'il  arriv&t,  continuaient  &  fournir  aux  besoins  des  partis  en 
lutte.  Aujourd'hui  ces  esclaves,  c'est-à-dire  ceux  qui  accomplissent 
le  travail  manuel,  sont  devenus  des  citoyens;  ils  ont  acquis  le  droit 
de  suflrage,  et  ce  sont  leurs  exigences  qu'il  faut  satisfùre  ou  com- 
battre. Les  cités  antiques  ont  supporté  les  luttes  sodales  pendant 
des  siècles  avant  de  demander  le  repos  aux  tyrans.  La  société  mo- 
derne n'y  résisleriût  pas  un  an. 

Notre  état  économique  dilTère  aussi  complètement  de  celui  du 
moyen  âge.  Le  sort.de  chaque  homme  était  alors  fixé  et  en  même 
temps  assuré.  Le  cultivateur  était  attaché  à  la  glèbe  et  soumis  aux 
COTvées;  mais  il  avait  toujours  uoe  portion  du  sol  à  cultiver  moyen- 
nant  une  charge  fixe,  et  les  biens  communaux,  partout  très  éten- 
dus, lui  fournissaient  un  pâturage  pour  son  bétail,  du  bois  pour 
construire  sa  demeure  et  pour  chauffer  son  foyer.  Il  ne  pouvait 
aspirer  à  sorUr  de  sa  condition  ni  à  s'enrichir;  mais  il  n'avait  pas 
à  craindre  le  dénûment  absolu.  Par  les  liens  de  la  commune,  il 
était  fortement  attaché  au  sein  maternel  de  la  terre  à  laquelle  il 
était  rivé,  et  dont  il  ne  pouvait  être  détaché.  Ses  espérances  ici- 
bas  étaient  très  bornées,  mais  ses  inquiétudes  l'étaient  aussi.  La 
corporation  offrait  â  l'artisan  le  même  genre  de  sécurité  que  la 
commune  rurale  garantissait  au  cultivateur.  Le  salaire  était  fixé 
et  protégé  contre  la  concurrence  par  les  privilèges  des  métiers.  Pas 
de  crise  ni  de  chômage  :  le  travail  avait  une  clientèle  connue  et 
assurée.  Entre  le  maître  et  l'ouvrier,  la  distance  était  &  peine  sen- 
sible ;  tous  deux  travaillaient  côte  à  côte  dans  le  même  atelier  et 
vivaient  de  la  ^éme  manière.  Les  discussions  d'intérêt  n'étaient 
pas  rares,  mais  elles  ne  pouvaient  prendre,  comme  en  Grèce  ou 
comme  aujourd'hui,  la  forme  d'une  hostilité  de  classe  à  classe.  La 
situation  des  boutiquiers  était  la  même  que  celle  de  l'artisan.  Seuls, 
les  marchands  qui  trafiquaient  avec  l'étranger  avaient  plus  de  place 
pour  se  mouvoir  et  plus  de  moyens  de  changer  leur  condition  en 
s' enrichissant.  Tout  à  fait  au-dessus,  la  noblesse,  protégée  par  ses 
armes,  ses  châteaux-forts,  ses  richesses  et  les  préjugés  de  caste, 
vivait  comme  dans  un  monde  à  part,  inabordable  et  armé. 

La  société  se  trouvait  ainsi  complètement  enchaînée  dans  le  ré- 
seau compliqué  de  ses  coutumes  traditionnelles.  EUe  était  immobile, 
mais  siahle.  C'était  un  régime  de  classes  subordonnées  semblable.  & 


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3t>0  SSTtlS  DES   DEUX  K0NDE6. 

celui  qiii  en  Egypte  a  donné  à  la  société  one  assiette  sî  solide,  une 
durée  si  longue  et  produit  également  de  si  prodigieui  monomens. 
Les  souffrances  des  individus  étaient  parfois  extrêmes,  parce  que  la 
violence  des  grands  n'était  point  arrêtée  par  la  main  tutéhire  et 
toute-puissante  de  l'état,  et  parce  que  le  commerce  et  la  science  ne 
savaient  pas  encore  combattre  les  disettes  et  les  maladies.  La  société 
éuit  consUmmert  troublée  par  ia  guerre,  et  périodiquement  déci- 
mée par  la  famine  et  la  peste;  mais  en  temps  ordinaire  les  ftmes 
étaient  calmes,  et  en  temps  d'épreuve  résignées.  Lee  hommes  n'é- 
taient point  tourmentés  par  le  besoin  de  changer  de  condition,  car 
ils  n'en  voyaient  pas  le  moyen.  Ils  ne  connaissaient  ni  l'ambition  de 
parvenir,  ni  la  soïf  d'accomuler  des  richesses,  car  cela  était  hors  de 
leur  portée.  Leur  sort  étant  fixé  sur  la  terre ,  c'est  dans  l'autre 
monde  que  s'étendiient  leurs  espérances.  Quel  contraste  avec  les 
démocraties  anliqnes  et  modernes,  où  tous,  ayant  mêmes  droits, 
s'agitent  sans  cesse  pour  parvenir  à  tout  et  s'emparer  de  tonti 

Ce  n'est  pas  que  l'idée  d'établir  une  plus  grande  égalité  dans  le 
partage  des  richesses  n'ait  pas  surgi  au  moyen  Âge  :  elle  s'est  ^it 
jour  en  France,  en  Angleterre,  en  Allemagne,  surtout  dans  les  cam- 
pagnes, quand  l'excès  des  souffrances  causées  par  la  gierre  rédui- 
sait les  cultivateurs  au  désespoir;  mais,  comme  ces  idées  ne  sortaient 
pas  de  l'organisation  même  de  la  société,  une  fois  les  jacqueries 
comprimées,  l'ordre  habituel  se  rétablissait,  et  l'hostilité  des  pau- 
vres contre  les  riches  ne  devenait  pas,  comme  en  Grèce,  un  mal 
constitutif  de  la  société. 

Aujourd'hui  toutes  ces  institutions  du  moyen  âge,  qui  étaient  en 
même  temps  des  entraves  et  des  refuges,  ont  disparu  pour  faire 
place  à  une  situation  démocratique  très  semblable  i  celle  de  l'anti- 
quité, avec  cette  différence  qu'elle  renferme  tous  les  hommes  au 
lieu  d'un  dixième  d'entre  eux.  Chacun  est  libre,  mais  isolé;  chacun 
se  fait  sa  destinée,  mais  il  n'a  plus  ces  institutions  tutélaîres  qui  l'a- 
britaient et  le  soutenaient,  la  commune  et  la  Oorporatton.  Ghacan 
peut  monter  au  faite  sans  que  rien  l'arrête,  mais  aus»  tomber  dans 
le  déoûment  absolu  sans  qne  rien  l'en  tô-e.  L'un ,  par  son  travAil, 
son  habileté,  sa  prévoyance  ou  sa  bonne  chance,  arrive  à  l'opulence; 
l'autre,  par  paresse  on  par  accident,  reste  ou  retombe  dans  la  mi- 
sère. L'inégalité  de  droits  ne  sépare  plus  des  classes  fermées  où  on 
se  résignait  à  demeurer  parce  qu'on  s'en  pouvait  sortir,  mais  l'iné- 
galité de  richesse  n'en  subsiste  pas  moins  entre  des  catégoiiira  d'in- 
dividus qui  s'en  irritent  parce  qu'ils  envient  tout  ce  qui  s'élève  au- 
dessus  d'eux.  La  compémion  g-'nérale  est  la  toi  de  la  société.  Les 
premières  pla^s  sont  aux  plus  actifs.  Cefit  la  lutte  pour  l'existence 
transportée  de  l'ordre  coologi^ue  dans  l'ordre  ticuaomique.  Cette 


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DES   MUIES  DO    OCMfTKBREHENT.  S61 

compâtitîOD  «st  h  source  de  toas  les  progrès,  le  .grand  recsort  qui 
met  tout  en  mouvemant,,  qui  enfante  toutes  dos  mervËilles  indus- 
trielles, qui  crée  toutes  nos  ricbesses;  mais  eJ^te  r^mnd  aussi  une 
agîtatiofi  incessante,  uoe  inquiétude  pennanenie,  une  iastaliilitë 
universelle.  Nul  n'eat  content  de  son  sort  et  iH)l  n'est  assuré  du  len- 
demain. Celui  qui  est  riche  veut,  accuniuleu  toujours  plus  de  ti- 
cbesses,  celui  qui  est  pauvre  tremble  de  perdre  son  gagne-paio. 

Le  mécaiiisioe  de  la  production,  des  échanges. et  du  crédit  est 
admirable  de  perfection  et  de  puïss^oce  ;  mais  plus  il  est  pariait  et 
compliqué,  plus  il  est  exposé  à  se  déranger^  La  grande  industrie  a 
établi  entre  le  maître  et  l'ouvrier  une  distance  immense.  Autrefois 
tous  deux  travaîlJaient  côte  à  côte,  et  vivaient  de  la  même  vie;  au- 
jourd'hui le  maître  dispose  d'un  capital  énorme,  et  fait  partie  des 
classes  supérieures,  tandis  que  ies  ouvriers  sont  groupés  dans  de 
vastes  fabriques,  autour  de  la  machine  qui  fournit  la  force  motrice. 
Cela  produit  une  séparation,  une  hostilité  ii^coniiue  autrefois. 

La  grande  industrie  produit  des  quantités  énormes  de  marchan- 
dises; pour  Içs  vendre,  if  lui  faut  le  jnarcbé  du  monde,  mais  ce 
marché  est  soumis  À  mille  fhiotuatJons  qui  toutes  se  font  sentir  au 
fond  des  ateliers.  Un  pays  atigmtnte  les  droits  k  l'importation  ;  c'est 
un  débouché  perdu.  Lue  invention  nouvelle  nécessite  la  transfor- 
mation d'un  genre  de  fabrir^tioji  ou  en  amène  le  déplacement;  les 
commandes  vont  ailleurs;  il  faut  fermer  les  ateliers,  les  maîtres 
soutTrent  ou  scmt  ruinés,  les  ouvriers  perdent  leur  emplcù  oudoivept 
se  soumettie  k  une  réductioQ  des  aalaîres. 

Autrefois  le  salaire  était  réglé  par  la  coutume  ou  par  le  tarif  offi- 
ciel; aujourd'hui  il  l'est  par  le  rapport  qui  existe  entre  les  bras  et 
les  capitaux  cherchant  de  l'emploi.  Les  ouvriers  soujnis  k  cette  loi 
de  l'tilTre  et  de  la  demande  se  sont  dit  :  Pourquoi  ne  pas  nous  coa- 
lîser  pour  fixer  le  tauK  de  nos  salaires  et  l'imposer  à  nos  maîtres 
en  nous  mettaat  en  grève,  s'ils  refuseut  d'accepter  nos  conditions? 
Ces  grèves  se  sont  .multipliées,  comme  on  J'a  vu,  surloui  eu  Angle- 
tene.  C'est  un  état  de  guerre  permanent  avec  ses  luîtes,  ses  vic- 
toires et  ses  défaites.  Seulement  les  ouvriers  ne  parvenaient  pas  à 
imposer  leurs  condiiions,  parce  que  les,  patrons,  l'eussent-ils  voulu, 
oe  pouvaient  pas  les  subir.  La  raison  eu  est  simple.  La  facilité  des 
échanges  intej'nalionaux  est  si  grande  aujourd'hui,  que  le  monde 
entier  ne  forme  plus  qu'un  .seul  naarcbé.  Le  manufacturier  ne  fa- 
brique pas  pour  £çu)  pays  seul,  mais  pour  tous  les  pays.  II  s'en- 
suit que  le  ,pri^  d^s  ^larchantlisss  doit  6,iie  k  peu  près  le  même 
partout.  Le  fabricant.ne  peut  donc  augmenter  le  salaire  sans  aug- 
menta' ses  prix,  ce  qui  l'caipâchecait  de  vendre  ef  l'obligerait  de 
fermer  son  usine.  ,     . 


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352  KETtI  DES  DEUX   HORDES. 

Cest  sÎDsi  que  l'unité  du  marché  commercial  amène  le  DÎvelle- 
ment  des  salaires.  Il  ea  résulte  qu'une  grève  locale  ne  peut  déter- 
miner une  hausse  locale  des  salaires  sans  tuer  l'industrie  dans  cette 
localité  et  sans  par  suite  enlever  aux  ouvriers  le  moyen  même  de 
subsister.  Une  expérience  cent  fois  rt'pétée  a  prouvé  cela  jusqu'à 
l'évidence.  Comment  donc  arriver  au  but  qu'on  poursuit?  Il  n'y  a 
qo'un  moyen,  ont  pensé  les  ouvriers,  c'est  de  faire  entrer  dans  la 
coalition  les  ouvriers  du  monde  entier  et  d'employer  comme  arme 
de  guerre  industrielle  la  grève  universelle  dans  le  mélier  oA  l'on 
veut  que  le  travail  soit  plus  rétribué.  De  cette  façon  une  hausse  des 
salaires  est  possible  sans  que  la  concurrence  de  l'étranger  frisse 
échouer  les  grèves  locales.  C'est  ainsi  que  VAnociation  intenta- 
tioniile  est  sortie -de  l'unité  du  marché  commercial. 

Quand  cette  association  se  sera  établie  partout,  on  aura  en  pré- 
sence dans  te  monde  entier,  d'une  part  tous  les  chefs  d'industrie, 
d'autre  part  tous  ceux  qu'ils  emploient  et  salarient.  Comme  elle  se 
donne  pour  mission  l'émancipation  définitive  des  classes  laborieuses, 
elle  agit  à  la  façon  de  la  révolution  religieuse  du  xvi*  siècle.  Elle 
passe  par-dessus  les  frontières  des  nations,  elle  fait  oublier  les  hos- 
tilités de  race,  elle  déracine  l'amour  et  jusqu'à  l'idée  de  la  patrie. 
Les  compatriotes  sont  des  ennemis,  s'ils  sont  chefs  d'industrie;  les 
étrangers  sont  des  frères,  s'ils  vivent  du  salaire.  Les  ouvriers  de 
Londres,  de  BeHin,  de  Pesth,  ont  applaudi  aux  luttes  et  excusé  les 
crimes  des  ouvriers  de  Paris.  C'est  une  sorte  de  religion  cosmopo- 
lite :  elle  inspire  le  prosélytisme,  pousse  à  la  propagande  et  remplit 
les  âmes  qu'elle  possède  d'un  fanatisme  tantôt  mystique  et  tantôt 
farouche.  La  situation  économique  étant  à  peu  près  la  même  dans 
les  diiïérens  pays,  elle  trouve  dans  tous  les  mômes  griefs,  tes  mêmes 
aspirations,  les  mêmes  étémens  inflammables.  Les  agitations  sociales 
ne  sont  pas  locales  comme  les  agitations  politiques;  elles  sont  uni- 
verselles comme  les  fermentations  religieuses,  parce  qu'elles  s'a- 
dressent à  des  besoins  généralement  sentis  et  à  des  convoitises  qui 
dorment  partout  au  fond  de  l'âme  humaine. 

La  solidarité  de  tous  les  marchés  monétaires  a  jeté  dans  le  monde 
économique  une  cause  nouvelle  et  très  grave  de  perturbations.  Les 
crises  commerciales,  comme  les  ouragans,  nées  dans  un  pnys,  par- 
courent successivement  tous  les  autres,  semant  partout  les  ruines 
sur  leur  passage.  Qu'une  crise  éclate  en  Angleterre  ou  aux  États- 
Unis,  le  monde  entier  en  reçoit  le  contre-coup;  les  commandes  di- 
minuent, le  travail  s'arrête,  et  ceux  qui  vivent  du  travail  soulTi-ent, 
Autre  cause  de  malaise  :  le  salaire  du  plus  grand  nombre  des  ou- 
vriers est  forcément  réduit  à  ce  qui  est  indispensable  pour  les  faire 
subsister,  par  la  raiioD  qu'ils  ne  fournissent  pour  unsi  dire  que  la 


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DES   FOBHES   DD  GOCTEBNBHENT.  353 

force  brute  de  leurs  bras,  et  que  cette.force  peut  être  empruntée 
aux  animaux  domestiques  et  à  la  vapeur,  moteurs  moins  coûteux 
que  les  muscles  humains.  Ces  ouvriers  les  moins  rétribués  et  les 
plus  nombreux  sont  encore  les  moins  mécontens  de  leur  destinée; 
ils  n'ont  pas  commeDcé  à  regarder  au-dessus  d'eux.  Ceux  qui  s'ir- 
ritent le  plus  de  leur  sort  et  qui  veulent  à  tout  prix  changer  l'ordre 
actuel,  ce  sont  les  ouvriers  d'élite,  qui  ont  pris  les  habitudes  et  les 
besoins  des  classes  supérieures,  auxquelles  ils  portent  envie;  mats 
ces  derniers  s'efforcent  de  communiquer  leurs  haines  aux  autres, 
et  ils  y  sont  déjà  en  partie  parvenus. 

En  résumé,  voici  le  sort  que  l'industrie  moderne  a  fait  aux  arti- 
sans. Elle  les  a  émandpés  de  toute  entrave,  elle  les  a  arrachés  à 
l'étreinte  des  corps  de  métier,  elle  les  a  groupés  en  masses  com- 
pactes dans  certains  centres  et  autour  des  machines,  elle  a  aug- 
menté leur  salaire;  m»s  en  même  temps  elle  leur  a  donné  des  be- 
soins nouveaux  et  les  a  exposés  sans  défense  à  toutes  les  fluctuations 
du  monde  des  affaires,  si  souvent  bouleversé  par  les  transformations 
industrieltes  et  par  les  crises  commerciales. 

Dans  les  campagnes,  uu  changement  semblable  s'est  produit.  Ut 
aussi  on  trouve  plus  d'activité,  plus  de  goût  pour  toutes  les  amé- 
liorations, plus  d'efforts  pour  s'élever  et  s'enrichir,  mais  aussi  plus 
d'incertitudes,  plus  de  tourmens,  plus  de  causes  de  dissensions  et 
de  luttes.  Autrefois  la  propriété  de  la  terre  n'était  pas  à  la  portée 
de  celui  qui  la  cultivait.  Chacun  avait  sa  part  à  mettre  en  valeur, 
qui  restait  la  même.  Aujourd'hui  le  paysan  peut  acheter  la  terre.  Il 
le  fait  avec  passion,  et  cette  passion  produit  des  miracles  d'écono- 
mie et  de  laJ>eur;  mais  aussi  elle  le  remplit  d'agitations  et  de  dé- 
sirs. II  a  dès  lors  appris  à  connaître  les  tourmens  de  la  dette  et  de 
l'hypothèque  en  même  temps  que  le  stimulant  de  l'ambition.  Jadis 
les  prestations  du  locataire  en  travail  ou  en  nature  étaieift  fixées  et 
réglées  par  la  coutume;  aujoiu-d'hui  elles  le  sont  par  la  loi  de  l'offre 
et  de  la  demande,  à  laquelle  le  métayage  même  n'échappe  plus.  La 
hausse  des  fermages  est  pour  le  fermier  une  cause  de  tourmens  pé- 
riodiques, une  soiu^e  d'inimitiés  et  de  défiances  entre  lui  et  le 
propriétaire. 

Partout  donc  où  l'on  jette  les  yeux  sur  nos  sociétés  démocra- 
tiques, on  retrouve  cette  hostilité  des  classes  qui  a  déchiré  jadis  la 
Grèce,  et  que  les  coutumes  traditionnelles  du  moyen  âge  avaient 
assoupie.  Maintenant  une  idée  nouvelle  a  été  proclamée;  inscrite 
dans  la  plupart  des  constitutions,  elle  s'est  emparée  de  tous  les  es- 
prits :  c'est  que  tes  hommes  sont  égaux.  L'Évangile  a  introduit  dans 
le  monde  cette  audacieuse  nouveauté,  que  les  philosophes  même  les 
plus  utopistes  de  l'antiquité  n'avûent  pas  aperçue.  Ce  principe,  il 
tOHi  UUT.  —  1871.  S3 

nigiUrrlbyGOOglC 


8&t  uroK  DU  DEUX  mokdss. 

est  Tiai,  n'était  qo'ao  idéal  qui  oe  devait  se  réaliser  qa'apite  on 
graod  bouleversemeot  cosmique,  sur  a  une  nouvelle  terre  et  sous  de 
nouveaux  cienx;  ■  mais,  le  milienium  attendu  n'étant  pas  arrivé,  la 
réConne,  les  consUtalJons  des  Etats-Unis  et  la  révolution  française 
en  ont  fait  un  idéal  terrestre,  dont  nécessairement  les  démoczates 
modernes  voudront  poursuivre  l'^plicatitm.  C'est  eu  vain  qu'on 
tentera  de  ta  limiter  à  l'égalité  des  droits  politiques.  De  réalité  de 
droit,  ils  voudront  passer  à  l'égalité  de  fait.  Jusqu'4  présent,  l'idée 
de  l'égalité  oe  s'est  pas  implantée  avec  assez  de  force  pour  devenir 
une  conviction  vivante,  ardente,  décidée  à  tout  pour  atteindre  son 
but,  sauf  dans  quelques  grandes  villes  et  dans  certaines  catégories 
spédales  d'ouvriers;  mais  répétée  sans  cesse  dans  les  meetings,  pas- 
gant  de  bouche  e/a  boucbe  comnie  un  mot  d'ordre  et  circulantou- 
vertement  ou  ea  silence  dans  l'Europe  entière,  elle  sera  embrassée 
comme  uo  dogme  par  toutes  les  classes  qui  ont  intérêt  à  la  croire 
vraie,  et  qui  en  attendent  une  amélioration  de  leur  sort. 

La  France  a  été  deux  fois  déjà  profondt^ment  troublée  par  l'ex- 
plosion violente  de  ces  idées,  et  cette  explosion  a  eu  lieu  cbes  elle 
plut6t  qu'ailleurs,  parce  que  le  Françus  si  laisse  entraîner  plus  que 
les  autres  peuples  par  la  logique  abstraite,  parce  qu'il  donne  aux 
idées  plus  de  retentissement,  plus  d'expansion  communicative,  et 
qu'il  veut  en  poursuivre  la  réalisation  immédiate;  mais  ce  n'est  pas 
pour  la  France  que  le  danger  est  le  plus  sérieux.  L'égalité  des  con- 
ditions y  est  très  grande,  et  plus  de  la  moitié  de  la  population  jouit 
d'uae  part  de  la  propriété  foncière  ou  mobilière.  Une  liquidatioa 
sodale,  comme  on  dit  aujourd'hui,  une  coniiscation  de  la  propriété, 
comme  on  disait  dans  les  républiques  antiques,  n'est  pas  à  craindre, 
parce  que  ceux  qui  ont  intérêt  à  défendre  l'ordre  sont  plus  nombreux 
que  ceux  qui  ont  intérêt  à  l'attaquer.  L'égalité  de  fait,  déjà  en  gruide 
partie  réttlisée,  préservera  donc  toujours  la  France  des  tentatives 
d'un  bouleversemeat  entreprises  au  nom  du  principe  de  l'égalité  de 
droit;  mais  en  Angleterre,  où  la  propiiété  est  concentrée  aux  mains 
de  30,000  familles,  où  les  ouvriers  de  la  campagne  sont  exclus  de 
la  possession  du  sol  qu'ils  cultivt;Qt,  où  les  masses  innombrables 
des  ouvriers  de  l'industrie  ont  déclaré  la  guerre  à  leurs  maîtres,  où 
enfin  l'inégalité  éclate  à  tous  ies  yeux,  le  danger  est  plus  grand.  Le 
travailleur  rural  n'est  pas  encore  remué  par  les  aspuations  égalj- 
taires,  les  ouvriers  oe  la  ville  n'ont  pas  l'babitude  des  armes  ni  la 
traditioa  révolutionnaire,  et  la  bourgeoisie,  fortifiée  par  la  lutte  des 
partis  et  par  le  lelf-govemmenl,  saura  se  d^eodre  mieux  qu'ailleurs. 
Seulement,  supposée  que  dans  quelques  années,  quand  tes  idées  de 
réorganisation  sociale  auront  envahi  toute  la  classe  laborieuse,  une 
grande  guerre  éclate,  airétant  le  commerce  et  fermant  les  ateliers  : 
les  cooséqueuces  pourraient  en  être  épouvantables,  car  la  révolu- 

nigiUrrlbyGOOglC 


DBS  FOUIES  DD  «OTirCURGHEin-.  S&6 

ction  sodale  ne  se  concentrerait  pas  dans  la  capitale  ainsi  tja*ea 
France,  elle  se  répandrait  comme  un  incendie  dans  tes  villes  oianu- 
facturières  et  dans  les  campagnes,  et  elle  aurait  un  but  à  poursuivre, 
qui  serait  de  mettre  la  propriété  aux  mains  de  tous. 

En  France,  une  grande  faute  des  gnuvernemens,  que  les  Anglais 
n'ont  pas  commise,  a  été  de  concentrer  la  vie  dans  la  capitale  aux 
■dépens  di  s  provinces;  c'est  pourquoi  les  révolutions  sociales  éclatent  ' 
périodiquement  à  Paris,  Dans  les  grandes  villes,  t'extréme  opulence 
et  l'extrèine  richesse  se  touchent,  se  coudoient  et  se  rencontrent 
parfois  sous  le  même  toit.  On  a  laissé  accumuler  à  Paris  un 
nombre  immense  d'ouvriers  arrachés  aux  bonnes  influences  du  lieu 
natal.  Souvent  sans  lien  de  faftiille,  sans  foyer,  sans  culte,  sans 
appui,  leur  vie  est  dillîcile,  leur  emploi  précair.;,  leur  ignorance 
grande,  leur  moralité  ti-ès  ébranlée;  puis,  dans  leur  sphère  dorée, 
les  oisifs  leur  donnent  le  spectacle  scandaleux  de  liurs  vices,  de 
leurs  prodigalités,  d'une  existence  que  condamnent  et  la  morale 
chrétienne  et  la  science  économique.  Comment  ce  contraste  ne 
provoqûerait-il  pas  un  esprit  de  haine  et  de  révolte?  Le  gouver- 
nement a  enlevé  aux  campagnes  des  millions  employés  à  élever 
des  palais,  des  boulevards,  des  jardins,  des  salles  de  théâtre,  i 
rassenibîer  ainsi  comme  à  plaisir  les  élémens  et  les  prétextes  d'un 
bouleversement  social.  Dans  les  campagnes,  la  vie  est  saine  pour 
le  corps,  saine  pour  l'àme;  elle  est  simple  et  active.  La  dUfô- 
rence  des  conditions  est  adoucie  par  les  relations  personnelles.  Le 
riche  donne  aux  pauvres  de  bons  exemples,  de  bons  conseils,  tout 
au  moins  de  bonnes  paroles.  L'opposition  des  classes  n'est  pas  ab- 
sente, miiis  elle  n'est  pas  exaspérée  jusqu'à  la  fureur,  jusqu'à  la 
rage  destructive.  C'est  aux  champs  que  se  produit  la  principale  ri- 
chesse. I  s  subsistances,  dont  dépend  en  dérmitive  le  bien-être  da 
pays.  Et  cependant  les  gouvememens,  sans  voir  les  dangers  qui  me- 
nacent l'ordre  social,  ont  vidé  les  provinces  d'hommes  et  d'argent 
pour  attirer  dans  la  capitale  les  ouvriers  par  des  travaux  improduc- 
tifs, les  gens  aisés  par  la  concentration  des  pouvoirs  politiques  et 
par  l'attrait  de  tous  les  plaisirs  :  politique  insensée  à  laquelle  11  iaut 
mettre  un  terme  en  donnant  aux  provinces  et  aux  communes  l'ib- 
dépendanc!  administrative  et  la  disposition  des  ressources  qu'elles 
Créent,  et  qu'aujourd'hui  les  grandes  villes  consomment.  Si  1»  dé- 
mocratie se  maintient  en  Suisse,  c'est  parce  qu'elle  est  une  détno- 
■cratie  rurale  sans  grandes  villes. 

in. 

J'ai  essayé  de  montrer  que  la  crise  social^  qui  a  livré  les  démo- 
craties auliques  au.t  mains  du  despotisme  reparaît  dans  nos  démo- 


,  Google 


SM  UTDB  »n  DEC!  MOntBS. 

oaties  modernes  avec  certaJns  tnïts  particuliers  qai  U  rendent 
encore  plus  redoutable.  Dolamment  l'égalité  de  toos  reconnue  par 
le*  l<H5,  par  les  constitatioas  et  par  la  religion,  les  armées  perma- 
nenles  et  l'organisation  de  l' industrie,  du  commerce  et  du  crédit. 
Je  ne  crois  pas  pourtant  que  ceui  qui  veulent  bouleversa'  l'ordre 
actod  puissent  l'emporter.  Les  révolutions  entreprises  au  nom  de 
droits  politiques  ont  souvent  triomphé;  les  révolutions  entreprises 
au  nom  d'intérêts  matériels  ont  toujours  échoué.  Les  jacqueries, 
même  quand  elles  ont  en  lien  contre  d'iniques  privilégies,  ont  été 
étouffées  dans  le  sang.  Cest  que  ceux  qui  se  lèvent,  poussés  par 
des  souffrances  physiques  ou  plutôt  par  des  coDvoiiises,  n'ont  pas 
et  ne  peuvent  avoir  le  degré  d'iofelligence  nécessaire  pour  airîver 
ao  succès.  Au  contraire  ceux  qui  iuvoqufnt  un  droit  sont  mus  par 
dès  idées  abstraites;  ils  peuvent  par  conséquent  avoir  cette  trempe 
de  caractère  et  cette  force  d'esprit  qui  donne  la  victoire  et  pennet 
d'en  organiser  les  résultats.  Néanmoins,  qaoique  les  partisans 
d'une  reconstruction  sociale  soient  destinés  à  être  toujours  vain- 
cns,  leurs  tentatives  seules  et  leurs  menaces  jetterùent  probable- 
ment dans  les  classes  aisées  assez  d'inquiétude  pour  les  pousser 
dans  les  bras  d'un  maître.  II  faut  donc  chercber  le  remède  i  une 
situation  aussi  grave. 

On  invoque  de  toutes  parts  une  compression  impitoyable,  et  l'on 
parle  d'une  sainte-alliance  des  états  européens,  d'une  sorte  de  croi- 
sade dirigée  contre  les  idées  communistes.  Est-on  bien  sûr  de  l'ef- 
flcacité  de  ces  moyens  7  En  Angleterre  au  contraire,  on  vient  d'ac- 
corder de  nouveaux  droits  aux  associations  de  métier,  et  Ml  a  eu 
raison.  La  compression  n'aboutirait  pas,  et  elle  créerait  peut-être 
un  double  danger.  Elle  n'aboutirait  point,  parce  que  les  idées  qu'on 
veut  étouffer  passent  de  bouche  en  bouche,  d'atelier  en  atelier,  de 
pays  en  pays,  sans  qu'on  en  puisse  suivre  la  trace.  Au  moyen  âge,  à 
certains  momens,  elles  se  sont  répandues  dans  toute  l'Europe  occi- 
dentale malgré  l'extrême  difliculté  des  communications.  Aujourd'hui 
ce  n'est  point  par  les  meeting»  ou  les  journaux  que  {'Association 
internationale  a  réuni  ses  nombreux  adeptes.  En  proscrivant  cette 
association,  on  la  transformerait  en  une  société  secrète  dont  le  mys- 
tère augmenterait  l'attrait  et  l'influence'.  Quant  aux  dangers  que 
créerait  la  compression,  les  voici.  Ce  serait  une  déclaration  de 
guerre  aux  ouvriers,  qu'on  traiterait  en  ennemis  en  édîctant  contre 
eux  des  lois  exceptionnelles.  Sans  doute  i!  faut  réprimer  toute  con- 
spiration qui  a  pour  but  l'emploi  de  la  violence;  maïs  peut-on  inter- 
dire aux  travailleurs  de  s'entendre  pour  régler  le  taux  de  leur  sa- 
laire, pour  fonder  des  associations  de  secours  mutuel  ou  des  sociétés 
de  consommation  et  4e  production?  Le  second  danger  serait  qu'en 
empêchant  toute  manifestation  des  idées  qu'on  redoute  on  endormit 

nigiUrrlbyGOOglC 


DES  FOBUES  DU  GOUTESNEIfENT.  357 

la  vigilance  du  ceux  qui  doivent  les  comballre  en  leur  inspirant 
une  fauRSB  sécurité.  Un  mal  existe-t-il  dans  la  société,  il  vaut  mieux 
qu'il  se  révèle  dans  toute  son  intensité.  C'est  de  cette  façon  seule- 
ment qu'on  fait  ce  qu'il  faut  pour  y  obvier.  Les  Français  et  les  An- 
glais ont  suivi  à  cet  égard  deus  méthodes  différentes.  Les  premiers 
ont  toujours  comprimé  la  manifestation  des  idées  anarcbiques,  afîn 
d'en  prévenir  la  contagion;  les  seconds  leur  ont  laissé  toute  lati- 
tude, d'abord  par  respect  pour  la  liberté,  ensuite  pour  esciter  ta 
TÏgUance  de  ceux  qui  étaient  menacés.  Jusqu'à  présent,  la  méthode 
anglaise  de  traiter  ce  genre  de  mal  a  mieux  réussi  que  la  méthode 
française. 

Ceux  qui  ont  peur  ne  seront  pas  très  éloignés  non  plus  d'abdiquer 
tout  droit  aux  mains  de  l'église  ou  de  l'état  :  mauvais  calcul,  égale- 
ment dicté  par  l'imprévoyance.  Sans  doute  il  ne  faut  rien  négliger 
pour  répandre  dans  toutes  les  classes  un  sentiment  religieux,  morali 
raisonnable,  surtout  réglant  tous  les  actes  de  la  vie;  mais  donner  le 
pouvoir  au  clergé  serait  le  sûr  moyen  d'ébranler  ce  sentiment,  déjà 
si  afTaiblt.  Aux  États-Unis,  le  clergé  n'a  aucun  privilège,  aucun  bud- 
get :  il  est  respecté.  Sous  l'ancien  régime  et  sous  la  restauration, 
l'église  était  .une  puissance  :  la  religion  était  en  butte  aux  attaques 
incessantes  des  amis  de  la  liberté.  C'est  inutilement  d'ailleurs  qu'on 
demanderait  au  clergé  d'étoufier  les  idées  égalitaires,  il  n'y  par- 
viendrait pas.  C'est  la  Bible  à  la  main  que  les  paysans  ont  réclamé 
au  xvi''siëcle  l'égalité  des  biens;  les  couvens  donnent  l'exemple  du 
communisme;  enfin  entre  le  prêtre  qui  promettra  à  l'ouvrier  le 
bonheur  dans  l'autre  monde  et  le  démagogue  qui  te  lui  garantira 
dans  celui-ci,  le  choix  ne  saurait  être  douteux.  Ce  n'est  donc  pas  la 
théocratie  qui  sauvera  la  société  actuelle. 

Ce  n'est  pas  davantage  le  despotisme.  Le  despotisme  ne  peut 
nous  donner  le  repos,  car  ce  n'est  pas  un  gouvernement  stable. 
Quoiqu'il  se  proclame  héréditaire,  en  fait  ii  est  presque  toujours 
viager.  Dans  l'empire  romûn,  la  transmission  héréditaire  du  pou- 
'  Torr  est  une  exception.  On  a  défini  le  régime  en  vigueur  en  Russie 
l'absolutisme  tempéré  par  le  régicide.  Lederoier  empire  en  France 
avait  proclamé  à  la  fois  l'hérédité  de  la  couronne  et  la  responsabi- 
lité du  souverain.  Or  ces  deux  principes  s'excluent.  Si  celui  qui 
exerce  le  pouvoir  exécutif  gouverne  par  lui-môme  et  se  rend  ainsi 
responsable  des  actes  du  gouvernement,  il  faut  qu'il  soit  soumis  à 
l'élection  comme  un  président  de  république,  ou  qu'il  puisse  être 
renvoyé  par  une  manifestation  légale  de  la  représentation  du  pays 
comme  un  ministre  constitutionnel,  sinon  on  aura  des  révolutions 
périodiques.  Un  souverain  a-t-il  commis  des  fautes  graves  et  subi 
des  revers  dont  on  peut  le  rendre  responsable  parce  qu'il  sa  est 


,,GoogIc 


358  umz  DES  deux  mondes. 

l'autear,  ou  bien  il  sera  renversé  du  Uiot  par  le  pays  poussé  à 
bout, ou  bien  son  fils  avecU  couronne  bérîlerade  son  impopularité 
et  la  dynastie  oe  prendra  point  raiciae.  Le  despotisme  n'ofTre  donc 
plus  de  DOS  jours  aucune  cbance  de  stabilité.  Il  n'en  a  guère  même 
dans  les  états  asiatiques,  où  les  révolutions  de  palais  iuterrompent 
constamment  la  transmission  héréditaire  du  pouvoir.  (J'est  quand 
le  souverain  est  maitre  absolu  de  la  vie  de  ses  sujets  qu'il  perd 
toute  sécurité  pour  la  sienne. 

La  Bruyère  a  dit,  et  Montesquieu  a  répété,  a  qu'il  ne  faut  ai  art 
ni  science  pour  exercer  la  tyrannie.  »  Cela  est  vrai  tout  au  plus 
dans  des  pays  peuplf^s  de  foules  inertes,  faites  pour  l'esclavage. 
Gela  est  compléiemcnt  faux  dans  des  pays  où  fernit-ute  le  besoin  de 
la  liberté,  et  qui  ont  à  leur  côté  d'autres  nations  libres.  Alors,  pour 
maintenir  le  despotisme,  il  faut  une  habileté  exirénie  et  un  bon- 
heur non  interrompu.  En  dissimulant  l'exercice  du  pouvoir  absolu, 
en  assurant  aux  riches  des  plaisirs,  aux  classes  laboiienses  de  bons 
salaires  et  de  gros  profils,  en  n'ayant  que  des  succès  dans  ses  en- 
treprises, le  rrgime  despotique  peut  se  mainteiiir  même  au  sein 
d'une  nation  trè:i  policée;  mais  si,  harcelé  par  ropjio.-iii.ion  et  obligé 
de  détourner  l'aiL^-ntion  vers  le  dehors,  il  tente  des  aventures  qui 
échouent,  il  est  perdu. 

Dans  les  pays  où  le  despotisme  est  accepté  et  justifié  par  l'état 
arriéré  des  popiihitions,  il  ne  dégrade  pas;  c'est  un  n'gime  naturel, 
conforme  aux  besoins  de  la  société.  Quand  il  s'élahlii  chez  une  na- 
tion éclairée,  il  corrompt  les  âmes,  d'abord  parce  que  ce  régime  est 
contraire  alors  à  la  nature,  ensuite  parce  que  ce  n'est  que  dans 
l'aiïaiblissement  général  des  caractères  et  dans  l'écrasement  com- 
plet des  âmes  (ières  qu'il  peut  trouver  chance  de  durer.  Ainsi  donc, 
dans  notre  monde  occidental,  ou  bien  le  despotisme  sera  un  gou- 
vernement instable,  appuyé  sur  l'aimée  et  soumis  à  des  révolutions 
périodiques,  ou,  s'il  parvient  à  durer,  c'est  qu'il  aura  pu  anéantir 
toute  indéiieodauce  et  avilir  complètement  les  âmes.  Ce  n'est  pas 
là,  j'espère,  l'abri  où  les  sociéti's  modernes  iront  chercher  l'ordre 
et  le  repos.  On  est  ainsi  ramené  vers  les  gouvernemtns  libres,  — 
monarchie  constitutionnelle  ou  république.  —  11  nous  reste  à  exa- 
miner les  avantages  et  les  inconvénieos  que  présente  chacune  de 
ces  formes  de  gouvernement,  et  à  voir  dans  quelles  conditions  elles- 
peuvent  s'établir  et  durer. 

Emile  de  Laveleïe. 


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LE  BUDGET 


ÉCONOMIES    ET    NOUVEAUX    IMPÔTS. 


Noua  ne  coniinencerons  pas  par  faire  la  douloureuse  énumératîon 
des  charges  annuelles  que  les  conséquenres  de  la  guerre  et  de  l'in- 
surrection  vont  faire  peser  sur  les  finances  de  notre  pays.  Tout 
homme  attentif  ans  aiïaires  publiques  s'est  livré  à  ce  triste  calcul 
et  connaît  approximativement  la  vérité;  je  dis  approximativement, 
car  les  uns  ont,  peut-être  par  découragement,  exagéré  l'augmen- 
tation des  dépenses,  et  d'autres,  effrayés  par  l'énormité  des  chif- 
fres, sont  restés  au-dessous  de  la  réalité.  Les  erreurs  ne  pourraient 
pas  aujourd'hui  être  rectifiées,  parce  que  plusieurs  dépenses  ne 
sont  pas  connues  ou  ne  le  sont  que  par  des  évaluations  incertaines, 
et  que  par  conséquent  l'ensemble  ne  peut  pas  être  miisuré  exac- 
tement. M.  Thiers,  dans  son  discours  sur  l'emprunt,  a  estimé  le 
surcroît  de  nos  charges  à  356  raillions,  et  à  55fl  millions  en  y  com- 
prenant 200  millions  d'amortissement.  D'après  les  financiers  les 
plus  pessimistes,  nous  avons  îiesoin  d'environ  600  millions  par  an 
pour  payer  les  intérêts  des  emprunts  contractés  pendant  la  guerre 
et  de  ceux  que  rendront  nécessaires  soit  le  service  de  l'indemnité, 
soit  le  découvert  des  exercices  antérieurs  et  spécialement  celui 
de  l'année  1871.  Ces  déficits  viennent  non  pas  seulement  des  dé- 
penses militaires,  mais  aussi  de  la  diminution  des  recettes.  L'effet 
des  révolutions  n'atteint  ordinairement  que  le  produit  des  impAts 
de  consommation,  et  laisse  entier  celui  des  contributions  directes 
de  répartition.  La  guerre  d'invasion  a  des  conséquences  plus  graves, 
elle  arrête  la  perception  des  impAts  directs  et  indirects  dans  les 
pays  occupés,  et  substitue  l'envahisseur  aux  autorités  du  terri- 
toire envahi;  elle  accable  les  habitans  de  réquisitions  qui  obligent 
le  gouvernement,  après  la  paix,  &  concéder  des  dégrëvemeos  pour 

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S60  BCTDE   DES  DEDX  MORDES. 

l'année  courante.  Partoat,  même  dans  les  provinces  non  occupées, 
elle  restreint  les  dépenses  individuelles,  et  suspend  l'essor  des  taies 
de  consommation;  enlîn  elle  aboutit  à  des  démembremens  qui  en- 
lèvent au  trésor  les  sommes  que  versaient  les  provinces  cédées. 
Si  à  ces  dépenses  extraordinaires  et  k  ces  perles  de  recettes  nous 
ajoutons  le  taux  relativement  élevé  d'intérêt  que  nous  avons  à 
supporter  par  suite  de  l'ébranlement  de  notre  crédit  public,  l'éva- 
luation de  la  somme  que  nous  aurons  à  inscrire  au  budget  ne  paraî- 
tra pas  exagérée.  L'exagération,  s'il  y  en  avait  une,  ne  pourrait 
être  qae  d'une  faible  importance.  Le  problème  consiste  donc  à 
cbercber  les  moyens  de  faire  face  à  une  augmentation  annuelle 
de  600  millions.  > 

I. 

Les  économies  sur  les  dépenses  ne  peuvent  évidemment  donner 
qu'une  petite  partie  de  cette  somme,  et,  quoi  qu'il  en  coûte,  nous 
serons  obligés  de  recourir  à  l'établissement  de  taxes  nouvelles, 
peut-être  aussi,  sous  le  coup  de  la  nécessité,  à  des  impâts  pour 
lesquels  nous  avions  jusqu'à  présent  manifesté  une  invincible  ré- 
pugnance. 

Alors  mente  que  la  suppression  des  emplois  inutiles  ne  procurer 
rait  aucune  diminution  de  dépenses,  il  serût  bon  de  prendre  cette 
mesure,  parce  qu'il  y  a  toujours  avantage  à  simplifier  et  à  écarter 
tout  ce  qui  est  parasite.  11  est  reconnu  que,  dans  plusieurs  admi- 
DistratioDs,  le  nombre  des  employés  a  été  augmenté  souvent  sans 
autre  motif  que  ta  volonté  des  ministres,  qui  profîtûent  les  uns  de 
leur  puissance,  les  autres  de  leur  cbute  pour  placer  des  protégés. 
Assurément  l'esprit  d'opposition  a,  sous  tous  les  régimes,  beaucoup 
exagéré  cet  abus;  mais  sous  ces  déclamations  il  y  a  un  fonds  de  vé- 
rité. Aussi,  sans  estimer  bien  haut  les  ressources  que  nous  pourrions 
tirer  de  ce  cdté,  nous  croyons  qne  la  suppression  des  emplois  inu- 
tiles doit  former  le  premier  article  des  réductions  sur  le  budget 
des  dépenses  (1).  11  serait  dilTicile  de  dire  pour  quelle  somme  cette 
diminution  doit  être  comptée,  car  le  gouvernement  est  seul  en 
mesure  de  déterminer  ce  qui,  dans  les  différens  services,  peut  être 
conservé  ou  doit  être  réformé.  On  vient  de  faire  à  Versailles  une 
expérience  qui  jettera  un  grand  jour  sur  ce  problème.  Lorsque  les 
administrations  centrales  ont  été  transportées  près  de  l'assemblée 
naUonale,  les  employés  n'y  sont  venus  qu'à  peu  près  dans  la  pro- 
portion du  tiers  au  quart;  si  tous  n'ont  pas  été  appelés,  c'est  que  le 

(t)  Le  budget  des  dâp«n>a«  été  étudié  dtna  le  numéro  du  l"  Juillet.  Leidérelop- 
pemens  que  notre  cotUborateur  a  donnéi  k  wa  travail  uoui  pennettent  de  pasaer 
npidement  anr  cette  paitie  d«  notre  aujet. 


,  Google 


iE    BUDGET  RECTIFICATIF.  361 

séjour  à  Versailles  donne  droit  à  une  indemnité  quotidienne,  et  que 
par  des  raisons  d'économie  le  gouvernement  a  voulu  restreindre 
autant  que  possible  le  nombre  de  ceux  qui  recevraient  ce  supplé- 
ment. Nous  sommes  bien  loin  de  penser  que  le  tiers  des  employés 
auffïra  pour  expédier  lus  affaires  lorsque  la  vie  administrative  aura 
repris  son  développement  normal.  L'însulTisance  du  nombre  des  em- 
ployés a  même  quelquefois  gêné  l'expédition  des  atTaires  pendant 
que  les  services  administratifd  étaient  installés  à  Versailles;  m^s,  ù 
les  bureaux  des  miaislères  ne  peuvent  pas  définitivement  être  ré- 
duits à  la  mesure  qu'exceptionnellement  les  circonstances  avaient 
fait  établir,  les  ministres  ont  du  moins  eu  l'occasion  d'étudier  sur 
le  vif  les  besoins  réels  des  services  placés  sous  leurs  ordres  et  pu 
distinguer  ce  qui  est  indispensable  de  ce  qui  est  superflu. 

L'extension  de  la  gratuité  à  certaines  fonctions  aujourd'hui  ré- 
munérées pourrait  être  une  deuxième  source  d'économies.  Cette 
mesure  est-elle,  comme  on  Va  souvent  aflirmé,  inconciliable  avec 
l'esprit  démocratique?  Si  cette  proposition  était  vraie,  il  faudrut 
supprimer  la  gratuité  dans  les  cas  où  elle  existe,  et  notamment  don- 
ner des  traitemens  aux  37,000  maires  et  aux  60,000  adjoints  qui  ad- 
ministrent nos  communes.  Pourquoi  ne  donnerait-on  pas  aussi  des 
jetons  de  présence  aux  membres  des  conseils-généraux,  d'an  ondis- 
sement  et  municipaux?  L'ouvrier  qui  vit  de  son  salaire  ne  pourrit 
pas,  sans  se  condamner  à  la  gène,  accepter  une  position  de  fonc- 
tionnaire sans  traitement.  Aussi  se  garde-t-il  de  la  rechercher,  et  il 
est  assez  raisonnable  pour  ne  point  crier  k  l'inégalité.  La  loi  en  effet 
ne  doit  garantir  que  l'égalité  de  droit,  c'est-à-dire  l'aptitude  légale 
à  remplir  les  emplois  pour  tous  les  citoyens,  à  quelque  catégorie 
sociale  que  le  candidat  appartienne.  L'égalité  des  moyens,  des  res- 
gources,  dâ  la  fortune  pour  se  soutenir  dans  la  recherche  des  fonc- 
tions publiques  n'est  due  à  personne.  Ces  conditions  appartiennent 
&  iégiiliié  de  fait,  que  ni  le  législateur  ni  aucun  pouvoir  humain 
ne  pourrait  maintenir  dans  la  société.  Si  une  fonction  est  gratuite 
ou  mal  rémunérée,  c'est  à  chacun  de  nous,  qu'il  soit  ouvrier  ou 
bourgeois,  à  mesurer  sa  fortune  et  k  calculer  s'il  peut  la  remplir. 
Jusqu'À  présent,  l'esprit  démocratique  ne  s'est  pas  soulevé  contre 
la  gratuité  des  fonctions  de  maire,  d'adjoint,  de  conseiller-général 
ou  municipal;  pourquoi  condamnerait-on  l'extension  de  la  gratuité? 
Les  traitemens  attachés  aux  places  qui  pourraient  être  gratuites  sont 
défendus  surtout  par  des  intéressés  auxquels  l'esprit  démocratique 
importe  peu,  et  qui,  pour  soutenir  les  abus  dont  ils  profitent,  se 
Krvent  d'argumens  d'une  élévation  apparente. 

On  parle  beaucoup  de  décentralisation  et  de  aelf-government, 
mais  peut-être  ne  remarque-t-ou  pas  assez  que  ces  innovations  ne 
peuvent  point  prospérer  dans  un  pays,  si  le  goût  des  fonctions  gra- 

,  Google 


302  ICrCK  DES   DECX  MOTIDCS. 

tuites  n'y  est  pas  répandu.  11  faat  donc  savrâr  avant  tout  ai  en 
France  cet  esprit  de  désintéressement  peut  nattre,  ou  si,  pour  em- 
ployer nn  néologisme  adopté  par  l'usage,  \t  fonctiomnarirme  rétribué 
est  un  mal  sans  remède.  L'occasion  est  excellente  pour  le  recher- 
cher, puisque  les  essiis  de  décentralisation  coïncident  avec  des  be- 
soins d'économie  comme  il  n'y  en  eut  jamais  d'aussi  pressans. 

La  gratuité  une  fois  admise  en  principe,  il  reste  à  déterminer  les 
fonctions  auxquelles  on  peut  l'appliquer.  Éridemmeot  cette  inno- 
vation ne  doit  pas  être  étendue  à  celles  qui  exigent  un  travul  in- 
cessant. Les  deroirs  permanens  et  pénibles  qu'elles  imposent  se- 
raient un  obstacle  au  recmtement  parmi  les  personnes  riches  oa 
seulement  aisées.  On  ne  pent  donc  pas  ne  point  rémunérer  les 
employés  proprement  dits,  c'est-à-dire  les  auxiliaires  qui,  à  des 
degrés  divers,  préparent  des  arrêtés  que  d'autres  signent,  et  tra- 
vaillent obscurément  i  faire  des  actes  dont  ils  n'ont  pas  l'honneur. 
Comme  ils  n'exercent  la  puissance  publiqne  à  aucun  degré,  la  gra- 
tuib^  leur  ferait  subir  des  sacrilices  sans  compensatiMi.  Quelles  sont 
les  conditions  qui  peuvent  assurer  un  recrutement  convenable  des 
fonctions  publiques  non  rétnbuées?  il  faut  d'aborB  que  celui  qui 
s'en  charge  y  trouve  de  la  considération  et  de  la  puissance;  il  faut 
aussi  qu'elles  soient  conciliables  avec  les  habitudes  d'une  vie  oc- 
cupée par  d'autres  soins,  tels  que  l'administration  d'une  fortune 
même  considérable  ou  l'exercice  d'une  profession  lucrative.  Or  ce 
cumul  n'est  guère  possible  que  dans  les  carrières  de  l'admiaistra- 
tion  active,  celles  précLsément  qui  offrent  le  plus  d'analngie  avecles 
fonctions  de  maire,  et  aussi  les  seules  qui  donnent  la  puissance,  la. 
considération,  sans  absorber  entièrement  les  personnes  qui  en  sont 
investies.  De  ce  chef,  l'économie  certes  ne  peut  nous  procurer  de 
grandes  ressources,  et  nous  n'en  parlerions  même  pas  au  point  de 
vue  fmancier,  si  malheureusement  nons  ne  vivions  dans  un  temps 
où  les  plus  petites  réductions  doivent  être  comptées.  C'est  à  ces 
fonctions  seulement  que  les  Anglais  appliquent  la  gratuité.  Le 
shérif,  premier  magistrat  du  comté,  reçoit,  il  est  vrai,  une  in- 
demnité; mais  la  somme  qu'on  lui  alloue  est  Tort  au-dessous  des 
dépensas  qu'entraîne  cette  charge  brillante.  Aussi  a-t-il  fallu  que 
la  loi  ordonn&t  l'acceptation  sous  peine  d'amende  aux  personnes 
désignées  pour  cette  magistratare  dispendieuse.  D'un  autre  côté, 
le  législateur  a  voulu  que  ce  sacrifice  ne  durât  pas  plus  d'une  année 
et  fixé  le  temps  qui  doit  s'écouler  avant  que  la  même  personne  ne 
soit  obligée  d'accepter  de  nouveau  cet  onéreux  honneur.  Les  juges 
de  paix  qui  en  Angleterre  jugent  et  administrent  (car  dans  ce  pays 
la  séparation  des  pouvoirs  judiciaire  et  administratif  n'est  pas, 
comme  chez  nous,  une  maxime  de  droit  public) ,  les  juges  de  paix 
tiennent  des  sessions  dont  le  caractère  mixte  les  fait  ressembler 

nigiUrrlb/GOOglC 


LE  BUDGET   BECTIFICATIF.  363 

taotôt  à  nos  tribunaux  correctionnels  et  tantôt  k  nos  conseils-géné- 
raus.  Ils  sont  choisis  par  la  couronne  parmi  les  grands  proprié- 
taires et  donnent  gratuitement  leur  temps  aux  aflaires  judiciaires  et 
administratives  du  comté.  La  spécialité  des  fonctions  de  la  magis- 
trature ne  permettrait  pas  chez  nous  d'y  appliquer  la  gratuité.  Ea 
Angleterre  même,  la  magistrature  est  rétribuée  lorsqu'elle  remplit 
des  fonctions  purement  judiciaires,  sans  mélange  de  puissance  ad- 
ministrative. 

Est-il  possible  de  réaliser  sur  d'autres  services  des  économies  plus 
importantes?  On  a  souvent,  et  avec  raison,  dit  que  les  budgets  de 
la  guerre  et  de  la  marine  sont  les  seuls  qui  pourraient  fournir  des 
réductions  eflîcaces.  Or  il  est  vraisemblable  que  de  longtemps  nous 
ne  pourrons  rien  demander  au  ministère  de  la  guerre;  alors  même 
que  par  l'adoption  du  principe  du  service  obligatoire,  tel  qu'on  le 
pratique  en  Allemagne  et  eu  Suisse,  nous  parviendrions  à  diminuer 
l'efTectif  sous  les  armes,  nous  serions  obligés  de  m^ntenir  nos 
crédits  parce  que  nous  aurons,  pendant  plusieurs  années,  à  sup- 
porter les  dépenses  que  rendra  nécessaires  la  recomposition  de 
notre  matériel.  Les  désastres  de  la  guene  nous  ont  enlevé  d'im- 
menses approvisionnemens  d'armes,  si  bien  que  presque  toute 
notre  artillerie  est  à  refaire.  Les  dépenses  seront  d'autant  plus  con-  - 
sidérables  que  nous  serons  forcés  d'armer  uu  plus  grand  nombre 
de  soldats,  car,  si  toute  la  nation  est  aimée,  comme  le  conseillent 
les  succès  des  troupes  allemandes,  noua  aurons  à  nous  procurer 
une  plus  grande  quantité  d'armes  et  à  tenir  notre  armement  au 
courant  des  dernières  inventions.  Ainsi  les  réductions  sur  le  per- 
sonnel [en  admettant  qu'on  en  puisse  faire)  seront  employées  à  aug- 
menter les  crédits  pour  le  renouvellemeat  du  matériel.  —  Nous 
pouvons  faire  des  économies  plus  sérieuses  sur  la  marine.  Cette 
partie  de  nos  forces  n'a  pas  souiTert  pendant  la  campagne,  et  les 
réductions  sur  les  dépenses  auront  setilement  pour  effet  de  sus- 
pendre les  développemens  de  nos  flottes.  Aussi  nous  suffirait-il, 
pendant  quelques  années,  de  nous  maintenir  dans  la  bonne  situa- 
tion maritime  que  nous  avons  conservée  au  milieu  de  nos  malbeurs; 
nous  pourrons»  sans  la  compromettre,  modérer  les  crédits  de  ce 
budget,  et  c'est  le  parti  qu'a  pris  le  gouvernement,  car  dans  le  bud- 
get rectificatif  des  dépenses  il  propose  une  réduction  de  70  millions 
sur  la  marine.  Les  autres  services,  par  k  diminution  des  travaux 
publics  extraordinaires,  par  ta  suppression  de  quelques  emploi» 
parasites  et  l'extension  de  la  gratuité  à  quelques  fonctions  aujour- 
d'hui rémunérées,  fourniront  une  trentaine  de  millions.  Là  est,  se- 
lon nous,  la  limite  des  réductions,  et  nous  sommes  convaincu  que 
la  diminuUon  des  dépenses  ne  dépassera  pas  une  cenlaine  de  mil- 
lions. C'est  aussi  l'opinloo.  que  M.  Tlùers  a.  exprimée  i  la  tribune, 

nigiUrrlbyGOOglC 


36A  BETUE   DES  DEOX  MONDES. 

dans  son  discours  sur  l'emprunt,  lorsqu'aprës  avoir  indiqué  le 
chifTie  de  120  millions  il  s'esl  inierronapu  pour  ajouter  sous  une 
forme  dubitative  :  «  C'est  peut-être  beaucoup.  »  Le  surplus,  c'est-à- 
dire  environ  &00  millions,  doit  être  demandé  à  l'augmeotatiou  des 
impôts  anciens  ou  à  la  création  d'impêts  nouveaux. 

H. 

Les  partisans  de  l'impôt  sur  le  revenu  ont  saisi  cette  occasion 
pour  proposer  de  nouveau  leur  système.  Il  est  donc  vrai  que,  par- 
tout où  on  l'établit,  cette  contribution  est  la  ressource  des  mau- 
vais jours  et  la  fille  des  grandes  crises.  L'Angleterre  ne  s'est  ré- 
signée à  la  subir  qu'en  1797,  pendant  la  guerre  de  la  révolution 
française,  et  en  18â2,  après  l'agitation  produite  par  la  ligue  des  cé- 
réales. Encore  ne  l'a-t-ellc  supportée  qu'avec  l'espérance  de  voir  ce 
mal  transitoire  diminuer  peu  à  peu  et  même  disparaître  délinitive- 
ment,  La  France,  si  nous  sommes  obligés  d'y  recourir,  l'acceptera 
aussi  comme  une  conséquence  forcée  de  ses  désastres,  comme  un  re- 
mède douloureux  h  des  soulTrances  extrêmes.  Comme  il  est  presque 
sans  exemple  dans  notre  histoire  financière  qu'une  contribution  dont 
le  produit  est  important  ait  disparu,  quelque  mal  assise  qu'elle  fût, 
réDéchIssons  bien  avant  d'introduire  l'impôt  sur  le  revenu,  et  n'y 
recourons  que  s'il  nous  est  impossible,  sans  ce  moyen,  de  remplir 
DOS  engagemens.  Il  faut  d'autant  plus  y  réfléchir  que  dans  notre 
pays  cet  impôt  se  trouve  en  présence  d'objections  spéciales  qu'il 
n'a  pas  rencontrées  ailleurs.  Nous  n'aurons  pas  en  elîet  de  peine  à 
démontrer  qu'en  France  le  revenu  est  atteint  de  plusieurs  manières. 

La  contribution  foncière  n'est  qu'un  impôt  sur  le  produit  net 
moyen  des  propriétés  bâties  ou  non  bâties,  et  le  trésor  reçoit  de 
ce  côté  environ  170  millions.  C'est  moins  qu'il  ne  recevait  en  1791, 
car  le  principal  fut,  à  l'origine,  fixé  à  240  millions.  La  réduction 
s'explique  par  la  création  postérieure  de  taxes  de  consommation 
et  de  droits  de  mutation  dont  l'incidence  réfléchissait  sur  les  pro- 
priétaires du  sol.  Malgré  cette  diminution,  la  contribution  foncière 
est  dans  certaines  communes  égale  au  cinquième  du  revenu,  et 
toute  addition  serait  extrêmement  onéreuse.  Un  impôt  de  5  pour 
100  sur  le  revenu  porterait  la  charge  à  25  pour  100  ou  au  quart. 
Il  est  vrai  que,  dans  beaucoup  d'autres  communes,  l'impôt  fon- 
der est  plus  léger,  et  descend  jusqu'au  dîx-septième  du  revenu. 
Est-ce  une  raison  pour  écraser  par  une  augmentation  les  contrées 
qui  sont  surtaxées?  —  La  contribution  personnelle -mobilière  est- 
elle  autre  chose  qu'un  income-Uix  sur  la  valeur  locative  de  l'habi- 
tation? C'est  même  un  impôt  général  sur  les  revenus  de  toute  es- 
pèce, et  on  lut  8,  bien  à  tort,  donné  la  qualification  de  mobilier,  car 


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LE    BUDGET   RECTIFICATIF.  365 

nous  le  payons,  que  nos  rentes  viennent  du  so),  d'inscriptions  sur 
le  grand-livre,  de  créances  soit  hypothécaires,  soit  chirographaires, 
ou  de  l'exercice  d'une  profession.  Les  agens  du  fisc  s'inquiètent 
peu  de  savoir  si  nous  nous  acquittons  envers  notre  propriétaire  avec 
de  l'argent  envoyé  par  des  fermiers  ou  avec  des  coupons  déta- 
chés d'actions  et  d'obligations.  Les  mêmes  observations  sont  vraies 
de  la  contribution  des  portes  et  fenêtres,  avec  cette  particularité 
qu'il  est  didiciie  de  déterminer  si  c'est  le  propriétaire  ou  le  locauire 
qui  ta  paie.  Le  premier  en  fait  l'avance  au  trésor,  mais  la  loi  lui 
accorde  un  recours  contre  le  second,  et  celui-ci  cherche  à  se  dé- 
fendre par  les  clauses  du  bail  contre  cette  action  rôcursoire.  Quoi 
qu'il  en  soit,  c'est  le  revenu  de  l'un  ou  de  l'autre  qui  supporte  cette 
charge.  Les  patentes  atteignent  les  profits  ou  honoraires  des  pro- 
fessions tant  commerciales  que  non  commerciales,  —  par  un  droit 
fixe  qui  varie  suivant  la  nature  de  ta  profession  et  la  population 
de  la  ville,  —  par  un  droit  proporlionnel  d'après  l'importance  des 
alTaires  présumée  suivant  la  valeur  locative  de  l'habitation  et  des 
locaux  affectés  à  l'exercice  de  la  profession.  Ainsi  toutes  nos  con- 
tributions directes  de  répartition  ou  de  quotité  sont  assises  sur  le 
revenu  tantôt  directement  évalué,  comme  en  matière  d'impôt  fon- 
cier, tantôt  présumé  d'après  des  signes  extérieurs,  ce  qui  a  lieu 
pour  les  impôts  mobilier,  des  portes  et  fenêtres  et  des  patentes. 
Aucune  n'a  pour  base  le  capital,  de  sorte  que  des  valeurs  considé- 
rables, qui  constituent  des  fortunes  importantes,  sont  presque 
affranchies  des  cbaiges  puUiques.  Ainsi  les  collections  de  tableaux 
ne  contribuent  pas  pour  la  part  la  plus  faible  aux  receltes  du  tré- 
sor, et  il  en  est  de  même  des  terrains  ou  emplacemens  qui,  dans  les 
grandes  villes  où  on  peut  les  vendre  au  mètre,  sont  uniquement  im- 
posés comme  terres  arables  de  première  qualité,  quoique  souvent 
ces  biens  constituent  des  patrimoines  à  chiffrer  par  millions. 

Le  terrain  n'est  donc  pas  libre  chez  nous  pour  établir  un  impôt 
sur  le  revenu.  Nous  ne  pourrions  que  greffer  ce  nouvel  impôt  sur 
d'autres  impôts,  ce  qui  augmenterait  la  bigarrure  déjà  grande  de 
notre  système  financier.  Quand  les  Anglais  l'ont  adopté,  ils  se  trou- 
vaient en  présence  d'un  impôt  foncier  presque  nul  (le  produit  en 
était  de  30  millions  de  francs)  et  d'une  taxe  sur  les  fenëties  qui  ne 
tarda  point  à  disparaître  des  ressources  de  l'échiquier.  Les  taxes 
locales  n'y  faisaient  pas  obstacle;  d'abord  ces  contributions  ne  pro- 
fitaient pas  au  trésor  public,  et  correspondaient  d'ailleurs  à  des  dé- 
penses déterminées  du  comté  ou  de  la  paroisse,  à  peu  près  comme 
nos  centimes  spéciaux  pour  les  chemins  vicinaux,  le  cadastre  et 
l'instruction  primaire.  Nous  comprendrions,  sans  le  conseiller  ce- 
pendant, que,  dans  une  période  de  calme  eX  de  prospérité,  on  pro- 
posât de  remplacer  toutes  les  contributions  directes  par  un  impdt 

nigiUrrlbyGOOglC 


369  EETQX  DES  QEin  MONDES. 

général  sui  le  revenu,  assis  d'après  la  déclaration  des  pallies  etcon- 
trAIé  par  une  commission  ;  mais  en  sommes-nous  W  et  pouvons- nous, 
dans  la  crise  que  nous  traversons,  bouleverser  tout  notre  système 
financier,  abandonner  des  recettes  connues  pour  courir  après  des 
résultats  incertains,  renoncer  à  des  taxes  que  perçoivent  des  agens 
exercés  et  auxquelles  nos  habitudes  sont  li^onnëes,  pour  une  tnuo- 
vation  qui  dérouterait  le  personnel  des  finances  et  ferait  violence  i 
nos  coutumes?  Personne  encore  n'a  mis  en  avant  ce  projet  radical, 
et  les  promoteurs  de  cette  imitation  anglaise  se  sont  bornés  à,  pro- 
poser un  impôt  supplémentaire.  Pour  ie  propriétaire  foncier  et  le 
commerçant  patenté,  la  mesure  équivaudrait  à  une  addition  de  cen- 
times qui  dépasserait  peut-être  le  chiffre  des  45  centimes  de  1848; 
on  pourrit  même  soutenir  que  les  centimes  additionnels  seraient 
préférables,  puisque  la  perception  n'exigerait  ni  agens  nouveaux, 
ni  changement  dans  tes  procédés  de  l'assiette  et  du  recouvrement. 
n  est  vrai  que,  par  les  centimes  additionnels,  nous  n'atteindrions 
pas  le  revenu  des  capitaux  mobiliers;  mais  cette  observation  con- 
duit &  dire  que,  si  nous  ne  voulons  pas  faire  de  doubles  emplois 
avec  les  impôts  déji  existans,  l'impôt  sur  le  revenu  doit,  chez  nous, 
Être  limité  aux  capitaux  mubiliers.  Le  projet  se  rapprocherait  alors 
beaucoup  de  la  proposition  qui  a  souvent  été  faite  de  taxer  les  va- 
leurs mobilières. 

Il  existe  cependant  une  différence  sensible  entre  les  deux  idées. 
L'impôt  sur  les  valeurs  mobilières  atteindrait  chaque  action,  obli- 
gation, rente  ou  créance,  et  cette  imposition  aurait  pour  résultat 
de  déprécier  immédiatement  le  titre  d'une  somme  égale  au  capital 
dont  la  taxe  représcoterait  la  rente,  Si  100  francs  de  4  1/2  va- 
lent 1,820  francs  au  taux  de  82  francs,  ils  ne  vaudraient  plus  que 
i,800  francs  le  lendemain  du  jour  où  on  les  grèverait  d'une  taxe  de 
1  pour  100,  La  charge  serait  donc  supportée  par  le  propriétaire 
actuel,  qui,  au  moyen  d'une  perte  sur  le  capital,  paierait  pour  tous 
les  porteurs  qui  se  succéderont.  A  la  vérité,  on  en  pourrait  dire  au- 
tant des  surcharges  sur  la  propriété  foncière  ;  mais  les  mouvemens 
dans  les  prix  des  terres  sont  plus  lents  que  ceux  des  valeurs  de 
Bourse,  de  sorte  que  les  additions  aux  contributions  foncières  se 
répartissent  mieux  enfre  les  propriétaires  successifs  en  cas  de  vente 
et  de  revente.  D'un  autre  côté,  si  le  bien  reste  dans  la  famille,  le 
propriétidre  retrouve,  p-ar  la  marche  progressive  du  prix  des  terres 
relativement  à  l'argent,  la  compensation  à  la  moins-value  momen- 
tanée de  son  immeuble.  Un  impôt  sur  le  revenu  des  capitaux  mobi- 
liers n'aurMt  pas  les  mêmes  conséquences  qu'un  impôt  sur  les  va- 
leurs mobilières,  parce  qu'il  na  portenût  pas  sur  tel  ou  tel  titre 
déterminé.  Le  conti-ibuable  ferait  une  déclaration  générale  de  son 
revenu  sans  avoir  k  faire  connaître  ni  te  nombre,  ni  les  numéros, 

nigiUrrlbyGOOglC 


LE  BDDGET  BECTIFICÀTtr.  S67 

ni  U  qualité  des  valeurs  dont  il  est  propriétaire,  et  dès  lors  per- 
sonne ne  pourrait  dire  de  quelle  somme  est  grevée  annuellement 
une  action  ou  une  obligation.  £a  elTet,  le  revenu  aurait  été  di^laré 
en  bloc  pour  un  total  Ibroié  avec  des  élémens  fort  divers,  avec  les 
intérêts  de  créances  sur  particuliers  et  les  coupons  de  rentes  ou 
obligations  de  l'étai,  des  villes  et  des  compagnies.  Comment  en  ce 
cas  déterminer  la  part  pour  laquelle  chaque  litre  entre  dans  le  total 
de  la  taxe?  Entre  l'impôt  sur  le  revenu  mobilier  et  l'impôt  sur  les 
valeurs  mobilières,  il  y  a  plus  qu'une  nuance,  il  y  a  une  différence 
profonde  qui  se  mesure  par  les  effets. 

Si  donc  jamais  l'impôt  sur  le  revenu  entre  dans  notre  législation, 
il  faudra  ou  qu'on  remplace  les  contributions  directes  actuellement 
existantes  par  un  impôt  général  sur  le  revenu,  ou  que  la  taxe  nou- 
velle soit  limitée  au  revenu  des  capitaux  mobiliers.  Autrement  on 
tirerait  deux  ou  trois  moulures  du  même  sac.  lUéme  ainsi  restreinte, 
l'innovation  donnerait  encore  prise  à  la  plupart  des  objections  qu'on 
élève  contre  l'impôt  général  du  revenu  et  spécialement  à  celles  qui 
touchent  aux  difficultés  de  l'assiette. 

L'obstacle  principal  à  l'impôt  sur  le  revenu  tient  aux  facilités 
qu'auront  les  contribuables  pour  dissimuler  uns  partie  de  leurs 
richesses.  Jusqu'à  présent,  nos  lois  n'ont  frappé  que  les  revenus  os- 
tensibles, et  se  sont  bornées,  pour  ceux  qui  se  cachent,  à  les  saisir 
en  vertu  de  présomptions  fondées  sur  des  signes  ap|>ftrens.  Si  on 
veut  atteindre  directement  le  revenu  des  capitaux  mobilers,  il  fau- 
dra de  toute  nécessité  demander  la  déclaration  des  parties  ûiiéres- 
sées.  De  deux  choses  l'une  :  ou  cette  déclaration  sera  contrôlée,  ou 
on  l'acceptera  sans  examen.  A  défaut  de  contrôle,  la  fraude  annu- 
lera le  produit  de  l'impôt,  et  si  on  fait  la  vérification,  les  agena 
du  fisc  mettront  la  main  sur  les  affaires  les  plus  secrètes  des  con- 
tribuables. Celui-ci,  pour  cacher  une  position  gênée,  déclarera  des 
revenus  qu'il  n'a  pas.  Le  contrôlera-t-on  pour  le  réduire?  Celui-U 
fera  des  déclarations  iosuflisantes  et  résistera,  ne  serait-ce  que 
pour  lasser  les  agens  du  fisc  et  arriver  en  bataiilanL  à  consommer 
sa  fraude.  Ces  difQcuUés  seraient  d'autant  plus  grandes  chez  nous 
qae  nous  croyons  avoir  démontré  la  nécessité  de  restreindre  l'im- 
pôt sur  le  revenu  aux  valeurs  mobilières,  c'est-à-dire  à  une  ma- 
tière dont  la  dissimulation  est  aisée.  En  Angleterre,  la  contribution 
atteint  à  la  fois  les  biens  apparens  et  les  richesses  qu'il  est  facile 
de  cacher,  de  sorte  que  '.&  difficulté  ne  porte  que  sur  une  partie  de 
la  matière  imposable.  D'ailleurs  le  produit  de  l'impôt  est  considé- 
rable, et  l'efficacité  financière  en  diminue  le  caractère  vexatoire. 
En  France,  on  ne  pourrait  imposer,  —  équitablement  du  moins,  -~ 
que  la  richesse  prompte  à  fuir,  et,  comme  le  produit  serait  relati- 
vement faible,  les  vexations  inséparables  de  cette  taxe  paraîtraient 

nigiUrrlbyGOOglC 


36S  RETDE  DES  DEDX  MONDES. 

d'autant  plus  douloureuses  aux  cîtoyeus.  Il  est  du  reste  probable 
que  nous  pousserions  l'imltalion  jusqu'au  bout,  et  que  de  même 
qu'en  Angleterre  nous  exempterions  les  revenus  au-dessous  d'un 
chiffre  déterminé.  Sans  aller  jusqu'au  chiffre  de  3,750  fr.,  adopté 
d'aboi'd  par  la  loi  anglaise,  nous  n'imposerions  que  les  revenus  au- 
dessus  de  1,200  francs;  mais  cette  dispense  nécessaire  enlèverait  au 
trésor  public  une  grande  partie  des  recettes,  car  les  fortunes  sont 
■tellement  divisées  chez  nous  que  les  rentes  de  1,200  francs  forment 
la  masse  la  plus  considérable  de  la  richesse  du  pays. 

Deux  députés,  MM.  Houssard  et  Louis  Pas^y,  ont  fait  à  l'assem- 
blée nationale  la  proposition  de  supprimer  l'impôt  mobilier  pour  y 
substituer  un  impôt  de  quotité  fixé  au  vingtième  du  revenu  des  ca- 
pitaux mobiliers,  dont  ils  estiment  que  le  produit  atteindrait  la 
somme  de  116  millions.  It  en  résulterait  une  augmentation  de  re- 
cettes de  60  millions  environ.  Ce  serait  à  notre  avis  moins  un  imp6t 
sur  le  revenu  qu'une  taxe  sur  les  valeurs  mobilières,  car  la  charge 
pëseraitsur  chaque  titre  déterminé  par  sa  nature  et  son  numéro,  ce 
qui  aurait  pour  conséquence  de  déprécier  iustantanémeoi  la  valeur 
en  capital  des  actions,  obligations  ou  créances;  nous  avons  en  effet 
démontré  que  le  .caractère  distinctif  de  l'impôt  sur  le  revenu  lient  à 
la  déclaration  faite  en  bloc,  et  que  le  droit  sur  les  valeurs  mobi- 
lières frappe  chaque  titre  déterminé.  Les  mêmes  observations  s'ap- 
pliquent au  projet  de  M.  Flottard,  qui  propose  de  soumettre  le  paie- 
ment des  coupons  et  intérêts  des  actions,  obligations  on  créances  à 
l'emploi  d'un  bordereau  revêtu  d'un  timbre  pnipoitionnel  et  appelé 
timbre-quittance.  Seulement  la  taxe  de  M.  Flottard  ne  serait  pas 
aussi  élevée  que  celle  de  MM.  lioussard  et  Passy  (3  pour  100  au  lieu 
de  5  pour  100);  mais,  dans  les  deux  projets,  chaque  titre  serait  grevé 
d'une  taxe  qui  aurait  pour  conséquence  de  faire  baisser  du  jour  au 
lendemain  la  cote  de  la  Bourse.  Il  faudrait,  pour  lui  donner  un  nom 
approprié  à  sa  nature,  l'appeler  impôt  sur  le  capital  et  non  impôt 
sur  le  revenu.  Ajoutons  que  ces  contributions  n'atteindraient  pas 
une  quantité  considérable  de  matière  imposable.  D'abord  les  rentes 
sur  l'état  seraient  épargnées  en  vertu  d'une  disposition  expresse, 
et  il  faut  reconnaître  que  cette  dispense  serait  conforme  aux  prin- 
cipes. Serait-il  équitable  qu'en  vertu  des  pouvoii-s  iuhérensà  la  sou- 
veraineté l'état  pût  retirer  le  lendemain  une  part  de  ce  qu'il  avait 
promis  la  veille  comme  partie  coutraclanteî  La  réduction  serait 
d'ailleurs  non-seulement  injuste,  mais  impolitique,  parce  qu'il  en 
résulterait  une  atteinte  funeste  au  crédit  public  dans  un  temps  où 
le  crédit  est  la  dernière  ressource  du  pays.  Des  moyens  variés  par- 
viendraient aussi  à  soustraire  les  créances  chirographaires,  et  la 
crainte  d'une  amende  môme  égale  au  quintuple  du  droit  ne  pré- 
viendrait pas  la  fraude,  car  le  contiûbuable  espère  échapper  à  la 

nigiUrrlbyGOOglC 


LE  BUDGET  hectificatif.  369 

surtaxe  qui  n'est  qu'un  mal  éventuel,  et  préfère  (c'est  ua  fait  dont 
l'observation  est  constante)  s'exposer  &  ce  péril,  dont  la  réalisation 
est  douteuse,  plutôt  que  de  supporter  l'impôt,  mal  immédiat  et  cer- 
tain. Ces  objections  expliquent  que  le  gouvernement  ait  reculé  de- 
vant cette  innovation  et  mieux  aimé  recourir  aux  augmentalions 
des  contributions  indirectes. 

m. 

Le  ministre  des  finances  a  procédé  moins  par  création  d'impôts 
nouveaux  que  par  augmentation  des  anciens,  toutes  les  fois  qu'une 
surtaxe  lui  a  paru  être  supportable.  Il  propose  cependant  de  taxer 
les  papiers  et  les  allumettes,  dont  la  fabrication  avait  jusqu'à  présent 
été  franche  d'impôts,  et  de  soumettre  à  un  droit  d'enregistrement 
proportionnel  les  contrats  d'assurance,  qui  ne  payaient  qu'un  droit 
fixe;  mais  la  plus  grande  partie  des  sommes  dont  le  trésor  a  besoin 
est  demandée  par  le  budget  rectifié  soit  à  l'augmentation  ou  au  ré- 
tablissement des  taxes  anciennes,  soit  à  la  répression  des  fraudes 
qui  réduisent  le  prodoit  des  contributions,  surtout  celui  des  droits 
de  timbre  et  d'enregistrement. 

La  fraude  la  plus  fréquente  est  celle  qui  consiste  à  dissimuler 
une  paitJe  du  prix  en  matière  de  vente  d'immeubles.  Aujourd'hui 
l'administration,  pour  faire  la  guerre  à  cette  fraude,  n'a  pas  d'autre 
moyen'que  de  requérir  l'expertise  des  biens  vendus;  mais  elle  ne 
fait  de  procès  que  s'il  s'agit  d'un  Écart  considérable,  et  presque 
toujours  le  prix  apparent  est  fixé  de  manière  qu'il  y  aurait  témérité 
à  le  contester,  La  crainte  des  amendes  et  du  double  droit  ne  suffit 
pas  pour  assurer  la  sincérité  des  déclarations,  parce  que  la  prime 
de  la  dissimulation  est  forte  quand  il  s'agît  d'un  droit  aussi  élevé 
que  celui  dont  les  mutations  immobilières  sont  grevées  (5  francs 
&0  cent,  en  principal  et  6  francs  60  cent,  avec  les  deux  décimes  de 
guerre).  Les  moyens  que  le  projet  de  budget  propose  sont  rudes 
et  d'une  efficacité  assurée.  Si  le  prix  entier  est  dû,  le  vendeur 
n'aura  d'action  en  justice  que  pour  la  somme  portée  à  l'acte.  Si  la 
somme  entière  ou  seulement  la  part  dissimulée  a  été  payée  comptant, 
l'acquéreur  aura  le  droit  de  réclamer  au  vendeur,  pendant  une 
longue  période  de  temps,  tout  ce  qui  excédera  les  éoonciations  de 
la  vente.  Il  est  sûr  que,  sous  les  coups  de  cette  menace,  dont  les  . 
effets  seraient  à  redouter  pendant  trente  ou  au  moins  pendant  dix 
ans,  le  vendeur  ne  consentira  pas  à  se  faire  le  complice  du  men- 
songe. Cette  idée  n'est  pas  nouvelle,  car  déjà  en  1863  elle  avait  été 
introduite  dans  un  projet  de  loi  sur  la  matière,  et  on  la  retrouve 
dans  un  autre  projet  qui  fut  en  1869  soumis  au  corps  législatif. 


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370  RETOB  DES  DEOX  UOKDES. 

C'est  d'ailleurs  une  imitation  de  ce  qui  a  été  décidé  par  une  joris- 
pradeuce  aujourd'hui  bien  fixée  sur  la  cession  des  oUtces.  Comme 
la  dissimulation  du  prix  des  charges  trausmissibles  a  pour  consé- 
quence de  soustraire  les  traités  à  l'examen  de  la  chancellerie,  les 
tribunaux  y  Yoient  une  entreprise  contraire  à  l'ordre  public.  Aussi 
le  vendeur  est-il  non-seulement  privé  d'action  pour  les  sommes 
non  déclarées,  mais  exposé  à  la  répétition  de  ce  qu'il  a  indûment 
reçu.  Si  on  n'avait  pas  assuré  le  contrôle  par  ce  moyen  énergique, 
les  oITiciers  ministériels  auraient  continué  à  payer  ces  prix  exor- 
bitans  qui  trop  souvent  ont  été  le  prélude  et  la  cause  de  chutes 
désastreuses.  Un  motif  d'ordre  public  justiûe  la  dispo!«ttion  qui  ac- 
corde la  répétition  à  l'acquéreur,  bien  que  celui-ci  soit  peu  digne 
d'intérêt  lorsqu'il  profite  de  la  rigueur  du  droit  pour  ne  pas  tenir 
sa  parole.  Un  intérêt  fiscal  est-il  suflisant  pour  étendre  des  dispo- 
siUons  qui  sont  une  véritable  récompense  de  la  mauvaise  foi?  Quel- 
ques voix  dans  la  commission  du  budget  se  sont  élevées  contre  cette 
innovation,  la  traitant  d'immorale,  et  demandant  qu'on  n'introduisit 
pas  dans  nos  lois  cette  semence  de  corruption.  Suivant  nous,  la  me- 
sure sera  tellement  efficace  que  les  effets  démoralisateurs  n'en  sont 
pas  à  redouter.  Le  vendeur  ne  s'exposera  point  à  l'action  en  répéti- 
tion, parce  que,  n'étant  pas  chargé  de  payer  les  droits  de  vente,  il 
n'aura  pas  d'intérêt  à  se  faire  le  complice  de  l'acheteur  contre 
le  trésor.  Si  la  disposition  proposée  est,  comme  on  le  lui  reproche, 
entachée  d'immoralité,  le  remède  est  dans  l'efhcacité  de  la  répres- 
sion, parce  qu'elle  est  tellement  sévère  qu'il  n'y  aura  jamais  lieu  à 
l'appliquer.  Le  vendeur  serait  d'ailleurs  mal  fondé  à  se  plaindre, 
parce  qu'il  lui  est  facile  d'éviter  le  recours  en  exigennt  la  déclara- 
tion de  tout  le  prix.  Ce  qu'on  pourrait  avec  plus  de  fondement  re- 
procher à  cette  disposition,  c'est  d'être  excessive,  car  peut-être  au- 
rait-it  suffi,  pour  prévenir  tout  concert  frauduleux  entre  les  parties 
contractantes,  de  les  condamner  toutes  deux  à  une  forte  amende. 
Cette  appréhension  suffirait  probablement  pour  empêcher  le  ven- 
deur de  concourir  à  une  dissimulation  où  il  n'a  aucun  intérêt.  Le 
ministre  a  sans  doute  craint  que  les  parties  ne  s'entendissent  pour 
se  partager  le  bénéfice  de  la  fraude,  et  que  cet  appât  n'enlev&t  à  la 
sanction  par  les  amendes  et  le  double  droit  une  grande  part  d'ellica- 
cit^.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  gouvernement  espère  que  de  ce  côté,  sans 
augmentation  des  tarifs  et  par  l'effet  de  la  sincère  application  de  la 
loi  sur  l'enregistrement,  nous  obtiendrons  environ  16  millions.  Dans 
ce  total  est  compris  le  produit  de  l'enregistrement  des  baux.  Ce 
droit,  qui  n'est  exigible  actuellement  que  sur  les  baux  écrits,  serait, 
d'après  le  projet  de  loi,  dû  pour  les  baux,  même  verbaux,  toutes  les 
fois  que  par  des  mentions  dans  les  actes  ou  par  l'inscription  au  rôle 
des  contributions  directes  l'administration  en  prouverait  l'existence, 

nigiUrrlbyGOOglC 


LE   BDDfilT  UCIinCATIF.  371 

On  antre  article  du  projet  a  pour  but  de  combattre  les  fraudes 
auxquelles  a  donné  Heu  l'ouverture  de  crédit.  D'après  une  jurispru- 
dence qui  a  prévalu,  l'acte  où  est  constituée  l'hypothèque  qui  ga- 
rantit l'opération  n'est  pas  taxé  au  droit  proportionnel  d'obligation 
(1  pour  100);  ce  droit  n'est  exigible  qfu'à  la  réalisation,  c'est-à- 
dire  au  moment  où  le  créditeur  verse  les  sommes  entre  les  mains 
du  crédité.  Or  presque  dans  tous  les  cas  il  est  impossible  de  prou- 
ver ces  versemens,  car  le  prêteur  se  contente  de  simples  billets 
non  enregistrés  parce  que  l'ensemble  de  l'opération  est  garanti 
par  une  hypothèque.  Partant  de  cette  idée  qu'ordinairement  les 
crédits  sont  réalisés  jusqu'à  concurrence  de  moitié,  le  ministre  pro- 
pose de  percevoir  50  cent,  pour  100  au  moment  de  l'acte,  sauf  à 
exiger  le  surplus,  si  la  réalisation  est  pins  tard  prouvée.  La  première 
partie  du  droit  proportionnel  serait  d'ailleurs  définitivement  ac- 
quise, alors  même  que  le  crédit  ne  serait  pas  utilisé,  car  c'est  un 
principe  en  cette  matière  que  les  droits  légalement  perçus  ne  sont 
pas  restituables. 

Nous  ne  trouvons  pas  dans  le  projet  une  innovation  qui,  en 
1869,  avait  ét(5  proposée  au  conseil  d'état.  11  s'agissait  de  substi- 
tuer, pour  l'assiette  des  droits  de  mutation  par  décè?,  la  valeur  vé- 
nale à  la  valeur  capitalisée  d'après  le  revenu  multiplié  vingt  fois.  Au 
premier  abord,  on  ne  s'explique  pas  cette  différence  entre. la  vente 
et  la  succession.  Pourquoi  dans  un  cas  perçoit-on  sur  la  valeur 
vénale,  tandis  que  dans  l'autre  on  prend  le  revenu  multiplié  par 
vingt,  différence  considérable  qui  diminue  de  moitié  le  produit  du 
droit  sur  les  transmissions  par  décès?  Si  on  adoptait  la  valeur  vé- 
nale dans  les  deux  cas,  le  droit  de  succession  serait  doublé  dans  les 
campagnes  et  un  peu  diminué  dans  les  villes,  où  les  maisons  rap- 
portent plus  de  5  pour  100.  Il  est  facile  de  comprendre  que  le  gou- 
vernement ait  reculé  devant  une  disposition  qui  aurait  pour  consé- 
quence de  faire  peser  sur  les  biens  ruraux  une  charge  exorbitante 
et  de  dégrever  les  propriétés  les  plus  productives.  Les  héritiers  on 
légataires  d'ailleurs  doivent  les  droits  sur  l'actif  brut  de  la  suc- 
cession, sans  déduction  des  dettes,  ou,  pour  employer  le  mot  tech- 
nique, sans  dislraclioH  de*  charges.  L'acheteur  au  contraire  ne  pwe 
que  sur  le  prix  net,  ce  qui  explique  suffisamment  pourquoi  le  tarif 
est  plus  élevé  quand  il  s'agit  d'une  vente  qu'en  matière  de  suc- 
cession. 

Le  projet  de  budget  ménage  le  commerce  en  même  temps  que 
les  propriétaires  fonciers.  On  n'y  voit  point  figurer  en  effet  d'aug- 
mentation sur  le  timbre  proportionnel  des  effets  de  commerce. 
L'administr.ition  cependant  aurait  trouvé  là  une  ressource  considé- 
rable et  dont  la  charge  serait  peu  sensible,  car  le  tarif  en  vigueur 
n'est  pas  élevé,  et  on  pourrait,  selon  nous,  le  doubler  sans  que  la 

■       nigiUrrlbyGOOglC 


372  BETUE  DES   DEUX  MONDES. 

surtaxe  parût  trop  lourde  aux  cootribuables.  Quel  souscripteur  d'un 
effet  de  100,  200  ou  300  francs  s'apercevra  qu'on  lui  demande  10 
ou  15  ou  20  centimes  au  lieu  de  &  ou  10  centimes?  Jamais  taxe  ne 
satisferait  mieux  à  XaneHhfsie  de  l'impôt,  et  cependant  cette  me- 
sure procurerait,  sans  faire  crier  les  imposés,  une  vingtaine  de  mil- 
lions au  trésor. 

Quant  au  timbre  sur  les  journaux  et  écrits  périodiques,  le  projet 
propose  de  remettre  en  vigueur  la  loi  de  1860.  On  reprendrait  donc 
la  distinction  eatre  les  journaux  avec  feuilleton  et  les  journaux  sans 
feuilleton.  Les  premiers  seraient  soumis  à  une  surtaxe  de  1  centime 
par  feuille  (3  centimes  par  feuille  pour  les  premiers  et  5  centimes  par 
feuille  pour  les  seconds).  Ces  droits  sont  assurément  élevés,  si  on 
les  compare  an  régime  de  complète  exemption  sous  lequel  vit  au- 
jourd'hui la  presse,  mais  modérés  par  rapport  aux  droits  qui  la  gre- 
vaient avant  le  décret  abolitif  du  timbre.  La  question  du  reste  sera 
reprise  lorsque  le  rétablissement  du  calme  permettra  de  discuter 
une  loi  organique  de  la  presse.  Aujourd'hui  le  retour,  à  titre  de 
mesure  provisoire,  à  une  loi  qu'avait  adoptée  une  assemblée  libé- 
rale sous  la  constitution  de  ISAS,  nous  paraît  être  la  mesure  la 
mieux  appropriée  aux  circonstances,  puisque  le  temps  manquait 
pour  réviser  la  législation.  Nous  devons  cependant  faire  remarquer 
que  la  taxe  de  1850  est  aggravée  parce  qu'elle  s'ajoute  à  l'impôt 
sur  le  papier.  L'exposé  des  motifs  évalue  à  environ  8  millions  le  pro- 
duit du  timbre  sur  lus  journaux.  C'est  presque  un  dixième  de  ce  que 
doivent  donner  les  surtaxes  de  timbre  et  d'enregistrement  dont  le 
gouvernement  attend  une  somme  d'environ  00  millions.  Sur  ce  to- 
tal, il  faut  s'attendre  à  quelques  mécomptes,  car  les  produits  de 
plusieurs  articles  sont  d'une  évaluation  dillicile.  L'élément  dont  le 
résultat  est  le  plus  sûr,  c'est  assurément  le  deuxième  décime  addi- 
tionnel que  le  projet  propose  d'ajouter  à  tous  les  droits  sans  ex- 
ception psrçus  par  l'administration  du  timbre  et  de  l'enregistre- 
ment; le  rendement  en  est  évalué  à  environ  31  millions.  La  qualité 
de  taxe  additionnelle  permet  d'en  apprécier  le  produit  avec  certi- 
tude, parce  que  les  calculs  sont  établis  sur  un  principal  connu. 

Le  projet  demande  aussi  beaucoup  aux  contributions  indirectes, 
et  spécialement  aux  taxes  sur  les  boissons.  Les  droits  de  détail  et 
d'entrée  sont  trop  élevés  pour  qu'on  pût  songer  à  les  augmenter; 
mais  la  vente  en  gros  ne  donne  pas  tout  ce  qu'elle  pourrait  produire, 
c'est  pour  l'atteindre  que  le  projet  double  les  droits  de  circulation, 
a  11  parait  possible  de  les  doubler,  dit  l'exposé  des  motifs,  ce  qui 
laissera  encore  le  nouveau  droit  au-dessous  du  tarif  imposé  en  1817. 
L'équité  commande  d'ailleurs  de  réduire  l'écart  qui  existe,  au  profit 
des  classes  aisées,  entre  le  droit  de  circulation  et  le  droit  de  dé- 
tail, »  Certes  l'écart  reste  énorme  malgré  cette  augmentation,  puis. 


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LE   BUDGET  SECTinCATIF.  37S 

que  le  âroit  de  détail  est  de  55  pour  100  en  principal  ou  18  pour 
100  avec  les  décimes  [ad  valorem),  tandis  que  le  maximum  du  droit 
de  circulation,  ou  2  francs  iO  centimes  par  hectolitre,  ne  dépassera 
pas  la  proportion  de  6  pour  100  de  la  valeur.  Une  aussi  grande 
différence  serait  injusiiriable,'si  l'énormité  du  droit  de  déiail  n'a- 
vait pour  but,  peut-être  même  pour  effet,  en  grevant  la  consom- 
mation du  cabaret,  de  retenir  l'ouvrier  dans  sa  famille.  Cette  pen- 
sée humaine  ne  sera  réalisée  que  le  jour  où  l'approvisionnement 
de  l'ouvrier  pour  la  consommation  domestique  ne  sera  pas  chargé 
des  mêmes  droits  que  la  consommation  au  cabaret.  L'achat  par 
25  litres  au  moins  (c'est  la  quantité  qui  est  nécessaire  pour  la  vente 
en  gros)  est  au-dessus  des  ressources  normales  des  petits  ménages, 
et  l'inégalité  devant  l'Impftt  entre  la  classe  aisée  et  la  classe  pauvre 
sera  choquante  tant  qu'on  n'aura  pas  trouvé  le  moyen,  par  l'orga- 
nisation des  débita  à  emporter)  de  libérer  la  consommation  domes- 
'  tique.  Les  débits  à  emporter  sont  une  institution  connue  en  An- 
gleterre, et  il  y  a  déjà  longtemps  qu'on  a  proposé  d'imiter  ce  qui 
est  pratiqué  chez  nos  voisins.  Cette  amélioration  a  notamment  été 
signalée  en  1850,  lorsque  l'assemblée  nationale  fit  procéder,  sur 
l'impôt  des  boissons,  à  l'enquête  qui  donna  lieu  au  remarquable 
rapport  de  M.  Bocher.  Malheureusement  cette  idfie  n'a  pas  été  de- 
puis môme  étudiée,  et  le  droit  de  détail  a  continué  de  grever  la  vie 
de  famille  aussi  bien  que  les  dépenses  d'auberge.  Peut-être  est-ce 
une  des  causes,  —  nous  ne  croyons  pas  que  ce  soit  la  seule,  — 
qui  ont  détruit  le  charme  du  foyer  et  poussé  les  ouvriers  vers  la 
fréquentation  des  cabarets.  11  faut  que  notm  loi  soit  changée  en  ce 
point,  et  si,  malgré  tout,  les  mauvaises  habitudes  l'emportent,  que 
la  responsabilité  retombe  sur  le  vice.  Nous  demandons  avec  la  plus 
vive  insistance  que  la  plus  petite  part  ne  soit  pas  imputable  aux 
défauts  du  ré^me  fiscal. 

Le  projet  frappe  sans  ménagement  les  absinthes,  eaux-de-vie  et 
alcools,  qui,  à  l'avenir,  paierûent  125  francs  de  droit  de  consom- 
mation par  hectolitre,  au  lieu  de  75  francs  qu'ils  supportaient  de- 
pute  1852.  L'énormité  du  droit  n'entravera-t-elle  pas  la  consom- 
mation de  façon  à  nuire  soit  au  commerce,  soit  au  trésor?  Cette 
éventualité  ne  serait  pas  à  craindre  d'après  l'exposé  des  motifs, 
car  la  valeur  vénale  de  l'eau-de-vie  a  souvent  varié  de  60  à  200  fr, 
par  hectolitre,  sans  que  la  hausse  ait  réduit  la  consommation.  Or 
une  surtaxe  de  60  francs  est  bien  inférieure  à  l'écart  entre  ces 
deux  extrêmes,  et  il  n'est  pas  à  craindre  d'après  l'exposé  des  mo- 
tifs, qu'elle  ait  pour  effet  d'arrêter  la  vente  des  alcools.  C'est  pos- 
sible, et  nous  l'espérons;  mais  il  ne  faudrait  pas  pousser  trop  loin 
cette  manière  de  raisonner.  Si  la  consommation  s'est  soumise  sans 


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37i  BETini  DES  DEUX  HOnCES. 

fl^fair  au  prix  extréioe  de  200  Iraocs  par  hectolitre,  riea  ne  prouve 
qu'elle  se  maiotiendrait  encore  jusqu'à  250  fr.  Or  l'eUet  de  la  sur- 
taxe porterait  la  valeur  vénale  jusqu'à  ce  chiffre,  si  l'innoTa^OD 
financière  coïncidait  avec  la  cherté  des  alcools.  Cette  rést^rve  faite 
sur  l'exactitude  des  motifs,  il  faut  rtconnaltre  que  cette  taxe,  si  elle 
n'a  pas  la  propriété  de  supprimer  le  vice,  avertit  durement  le  con- 
sommateur du  mal  que  ces  boissons  peuvent  causer  à  sa  aanté.  II 
est  certain  que  l'élévation  du  prix  des  absinlbes  et  alcools  produite 
par  la  surtaxe  n'empêchera  pas  les  mauvaises  habitudes;  mais 
l'ivrogne  du  moins  ne  suivra  point  son  penchant  sans  être  prévenu 
par  les  exigences  fiscales  qu'il  cherche  des  plaisirs  dangereux.  C'est 
parce  que  cette  boisson  est  peu  digne  d'intérêt  que  le  ministre 
propose  de  la  frapper  sans  ménagement. 

Le  projet  étend  les  droits  de  licence  (un  droit  de  20  francs  par 
an)  aux  bouilleurs  de  cru,  c'est-à-dire  aux  propriétaires  qui  brû- 
lent eux-mêmes  les  vins  de  leur  récolte.  Cette  disposition  ne  peut 
pas  être  approuvée,  parce  que  le  bouilleur  de  cru  n'exerce  pas  une 
profession  distincte;  c'est  un  propriétaire  qui  transforme  lui-même 
sa  récolte,  et  son  opération  est  analogue  à  toutes  tes  manipulations 
du  raisin.  La  violation  des  principes  serait  d'ailleurs  inexcusable, 
parce  qu'elle  ne  pourrait  pas  s'expliquer  par  les  besoins  du  trésor. 
L'exposé  des  motifs  en  effet  n'évalue  pas  à  plus  de  &(),000  francs  la 
somme  que  produirait  cette  extension  du  droit  de  licence. 

Les  lois  en  vigueur  distinguent,  au  point  de  vue  fiscal,  les  bières 
fortes  et  les  petites  bières.  Les  premières  paient  un  droit  de  fabri- 
cation de  2  fr.  AO  cent.,  et  les  secondes  un  droit  de  60  centimes 
par  hectolitre.  Cette  distinction  disparaîtrait  d'après  le  projet,  et 
toutes  les  bières  seraient  soumises  au  droit  le  plus  <^levé,  de  sorte 
que  l'unification  des  tarifs  se  ferait  tout  au  rebours  des  vœux  con- 
stamment exprimés  par  les  brasseurs,  qui  demandaient  l'adoption 
d'un  tarif  unique  sur  le  pied  du  droit  le  plus  faible.  Si  le  projet  était 
adopté  sur  ce  point,  la  taxe  serait  quadruplée  à  l'égard  des  bières 
laibles,  qui,  dans  les  départemens  du  nord  de  la  France,  sont  em- 
ployées, surtout  pendant  la  saison  de  la  récolte,  pour  rafraîchir  les 
ouvriers  ruraux.  Cette  surtaxe  qui  grèverait  environ  2  millions 
d'hectolitres  paraîtrait  d'autant  plus  exorbitante  que  les  bières  fai- 
bles sont  uniquement  consommées  par  la  classe  ouvrière,  et  que  la 
taxe  ne  serait  pas  plus  élevée  pour  les  bières  fortes,  dont  l'usage 
est  plus  particulièrement  destiné  aux  classes  aisées.  Comme  le 
produit  de  cette  augmentation  ne  dépassera  point  1,200,000  ou 
1,300,000  francs,  peut-être  trouvera-t-on  avec  nous  que  la  somme 
est  petite  par  rapport  aux  inconvéniens  politiques  de  cette  mesure 
fiscale.  Nous  ne  ferons  au  contraire  pas  d'objection  contre  les  4roit8 

nigiUrrlbyGOOglC 


LE   SODGET  BBCnFICATir.  375 

-sar  les  eûtes  à  jouer.  Par  le  doublemeat  des  Uxes  anciennes,  on 
prélèvera  environ  1,500,000  francs  sur  nos  plaisirs,  et  nous  con- 
seillerions même  de  prendre  davantage  sur  cette  matière  impo- 
sable, si  l'élévation  du  droit  ne  devait  pas  avoir  pour  effet  d'arrêter 
le  développement  de  la  consommation. 


IT. 


Laissons  ces  réformes  secondaires  et  abordons  la  partie  impor- 
tante du  projet.  C'est  la  matière  des  douanes  qui  mérite  aurlout 
d'attirer  notre  attention,  parce  que  les  réformes  que  propose  le 
gouvernement  sont  telles  que  nos  relations  commerciales  avec  l'é- 
tranger en  seraient  bouleversées.  C'est  un  revirement  qui  non-seu- 
lement emporterait  les  traités  de  18B0,  mais  qui  étonnerait  même 
tes  partisans  du  système  protecteur,  car  les  innovations  proposées 
s'éloignent  des  principes  admis  par  cette  école  depuis  Colbert,  ou 
plutôt  depuis  Henri  IV.  En  effet,  les  opinions  qui  sont  généralement 
attribuées  au  ministre  de  Louis  XIV  avaient  été  avant  lui  expri- 
mées au  XVI*  siècle  par  Barthélémy  I^affemas,  et  formulées  par 
René  de  Blragues,  rédacteur  d'un  édit  de  1678.  La  règle  que  les 
fondateurs  du  système  protecteur  regardaient  comme  incontestable 
consistait  à  épargner  les  matières  premières  employées  par  nos 
manufactures,  et  à  imposer  les  produits  fabriqués  au  dehors  et  im- 
portés en  France.  C'était  une  manière  de  favoriser  doublement 
rindu.Btrie,  soit  en  évitant  le  renchérissement  de  la  fabrication, 
soit  en  défendant  nos  produits  fî^riqués  contre  la  concurrence 
étrangère.  11  y  avait  là  une  protection  efficace  et  un  système  co- 
hérent. 

M.  Pouyer-Quertier,  qui  cependant  appartient  à  l'école  de  Col- 
bert, a  l'intention  de  changer  ce  qui  a  été  admis  par  ses  maîtres  et 
de  taxer  à  20  pour  100  ad  valorem  les  matières  textiles,  cotons  en 
masse,  laines  en  suin  ou  lavées,  lins,  chanvres,  soies  grèges,  à  peu 
près  tout  ce  qui  est  mis  en  œuvre  par  nos  filatures  et  nos  fabriques 
de  tissage.  Chose  digne  de  remarque,  les  produits  fabriqués  &  l'é- 
tranger sont  épargnés  par  les  nouveaux  tarifs.  On  pourrait  croire 
que  M.  Pouyer-Quertier  est  conTerti  au  libre  échange,  puisque,  4 
l'inverse  de  Co'bert,  il  semble  disposé  &  oarrir  nos  portes  aux  pro- 
•  duits  ouvrés.  Qu'on  se  détrompe  :  il  y  a  dans  son  projet  la  doctrine 
apparente  et  ia  doctrine  cachée;  cette  dernière  se  trouve  dans  deax 
articles  qui  méritent  d'être  mis  en  relief,  bien  que  les  rédacteurs 
du  projet  les  aient  relégués  à  une  place  modeste.  C'est  dans  les 
joticles  20  et  21  que  se  trouve  la  véritable  pensée  du  gouvem»- 


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376  BEVUE   DES   DEUX  UONDES. 

meut.  Aussi  en  faut-il  citer  ici  le  teste,  tant  ces  dispositions  mé- 
ritent que  la  portée  en  soit  déterminée  avec  soin. 

«  Article  20.  Des  drawbacks  pourront  être  accordés  à  la  sortie  des 
produits  fabriqués  avec  les  matières  atteintes  par  ces  droits.  Le  taux 
en  est  fixé  par  un  arrêté  du  chef  du  pouvoir  exécutif,  rendu  après 
avis  du  comité  consultatif  des  arts  et  manufactures. 

H  Article  21.  Les  produits  étrangers  similaires  de  ceux  qui  profite- 
ront des  drawbacks  seront  frappés  de  surtaxes  correspondantes  à 
ces  dratubacks,  et  déterminées  aussi  par  des  arrêtés  du  chef  du 
pouvoir  exécutif,  o 

Autant  vaudrait  dire  que  le  commerce  international  de  noire  pays 
ne  sera  plus  régi  par  la  loi,  mais  par  des  arrêtés  qui  supprimeront 
ou  établiront  les  droits,  sans  autre  formalité  qu'un  avis  du  conseil 
des  arts  et  manufactures.  Lorsque  le  commerce  a  plus  que  jamais 
besoin  de  sécurité,  la  loi  organiserait  l'incertitude  et  découragerait 
les  efforts  persévérans,  car  avec  un  semblable  régime  toute  longue 
entreprise  serait  impossible.  A-t-on  oublié  que  l'échelle  mobile  a 
succombé  sous  le  poids  des  diRicultés  que  l'instabilité  des  droits 
créait  aux  calculs  des  commerçans?  On  pourrait  le  croire,  puis- 
qu'on nous  propose  d'étendre  à  l'ensemble  des  douanes  les  défauts 
qui  ont  ruiné  la  législation  sur  les  céréales.  Au  point  de  vue  poli- 
tique, ces  nouveautés  seraient  la  négation  du  régime  parlementaire, 
et,  pour  le  commerce,  ce  serait  l'alaoguissement  des  aflaires  par 
l'appréhension  des  changemens  trop  brusques  de  tarifs. 

Nous  avons  été  surpris  aussi  de  voir  reparaître  le  système  des 
drawbacks,  que  nous  croyions  dëfmitivemeot  abandonné  et  con- 
damné par  l'expérience.  H  est  démontré  en  effet,  pour  les  indus- 
triels de  toutes  les  catégories,  que  la  restitution  à  la  sortie  des 
droits  perçus  sur,  tes  matières  bmtes  donne  lieu  à  d'insurmoQ~ 
tables  difficultés.  Comment  reconnaltra-t-on  la  substance  sous  les 
mille  transformaUoDs  qu'elle  subit7  Si  c'est  de  la  laine,  retrou- 
vera-l-on  les  quantités  introduites  dans  des  tissus  mélangés  de  co- 
ton, de  soie  ou  de  vieilles  laines  provenant  d'effilochages?  Saura— 
t-on  déterminer  la  proportion  de  la  teinture  et  tenir  compte  des 
degrés  divers  auxquels  se  fait  la  charge  des  couleurs?  Les  mêmes 
difficultés  se  présenteront  pour  l'industrie  de  la  soie,  puisqu'ella 
est  aussi  mélangée  avec  des  laines  et  des  cotons.  Plus  que  touts 
autre  substance,  la  soie  a  la  propriété  d'absorber  la  teinture,  si 
bien  qu'à  Saint-ÉUenne  on  emploie  les  couleurs  à  forte  dose 
pour  donner  à  des  rubans  d'un  tissu  très  léger  une  consistance 
qui  les  fait  ressembler  à  des  rubans  épais.  D'un  autre  côté,  la 
soie  ouvrée  sort  sous  des  formes  très  variées,  non-seulement  en 
Ussus  purs  ou  mélangés,  mais  en  objets  difficiles  à  mesurer,  tels 


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LE    BUDGET    BECTIFICATIF,  377 

que  les  boutons,  les  lacets,  etc.  Od  se  résignerait  peut-être  à 
ces  difficultés,  si  le  régime  proposé  devait  procurer  au  trésor 
des  ressources  importantes;  mais,  loin  d'y  gagner,  le  trésor  est 
exposé  à  perdre.  Les  manufacturiers  en  effet  peuvent  habilement 
faire  sortir  en  produits  ouvrés  des  quantités  de  matières  supé- 
rieures à  celles  qui  étaient  entrées  à  l'état  brut.  Ils  n'ont,  pour 
réaliser  ces  bénéfices  sur  la  fortune  publique,  qu'à  faire  sortir  des 
laines  ou  des  soies  produites  à  l'intérieur  et  des  cotons  introduits  en 
fraude.  Ainsi  le  trésor  serait  obligé  de  restituer  plus  qu'il  n'aurait 
reçu.  Ne  vaudrait-il  pas  mieux,  au  point  de  vue  financier,  établir 
des  droits  purement  fiscaux  de  1  à  5  pour  100  que  d'élever  jusqu'à 
20  pour  100  des  taxes  restituables  à  la  sortie?  L'administration  des 
douanes  percevrait  moins,  mais  les  recettes  seraient  acquises  défi- 
nitivement, et  l'état  ne  serait  pas  exposé  à  perdre.  Il  est  vrai  que, 
d'après  le  projet  de  budget,  le  drawback  donnerait  lieu  à  la  per- 
ception d'un  droit  correspondant  sur  les  produits  fabriqués  simi- 
laires venant  de  l'étranger;  le  produit  de  ces  taxes  d'importa- 
tion ne  compenserait  pas,  tant  s'en  faut,  la  perte  résultant  de 
la  restitution  à  la  sortie.  Nous  importons  peu  les  produits  simi- 
laires à  ceux  que  notre  industrie  fabrique  pour  l'exportation.  Pour 
les  soieiies  notamment,  le  droit  d'entrée  ne  rapporterait  presque 
rien,  tandis  que  la  restitution  des  droits  à  ta  sortie  porterait  sur 
des  quantités  considérables.  Il  en  serait  peut-être  autrement  pour 
les  cotons  parce  que,  depuis  la  cession  de  l'Alsace,  notre  industrie 
cotonniëre  fabrique  plus  pour  la  consommation  intérieure  que  pour 
celle  du  dehors.  Le  drawback  pour  ces  produits  équivaudrait  donc 
à  peu  près  à  un  droit  protecteur,  et  peut-être  vaudrait-il  mieus  l'ô- 
taï)lir  ouvertement  et  directement  par  la  loi  que  de  le  créer  comme 
conséquence  de  la  restitution  à  la  sortie  ordonnée  par  arrêté  ou  dé- 
cret. En  somme,  la  partie  du  projet  qui  est  relative  aux  douanes 
n'est  que  le  rétablissement  pur  et  simple  du  système  protecteur  en- 
veloppé sous  le  nom  d'une  compensation  au  drawback. 

Nous  regrettons  que  le  gouvernement  ait  soulevé  ta  question  du 
régime  économique  et  ue  se  soit  pas  borné  à  des  mesures  d'un  ca- 
ractère purement  fiscal.  En  présence  de  notre  situation  financière, 
nous  devons  tous  avoir  pour  unique  préoccupation  de  créer  les 
ressources  dont  nous  avons  besoin,  et  le  libre  échange  doit  être 
relégué  au  second  plan.  Pourquoi  ne  renvoyons-nous  pas  la  discus- 
sion de  cette  question  si  complexe  et  si  difficile  au  moment  où  nous 
aurons  le  temps  de  lui  donner  les  développemens  qu'elle  comporte? 
Si  les  questions  constitutionnelles  ont  été  réservées,  il  serait  bon 
aussi  de  ne  pas  trancher,  dans  une  discussion  trop  rapide,  des  pro- 
blèmes qui  suspendent  et  inquiètent  des  intérèla  nombreux.  Or  le 


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378  lEVDB   DES   DBDX   MONDES. 

budget  rectificatif  de  1871  ne  donnera  lieu  qu'à  de  courts  débats, 
et  si,  malgré  l'urgence,  la  délibération  se  prolonge,  le  trésor  en  res- 
sentira une  perte  d'autant  plus  grande  que  la  mise  en  recouvrement 
des  nouvelles  taxes  aura  été  plus  retardée.  N'a-t-on  pas  souvent, 
—  et  avec  raison  selon  nous,  —  reproché  au  gouvernement  impé- 
rial d'avoir  à  huis  clos,  par  un  traité  de  commerce,  sans  discuBsioa 
préalable,  modifié  le  régime  économique  de  la  France,  —  d'avoir, 
sans  entendre  les  intéressés,  disposé  d'intérêts  considérables T  Pre- 
nons garde  de  ne  pas  encourir  le  même  reproche,  et  ne  croyons  pas , 
être  en  r^gle  avec  les  principes  parce  que  nous  accordons  de  courts 
instans  à  la  discussion  que  nos  prédécesseurs  avaient  eu  le  tort 
plus  grave  de  supprimer.  N'écourtons  pas  la  délibération  en  la  pla- 
çant dans  un  ensemble  qui  demande  nn  examen  rapide. 

La  pratique  du  drairback  sur  les  sucres  raflinés  a  démontré  que 
le  trésor  est  exposé  à  perdre,  et  que  la  restitution  des  droits  à  la 
sortie  peut  constituer  une  véritable  prime  d'exporlaiion.  Comme 
le  rendement  ofiîciel  était  fixé  à  80  de  sucre  raffiné  pour  100  de 
sucre  brut,  les  ralTmeurs  qui  employaient  des  procédés  pour  tirer 
85  et  86  pouvaient  se  faire  restituer  des  sommes  que  jamais  ils 
n'avaient  versées.  C'est  pour  éviter  ce  préjudice  qu'une  loi  de  1866 
substitua  au  drmriack  l'admission  temporaire  en  franchise.  Par  ce 
changement,  l'état  était  exposé  à,  ne  pas  perctivoir  tout  ce  que  lui 
attribuaient  les  tarifs,  mais  du  moins  il  ne  pouvait  pas  rendre  plus 
qu'il  n'avait  reçu,  et  la  prime,  s'il  y  avait  prime,  se  trouvait  re- 
portée de  la  consommation  du  dehors  sur  celle  de  l'intérieur. 
M.  Pouyer-^uertier  ne  nie  pas  ces  propositions,  et  son  exposé  des 
motifs  en  contient  l'approbation.  «  En  fait,  dit-il,  on  avait  greffé 
sur  le  drairback  une  véritable  prime,  c'est-à-dire  qu'on  avait  cal- 
culé les  allocations  de  manière  à  foire  restituer  par  le  trésor  beau- 
coup plus  qu'il  n'avait  reçu.  »  Aussi  le  ministre  veut-il  que  le 
drawback  soit  rigoureusement  limité  au  remboursement  des  taxes, 
ajoutant  que,  «  dans  son  fonctionnement  normnl,  il  est  inattaquable, 
car  il  n'est  pas  rationnel  de  demander  l'impôt  des  douanes  k  une 
marchandise  qui  ne  pénètre  sur  notre  territoire  que  pour  en  res- 
sortir après  avoir  alimenté  le  travail  français,  n  Mais  par  quel  moyen 
assnrera-t-on  l'égalité  entre  les  perceptions  et  les  restitutionsî 
Nous  n'en  connaissons  pas,  et,  si  on  en  a  découvert  quelqu'un,  c'est 
un  secret  que  l'exposé  des  motifs  ne  nous  a  point  révélé. 

Après  avoir  confié  au  pouvoir  exécutif  le  soin  d'établir  les  drtno- 
backs,  le  projet  lui  donne  aussi  le  pouvoir  de  créer  des  surtaxes  de 
pavillon.  Alarmées  par  cette  dangereuse  faculté,  plusieurs  chambres 
de  commerce  des  villes  maritimes,  notamment  celle  du  Havre,  ont 
fait  observer  qu«  les  surtaxes  donneraient  lieu  à  des  représailles 


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LZ  BUDGET    RKCTirtCATIF.  379 

qui  nuinuent  aa  développement  de  notre  marine  marchande.  «  La 
navigation  à  vapeur,  a  dit  la  chambre  du  Havre,  tend  à  rempla- 
cer la  Davlgation  à  voiles.  Or  une  des  ressources  de  la  naviga- 
tion à  vapeur,  quand  elle  est  à  l'étranger,  est  d'aller  dans  deux  ou 
trois  ports  voisins  les  uns  des  autres,  et  de  prendre  diuis  tous  ces 
ports  du  fret  non-seulement  pour  les  ports  de  France,  mus  encore 
pour  des  ports  étrangers,  par  exemple  pour  Buenos-Ayres  et  Rio- 
Janeiro,  pour  Anvers  et  Liverpool,  en  même  temps  que  pour  Bor- 
deaux et  Le  Havre.  Elle  a  une  antre  ressource,  comme  au  reste  les 
voiliers  sans  emploi  :  elle  peut  faire  un  voyage  intermédiaire  avant 
de  rentrer  en  France,  portant  sa  marchandise  d'un  port  étranger 
k  un  autre  port  étranger,  de  Buenos-Ayres  à  Nen-York  par  exemple, 
de  Rio-jaueiro  à  ta  Nouvelle-Orléans,  de  Montevideo  à  Maurice  ou 
au  Chili  ;  puis  retour  en  France.  »  Toutes  ces  opérations  seroht  in- 
terdites à  notre  marine  par  les  surtaxes  que  les  gouvememens  im- 
poseront k  notre  pavillon,  surtaxes  dont  t'eSTet  sera  de  protéger  les 
navires  ponant  les  pavillons  étrangers. 

L'augmentation  des  droits  sur  les  cafés  et  les  sucres  ne  donne 
pas  prise  aux  mêmes  objections  que  les  droits  sur  les  matières  pre- 
mières. Ce  sont  des  denrées  destinées  à  la  consommation,  et,  comme 
nos  habitudes  ont  fait  de  ces  objets  de  luxe  des  objets  dont  nous  ne 
pouvons  nous  priver  que  difficilement,  les  impôts  dont  on  les  frappe 
sont  très  protl\iciifs.  Les  sucres  seraient  surtaxés  de  trois  dixièmes, 
ce  qui  portera  le  droit  à  5A  francs  60  cBUtimes  par  100  kilogr.,  ou 
16  fr.  d'augmentation,  soit  16  centimes  par  kilogramme  ou  environ 
8  centimes  par  livre.  Les  cafés,  dont  la  taxe  avait  déjà  été  portée 
en  1S66  de  50  à  100  fr.  par  100  kilogrammes,  payeraient  150  fr., 
soit  une  augmentation  de  25  cent,  par  livre.  Si  on  les  compare  aux 
rigueurs  de  notre  situation,  ces  modifications  paraîtront  modérées, 
et  le  projet  sur  ce  point  mérite  d'autant  mieux  d'être  approuvé 
qu'au  moyen  de  ces  augmentations  le  trésor  recevra  63  millions,  à 
peu  près  le  cinquième  de  la  somme  (263  millions)  que  le  ministre 
des  finances  attend  du  remaniement  des  douanes.  Le  droit  sera 
cependant  trouvé  rigoureux  relativement  aux  chicorées,  car  elles 
entrent  pour  des  quantités  considérables  dans  la  consommation  des 
ouvriers,  et  nous  savons  que  déjà  la  nouvelle  du  projet  a  causé  dans 
le  département  du  Nord  une  émotion  qui  n'a  pas  été  étrangère  au 
revirement  politique  qui,  dans  cette  contrée,  a  signalé  les  dernières 
élections. 

Nous  convenons  qu'il  est  fort  aisé  de  trouver  des  objections  et 
tris  difficile  de  découvrir  des  solutions;  mais  le  public  que  nous 
représentons  ici  a  le  droit  de  critique  et  de  réclamation.  Nous  ne 
terminerons  pas  cependant  sans  rendre  au  projet  du  gouvernement 


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3S0  BETDB   DES   DEDX  HONDES. 

ta  justice  que  beaucoup  lui  ont  refusée.  N'a-t-on  pas  trouvé  qu'il 
était  conçu  avec  une  extrême  timidité  et  gardait  trop  de  ménage- 
mens  pour  un  système  fiDancier  vicieux  qu'il  faudrait  refaire  de 
fond  en  comble?  On  attendait  mieux  de  M,  Pouyer-Quertîer,  le  fou- 
gueux orateur  du  corps  législatif,  qui  parlait  des  questions  fman- 
cières  avec  l'ardeur  d'un  tribun,  et  en  même  temps  avec  une  pleine 
connaissance  des  détails.  Au  contraire,  —  et  la  déception  est  grande, 
—  M.  Pouyer-Quertier,  a-t-on  dit,  conserve  tous  les  cadres,  se 
bornant  h  de  petites  mesures  comme  un  commerçant  qui  cherche 
à  sortir  d'une  crise,  non  par  une  entreprise  hardie  et  féconde, 
mais  par  des  rognures  sur  ses  dépenses  domestiques  et  de  légères 
augmentations  sur  ses  prix  de  vente.  Ces  reproches  sont  à  nos  yeux 
l'éloge  de  M.  Pouyer-Quertier.  11  a  pensé  avec  raison  que  le  rema- 
nieAient  des  impôts  est  une  entreprise  qui  convient  surtout  aux 
temps  de  calme,  et  qu'il  y  aurait  témérité  à  l'exécuter  lorsque  nous 
avons  sur  le  sol  français  une  armée  qui  attend,  pour  commencer 
l'évacuation,  le  paiement  de  l'indemnité,  lorsque  pour  nous  libérer 
nous  n'avons  qu'un  terme  très  court  et  que  nous  sommes  obligés 
de  faire  appel  au  crédit  pour  des  sommes  dont  le  chiffre  dépasse 
c^lui  de  tous  les  emprunts  connus.  Les  impôts  d'un  pays  sont  la 
garantie  de  ses  dettes,  et  son  crédit  se  mesure  à  la  solidité  de  ses 
Anances.  Or  notre  système  fmancier  est  depuis  longtemps  connu  en 
France  et  à  l'étranger.  Ceux  qui  prêtent  savent  quelles  sont  les 
ressources  de  l'état.  Y  aurait-il  eu  prudence,  la  veille  d'un  emprunt 
qu'on  a  eu  raison  d'appeler  colossal,  &  troubler  ces  notions  et  à  je- 
ter le  public  des  capitalistes  dans  l'incertitude  sur  nos  ressources 
futures?  Fallait-il  aux  notions  connues  substituer  des  appréciations 
confuses  et  faire  douter  les  prêteurs  de  la  solidité  et  de  l'étendue 
du  gage?  M.  Pouyer-Quertier  a  pensé  qu'il  valait  mieux  augmenter 
les  droits  existans  que  de  recourir  à  des  innovations  dont  le  public 
n'aurait  pas  eu  avant  l'emprunt  le  temps  de  mesurer  la  portée.  Il  a 
été  récompensé  de  la  justesse  de  ses  idées  et  de  la  sagesse  de  ses 
propositions,  car  le  public  lui  a  répondu  par  une  véritable  explosion 
de  confiance.  On  ne  peut  pas  en  effet  donner  un  autre  nom  à  la  sou- 
daineté avec  laquelle  près  de  6  milliards  ont  été  souscrits  en  quel- 
ques heures. 

A.  B&TBIE. 


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LA    REVANCHE 

DE  JOSEPH  NOIREL 


PKBUlkEB  PÀRTIB. 


I. 

Si  le  parfait  bonheur  n'est  pas  de  ce  monde,  od  en  trouvait  tou- 
tefois le  semblant,  il  y  a  quelques  années,  dans  une  maison  de 
campagne  située  à  trois  ou  quatre  kilomètres  de  Genève,  sur  la 
grande  route  de  Saint-Julien,  à.  laquelle  elle  se  relie  par  une  longue 
avenue  de  poiriers.  Cette  maison,  que  ses  habitans  ont  baptisée  du 
nom  de  Mon-Plaùir,  offre  aux  passans  un  agréable  coup  d'œil.  Bâ- 
tie an  sommet  d'un  tertre  gaionné,  entourée  de  massifs  de  verdure 
et  d'un  parterre  de  roses,  elle  domine  au  couchant  un  verger,  au 
levant  une  vigne  en  pente,  que  bordent  un  ruisseau  et  une  saulaie. 

Le  propriétaire  de  ce  riant  domaine  était  un  bourgeois  de  Ge- 
nève, M.  Thomas  Mirlon,  fabricant  et  marchand  de  meubles,  qui 
entendait  son  métier  et  que  son  métier  avait  enrichi.  Cet  heureux 
homme  sentait  son  booheur  ;  il  le  portait  sur  son  honnête  figure,  sur 
ses  joues  enluminées  et  replètes,  dans  son  regard  vif  et  assuré, 
dans  son  sourire,  où  se  peignait  une  aimable  bonhomie  qui  n'avait 
jamais  naià  son  commerce.  Il  faut  convenir  que,  si  le  ciel  l'avait 
aidé,  cet  homme  aux  larges  épaules  et  au  râble  épais  s'était  brave- 
ment aidé  lui-même.  Courageux  au  travail,  dur  à  la  peine,  il  avait 
cet  esprit  de  suUe  qui  mène  A  tout,  cette  bonne  humeur  qui  simpli- 
fie les  difficultés,  cette  attention  circonspecte  qui  préserve  des  faux 
pas.  Bien  qu'il  eût  comme  un  autre  le  désir  de  tenir  sa  place  et  de 
faire  figure  dans  ce  monde,  il  avait  toujours  strictement  réglé  sa 


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3S2  lErUB  DES   DEUX  MOTTDES. 

dépense  sur  son  revenu.  Mettant,  pour  ainsi  dire,  sa  vanité  au  ré- 
gime, il  ne  lui  avait  jamais  rien  accortlé  aux  dépens  de  ses  affaires, 
qui  s'en  étaient  bien  trouvées.  Enfin  la  richesse  était  venue  avec 
d'importantes  commandes,  dont  il  avait  su  tirer  parti.  Une  société 
qui  avait  construit  l'un  après  l'autre  plusieurs  grands  hôtels  aux 
bords  du  lac  Léman  avait  passé  avec  lui  un  marché  à  forfait  pour 
les  meubles.  Il  avait  réalisé  dans  cette  entreprise  des  bénéfices  con- 
sidérables, où  sa  conscience  ne  trouvait  rien  à  redire.  Il  n'était  pas 
bomme  à  fournir  à  personne  de  la  marcbandise  de  pacotille;  mais 
il  savait  s'arranger  de  manière  que  le  preneur  fût  content  et  que 
le  bailleur  le  fût  plus  encore.  D'habiles  placemens,  d'heureuses 
spéculations  avaient  triplé  et  quadruplé  son  gain;  il  était  devenu 
gros  monàeur.  A  mesure  que  sa  fortune  s'était  arrondie,  il  avait 
satisfait  peu  à  peu  toutes  les  convoitises  secrètes  qui  depuis  long- 
temps couvaient  dans  son  cœur,  et  s'étaient  irritées  par  les  dél^ 
que  leur  imposait  sa  sagesse.  Ou  l'avait  vu  acheter  pièce  par  pièce 
«ne  terre  sur  laquelle  il  avait  jeté  son  dévolu,  puis  y  bâtir  un  pa- 
villon dans  lequel  il  venait  passer  en  famille  les  dimanches  et  jours 
de  fôte,  puis  remplacer  le  pavillon  par  une  maison  élégante  et  cos- 
sue. L'année  d'après,  il  avait  une  écurie,  deux  chevanx  et  une  voi- 
ture, et  de  ce  jour  il  fut  au  comble  de  ses  vœux,  11  est  bon  d'ajouter 
que  M.  Mirion  n''avait  aucun  des  travers  qui  rendent  les  parvenus 
insupportables.  Quoiqu'il  fût  bien  aise  de  prouver  qu'il  avait  du  foin 
dans  ses  bottes,  il  ne  tranchait  nullement  du  marquis  de  Carabas, 
et  ne  se  piquait  point  de  morguer  ses  voisins  ou  de  les  éclabousser 
par  son  luxe.  Il  continuait  de  travailler  et  de  tenir  boutique  comme 
par  te  passé.  Peu  soucieux  de  se  déclasser,  ou,  comme  on  dît  à  Ge- 
nève, de  grimpionner,  il  ne  cherchait  pas  à  frayer  avec  les  gens  de 
haut  parage,  et  il  était  demeuré  fidèle  à  toutes  ses  vieilles  amitiés. 
Au  surplus,  sa  maison  ne  ressemblait  pointa  un  château,  sa  voiture 
était  une  calèche  bien  suspendue,  maissansprétentions,  et  sesdeux 
chevaux  étaient  d'honnôtes  percherons,  bons  trotteurs,  mais  qui 
n'avaient  garde  de  se  méconnaître  et  de  prendre  de  grands  airs 
avec  les  passans. 

Plutarque  rapporte  que  les  envieux  de  Sylla  lui  avaient  donné  le 
surnom  d'heureux  et  que  le  grand  homme  ne  s'en  offusquait  point, 
mettant  lui-même  la  fortune  de  part  dans  sa  gloire  et  se  targuant 
du  commerce  d'amitié  qu'il  avaitentreienu  avec  elle.  Comme  Sylla, 
M.  MirioD  avait  ses  envieux  qui  lui  disaient  :  —  Oh  1  vous,  MiricHi, 
vous  êtes  l'homme  heureux  par  excellence  ;  vous  avez  eu  toute  votre 
vie  une  chance  incroyable.  —  M,  Mirion,  sans  se  fâcher,  leur  ré- 
pondait :  —  Mes  amis,  vous  avez  raison,  je  suis  né  sous  une  bonoe 
étoile.  La  nature  m'a  bien  traité;  elle  m'a  donné  un  coffre  de  fer, 


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LA   BErXNCHB   DB  JOSEPH  KOIML.  38S 

uB  bon  estomac,  des  bras  et  des  jambes  qui  ont  toujours  ùmé  à  se 
remuer  et  une  certaine  lueur  cte  boo  sens  qui  m'a  servi  à  me  con- 
duire. J'ai  eu  de  la  chance,  j'en  conviens.  11  n'en  est  pas  moins  vrai 
que  j'ai  commeolë  petitement,  et,  si  je  suis  arrivé,  je  me  permets 
de  croire  que  j'y  suis  bien  pour  quelque  chose.  —  Et,  ce  disant,  il 
caressait  d'un  œil  amoureux  sa  mûsoQ,  sa  remise,  sa  vigne  et  ses 
poiriers.  —  Ce  qu'il  y  a  de  beau,  ajoutait-il,  c'est  qae  tout  ceci  a 
été  gagné  bonnëtement.  Je  ne  suis  pas  comme  tel  et  tel.  Nous  avons 
des  principes,  nous  autres.  Je  peux  mettre  la  main  sur  ma  con- 
science, elle  n'a  rien  à  me  reprocher.  —  M.  Hirion  aimait  à  parler  de 
sa  conscience  et  de  ses  principes;  c'est  un  travers  qu'il  partageait 
avec  plusieurs  de  ses  compatriotes. 

Si  M.  Alii'ion  était  un  homme  heureux,  M"'  Mtrion  était  assuré- 
ment une  heureuse  femme;  mais  elle  n'avait  pas  le  sens  rassis  et  la 
tranquillité  d'humeur  de  son  mari.  Son  bonheur  était  bruyant, 
gesticulant,  un  peu  lyrique.  Petite,  grassouillette,  ronde  de  taille 
et  de  visage,  pirouettant  sur  elle-même  comme  une  toupie,  elle 
avait  le  sang  aduste  comme  une  fourmi,  et  ses  yeux  et  sa  tangue 
étaient  aussi  remuans  que  ses  jambes.  Elle  allait,  venait,  tournait, 
et  virait  Svins  déparler  ;  toujours  hors  d'baleine,  ses  deux  grands 
plaisirs  étaient  de  s'agiter  et  de  se  raconter.  A  vrai  dire,  elle  n'était 
pas  exempte  de  ce  défaut  auquel  les  Anglais  ont  donné  le  nom  de 
tnobism.  Elle  professait  une  admiration  peut-être  exagérée  pour  sa 
maison  et  pour  tout  ce  qui  faisait  partie  de  sa  maison,  y  compris  ses 
canards  et  ses  canaris.  Ses  poiriers  étaient  les  plus  beaux  de  tous 
les  poiriers,  les  roses  de  son  jardin  avaient  une  suavité  de  parfum 
inconnue  aux  autres  roses,  l'eau  de  sa  pompe  avait  un  petit  goût 
de  noisette  vraiment  incomparable,  ses  poules  pondaient  quatre  fois 
plus  d'œufs  que  celles  du  voisin,  et  ces  œufs,  l'explique  qui 
pourra,  avaient  presque  toujours  deux  jaunes.  Bref,  Mon-Plaisir 
était  un  endroit  unique,  béni  du  ciel,  où  tout  venait  à  souhait,  où 
l'herbe  poussait  plus  dru  que  partout  ailleurs,  où  la  pluie  ne  tom- 
bât jamais  qu'à  propos  et  quand  on  l'appelait ,  vrai  paradis  éclairé 
d'un  soleil  qui  était  non  le  soleil  banal,  celui  de  tout  le  monde,  mais 
un  soleil  affecté  au  service  particulier  de  M.  et  de  M'"'  Mirion.  Les 
innocentes  imaginations  de  sa  femme  faisaient  sourire  le  marchand 
de  meubles.  11  l'en  raillait  quelquefois.  —  Ma  bonne  Marianne, 
lui  dîsait-il,  il  y  a  des  choses  qu'il  est  permis  de  croire  ;  mais  mieux 
vaut  les  garder  pour  soi,  sous  peine  de  prêter  à  rire.  —  Elle  se 
récriait,  —  Tant  pis  pour  les  rieurs  1  répliquait-elle.  Ce  sont  des 
jaloux  qui  rient  jaune. — De  son  côté,  elle  lui  reprochait  de  ne  pas 
tirer  assez  d'avantage  de  sa  nouvelle  situation,  de  ne  pas  donner 
assez  à  la  montre,  à  la  parade.  Elle  estimait  que  le  faste  et  le  bruit 


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38&  BETHE   DES  DEDX   UONDks. 

sont  l'accompagDeineDt  nécessaire  du'boohenr,  l'enseigne  de  la 
boutique.  Ses  ambitions  secrètes  étaient  d'avoir  sous  ses  fenêtres 
un  grand  bassin  de  marbre  avec  des  tritons  et  un  jet  d'eau,  de 
planter  devant  sa  grille  une  statue  allégorique,  Se  remplacer  la 
bonne  Savoyarde  qui  la  servait  à  table  par  un  grand  diable  de  do- 
mestique en  cravate  blanche,  et  de  donner  chaque  semaine  un  fes- 
tival où  l'on  tirerait  beaucoup  de  fusées  sur  la  terrasse,  —  car  elle 
avait  un  faible  pour  les  fusées.  Malheureusement  les  allégories,  les 
cravates  blanches  et  les  feus  d'artifice  ne  disaient  rien  au  OBur  de 
M.  Mirion.  Il  aimait  ses  aises,  le  confort;  mais  il  estimait  que  la 
vanité  coûte  gros  et  ne  rapporte  guère.  Au  reste,  ces  légers  dis- 
sentimena  n'amenaient  jamais  de  sérieuses  contestations  dans  le 
ménage.  H""  Mirion  adorait  son  mari,  qu'elle  considérait  comme 
un  grand  homme,  et  se  résignait  à  ses  refus  comme  aux  décrets 
d'une  sagesse  supérieure  à  la  sienne.  En  revanche,  M.  Mirion  se 
plaisait  à  reconnaître  les  mérites  solides  de  sa  femme  et  tous  les 
services  que  lui  avait  rendus  jadis  son  esprit  d'ordre  et  de  con- 
duite. Elle  gouvernait  sa  maison  avec  une  attention,  une  vigilance 
infatigable,  ayant  l'œi)  partout,  à  la  cave  comme  au  grenier,  à 
l'office  comme  k  la  cuisine,  et  joignait  h  ses  qualités  de  ménagère 
accomplie  les  talens  d'un  cordon-bleu  émérite.  Il  y  avait  là  de  quoi 
lui  faire  pardonner  sa  passion  malheureuse  pour  les  triions. 

Le  bonheur  de  ces  excellentes  gens  étail  communicatîf;  ils  ai- 
maient à  répandre  autour  d'eux  leur  liesse  et  leur  épanouissement 
de  cœur.  Poules,  chats  et  chiens,  tous  les  pensionnaires  de  Mon- 
Plaisir  faisaient  bombance,  goûtaient  les  douceurs  d'une  vie  grave 
et  commode  sous  un  gouvernement  paternel  et  miséricordieux. 
Parmi  les  animaux  domestiques  qui  avaient  trouvé  à  Mon-PIaisir  le 
vivre  et  le  couvert,  les  plus  choyés  étaient  dejix  vieilles  filles,  pa- 
rentes de  M,  Mirion,  qui  les  avait  recueillies  sous  son  toit  moyen- 
nant une  modeste  pension.  L'une,  M"*  Baillet,  était  sa  tante  mater- 
nelle. On  la  désignait  plus  communément  dans  la  maison  sous  le 
nom  de  la  tante  Amaranthe,  parce  que  l'amaranthe  était  sa  cou- 
leur, témoin  les  rubans  de  son  bonnet,  les  prétîntaiiles  de  ses  robes 
et  ses  bas  du  plus  beau  pourpre.  En  dépit  de  ses  soixanle  et  dix  ans, 
cette  honnête  demoiselle  était  merveilleusement  conservée;  pre- 
nant grand  soin  de  sa  personne,  tirée  à  quatre  épingles,  l'air  et  le 
ton  un  peu  précieux,  les  épaules  effacées,  le  menton  relevé,  elle 
marchait  droite  comme  un  cierge,  et  quand  elle  était  assise,  i!  n'ar- 
rivait guère  que  son  dos  efUeurât  le  dossier  de  sa  chaise.  Elle  avait 
quelque  lecture,  quelque  expérience  du  monde.  Ayant  passé  dix 
années  comme  demoiselle  de  compagnie  dans  une  grande  famille 
mecklembourgeoise,  elle  en  avait  rapporté  des  maximes,  des  apho- 


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LA   RETAKCHE   DE  JOSEPH   NOIREL.  385 

rismes,  tout  un  code  de  bienséances  morales  et  sociales.  Quand  je 
dis  qu'elle  connaissait  le  inonde,  dans  sa  pensée  le  inonde  était  es- 
sentiellement le  JMecklembourg.  A  l'entendre,  rien  ne  pouvait  se 
comparer  à  la  cour  de  Schweriii,  la  plus  somptueuse  de  toutes  les 
cours  d'Allemagne.  Les  grandeurs  dont  elle  avait  approché  l'avaient 
éblouie  à  ce  point  qu'il  n'y  avait  pour  elle  de  pays  respectables  que 
ceux  qui  possèdent  un  ordre  équestre,  et  se  laissent  administrer  à 
forfait  par  un  prince  qui  a  des  beiduques  et  des  coureurs.  Elle  con- 
naissait k  fond  l'almanach  de  Gotha,  savait  sur  le  bout  du  doigt 
toutes  les  généalogies,  ne  tarissait  pas  en  anecdotes  plus  ou  moins 
apocryphes  sur  la  grande -duchesse  régnante  et  sur  la  grande-du- 
chesse mère.  Elle  avait  eu  l'heur  d'assister  à  un  bal  de  la  cour.  Ce  bal 
était  le  grand  événement  de  sa  vie  ;  elle  l'avait  conté  cent  fois,  elle 
était  toujours  prête  à  recommencer.  H.  Mîrion  secouait  les  oreilles; 
mus  M°"  Mirion  écoutait  ce  miraculeux  récit  avec  un  plaisir  tou- 
jours nouveau,  Fiëre  de  posséder  sous  son  toit  une  personne  qui 
avait  vu  des  princes  en  chair  et  en  os,  il  lui  semblait  que,  grâce  à 
la  tante  Amaranthe,  elle  était  quelque  peu  apparentée  au  grand- 
duc  de  Mecklembourg. 

Bien  différente  était  M"'  Grillet,  cousine  germaine  de  M.  Mirion, 
petite  femme  lluette,  qui  semblait  n'avoii'  qu'un  souille  de  vie  et  ne 
laissait  pas  de  vivre.  Un  peu  contrefaite,  la  taille  déjetée,  une 
épaule  plus  grosse  que  l'autre,  bien  qu'elle  ne  payât  pas  de  mine, 
elle  avait  eu  jadis  l'imagination  romanesque  ;  mais  son  roman  avait 
mal  tourné  :  elle  s'était  follement  éprise  d'un  mauvais  plaisant  qui 
s'était  amusé  à  la  mystifier,  et  l'innocente  créature  avait  été  long- 
temps à  s'apercevoir  qu'il  se  moquait  d'elle.  II  lui  était  resté  de 
cette  mésaventure  une  disposition  méfiante,  une  extréme.timidité; 
il  lui  semblait  que  le  monde  était  plein  de  chausses-trapes,  et  qu'il 
y  faut  regarder  à  trois  fois  avant  de  mettre  un  pied  devant  l'autre. 
Chat  échaudé  craint  l'eau  froide;  elle  redoutait  par-dessus  tout  le 
ridicule,  les  perfidies  et  les  jugemens  des  hommes.  Elle  se  deman- 
dait en  toute  occurrence  ;  Qu'en  dira-t-on?  et  de  peur  qu'on  en  dit 
quelque  chose,  elle  cachait  sa  vie,  mettait  la  sourdine  à  ses  pen- 
sées. M""  Mirion  lui  reprochait  d'avoir  des  idées  trop  étroites  et  lui 
en  voulait  un  peu  d'avoir  pris  le  parti  de  son  mari  dans  l'impor- 
tante question  des  tritons.  Consultée  par  son  cousin,  M"^  Grillet 
avait  déclaré,  en  traînant  ses  mots  suivant  sa  coutume,  que  des  tri- 
tons tout  nus  sont  un  ornement  peu  convenable  dans  une  maison 
honnête,  que  sûrement  le  voisinage  en  gloserait.  Toutefois  M""  Mi- 
rion ne  pouvait  lui  contester  le  mérite  de  se  reudre  utile  dans  la 
maison.  Si  elle  n'avait  jamais  vu  le  Mecklembourg,  si  elle  n'avait 
jamùs  contemplé  face  à  face  la  graude-duchesse  mère,  elle  s'en- 
TOME  iciv.  -  1871.  25 

nigiUrrlbyGOOglC 


386  K£TtIÏ   DES  MDZ  MONDES. 

tendait  au  jardina^,  et  possédait  tiji  remarquable  talent  pour  con- 
fire les  prônes  à  l'eau-de-vie. 

Dans  tous  les  concerts,  il  y  a  one  fausse  note,  et  dans  la  foute  qui 
fTatlache  au  char  des  triomphatears  il  se  glisse  d'ordinaire  nn  es- 
prit rebours  qui  se  charge  de  leur  rappeler  la  fragilité  de  leur  for- 
tune. C'était  le  frère  alué  de  H.  Hirion,  plus  connu  sous  le  nom  de 
l'oncle  Benjamin,  qui  remplissait  à  Mon-Plaisir  le  rôle  de  faosse 
note  ou  d'avertisseur.  II  y  faisait  de  longs  et  fréquens  séjours,  et 
M"'  Mirion  le  comWait  de  prérenances,  le  bourrait  de  sucreries  pour 
adoucir  son  humeur  frondeuse;  mus,  bien  qu'il  f&t  dans  le  fond  le 
meilleur  homme  du  monde,  il  trouTMl  à  redire  à  tout.  Peut-être  y 
STsit-il  un  peu  de  jalousie  dans  son  &ît.  ht  brave  menuisier  qui 
nvait  donné  le  jour  à  HH.  Thomas  et  Benjamin  Mirion  avait  jti^ 
dans  sa  sagesse  qne  son  fils  Thomas  ne  serait  jamais  un  homnae 
d'esprit,  et  il  t'avait  retiré  de  bonne  heure  du  collège  pour  lui  mettoe 
en  main  le  rabot  et  la  varlt^.  Il  avait  conçu  au  contraire  la  plus 
haute  idée  des  facultés  de  Benjamin  et  n'avait  reculé  devant  aucune 
dépense  pour  luifaire  suivre  ses  études.  —  Le  gaillard,  disait-il  avec 
complaisance,  sera  l'aigle,  le  génie  de  la  famille.  —  Après  avoir  fait 
ses  classes  avec  succès  et  remporté  tous  les  prii,  le  génie  nai^ant 
de  Benjamin  s'était  subitement  noué,  et  tous  les  soins  qu'on  avait 
pris  de  son  éducation  n'avûent  produit  qu'un  maître  de  mathéma^ 
tiques  très  ordinaire,  lequel  courait  le  cachet,  gagnant  tout  juste  de 
quoi  joindre  les  deux  bouts,  pendant  que  le  borné  Thomas,  prenant 
son  vol,  venait  d'inscrire  le  nom  des  Mirion  dans  le  livre  d'or  des 
millionnaires  genevois.  Benjamin  voulait  tout  le  bien  possible  à  son 
frère ,  mais  il  estimait  que  la  fortune  est  une  sotte  qui  place  mal  ses 
faveurs, —  Pourquoi  Mon-Plaîsir  est-il  à  lui,  se  disait-il,  et  pas  à 
moi? —  11  s'endormait  sur  celte  pensée  et  la  retrouvait  le  matin 
sous  son  oreiller,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  de  se  fiicher  tout  rouge 
contre  les  jaloux  qui  parlaient  légèrement  de  son  frère.  —  Il  a  été 
honnête  et  habile,  leur>répondait-il  d'un  ton  bourru.  A  quoi  tient-il 
que  vous  ne  fassiez  comme  lui  î  —  L'oncle  Benjamin  en  usait  comme 
ces  mères  qui  fonailletit  leurs  enfans,  mais  n'entendent  pas  que  les 
autres  s'en  mêlent. 

Il  ne  passait  pas  deux  heures  à  Mon-PIaisir  sans  y  décocher  quel- 
ques lardons  qui  mortifiaient  la  suscepliblc  vanité  de  sa  belle-sœur. 
Comme  il  avait  le  coup  d'oeil  géométrique,  il  trouvait  à  critiquer 
l'alignement  de  ses  arbres  fruitiers  et  de  ses  rosiers;  il  soutenue 
que  les  murs  n'étaient  pas  d'aplomb,  que  les  losanges  des  parquets 
n'étaient  pas  égaux,  et  que  les  escaliers  étaient  manques,  la  hau- 
teur des  marches  etia  largeur  du  giron  n'étaient  pas  dans  la  propor- 
tion requise.  Au  besoin,  pour  justifier  son  dire,  il  s'armait  du  fU 


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U  lETAKCHB   DE   lOSEPH  KOIBEL,  $S7 

à  plomb,  du  pied  de  roi  et  de  l'équerre,  et,  impassible  antant  que 
tenace,  il  coBtnùgnùt  l'indignée  M"'  Mirion  à  écouter  jusqu'au  boat 
ses  démonstrations;  —  Il  lui  tournât  le  compas  dans  le  cœur.  Ce 
qui  était  plus  graye,  il  prétendait  que  Mon-Plaisir  n'étdt  pas  l'en- 
droit le  plus  sain  de  la  terre,  qu'il  s'exbalùt  da  ruisseau  qui  bor- 
dait au  levant  la  propriété  des  buées  dangereuses  pour  les  larynx 
délicats.  Le  matin,  à  déjeuner,  il  lai  prenait  régulièrement  des 
qtdntes  de  toux  saccadée  et  persistante.  —  A  qui  en  as-tu.  Benja- 
min? lui  demandait  son  frère  avec  un  peu  d'impatience.  —  C'est  an 
sort,  répondait-il;  je  ne  viens  pas  ici  sans  y  attraper  un  rhume.  — 
Sur  quoi  M""  Mirion  faisait  de  grands  bras.  Dans  l'intimité,  elle  ac- 
cusait son  beau-frére  d'être  un  mauvais  génie,  d'avoir  l'esprit  de 
travers  et  un  caractère  insupportable  ;  devant  le  monde,  elle  affec- 
tait de  parler  de  lui  avec  les  plus  grands  éloges,  comme  d'un 
bomme  tout  à  fait  supérieur,  qui  bonorait  son  pays.  Elle  poussait 
fesprit  de  famille  jusqu'à  rbérolsme. 

Quoi  qu'en  pût  dire  l'oncle  Benjamin,  je  croîs  que  Mon-Plaisir 
était  un  endroit  aussi  sain  qu'un  antre;  je  crois  aussi,  sans  les  avoir 
TUS,  que  les  rosiers  de  M°"  Mirion  faisaient  honneur  à  ses  soins, 
mais  elle  avait  dans  ce  monde  nn  bien  autre  sujet  de  gloire  et  d'in- 
time satisfaction.  La  plus  belle  rose  de  son  chapeau,  l'ornement  la 
plus  précieux  de  sa  maison,  la  fête  de  ses  yeux,  son  orgueil  sn- 
prême,  son  triomphe,  c'était  sa  fille.  ÏI  est  certain  que  M"'  Margue- 
rite Mirion  était  belle,  tout  Genève  au  besoin  en  ferait  foi.  Grande, 
élancée,  d'une  superbe  venue,  la  gorge,  les  bras  faits  au  tour,  des 
mains  et  des  pieds  de  duchesse,  des  cheveux  d'un  blond  cendré 
très  bouffans  et  ramenés  en  arrière,  de  beaux  yeux  bruns,  doux 
comme  le  velours,  un  teint  éblouissant,  un  sourire  dont  la  gr&ce  était 
relevée  de  je  ne  sais  quoi  de  simple,  d'ouvert  et  de  franc,  quand 
elle  se  promenait,  sans  penser  &  rien,  le  long  de  l'avenue  de  poi- 
riers qui  descendait  à  la  route,  les  passans  s'arrêtaient  devant  la 
grille  pour  la  contempler,  et  se  disaient  :  Quelle  belle  plante  I  C'étût 
le  mot  qui  venait  à  la  bouche  en  la  voyant.  Comme  une  plante,  elle 
n'avait  eu  que  la  peine  de  croître;  la  nature  avait  tout  fait.  Bien 
que  M'"  Marguerite  Mirion  n'ignorât  point  qu'elle  était  belle,  bien 
qu'elle  jouît  du  plasir  qu'on  avait  à  la  regarder,  il  n'y  avait  pas  en 
elle  le  moindre  grain  de  coquetterie,  et  sa  simplicité  ignorait  toutes 
les  petites  pratiques,  toutes  les  petites  roueries  du  métier  de  jotie 
fille.  Elle  pouvait  s'en  passer,  laisser  les  petits  moyens  aux  deœi- 
beautcs  qui  ont  des  inquiétudes;  la  sienne  était  indiscutable.  Quand 
sa  mère  la  conduisait  le  dimanche  au  temple,  leur  entrée  faisait 
toujours  sensation;  les  tètes  se  tournaient  de  leur  côté,  et  dans 
toute  l'assistance  circulût  un  petit  chncbotement  d'admiration  bien 


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388  lETUE  DES  DEUX  MOIfDES. 

dota  aa  cœar  de  H"*  Hirioo.  M.  Hirion  en  tenût  aussi;  îdol^re 
de  sa  fille,  qoand  il  la  contemplait,  il  se  sentait  gi-andîr  de  deux 
coadto.  Il  n'y  avait  pas  jusqu'à  l'oncle  Benjamin  qui  ne  rendit  les 
armes  à  Marguerite.  Il  étut  fort  galant  avec  elle,  lui  prodiguait  les 
marrons  glacés,  lui  débitait  des  madrigaux;  toutes  ses  économies 
d'argent  et  de  poésie  y  passaient.  Il  lui  dis^t  quelquefois  eo  la  pre- 
nant par  le  menton  :  —  Ob  !  la  belle  fille  que  voilà  !  Comment  diable 
eft-tu  venue  au  monde?  Ton  père  a  des  yeux  de  grenouille,  ta  mère 
est  une  ragote  :  comment  y  sont-ils  pris  pour  bâtir  ce  chef- 
d'œuvre?  S'ils  étaient  de  bonne  foi,  ils  conviendraient  qu'ils  t'ont 
ramassée  sous  un  chou. 

Qui  dit  fille  unique  et  belle  dit  en  général  enfant  gâté.  Quoiqu'ils 
s'y  fussent  appliqués  à  l'envi,  H.  et  M"'  Mirion  n'avaient  pas  réussi 
à  g&ter  leur  fille.  Son  naturel  généreux  avait  résisté  aux  complai- 
sances excessives  dont  on  l'entourait.  Tous  ceux  qui  l'ont  connue 
savent  qu'elle  n'était  ni  personnelle,  ni  bautaine.  La  tante  Ama- 
rantbe  et  M"*  Grillet  attestèrent  que  son  humeur  était  égale  et  ac- 
corte,  qu'elle  s'occupât  des  antres,  qu'elle  avait  des  prévenances 
et  des  attentions  délicates.  Ce  qui  dominait  chez  elle,  c'était  ta  par- 
faite pureté  du  sentiment,  une  grande  noblesse  de  caractère.  Elle 
était  au-dessus  d^  tous  les  calculs  sordides,  de  toutes  les  petites 
passons  basses;  elle  n'avait  pas  la  peine  de  s'en  défendre,  elle  en 
étMt  préservée  par  une  candide  ignorance  du  mal.  La  vanité  sert  à 
quelque  chose.  Si  Marguerite  avait  passé  toute  sa  jeunesse  dans  la 
muson  paternelle,  son  esprit,  je  le  crains,  s'y  serait  épaissi;  elle 
aurait  contracté  de  mauvais  plis  et  d'incorrigibles  travers.  Par  bon- 
heur, madame  sa  mère  avait  décidé  de  lui  faire  donner  ce  qu'elle 
appelait  une  éducation  superfine,  et  à  cet  effet  elle  avait  eu  le  cou- 
rage de  s'en  séparer  pour  la  placer  dans  un  célèbre  et  aristocra- 
tique pensionnat  du  canton  de  Vaud.  Marguerite  s'y  était  trouvée 
en  présence  de  filles  de  bonne  maison.  Dans  ce  troupeau  d'élîte, 
elle  avait  fait  mince  figure;  malgré  ses  beaux  yeux,  la  fille  du  fa- 
bricant de  meubles  avait  été  reléguée  à  l'arrière-plan.  Elle  n'avMt 
point  part  aux  faveurs;  on  ne  lui  donnait  que  son  dû  et  on  la  te- 
nait de  court,  k  cette  école,  elle  avait  appris  à  faire  des  comparai- 
sons qui  lui  av.iient  formé  le  jugement.  Elle  avait  appris  aussi  i  se 
taire  et  à  se  contraindre,  ce  qui  est  le  fond  d'une  éducation  super- 
Bne;  mais,  grâce  à  Dieu,  elle  n'y  avait  rien  perdu  de  sn  gaîté,  qu'elle 
rapporta  chez  ses  parens,  comme  elle  venait  d'accomplir  sa  dix- 
septième  année.  Elle  y  rapportait  encore  un  certain  bagage  d'écri- 
vasseries  et  de  lectures  bien  ou  mal  digérées,  des  clartés  confuses 
de  beaucoup  de  choses,  un  assez  joli  talent  de  musicienne.  L« 
»ir  d«  son  arrivée,  quoi  qu'en  puissent  dire  M.  Mirion  et  la  timorée 


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U   REVANCHE  DE  JOSEPH   NOIREL.  380 

M""  Grillet,  la  maison  fut  illuminée  de  haut  en  bas,  et  la  terrasse 
éclairée  à  giorno  par  des  transparens  et  des  pots  à  feu. 

Mon-Plaisir  était  une  connaissance  nouvelle  pour  Marguerite;  il 
avait  été  acht^té  pendant  son  absence.  On  lui  avait  donné  la  plus 
jolie  chambre,  décorée  et  meublée  comme  on  peut  croire.  Ce  n'é- 
taient qu'astragales  et  festons,  des  guéridons  de  palissandre  et  une 
table  en  marqueterie,  un  tapis  de  Perse,  des  riduaux  en  cachemire 
blanc,  des  bibelots  et  des  (leurs  partout.  Marguerite  était  amou- 
reuse de  sa  chambrette.  Elle  y  passait  des  heures  toute  seule,  allant 
et  venant  de  son  pas  d'oiseau,  faisant  leur  toilette  à  ses  jardinières, 
entr'ouvrant  un  livre  et  interrompant  sa  lecture  au  milieu  d'une 
phrase,  ou  s'accoudant  à  sa  fenêtre  et  contemplant  d'un  œil  épanooi 
le  verger,  la  route,  les  collines,  le  Jura,  heureuse  de  vivre,  de  res- 
pirer et  de  n'avoir  pas  vingt  ans,  ignorant  l'ennui,  le  printemps  aux 
joues,  le  cœur  plein  de  cette  galté  légère  qui  se  sufiit  à  elle-même 
et  se  passe  de  l'espérance.  La  cloche  du  déjeuner  sonnait.  Elle  des- 
cendait à  la  salle  k  manger  ;  elle  disait  k  la  tante  Amaranthe  en 
l'embrassant  :  —  Eh  bien  I  c'est  donc  si  beau  que  cela  le  Mecklem- 
bourg?  —  ou,  prenant  la  cousine  Grillet  par  la  taille,  elle  l'entraî- 
nait au  jardin  en  disant  :  —  Allons  voir  comment  se  portent  nos 
rosiers.  —  Chemin  faisant,  elle  cueillait  une  fleur  qu'elle  posmt 
dans  ses  cheveux.  En  rentrant,  elle  se  mettait  au  piano,  jouût  une 
barcarolle  ou  chantait  à  pleine  voix  une  romance  d'amour,  tout 
entière  à  la  musique  et  ne  se  souciant  guère  des  paroles,  qu'elle 
croyait  comprendre  et  qui  étaient  pour  elle  de  l'hébruu.  Le  soir, 
elle  brodait,  contait  des  histoires  de  pension,  ou  bien,  se  peloton- 
nant dans  un  fauteuil,  elle  se  laissait  faire  un  doigt  de  cour  par 
l'oncle  Benjamin,  quand  il  était  là,  et  ri^t  comme  une  folle  k  ses 
galanteries  de  madrigal.  On  se  séparait  à  dix  heures.  Elle  remontait 
dans  sa  chambre,  et  il  lui  arrivait  quelquefois  d'ouvrir  sa  fenêtre  pour 
regarder  la  lune;  mais  il  ne  se  passait  rien  entre  elles  de  particu- 
lier ni  d'intjme,  elles  n'avaient  pas  grand'chose  à  se  dire.  A  demi 
déshabillée,  elle  s'agenouillait,  et,  la  tête  appuyée  contre  sa  jardi- 
nière, elle  faisait  son  oraison  mentale,  qui  se  réduisait  à  dire  au 
bon  Dieu  :  —  Tu  es  bon  et  tu  es  sage,  tu  sais  ce  qu'il  me  faut;  mus, 
si  c'est  possible,  que  chacun  de  mes  jours  ressemble  à  celui-ci.  — 
Après  quoi  elle  s'endormait  d'un  somme  profond,  tranquille  et  sans 
rêves,  heureuse  le  matin  en  ouvrant  les  yenx  de  découvrir  qu'il  y 
avait  un  soleil  et  que  la  vie  était  là,  debout  à  son  chevet,  qui  l'at- 
tendait. 

On  croira  sans  peine  que  les  pensées  de  M"  Mirion  allaient  plus 
vite  et  plus  loin  que  celles  de  Marguerite.  Sa  vanité  maternelle  se 
préoccupait  de  l'avenir,  et  dans  ses  oraisons  mentales  elle  n'avût 


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300  BBTDB  DES   DEUX  KOIIDES. 

garde  de  dire  an  bon  Dieu  :  DemaÏD  comme  anjoard'hoi.  Elle  lai 
disait  plutôt  :  —  Ta  sais  de  qui  je  veux  te  parler;  quaod  donc  vien- 
dra-t-il?  Fais,  graod  Dieu  I  qu'il  ressemble  autant  que  faire  se  peut 
à  un  prince  des  contes  de  fées  1  —  Ce  qu'elle  comprenait  le  mieux 
d^s  l'Évangile,  qu'elle  lisait  beaucoup,  c'est  la  parabole  des  talens 
et  le  devoir  sacré  qui  nous  est  imposé  de  placer  notre  bien  au  de- 
nier cinq,  si  possible,  parce  qu'il  nous  sera  demandé  compte  un 
jour  du  c^itai  et  des  intérêts.  Le  ciel  lui  avait  donné  un  trésor;  le 
placement  de  ce  trésor  était  la  grosse  affaire  de  sa  vie.  Elle  tombait 
souvent  dans  des  revues  sans  rive  ni  fond;  quand  elle  en  sortait, 
elle  disait  à  son  mari  :  — Veux-tu  savoir  à  quoi  je  pense? — Parbleu  ! 
répondfut-il  en  secouant  le  menton,  il  ne  faut  pas  être  malin  pour 
le  deviner.  La  tète  te  grouille  de  gendres,  petits  et  grands,  mïùgres 
ou  gras,  dont  la  plupart  ne  me  reviennent  guère.  A  quoi  te  mènent 
toutes  tes  songeries?  Jouissons  du  présent,  arrive  qui  plante.  — 
M"*  Mirioa  avait  le  bon  sens  de  ne  point  faire  part  à  sa  fille  de  ses 
imaginations  et  de  ses  visées,  et  Hiû-guerite  était  à  mille  lieues  de 
les  deviner.  Le  pasteur  de  la  paroisse,  qui  n'était  pas  un  sot,  disait 
d'elle  :  —  C'est  une  eau  dormante;  laissez-la  dormir.  —  Elle  faisait 
comme  son  père,  elle  jouissait  du  présent,  ne  rêvait  ni  de  mariage, 
ni  de  maris,  Elle  avait  l'esprit  si  peu  éveillé  sur  certains  chapitres 
qu'elle  ne  s'aperçut  pas  que  le  fils  d'un  riche  marchand  toilier  s'é- 
tait mis,  sous  le  prétexte  de  jouer  au  billard  avec  M.  Mirion,  à  venir 
chaque  dimanche  à  Moo-Piaisir,  et  que  ces  visites  réglées  étaient 
pour  elle.  L'insouciance  de  cette  belle  indifférente  empêcha  le  pré- 
tendant de  se  déclarer;  mais  il  fit  parler  par  un  tiers.  M.  HÛion 
était  tenté  de  dire  oui;  M*"*  Mirion  poussa  les  hauts  cris,  déclarant 
que  ce  parti  n'était  pas  digne  de  sa  filJe  et  ne  figurait  point  dans  sa 
collection.  I)  fut  éconduit,  et  on  n'en  dit  mot  à  Marguerite.  Si  on 
l'avait  consultée,  qu'eùt-elle  répondu?  Comme  tous  les  cœurs  plus 
tendres  que  passionnés,  elle  avait  une  certaine  mollesse  de  volonté 
et  quelque  indécision  dans  l'esprit.  Au  surplus,  elle  avait  peu  ré- 
fléchi sur  ces  matières  ;  elle  aurût  dit  :  —  Mon  Dieu  I  si  vous 
croyez...  je  ferai  ce  qui  vous  plaira. 

Dans  cette  heureuse  maison,  il  y  avait  pourtant  un  malheureux. 
Ce  n'était  la  faute  de  personne.  Bien  venu,  aimé  de  tout  le  monde, 
traité,  quoique  étranger,  comme  *un  enfant  de  la  famille,  son  sort 
eût  été  envié  de  beaucoup  de  gens;  mais  il  y  a  bien  des  raisons  de 
sou&ir  ici-bas,  le  chagrin  a  bien  des  visages,  la  tristesse  bien  des 
mystères,  et  à  qui  se  permet  de  nous  dire  :  Vraiment  de  quoi  vous 
plaignez-vous?  n'aves-vous  pas  tout  à  souhùt?  nous  avons  sou- 
vent le  droit  de  répondre  :  Qu'en  savez-vous?  Le  cœur  mécontent 
dont  je  parle  était  celui  d'un  ouvrier  de  M.  Mirioa,  garçon  de  vingt- 


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LA   RETàBCHB    DE  JOSEPH   KCMSEL.  3S1 

cinq  ans,  nommé  Joseph  Noirel,  aux  cheveux  cb&t&in-somtffe,  de 
ttdlle  moyeane,  nûnca  d'eacolure  et  d'épaules,  nerreux  de  bras  et 
de  volonté,  et  qui  faisait  mervdlles  de  ses  dix  doigts.  Sa  vive  intel- 
ligence parûssait  sur  sou  visage  un  peu  pâle,  qu'allumaient  de  su- 
bites rougeurs.  Â  vrù  dire,  ce  visage  n'était  pas  le  plus  régulier  du 
monde;  la  bouche  était  trop  grande,  le  nez  trop  fort.  Eu  revanche, 
les  yeux  gris  clairs  comme  les  yeux  de  certains  lévriers,  comme 
l'eau  transparente  de  certains  ruisseaux,  étaient  pleins  de  mouve- 
ment et  de  lumière;  le  regard  venait  de  loin  et  portait  lûn.  A  de 
certaines  heures,  on  y  lisait  toute  une  histoire,  qui  n'était  pas  gaie. 
Le  pauvre  garçon  avait  eu  de  déplcnrables  parens.  Son  père  était 
un  de  ces  ouvriers  à  tout  faire  qui  ne  font  jamais  ri^.  Il  avait  es- 
sayé de  tous  les  métiers,  s'était  dégoiité  de  tout,  sauf  de  son  incon- 
dnite  et  de  sa  fainéantise.  Rongé  de  besoins  comme  d'une  incurable 
lèpre,  étranger  à  tout  sentiment  d'honneur,  ivrogne  avec  délices, 
amoureux  de  sa  gueuserie,  à  peine  avaàt-il  travaillé  huit  jours,  il 
plantait  là  le  patron,  faisait  le  plongeon,  disparaissmt  dans  quelque 
bonge,  où  s'engoullraient  ses  sous;  après  quoi  il  rentrait  un  matin 
au  logis,  la  poche  vide,  l'œil  étdnt,  la  langue  pesante,  et  disait  à 
sa  femme  avec  un  rire  épais  :  —  Eh  bien  I  quoi  ?  On  a  fait  la  noce. 

—  Retourne  d'où  tu  viens,  lui  répondait^elle;  il  n'y  a  pas  dans  la 
mùson  de  quoi  nourrir  une  anûgnée. 

—  Tu  mens,  répliquût-ili  le  galopin  a  bien  dû  rapporter  qu^- 
que  chose. 

C'étut  eu  effet  le  galopin,  c'est-i-dire  Joseph,  qui  dans  les  jours 
de  misère  était  chargé  de  ftùre  aller  la  marnùte.  U  partait  le  matia, 
par  ordre  supérieur,  avec  un  morceau  de  pain  sec  dans  sa  poche 
et  un  panier  au  bras,  et  s'en  allait  de  m^ûstm  en  maison  vendre  des 
allumettes  ou  quêter  des  aumônes.  Malheur  à  lui  quand  la  recette 
était  maigre  ;  les  camouflets  pleuvaient  sur  ses  joues  dru  comme 
grêle.  Un  jour,  las  de  gravir  des  escaliers  et  d'être  souffleté  pour  sa 
peine,  il  avait  levé  le  pied  ;  on  l'avait  rattr^é,  roué  de  coups,  ce 
qui  lui  avait  âté  i' envie  de  récidiver.  Toutefois  sa  mève  n'était  bru- 
tale que  par  accès  ;  sujette  à  des  atteadrissemens,  pour  cons(4er  le 
galopin  des  rebuffades  qu'il  essuyût,  elle  l'emmenait  de  loin  en 
loin  passer  une  scùrée  dans  un  café  chantant,  où,  les  yeux  écar- 
quillés,  les  oreilles  béantes,  il  entendait  durant  des  heures  les 
gargouillades  de  M"°  Zéphyrine,  première  chanteuse  de  l'Eldorado 
de  LycHi.  C'étaient  là  ses  fêtes,  son  paradis  intermittent.  Le  lende- 
mûn,  il  devait  recommencer  à  trotter,  à  débiter  de  porte  en  porte 
son  petit  boniment,  i  pleurnicher  pour  attendrir  ces  bons  mes- 
sieurs et  ces  bonnefl  dames,  triste  métier  auquel,  gr&ce  à  Dieu,  il 
ne  put  jamûa  mordre;  il  le  faisait  à  contre-ccBur,  l'oreille  basse, 
1  un  chien  qu'on  fouette.  Il  y  avait  en  lui  je  ne  sais  quelle 

nigiUrrlbyGOOglC 


392  BETUE  DES  DEUX   HONDES. 

fierté  native  qui  protestait  et  qu'il  avait  héritée,  je  pense,  de 
quelque  bis^eul.  Quand  on  refusait  de  croire  à  ses  récits  ou  qu'on 
le  traitait  de  mendiant,  il  lui  arrivait  de  se  redresser  et  d'en- 
tonner à  pleins  poumons  un  refrain  de  M"'  Zéphyrine.  De  telles 
frasques  n'étaient  pas  pour  améliorer  ses  affaires  ;  chaque  jour 
s'augmentait  le  nombre  des  maisons  où  il  n'osait  plus  se  présenter. 
Chaque  jour  aussi  le  taudis  pateniel  devenait  plus  triste,  plus 
inb^itable;  pour  avoir  quoi  mettre  sous  la  dent,  le  ménage  ven- 
dait ses  meubles,  vendait  son  linge.  Le  père  Noirel  avait  eu  une 
attaque  de  delirium  tremem;  il  était  désormais  incapable  de  tout 
travail.  Sa  femme  lui  faisait  des  scènes  effroyables;  on  se  prensut 
aux  cheveux,  on  épuisait  le  vocabulaire  poissard.  L'enfant  assistait 
pâle,  frissonnant,  à  ces  orageux  débats.  Heureusement  Noirel  eut 
une  seconde  attaque;  il  fut  emmené  à  l'hôpital,  où  il  mourut,  et 
dix  mois  plus  lard  sa  veuve  fut  affligée  d'une  goutte  sciatiqae 
qui  la  rendit  impotente  des  bras  et  des  jambes. 

Le  pasteur  de  la  paroisse  procura  un  asile  à  la  percluse  dans  un 
hospice  d'incurables  et  recueillit  l'orphelin  sans  feu  ni  lieu.  Il  parla 
de  lui  à  M.  Mirion,  le  recommanda  chaudement  k  sa  charité.  Joseph 
avait  alors  treize  ans.  M.  Mirion  le  fit  venir,  l'interrogea.  Après  dé- 
libération, il  consentit  à  se  charger  de  l'enfant,  à  lui  donner  la  table 
et  le  gîte,  et  à  le  prendre  en  apprentissage.  Comme  il  arrive  sou- 
vent, cette' bonne  œuvre  devint  plus  tard  une  bonne  affaire;  mais 
au  débutje  galopin  donna  beaucoup  de  fil  à  retordre  à  son  patron. 
Le  métier  qu'il  avait  fait  jusqu'alors  lui  avait  laissé  de  fâcheuses 
habitudes;  il  y  avait  contracté  la  haine  de  toute  règle  et  de  toute 
discipline,  l'amour  des  grands  chemins,  un  fonds  d'humeur  vaga- 
bonde et  polissonnante  qui  se  trahissaient  par  de  brusques  échap- 
pées. On  avait  beau  lui  tenir  la  bride  haute,  il  parvenait  à  s'esqui- 
ver, faisait  l'école  buissonnière,  passait  des  journées  à  battre  le 
pavé.  M.  Mirion  le  chapitrait  d'importance,  lui  administrait  de 
longues  et  sages  morales  que  le  vent  emportait,  des  coups  d'é- 
trïviëres  qu'il  n'avait  pas  l'air  de  sentir,  ayant  la  peau  dure  et  cette 
fierté  dont  les  verges  n'ont  pas  raison.  Ce  qui  agit  sur  lui  avec  plus 
d'efficace  que  les  mercuriales  et  le  reste,  ce  fut  le  goût  du  travail 
qui  lui  vint  tout  àcoup  et  se  déclara  comme  une  passion.  On  aime  à 
faire  ce  qu'on  fait  bien;  un  beau  matin,  Joseph  se  sentit  la  vocation, 
et  de  ce  jour  il  fit  peau  neuve;  il  eut  le  cœur  à  l'ouvrage,  les  bras 
plus  actifs  et  les  jambes  plus  tranquilles.  Cette  métamorphose  se 
révéla  par  l'amour  respectueux  qu'il  conçut  pour  ses  outils  :  il  les 
maniait avecles plus  grands  égards;  une  tache  de  rouille  blessait 
ses  yeux,  il  consacrait  volontairement  ses  loisirs  k  l'affïtlage  des  ra- 
bots, des  dédanes,  des  gouges,  dès  scies  à  refendre  et  à  chantour- 
ner. Ce  que  voyant,  M.  Mirion  commença  de  prendre  en  affection 


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LA   BETANCHE   DE  JOSEPH  NOIKEL.  39S 

son  protégé;  il  estimait  que  l'amour  de  l'outil  est  le  signe  infaillible 
du  talent.  Il  s'i^merveillait  aussi  de  sa  dextérité  de  main,  qu'égalait 
la  souplesse  de  son  esprit,  et  prononça  qu'il  irait  loin.  Il  lui  fit  ap> 
prendre  la  géométrie,  l'art  du  trait.  Joseph  ne  s'en  tint  pas  là;  il 
étudia  tout  seul  pour  l'acquit  de  sa  conscience  la  trigonométrie,  la 
perspective,  et  devint  un  habile  dessinateur.  A  vingt-cinq  ans,  il  était 
un  menuisier  hors  ligne,  le  meilleur  ouvrier  haut  la  main  de  M.  Mi- 
rion,qui  l'employait  exclusivement  à  des  travaux  de  fmeébénisterie 
et  prenait  ses  avis  sur  tout  le  reste.  Bien  qu'il  fût  de  fait  une  manière 
de  contre-maître,  il  n'en  avait  point  le  titre;  il  était  simplement  le 
consulteor  officieux  de  M.  Mirion,  travaillant  à  ses  pièces  et  tou- 
chant un  honnête  salaire.  Comme  avec  cela  il  logeait  et  mangeait 
chez  le  patron,  il  pouvait  faire  des  économies;  il  les  employait  à 
payer  intégralement  la  pension  de  sa  mère,  toujours  percluse  et  qui 
s'obstinait  à  vivre.  Dès  qu'il  l'avait  pu,  il  l'avait  retirée  de  l'hospice, 
l'avait  casée  à  ta  campagne  chez  des  paysans.  Grâce  à  lui,  elle  ne 
vivait  plus  de  la  charité  publique,  et  de  ce  côté  la  fierté  de  Joseph 
était  contente. 

Il  semble  qu'après  tout  Joseph  Tfoirel  n'avait  pas  à  se  plaindre 
de  la  destinée.  Le  gratteur  de  portes  avait  eu,  lui  aussi,  de  la 
chance;  ne  rencontre  pas  qui  veut  un  Mirion  sur  le  chemin  de  la 
vie.  Bien  logé,  grassement  nourri,  sans  inquiétudes  pour  le  pré- 
sent, sans  grand  souci  d'avenir,  aimant  son  métier,  estimé  de  tout 
ce  qui  l'entourait,  de  quoi  se  plaignait-il?  D'une  misère  :  sa  situa- 
tion était  fausse,  et  les  situations  fausses  sont  insupportables  aux 
âmes  fières.  Il  menait  deux  genres  de  vie  qui  se  contrariaient;  à  la 
fois  ouvrier  et  quart  de  bourgeois,  il  ne  savait  pas  bien  ce  qu'il 
était,  et  ses  camarades  de  travail  ne  le  savaient  pas  non  plus,  ce 
qui  mettait  une  muraille  entre  eux  et  lui.  Chaque  matin,  ils  le 
voyaient  arriver  de  la  campagne  en  voiture  avec  M.  Mirion ,  lequel 
venait  souvent  le  trouver  â  son  établi  pour  causer  avec  lui  h  voix 
basse  et  sur  un  ton  d'intimité.  Au  coup  de  midi,  il  le  faisait  appeler 
dans  son  cabinet,  où  ils  déjeunaient  ensemble  en  tëte-à-téte;  le  soir, 
la  voiture  revenait  les  chercher.  En  vain  Joseph  était-il  le  plus  sûr 
des  camarades,  en  vain  témoignait-il  en  toute  rencontre  à  ses  frèret 
les  travailleurs  qu'il  se  sentait  ouvrier,  qu'il  ne  voulait  être  autre 
chose;  il  y  avait  dans  ses  manières,  dans  son  ton  plus  fin  que  le 
leur,  dans  son  langage  plus  choisi,  je  ne  sais  quelle  marque  de  su- 
périorité, de  respect  de  soi-même  qui  les  tenait  à  distance.  Aussi 
bien  leur  était-il  suspect,  étant  à  leurs  yeux  un  personnage  équivo- 
que, le  commensal  et  le  favori  du  patron,  presque  un  monsieur. 
Quelques-uns  le  traitaient  tout  bas  de  mouchard,  mais  tout  bas. 
Bien  qu'il  eût  l'air  frêle  et  de  petites  mains  soignées  qui  lui  avaient  ' 
valu  le  surnom  de  demoiselle,  Joseph  aviût  prouvé  dans  plus  d'une 

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SOA  IBTCE  DES  DEOX  HORDES. 

occasimi  qu'il  étût  franc  du  colUer  et  qne  ses  poignets  étaient  d'ft- 
der.  Aussi  lui  faisait-on  bon  visage,  mais  oa  affectait  de  ne  parler 
de  rien  devant  lui  ;  oq  avait  ourdi  dans  l'atelier  cette  CMispiration 
du  silence  (jm  vous  tient  un  homme  en  quarantaine. 

II  en  allait  tout  autrement  à  Mon-Plalsir.  La  famille  bourgeoise 
où  il  était  entré  par  une  sorte  d'adoption  avait  une  entière  confiance 
en  Ici.  A  table  ou  ailleurs,  M.  et  Û"*  Uiriou  s'euireteDùent  en  sa 
présence  de  leurs  petites  afiaires,  de  leurs  secrets  de  ménage.  Quand 
on  a  le  goût  du  poison, -on  en  trouve  partout.  Joseph  était  Gène- 
Tois,  c'est  dire  qu'il  était  susceptible,  ombrageux ,  et  pesait  sur  les 
petites  choses.  Il  lui  arrivait  de  s'oflusquer  de  l'extrême  confiance 
qu'on  lui  témoignait;  il  pensait  :  —  M*"  Hirion  n'aurait  pas  dit  ceù 
et  cela,  moi  présent,  si  je  n'étais  pour  elle  un  être  saos  conséquence 
avec  qui  on  n'a  pas  à  se  gêner.  —  Il  se  disait  aussi  :  —  Dieu  I  que 
de  bontés  on  a  pour  moi  I  mais  la  bonté  n'est  pas  l'amitié,  c'est  un 
bien  autre  visage.  —  Au  surplus  beaucoup  de  choses  l'avertissaient 
qu'il  n'était  pas  l'égal  des  gens  avec  qui  il  dînait;  les  dcMoestiques, 
comme  il  arrive  toujours,  se  chargeaient  de  le  lui  faire  sentir.  La 
femme  de  chambre  qui  servait  à  table,  après  avoir  dit  k  H.  Mirion 
d'une  voix  Qùtée  :  —  Monsieur  veut-il  se  servir?  —  changeait  de 
note  pour  crier  brusquement  à  Joseph  :  —  Voulez-vous  du  bœuf? — 
Ce  voulez-vous  du  bœuf  et  le  ton  dont  cela  était  dit  lui  étùent  in- 
supportables; cela  signifiait  :  mon  bel  ami,  ta  place  n'est  pas  ici.  U 
redoutait  surtout  les  dîners  de  gala  que  M.  Hirion  donnait  de  temps 
&  autre  à  ses  amis.  U  avait  demandé  à  manger  ces  jours-là  dans  sa  * 
chambre,  mais  son  patron  lui  avait  répondu  :  —  Pourquoi  donc 
cela,  mon  garçon  7  n'es-tu  pas  de  la  famille?  —  II  se  sentait  dépaysé 
dans  la  société  de  ces  petits  bourgeois  en  goguettes  qui  le  traitaient 
avec  une  familiarité  sous  laquelle  perçait  la  morgue.  Dans  l'une  de 
ces  réunions,  il  entendit  M°"  Mirton  dire  à  une  de  ses  amies  : 

—  Étonnez-vous  qu'il  nous  soit  si  attaché  I  que  ne  nous  doit^il  pas  ! 

—  Ce  mot  lui  revenait  sans  cesse  en  mémoire,  il  se  le  répétait  sou- 
vent à  haute  voix,  et  la  pain  qu'il  mangeait  lui  semblait  amer.  Per- 
sonne au  demeurant  ne  soupçonnait  ses  secrets  déplaisirs.  L'excel- 
lent M.  Hirion  n'y  entendait  point  malice;  je  ne  sais  s'il  e&t  été 
plus  affligé  ou  plus  indigné  d'apprendre  que  son  ouvrier  n'était  pas 
le  plus  heureux  de  tous  les  Joseph  de  la  terre.  U  aimait  à  le  voir,^à 
Iç  regarder,  non-seulement  parce  que  sa  ligure  était  celle  d'un 
homme  qui  lui  était  fort  utile,  mais  parce  que  cette  ligure  *était 
celle  de  la  meilleure  action  qu'il  eût  faite  en  sa  vie,  d'une  action 
qu'il  emporterait  sûrement  en  paradis.  —  Ce  gùllard  est  né  coiffé, 
pensait-il;  sans  moi,  il  aurait  crevé,  comme  son  père,  à  l'hûpital, 
'oo,  qui  sait?  dans  une  cellule  de  pénitentiaire,  il  nous  doit  un  fa- 
meux cierge,  à  la  Providence  et  à  anà.  Trouvei-mû  donc  un  second 

nigiUrrlbyGOOglC 


LA    RETIMCHS  DE   JOSEFH  KOIBEL.  S96 

oarrier  qui  vive  comme  tm  coq  en  p&te  dans  la  maison  de  son  pa^ 
trou,  se  formant  le  cœur  et  l'esprit  dans  la  sodété  des  boimâtes 
gensl  —  Gr&ce  à  Joseph,  la  cooscieuce  de  M.  Mirion  était  en  fdte 
tous  les  jours  que  Dieu  £ait.  Il  lui  disait  le  matin  en  lui  appliquant 
nn  grand  coup  de  poing  dans  !e  dos  :  —  Avez-voua  bien  dormi, 
heureux  scélérat  que  tous  ètes7  —  11  était  incapable  de  se  douter 
que  l'heureux  scélérat  aurait  mieux  dormi  dans  un  galetas,  et  que 
sur  son  lit  d'édredon  il  faisait  parfois  de  mauvais  rÊves  où  il  se  sen- 
tait comme  perdu  dans  une  immense  solitude. 

Il  était  fâcheux  pour  Joseph  qu'il  ne  posséd&t  pas  cette  indépen- 
dance du  cœur  qu'on  appelle  l'ingratitude.  Il  est  certain  que  l'in- 
gratitude simplifia  tout;  mus  n'est  pas  ingrat  qui  veut.  Joseph  sa- 
vait mieux  que  personne  tout  ce  qu'il  devait  à  M.  Mirion,  et,  le 
sachant  si  bien,  il  trouvait  inutile  qu'on  le  lui  rappelât.  11  n'avait 
garde  d'oublier  où  M.  Mirion  l'avait  ramassé.  Toutes  les  scbnes  de 
son  enfance  ét^ent  demeurées  gravées  dans  son  cerveau.  Quand  il 
remuait  ses  souvenirs,  il  se  retrouvait  à  un  âxième  étage,  dans  un 
sale  taudis  dont  les  murs  avaient  ce  visage  af&eux  que  donne  le 
désordre  à  la  pauvreté;  il  voyait  dans  un  coin  son  père  cuvant  son 
vin,  en  face  de  lui  sa  mère  debout,  le  front  crispé  par  la  colère, 
vomissant  contre  l'ivrogne  un  torrent  d'insultes,  et  montrant  à  la 
destinée  ses  deux  poings  convulsivement  serrés.  Il  se  rappelfût 
aussi  ses  dégoûts,  ses  écœuremens,  et  toutes  les  mauvaises  pensées 
qui  lui  passaient  par  la  tête  quand  il  s'en  allait  sonnant  aux  portes, 
'son  panier  au  bras,  vêtu  d'une  méchante  loque  en  serge  verte, 
percée  au  coude,  qui  se  ressouvenait  d'avoir  été  un  rideau,  et  d'un 
pantalon  très  mÛr  dont  les  trous  laissaient  voir  sa  chemise  efiilo- 
chée;  il  se  voyait  tour  à  tour  tirant  la  langue  aux  valets  de  chambre 
qui  le  rudoyaient,  ou  s' asseyant  sur  une  marche  pour  faire  de  ses 
doigts  bleuis  par  le  froid  le  compte  des  sous  qu'il  avait  en  poche 
et  des  coups  qu'il  empocherait  le  soir,  ou  bien  encore,  pour  se  dis- 
traire de  la  malechance,  traînant  dans  le  ruisseau  ses  souliers  écu- 
lés  et  causant  familièrement  avec  l'égout,  sa  plus  chère  habitude  et 
sa  grande  amitié.  Quand  il  comparait  ses  commencemens,  ce  qu'il 
avait  fûtii  devenir  avec  ce  qu'il  était,  il  lui  semblait  qu'il  y  avait 
dans  sa  vie  une  solution  de  continuité,  qu'il  était  né  une  seconde 
fois.  D'où  lui  était  venu  cet  amour  du  travail  qui  l'avait  sauvé,  cette 
fierté  qui  avait  redressé  son  âme,  ce  seoUment  d'honneur  qui  lui 
faisait  détester  toute  bassesse  et  toute  licheté?  Et  qu'il  y  avait  loin' 
aussi  du  taudis  paternel  à  cette  famille  de  braves  et  bonnes  gens 
qui  l'avait  recueilli,  à  cette  hospitalière  maison  où  eon  naufrage 
avait  trouvé  on  port,  à  cette  élégante  mansarde  qu'il  habitût,  dont 
la  fenêtre  encadrée  de  vigne  grimpante  donnait  sur  un  bout  de  pe- 
louse et  sur  un  bosquet  de  chênes  où  chaque  printemps  les  rosai- 

,  Google 


396  KEVCE  DES  DEUX  MONDES. 

gnols  s'égosillaient.  Non,  il  ne  songeait  pas  à  nier  sa  dette;  mais  il 
aurait  voulu  qu'âne  occasion  se  présentât  de  l'acquitler  d'un  seul 
coup,  et  de  dire  ensuite  à  ses  bienfaiteurs  :  —  Nos  comptes  sont 
réglés,  nous  voilà  quittes.  —  Faute  de  trouver  cette  occasion,  sa 
reconnaissance  tournait  à  l'aigre,  l'abreuvait  de  fiel  et  d'absinthe, 
et,  comme  il  arrive  souvent,  c'est  à  la  société  qu'il  s'en  prenait  des 
sourds  mécontentemens  qui  le  travaillaient.  Il  se  disait  que  ce  monde  . 
est  mal  fait,  qu'on  lui  rendrait  service  en  le  refaisant.  Il  avait  lu 
en  cachette  plusieurs  ouvrages  socialistes,  et  qu'avait-il  besoin  de 
lire?  Certaines  idées  sont  partout  aujourd'hui;  on  les  respire  dans 
l'air.  Celles  de  Joseph  étuent  fort  confuses,  et  à  la  pratique  elles 
eussent  souffert  quelques  difficultés.  Comme  il  avait  du  bon  sens,  il 
ne  donnait  pas  dans  le  communisme,  ne  déclamait  point  contre  l'in- 
f&me  capital.  Il  estimait  au  contraire  que  le  capital  est  la  meilleure 
chose  du  monde,  mais  qu'aujourd'hui  il  ne  remplit  pas  ses  devoirs, 
qu'il  est  trop  avare  de  sa  personne,  qu'un  ouvrier  laborieux  devrait 
toujours  trouver  à  emprunter  de  quoi  lever  boutique  et  travailler 
pour  son  compte.  Parfois,  quand  il  était  à  son  établi  et  que  sa  main 
faisait  rapidement  courir  le  rabot,  sa  pensée  courait  plus  vite  en- 
core, li  se  mettait  alors  à  fredonner  une  chanson  ;  au  bruit  de  cette 
chanson,  il  voyait  le  vieux  monde  s'écrouler  dans  une  tempête,  et 
de  ses  cendres  calcinées  sortir  un  autre  monde  tout  battant  neuf, 
où  tout  allait  bien,  où  il  y  avait  de  l'air  pour  toutes  les  poitrines  et 
de  la  place  pour  tous  les  coudes,  où  toutes  les  fiertés  se  sentaient  à  _ 
l'aise,  où  personne  n'avait  à  porter  sur  ses  épaules  cette  lourde 
charge  de  la  reconnaissance  qui  pèse  comme  une  montagne,  bref  un 
monde  idéal  et  parfait  dans  lequel  les  Joseph  Noirel  traitaient  de 
pair  à  égal  avec  les  Thomas  Mirion.  Quelles  merveilles  n'accomplit 
pas  une  chanson  I  mais  on  ne  peut  chanter  toujours,  et,  quand  le 
son  de  leur  voix  ne  les  berce  plus,  les  Joseph  se  réveillent  et  se  re- 
trouvent Joseph  comme  devant. 

Je  n'ai  pas  dit  le  plus  sérieux  de  ses  chagrins,  celui  qui  donnait 
du  corps  et  de  la  consistance  à  tous  les  antres.  Il  avait  conçn  et 
nourrissait  au  plus  profond  de  son  être  une  de  ces  passions  qui  sont 
des  maladies,  l'un  de  ces  amours  qui  ont  des  griffes  et  qui  mordent 
le  coeur  jusqu'au  sang.  Cet  amour  était  sans  espoir;  il  aurait  autant 
valu  pour  Joseph  qu'il  se  fût  épris  d'une  étoile.  Il  avait  viogt-deux 
ans  quand  un  soir  avait  paru  à  Mon-Plaisir  une  grande  belle  Hlle 
qui  revenait  de  pension.  11  l'avait  connue  petite  sans  lui  prêter 
grande  atten  tion,  il  ne  l'avait  pas  revue  depuis;  il  la  retrouvait  fûte 
à  point  pour  être  mangée.  Elle  lui  parut  belle  comme  un  rêve,  et  k 
peine  eut-il  passé  deux  minutes  avec  elle,  il  sentit  qu'il  y  avait  un 
tour  de  plus  à  la  chaîne  qu'il  portait  au  cou,  que  Hon-Plaisir  était 
ime  prison  d'où  il  n'aurùt  plus  le  courage  de  sortir. 

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LA   BETAnCHE   DE  JOSEPH  HOIBEL.  397 

A  la  vérité,  pendant  la  première  semaine,  il  ne  ressentit  pour 
Marguerite  qu'une  vive  admiration,  mêlée  d'une  intense  curiosité. 
II  sentait  qu'il  ne  pouvait  rien  y  avoir  entre  elle  et  lui,  qu'elle  était 
hors  de  portée,  que  ses  cheveux  lins  comme  la  soie,  la  clarté  de  son 
teint,  le  velouté  de  son  regard,  la  fraîcheur  de  sa  voix  et  de  son 
rire,  tout  cela  n'était  pas  à  son  usage.  1!  était  comme  une  petite 
pauvresse  de  la  rue  contemplant  à  la  devanture  d'un  magasin  de 
joujoux  une  de  ces  belles  poupées  qui  tournent  les  yeux  et  qui  par- 
lent; elle  sait  bien  que  la  poupée  n'est  pas  de  son  gibier,  mais  re- 
garder est  une  façon  de  posséder,  et,  Dieu  soit  loué,  la  pauvreté  a  • 
des  yeux.  Peu  k  peu  Joseph  découvrit  que  Marguerite  était  aussi 
bonne  que  belle,  qu'elle  avait  une  âme  franche  comme  l'or,  sans 
mélange  de  petites  sottises  bourgeoises,  et  qui  n'avait  rien  laissé  de 
son  naturel  entre  les  mains  de  sa  tendre  mère  et  de  ses  maltressas 
de  pension.  11  s'enhardit  à  causer  de  temps  en  temps  avec  elle,  à  la 
questionner  timidement  et  chapeau  bas,  bien  entendu.  11  était  cu- 
rieux de  savoir  de  quoi  était  faite  la  poupée,  ce  qu'il  y  avait  de- 
dans. Ses  études  l'enchantaient,  et  Mon-Plaisir  lui  paraissait  un 
lieu  tout  nouveau.  Le  soir,  en  revenant  du  travail,  il  se  disait  :  Je 
vais  l'entendre  rire  et  chanter!  Et  il  lui  semblait  qu'il  aviût  désor- 
mais du  bonheur  sur  la  planche. 

On  a  bien  raison  de  dire  aux  eofans  :  Regardez,  mais  ne  touchez 
pas.  Il  arriva  qu'un  matin  de  jour  férié  Joseph  s'en  fut  au  bout  de 
la  campagne  travailler  à  un  ajoupa  dont  il  avait  fait  le  dessin;  c'est 
à  cela  qu'il  amusait  ses  loisirs.  Ce  jour-là.  M"'  Mirîon  s'était  levée 
de  bonne  heure  pour  fêter  l'aurore.  Chaussant  des  pantoufles  en 
maroquin  ornées  de  rosettes  couleur  groseille,  tenant  à  la  main, 
comme  une  marquise  d'autrefois,  une  jolie  badine  à  pomme  d'or 
que  lui  avait  donnée  l'oncle  Benjamin,  elle  entreprit  de  faire  tout 
le  tour  de  son  domaine.  En  passant  devant  l' ajoupa,  elle  avisa  Jo- 
seph et  s'arrêta  pour  le  regarder  travailler.  Tout  à  coup  tombèrent 
quelques  grosses  goiittes  de  pluie.  —  Je  me  sauve,  dit-elle,  j'ai 
une  robe  qui  craint  la  pluie. —  Elle  voulut  prendre  par  le  plus  court, 
traverser  en  biais  un  champ  fraîchement  labouré.  Au  troisième  pas 
qu'elle  y  fit,  l'une  de  ses  pantoufles  resta  embourbée  au  fond  d'un 
sillon.  Debout  sur  un  pied,  s'appuyant  de  son  mieux  sur  sa  badine, 
elle  appelait  au  secours  et  riait  comme  une  folle.  La  pluie  redou- 
blait. Joseph  accourut,  et  une  audace  subite  lui  vint.  —  Vous  n'ar- 
riverez jamais  au  bout  de  ce  champ,  lui  dit-il.  Voulez-vous  que  je 
vous  porte?  —  Elle  y  consentit  sans  se  faire  prier.  Il  commença  pai- 
6ter  sa  jaquette  de  futaine  dont  il  l'envelopjja  pour  garantir  sa  rube; 
puis  il  l'enleva  dans  ses  bras  sans  trop  savoir  ce  qu'il  faisait;  et 
quand  il  s'aperçut  que  c'était  lui,  que  c'était  elle  et  qu'il  la  serrait 
contre  sa  poitrine,  un  frisson  lui  traversa  le  corps,  et  il  trébucha 

,  Cooglc 


8M  KETOE  DES  DEOX  HO^IDES. 

comme  ivre  àe  joie,  fl  se  mît  à  courir,  enjambant  les  sillona;  il  lui 
semblùt  qoe  ce  qu'il  tenait  dans  ses  bras  était  k  lui,  qu'il  en  pou- 
>  vût  faire  ce  qu'il  voulait  et  l'emporter  an  bout  au  inonde.  Dans  an 
moUTement  que  fit  Mai^erite,  ses  cheveux  frAlèrent  la  jone  de  soo 
porteur.  II  s'arrêta,  pris  de  folie;  mais  son  regard  rencontra  deoz 
grands  yeux  limpides  où  il  y  avait  comme  un  abtme  d'innocence. 
Ces  yeux  loi  rendirent  sa  ruson,  il  se  remit  en  marche.  Dès  qu'il 
eut  déposé  son  fardeau  sur  la  première  marche  do  perron  :  —  Et 
ma  pantoufle  ï  lui  dit-elle.  —  Maladroit  que  je  suisl  répondit-il. 
■  Elle  m'a  éch^pé  de  la  mùn.  —  II  mentadt;  il  s'en  fut  la  chercher 
partout,  sauf  dans  sa  poche,  où  il  l'avait  coulée  en  marchant.  C'est 
bientôt  fait  d'oublier  une  pantoufle.  On  ne  s'avisa  pas  que  Joseph 
la  retirait  quelquefois  du  fond  d'une  armoire.  Quand  il  la  tenait 
dans  ses  mains,  elle  lui  racontait  une  histoire,  toujours  la  mâme, 
qu'il  écoutait  sans  se  lasser,  non  qu'il  se  fit  la  moindre  illusion; 
j'ai  dit  qu'il  avait  du  bon  sens.  Il  savait  fort  bien  que,  s'il  avait  été 
autre  chose  qu'un  simple  ouvrier,  M"*  Mirion  n'aurait  pas  consenti 
qu'il  )aport&t;mai3quevouIez-vousîil  s'étut  passé  dans  un  champ 
labouré  un  événement,  et  cet  événement  était  désormais  la  meil- 
leure moitié  de  sa  vie. 

De  ce  jour,  Joseph  eut  une  idée  fixe,  et  cette  idée  lui  rongeait  le 
cerveau  et  le  cœur.  II  eut  la  force  de  ne  se  point  trahir,  de  dérober 
à  tous  les  yeux  son  secret.  Sa  mansarde  était  juste  au-dessus  de  la 
chambre  de  M"'  Mirion.  Personne  ne  soupçonnait  que  chaque  soir 
il  se  couchait  tout  de  son  long  sur  le  plancher,  et  qu'il  y  collait  son 
oreille.  Le  plancher  était  épais  et  sourd;  il  n'entendait  rien,  mais  il 
croyait  entendre.  Il  éprouvait  un  trouble  indicible  i  se  dire  :  Elle 
est  là;  sa  vie  et  la  mienne  ne  sont  séparées  que  par  l'épaisseur 
d'une  solive.  Quand  il  fermait  les  yeux,  il  lui  semblait  que  le  plan- 
cher devenait  transparent,  qu'il  la  voyait  allant  et  venant  avec  le 
bourdonnement  d'une  abeille.  Souvent  il  s'endormait  sur  la  place 
et  faisait  des  rêves  délicieux,  quitte  à  maudire  au  matin  les  inexo- 
rables cruautés  du  réveil. 

Marguerite  était  bien  loin  de  se  douter  de  ce  qui  se  passait  dans 
le  cœur  de  l'ouvrier;  si  elle  l'eût  appris,  elle  fût  demeurée  con- 
fondue d'étonnement.  Elle  ne  s'occupait  guère  de  Joseph  que  lors- 
qu'elle le  voyait.  11  lui'inspirait  de  l'estime  et  quelque  amitié.  Son 
père  lui  faisait  souvent  son  éloge  :  —  Vois-tu,  Margot,  lui  disait-il, 
ce  garçon  est  un  trésor.  Je  n'ai  garde  de  le  lui  dire,  parce  qu'il  ne 
faut  pas  gâter  les  gens;  mais  cela  fait  de  ses  doigts  tout  ce  que  cela 
veut.  Et  puis  du  jugemgnt  à  revendre  I  Tel  que  tu  me  vois,  il  m'ar- 
rive' souvent  de  le  consulter  sur  des  choses  de  conséquence.  Les 
bonnes  actions  portent  bonheur,  c'est  du  jour  qu'il  est  entré  dans 
ma  maison  gua  mes  petites  alTûres  ont  prospéré.  —  Ntm-seulement 

D„j,i7<-,ib,.GoogIc 


LA.  BETÀITCHB  M  KMEra  HOIBEL.  SM 

Maigoerite,  sur  ta  foi  de  ma  père,  était  portée  à  bien  penser  de 
Joseph,  mais  elle  aimait  dans  l'occasion  à  causer  avec  lai.  Ce  qu'elle 
lui  entendait  dire  ne  ressemblait  pas  à  tous  les  petits  commérages 
qai  se  papotant  autour  ^elle;  il  tranchait  sur  le  petit  milieu  bour- 
geois dans  lequel  elle  vivait  par  une  sorte  de  liberté  d'esprit  qni 
lui  plûsait  eaDS  qu'elle  s'en  rendit  ccHnpte.  Le  petit  bourgeois  a  le 
goût  des  pM-tes  fermées,  non-seulement  parce  qu'elles  empêchent 
les  courans  d'ûr,  mus  parce  qu'une  porte  ouverte  l'inquiète  :  elle 
peut  livrer  passage  à  quelque  cbose  de  déplaisuit,  comme  une  idée 
ou  une  révolution;  ~—  l'ouvrier  tient  la  sienne  toute  grande  ouverte 
poi»  se  donner  de  l'ûr  et  pour  lùsser  entrer  l'avenir.  Il  n'entre 
souvent  par  cette  porte  que  des  chimères  et  quelquefois  d'eflroya^ 
blés  erreurs;  mais  se  trompa  est  encore  une  façon  de  vivre.  Bref,  il 
semblait  à  Marguerite  que,  lorsque  son  père  avait  ses  amis  à  dloer, 
la  conversation  sentait  un  peu  le  renfermé,  et  que  dans  le  peu  que 
disait  Joseph  Noirel  il  j  avait  du  souffle,  quelque  chose  qui  gonflait 
les  poumons,  un  je  ne  sais  quoi  qui  vraùt  de  l'&me  et  qui  annon- 
çait un  homme.  Ce  n'était  qu'une  imprvs^on  confuie  qu'elle  ne 
pren^t  pas  la  peine  de  débrouiller;  ses  rosiers  et  ses  cMiaris  l'oc-  ' 
cupalent  davantage.  Si  Joseph  était  parti  pour  l'Australie,  elle  toi 
aurait  souhaité  bon  voyage,  et  de  temps  en  temps  elle  eût  demandé 
de  ses  nouvelles;  il  n'en  eût  été  que  cela. 

On  a  beau  avoir  du  bon  sens,  on  se  prend  à  croire  à  l'impossible; 
autrement  de  quoi  servirait  l'espérance,  .cette  fille  de  la  folie?  Il  y 
avait  des  heures  où  Joseph.se  disait  :  Et  pourquoi  pas?  11  s'était 
mis  a  lire  des  romans;  il  y  cherchait  avec  avidité  des  aventures  qui 
ressemblassent  à  la  sienne.  Des  bergers  épousant  des  princesses, 
cela  se  rencontre,  surtout  dans  les  contes  de  fées;  mais  sa  raison 
prenait  de  terribles  revanches  qui  l'accablaient.  Quelle  apparence 
que  son  amour  insensé  fût  jamais  payé  de  retour?  Et  A  supposer  que 
ce  miracle  s'accomplit,  à  quoi  cela  le  mènerait-il,  sinon  à  se  briser 
la  tête  contre  un  mur?  Il  se  représentait  l'indignation,  le  cri  d'hor- 
reur de  M"""  Mirion,  si  elle  apprenait  jamais  que  du  fond  de  son 
néant  un  Joseph  Noirel  avait  osé  lever  les  yeux  sur  sa  fille  et  son 
idole.  La  bonne  dame  était  si  loin  de  croire  qu'une  telle  énormité  fût 
possible,  qu'il  lui  échappa  plus  d'une  fois  de  causer  gendres  en  pré- 
sence de  Joseph.  Un  soir  que,  lisant  le  journal  au  coin  du  feu,  il 
était  resté  au  salon  plus  longtemps  que  d'habitude,  elle  dit  tout  à 
coup  k  son  mari  qui  sommeillait  dans  son  fauteuil  :  —  Vous  êtes 
étonnans,  vous  autres  homm^,  vous  vives  au  jour  le  jour,  arriva 
que  pourra. 

—  Eh  bien  !  qu'est-ce  qui  arrive  donc?  fit-il  en  se  secouant.  L« 
feu  serait-il  à  la  maison? 


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iOO  BETUE  DES  DEDX  HONDES. 

—  11  arrive  que,  quand  on  est  père,  od  a  des  devoirs,  et  que  tu  ne 
t'en  soucies  guère. 

—  Allons,  voilà  que  je  néglige  mes  devoirs  parce  que  je  ttàs  un 
somme  au  coin  du  feu.  Quelle  mouche  vj>us  a  piquée,  madame  Ma- 
rianne Mirion? 

—  Quand  on  est  assez  heureux  pour  avoir  donné  le  jour  à  une 
Marguerite,  répliqua-t-elle  d'un  ton  doctoral,  on  a  pour  premier 
devoir  de  lui  trouver  un  établissement  digne  d'elle. 

—  La  la,  l'éternelle  question  des  gendres!  —  Et  se  levant:  — 
Faut-il  que  je  prenne  le  train  pour  m'en  aller  oflrir  ma  fille  au 
prince  Charmant? 

—  Je  ne  comprends  pas  qu'on  plaisante  sur  des  sujets  pareils. 
Je  te  dis  que  nous  ne  voyons  pas  assez  de  monde,  que  nous  avons 
tort  de  passer  l'hiver  à  la  campagne,  comme  des  loups.  Passe  en- 
core si  nous  nous  mettions  à  donner  quelques  fêtes... 

—  Avec  accompagnement  de  fusées,  interrompit-il. 

—  Tes  plaisanteries  m'agacent,  reprit-elle  avec  humeur.  A  t'en- 
tendre,  Thomas,  on  dirait  parfois  que  tu  es  un  homme  léger. 

—  Ohl  pour  Uger,  nous  ne  le  sommes  point!  dit-il  en  prenant 
avec  ses  deux  mains  la  mesure  de  sa  large  bedaine.  Va,  ne  te  fâche 
pas,  ma  chère  bonne.  Je  t'ù  dit  cent  fois  qu'il  n'y  a  pas  péril  en  la 
demeure.  Vienne  la  Saint-Martin,  notre  poulette  aura  tout  juste  ses 
vingt  ans.  Et  puis  tu  es  si  dilTicile!  II  te  faut,  ma  parole,  un  gendre 
fait  sur  commande!  Que  ne  pries-tu  ta  tante  Amaranthe  d'écrire  un 
mot  par  une  occasion  à  son  grand  ami  de  là-bas,  le  duc  de  Meck- 
lembourg?  11  a  peut-être  un  cousin  en  disponibilité  (jui  serait  notre 
aiTaire. 

Il  vit  qu'elle  allait  se  fâcher  tout  de  bon,  et  il  ajouta  en  lui  pas- 
sant la  main  sous  le  menton  :  —  Soyez  sage,  et  tenez-vous  bien 
tranquille  dans  votre  petit  coin.  Votre  mari  mignon  a  découvert  que 
dans  ce  monde  on  ne  trouve  pas  souvent  ce  qu'on  cherche,  mais 
qu'on  trouve  quelquefois  mieux  que  ce  qu'on  cherchait. 

Aux  premiers  mats  de  cet  entretien,  Joseph  avait  ressenti  une 
secousse  électrique,  et  son  journal  lui  échappa  des  mains.  Il  le  ra- 
massa, le  replia  du  mieux  qu'il  put,  sortît,  et  ne  dormit  pas  de  la 
nuit.  A  partir  de  ce  jour,  il  devint  sombre.  Il  ne  mangeait  plus  que 
du  bout  des  dents;  on  lui  demandait  ce  qu'il  avait,  il  répondait 
qu'il  n'avait  pas  faim,  et  cette  réponse  paraissait  sudisaiite.  I!  tra- 
vaillait d'arrache-pied  ;  mais  il  ne  chantait  plus.  II  n'en  rêvait  pas 
moins.  Il  adressait  de  tacites  prières  aux  tempêtes,  il  les  suppliait 
de  faire  hâte,  la  besogne  pressait;  à  la  Saint-Martin  prochaine,  Mar- 
guerite aurait  vingt  ans,  d'un  jour  à  l'autre  M""  Mirion  pouvait 
mettre  la  main  sur  un  gendre.  II  appelait  de  tous  ses  vatux  avec 


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LA.   REYANCHE   DE  JOSEPH    NOIBEL. 


une  sorte  de  rage  le  grand  branle-bas  qui  nivellerait  tout,  qui  met- 
trait à  pied  les  gens  qui  sont  en  selle,  qui  ferait  justice  ^e  tous  les 
préjugés  et  de  tous  les  mépris,  la  société  idéale  dans  laquelle  on 
verrait  M"'  Mirion  venir  trouver  Joseph  Noirel  pour  lui  dire  :  — 
Marguerite  vous  aime  ;  elle  est  à  vous. 


Le  31  juillet  1869,  à  deux  heures  de  l'après-midi,  M.  Mirion  était 
occupé  dans  sou  cabinet  à  vérifier  une  addition.  Quand  il  eut  fini, 
sa  plume  derrière  l'oreille,  il  monta  au  premier  étage,  où  étaieut 
ses  ateliers,  pour  y  donner  des  ordres.  En  redescendant  au  maga- 
sin, il  se  trouva  en  présence  d'un  étranger,  dont  le  geste  et  la  dé- 
marche avaient  une  précision  militaire.  Sa  figure  frappa  M.  Mirion. 
C'était  un  homme  de  quarante-cinq  ans  au  plus,  de  taille  médiocre, 
de  tournure  aristocraiique,  qui  avait  le  teint  basané,  la  moustache 
noire  et  les  cheveux  grisonnans,  le  nez  aquilin,  un  peu  crochu, 
des  yeux  enfoncés  et  perçans,  un  regard  d'épervier.  Son  visage  an- 
nonçait l'intelligence  et  la  volonté;  l'expression  en  eût  été  dure  et 
presque  inquiétante,  si  elle  n'avait  été  adoucie  par  un  demi-sourire 
qui  avait  quelquefois  du  charme,  il  venait  d'entrer  pour  examiner 
une  collection  de  bahuts  style  Louis  XIII,  que  M.  Mirion  avait  déni- 
chés dans  un  couvent  du  Valais  et  quil  avait  fait  restaurer  par  Jo- 
seph, lequel  excellait  dans  ce  genre  de  travail.  Il  passa  en  revue  ces 
vieux  meubles  sans  rien  trouver  qui  lui  convint;  il  finit  par  jeter 
son  dévolu  sur  un  petit  pupitre  portatif,  ouvrage  vénitien  d'assez 
bon  goût.  11  tira  de  son  carnet  une  carte  de  visite  où  il  écrivit  son' 
adresse,  priant  M.  Mirion  de  lui  faire  tenir  son  emplette  à  l'hôtel  le 
plus  tôt  possible,  parce  qu'il  aurait  dès  le  soir  même  l'occasion  de 
l'expédier  chez  lui,  en  Bourgogne.  Sa  carte  portait  :  le  comte  Roger 
d'Omis,  ancien  capitaine  au  3"  zouaves. 

—  La  fleur  de  mon  bric-à-brac  n'est  pas  ici,  reprit  M.  Mirion 
après  avoir  ordonné  à  l'un  de  ses  commis  d'empaqueter  soigneuse- 
ment le  pupitre.  Ma  fille,  monsieur  le  comte,  adore  comme  vous 
les  vieux  meubles;  elle  a  mis  mon  magasin  au  pillage.  Sauve  qui 
peut!  Ce  que  j'avais  de  plus  beau  a  été  emménagé  à  Mon-Plaisir. 

—  Qu'est-ce  que  Mon-Plalsir?  demanda  M.  d'Omis. 

—  C'est  ma  maison  de  campagne,  répondit  M.  Mirion,  presque 
étonné  de  la  question.  Il  y  a  li,  voyez-vous,  deux  crédences,  avec 
des  moulures,  des  tarabiscots  et  des  petits  btfnsbommes  partout... 
C'est  à  s'en  lécher  les  doigts.  Ma  femme  s'en  déferait  volontiers; 
elle  se  plaint  que  ce  sont  des  nids  à  poussière  et  que  le  frottage  des 
cuivres  donne  beaucoup  de  mal  aux  domestiques.  Ce  que  fille  veut. 


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JH 


M3  ft£TIIE  DES   DEUX   HOKDCfi. 

père  le  veut,  et  je  g^arde  mes  cr^dencfis.  Si  vous  étiez  <uirieux  de  les 
T<ùr,  je  vous  engagerais  à  donner  ua  coup  de  pied  jusqu'à  Mod- 
Piaieir. 

M.  dX)rnis  le  remercia  Iroidemeut,  et  s'excusa  en  alléguant 
qu'il  devait  partir  le  lendemain  pour  une  excursion  à  Cbamonix; 
puis  il  fut  reprendre  son  chapeau,  qu'il  avait  déposé  sur  une 
chaise.  Au  même  instant,  la  porte  du  vaste  et  sombre  magasin 
s'ouvrit  toute  grande,  et  M'"  Marguerite  Mirion,  vêtue  de  rose  de 
la  tâte  aux  pieds,  entra  comme  un  rayon  de  soleil.  ' —  Petit  père, 
cria-t-elle,  je  viens  te  dire  que  j'ai  des  emplettes  à  laire,  que  j'ai 
oublié  ma  bourse  et  que  Je  viens  te  voler  la  tienne.  —  Et,  fouillaot 
dans  le  gousset  de  son  père,  elle  en  retira  un  napoléon,  qu'elle  ût 
disparakre  entre  la  paume  de  sa  main  gauche  et  son  gant. 

—  Quand  je  vous  disais  qu'on  me  dévalise  I  s'écria  M.  Mirion  en 
se  tournant  vers  M.  d'Omis,  qui,  k  moitié  dissimulé  dans  l'ombre 
d'un  buITet,  tenait  ses  yeux  de  proie  fixés  sur  Marguerite.  Elle 
aperçut  alors  l'étranger  et  lui  lit  une  inclination  de  télé  iOi  rougis- 
sant légèrement.  —  Puisque  j'ai  été  surprise  en  flagrant  délit, 
dit-elle,  il  ne  me  reste  plus  qu'a  me  sauver.  —  Et,  saluant  de  nou- 
veau, elle  gagna  la.  porte. 

—  La  voiture  sera  ici  à  six  heures  précises,  lui  cria  son  père. 
Nous  feras-tu  attendre  comme  l'autre  jour? 

—  Vous  savez  que  j'ai  tous  les  défauts,  lui  répondit -elle,  £t  elle 
s'envola. 

M.  d'Omis  fit  un  ou  deux  tours  dans  de  magasin,  comme  un 
bomme  qui  se  consulte;  puis  il  dit  à  M.  Mirion  :  —  Vos  crédeuces  me 
trottent  dans  la  tète.  J'ai  une  si  grande  envie  de  les  voir  que  je  re- 
tarderai mon  départ;  à  quelle  heure  puis-Je  me  présenter  chez  vous? 

—  C'est  demain  dimanche,  répartit  M.  Mirion.  Je  passerai  tout 
le  jour  à  Mon-Plai^ir,  et  vous  y  trouverez  des  gens  très  honorés  de 
vous  recevoir;  mais  ne  vous  attendez  pas  à.  voir  un  château.  Cest 
une  maison  bourgeoise,  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  bourgeois.  Nous 
autres,  bourgeois... 

M.  d'Omis  n'attendit  pas  qu'il  BÙi  achevé  sa  phrase:  —  A  de- 
main, dit-il,  et  il  sortit. 

A  six  heures,  comme  M.  Mirion  montait  en  voiture  avec  sa  fille, 
il  avisa  au  bout  de  la  rue  M.  d'Omis,  qui  lisait  une  affiche,  et 
qui,  au  moment  où  la  calèche  passa,  se  retourna,  regarda  et  salua. 

—  Qui  donc  est  ce  monsieur  î  demanda  Marguerite  à  son  père. 

—  Un  comte,  ma  chère,  qui  viendra  demain  à  Mon-PIaisîr  voir 
mes  crédences  ;  mais  ne  le  dis  pas  à  ta  mère.  L'idée  de  recevoir 
chez  elle  un  si  grand  personnage  lui  mettrait  la  cervelle  à  l'envers; 
elle  n'en  dormirait  pas  de  la  nuit,  et  je  crois.  Dieu  me  pardonne , 
qu'elle  serait  capable  de  pavoiser  la  maison.  ,-         i 


LA    UTAdaiE    BS   JOSEPH    dCHREL.  &{t3 

—  Mon  Dieo  i  fit-elte,  dd  comte  est  à  peu  près  an  homme. 

—  Oh  I  toi,  tu  es  mademoiselle  Philosophiel  lui  répoadit-il  en 
lai  donnant  une  tape  sur  la  joue. 

Le  leiidemùn,  k  deux  heures  sonnantes,  le  comte  Roger  d'Omis 
arrivait  à  Hon-Plaisir.  M.  Hirion  se  trouvait  seul,  sa  femme  et  sa 
fille  étant  allées  en  visite  dans  le  voisinage.  Il  se  prodigua  pour  Taire 
accoeii  à  l'étranger,  et  le  conduisit  tout  d'abord  aux  crédences , 
qu'il  lui  montra  dans  le  plus  grand  détail,  sans  lui  épargner  un  ove 
ni  un  quart-de-ront).  M.  d'Oruts  regardait,  admirait,  raais  sans 
enthousiasme;  chaque  fois  que  la  porte  s'ouvrait,  il  se  retournait 
vivement  et  paraissait  déçu  de  ne  pas  voir  entrer  oe  qu'il  attendait. 
Quand  on  eut  épuisé  le  chapitre  dffs  crédences,  M.  Hiri<m  offrit  à 
son  hôte  de  lui  montrer  sa  maison,  et  le  promena  de  la  cave  au 
greniL'r,  de  la  basse-conr  au  jardin,  s' écriant  d'un  ton  de  modestie 
confite:  — Mon  Dieul  tout  cela  ne  mérite  pas  d'être™;  ma  maison 
n'est  pas  »a  château.  Cependant  cela  n'est  pas  trop  mal  dans  son 
genre.  —  M.  d'Omis  le  suivait  et  l'écoutait,  parlant  peu,  hâiliant 
peut-être,  maie  ne  s'en  allant  point.  On  rentra  par  la  salle  de 
billard.  M.  Miricn  proposa  au  comte  de  faire  une  partie,  11  y  cou- 
sentit.  11  jousùt  à  merveille,  fit  une  belle  série  de  carambolages. 
Gomme  ils  achevaient  leur  seconde  partie.  M™*  Hirion  parut,  accom- 
pagnée de  sa  fille.  M.  Mirlon  lui  présenta  l'éti-anger.  Elle  ouvrit  de 
grands yeui,  changea  ds  couleur.  Son  émotion  redoubla  quand,  sou 
nari  ayant  prié  M.  d'Ornis  de  rester  à  dîner,  celui-ci  accepta 
l'invitation  sans  trop  se  faire  prier.  Elle  prit  M.  Mirion  à  part,  lui 
reprocha  vivement  de  ne  pas  l'avoir  prévanue.  Avoir  un  cwnte  chez 
soi,  et  ne  lui  offrir  que  la  fortune  du  pot  1 

—  Ne  t'agite  pas,  lui  répliqua-t-il  ;  pour  l'amour  de  Keu,  ne 
t'agite  pas.  Notre  hôte  est  un  bonhomme  qai  se  passera  très  bien    . 
de  perdreaux  truffés. 

Elle  ne  laissa  pas  de  s'agiter.  Elle  courut  en  hâte  chez  M"*  BatUet 
la  prévenir  de  l'événement  et  la  supplier  de  se  mettre  en  frais  de 
rubans  et  d'esprit,  afin  que  leur  hôte  trouvât  à  qui  parler.  Le  ciel 
soit  béni.  M"*  Baillet  avait  vu  le  graud  naonde  ;  elle  devait  savoir 
ce  qu'on  dit  âun'comte;puiselIe  destendit  à  la  cuisine,  oùeli«  tint 
une  coosullalion  avec  sa  cuisinière,  s'intenompant  à  chaque  minute 
pour  s' écrier:  —  Ni  poisson,  ni  gibier,  ni  volaille  !  Ce  sont  des  choses 
qui  n'arrivent  qu'à  moi.  —  Cependant,  comme  elle  était  femme  de 
ressources,  elle  eut  bientôt  dominé  la  situation,  et,  nouant  autour 
de  sa  taille  un  grand  tablier  de  toile  écnie,  elle  se  mit  à  pré- 
parer un  saupiquet  dont  elle  avait  inventé  la  recette  et  des 
beignets  à  la  crème  que  l'oncle  Benjamin  lui-même  déclarait  in- 
comparables. De  son  côté,  la  tante  Amaranthe,  tout  en  se  coiffant, 
avait  fait  la  toilette  de  son  esprit.  Quand  elle  descendit  au  salon, 


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hOh  lETDE   DE5  DEUX  IIOXVES. 

plus  AmaraDlbe  que  jamais  et  la  léte  appromioiuiée  d'agréa- 
bles reparties,  elle  fut  surprise  de  trouver  Marguerite  se  dis- 
posant à  jouer  au  billard  avec  le  comte  d'Omis.  Elle  lui  avait 
confessé  qu'elle  faisait  quelquefois  la  partie  de  son  père,  et  il  lui 
avait  demandé  la  permission  de  mettre  sou  talent  à  l'épreuve.  Elle 
y  consentit  avec  cette  Eacilité  d'humeur,  celte  aimable  simplicité 
qu'elle  portiùt  en  toutes  choses.  Il  trouva  qu'elle  avait  d'faenreuses 
dispositions,  mais  qu'elle  manquait  de  principes. 

—  Des  principes!  dit-elle  en  riant;  mais  demandez  à  ma  tante, 
je  me  pique  d'en  avoir. 

—  Heureusement  cela  s'acquiert,  répondit-il  en  souriant  do  bout 
(les  lèvres,  et  il  entreprit  de  lui  donner  une  leçon  en  règle.  Au  bout 
d'une  demi-heure,  il  lui  déclara  qu'elle  avait  fait  des  progrès  sur- 
prenans.  M"*  Baillet  ne  disait  mot;  mais  cette  partie  de  billard  ne  lui 
plaisait  pas.  Elle  avait  peu  goûté  aussi  la  plaisanterie  sur  les  prin- 
cipes. A  Schwerin,  il  en  pousse  jusqu'entre  les  pavés  des  rues;  elle  en 
avait  rapporté  plein  ses  poches,  et  quand  elle  déballait,  elle  prenût 
un  air  de  circonstance.  U  y  a  des  choses  dont  on  ne  plaisante  pas. 

On  se  mit  à  table  au  coup  de  sept  heures.  H*"  Hirion  se  crut 
obligée  de  recommander  son  dîner  à  l'indulgence  de  son  hôte.  II 
l'avait  prise  au  dépourvu,  sans  compter  que  le  dimanche  on  faisait 
maigre  chère  à  Mon-Plaisir  pour  que  la  cuisine  pût  avoir  sa  part 
dans  le  repos  dominical.  Ces  précautions  oratoires  étaient  super- 
flues; à  Mon-PIaisir,  l'ordinaire  même  était  excellent,  le  saupiquet 
se  trouva  délicieux,  les  beignets  aussi.  Du  reste  H.  d'Omis  semblait 
prêter  une  médiocre  attention  à  son  assiette;  il  mangeait  peu,  parlait 
moins  encore  ;  il  examinait,  il  observait.  M'"  Baillet  fit  un  effort  gé- 
néreux pour  ranimer  la  conversation,  qui  expirait  à  chaque  instant. 
Par  une  suite  de  transitions  laborieuses,  elle  mit  le  Mecklembourg 
sur  le  tapis,  et  entama  le  récit  de  ce  fameux  bal  de  cour  qui  était 
le  grand  événement  de  sa  vie.  M.  d'Omis  parut  ne  l'écouter  que 
d'une  oreille;  il  se  souciait  des  deux Mecklembourgs  réunis  comme 
de  ce  qui  se  passe  dans  la  lune.  A  son  tour,  l'oncle  Benjamin  monta 
sur  la  brèche,  et  s'efforça  d'amener  l'entretien  sur  les  vins  de  Bour- 
gogne. U  demanda  à  M.  d'Omis  si  ses  vignes  étaient  plus  proches 
de  Deaune  que  de  Nuits.  M.  d'Omis  répondit  que  ses  vignes  n'étaient 
nulle  part,  qu'il  habitait  à  dix  lieues  du  vignoble,  dans  la  Haute- 
Bourgogne,  pays  de  pâturages  et  de  bois.  Ce  fut  Marguerite  qui 
réussit  à  rompre  le  charme.  Elle  avait  lu  sur  la  carte  de  visite  de 
M.  d'Omis  qu'il  avait  servi  dans  le  3'  zouaves.  Elle  le  mit  sur  ses 
campagnes.  H  s'anima  tout  à  coap.  Il  avait  fait  la  guerre  du 
Mexique  ;  il  conta  la  prise  de  Puebla,  où  il  avait  reçu  deux  blessures 
heureusement  légères.  H  narrait  avec  feu,  sans  chercher  à  se  faire 
valoir,  et  son  éloquence  produisit  ime  vive  impression  sur  sou  au- 


U   REVANCHE   DB  JOSEPH   NOIREL.  ft05 

ditoire.  M"*  Mirion  buvait  ses  paroles. De  temps  à  autre,  elle  pous- 
sait le  coude  de  M"°  Grillet,  assise  à  côté  d'elle,  et  lui  disait  tout 
bas:  —  Comme  il  parle!  c'est  admirable. 

Cependant,  Puebla  prise,  i!  retomba  dans  un  morne  silence.  Il 
regardait  devant  lui  en  tordant  le  bout  de  sa  moustache.  En  vain, 
quand  on  eut  passé  au  salon,  Marguerite  le  pressa-t-elle  de  nou- 
velles questions,  il  ne  répondit  plus  que  par  monosyllabes.  A  dix 
heures,  il  se  leva,  prit  congé,  refusa  la  voiture  qu'on  lui  ofTrait, 
alluma  un  cigare  et  partit  k  pied.  Lorsqu'il  fut  au  bout  de  l'ave- 
nue, il  s'assit  sur  une  borne,  et  il  resta  là,  son  chapeau  enfoncé 
sur  ses  'jeux,  son  cigare  entre  les  dents,  contemplant  tour  à  tour 
les  étoiles  et  la  poussière  du  chemin.  A  quoi  pensait-il?  Sa  mé- 
ditation eût  duré  peut-ôtre  jusqu'au  petit  Jour,  si  un  gros  chien, 
qui  rftdait  sur  la  route  et  à  qui  ce  rêveur  parut  suspect,  ne  l'avait 
salué  tout  à  coup  d'un  frénétique  aboiement.  Furieux  d'être  ainsi 
dérangé,  il  se  leva,  ramassa  une  grosse  pierre,  la  Jeta  de  toutes  ses 
forces  au  molosse,  qui  s'enfuit  en  huriant.  Après  cette  exécution,  il 
s'achemina  vers  Genève,  où  il  arriva  passé  minuit. 

Pendant  ce  temps,  les  réflexions,  les  commentaires  allaient  leur 
train  à  Mon-Plaisir.  A  peine  M.  d'Omis  était-il  sorti  que  M""  Mirion, 
s'approchant  de  son  mari.  Un  avait  passé  la  main  sur  les  deux 
joues  en  lui  disant  :  —  Es-tu  gentil,  Mirion,  de  nous  avoir  amené, 
ce  monsieur  !  Voilà  un  homme  comme  il  faut,  et  tout  à  fait  distin- 
gué. Comme  il  a  grand  air  et  de  grandes  manières  !  Rien  qu'à  sa 
façon  de  se  lever  et  de  s'asseoir  on  devinerait  qu'il  est  comte.  Et  puis 
ce  récit  qu'il  nous  a  fait...  Le  cœur  me  battait;  je  croyais  entendre 
le  canon,  la  mitraille  et  les  trompettes.  Il  me  semble  vraiment  que 
je  suis  allée  au  Mexique... 

Son  enthousiasme  était  si  vif  que  personne  n'osa  la  contredire,  à 
l'exception  toutefois  de  l'oncle  Benjamin,  qui  ne  négligeait  aucune 
occasion  de  rabattre  le  caquet,  c'était  son  mot,  à  sa  chère  belle- 
sœur.  —  Si  votre  comte,  lut  dit-il  de  son  ton  sardonique,  a  le  la- 
lent  de  discourir,  il  a  aussi  celui  de  se  taire.  A  peine  avait-il  achevé 
de  prendre  Puebla,  il  est  resté  une  grande  heure  sans  desserrer  les 
dents.  C'est  de  la  morgue,  ou  je  ne  m'y  connais  pas.  Dame!  il  se 
disait  :  En  voilà  bien  assez  pour  de  si  petites  gens.  Aussi  bien,  belle- 
sœur,  votre  cuisine  n'était  pas  de  son  goût.  Il  n'a  guère  fait  que 
pignocber.  Il  lui  faut  des  truffes  à  ce  monsieur.  Dieu  sait  comme 
en  ce  moment  il  daube  en  son  par-dedans  sur  le  saupiquet,  sur 
l'amphitryon  et  sur  toute  la  boutique  I 

—  Vous  êtes  une  vraie  langue  de  la  Pentecôte,  Benjamin,  lui  ré- 
pliqua-t-elle  avec  aigreur.  Il  n'y  a  pas  moyen  qu'on  ait  un  plaisir 
ici  sans  que  vous  vous  amusiez  à  passer  dessus  comme  une  chenille, 
et  quoi  qu'on  mange  dans  cette  maison,  on  avale  toujours  un  peu 

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i06  lETL'E  DES  DEUX  HONBES. 

de  VOS  poils.  M.  le  comte  d'Omis  m'a  dit  à  inoi-inème,  votre  ser- 
vante, que  mes  beignets  liaient  excellens.  S'il  n'a  pas  grand  appé- 
tit, c'est  que  ses  blessures  probablement  lui  oot  afTaibli  l'estomac, 
et  s'il  a  fini  par  se  taire,  c'est  qu'il  laisse  à  d'autres  le  soin  de  ba- 
varder à  tort  et  k  travers  et  de  dire  à  tout  propos  leur  mot,  dont  OQ 
n'a  cure. 

Bavi  d'avoir  mis  sa  belle-sœur  en  colère,  l'oncle  Benjamin  allait 
ponrsniTre  sa  pnnte;  mais  M.  Uirion,  i  son  ordinaire,  intervint 
pour  séparer  les  combattans.  —  Tu  sais  bien,  minette,  dit-ii  à  sa 
femme,  que  Benjamin  a  la  rage  de  chipoter,  la  ne  le  referas  pas; 
d'ailleurs  dans  tous  les  gouvememens  bien  constitués  il  faut  tou- 
jours qu'il  y  ait  une  opposition.  L'oncle  Benjamin  est  la  gauche  de 
la  maison;  mais,  sois  tranquille,  c'est  une  gauche  dynastique. 

M"'  Mirion  remonta  de  bonne  heure  dans  sa  chambre;  elle  épi  cu- 
vait le  besoin  d'être  seule.  Pendant  que  }e  comte  d'Omis  était  im- 
mobile sur  sa  borne,  elle  était  non  moins  immobile  dans  son  fau- 
teuil. Bien  quR,  la  soirée  durant,  le  comt.;  n'eût  pas  adressé  le 
moindre  compliment  à  sa  fille,  M"'  Mirion  l'avait  surpris  plus  d'ane 
fois  regardant  Marguerite  à  la  dérobée,  et  ce  regard  était  singulier. 
—  Serait-ii  possiMe?...  se  disait-elle.  —  Puis,  se  reprenant ausà- 
tôl  :  —  Non,  cela  ne  se  peut,  ce  serait  trop  beau.  —  Elte  dormit 
mal,  elle  rêva  toute  la  nuit  qu'une  souris  blanche  grattait  à  sa 
porte,  qui  par  instans  s'entr'ouvrait.  La  souris  allait  entrer  quand 
on  fAcheux  coup  de  vent  lui  refermait  brusquement  la  porte  au  nez. 
Ce  rêve  était  symbolique.  La  soui-îs  blanche  représentait  une  idée 
audacieuse  qui  tournait  autour  du  cerveau  de  M"  Mirion,  grattant 
et  cherchant  à  s'introduire  ;  mais,  malgré  elle,  son  bon  stjiis,  con- 
cierge bourru,  repoussait  cette  rôdeuse  avec  perte. 

Le  lendemain,  chacun  reprit  le  coure  de  ses  petites  affaires  sans 
penser  autrement  an  comte  d'Omis-,  M""  Mirion  au  contraire  y 
pensa  beaucoup.  Vers  le  milieu  de  la  matinée,  il  lui  vint  un  pres- 
sentiment, et  il  se  trouva  que  ce  pressentiment  était  juste,  ce  qui 
fortiHa  singulièrement  la  confianM  qu'elle  pouvait  avoir  en  sa  judi- 
ciaire. Après  le  déjeuner  de  raidi,  elle  dit  i  sa  fille,  qui  était  en  né- 
gligé de  maison  :  —  Vraiment,  Marguerite,  vas-tu  garder  jusqu'à 
ce  soir  cette  vilaine  robe  giise? 

—  Mais  tu  sais  bien,  maman,  lui  répondit  sa  fille,  qu'il  ne  nous 
vient  jamais  de  visites  le  lundi. 

—  Quelque  chose  me  dit  qu'il  nous  viendra  quelqu'un  aujour- 
d'hui, reprit- elle.  Fais-toi  belle,  ma  chatte-,  c'est  plus  silr. 

La  docile  Marguerite  monta  dans  sa  chambre  faire  sa  toilette.  Elle 
redescendit  toute  pimpante,  et,  tirant  à  sa  mère  une  grande  révé- 
rence :  —  Eh  bien!  suis-je  à  ton  goût? 

—  Tu  es  adorable,  ma  poule.  A  ton  âge,  une  jeune  fille  doit  toa- 


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LA   RBrANCHE'  SB   JOSEPH   NOIREL.  4û7 

jours  être  soas'  les  armes.  Tieas,  mets  la  rose  que  Toici  dans  tas 
cbereux  ;  ta  sais  bien  que  les  Heurs  te  vont  à  merveille. 

—  Ah  çà  !  je  crois  que  vous  atteod^jz  aujourd'hui  un  empereur  et 
deux  rois,  dit-elle  en  rianl. 

—  Fais  ce  que  je  te  dis.  J'aime  à  te  voir  jolie;  mais,  sais-tu.?... 
tu  as  nn  défaut,  tu  ris  trop.  A  la  longoe,  si  tu  n'y  fais  pas  attea- 
tioo,  cela  pourrait  te  gâter  la  bouche.  Il  y  a  un  moyen  bien  Simple 
pour  se  faire  une  jolie  bouche  ;  il  sulTiC  de  prononcer  quelquefcûs  le 
mot  pomme...  Essaie;  d^  pomme.  Tu  verras... 

—  Pomma,  pomme,  fil  Marguerite  en  jetant  un  coup  d'œil  dans 
ta  glace.  Oui,,  c'est  fort  joli;  mats  décidémeat  j'aime  mieux  rire 
ou  chanter. 

Elle  se  mit  an  piano  et  entonna  une  romance.  M""*  Mirion,  qui 
brodait  dans  l'embrasure  d'une  fenêtre,  levait  à  tout  instant  les 
yeux  de  sa  tapisserie  pour  regarder  dans  la  campagne.  Tout  À  coap 
elle  tressaillit;  elle  venait  d'apercevoir  à  l'un  des  tournans  de  la 
route  UD  point  Dwr  qui  s'achemioait  du  côté  de  Mon-Plaisir.  Elle 
ne  quitta  plus  des  yeux  le  point  noir,  son  visage  s'illumina;  elle  le 
rit  bientôt  monter  l'avenue.  Elle  n'eut  garde  d'avertir  Marguerite, 
qui  CMïtiDuait  de  chanter,  tournant  le  dos  à  la  porte,  et  qui  ne  vit 
pas  la  porte  s'ouvrir,  M.  d'Orois  entrer.  Le  comte  salua  de  la  main 
M™  Miiion  et  resta  debout,  attendant  que  l'air  fût  fini.  Marguerite 
alla  jusqu'au  bout  de  sa  romance;  puis  elle  ferma  le  piano,  se  re- 
tourna, aperçut  l'ennemi.  Elle  éprouva  un  moment  de  trouble  qui 
la  rendit  plus  jolie  que  si  elle  avait  dit  pomme  vingt  fois. 

—  Et  voilà,  s'écria  H"'  Mirion,  ctHume  elle  chante  quand  elle  est 
seule  ou  en  famille,  et  qu'elle  ne  s'applique  pas! 

—  Que  serait-ce,  monsieur,  ajouta  Marguerite  «a  levant  les  bras 
au  ciel,  ai  vons  entendiea  ma  voix  des  dimanches! 

—  Je  préfère  m'en  tenir  à  celle  de  tout  à  l'heure,  répondit-il  en 
s'inclinant.  Elle  me  plaît  infiniment.  —  Ce  fut  le  premier  compli- 
ment qu'il  lui  lit,  ce  fut  aussi  le  dernier. 

M™'  Mirion  proposa  au  comte  de  faire  le  grand  tour  du  clos.  Elle 
tenait  à  lui  montrer  Marguerite  en  plein  air,  en  plein  soleil,  pour 
lui  pronrer  qu'elle  avait  une  de  ces  beautés  qui  ne  redoutent  rien. 
Elle  tenait  aussi  à  lui  faire  voir  Mon-Plaisir  tout  entier,  du  cèdre 
jusqu'à  l'hysope.  M.  d'Omis  connaissait  d'avance  le  cahier  des 
cbar^s,  et  apparemment  il  avait  une  intention.  Chemin  faisant, 
on  ramassa  (fans  le  jardin  M"'  Baillet,  dont  les  anecdotes  eurent 
cette  fois  plus  de  succès.  M.  d'Omis,  qui  était  arrivé  avec  la  ferme 
résolution  d'être  aimable,  écouta  sans  sourciller  le  long  catalogue 
des  perfections  de  la  graude-duchesse  mère,  ce  qui  fit  hausser 
beaucoup  ses  actions  dans  le  cœur  de  l' ex-demoiselle  de  compagme. 
M™»  Mirion  trouva  pour  la  première  fois  de  sa  vie  que  la  tante 

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408  BETDE   DES    DEI3X   MONDES. 

Amaranthe  abusait  un  peu  du  Mecklembourg.  Elle  l'ioterroDipait  à 
tout  bout  de  champ  pour  faire  causer  sa  fille,  pour  la  mettre  en 
scène.  Elle  s'écriait  :  —  Marguerite,  toi  qui  sais  la  botanique,  dis- 
nous  doDc  le  Doin  de  cette  petite  fleur  lilasl...  Marguerite,  toi  qui 
sais  rastronomie,  quel  quartier  de  la  lune  avons-nous?...  Il  faut 
vous  dire,  monsieur  le  comte,  ajoutait-elle,  que  ma  fitle  est  un 
vrai  puits  de  science.  On  a  tant  perfectionné  l'éducation  des  jeunes 
filles,  sudAut  dans  ce  paysl  Elle  a  passé  cinq  ans  dans  un  pen- 
sionnat où  l'on  apprend  tout,  absolument  tout.  L'enseignement  y 
est  donné  par  des  professeurs  qui  sont  tous  des  bommes  du  pre- 
mier ordre.  Marguerite  a  rencontré  là  des  filles  de  grande  maison, 
avec  qui  elle  était  à  tu  et  à  toi.  Eh  bien!  elle  a  quitté  sans  regi'et 
ce  beau  monde  pour  revenir  se  coudre  au  jupon  de  sa  mère.  Elle  a 
un  caractère  bien  particulier;  elle  est  souple  comme  un  gant  et  se 
trouve  heureuse  partout.  Je  lui  dis  quelquefois  :  Tâche  donc  d'avoir 
un  défaut;  c'est  un  chagrin  pour  une  mère  que  d'avoir  une  fille  trop 
parfaite...  Puis,  s'interrompant  pour  ramasser  dans  le  gravier  une 
petite  pierre  blanche  :  —  Marguerite,  toi  qui  sais  la  minéralogie, 
comment  s'appelle  donc  ce  caillou  7  —  Je  l'appelle  un  caillou,  ré- 
pondait Marguerite.  Mes  dii  professeurs  de  premier  ordre  ne  m'en 
ont  pas  appris  plus  long.  —  Cette  pauvre  Marguerite  ne  savait  où  se 
mettre,  ni  comment  se  dérober  à  la  grêle  d'éloges  et  de  questions 
dont  l'assaillait  sa  mère.  Elle  prit  le  parti  d'en  rire  de  bon  cœur,  et 
son  regard  rencontra  celui  de  M.  d'Omis,  qui,  en  dépit  de  sa  gra- 
vité habituelle,  riait  aussi.  Cet  échange  de  gatté  les  lia  plus  que 
n'aurait  pu  le  faire  un  long  entretien  sur  l'astronomie. 

De  discours  en  discours,  on  acheva  le  tour  du  clos,  et  M.  d'Omis 
ne  parut  pas  trouver  le  temps  long.  Quand  il  prit  congé.  M""  MirioQ 
lui  demanda  si  elle  n'aurait  pas  le  plaisir  et  l'honneur  de  le  revoir. 
Il  répondit  qu'il  partait  le  lendemain  pour  Ghamonix-,  qu'il  y  pas- 
serait quelques  jours,  qu'à  son  retour  il  viendrait  faire  ses  adieux  à 
Moo-Plaisir.  M°"  Mlrion  le  suivit  des  yeux  jusqu'au  bout  de  l'ave- 
nue ;  puis,  contrefaisant  la  voix  et  l'accent  de  l'oncle  Benjamin  : 
—  Soyez  sûre,  belle-sœur,  s'écria-t-elle,  que  ce  monsieur  daube 
gur  l'amphitryon  et  sur  toute  la  boutique...  Quel  homme  insuppor- 
table que  ce  Benjamin,  et  qu'il  me  tarde  de  le  revoir  pour  lui  dire 
son  faiti  —  Heureusement  pour  lui,  l'oncle  Benjamin  ne  vint  pas 
dîner  ce  soir-là;  il  se  tint  prudemment  au  large.  Il  avait  une  sorte 
d'instinct  qui  l'avertissait  de  toutes  les  bonnes  fortunes  qui  surve- 
naient à  sa  belle-sœur.  Les  jours  où  M""  Mirion  l'attendait  de  pied 
ferme  pour  triompher  à  ses  dépens,  l'opposition  dynastique  oe  pa- 
raissait pas  à  Mon-PIaisir;  impossible  de  lui  dire  son  fait. 

La  seconde  visite  de  M.  d'Omis  laissa  M'°'  Mirion  dans  un  état  de 
surexcitation  nerveuse  qui  faillit  prendre  sur  sa  santé.  Cette  fois  la 


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LA.   REVANCHE    DE  JOSEPH   NOIREL.  A09 

porte  s'était  ouverte,  la  souris  blanche  était  entrée.  Ce  qui  la  veille 
encore  lui  semblait  absurde  commençait  à  lui  paraître  presque  vrai- 
semblable. Quand  elle  entrevoyait  la  possibilité  que  cela  fût  vrai, 
qu'un  Jour  l'événement  se  réalisât,  qu'un  jour  elle  en  pût  trom- 
peter la  nouvelle  dans  la  ville,  les  faubourgs  et  les  campagnes, 
elle  avait  des  crispations,  des  spasmes,  sa  tète  bouillait  comme 
une  chaudière.  Ellç  était  comme  un  pêcheur  dont  l'ambition  se  bor- 
nait à  prendre  dans  ses  filets  une  perche  ou  une  carpe,  et  qui  voit 
une  truite  énorme,  une  vraie  truite  saumonée  rôdera  l'entrée  de  sa 
nasse;  cette  aventure  le  rend  tremblant  et  pantois.  Les  grandes 
espérances  sont  toujours  accompagnées  de  grandes  appréhensions; 
M'"  Mirion  n'osait  croire  encore  à  sa  fortune.  Son  humeur  changea. 
Elle  devint  taciturne;  personne  ne  lui  semblait  digne  de  recevoir  la 
confuJence  de  ses  rêves,  de  ses  impatiences  et  de  ses  craintes.  Une 
semaine  se  passa.  Qu'était  devenu  M.  d'Omis?  Point  de  nouvelles. 
La  boune  dame  sentait  ses  espérances  décroître  par  degrés.  Elle 
était  maussade,  nerveuse;  elle  bourrait  son  monde,  sa  fille  elle- 
même,  dont  l'insouciante  gaité  ne  songeait  pas  à  s'informer  si  le 
comte  d'Omis  était  encore  de  ce  monde.  M.  Mirion  disait  à  sa 
femme  :  —  Ah  çàl  qu'as-tu  donc?  —  Elle  lui  répondait  :  —  A  quoi 
bon  le  demander,  si  tu  ne  le  devines  pas? 

Il  y  avait  dix  jours  à  peu  près  que  M.  d'Omis  s'était  mis  en  route 
pour  Chamonix,  quand  une  après-midi,  vers  quatre  heures,  —  c'é- 
tait un  treize  et  un  vendredi,  —  M,  Mirion,  humant  l'air  sur  le 
seuil  de  son  magasin,  vit  surgir  son  bomme  au  bout  de  la  rue,  le- 
quel, venant  droit  i  lui,  lui  demanda  d'un  air  grave  la  faveur  d'un 
instant  d'entretien.  M.  Hirion  l'emmena  aussitôt  dans  son  cabinet. 
Sa  première  pensée  fut  que  M.  d'Omis  désirait  lui  emprunter  de 
l'argent  :  —  Oh  I  oh  !  mon  bel  ami,  lui  disait-il  intérieurement,  nous 
sommeâ  plus  durs  à  la  détente  que  tu  ne  le  crois.  Tout  le  monde  sur 
le  pont,  et  soyons  fermes  à  l'abordage. 

Quelle  ne  fut  pas  sa  stupéfaction  quand  le  comte,  s'étant  assis, 
lui  dit  à  brùle-pourpoint,  d'un  ton  net  et  posé  :  —  Monsieur  Mirion, 
je  viens  vous  demander  la  main  de  votre  fille. 

M.  Mirion  fit  un  soubresaut  et  se  retînt  au  bras  de  son  fauteuil 
pour  ne  pas  tomber.  Il  lui  sembla  que  tout  le  mobilier  de  son  ca- 
binet exécutait  une  valse  à  deux  temps  autour  de  lui.  — Vous  dites, 
monsieur  le  comte?...  fit-il  d'un  air  interdit. 

—  Je  vous  répète,  monsieur  Mirion,  que  je  viens  vous  demander 
la  main  de  votre  fille. 

II  y  eut  un  silence  de  quelques  minutée,  pendant  lequel  M.  Mi- 
rion cherchait  vainement  à  rassembler  ses  idées.  Il  se  dis^t  :  Est-ce 
un  farceur?  se  moque-t-il  de  moi?  —  Cette  aventure  lui  panùssait 
énorme  et  le  prenait  au  dépourvu. 

nigiUrrlbyGOOglC 


ilO  HETUE   DBS   DEUX  MONDES. 

M.  d'Oi'DÏs  se  lassa  d'attendre  sa  réponse.  —  Iiemettez-\ou3,  lui 
dît-il,  et  veuillez  m'écouter.  M"'  Mirion  a  trop  de  charmes  pour  que 
TOUS  puissiez  TOUS  étonner  que,  dès  le  premier  instant  où  je  l'ai  vue, 
sa  grâce,  sa  beauté,  aient  fait  sur  moi  la  plus  Tive  impression.  Ce- 
pendant  j'ai  quarante-cinq  ans,  je  ne  suis  p!us  homme  à  faire  un 
coup  de  tête  ou  de  cœur;  à  mon  âge,  on  raisonne,  on  calcule,  et  tous 
voyez  que  j'ai  pris  le  temps  de  la  réilezion.  Depuis  quelques  an- 
nées, je  suis  las  de  ma  vie  de  garçon,  de  ma  solitude;  j'aspire  à  goû- 
ter les  douceurs  de  la  vie  domestique,  maïs  de  la  vie  domestique 
telle  que  je  la  comprends,  et  je  crois  avoir  trouvé  dans  votre  fdle  la 
femme  qui  me  convient.  D'abord  elle  est  protestante,  et  j'ai  juré  de 
n'épouser  jamais  qu'une  protestante;  j'ai  ia  sainte  hm-reur  des  con- 
fessionnaux et  des  confesseurs,  j'entends  que  ma  femme  me  dise 
tout  et  ne  dise  rien  de  mes  affaires  à  personne.  On  prétend  en  pays 
catholique  que  les  protestantes  manquent  de  grâce  et  de  souplesse, 
qu'elles  ont  l'esprit  guindé,  de  la  raideur,  trop  de  quant-à-soi.  11 
suffit  de  voir  votre  fille  pour  se  convaincre  du  contraire.  Elle  est 
charmante,  elle  a  de  l'aisance  dans  les  manières,  de  lagatlé  dans 
l'esprit,  de  l'aliandon,  du  goût,  avec  cela  une  simplicité,  une  mo- 
destie qui  m'enchantent.  Elle  est  femme,  très  femme;  je  serais  heu- 
reux et  fier  qu'elle  fût  la  mienne,  et  je  suis  revenu  de  Chamonix 
pour  vous  le  dire. 

—  En  vérité,  monsieur  le  comte,  lui  répondit  M.  Mirion,  croyez 
que  je  suis  très  honoré...  Mais  je  ne  sfùs  trop...  J'étais  si  loin  de 
m'attGiidre...  Il  faudra  que  j'en  confère  avec  ma  femme...  Il  est 
donc  bien  vrai?...  Peut-èLre  vous  faites-vous  illusion...  Sans  doute 
mes  petites  aiïaires  ont  prospéré...  Cependant  il  se  pourrait  faire... 
Oui,  je  crains  que  !a  dot... 

—  La  dotl  interrompit  M.  d'Omis.  Je  n'en  veux  point.  C'est  en- 
core un  de  mes  princiiies.  J'estime  qu'une  femme  doit  appartenir 
entièrement  à  son  mari,  et  qu'à  cet  effet  elle  doit  tout  tenir  de  lui. 
Le  patrimoine  des  d'Omis  a  beaucoup  diminué  depuis  un  siècle,  la 
révolution  l'a  singulièrement  ébréché;  mais  enfin,  soit  en  terres, 
soit  en  rentes  sur  l'état,  je  possède  un  revenu  de  vingt-cinq  mille 
livres.  C'est  plus  qu'il  n'en  faut  pour  vivre  h;ureux  quand  on  a 
comme  mol  des  goûts  simples,  et  qu'on  ne  donne  rien  à  la  vanité. 
Si  vous  le  désirez,  je  vous  mettrai  en  rapport  avec  mon  notaire,  qui 
vous  fournira  tous  les  renseigiiemens  k  ce  sujet.  Monsieur  Mirion, 
je  suis  prêt  à  constituer  à  ma  femme  un  douaire  dont  elle  jouira 
de  mon  vivant  et  après  ma  mort;  mais  point  de  dot!  ni  grosse,  ni 
petite... 

Et  à  ces  mots,  se  levant  :  —  Faites  comme  moi,  mon  cher  mon- 
sieur, prenez  le  temps  de  la  réflexion.  Et  surtout,  je  vous  prie,  lais- 
sez votre  fille  entièrement  libre  d'agréer  ma  demande  ou  de  la 


LA    RETAKCRE   DE  J08CPH  NOIREL.  Ail 

refuser.  Je  pars  demain  pour  l'Oberfand;  dans  huit  jours,  je  serai  à 
Zuricb.  Faites-moi  tenir  votre  réponse  à  l'hôtel  Baur. 

Là-dessus,  i!  s'indina  et  se  dirigea  Ters  la  porte,  suivi  de  l'ébahi 
M.  Mirion,  qui  dans  son  troub'e  aTait  planté  son  mouchoir  sur  sa 
tête  et  s'essuyait  le  front  avec  son  bonnet  de  veloure.  —  Que  va 
dire  Marianne?  s'écria-t-il  enfin. 

Ce  fut  sa  première  réflexion,  et  la  première  phrase  complète  qu'il 
rénssît  à  prononcer.  Il  envoya  aussitôt  à  son  cocher  l'ordre  d'atte- 
ler; puis  ii  héla  Joseph.  —  Eh!  garçon,  dépêchons!  Je  me  sens  an 
appétit  formidable.  Au  diable  les  affaires!  Allons-nous-en  dtner. 

Joseph  s'avisa  que  son  patron  avait  un  air  extrîiordinaire,  l'air 
d'un  homme  allumé,  d'un  gi^néral  qui  vient  d'emporter  d'assaut 
une  tour  Mabkof  et  un  Grand-  Redan.  Durant  tout  le  trajet,  M.  Mi- 
rion ne  cessa  de  gourmander  la  lenteur  de  son  cheval  :  —  Nous  ne 
marchons  pas,  disait-il  à  son  cocher.  Si  ton  cheval  n'a  plus  que 
trois  jambes,  il  faut  ie  dire. 

Joseph  ne  comprenait  rien  à  cette  hâte  (lévieuse. 

A  peine  descendu  de  voiture,  M.  Mirion  courut  au  salon,  où  sa 
femme  était  seule.  11  s'approcha  d'elle  en  se  dandinant  sur  ses 
hanches,  la  prit  par  la  taille  et  la  fit  tourner  deux  fois  sur  tlle- 
mème.  Puis,  la  regardant  au  blanc  des  yrux  ;  —  Je  te  le  donne  en 
cent,  je  te  le  donne  en  mille.  Devine  si  tu  l'oses. 

Elle  devint  très  rouge,  mais  elle  n'osa  pas  deviner.  —  Qu'est-ce 
donc?  lui  dit-elle.  De  quoi  s'agit-ilî 

—  De  la  chose  la  plus  étrange,  la  plus  extraordinaire,  la  plus 
inouie. 

. —  Ne  me  his  pas  Isnguir;  parl«,  accouche. 

Il  accoucha  enfin.  Dès  les  premiers  mots,  elle  devint  très  pâle, 
poussa  an  cri,  se  laissa  tomber  dans  un  fauteuil.  M.  Mirion  s'ap- 
prêtait ;i  lui  jeter  de  l'eau  à  la  figure;  elle  lui  fit  s^gne  que  c'était 
inutile,  qu'il  lui  laissât  seulement  le  temps  de  se  reprendre.  Quand 
elle  fut  revenue  de  son  premier  saisissement,  elle  se  répandit  en 
un  torrent  de  questions  entremêlées  d'exciamalions  qui  l'empê- 
chaient d'entendre  les  réponses.  M.  Mirion  finit  par  loi  mettre  les 
deux  mains  sur  la  bouche  en  loi  disant  :  —  Laisse-moi  parler,  tu 
causeras  plus  tard. 

Lorsqu'il  eut  tout  expliqué,  tout  raconté  par  le  memi,  et  qu'elle 
se  fut  vingt  fois  écriée  ;  —  Mirion,  il  vaut  la  peine  de  vivre,  nous 
avons  gagné  un  quine  à  la  loterie!  —  il  lui  dit  :  —  Ce  n'est  pas 
tout,  minette.  Je  m'en  vais  de  ce  pas  conter  l'affaire  à.  Margot.  Il 
faut  qu'elle  ait  le  temps  de  faire  ses  petites  réflexions,  car  j'ai  pi-o- 
mis  de  la  laisser  libre;  elle  dira  oui  ou  non  à  son  choix. 

11  soi-tait  déjà  du  salon,  elle  le  retînt  par  le  pan  de  son  habit.  — 
De  quoi  te  mèles-tuï  lui  cr'a-t-elle.  Vous  avez,  vous  auti-es  hommes, 

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412  RErUE   DES  DEUX   IIOSDEB. 

une  façon  brutale  de  dire  les  choses.  Je  saurai  mieux  que  toi  pré- 
parer notre  poulette. 

A  ces  mots,  gravissant  précipitamment  l'escalier  qui  conduisit  à 
la  chambre  de  Marguerite,  elle  ouvrit  la  porte,  la  repoussa  du  pied 
derrière  elle,  étendit  ses  deux  bras  vers  sa  fille,  et  s'écria  :  —  Veriez 
embrasser  votre  mère,  madame  la  comtesse  d'Omis.  —  C'était  sa 
manière  d'entendre  le  grand  art  de  la  préparation  oratoire. 

En  ce  moment,  Marguerite  était  occupée  à  ranger  sa  chambre. 
Elle  n'en  laissait  le  soin  à  personne,  tant  ses  bibelots  lui  tenaient  au 
cœur.  Elle  se  retourna,  regarda  sa  mère,  les  bras  ballans,  son  plu- 
meau à  la  main,  se  demandant  de  quoi  il  retournait  et  quelle  était 
cette  plaisanterie.  —  Mais  embrasse -moi  donc,  Margot,  reprit 
M"'  Mirion.  Il  t'aime,  il  t'adore,  il  a  fait  lui-même  sa  demande.  — 
Et  lui  arrachant  son  plumeau  :  —  Que  fais-tu  donc  là?  Les  épous- 
setages  Uniront  par  te  gâter  les  mains.  —  Elle  entraîna  sa  fille  vers 
la  fenêtre,  resta  un  instant  en  contemplation  devant  elle;  puis  la 
baisant  sur  les  deux  yeux,  ces  beaux'yeux  bruns  qui  opéraient  des 
miracles  :  —  N'est-ce  pas  que  tu  l'aimes?  Je  l'avais  bien  deviné. 
Quel  bonheur  que  les  choses  s'arrangent  ainsi  ! 

—  Si  j'aime  qui?  répondit  Marguerite,  qui  ne  se  remettait  pas  de 
son  effarement. 

—  Lui,  lui,  le  comte  d'Omis. 

—  11  est  donc  vrai  que  le  comte?... 

—  Tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  vrai...  Pauvre  petite!  tu  ne  m'avais 
point  fait  de  confidences;  mais  je  savais  bien  que  tu  l'aimais. 

—  Comment  veux-tu  que  je  l'aime?  Je  le  connnis  à  peine. 

—  La  belle  raison  !  lui  répliqua  M""  Mirion  avec  un  sourd  gron- 
dement de  colère.  L'amour  vient  comme  cela,  tout  d'un  coup.  Quand 
j'avais  ton  âge,  je  vis  un  jour  de  ma  fenêtre  ton  père  traverser  la 
Fusterie,  et  je  sentis  que  mon  cœur  était  pris. 

Marguerite  ne  put  s'empêcher  de  rire.  —  Le  mien  n'est  pas  de 
si  bonne  composition,  répondit- elle.  J'ai  beau  faire,  je  me  sens  in- 
capable d'adorer  un  ■monsieur  que  je  ne  connais  pas. 

—  Alors,  continua  sa  mère  en  haussant  le  ton,  tu  trouves  sans 
doute  que  le  comte  d'Omis  est  laid,  mal  bâti... 

—  Je  n'ai  point  dit  cela. 

—  Difforme,  bancal,  bossu... 

—  Dieu  m'en  gardel  mais  s'il  fallait  aimer  tous  les  hommes  qui 
ne  sont  pas  bossus... 

—  Ou  bien  tu  lui  reproches  peut-être  de  ne  pas  savoir  se  pré- 
senter, de  manquer  de  manières... 

—  11  en  a  d'excellentes,  et  je  conviens  qu'il  a  l'aîr  distingué. 

—  Ou  bien  encore  c'est  sa  façon  de  parler  qui  t'offusque.  Il  ne 
sut  pas  s'exprimer,  il  a  la  langue  embarrassée... 

nigiUrrlbyGOOglC 


LA   BEV&KCUE  DE   JOSEPH   NOIBEL.  Al3 

—  Point  du  tout. 

—  Ce  récit  militaire  qu'il  nous  a  fait... 

—  M'a  fort  intéressée. 

— .Ces  deux  blessures  qu'il  a  reçues  à  la  piîse  de  la  Puebla... 

—  J'aimerais  mieux  qu'il  ce  les  eût  pas  reçues,  et  je  souhaite 
qu'il  puisse  les  oublier  tout  à  fait. 

—  Tu  vois  bien  que  tu  l'aimes!  s'écria  M^'Hinon, —  et, se  tour- 
nant vers  son  mari  qui  entrait  dans  Ja  chambre  :  —  Elle  l'aime, 
elle  l'aime,  elle  en  convîentl  Je  suis  la  plus  heuieuse  des  mères. 

—  Ta,  ta,  ta,  dit  M.  Mirion,  qui  avait  recouvré  son  sang-froid, 
il  n'y  a  rien  qui  presse,  et  Marguerite  a  tout  le  temps  de  se  con- 
sulter et  de  savoir  si  elle  aime  ou  si  elle  n'aime  pas.  Au  préalable, 
j'entends  tenir  dès  ce  soir  un  conseil  de  famille.  Mon  père  en  usait 
ainsi  dans  les  grandes  occasions,  il  s'en  est  toujours  bien  trouvé. 
Benjamin  vient  dtner,  nous  aurons  tout  notre  monde  sous  la  main, 
et  chacun  dira  librement  son  mot.  Deux  avis  valent  mieux  qu'un. 

Ce  régime  de  discussion  parlementaire  était  peu  du  goût  de 
M""  Mirion  ;  mais,  son  mari  insistant,  elle  se  rendit  :  elle  aurait  du 
moins,  pensait-elle,  l'avantage  de  pouvoir  dès  le  soir  même  conter 
ce  grand  coup  de  partie  à  toute  la  famille  rassemblée.  Qu'allait  dire 
son  beau-frère?  Quels  yeux  énormes  il  ouvrirait!  Les  membres  du 
conseil  privé  furent  prévenus  qu'en  sortant  de  table  il  y  aurait  une 
séance  à  huis  clos  dans  le  salon  pour  débattre  une  afTaire  d'impor- 
tance. Le  dîner  fut  sérieux,  solennel.  Tous  les  convives  sentaient 
dans  l'air  ]aj)esanteur  d'un  événement.  L'avisé  Joseph,  à  qui  on 
n'avait  parlé  de  rien,  soupçonna  qu'il  se  tramait  quelque  chose  et 
s'inquiéta.  Quand  il  eut  pris  son  café,  s'apercevant  qu'il  était  de 
trop,  il  se  hâta  de  se  retirer  dans  sa  chambre. 

Alors  chacun  prit  place  ;  on  forma  un  cercle  autour  du  président 
debout  devant  la  cheminée,  et  on  attendit  dans  un  religieux  si- 
lence. Marguerite  se  tenait  un  peu  à  l'écart  près  de  la  lampe,  les 
yeux  collés  sur  g&  broderie.  Sa  figpre  ne  disait  rien  ;  mais  elle  cassa 
plus  d'une  fois  son  (il.  Après  un  exorde  ému,  M.  Mirion  conta 
l'aventure,  qui  produisit  sur  son  auditoire  une  prodigieuse  sensa- 
tion. On  s' en tre-re gardait,  un  murmure  circulait  dans  l'assemblée. 
Rouge  oomme  un  coquelicot.  M""  Mirion  humait,  savourait  l'émer- 
veillement qui  se  peignait  sur  les  figures,  comme  un  gourmet  boit  à 
petits  coups  un  délicieux  nectar.  Elle  n'avait  pas  manqué  son  effet. 

—  Mes  chers  amis,  dit  en  finissant  M.  Mirion,  nous  nous  serions 
fait  une  conscience  de  prendre  aucune  décision  sans  vous  avoir 
consultés.  Il  s'agit  du  bonheur  de  ma  fille,  que  vous  portez  tous  dans 
votre  cœur.  Que  chacun  de  vous  s'exprime  librement  et  conscien- 
àeusement.  La  parole  est  pour  commencer  à  ma  cousine,  M"'  Gritlet. 

La  cousine  Grillet,  à  qui  sa  timidité  serrait  la  gorge,  se  défendit 


,  Google 


hlk  BEVUE    DES   D£UX   MONDE». 

fort  de  l'honneur  qu'on  lui  voulait  faire;  mais  on  la  paressa  tant 
qu'elle  dut  s'exécuter.  Changeant  k  chaque  mot  de  C49u1eur,  elle 
allégua  que  l'émotion,  la  surprige...  ;  bref»  elle  avait  grand'peine  à 
s'expliquer,  mais  elle  éiait  bien  aise  de  témoigner  toute  la  joie  que 
lui  causait  un  si  pro<ligieiix  événement.  Elle  prenait  sa  part,  sa  pe~ 
tite  et  modeste  part  de  la  gloire  ({ui  en  rejaillissait  sur  toute  la  fa- 
mille, y  compris  le  cousinage.  Toutefob,  s' excusant  de  la  liberté 
grande,  elle  confessait  qu'il  y  avait  une  ombre  à  son  bonheur;  elle 
craignait  les  coups  de  langue,  lesgloseriea  des  envieux.  Les  grands 
arbres  attirent  la  foudre,  et  les  grandes  fortunes  les  quolibets.  Ne 
reprocherait-on  pas  h  M.  Miriou  dà  se  méconnaître,  d'oublier  ses 
origines?  Le  monde  est  si  méchaut!  Un  autre  point  l'inquiétait: 
M.  d'Omis  a'était-il  point  catholique?  Il  y  avait  là  encore  matière 
à  jaser.  Qu'en  penserait  le  pasteur  qui  avait  travaillé  à  l'instruc- 
tion retigiease  de  Marguerite?  Qu'en  penserait  la  femme  du  pu- 
teur,  qui  n'entendait  pas  raillerie  sur  l'article  du  catéchisme?... 

—  Qu'en  penseront  sa  servante,  son  bceuf  et  son  im  1  interrom- 
pit M'°'  Minon,  qui  bouillait  d'impatience.  Eb  I  qu'ils  en  pensent  ce 
qui  leur  plairai  ne  sommes-nous  pas  bons  pour  leur  répondre? 

Cette  interniplion  et  les  yeux  furibonds  que  braquait  sur  elle  sa 
cousine  troublèrent  entièrement  M"'  Grillet;  elle  demeura  court,  et 
ne  retrouva  sa  voix  que  pour  passer  condamnation  et  approuver 
d'avance  sans  réserve  la  décision  que  prendraient  dans  leur  sagesse 
son  digne  cousin  et  son  excellente  cousine. 

La  tante  Amaranth.:  prit  ensuite  la  parole  et  déclara  résolument 
que  M""  Mirion  avait  cent  fois  raison,  qu'il  est  impossible  de  con- 
tenter à  la  foi.4  tout  le  monde  et  son  père,  que  ce  serait  pitié  de  s'ar- 
rêter aux  propos  des  sots  et  des  jaloux.  C'était  la  Providence  elle- 
même  qui,  pai'  une  renconti  e  tout  à  fait  extraordinaire,  avait  voulu 
procurer  à  Marguerite  un  élablissument  digne  d'elle,  de  sa  beauté, 
de  sa  grande  tournure,  di;  son  caractère  angélique  et  de  ses  beo- 
rjuses  dispositions  pour  tous  les  arts  d'agiément.  Elle  était  née 
pour  le  grand  monde,  elle  ne  manquerait  pas  d'y  réussir;  avec  un 
peu  de  pratique,  ellj  ne  se  trouverait  déplacée  nulle  part,  pas  même 
i  la  cour  de  Schwerin.  D'ailleurs  M.  d'Omis  lui  semblait  posséder 
toutes  les  qualités  propres  à  faire  le  bonh  -ur  d'une  femme  ;  il  n'é- 
tait point  léger  et  frivole  comme  la  plupart  de  ses  compatriotes.  Il 
suffisait  de  le  voir  pour  s'assurer  qu;  c'était  un  homme  grave,  de 
sens  rassis,  plein  de  jugement  et  d'expérience,  riche  de  toutes  les 
'  vertus  dcm  .'Stirjues  et  sociales.  Conclusion  :  ce  serait  follede  laisser 
échapper  une  occasion  et  un  miri  aussi  providentiels,  ce  serait  de 
galté  de  cœur  se  condamner  à  un  éternel  repentir. 

—  Voilà  pai'Ierl  s'écria  M'"'  Mirion,  qui,  se  levant  de  sa  cbaïse, 
courut  embrasser  la  tante  Aœaranthe.  ,  -  t 


L\    nEVA.\CHE    DE   JOSEPU    NOIREL,  kH 

Onand  ce  fut  au  tour  de  l'oncle  Benjamin,  il  chanta  un  tout  autre 
air.  —  Puisqu'on  me  fait  l'honneur  de  me  consulter,  dit-il,  je  me 
prononce  catégoriquement  contre  ie  mariage  projeté. 

—  N'îrez-vous  pas  chercher  votre  pied  de  roi  pour  rendre  plus 
rigoureuse  voCre  démonstration?  lui  cria  aigrement  sa  belle-sœur. 

Il  ne  se  laissa  point  démonter  par  cette  interpellation  et  continua 
comme  suit: —  La  vanité  e^  une  mauvaise  conseillère.  Je  com- 
prends, belle-sœur,  qu'il  est  charmant  de  pouvoir  dire  à  tout  pro- 
pos :  la  comtesse  ma  fille,  on  ma  fille  la  comtesse.  Cela  se  pro- 
nonce à  pleine  bouche,  et  cela  fait  ouvrir  de  grands  yeux  aux 
badauds;  mus,  que  diaUel  c'est  le  bonheur  de  votre  ftlle  qui  est 
en  cause;  n'allez  pas  le  sacrifier  à-votre  petit  amofir-propre.  Quand 
Margot  sera  comtesse,  en  aura-t-elle  la  jambe  mieux  faite  et  le 
cœur  plus  léger?  Je  crains  au  contraire  qu'elle  ne  perde  à  ce  métier 
celte  belle  et  charmante  galté  qui  est,  si  j'ose  m'exprimer  ainsi, 
le  rayon  de  soleil  de  cette  maison.  Aussi  vrai  que  les  trois  angles 
d'un  triangle  sont  égaux  à  deux  droits,  on  n'est  heureux  que 
parmi  les  siens,  dans  le  monde  de  ses  souvenirs  et  de  ses  habi- 
tudes. Où  la  chèvre  est  attachée,  il  faut  qu'elle  brouie;  si  elle  s'en 
va  courir  les  bois.  Dieu  la  garde  du  loupl  Croyez-moi,  ce  n'est  pas 
dans  un  château  de  Bourgogne  que  Margot  trouvera  ]a  paix  du 
cœur  et  la  joie  de  l'esprit.  Qui  vous  dit  que  tous  ces  d'Omis,  que  le 
diable  emporte  I  ne  prendront  pas  de  grands  airs  avec  elle,  qu'ils 
ne  lui  feront  pas  sentir  en  toute  rencontre  qu'elle  n'est  point  de 
leur  monde?  îe  les  vois  d'ici  la  traitant  sons  jambe,  lui  demandant 
d'uB  air  narquois  des  nouvelles  de  son  père  le  menuisier  et  de  sa 
chère  maman,  qui  passa  sa  jeunesse  à-  auner  de  la  toile  dans  UQ 
magasin  de  la  Fustcrie,  Et  son  mari  lui-même...  Je  veux  qu'il  soit 
amoureux  d'elle  4  en  perdre  los  yeux.  L'amour  passe,  on  s'avise 
qu'on  a  fait  une  mésalliance,  et  ou  s'en  venge  par  un  peu  de  mé- 
pris et  beaucoup  de  dédain.  Qu'il  vous  souvienne  de  ce  que  disait 
Pança  en  quittant  son  lie  et  retrouvant  son  âne  :  —  Chacun  doit 
rester  chez  lui  et  faire  «on  métier.  —  Et  il  ajoutait  :  —  Je  laisse  ici 
les  ailes  de  la  vanité  qui  m'ont  enlevé  dans  les  airs  afin  de  me  faire 
inaB|;er  aux  hirondelles  et  aux  oiseaux  de  proie.  —  Belle-sœur, 
mariez-moi  votre  fille  à  un  t»n  bourgeois,  qui  ïoil  de  notre  pâte  et 
ne  se  croie  pas  sorti  de  la  cuisse  de  Jupiter,  à  un  brave  homme 
qui  ne  méprisera  ni  sa  femme,  ni  la  mère  de  sa  femme,  et  k  qui 
vous  pourrez  dire  comme  feu  M°"  Jourdain  z  —  Mettez-vous  là, 
mon  gendre,  et  dînez  avec  moi. 

Ainsi  parla  l'oncle  Benjamin,  radement,  grossement,  peut-être 
avec  bon  sens.  Marguerite  cessa  un  moment  de  pousser  l'aiguille, 
elle  allongea  furtivement  le  bras  et  donna  une  tape  sur  l'épaule  de 
son  oncle  en  signe  d'amitié  et  d'approbation.  Par  bonheur  M"  Mi- 


,.  Google 


AlO  HEVOE   DES  DEUX  UOKDES. 

non  ne  s'aperçut  pas  de  ce  jeu  muet.  —  Parlei-moi  de  ces  pro- 
fesseurs de  mathématiques!  s'écria-t-elle ;  c'est  dans  les  logo- 
griphes  qu'Us  apprennent  à  connaître  le  monde.  —  M**  Hirion 
confondait  les  logogripbes  et  les  logarithmes. 

—  Je  n'ai  pas  tout  dit,  reprit  l'oncle  Benjamin.  Qu'est-ce  après 
tout  que  ce  comte  d'Omis  dont  vous  voilà  si  fort  entichés  7  Le 
connaissez-vous  î  Pas  le  moins  du  monde.  C'est  pour  vous  l'in- 
connu, un  X.  Êtes-vous  sCtrs  seulement  qu'il  soit  comte?  Rappelez- 
vous  certaines  histoires  qui  se  sont  passées  à  Genève,  et  qui 
prêchent  la  prudence.  Ne  se  pourrait-il  pas  faire  que  ce  prétendu 
comte  ne  fût  qu'un  aventurier,  un  chevalier  d'industrie?  Je  vous 
parie  la  prunelle  de  mon  œil  droit  qu'il  n'y  a  pas  un  château  d'Omis 
dans  toute  la  carte  de  France.  Au  surplus,  je  me  connais  en  phy- 
sionomies; la  sienne  ne  me  revient  pas.  Il  a  quelque  chose  au 
foud  des  yeux  qui  ne  dît  rien  de  bon.  Vous  m'objecterez  qu'il  ne 
veut  point  de  dot.  Et  voili  justement  ce  qui  m'est  suspect.  Il  ya 
du  louciie  dans  ce  grand  désintéressement.  Les  vrais  comtes 
n'épousent  pas  des  bourgeoises  sans  dot.  Celui-là  ne  demande  rien 
pour  avoir  le  tout  ;  il  vous  grugera  jusqu'à  votre  dernier  sou... 
Déliez-vous  de  toute  la  race  des  d'Omis,  de  leurs  châteaux  en 
Bourgogne,  et  Dieu  protège  l'innocence!  J'ai  dit. 

Cette  péroraison  de  l'oncle  Benjamin  jeta  un  froid  dans  l'assis- 
tance. A  l'exception  de  M"*  Mirion,  qui  envoyait  à  tous  les  diables 
son  beau-frère,  chacun  se  dit  :  En  vérité,  s'il  n'y  avait  dans  cette 
affaire  ni  comte  ni  château,  voilà  un  mariage  qui  serait  bien  mal 
accommodé.  En  dépit  des  baussemens  d'épaules  de  sa  femme, 
M.  Mirion  ne  put  s'empêcher  de  trouver  qu'il  y  avait  quelque  appa- 
rence de  raison  dans  ce  que  disait  son  frère,  et  reprenant  la  parole  : 

—  Soit  1  dit-il.  Je  conclus  à  un  plus  ample  informé.  Défions- 
nous  et  allons  bride  en  main.  M.  d'Omis  m'a  bien  proposé  de  me 
mettre  en  rapport  avec  son  notaire  ;  mais  il  ne  m'a  pas  dit  le  nom 
de  ce  notaire,  et,  triple  imbécile  que  je  suis,  je  n'ai  pas  songé  à  le 
lui  demander.  Ce  diable  d'homme  est  vif  comme  une  locomotive... 
Dare,  dare,  je  viens  vous  demander  la  main  de  votre  fille.  Dare, 
dare,  je  m'en  vais  de  ce  pas  dans  l'Oberiand...  Et  à  cette  heure 
où  le  prendre  ?  où  lui  écrire?  Bah  I  nous  pouvons  nous  passer  de 
lui  et  de  son  notaire.  Nous  ne  nous  soucions  pas  de  savoir  à  quoi 
m«nte  à  mille  francs  près  la  fortune  de  notre  homme.  Il  nous  suffit 
de  nous  assurer  qu'il  est  comte,  qu'il  a  un  château  et  des  terres, 
et  qu'il  jouit  d'une  honnête  réputation  dans  son  pays.  La  meilleure 
des  diplomaties  est  la  diplomatie  secB'ète.  Nous  allons  mettre  en 
campagne  un  émissaire,  un  agent  sûr...  Et  tenez,  j'ai  notre  affaire, 
y  y  a  ici ,  dans  cette  maison ,  un  brave  garçon  qui  nous  est  très 
attaché  et  qni  avec  cela,  quoique  ouvrier,  est  très  avisé,  fin  comme 


LA   RETANCBE   DE  JOSEPH   NOIBBL.  A17 

l'ambre.  Il  s'en  ira  là-bas,  les  mains  dans  ses  poches,  et,  sans  faire 
semblant  de  rien,  il  prendra  langue.  A  son  retour,  Joseph  Noirel 
nous  dira  qui  méritait  d'en  être  cru  des  défiances  de  monsieur  mon 
frère  ou  des  haussemens  d'épaules  de  M""  MîrioB. 

Plein  de  son  idée,  M.  Mirion,  sans  plus  tarder,  s'en  fut  conter 
l'aflidre  à  Joseph  Noirel.  li  le  trouva  dans  sa  chambre,  où  il  s'était 
enfermé  sans  lumière. 

—  Eh  bieni  garçon,  lui  dit-il,  que  fais-tu  donc  là  dans  cette 
obscurité  profonde?  Je  crois  que  tu  dors. 

—  Je  le  croîs  aussi,  lui  répondit  Joseph,  qui  n'avait  point  la  voix 
d'un  homme  endormi. 

Il  se  hâta  d'allumer  sa  lampe.  Son  patron  s'assit  en  face  de  lui, 
et,  posant  ses  coudes  sur  la  table  :  —  Tu  es  un  brave  garçon,  Jo- 
seph, en  qui  j'ai  toute  confiance.  Tu  sais  que  je  n'ai  point  de  secrets 
pour  toi  et  que  je  t'ai  toujours  considéré  comme  un  des  membres 
de  la  famille.  Or  il  se  passe  ici  de  gros  événemens,  et  tu  peux  nous 
rendre  un  service  très  essentiel  et  très  délicat.  Tu  as  du  sens,  tu 
sais  te  conduire,  je  compte  sur  toi. 

Là-dessus  il  le  mit  au  fait.  Joseph  reçut  la  bordée  en  plein  cœnr. 

—  Mais  qu'as-tu  donc,  Joséphin?  loi  ditM.  Mirion.  Comme  te  voilà 
pâle  I  0£i  as'tu  pris  ce  visage  débilTé?  Je  m'aperçois  depuis  quel- 
que temps  que  cela  ne  va  pas.  Tu  manges  peu,  tu  as  les  joues  ava- 
lées, les  yeux  brouillés.  Un  peu  de  repos  et  i'air  de  la  Bourgogne 
te  remettront.  Heureux  scélérat!  tu  vas  faire  le  pied  poudrorx  pen- 
dant trois  ou  quatre  jours.  Je  te  permets,  à  ton  retour,  si  les  nou- 
velles sont  bonnes,  de  t'arrôter  à  Beaune,  et  d'y  vider  plus  d'une 
bouteille  à  la  santé  de  Marguerite  et  à  la  mienne;  mais  ne  bois  pas 
en  allant.  Un  agent  de  la  diplomatie  secrète  doit  avoir  l'esprit  libre 
et  la  langue  à  son  commandement. 

Si  accablant  que  fût  le  coup,  la  fierté  de  Joseph  réussit  à  faire 
bonne  contenance.  —  Comptez  sur  moi,  répondit-il,  je  saura!  m'y 
prendre. — Il  y  avait  une  question,  une  seule,  qu'il  brûlait  d'adres- 
ser à  H.  Mirion;  mais  le  courage  lui  manquait.  II  chercha,  tâtonna; 
enfin ,  après  bien  des  détours ,  d'un  ton  presque  dégagé  :  — 
L'aime-t-elle  ?  osa-t-il  demander. 

—  Que  te  dirai-je?  repartit  M.  Mirion.  Elle  l'aime  ou  elle  ne  l'aime 
pas,  comme  on  veut.  Avant  le  dtner,  j'ai  entendu  à  travers  la  porte 
qu'elle  disait  à  sa  mère  :  —  Mais  je  ne  le  connais  pas  !  C'est  du  bon 
sens,  cela.  Bast  I  tout  dépend  des  nouvelles  que  tu  nous  apporteras. 
Sois  tranquille,  elle  l'aimera,  si  nous  l'en  prions.  Elle  a  un  si  bon 
caractère  1 

Victor  Cherbuliez. 


{La  uconde  partit  au  pnehain  » 


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SOUVENIRS 


LA   ROUMÉLIE 


I. 

LES    COUtIDNAUTÉS    GRECQUES   ÏT    LES    PAYSANS    TOHCS. 


La  Turquie  d'Europe  est  encore  peu  connue.  Chaque  année,  la 
Sublime-Porle  adresse  à.  nos  chancelleries  de  longues  circulaires 
qui  ont  pour  objet  de  nous  apprendre  ce  que  nous  devons  penser 
de  l'administralion  du  sultan  et  du  sort  fait  aux  raïas.  Ces  docu- 
mens  ofliciels,  où  on  sent  !a  main  de  politiques  habiles,  ne  sauraient 
contenir  toute  la  vérité.  C'est  beaucoup  que  la  Turquie  s'occupe  de 
l'opinion  de  l'Europt;;  elle  admettra  sans  peine  que  nous  ne  puis- 
sions de  tout  point  la  croire  sur  parole.  Les  rapports  de  nos  agens 
diplomatiques,  —  ceux  du  moins  qui  sont  publiés,  —  ajoutent  peu 
aux  renseignemens  que  la  Porte  fournit  elle-mën»e.  C'est  une  habi- 
tude des  recueils  pr<)&entés  aux  chambres  de  ne  donner  que  des 
faits  très  généraux.  Le  livre  bleu  anglais  échappe  en  partie  à  cette 
critique.  Le  foreign  office  fait  imprimer  non-seulemect  les  conven- 
tions intervenues  et  les  messages  des  ambassadeurs,  mais  les  rap- 
ports de  ses  consuls;  il  impose  à  ses  secrétaires  d'ambassade  l'obli- 
gation d'étudier  tous  les  trois  mois,  dans  le  pays  oit  ils  sont  fixés, 
une  question  importante  de  politique,  de  législation  ou  de  com- 
merce. La  série  de  ces  travaux  forme  aujourd'hui  une  belle  collec- 
tion qui  doit  faire  envie  à  la  France;  il  faut  espérer  que  nous  finirons 
par  suivre  un  exemple  aussi  houorable.  Si  riches  cependant  que 


■  Google 


LA   ROOUÉLIE.  Al9 

soient  les  documens  britanniques,  le  point  de  vue  national  y  do- 
mine presque  toujours,  et  ils  sont  loin  d'être  complets.  De  plus,  à 
l'intérieur  du  pays,  très  souvent  la  Grande-Bretagne  n'a  pas  de 
représentans,  ou  confie  ses  intérêts  à  des  Levantins  naturalisés  An- 
glais. Si  précieuK  donc  que  soit  le  blue-book,  et  bieu  qu'il  faille 
toujours  le  lire  avec  soin,  pour  connaître  la  Turquie  cette  lecture 
ne  saurait  suffire. 

Le  désir  de  comparer  la  vraie  Turquie  à  celle  que  ne  cesse  de 
nous  dépeindre  le  grand-vizir  Ali-Pacha  a  été  un  des  principaux 
motifs  de  ce  voyage.  Que  sont  dans  la  pratique  ces  réformes  tant 
vantées?  Quel  est  le  sort  fait  aux  raïas?  que  devons-nous  penser  de 
leurs  plaintes?  Comment  s'exerce  dans  les  provinces  l'induence  des 
grandes  nations  européennes?  On  n'étudie  pas  ces  questions  en  se 
bornant  à  parcourir  Gonstanlinople,  Le  Caire,  Smyrne.  Il  est  certes 
fort  agréable  de  visiter  les  grands  seigneurs  du  Bosphore  et  de  re- 
cevoir chez  eux  une  hospitalité  princiëre;  ils  vous  diront  cependant 
très  peu  de  chose  de  leur  pays,  et  leurs  rares  confidences  ne  pour- 
ront que  vous  tromper.  Fuad-Pacha,  qui  semblait  représenter  l'es- 
prit occidental  dans  l'empire,  excellait  à  déjouer  la  curiosité  la  plus 
habile.  Il  le  faisait  avec  une  grâce  charmante.  Quand,  après  des 
heures  passées  dans  ses  kiosques  et  dans  ses  jardins,  il  vous  avait 
parlé  de  l'Opéra,  de  nos  politiques  célèbres,  du  roman  du  jour,  on 
le  quittait  ravi  de  son  accueil;  mais  on  ne  savait  rien,  sinon  qu'il 
avait  beaucoup  d'esprit.  Fuad-Pacha  a  fait  école.  Pour  juger  les 
Turcs,  il  faut  les  voir  en  province,  loger  sous  leurs  toits,  vivre  de 
leur  vie;  il  faut  être,  autant  qu'il  est  possible,  un  inconnu  au  milieu 
d'eux.  Alors  que  d'agréables  surprises,  et  que  la  vérité  se  montre 
aisément!  On  ne  saurait  non  plus  connaître  les  Grecs,  les  Bulgares, 
les  Arméniens,  si  on  se  borne  à  voir  la  société  chrétienne  de  Con- 
stantinople.  Dans  la  capitale,  elle  se  compose,  elle  s'anange  pour 
faire  illusion  à  l'étranger.  On  doit  se  résoudre  à  quitter  le  Bosphore 
et  ses  calques,  à  s'en  aller  un  peu  au  hasard  dans  ce  vaste  empire, 
d'autant  plus  sûr  de  bien  observer  qu'on  sera  un  voyageur  plus 
modeste. 

A  la  On  du  mois  d'aoîit  1838,  je  quittais  Constantinople  pour  ga- 
gner par  mer  Bodosto.  Je  devais  de  là  me  diriger  vers  Andrinople, 
la  plus  grande  ville  de  la  Turquie  européenne  après  Stamboul,  visi- 
ter Fllibé,  chef-lieu  d'une  vaste  province,  voir  ainsi  toute  la  grande 
plaine  de  Boumélie,  monter  ensuite  dans  cette  région  montagneuse 
qui  sépare  la  Boumélie  de  la  Macédoine,  descendre  la  Marilza  et  re- 
venir au  point  de  départ  par  Énos,  Gallîpoli  et  les  villes  de  la  côte, 
C'était  une  excursion  de  quatre  mois  environ.  La  Boumélie  compte 
trois  races  très  différentes,  des  Turcs,  des  Grecs  et  des  Bulgares, 
sans  parler  des  Israélites,  des  Arméniens,  des  Tcherkess  et  des 

,  Cooglc 


S20  RErUE   DES   DEDX  MONDES. 

Persans-babistes.  Ce  mélange  de  populations  si  diverses  devait  être 
lin  des  principaux  intérêts  du  voyage.  Il  était  curieux  de  comparer 
les  Hellènes  de  la  Grèce  libre  à  leurs  frères  soumis  encore  à  une 
domination  étrangère,  de  voir  de  près  ces  Bulgares  qui  ont  soulevé 
tout  d'un  coup  en  Europe  une  question  religieuse  si  importante, 
prélude  de  leur  réveil  politique,  de  rapprocher  les  administrateurs 
turcs  de  ce  pays  de  ceux  qu'on  voit  en  Egypte,  en  Syrie,  en  Asie- 
Mineure.  A  un  autre  point  de  vue,  ce  voyage  ne  pouvait  manquer 
d'un  attrait  tout  particulier.  La  Boumélie  est  la  Thrace  des  anciens, 
ce  pays  encore  mystérieux  qui  se  trouve  niélé  aux  plus  lointaines 
origines  de  la  Grèce.  Les  ruines  de  la  Thrace,  ses  monumens,  n'a- 
vaient jamais  été  étudiés.  Se  pouvait-Il  qu'un  premier  explorateur 
ne  trouvât,  dans  ces  contrées  une  riche  moisson  de  faits  nouveaux? 
—  Le  lecteur  sait  maintenant  le  lien  qui  unit  entre  elles  ces  pages, 
écrites  jour  par  jour,  souvent  sous  des  impressions  très  diverses. 

Hodoato,  15  septembre. 

Rodosto  est  bien  une  ville  turque;  on  y  voit  des  négresses,  des 
hommes  qui  portent  de  longues  robes  de  couleurs  variées,  et  des 
femmes  voilées.  La  première  fois  que  je  mis  le  pied  en  Turquie ,  je 
débarquai  à  Volo,  à  quelques  heures  de  laBéotie.  La  Grèce,  malgré 
son  soleil  et  ses  costumes,  est  occidentale.  A  Volo,  nous  rencontrons 
tout  de  suite  deux  employés  de  la  douane  coiffés  du  turban  vert, 
vêtus  de  longues  pelisses  grises;  une  nourrice,  la  figure  couverte 
d'une  bande  d'étoffe  gros  bleu,  étale  sans  scrupule  une  puissante 
poitrine  noire  comme  l'ébène;  un  Arabe  trslne  un  dromadaire.  Nous 
sommes  en  pays  oriental;  même  pour  le  voyageur  le  moins  attentif, 
l'aspect  d'une  ville  grecque  et  celui  d'une  ville  turque,  dès  le  pre- 
mier abord,  sont  très  différens. 

Rodosto  s'étage  sur  un  amphithé&tre  de  collines.  Quand  on  la 
voit  de  la  mer,  l'aspect  en  est  charmant  :  des  minarets ,  des  arbres 
verts,  des  mai<;ons  blanches,  que  faut-il  de  plus  sons  cette  lumière? 
De  loin,  toutes  ces  villes  de  la  côte  de  Marmara  se  ressemblent; 
qui  en  a  vu  une  les  a  vues  toutes.  A  l'intérieur,  elles  ne  diffèrent 
pas  beaucoup  non  plus  les  unes  des  autres;  ce  sont  partout  des  rues 
irrégulières,  souvent  en  escalier,  toujours  défoncées  et  semées  de 
grosses  pierres,  de  vastes  cimetières  plantés  de  cyprès,  de  longs 
murs  sur  lesquels  s'élèvent  des  maisons  ornées  de  schaknisirs,  — 
balcon  fermé  qui  fait  partie  de  la  chambre,  —  d'après  l'étymologie 
persane  le  lieu  où  le  shah  prend  l'air. 

La  ville  a  deux  ou  trois  khans,  ce  sont  les  seuls  hôtels  du  pays; 
il  faut  plaindre  le  voyageur  qui  se  voit  forcé  d'y  loger.  Le  khan  n'a 
de  bon  que  les  écuries.  Les  chambres  sont  des  cellules  de  quelques 
pieds  où  vous  chercberici  en  vain  un  seul  meuble;  les  plus  belles 


LA   ROUUÉUE.  A21 

ont  un  petit  banc  de  bois  et  une  glace.  L'étranger  balaie  le  plan- 
cher, y  étend  l:i  couverture  qu'il  a  eu  soin  d'apporter,  et  dort 
quaud  il  peut.  Ou  m'avait  procuré  à  Constantinople  une  lettre 
pour  un  des  maîtres  d'école  de  Rodosto,  Constantioi;  cet  excel- 
lent homme  m'a  reçu  comme  le  meilleur  de  ses  amis.  Les  Grecs 
sont  le  peuple  le  plus  hospitalier  du  monde.  Ils  se  vantent  d'être 
pkiloxénes,  amis  des  hôtes,  ce  titre  leur  est  bien  dû;  pour  eux, 
les  étrangers  viennent  toujours  de  Jupiter.  M.  Constantini  avait  si 
grande  hâte  de  me  fêter,  qu'il  n'a  pas  lu  tout  entière  la  lettre  que 
je  lui  remettais;  il  m'a  dit  plus  tard  qu'il  ne  reconnaissait  ni  l'é- 
criture, ni  le  nom  du  signataire.  Mon  ami  Petro  avait  parlé  de 
mon  voyage  à  un  de  ses  parens  appelé  Dîmitri.  Dimitri  ne  con- 
naissait personne  à  Rodosto,  il  s'est  adressé  à  T^icolas,  Nicolas  à 
un  autre;  d'intermédiaire  en  intermédiaire,  on  a  fini  par  me  trou- 
ver une  lettre  que  Petro  m'a  remise;  il  ignorait  qui  l'avait  écrîtet 
miùs  ne  doutait  pas  de  l'accueil  qui  me  serait  fait.  Ce  brave  garçon 
ne  se  trompait  guère.  Ainsi  sont  les  Grecs.  L'hospitalité  est  certai- 
nement un  devoir  dans  des  villes  où  il  faut  rester  dans  la  rue,  ou, 
ce  qui  ne  vaut  guère  mieux,  loger  au  khan,  si  on  n'a  pas  quelque 
maison  amie  pour  s'abriter;  heureusement  le  caractère  grec  se 
prête  très  bien  h  pratiquer  les  devoirs  de  ce  genre.  On  hôte  est  une 
distraction  pour  des  gens  qui  en  ont  si  peu;  il  sait  des  nouvelles, 
—  que  de  beaux  discours  ne  va-t-on  pas  échanger  avec  lui  !  —  Un 
Grec  n'hésite  jamais  à  vous  recommander  à  un  Grec.  Je  viens  de 
faire  quelques  excursions  sur  la  côte ,  où  les  villages  sont  tous  hel- 
léniques, li  Savei-vous  où  aller  loger?  Allez  chez  un  tel  de  ma 
part.  »  Mon  carnet  est  couvert  d'adresses  que  m'ont  données» 
celle-ci  un  petit  marchand  de  tabac  chez  lequel  je  faisais  une  em- 
piète, celle-là  un  brave  homme  qui  est  venu  s'asseoir  à  côté  de  mot 
pendant  que  je  prenais  mon  café  sur  la  marine.  Ces  adresses  étaient 
excellentes.  C'est  un  plaisir  pour  un  Grec  de  vous  recevoir  ;  seule- 
ment d'ordinaire ,  quand  ses  discours  sont  épuisés ,  vous  ferez  bien 
de  prendre  congé  de  lui.  Dès  que  la  conversation  languit,  le  temps 
de  seller  votre  cheval  est  venu.  La  période  d'enthousiasme  pour  un 
hôte  grec,  Constantini  et  quelques  autres  exceptés,  dure  quarante- 
huit  heures,  un  peu  plus,  un  peu  moins. 

On  sait  que  dans  l'antiquité  chaque  ville  avait  des  proxénes.  Un 
Athénien  par  exemple  était  proxène  de  Corinthe ,  un  Amorgien  de 
l'Ile  d'Ikos.  Le  proxène  recevait  les  étrangers  de  la  ville  qui  lui 
avait  donné  ce  titre.  Les  hôtelleries  de  la  Grèce  antique  ne  valaient 
guère  mieux  que  les  khans  d'aujourd'hui.  Les  archéologues  ont  dé- 
montré que  les  auberges  sont  une  création  romaine.  La  proxénie 
était  une  nécessité  dans  le  monde  grec  d'autrefois;  si  elle  imposait 
certains  devoirs  politiques ,  comme  de  suivre  des  procès  d'étran- 

,  Cooglc 


A22  RETDE    DES    DEUX    MONDES. 

gers,  de  faciliter  leur  commerce,  elle  était  surtout,  semble-t-il,  une 
institution  d'hospitalité.  Et  de  fait,  si  un  Grec  de  Ttiasos  par  exemple 
fût  arrivé  autrefois  à  Bisanthe  comme  je  viens  de  débarquer  à  Ro- 
dosto  (1),  il  n'eût  eu  qu'à  se  féliciter  de  trouver  dans  la  ville  un 
proxène  de  son  pays. 

Quiconque  a  voyagé  dans  les  pays  grecs  garde  de  nombreux  sou- 
venirs de  ses  hôtes.  C'est  un  plaisir  que  d'entendre  cet  inconnu  de 
tout  à  l'heure,  qui  vous  appelle  mon  ami  et  mon  frère  [pkilif 
adelphé),  vous  prodiguer  sa  science,  dérouler  devant  vous  ses  rai- 
sonnemens,  écouter  le  rhytfame  de  ses  belles  phrases.  L'an  dernier, 
dans  un  petit  village  d'Aicadie,  près  du  Styx,  à  peine  étions-nous 
assis  que  le  proxène  nous  dit  ;  a  C'est  une  belle  journée  pour  moi, 
vous  allez  me  tirer  enfin  d'une  grande  inquiétude;  dites-moi,  est-il 
vrai  que  ce  pauvre  abbé  de  Condillac  soit  mort?  Ce  serait  une 
grande  perte  I  »  Un  Grec  de  Paris  avait  donné  sa  bibliothèque  au 
village;  déjà  on  y  apprenait  le  français,  la  philosophie;  le  hasard 
voulait  que  l'abbé  de  Condillac  y  fût  devenu  légendaire.  Notre  hôte 
du  lendemain,  un  petit  cultivateur  comme  le  précédent,  daas  une 
maison  perdue  au  fond  d'une  vallée  sauvage,  n'eut  point  de  repos 
qu'il  n'eût  entendu  notre  opinion  développée  sur  l'utilité  d'un  con- 
seil d'état.  Ce  sont  des  exemples  entre  mille  ;  mais  un  Grec  a  tou- 
jours un  motif  particulier  de  curiosité  quand  11  vous  fait  si  large- 
ment les  honneurs  de  chez  lui. 

Rodosto  est  la  ville  la  plus  peuplée  de  la  côte  européenne  sur  la 
mer  de  Marmara.  Bien  qu'elle  soit  déchue  de  son  ancienne  grandeur 
du  moyen  âge,  elle  est  encore  une  petite  capitale.  La  grande  pro- 
vince de  Roumélie  (vilayet  d'Andrinople)  est  divisée  en  cinq  ar- 
rondissemens  ou  sandjaks.  Rodosto  est  le  chef-lieu  d'un  de  ces 
arrondissemens  que  les  Turcs  appellent  sandjak  de  Tekfourdagbi 
(la  montagne  de  l'empereur).  Située  à  mi-cberain  entre  Constan- 
tinople  et  Gallipoli,  à  dix  ou  douze  heures  par  mer  de  chacune  de 
ces  deux  villes,  elie-est  une  escale  de  commerce  assez  fréquentée. 
C'est  là  qu'arrivent  en  partie  les  produits  de  l'intérieur,  c'est  là 
qu'on  vient  débarquer  quand  on  se  propose  de  pénétrer  au  centre 
de  la  province.  La  population  y  oÉfre  ce  mélange  des  religions  et 
des  races  les  plus  diverses  qui  se  retrouve  si  souvent  en  Turquie. 
On  compte  à  Rodosto  13,000  Turcs,  6,000  Arméniens,  4,000  Grecs, 
500  Juifs,  60  catholiques  et  25  protestans.  Chacune  de  ces  religions 
forme  une  communauté  qui  a  sa  vie  propre. 

Les  Turcs  font  ici  triste  figure.  Leur  quartier  est  délabré,  leurs 
maisons  tombent  en  ruine;  on  n'y  reconnaît  guère  le  luxe  oriental 
qu'on  cherche  par  habitude  dans  tous  les  lieux  qu'ils  habitent.  11  eat 


(I)  Biuuttw  ut  le  nam  ancien  de  Rodouo. 


,  Google 


U   RODHÉLtE.  AS3 

vrai  qu'à  l'izitérieur  ces  maisons  presque  toujours  sont  d*une  pro- 
jM-eté  minutieuse;  mais  les  canapés  recouverts  de  toUe  blanche,  les 
planchers  luen  lavés,  les  murs  crépis  à  neuf,  la  verdure  que  les 
Ottomans  savent  distribuer  autour  d'eux  avec  tant  de  goût,  ne  peu- 
vent faire  illusion;  les  hôtes  de  ces  demeures  sont  pauvres.  Ils  sent- 
iment s'interdire  tous  les  métiers  qui  leur  donneraient  un  peu  d'ar- 
gent, la  plupart  vivent  péniblement  du  revenu  de  quelques  terres, 
restes  d'une  ancienne  prospérité;  ils  n'ont  pas  le  courage  de  les 
cultiver  eu3-même3,  et,  comme  la  corvée  n'est  plus  à  leur  disposi- 
tion, ils  laissent  en  friche  la  moitié  da  leurs  domaines.  Presque  tous 
sont  accablés  de  dettes.  Lear  grande  ressource  est  d'obtenir  un  petit 
emploi  chez  le  gouverneur,  une  place  à  la  douane,  et  de  fwro  payer 
alors  ce  qu'ils  peuvent  aux  ruas  qui  s'adressent  à  eux.  Cette  incurie 
est  étrange,  elle  frappe  les  yeux  de  tous  les  côtés.  Le  télégraphe 
passe  à  Rodosto,  qui  est  une  station  importante,  les  employés  sont 
Grecs.  On  ne  trouverait  pas  dans  la  ville  un  médecin  turc,  les  s^es- 
femmes  sont  les  seules  personnes  de  religion  ottomane  qui  pratiquent 
la  médecine^  on  hésite  encore  dans  les  provinces  à  mettre  les  chré- 
tiens dans  la  confidence  des  harems,  les  Turcs  de  Constantinople  ont 
Qwins  de  scrupule.  La  ville  n'a  pas  de  port,  les  bateaux  s'arrêtent 
assez  loin  en  mer,  et,  quand  le  temps  est  mauvais,  on  court  risque 
de  ne  pas  débarquer;  les  anciennes  digues  byzantines  seraient  pour- 
tant peu  difficiles  k  réparer.  Des  barques  montées  par  des  Juifs 
viennent  vous  chercher  au  bateau  pour  vous  amener  à  la  marine. 
Sur  la  mer  de  Marmara,  un  grand  nombre  de  bateliers  sont  Israé- 
lites, c'est  là  un  fait  qui  ne  se  retrouve  guère  dans  le  reste  de  l'O- 
rient. Arrivé  près  du  bord,  il  faut  s'aventurer  sur  des  pilotis  délabrés 
où  se  tiennent  le  douanier  et  l'inspecteur  des  passeports;  tantôt  en 
sautant  d'une  pierre  sur  une  autre,  tantôt  en  suivant  une  planche 
mal  assujettie,  vous  parvenez  au  bureau  du  directeur  du  port.  Bien 
n'est  plus  misérable,  rien  n'indique  plus  d'abandon.  Une  compagnie 
turque  dessert  Rodosto,  c'est-à-dire  que  la  compagnie  est  officielle- 
ment ottomane,  reçoit  une  subvention  de  l'état,  et  figure  sur  les  sta- 
tistiques, à  l'usage  de  l'Europe,  parmi  les  œuvres  d'utilité  publique 
dues  à  l'initiative  de  la  Porte.  Sur  le  prétendu  bateau  osmanlis  qui 
m'a  amené,  le  capitaine  était  Ëpirote ,  les  matelots  étaient  Grecs  :  le 
salon,  si  on  peut  appeler  ainsi  la  misérable  cabine  des  premières, 
avait  pour  tout  ornement  une  magnifique  gravure  qui  représentait 
deuï  vapeurs  grecs  célèbres  dans  tout  l'Orient  pour  avoir  franchi  plus 
de  vingt  fois  le  blocus  de  Crète;  des  drapeaux  helléniques  complé- 
taient la  scène.  Les  Turcs  regardaient  cette  image  sans  y  voir  mal,  ou 
plutôt  n'y  faisaient  pas  même  attention.  Nous  ne  sommes  qu'à  quel- 
ques heures  Ai  Constantinople  ;  il  n'y  a  cependant  ici  de  poste  tur- 
que qu'une  fois  par  semaine,  et  encore  ne  s'y  (ie-t-on  guère.  Depuis 


«21 

le  xvu*  tÛKK,  ViBtnthe  z  partie  le  dnîi  d'eiTTvra-  ihs  ies  kàt 
)««n  tu  coBTiier  de  rambanàe  q&i  nmsc  k  KaoBt-Bf  par  W- 
doiM,  ifidriaopîe  et  Sofii.  Cett  â  oe  cojrner  qo .  Tod  r^Ht  ks 
lettres  importanieB  et  sarViut  les  rileors  prédeoses.  La  peae  tar- 
4)aeeiliL  poste  aairichknae  fient  serrîeE  par  d<s  Taian  qai  roni  iob- 
joan  ui  gmtd  uvt  ;  teJoa  le  ootabn  des  cois  qu'ils  ont  i  porto-, 
îlt  tioHKat  ea  labee  deut  et  troi^  béoes.  L*  Csnc  de  I^abinde  tes 
read  insensibles  sl  tout  ce  qu'a  de  dur  na  iDt-ûer  aasâ  fanga^: 
parla piui«,  par  lest^eî],  en  loot  iem[»,îlsd.>nDeiiisDriearfiieTa]. 
Oe  peut,  tt  oo  le  vevl,  voyager  en  leur  cMcpapiie  à  un  prix  ■•- 
déré;  ntaû  l'étriioger  qui  les  a  suivis  seuJeaieat  nu  jour  es  bmé 
pour  loogiemps.  Prendre  la  pœie  e»t  uae  école  qu'on  ae  bit  p» 
dem  fots ea  Turquie.  Les  Turcs  i«iiibie;it  oe  ]-(»ni  sinquiéia'  des 
cOTreapondaDCfcS;  oe  serait  là  pounant  db  service  de  première  mi- 
lilé.  Sur  le  Bosphore,  qui  est  uoe  loneue  suJLe  non  iutemmipiie  de 
villages  et  de  palais,  oo  n'a  aucun  iDoveii  d'envoyer  régulîàeiBeiit 
une  let.re:  il  faut  avMr  recours  à  des  esprès.  et  cepra-iiant  toaies 
les  demi-beures  des  baLeaux-wDDÎbus  font  escale  aux  principaux 
points.  Le  coutraste  est  graod  avec  la  Grèce.  Dans  les  canloos  les 
yUui  reculés,  le  courrier  d'Ailiêueâ  arrive  tous  Ic«  jouis.  Cn  people 
quia  plus  de  cloquante  jouroatixqooiidieDS,  et  qui  écrit  auuni  qu'il 
parle,  devait  Mentir  la  nécessité  des  p'jsies. 

La  population  ollomaoe  à  Bodosio  dimiDue  visiblement.  Eo  pré- 
wiice  d'une  misère  qui  ne  cesse  de  giandîr,  les  familles  itombreuses 
devieuaeot  très  rares;  des  gens  de  noble  origine  ont  un  enfant  ou 
deux  U'Ut  au  plus.  Il  n'en  est  aio&i  que  depuis  peu;  les  cbrétleos 
m;  rappellent  irès  bien  l'aocieuDe  puissance  des  be\â.  Il  est  facile 
de  retrouver  dans  ce  pays  l'hisUiire  de  ruines  très  rapides.  Adhhi- 
rat-ElTeDdi  avait  dans  sa  jeunesse  dû  ou  douze  fermes,  des  haras 
magnifiques  et  de  belles  maisons.  Ses  régisseurs  l'ont  volé;  il  s'est 
laissé  engager  dans  des  spéculations  sur  les  blés.  L'iotervention 
|j1us  active  de»  EuropC-ens  dans  les  affaires  de  la  Turquie  a  rendu 
impotysible  cette  justice  sommaire  que  les  Ottomans  exerçaient  au- 
trefois à  leur  profit.  Aujourd'hui  il  est  vieux  et  réduit  à  de  pauvres 
revenus,  u  Du  reste,  disent  les  Grecs,  c'est  un  brave  homme  :  il  pré- 
tait sans  compter;  beaucoup  d'ciitre  nous  ont  profité  de  sa  bonté,  u 
c'est-à-dire  l'ont  exploité.  La  dilapidation  est  une  habitude  des 
maisons  turques;  dans  les  harems  riches  où  il  y  a  quelquefois  dix  ou 
quîn'ze  personnes,  tant  femmes  du  maître  que  domestiques,  les  exi- 
gences sont  excessives;  la  clleolële  nombreuse  dépense  aussi  de 
son  côté  ;  une  maison  qui  souvent  n'a  pas  un  luxe  éclatant  épuise 
une  grande  fortune  faute  d'ordre  et  de  comptes  bien  faits. 

Mahomet,  pour  qui  j'avais  une  recommandation  d'un  personnage 
important,  est  venu  me  rendre  ma  v'isite.  U  paraissait  soucieux  ; 


LA   ROUntLIK.  h2b 

comme  il  parle  très  bien  grec,  —  ce  qui  est  rare, —  la  conversation 
était  facile.  Je  me  suis  enquis  de  ses  tristesses.  <i  Voici  bient&t  la 
fête  où  j'ai  coutume  d'habiller  mon  harem  à  neuf;  comptez  :  deux 
femmes  et  neuf  suivantes,  c'est  là  une  grosse  dépense;  tuniques, 
voiles,  férédjés.  Une  de  mes  femmes  a  rapporté  de  la  dernière  foire 
de  Silivri  des  fourrures  dont  je  n'avais  nul  besoin  et  des  bijoux  très 
chers,  ce  qui  diminue  de  beaucoup  mon  revenu  de  cette  année.  » 
Comme  je  m'étonne  qu'il  ne  puisse  mettre  son  monde  à  la  raison  : 
(i  Vous  en  parlez  bien  à  votre  aise  I  Du  coucher  du  soleil  jusqu'au 
lendemain,  je  suis  enfermé  dans  le  harem,  où  il  n'y  a  d'homme  que 
moi;  je  n'ai  pas  la  liberté  de  vivre  ailleurs;  là  je  suis  non  pas  mattrë, 
mais  esclave.  Ce  que  mes  femmes  peuvent  me  donner  d'ennuis  quand 
elles  s'entendent,  vous  ne  l'imaginez  pas;  les  suivantes  sont  plus 
tracassières  encore  que  les  autres.  Il  faut  céder,  elles  le  veulent; 
mais  j'y  perdrai  mes  derniers  paras.  » 

Le  palais  du  gouverneur  est  une  maison  de  médiocre  apparence. 
On  arrive  jusqu'à  la  pièce  de  réception  au  milieu  des  soldats  qui  ont 
leur  poste  dans  l'antichambre.  Ce  sont  des  zaptiis{(ies  gendarmes) 
vôtus  avec  ce  négligé  qui  dislingue  les  soldats  ottomans  en  pro- 
vince ;  à  peine  reconnalt-on  leur  uniforme  d'étoffe  sombre  ;  ils  font 
ta  cuisine  à  la  porte  môme  du  salon.  Cinquante  de  ces  gens-là  sont 
toute  la  garnison  de  la  ville,  et  je  ne  sais  si  dans  le  sandjak  on 
trouverait  cinquante  autres  soldats.  Le  gouverneur  porte  le  cos-  ' 
tume  de  la  réforme,  fez  rouge,  gilet  blanc,  redingote  noire  à  pans 
droits;  il  est  accroupi  sur  un  canapé,  dans  une  chambre  mal  crépie 
qui  n'a  ni  rideaux  ni  onieinent.  C'est  un  jeune  homme  de  bonne 
mine;  il  a  passé  quelque  temps  dans  la  clientèle  d'un  grand  sei- 
gneur ;  on  lui  a  donné  ce  poste  pour  lequel  il  n'avait  aucune  prépa- 
ration. 11  supplée  à  son  insufTisance  par  une  dignité  froide  et  aussi 
par  cette  habileté  prudente  qu'ont  le  plus  souvent  les  hommes  de  sa 
race.  Créer  à  la  Porte  le  moins  de  difficultés  possible,  ne  pas  pro- 
voquer de  plaintes,  maintenir  lus  chrétiens  des  dilTérens  rites  dans 
l'obéissance  en  les  flattant  tour  à  tour,  assurer,  ou  peu  s'en  faut, 
la  levée  de  l'impôt,  tel  esL  le  principal  de  son  rôle  ;  s'il  le  remplit  à 
peu  près,  il  restera  ici  jusqu'à  la  chute  de  ses  protecteui's;  d'ici  là,  il 
espère  réunir  assez  de  balchichs  pour  attendre  durant  la  disgrâce 
des  jours  plus  heureux.  Le  percepteur  des  douanes  assiste  à  ma  vi- 
site. Ce  pauvre  homme  est  très  embarrassé;  un  ordre  de  son  mi- 
nistre l'envoie  dans  la  même  fonction  à  Bagdad;  l'avancement  est 
de  quelques  centaines  de  francs.  1)  ne  parle  pas  mieux  l'arabe  que 
le  grec,  cela  ne  l'inquiète  guère  :  il  est  indifférent  à  la  longueur  du 
voyage,  qui  va  lui  faire  perdre  quelques  mois  et  lui  coûter  ses  ap- 
pointemens  d'une  année;  mais  quelle  route  suivre?  il  soupçonne  que 
Bagdad  est  très  loin.  Je  le  renseigne  de  mon  mieux,  non  sans  ad- 


A26  REVUE  DES   DEOX  MONDES. 

mirer  l'habileté  des  Turcs,  qui  sont  propres,  paratt-il,  à  remplir  une 
fonction  en  toul  pays,  et  aussi  l'aisance,  qui  m'avait  déjà  étonné, 
avec  laquelle  on  leur  fait  traverser  dans  toute  sa  longueur  ce  vaste 
empire. 

Tous  lés  raîas,  c'est-à-dire  les  non -musulmans,  sont  divisés  en 
communautés  selon  la  religion.  Chaque  commonaoté  se  gouverne 
par  elle-même  et  comme  elle  l'entend;  pour  ses  affaires  propres, 
son  indépendance  est  absolue.  Un  conseil  la  représente  dans  ses  re- 
lations avec  la  Porte.  Ces  conseils  sont  électifs.  Une  fois  par  an  on 
S3  réunit  au  temple  ou  à  l'église,  et  là  on  nomme  par  l'élection  ceux 
qui  doivent  veiller  aux  intérêts  de  tous.  En  temps  ordinaire,  ce  cwi- 
seil  a  l'initiative  des  décisions  à  prendre  ;  mais,  quand  des  questions 
graves  se  présentent,  tous  les  membres  d'une  même  communauté 
se  réunissent  et  discutent.  Les  Grecs  surtout  excellent  à  pratiquer 
ces  libertés  communales.  C'est  là  la  seule  forme  de  gouvernement 
qu'ils  comprennent.  Très  inexpérimentés  quand  il  leur  faut,  à 
Athènes  par  exemple,  se  faire  aux  règles  du  régime  constitutionnel, 
ils  ont  toutes  les  qualités  que  demande  la  gestion  de  leurs  affaires 
municipales,  La  vie  politique  est  très  active  dans  ces  petites  répu- 
bliques; comme  autrefois,  l'éloquence  et  la  brigue  y  tiennent  une 
grande  place,  et  cependant  les  affaires  n'en  vont  pas  plus  mal.  Le 
raia  doit  au  gouvernement  la  dlme  et  les  autres  impôtït;  en  échange 
de  ces  sacrifices,  l'état  ne  lui  fait  aucun  avantage;  i!  ne  s'occupe  ni 
de  travaux  publics,  ni  de  l'instruction,  ni  de  l'église.  L'instruction  et 
l'église  sont  le  grand  souci  des  communautés  grecques.  «  Un  village 
grec  sans  didaskal  (sans  maître  d'école),  dit  un  proverbe,  est  aussi 
rare  qu'une  vallée  sans  montagne.  »  Aux  environs  de  Rodosto,  dans 
de  pauvres  bourgs,  où  on  ne  compte  pas  plus  de  cent  maisons,  le 
maître  d'école  me  montrait  sa  bibliothèque;  il  avait  là  les  classi- 
ques de  la  collection  Tauchnitz.  K  Rodosto,  la  communauté  a  créé 
depuis  longtemps  deux  écoles  primaires;  elles  comptent  —  l'une 
160  élèves,  l'autre  70;  l'enseignement  n'est  pas  obligatoire,  mais 
personne  ne  consentirait  à  en  priver  ses  enfans.  Le  gymnase  ou  fcde 
hellénique  devrait  être  ce  qu'on  appelle  en  France  un  lycée.  On  y 
enseigne  les  mathématiques,  l'histoire,  les  figures  de  style,  la  géo- 
graphie et  même  le  français.  Les  classes  sont  au  nombre  de  cinq. 
Le  directeur  n'a  d'ordinaire  qu'un  ou  deux  aides,  ce  qui  est  bien 
peu.  Les  élèves  les  plus  instruits  servent  de  moniteurs  aux  autres; 
c'est  donc  l'enseignement  mutuel,  généra!  du  reste  dans  toutes  les 
villes  grecques  de  la  côte.  Les  frais  de  l'instruction  publique  ne  de- 
mandent à  la  communauté  que  6  ou  7,000  francs  en  moyenne.  Les 
maîtres  sont  peu  payés,  les  redevances  individuelles  et  volontaires, 
toujours  nombreuses  en  pays  grecs,  rendent  leur  position  moins 
difficile. 


LA   lODUÉUE.  427 

La.  c^se  de  la  communauté  reçoit  :  1°  les  fonds  laissés  par  héri- 
tage, 2°  une  partie  des  revenus  des  églises,  3°  le  montant  des  coti- 
sations annuelles.  Le  budget  se  règle  tous  les  ans  d'après  les  dé- 
penses prévues.  Selon  les  ressources,  on  décore  les  églises,  on  en 
bâtit  de  nouvelles,  on  élève  un  hospice,  on  fait  venir  d'Athènes  un 
maître  excellent,  on  envoie  à  l'université  un  jeune  homme  qui  donne 
des  espérances,  on  répare  un  chemin  dans  le  quartier.  La  commu- 
nauté ne  se  borne  pas  à  régler  ses  dépenses,  elle  institue  des  con- 
seils de  justice  qui  arrangent  à  l'amiable  les  différends  entre  ortho- 
doxes. Il  serait  triste  de  voir  trop  souvent  des  Grecs  aller  au  tribunal 
turc  pour  un  procès  grec.  Les  anciens  sont  nommés  arbitres;  au  be- 
soin on  élit  une  commission  pédale,  et  même  on  remst  une  décision 
au  vote  du  peuple  tout  entier.  Parfois  aussi  les  intérêts  locaux  né- 
cessitent le  départ  d'une  délégation  pour  Constantinople;  ces  petites 
ambassades  portent  la  supplique  de  tous.  Rien  ne  fait  plus  d'hon- 
neur aux  Grecs  que  le  bon  sens  avec  lequel,  sans  lot  écrite,  sans 
constitution,  ils  savent  régler  leurs  affaires  intérieures.  La  démo- 
cratie la  plus  large  est  la  loi  de  ces  communautés.  L'égalité  d'édu- 
cation y  est  presque  complète;  la  fortune  n'y  établit  pas  de  gi-andes 
différences  entre  les  uns  et  les  autres.  Le  pauvre  est  rare  parmi 
eux  ;  celui  même  qui  vit  de  son  travail  quotidien  n'est  jamais  soumis 
à  cas  durs  labeurs  si  fréquens  dans  nos  sociétés.  Sa  vivacité  d'esprit 
ne  s'altère  jamais;  à  l'agora,  k  l'église,  au  cabaret,  le  marin,  l'ou- 
vrier, le  riche  propriétaire,  sont  toujours  des  égaux. 

La  communauté  arménienne  a  été  autrefois  plus  puissante  qu'au- 
jourd'hui; les  Arméniens,  si  nombreux  au  moyen  âge  et  jusqu'au 
siècle  dernier  en  Roumélie,  quittent  le  pays  à  mesure  que  la  pau- 
vreté y  fait  des  progrès.  Cette  race  est  avant  tout  commerçante  : 
elle  ne  se  livre  ni  à  l'agriculture,  ni  à  la  marine;  elle  fait  le  cour- 
tage, la  banque,  la  commission;  il  ne  lui  déplaît  pas  de  rendre 
beaucoup  de  services  aux  Turcs,  et  pour  cette  raison  elle  est  sou- 
vent mal  vue  des  autres  sociétés  chrétiennes.  Douée  de  finesse  sous 
une  apparence  lente  et  presque  lourde,  elle  n'a  ni  l'indépendance 
ni  l'espi'il  si  brillant  des  Grecs.  Elle  rappelle  par  beaucoup  de  traits 
de  caractère  la  nation  juive;  mais  elle  a  plus  de  tenue,  plus  de  res- 
pect de  soi.  A  Rodosto,  les  Arméniens  ont  quelques  belles  maisons 
meublées  avec  luxe,  une  église  très  ornée;  ils  aiment  à  vivre  chez 
eux,  en  famille,  sortent  peu,  si  ce  n'est  pour  leurs  affaires;  les  pota- 
bles presque  seuls  dirigent  la  communauté,  dont  les  tendances  sont 
surtout  aristocratiques. 

Les  quelques  protestans  que  l'on  compte  à'Rodosto  ne  savent  pas 
pour  la  plupart  très  bien  à  quelle  religion  ils  appartiennent.  Depuis 
vingt  ans  environ,  les  sociétés  bibliques  font  en  Orient  une  propa^ 
gande  active,  leurs  missionnaires  voot  partout;  les  cartes  qu'ils  pu- 

,  Cooglc 


A28  KEVUE   DES   DECX   MONDES. 

blient  des  lieux  où  ils  ont  prêché  et  fait  des  conversions  sont  inté- 
ressantes. En  Syrie,  en  Palestine,  en  Egypte,  en  Asie-Mineure,  en 
Grèce,  jusqu'en  Arménie,  ils  ont  des  églises.  Leurs  pasteurs,  an- 
glùs,  américains  et  allemands,  disposent  de  sommes  considérables; 
Us  font  preuve  d'une  rare  intelligence,  et  cherchent  plutAt  encore 
&  répandre  la  civilisation  que  les  dogmes  d'une  secte  particulière. 
C'est  ainsi  qu'ils  s'attachent  surtout  à  montrer  l'importance  du  tra- 
vail et  des  sciences  modernes.  A  Beyrouth,  ils  ont  créé  de  toute 
pièce  un  laboratoire  de  chimie  industrielle  pendant  qu'ils  établis- 
saient une  imprimerie  arabe.  Dans  des  pays  peu  peuplés,  comme 
ici,  ils  ont  dû  se  borner  à  de  courtes  visites;  la  seule  prédication  a 
peu  d'influence  sur  des  Grecs  ou  des  Arméniens.  Cependant  de  pau- 
vres gens,  attirés  par  les  aumônes,  sont  venus  les  entendre  lors 
de  leurs  passages,  quelques-uns  ont  été  séduits  par  l'élévation  et 
la  charité  de  leurs  discours;  mais  dans  peu  d'année.';,  si  la  prédi- 
cation ne  se  renouvelle  pas,  ces  prosélytes  seront  retournés  à  leurs 
premières  croyances.  * 

Voirie  mieux  possible  les  religions  diverses  qui  se  partagent  cette 
ville  est  certainement  l'intérêt  principal  d'un  séjour  à  Rodosto.  L'in- 
dustrie locale  est  à  peu  près  nulle;  la  culture  des  vers  à  soie,  qui 
occupe  quelques  habitaos,  ne  fait  que  des  progrès  médiocres.  Un 
mur  antique,  formé  de  pierres  colossales,  est  peut-être  tout  ce  qui 
reste  de  l'ancienne  Bisanthe.  L'église  de  la  Panagia  Rheumatocra- 
torissa  (la  vierge  impératrice  du  torrent)  conserve  un  office  manu- 
scrit qui  explique  ce  nom  bizarre.  Au  moyen  âge,  la  Vierge,  patronne 
du  sanctuaire,  a  dispersé  des  barbares  sur  les  bords  d'un  ruisseau 
encaissé.  On  remarque  dans  cette  même  église  les  longues  épitaphes 
en  latin  oratoire  d'exilés  hongrois  qui  reçurent  un  asile  sur  ces 
côtes  après  la  paix  de  Carlovitz.  Les  Magyars  ont  le  culte  de  ces 
tombes,  ils  y  viennent  presque  chaque  année  en  pèlerinage  de  Pesth 
et  de  plus  loin. 

PADidoD,  !0  septembre. 

De  Rodosto  à  Panidon,  la  rotite  est  d'une  heure  le  long  de  la 
plage;  c'est  un  plaisir  de  la  faire  à  pied.  La  campagne,  plate  et 
dénudée,  offre  peu  d'intérêt;  mais  la  mer  de  Marmara  est  admi- 
rable. L'Ile  de  Proconëse  au  premier  plan,  les  côtes  de  la  Bltbynie 
à  l'horizon,  sont  baignées  dans  une  vapeur  étincelante  de  ce  gris 
lumipeux  propre  à  l'Orient;  la  mer  immobile  et  chaude  est  du  plus 
beau  bleu,  couverte  au  loip  seulement  de  teintes  plus  pâles.  Le  vil- 
lage de  Panidon  est  grec,  le  maître  d'école  et  les  notables  me  re- 
çoivent; ils  veulent  que  j'interroge  les  élèves,  et,  commeje  leur  laisse 
ce  soin,  ils  leur  font  raconter  la  bataille  de  Salamine,  puis  celle  de 
Platée,  puis  celle  de  Marathon,  l'histoire  de  leurs  pères,  comme 
ils  disent.  Ces  bambins  ont  très  bien  lu  leui'  Plutarque.  Après  l'exa- 


LA   ROUUÉLIE.  &2Q 

men,  j'emmène  maître  et  écoliers  à  la  recherche  des  inscriptions.  11 
y  avait  évidemmeot,  au  temps  romain,  sur  l'emplacement  qu'occupe 
Panidon,  une  ville  importante  qui  a  laissé  de  nombreuses  ruines, 
mais  dont  le  nom  est  encore  inconnu.  C'est  nu  tour  du  maître  d'é- 
cole de  s'instruire;  il  veut  porter  dans  sa  classe  chariue  objet  que 
j'étudie.  Nous  inaugurons  un  musée  ;  le  didaskal  se  complaît  à  faire 
un  long  discours  où  Xénophon  et  les  dix  mille,  qui  sont  venus  par 
là  autrefois,  les  Grecs  d'Athènes,  qui  y  viendront  un  jour,  ont  leur 
place.  J'ai  le  plaisir  d'examiner  en  détail  une  hypogée  très  intéres- 
sante, un  tombeau  souterrain  où  la  niche  principale  est  ornée 
d'une  architrave  gréco-thrace.  Nous  n'avions  aucun  monument  de 
la  sculpture  propre  aux  Tbraces.  Ce  sont  les  motifs  du  style  grec, 
mais  ornés  de  bucranes  et  surchargés  de  torsades  d'un  goût  bar- 
bare. Pour  comble  de  bonheur,  Panidon  possède  cinq  mesures  de 
capacité  de  la  belle  époque  grecque,  des  étalons  oRiciels,  objets 
presque  introuvables  dans  les  plus  riches  collections  de  l'Europe, 
où  on  n'a  pu  en  jauger  jusqu'ici  que  trois  seulement.  11  faut  être 
archéologue  pour  comprendre  la  joie  infinie  que  donnent  de  pa- 
reilles trouvailles.  Voilà  une  ville  que  l'histoire  ne  nomme  pas,  et 
dont  la  science  retrouve  aujourd'hui  la  topographie,  le  culte,  les 
arts,  la  constitution. 

Cboni,  SI  Hpiembre: 
Pour  suivre  la  mer  au  sud  de  Rodosto,  il  n'y  a  pas  de  route;  je 
suis  allé  à  cheval  à  £oumbaou,  joli  petit  village  sur  la  côte,  en- 
suite à  Awdin,  qui  est  perdu  au  fond  d'une  grande  vallée,  puis  à 
Ganos,  enfin  à  Chora.  Le  loueur  de  chevaux  était  un  guide  ex- 
cellent. A  Awdin,  village  de  150  feux,  on  ne  voit  pas  moins  de 
trente-huit  églises.  Ce  nombre  n'a  rien  d'étonnant  en  pays  grec. 
La  petite  ville  d'Ios  par  exemple,  dans  l'tle  de  ce  nom,  au  nord 
de  Santorin,  compte  autant  de  sanctuaires  que  de  maisons,  et,  ce 
qui  est  assez  curieux,  ils  tiennent  presque  tous  à  des  habitations 
dont  ils  dépendent.  Aucun  peuple  n'élève  plus  facilement  des  cha- 
pelles; pour  un  vœu,  pour  un  succès,  on  veut  être  agréable  à  taPa- 
nagia  ou  aux  saints.  Dans  certaines  parties  de  la  Grèce,  il  est  très  peu 
de  familles,  pour  peu  qu'elles  soient  seulement  dans  l'aisance,  qui 
n'aient  bâti  leur  église.  Il  en  était  de  même  avant  le  christianisme. 
De  là  cette  foule  4'é<l'''ces  en  l'honneur  des  héros  ou  des  dieux.  Pau- 
sanias,  dans  sa  description  de  la  Grèce  propre,  en  cite  à  chaque 
pas,  et  encore  a-t-ii  dû  en  oublier  beaucoup  ;  le  goût  pour  les  nom- 
breuses chapelles  a  été  dès  l'origine  et  reste  un  trait  du  caractère 
national  chez  les  Hellènes.  Toute  la  cAte,  depuis  Conslantinople 
jusqu'à  Gallipoli,  est  occupée  presque  exclusivement  par  des  Grecs, 
Chaque  village  s'administre  comme  la  communauté  orthodoxe  de 
Rodosto.  Les  Turcs  y  viennent  une  fois  par  an  pour  l'impôt;  on 


,  Google 


A30  BBTUE   BES  DEDX  UONDBS. 

pourrait  les  oublier,  si  un  Grec  ne  baissât  à  toute  beure  ses  maîtres 
infidèles.  C'est  partout  pour  l'étranger  qui  passe  le  même  accueil, 
la  même  gatté,  la  même  amitié  improvisée.  Tous  ces  petits  ports 
ont  des  bateaux  qui  font  le  cabotage.  L'activitl^  y  est  très  grande, 
les  fortunes  n'y  sont  pas  rares.  On  trouye  dans  les  maisons  UD 
confortable  suffisant;  les  chambres,  vastes,  aérées,  ouvertes  presque 
toujours  sur  la  mer,  garnies  de  divans  qui  font  le  tour  de  la  pièce, 
sont  élégantes  et  simples.  Les  peplomata  qui  servent  de  lit,  grandes 
et  moelleuses  couvertures  qu'on  étend  le  soir  sur  le  plancher,  m'ont 
toujours  paru  excelleos. 

Ce  matin,  pendant  que  je  suis  sur  la  plage,  je  m'entends  appeler 
par  mon  nom;  c'est  Dimitraki,  le  tailleur  de  la  rue  de  Minerve  à 
Athènes,  qui  me  fait  ses  amitiés.  Ce  Dimitralti  avait  un  peUt  com- 
merce qui  n'allait  pas  mal.  Qu'est-il  venu  faire  ici,  à  200  lieues  de 
chez  lui?  J'apprends  qu'on  lui  a  parlé  d'une  bonne  spéculation;  it  a 
fermé  boutique,  laissé  sa  femme  et  ses  enfans,  et  s'est  embarqué. 
Ses  espérances  étaient  un  leurre;  il  avait  eu  trop  de  confiance.  Pour 
se  consoler  d'avoir  fait  200  lieues  en  vain,  il  va  en  faire  500.  Ses 
bagages  sont  prêta;  il  a  roulé  tout  son  bien  dans  sa  couverture;  son 
passage  est  arrêt"  sur  un  bateau  à  voile  qui  part  pour  Beyrouth  et 
arrivera  on  ne  sait  quand.  «  Vous  connaissez  Beyrouth,  n'est-îi  pas 
vrai  que  j'y  trouverai  de  bonnes  affaires?  »  Que  s'il  réussit  en  Syrie 
aussi  mai  qu'en  Thrace,  que  s"\\  fait  d'ici  de  là  des  escales  de  deux 
mois,  qu'importe?  la  mer  est  calme,  ses  compagnons  sont  bons  cau- 
seurs. 0  Dimitraki,  que  vous  êtes  bien  de  votre  race  !  vous  vous 
laissez  prendre  au  moindre  mot,  et  toutes  les  déceptions  du  monde 
n'altèrent  pas  votre  bonne  humeur.  Jamais  un  voyage  n'a  effrayé 
un  Grec;  le  mouvement  lui  plaît,  la  nouveauté  le  ravit.  Quant  à  l'a- 
venir, il  lui  faut  si  peu  pour  vivre,  il  est  si  ingénieux  I  Beaucoup 
de  Grecs  passent  leur  vie  sur  les  grands  chemins  ;  ils  donnent  sur 
le  pont  des  navires  et  dans  les  khans,  vivent  de  peu,  travaillent 
quelquefois,  et  sont  contens.  Un  Grec  qui  n'a  vu  que  sa  ville  ou  son 
village  est  introuvable. 

Les  journées  durant  celte  excursion  sont  toujours  les  mêmes.  Le 
malin,  on  serre  la  main  de  ses  hôtes;  pour  prix  de  leur  hospitalité, 
ils  ne  veulent  qu'une  chose,  la  promesse  cordiale  que  vous  les  rece- 
vrez quand  ils  viendront  à  Paris,  Paris  tient  une  grande  place  dans 
ces  rêves  que  bien  peu  réaliseront.  Vers  midi,  les  chevaux  s'arrê- 
tent au  kban;  vous  allez  frapper  à  une  nouvelle  porte.  Après  les 
salutations  d'usage,  les  confitures  et  le  café,  il  faut  visiter  la  ville. 
On  se  promène  par  les  rues,  causant,  interrogeant,  non  sans  faire 
les  stations  obligées  aux  bakhals  les  plus  renommés  par  leurs  su- 
creries. Le  soir  est  venu  ;  le  rii  au  citron  et  la  poule  cuite  à  l'eau 
ou  le  mouton  rôti  sont  sur  la  table  :  la  maltresse  et  les  filles  de  la 

n,g,t7cdb/G00gIc 


LA   BOUHELIE.  Â31 

maisoQ  s'empressent  à  vous  servir.  Votre  bote  vous  parle  de  la 
Grèce,  de  la  tyrannie  des  Turcs,  de  la  grande  idée.  A  quoi  s'est 
passé  tout  le  jour  7  A  mieux  comprendre  les  Grecs  andens  en  écou- 
tant les  descendans  de  Périclës  et  de  Thucydide. 

S!  Beptcmbre. 

Retour  à  Rodoslo.  Quand  on  a  visité  un  certain  nombre  des  villes 
ou  villages  grecs  des  environs,  on  peut  négliger  les  autres.  Les 
Grecs  connaissent  bien  tous  les  lieux  de  ce  pays  qu'occupent  les 
leurs,  et  vous  donnent  des  renseignemens  qui  suHisent.  La  variété 
du  reste  n'est  pas  le  caractère  de  ces  petites  communautés.  Ainsi 
Midia  et  Dei  kos  sur  la  Mer-Noire,  villes  du  sandjak  de  Tekfourdagbi, 
de  même  que  Vyza,  doivent  ressembler  beaucoup  à  Rodosto.  Depuis 
le  Rosphore  jusqu'aux  Dardanelles,  on  trouve  une  vingtaine  de  gros 
villages  presque  exclusivement  grecs,  à  peu  près  tous  bâtis  sur 
l'emplacement  de  colonies  antiques.  —  Beaucoup  conservent,  du 
moins  pour  les  chrétiens,  leurs  noms  primilils;  les  noms  turcs  ne  ' 
sont  en  usage  que  dans  les  relations  avec  l'autorité.  Tcbarkeni  s'ap- 
pelle Tiristasis,  iEregli  Ileraclea,  Silivri  Sulymbria,  et  ainsi  des 
autres.  Dès  le  vi'  siècle  avant  notre  ère,  il  y  a  plus  de  2,000  ans, 
les  Hellènes  étaient  venus  s'établir  dans  cette  partie  de  la  Thrace. 
Les  barbares  occupaient  l'intérieur  du  pays,  comme  aujourd'hui  les 
Turcomans  et  les  Slaves;  ces  cités  avaient  pour  elles  la  mer,  qui 
était  leur  domaine,  et  quelques  champs  autour  de  leurs  murs.  Leur 
bistoi^e  est  inconnue.  11  n'est  pas  difGcile  de  s'imaginer  au  milieu 
de  quelles  préoccupations  s'écoulait  leur  vie.  Leur  organisation  po- 
litique ne  difl'érait  guère  de  ce  que  nous  voyons  aujourd'hui.  Le 
receveur  des  impôts  ne  venait  pas  une  fois  par  an,  il  est  vrai,  cher- 
cher la  dime;  mais  il  fallait  compter  avec  les  rois  odryses,  qui 
étaient  les  Turcs  de  ce  temps.  Beaucoup  de  ces  cités  devaient  un 
tribu  régulier;  moyennant  cette  redevance,  elles  restaient  libres 
chez  elles.  Les  habilans  faisaient  le  commerce  :  ils  étaient  comme 
aujourd'hui  le^  inteimédiaiies  des  hommes  de  l'intérieur  et  des 
marchands  étrangers.  Chaque  cité  avait  ses  archontes,  son  sénat  ; 
c'étaient  les  notables  et  les  proëdres  (présidens)  d'aujourd'hui.  La 
religion,. les  écoles,  le  cooimerce  et  les  beaux  discours  restaient 
comme  maintenant  la  grosse  affaire.  Chaque  année,  quelques  jeunes 
gens  s'en  allaient  courir  le  monde,  soit  pour  s'enrichir,  soit  pour 
entendre  les  philosophes  à  Mcomédle,  à  Nicée  ou  à  Athènes. 

On  ne  saurait  vivre  dans  toutes  ces  villes  sans  reconnaître  com- 
bien les  Grecs  se  modifient  peu.  La  persistance  de  ce  peuple  à  gar- 
der ses  caractères  est  un  des  faits  qui  frappent  le  plus  en  Orient; 
comme  les  Juifs,  il  est  immortel.  Voici  cette  côte  par  exemple;  que 
d'inva^ons  n'a-t-elle  pas  sitbies  1  Dans  l'antiquité,  ces  cités  »  éloi- 


,  Google 


132  RETDE    DES   BEUX  MONDES. 

gnées  de  leur  métropole  étaient  menacées  tous  les  jours;  leur  vita- 
lité a  résisté  à  tous  les  barbares.  Plus  tard,  ni  les  Turcs,  ni  les 
Slaves,  ni  les  Normands,  ni  les  Francs,  n'ont  pu  les  détruire.  Plu- 
sieurs d'entre  elles  ont  été  renversées,  brûlées  ;  elles  renaissaient  de 
leur  ruine.  Après  tant  d'années  de  misères,  elles  conservent  encore 
d'antiques  traditions.  C'est  déjà  mue  chose  surprenante  qu'elles  ' 
n'aient  pas  oublié  leurs  noms.  Leur  langue  diffère  assez  peu  du  grec 
ancien  ;  le  romaïque  n'est  qu'un  dialecte,  peut-être  un  idiome  po- 
pulaire d'autrefois,  qu'on  partait,  mus  qu'on  n'écrivait  pas.  Je  vois 
tous  les  jours  ici  des  usages  aussi  vieux  qu'Homère.  Tous  les  same- 
dis par  exemple,  on  porte  au  cimetière,  sur  les  tombes  récentes, 
du  blé  bouilli  et  des  raisins  secs,  les  fruits  de  Déméter  et  ceux  de 
Dionysos.  Les  assistans  mangent  pieusement  le  repas  funèbre  en 
répétant  des  chants  dont  le  sens  est  tout  païen  :  «  il  faut  nour- 
rir le  mort,  qui  est  à  l'étroit  sous  la  terre;  nous  ne  le  laisserons 
manquer  de  rien,  nous  lui  prouverons  que  nous  pensons  à  lui.  » 
Que  cette  idée  est  peu  chrétienne!  Le  pope  assiste  à  la  cérémonie, 
mais  pour  la  forme  ;  ces  colyvia  sont  un  souvenir  di^  passé  le  plus 
lointain.  Ce  culte  si  étrange  se  retrouve  dans  le  monde  grec  tout 
entier.  Les  pères  de  l'église  l'ont  proscrit  en  vain,  force  leur  a  été 
de  céder  aux  exigences  de  la  race,  à  cette  piété  qui  s'occupe  peu 
de  l'âme  et  du  paradis,  mais  qui  veut  assurer  le  bonheur  tout  ma- 
tériel des  ombres.  Le  banquet  est  devenu  chrétien;  les  théologiens 
l'expliquent  par  vingt  raisons  toutes  subtiles  et  fausses.  Un  des  bas- 
reliefs  antiques  les  plus  fréquens  dans  ces  contrées  représente  un 
cavalier  qui  tue  une  hôte  fantastique.  Sous  le  nom  de  saint  George, 
nombre  de  ces  marbres,  qu'on  a  simplement  ornés  d'une  croix,  dé- 
corent beaucoup  d'églises  et  reçoivent  des  offrandes;  dans  le  culte, 
que  de  détails  moins  chrétiens  que  païens!  La  piété  des  Grecs  pour 
les  souvenirs  est  incomparable.  Aucun  sanctuaire,  si  ruiné  qu'il 
soit,  n'est  abandonné  ;  on  y  brûle  des  cierges ,  la  fête  du  saint  s'y 
célèbre  régulièrement.  Un  Grec  découvre  une  chapelle  au  milieu 
des  pierres  et  des  ronces,  là  oii  vous  ne  verriez  rien,  si  on  ne  vous 
avertissait.  Le  serai  de  Constantinople  renferme  une  source  consa- 
crée autrefois  à  Jésus  sauveur  chalcéen  (du  palais  de  Chaicé).  Durant 
trois  cents  ans,  les  Grecs  n'ont  pu  venir  y  faire  leqrs  dévotions; 
le  palais  du  grand-seigneur  était  inaccessible  aux  raïas.  Chaque 
année  cependant,  à  jour  fixe,  les  fidèles  se  réunissaient  au  pied  du 
palais  pour  honorer  de  loin  et  en  secret  cette  source  pieuse;  au- 
jourd'hui elle  n'a  rien  perdu  de  sa  célébrité.  La  persistance  du  sou- 
venir va  quelquefois  bien  plus  loin.  Sur  le  Bosphore,  que  les  Turcs 
ont  couvert  de  villages,  les  paysans  grecs  les  moins  instruits  n'ont 
pas  oublié  certains  noms  classiques  sur  lesquels  les  hellénistes  dis- 
putent, lis  ont  appelé  de  tout  temps  Hiéron  (sacré)  le  promontoire 


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LA   BOUUÉLIE.  A33 

OÙ  s'élevait  aa  iv'  ^ëcle  avant  notre  ère  Je  temple  le  plus  célèbre 
du  Bosphore,  et  cependant  l'arcbéologie  n'a  fait  sur  ce  point  de 
découvertes  décisives  que  depuis  quelques  jours.  A  deus  heures 
plus  loin,  un  joli  fleuve,  qui  était  connu  des  anciens  depuis  l'expé- 
dition des  Argonautes,  se  nomme  encore  pour  les  Grecs  le  Bivas, 
comme  au  temps  de  Jason  et  de  Médée.  L'antiquaire  fera  toujours 
bien  de  se  .laisser  guider  par  ces  souvenirs  populaires.  Les  Grecs,  sî 
mobiles,  ont  par  certains  côtés  une  ténacité  tout  orientale. 

Aujourd'hui  le  trouble  est  grand  chez  le  gouverneur  du  sandjak; 
notre  ambassadeur,  H.  Bourée,  demande  par  le  télégraphe  quelle 
est  la  population  de  la  ville.  L'autorité  turque  ne  peut  dire  aucun 
chiffre  pj'écis;  les  chrétiens  ne  sont  pas  beaucoup  mieux  renseignés. 
Cependant  un  voyageur  européen  ne  renonce  pas  facilement  au 
désir  de  rapporter  des  données  aussi  exactes  qiie  possible.  Pour  le 
canton  ou  cazm  de  Rodosto,  qui  s'étend  à  deux  ou  trois  lieues  tout 
au  plus  autour  de  la  ville,  en  faisant  l'enquête  soi-même,  on  a 
quelque  chance  d'arriver  à  un  résultat  certain.  Cinq  homgs  sont 
exclusivement  grecs  :  FJeochorio,  Scholari,  Panidon,  Koumbaou, 
Naipkeui,  qui  contiennent  en  moyenne  de  200  h  600  maisons;  une 
maison  suppose  en  général  5  habitans.  J'ai  compté  2à  bourgs  turcs 
contenant  ati  total  SIS  maîrons,  ce  qui  fait  seulement  une  moyenne 
de  13  feux  par  bourg.  Ces  villages  turcs,  comme  on  le  voit,  ne 
sont  que  de  gros  hameaux.  Dans  la  campagne  de  Rodosto,  la  po- 
pulation, si  mes  calculs  sont  exacts,  serait  de  1,600  Turcs  et  de 
8,000  Grecs,  ce  qui,  en  tenant  compte  de  la  population  de  la  ville, 
donnerait  pour  le  canton  15,000  Turcs  et  12,000  Grecs.  Dans  le 
sandjak,  1  s  autres  chefs-lieux  de  cazas  sont  Khireboli,  Lulé-Bour- 
gas,  Tchorlou,  Hérékli  et  Vyza.  Les  Turcs  et  les  Grecs  s'y  trouvent 
à  peu  près  en  égal  nombre.  Bnurgas  a  1,600  maisons,  Tchorlou 
1,100,  Vyza  600,  Khireboli  500,  Hérékli  200.  A  Vyza  et  à  Tchorlou, 
les  Grecs  ont  un  gymnase  ou  école  d'enseignement  secondaire.  A 
Tchorlou  seulement,  on  trouve  une  communauté  arménienne;  elle 
est  de  100  maisons.  D'après  les  renseignemeos  qu'a  recueillis  avec 
soin  M.  Constantini,  la  population  totale  du  sandjafc  serait  de 
110,000  habilans.  Quant  à  étudier  comment  fonctionnent  les  difTé- 
renies  a<?mtnistrations  du  sandjak,  les  bureaux  de  fmances  {Vencaf 
et  X'emlar),  les  conseils  de  justice,  ce  n'est  pas  quand  on  n'a  vu 
encore  qu'une  province  qu'il  faut  le  tenter. 

!3  septembre. 
Nous  avons  quitté  Tekfourdagki  ;  toute  la  journée,  trois  forts 
chevaux  nous  traînent  en  arabas.  L'arabas  est  une  longue  voiture 
très  soliile.  On  y  étend  un  matelas  sur  lequel  on  se  couche;  des 
TOME  aciv,  -  1871.  » 


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JI3&  «ErUE   DES-  DSDX.  HOTDES. 

cott-'^siss  sspporbenti  la  tétB,  oL,  cooime  une  vast» couvert v&  vou8< 
envdcppe  lout  entier,  on< peut  dire  qu! an  voyage :9or  on  titroolaat.. 
Chemin  fau<ai)t,  oous  reneontnxis'd'aatres  voitures  >pareitlest  il  &uX 
((u(3l(|U&  t&inps  pour  ne  paasimnre  quand  on  voit  ainsi  passer  un 
boD  ménage  grec,  t'faomme  et  1«  femme  «ouetiéa  oomme  des  per- 
sonnage» de  conleB  de  fées  et  traînés  par  un  aUalage  aus  sanneUes 
bruyantes.  Aderai  est.aconoupîià  mes  pieds.  Cet  homme  est  »n  boo' 
domestique,  il  acliargénosTaiise»  de  proviaions;  il  sait  par  expé- 
rience que;  si  cm  n'emporte  ri^i,  on^  D&man^  pas.  En  sortant  de 
BodostOj  la!  voiture  s'engag»  au  iBil)eu>  dfune  vaste  plaîae;  il  n'f  & 
pas  de  roule,  mais  on  reconnatL  les  traces  des  voitures,  et  c'est  là< 
un  renseigjtemeot  exceJlent.  De  tempe  entemps^  nouetnu'ersoDS 
desniarais' :  c'est  la.  seule  partie  du.  voyage  qui  soit  bonne;  quand 
le  terrain  est  solide  les  caliots  devi^ioeiU  vite  insuppontables^ 
Adanai  rt'pëte  qu'on  se  fait  à  tout;  pour  un  Buropéen  une. expédition 
de  ce  g^iiro.est  une  courte  raaladie  où<il  a  seulement  la  bonne  for-- 
tune  d'ètie  alité.  Adami  est  (ireo;  il  est  né-sur  le  Bosphore,  à  Tfaé- 
rapia.  Visici  trois  mois  que  je  l'ai  à  mon  service;  il  i  a  été  tailleur, 
jai'diiiier,.o/révre,  cuisinier;  l'espéraoee  d'un  beau  voyage  l'a  ea»> 
gagé  à>  me  suivre.  Il  diffère  beaucoup  de  Doesdanaestiques  préoé^ 
dens.  Cbi'itto;  l'Ëpirote,  était  venu  à  Atbén?»- avec  la  pensée  de 
faire  son  droit  à  l'université;  il  n^'accompagnaitipour  gagner  qu^- 
qiteargentien  attendant  qu'il  pasBit- sa  thèse.  Le  code  etla  gram- 
maire le  pi-éocciipaient  trop;  il  était  toujours  à  cheval  sur  lee  lus 
et  sur  la  synt;ixe.  Nik.olaiu<  le  Macédonien,  avait  la  manie  des  long» 
disco^rrs;  il  se  perdait  dans  des subtâlîtéS' très  harmonieuses,  maiB- 
qui  prennent  du  temps i  les  allitérations  et  les  proverbes  étaientisa 
passion.  ILne  pouvait  faire  une  emplette  sans  s'attarder  à  une  série 
de  dilemmes  tout  socratiques  pour  embarrasser  le  marcbaud;  il  étiût 
subtil  à  l'excès,  sophiste  et  rhéteur.  Cesont  li  des  défaut»  grecs, 
mais  en  voyage  ils  deviennent  daDgerem.  Adami  parle  quand  on- 
l'interroge;  il  doit  n'être  Grec  qu'à  nraitié^ 

Le  pnys  que  nous  traversoBs  est:  désert;  ce'  sont  d'immense» 
plaines.  La  terre  est  grasse  et  fertile,  mais  on  ne  la  cultive  pas. 
S'il  y  avait  une  route  praticable  dans  cetteprovince,  ces  campagnes 
De  pourraient  être  aussi  désolées.  Les  Ootomans-d'aulrefois  avaient 
moins  d'incurie.  Kous  côtoyonS' une  magnifique  route  pavée  de 
grosses  da'Ies,  comparable  aux  plus  belles  œuvres  romaines;  elle' 
était  construite  dès  le  xvi*  siècle,  les  inscriptions  sont  encore  à  leur 
place  et  noirs  donnent  cette  date.  De  tous  les  côtés,  les  ruines  des 
villages  abaodojiQés  indiquent  une  aneienne  prospérité;  ies-babitans 
sont  paiirsv  ila  sont  allés  s'eoferiioer  daua  les  villes;  les  ronces  ont' 
tout  envahi,. on  est  venu  là  chercbendes  pieiTes.  Beaucoup  de  ces 
villages  étaient  encore  peuplés  II  y  a  un  demi-siÈcle,  d'autres  août 

nigiUrrlb/GOOglC        ■ 


hk   ROCHÉLI£..  A3&. 

déserts  ilepuis  longMmp»;  90  D'y  reconnaît  çhis  ni  le*  nues,  m  les> 
maison^;  le  cimetière  seul,  objet  d'uae  piétâ  particulière,  est  eacorfti 
întAct.  Tout  ce  pay»  est  désolé.  Il  est  r&cilii  de  comprendre  maiate- 
nant  pourquoi  on  ne  charge  à  Bodosto  que  700,000  kilés  (1)  de  bU. 

A  midi,  nous  déjeanons  k  Buyi^-Kara-Kerli  (grande  neige  noire). 
C'est  un  très  petit  vUhige  turc,  la  première  étape  sur  la  route  de 
Rodasto  ài  Aiidrinople.  Adami  apporte  sous  l'auveat  du  kbaoi  Ja 
table  du  pays,  haute  d'un  pied;  force  est  de  s'asseoir  à  la  turque;  le 
khaa  n'a  à  nous  oiTtir  que  du  café.  Le  cabaret  est  rempli  de  paysans 
osinanlis  qui  fument  en  silence;  ils  s'enferment  là  dès  le  malin,  allit- 
ment  leur  pipe  et  passent  des  heures  entières  dans  la  plus  étrange 
apathie ,  pl'itôt  endormis  qu'éveillés.  —  Nous  n'avons  aucune  idée 
d'une  paresse  aussi  complète;  leur  démarche  même  indique  unei 
mollesse  profonde,  ils  traînent  dans  la  rue  leurs  baboucbeS' comme 
s'ils  avaient  peine  h.  marcher.  Les-  babouches  et  la  pipe  sont  les 
signes  esléi'ieiirs  de  la  décadence  ottomane.  Comment  îmagiaer  des 
hommes  actifs  chaussés  de  pantouQes  qui  ne  tiennent  pas  dans  les 
pieds,  et  avec  lesquelles  on  ne  peut  marcher  qu'à  pais  cosiptéai 
Quelques  peuples  de  l'iiurope  fument  autant  que  les  Tmcs,  lus  Al- 
lemands par  exemple,  qui  consomment  pan  tête  trois  foi»  plus  de 
tabac  que  les  Français,  les  Grecs,  qui  ne  quittent  guère  la  cigai'ettâ: 
mais  la  pipe  turque  est  un  monument.  On  ne  peut  sortir  avec  le 
narghilé  sans  un  domestique  qui  porte  la  CM^fe  où  on  met  l'eau,  la 
foyer  où  il  faut  sans  cesse  attiser  la  feu,  et  les  tuyaux  de  deux  ou 
trois  mètres  qu'on  lixe  à  la  bouteille.  La  pipe  plus  simple  est  en^ 
core  très-  loi^ue  ;  il  faut  la  poser  à  terre  pour  s'en  servir.  L'n  peuple 
qui  s'embarrasse  de  tant  de  difficultés  ne  peut  guère  songer  qu'à 
s'asseitir,  et  c'est  ce  qu'i!  fait.  Le  Turc  fume  depuis  le  lever  du  jour. 
Dans  lu  cabaret,  on  ne  prend  d»  liqueurs,  ni  vin,  mais  des  sucre- 
ries, des  sirops,  qui  ne  sont  pas  des  toniques,  et  surtout  l'étemel 
café,  servi  dans  des  tasses  un  peu  plus  grandes  que  nos  dé»  i 
coudre. 

En  face  de  nous,  un  Ture  assez  j.mne  sort  de  sa  maison  ;  sa  pelisse 
verte,  imrdée  de  fourrure,  indique  une  certaine  aisance;  un  domes- 
tique lient  derrière  lui  une  pipe  et  un  tapis.  11  vient  a'asseok  pi-ès- 
de  moi  sous  l'auvent,  et,  apràa  m'avoir  regardé  avec  indiiïérence, 
me  demande  di*  quel  conamerce  je  m'o;cupe  :  —  Je  ne  fais  aucun 
commerce.  —  Mais  alors  pourquoi  voyagez-vous?  —  Pour  voir  le 
pays.  —  Il  n'y  a  pas  graiid'chose  à  voir  ici.  Cependant  à  Andfi- 
nople  vous  trouverez  des  arbres  ;  à  une  lieue  de  Baba-Eskisi,  vou» 
verrez  une  fontaine  et  des  cyprès  :  ne  manquez  pas  de  vous  y  arrê- 
ter. —  Pendant  ce  temps,  sun  narghilé  est  allumé  :  mon  inteilocu- 


(1)  Le  kili  vaut  un  p«a  plut  d'.ua  tacttoUtra. 


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hZQ  BErUE   DES  DEUX   MONDES. 

leur  se  tait,  ses  yeux  vagues  n'ont  plus  d'expression,  il  aspire  len- 
tement les  bouffées  du  toubéki;  il  restera  là  jusqu'à  ce  que  le 
muezzin  monte  sur  le  minaret  pour  la  prière  du  soir  et  crie  de  sa 
voix  perçante  ;  Allah  '  Allah  I 

En  passant  dans  les  rues,  j'aperçois  la  cour  et  l'intérieur  de  quel- 
ques maisons;  tout  cela  est  très  pauvre.  Les  f  mmes  y  font  la  grosse 
besogne.  Elles  sont  ici  moins  réservées  qu'à  Constant! nople.  Pen- 
dant que  je  chiîrche  sur  une  inscription  turque  la  date  d'une  fon- 
taine, quelques-unes  viennent  y  puiser  de  l'eau;  la  chaleur  du  jour 
leur  a  fail  ôter  leur  voile,  elles  ne  le  remettent  pas  en  ma  pri^sence  : 
—  D'où  est  l'étranger?  veut-il  boiie?  Comme  il  est  fatigué!  que  di- 
rait sa  mère,  si  elle  le  voyait  ainsi?  —  et  mille  propos  d'une  grande 
bonté.  Elles  m  sont  pas  jolies;  la  fatigue  altère  leurs  traits  de 
bonne  heure. 

Autour  du  village,  nous  voyons  quelques  champs  cultivés  ;  le 
paysan  turc  lalioure  juste  ce  qu'il  faut  pnur  qu'il  ait  de  quoi  vivre 
l'année  qui  vient.  A  une  demi-heure  de  Kara-Kerli,  le  désert  re- 
prend ses  droits.  Un  champ  reste  inculte  cinq  ou  sis  ans,  quelque- 
fois sept;  la  charrue  rappelle  celle  d'Hésiode,  c'est  à  peine  si 
elle  égralîgne  !e  sol.  On  ne  connaît  pas  ici  l'usage  du  fumier,  et  ce- 
pendant la  terre  donne  un  assez  bon  rapport,  —  A  Baba-Eskisi, 
gros  village  turc  peu  remarquabli',  où  nous  arrivons  le  soir,  l'ac- 
cueil d'Achmet-Eiïendi  est  cordial.  Il  sait  quelques  mots  de  franç^s. 
Il  est  venu  ici  pour  essayer  d'appliquer  nos  métho(!es  d'agricul- 
ture. Les  bœufs  du  pays  ne  peuvent  irainer  nos  charrues  ;  c'est  là 
un  fait  qu'on  a  souvent  signalé  en  Oiient;  les  bêtes  de  scmime  y  ont 
moins  de  vigueur  que  chez  nous.  Les  charrues  du  reste  se  sont  bri- 
sées; on  ne  peut  faire  venir  des  ouvriers  de  France  pour  les  répa- 
rer, puis  le  paysan  est  très  tenace  d;ms  ses  habitudes.  —  Il  n'y  a 
rieu  à  faire,  voyez-vous,  me  dit  Achmet.  —  Il  fume  et  dessine  de 
grandes  lettres  arabes  rouges  et  or  sur  fond  noir.  Il  est  jetme  et 
intelligent;  comme  beaucoup  de  Turcs  de  ia  nouvelle  génération, 
il  est  désespi^ré.  Récemment  je  visitiùs  les  grands  tchifliks  (fermes) 
qui  sont  à  l'embouchure  de  la  vallée  de  Tempe.  Selim-Eiï,'ndi,  qui 
les  administrait,  était  élève  de  notre  école  de  Grignon.  Il  avait  là 
dix-huit  grandes  fermes  dans  une  situation  excellente;  les  héritiers 
du  grand-vizir  Reschiil-Pacha  l'avaipnt  chargé  d'y  essayer  les  pro- 
cédés européims;  il  l'avait  tenté,  mais  bientôt  il  avait  fallu  laisser 
la  vreille  routine  reprendre  sou  cours.  Ces  belles  terres  paraissaient 
abandonnées.  J'ai  vu  depuis  à  Conslanrinnpii  le  propriétaire  de  ces 
tcbilliks,  un  très  illustre  colonel  de  vingt  .ms  qui  aura  sans  doute 
un  jour  ou  l'autre  de  hautes  fonctions  à  la  Porte;  il  m'a  demandé 
si  ses  fermes  de  h.  vallée  de  Tempe  étaient  sur  t'Adrialique,  et  si  en 
huit  jours  il  pourrait  espérer  s'y  rendre  sur  un  bateauà  vapeur  de 

nigiUrrlb/GOOglC 


LA   BOUHÉLIE.  AS? 

l'état.  L'ignorance  des  Turcs  est  sans  limite.  Ce  colonel  m'avait  reçu 
dans  un  cabinet  de  travail  meublé  à  l'européenne  et  du  meilleur 
goût.  Voltaire,  Rousseau,  tous  nos  cla.ssiques  om:iient  sa  biblio- 
thèque; nos  journaux  étaient  sur  sa  table,  à  côté  de  l'Esprit  des 
lois,  ouvert  au  chapitre  de  la  constitution  anglaise.  A  six  mois  de 
là,  j'ai  trouvé  le  livre  à  la  même  pagel  —  Nous  visitons  un  des 
tchiUiks  d'Achmet.  La  teiTe  est  souvent  fertile  en  Orient;  on  s'é- 
tonne que  les  procédés  européens  appliqués  par  des  hommes  in- 
telligens  y  réussissent  si  mal.  Achmet  et  St;IIm  savent  quelques- 
unes  des  raisons  de  ce  fait;  il  faut  ajouter  que  sous  ce  soleil  nos 
engrais  sont  d'un  mauvais  usage,  que  les  moyens  de  communica- 
tion restent  toujours  dilTiciles.  l'uis  la  mort  appelle  la  mort;  dans 
un  pays  généralement  bien  cullivé,  tout  réussit,  les  ressources 
abondent;  ici  tout  est  difTiculté.  Quelques  étrangers  qui  se  sont 
établis  en  Grèce,  en  Eubée  par  exemple,  près  de  Chalcis,  près  de 
Xérochori,  dans  des  conditions  qui  paraissaient  excellentes,  font 
leurs  frais,  et  rien  de  plus.  —  Si  nous  nous  étious  donné  la  moitié 
moins  de  peine  en  Amérique  ou  chtz  nous,  me  disait  l'un  d'eux, 
nous  serîoDS  millionnaires. 

Comme  presque  tous  les  Turcs,  Achmet  n'a  pas  l'empressement 
oratoire  des  Grecs;  —  il  est  rare  qu'un  Osmanlis  ne  sache  pas  garder 
une  réserve  qui  nous  touche;  —  il  parle  peu,  répond  souvent  qu'il  ne 
sait  pas  ;  sa  distinction  et  son  bon  sens  sont  réels.  La  soirée  toute- 
fois est  un  peu  longue,  quand,  par  une  heureuse  fortune,  arrivi;  un 
très  petit  nain  qui  se  présente  sans  se  faire  annoncer.  C'est  un  fou 
du  moyen  âge,  comme  on  en  trouve  beaucoup  en  Turquie,  le  seul 
pays  où  ils  existent  encore;  il  monte  sur  la  table;  par  sesgesies, 
ses  tours  de  force,  ses  propos  joyeux,  il  ravit  mon  hôte;  demain 
il  passera  dans  l'appartement  des  femmt^s;  puis  il  ira  ailleurs.  Il 
voyage  ainsi  depuis  de  longues  années,  toujours  bien  reçu,  tou- 
jours logé,  nourri  et  payé.  Quand  il  frappe  à  une  porte,  on  sait 
ce  que  cela  veut  dire,  —  cette  vie  turque  est  si  triste,  qu'elle 
accepte  les  distiaclions  les  plus  puériles. 

Ce  matin,  grand  émoi  à  Baba-Eskisi.  Le  mudir  de  Filibé,  qui 
revient  du  pèlerinage  de  La  Mecque  et  retourne  à  son  poste,  s'est 
arrêté  ici;  il  ramène  quatre  femmes  achetées  à  Constantinople; 
contre  l'habitude  des  Tares,  il  parle  trop  haut,  et  raconte  impru- 
demment que  cette  acquisition  lui  a  coûté  très  cher,  mais  qu'il  es- 
père retrouver  son  argent  :  il  offrira  une  de  ces  femmes  à  riman,'la 
seconde  au  cadi,  la  troisième  au  moulésarif;  une  senle  entrera  dans 
son  harem.  Cette  conversation  est  revenue  aux  oreilles  de  M.  B..., 
Autrichien  logé  au  khan.  M^'B...,  qui  est  Levantine  et  sait  le  turc, 
est  allée  trouver  ces  pauvres  lilles;  il  n'est  que  trop  vrai,  elles 


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A3S  SETUE    DES  DEDX   MONDES. 

ne  suivent  pas  le  mudir  de  bon  gri^  ;  une  sorte  de  patron  qoi  les- 
DODirissBit  à  CoDsUmtinople  les  a  vendues.  Elles  ne  savent  pas  Uen 
eomment-eHes  sont  tombées  autrefois  dans  les  moins  de  l'homme  qui 
les  xvait  depuis  leur  enfjHice.  Autant  qu'on  peut  le  deviner  par  les 
renseignemens  très  vagnes  qu'elles  donnent,  elles  sont  originaires  du 
Caucase.  La  Porte  répète  très -haut  que,  flepuis  les  rtfomies  d'Abdul- 
Hedjid,  on  ne  vend  plus  d'esclaves  dans  l'empire  :  voilà  une  vente 
bien  constatée.  M.  B...  veut  signaler  ce  scandale,  re|)rocher  aa 
gouvernement  turc  ses  mensonges  :  il  ira  voir  le  v«li  d'Andiinople; 
msus  -de  ce  cAté,  il  n'espère  guère  ;  le  fils  de  ce  gouvei  neur  a  reçu 
lui-^mème  la  semaine  dernière  uue  belle  t^cîav*  en  cafliau.  Mieux 
vaut  écrire  tout  de  3uit«  à  l'internonce  «l'Autriche,  M.  le  baron  da 
Prokesh-^l'Osten,  pour  qu'il  proteste  au  nom  des  traités  contre  un 
acte  aussi  honteux.  Le  ministre  des  alTair^  étrani^es  est  habitué 
à  ces  sortes  de  plaintes  qui  ne  l'effraient  pas;  avec  un  peu  d'habi- 
leté, tout  s'arrangera;  le  mudir  gardera  ses  femmes,  mais  vok^  autre 
fois  il  sera  moins  imprudent.  Cepcndimt  l" intervention  d'un  Frane 
lui  pamll  désagréable  :  sa  grosse  figure  est  pourpre  de  co'ère.  Il 
fait  monter  ses  femmes  en  arabas,  et  s'en  va.  Ce  sont  de  petites 
personnes,  leurs  mains  sont  blanches ,  leur  teint  rosé ,  leur  taille 
fine>  Lesrr  type,  autant  qu'on  peut  le  reconnaître  sous  le  voile  qui 
les  couvre,  est  charmant. 

11  n'y  a  pliisde  marché  pitblic  d'esclar\-8s dans  l'empire  ottoman, 
mais  l'Abyssrnîe  fonrait  toujcrurs  des  eunuques;  on  en  décharge 
chaque  année  de  bdies  cargaisons  au  Caire;  ce  sont  les  jeunes  en- 
fans  que  vous  voj-ez  ensuite  dans  les  grandes  villes  boullia  de  graisse 
■et  d'insolence,  couverts  de  bijouK  d'or,  vôtus  avec  un  luxe  d«  plus 
mauvais  goût.  Quant  aux  femmes,  ce  n'est  poi'nt  un  secret  qu'on 
en  vend  à  Gonstantinopk  ;  elles  sont  en  général  Circassiennes; 
les  Turcs  prisent  davantage  les  Européennes  et,  dit-on,  les  Fran- 
'çaiaes.  Il  csï  hors  de  doute  qu'assez  souvent  des  hommes  nu  service 
des  pachas  viennent  chercher  des  odalisques  en  Occident;  unn  fois 
entrées  dans  les  harems,  elles  sont  musulmanes,  L't  personne  ne 
BSJt  plus  ce  qu'elles  deviennent.  Il  arrive  Jt  ce  propos  des  aventures 
■assez  éUanges.  Un  Français  voyagent,  il  y  a  ui  an  ou  deui,  sur 
le  chemin  de  fer  de  liyon  à  la  Méditerranée  en  compagnie  d'un  Le- 
vantin. A  une  station,  cet  homme,  qu'il  avait  trouvé  aimatle  et  poli, 
le  qtritte'on  instant,  k  J'ai  là,  dit~il,  une  douzaiire  de  femmes  que  je 
mène  snr  te  Bosphore;  je  leur  'fsis  k  vie  douce  durant  Ja  route, 
elles  aniront  le  temps  de  Venmnyer  dans  tes  tiarems.  a 

La  femme  du  motrtésarif  de  Filibé,  qui  ert  une  personne  de  noble 
erigine,  encore 'beHe,  mais  un  peu  sur  le  retour,  vientt  de  passer  ici 
«vec  un  trern  prinder,  trois  voitures  et  douze  cavaliers  d'escorte. 


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LA    HOUnéLIE.  i30 

ISr'R...  ta  connaît  et  a  ëfê  la  saluer.  Eih  a  remarqué  dans  sa: suite 
une  fille  de  quinze  ans  qu'elle  n'avait  psœ  vue  autrefiâs  en  visitant 
le'hârem  du  gouverneur;  «ommeelle  enfaissdl 'l'observation  :  — Que 
Toulez-vous,  /louhouna  (c'est:lc  mot  qui  en  tore  répond' à  madame), 
il  faut  bien  faire  quelque  'diose  pour  son  -seigneur'!  —  Ces  sortei 
de  caideaux  dans  l'aristocratie  ^ottomane  ne  sont  pas  rares  (-1). 

SI.  se^mbre. 

Au  matin,  nouB  qnittuin  Acbmet.  —  LosOsmanlis,  aie  iKl'-il, 
^ient  au:tivf<»s  le  peuple  Le  plus  rù^e  da  mcnide;  île  ne  man- 
quftirat  jamaiis  de  donner  à  ieur  hôte  les  pressas  de  l'hospitalité. 
Tout  cela  lesC  bien  ofacngé.  II  n'y  a  rien  ici  an  bazar  <qtie  je  puisse 
TOUS  olTrir;  prenez  du  moins  cette  piastre  Joule  neuve,  si  vous  avez 
soin  de  la  garder  elle  vous  sera  bientôt  précleu:-e;  eile  vous  rappel- 
lera.le  pauvre  Achmet;  avec  les  armées  elle  sera  pour  vous  le  talis- 
man de  l'amitié!  —  ■Certes  je  ne  perdrai  pas  ce  souvenir  si  simple. 
Achmot  me  reconduit  but  la  route  ;  je  lui  demande  ce  qu'il  va  faire 
auj<mrd'hui.  —  Uo&  Dieu,  ce  que  je  faàs  tous  les  jeurs  :  (amer  et 
€kaslB).r  des  lettres  arabes.  —  Nous  nous  senrons  la  main.  —  Vous 
écrirez pe«l-étre  un  jour,  ajoute-t-il  en  me  qmtlant,  que  vons  êtes 
venu  chez  moi;  je  l'écrirai  aussi.  Vous  ne  lirez  pas  mes  paroles 
turques,  je  oe  lirai  pas  vos  paroles  françaises;  mais  elks  se  ren- 
contreront'dans  l'étemité  et  elles  en  seront  bevreuses. 

Le  plus  simple  est  de  faire  quelques  lieues  i  pi«d  -,  raral>as  por- 
tera les  bagages  et  Adami.  La  pJaiae  est  toujocrs  tirûlâe  et  triste; 
mais  cette  iinnaensité  a  son  charme.  Parfois  nous  apercevons  de 
grands  ponts  oranumentaax  qsî  s'élëreot  à  droite  ou  à  gauche  sur 
de  petits  ruisseaux;  tes  bords  sont  mftnîcagetixi  puis  il  a  fallu 
compter  avec  les  débordemens  de  l'iiîver  :  oe  sont  là  de  beaux 
restes  de  l'ajicîenne  pnissanœ  osmanlis.  Je  védtle  la  daté  de  quel- 
qoes-uns  inscrite  sur  des  plaques  de  marbre  en  chiffres  tores;  prGs- 
<pie  tous  remontent  aux  xyi*  et  xvii*  siècles,  au  temrps  où  la  Roumélic 
avait  des  voies  pavées.  Dans  ces  solitudes,  par  leur  masse  impo- 
sante, leurs  hantes  arcades,  oee  ponts  rappellent  les  aqueducs  de  la 
campa^e  de  Rome,  ils  en  oat  la  majesté  et  la  tristesse. 

Talar-Keui,  petit  village  créé  d'hier,  ne  ligure  pas  sur  la  carte 
excellente  de  Viquesoel,  datée  de  18^.  Auprès  la  guerre  d«  Grimée, 
la  Porte  a  donné  asile  aux  musulmans  da  Caucase  qui  vouktent 

(1)  Js  dev«ja  rencontrer  plua  lanl  A^Ubé  M.  GuUUame  L«}ean,  dé}i>att<ilBt'du  mal 
qnl  rient  de  l'enleTer  et  cependant  toujours  âoei^ique,  toujoun  pouédé,  malitri  m 
•anté  compromiae  p»r  tant  de  fallgaes,  de  la  passion  de  voir  et  de  voir  encore  de* 
[.  Les  obwrTatloni  qu'il  artit  Ûtei  sar  Tearlatiige  en  Orient  le  t»o^ 
I.  Vojodu  kbB  la  RNDwdalSwAtiSTU. 


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hàO  BETDE  DES  DEUX  HONDES. 

quitter  leur  pays.  Elle  en  a  transporté  un  grand  nombre  en  Rou- 
méUe;  il  était  facile  de  leur  attribuer  des  terres  dans  ces  solitudes. 
Les  petits  villages  tatars  prospèrent  peu  ;  ces  hommes  sont  à  peine 
sortis  de  la  barbarie;  plutôt  que  de  cultiver  leurs  champs,  ils  ei- 
ploitent  les  voyageurs.  Il  n'est  pas  rare  de  les  voir  se  réunir,  et 
tomber  à  l'improviste  sur  un  village  turc  ou  grec,  qu'ils  mettent  k 
rançon.  Quaud  les  zaptiés  arrivent,  les  pillards  ont  disparu.  Ces 
Tcheikess  font  le  désespoir  des  fonctionnaires  turcs,  auxquels  ils 
créent  mille  difficultés.  Ce  sont  de  beaui  hommes,  fortement  char- 
pentés, et  malgré  cela  très  alertes  ;  leur  nez  busqué,  leui-s  yeux 
noii'S,  leur  visage  énergique,  leur  donnent  un  aspect  étrange,  ils 
sont  la  terreur  d'un  pays  qui  sans  eux  connaîtrait,  sinon  le  bon- 
heur, du  moins  une  paix  profonde. 

A  Hafsa,  Adami  ne  veut  pas  que  nous  déjeunions  au  khan,  il 
avise  un  paysan  turc  qui  cousent  à  noua  recevoir.  Cet  homme,  qui 
n'est  pas  riche,  a  une  maison  de  triste  apparence  ;  quand  on  entre 
cependant,  elle  est  agréable  :  une  terrasse  de  sapin  bien  équarri 
donne  sur  un  jardin;  des  plantes  grimpantes  monteitt  le  long  des 
poteaux  et  retombent  en  guirlandes;  quelques  fleurs  bleues,  quel- 
ques cactus,  tranchent  sur  cette  verdure  si  fraîche,  La  pièce  princi- 
pale, qui  s'ouvre  sur  une  terrasse,  est  très  propre,  sans  autre  meu- 
ble qu'un  vaste  canapé  recouvert  de  percale  blanche;  à  droite  est 
la  chambre  du  mari,  à  gauche  celle  de  la  femme.  Bientôt  1ns  tapis 
sont  étendus  sur  la  terrasse;  quatre  petits  coussins,  autour  de  la 
table,  indiquent  les  places  du  maître,  de  son  fils,  d' Adami  et  la 
mienne.  Le  (ils  apporte  un  vaste  gâteau  cuit  au  four  et  couvert 
d'une  pâte  aux  œufs  et  au  lait.  L'eau  de  groseille  sucrée  remplace 
le  vin.  Le  repas  se  fait  en  silence;  le  bambin  nous  sert,  puis  dtae 
dans  l'intervalle;  sa  gravité  est  irréprochable,  on  croirait  voir  un 
mufti  au  conseil  de  justice.  Ce  calme  est  un  don  de  nature  chez  les 
Turcs,  ils  naissent  dignes  et  réservés.  Dans  cette  maison  si  petite, 
la  femme,  qui  a  tout  préparé,  s'est  si  bien  cachée  que  nous  partons 
sans  l'avoir  vue. 

Hafsa  a  un  beau  khan,  en  ruine  depuis  des  années.  C'est  un  vaste 
édîflce,  comme  on  en  trouve  beaucoup  sur  la  route  de  Aodosto  à 
Sofia;  ils  datent  du  temps  où  s'élevaient  les  ponts  gigantesques  que 
nous  remarquions  tout  à  l'heure.  Des  écuries,  de  vastes  cuisines,  un 
grand  nombre  de  petites  chambres,  des  cours  (!e  iOO  mètres  de 
long  et  plus  le  composent;  le  voyageur  y  trouvait  un  confortable  à 
souhait.  Les  hautes  portes  sont  monumentales;  une  mosquée  ornée 
de  deux  minarets,  des  salles  de  bains  chauds,  complètent  ce  cara- 
vansérail. On  s'est  servi  pour  le  constiuire  de  grosses  pierres  de 
taille  bleuâtres.  Aujourd'hui  ce  khan  est  une  carrière  où  on  vient 


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LA   ROUJlÉLtE.  à&t 

chercher  des  matériaux,  en  attendant  qu'on  le  vende  aux  enchères 
publiques  à  quelque  Grec  entrepreneur  de  démolition.  Les  Turcs 
font  de  l'argent  avec  leur  gloire  passée. 

En  sortant  d'Hafsa,  uo  commencement  de  route  nous  étonne 
agréablement  :  deux  fossi's  en  indiquent  la  largeur.  II  est  donc  vrai 
que  la  Porte  songe  à  faire  un  chemin  carrossable  dans  cette  plaine! 
du  peu  plus  loin,  vingt  Bulgares,  requis  par  corvée,  apportent  des 
pierres  pour  un  pont  d'une  arche.  Bientôt  nous  apercevons  Andri- 
nopte  (en  turc  :  Ëderné,  l'AdrianopoIis  des  Grecs);  déjà  les  arbres 
deviennent  moins  rares,  les  Jardins  commencent  &  border  la  route. 
ha.  ville  appaiatl  au  loin  sur  une  vaste  colline;  c'est  un  monceau  de 
verdure  au-dessus  duquel  s'élèvent  de  longs  minarets  et  des  cou- 
poles. Les  maisons  se  cachent  dans  c!es  jardins,  au  milittu  des  pla- 
tanes et  (tes  cyprès  -,  aux  abords  seulement ,  quand  déjà  nous  tra-  * 
versons  les  cimetières,  les  toits  couverts  de  briques  rouges  nous 
apparaissent.  C'est  bien  ainsi  que  je  m'imaginais  la  première  capi- 
tale des  Osinaiiiis  en  Europe. 

Je  dis  à.  Yarabadji  (cocher  d'arabas)  de  me  conduire  au  meilleur 
khan;  le  khan  principal  d'une  si  grande  ville  doit  être  logeable. 
La  voiture  s'élance  au  galop  au  milieu  des  trous  et  des  pierres  qui 
remplissent  les  rues;  nous  nous  arrêtons  à  Vauberge  de  l'Etoile; 
l'enseigne  tst  en  franç^iis.  Je  paie  au  cocher,  qui  est  Turc,  les  à6  fr. 
convenus;  il  veut  un  cenifical  comme  quoi  je  suis  content  de  lui; 
j'écris  les  plus  grands  éloges  qu'on  puisse  donner  à  un  arabadji,  et 
je  signe.  Le  pauvie  homme  me  rend  mon  attestation.  — Cela  ne  vaut 
rien,  —  et  il  imite  le  geste  d'un  Ture  qui  couvre  d'encre  son  cachet, 
passe  le  papier  sur  sa  langue  et  y  applique  l'empreinte;  —  mais 
je  n'ai  pas  de  cachet;  ma  signature  vaut  autant.  —  Je  vous  prenais 
pour  un  honnête  homme,  et  vous  me  donnez  un  certificat  sans  ca- 
chet !  Je  lui  promets  d'aller  demain  au  bazar  et  de  me  faire  graver 
un  cachet  turc,  où  j'ajouterai  à  mon  nom,  selon  l'usage,  de  s[)len- 
dides  èpiihètes  :  «  très  fort,  très  puissant  et  savant  en  toute  science.  « 
-Ce  cocher  était  tout  à  fait  du  peuple;  les  Turcs  lettrés  commencent 
k  savoir  ce  que  valent  les  signatures.  Cependant,  même  à  la  Porte, 
chaque  fonctionnaire  a  nn  sceau;  un  Osmanlis  ne  quitte  jamais  le 
■sien.  L'usage  du  sceau  est  aussi  vieux  que  l'Orient  lui-môme.  Les 
contrats  sur  brique  en  caractères  cunéiformes,  qu'on  trouve  4  Pii- 
nive,  portent  les  cachets  des  vendeurs  et  des  acheteurs;  les  Grecs 
'  anciens  ne  signaient  pas  non  plus;  ils  appliquaient  sur  les  tablettes 
ItuTsymbolon, 

Le  khan  de  VÉtoHe  est  digne  de  sa  réputation.  Quatre  corps  de 
-maisons  à  un  étage  entourent  une  vaste  cour  au  milieu  de  laqufille 
s'élève  une  jolie  fontaine;  les  murs  blancs  sont  ornés  de  bordures 


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ft42  ItETUB   DBB  DEUX   UONDES. 

bleues  très  discrètes;  les  boiseries  en  sapin,  rabotées  avec  snin,  ont 
toute  leur  fralsbeur.  Les  c^anbnes  occupent  le  premier;  e^les  don- 
nent sur  une  grande  galerie  hies  ièeée  :  celle  qtie  j'ai  choisie  a  une 
table,  une  glace  et  un  caaapé;  le  prâ  estde  trois  pjaf^tres  p.-kr  jour 
(60  centimes).  On  ne  sert  pas  k  dîner  as  kfaan;  mats  tout  près  est 
Bne  cuimne.  Tunis  les  voyageurs  ont  vu  en  Ocient  ces  reslaurans 
turcs;  œ  sgnt  de  très  petitss  pièces  oA  le  public  u'eatre  pas  :  les 
pistt,  4es  msi'Riitgs,  les  fbuvoeaux  les  l'emplissent,  «t  laissent  juste 
au  patron  une  place  oii  il  cicoole;  po<r  -quelques  {taras,  il  vous  passe 
dans  la  rue  ce  que  vous  dioieissez.  Les  resteucans  de  Ponipéi  res- 
semblent tout  à  fait  aui  cuisiBes  >des  Osmanlis.  Les  plats  tu0C3 
sont  e^icellenH,  très  liitnpks,  mais  un  ^eu  igras;  les  viandes  grillées, 
te  pilau  de  riz,  les  brochettes  de  morceaux  de  moulen  roulés  et 
rôtis  (le  kibub),  se  'peuvent  >niaiiquer  de  iiUire  aui  Européens. 

Mon  voisin  de  gauche  au  kban  pule  fpançniR;  c'est  un  officier  de 
Tannée  régulière  musulmane  détaché  près  de  l'école  militaire  d'to- 
drinople;  il  a  fait  ses  études  à  Saint-Cyr.  Comme  il  n'a  pas  de  fa- 
mille, que  J'aubeoge  est  neuve,  qu'on  y  tTou^'e  de  l'air  et  du  soleil,  il 
loge  à  l'au'ber^.  Sa  oliambre«st  aussi  peumenblée  que  la  mienne;  j'y 
remarque  seulairant  us  beau  tapis  et  quelque;  livres.  Il  est  sérieux 
et  d'ine  réserve  parfaite;  cenme  il  arrive  si  souvent  chez  les  jeuaes 
gens  turcs,  >e  fond  du  caractère  chez  Jtu  paiiak  triste.  Le  gouver- 
■nemenit  envwe  des  élèves  eo  Europe;  on  croira  diflioilfHjn*  qu'à 
leur  retour,  s'ils  ne  sont  fiss  très  ]»oliégés,  «q.  leur  tient  peu  de 
compte  de  leurs  vo^'ages  et  de  leurs  étodes.  On  les  place  mal,  sous 
les  ordres  d'homntes  igDorains>et dn  vieux  paiti;  ils  se  voient  froissés 
de  tontes  les  manières,  bientôt  ils  deviennent  des  mécoatens  et 
tombenten  disgrâce.  C'est  <Ià  un  fait  presque  général.  Le  nombre 
des  jeunes  gois  d^iivenir  en  Turquie  est  assez  grand  ;  on  les  décwi- 
rage,  Lurs  qualitf^s  iinissenrt -par  se  perdre,  firx  ans  après  sa  sortie 
de  Saint-Cyr,  Selim-Effendi  est  encore  lieutenant,  tandis  que  le 
grade  de  colonel  est  donné  à  des  adolesoens. 

ItoQ  vcMsin  de  drmteest  ua  Grec  de  PéiB;  il  «st  «rvivé  au  kban 
aa  mois  de  mari  dernier  pour  suivre  vn-fM^cës  devant  le  tribunal  de 
commerce.  Tous  les  mardis  il  se  Tend  à  la  séance,  mais  sa  cause  ne 
vieirtpas;  il 'voit  qu'il  passBra  rbrver  à  Andrineple.  S'il  avait  ptésvu 
tant  ded^Ticulcés,  eât-U  fait  ce  long  voyage  pour  use  cn'ancede 
1,009  piastres?'Geseiniuis  toutefois  o^Dit  pas  altéré  sa  bonne  hu- 
meur; il  songe  seulemeal  à  trouver  une  diambrc  mieux  close  pour 
quand  viendra  le  mois  de  décembre.  —  Je  passe  une  soirée  ial6- 
ressante  avec  Selim-EfTendi;  demain  nous  oonmencerons  à  visiter 
cette  ville  d'Kindrinople,  qni  eonqïtc  plus  de  100,*OOÛ  babilans.  Ce 
doit  ttre  1&  «ne  des^étapes  principslei  de  Hton  voyage. 

Albert  Duuont. 

n,g,t7cdb/G00gIc 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


On  en  dira  ce  qu'on  voudra,  on  noosaoci'sera  même,  si  l'on  veut,  cTa- 
voîr  l'orgueil  de  nos  oialheorB,  Ih  France  n'a  point  certainemeiït  perdu 
le  privilège  d'être  pour  le  Eaooâe  on  objet  d'étonnement  et  d'étude. 
Depuis  un  an,  elte  a  prrssé  pw  toutes  les  crises,  elle  a  connu  les  an- 
goisses les  plus  poignantes,  rangcâsBe'de  la  défaite  dans  la  guerre  arec 
l'étranger,  l'angaisse  de  la  guerre  càvilc;  elle  s'est  trouvée  presque  Mins 
«rmée  et  sans  gouvernement  b  l'henre  où  «Lie  avah  le  pins  besom  de 
se  concentrer  dans  un  gigantesque  effort  de  dérense.  Dix  fois  «lia  a 
semblé  près  de  périr;  elle  vit  encore  cependant,  et  à  tout  ^ireDdre,  si 
elle  n'est  pas  au  bout  de  sas  épreuves, 'si  elle  a  bien  des  obstacles  de 
toute  sorte  à  vaincre,  bien  des  4c4idls  toujoiffs  menaçans  à  doubler, 
elle  commciice  du  moios  depuis  quelque  temps  à  voir  un  peu  plits  clair 
dans  ses  oITaires,  et  à  secouer  à  demi  cette  Btnprar  qui  suit  d'incompa- 
Tables  catastrophes.  La  vraie  dîBcnlté  powp  la  France,  depuis  cinq  mois 
Burtont,  a  été  de  se  ressaisir  elle-m&ne,  de  reprendre  pied  en  quelque 
sorte  sur  itn  terrain  effondré,  de  déblayer  ses  rmnes  et  de'se  dégager 
de  la  conTusioB  d'une  guerre  meurtrière  compliqnée  d'une  révolntion 
mal  dëfrnie.  Plus  que  jamais  elle  est  h  oette  œam  laborieuse  et  néces- 
saire dont  le  prix  est  rindépendaaoe  reconquise,  plus  que  jamais  elle  a 
besoin  de  fermeté,  de  bonne  conduite  et  de  raison  virile  pour  résoudre 
ce  douloureux  et  <tcul<puiMant  problème  d«  sa  râsorrection  ;  mais  déjà 
-ce  n'est  pluscomme  au  premier  moment,  où  tont  lui  manquait  i  la  lois, 
j)ù  elle  semblait,  dans  l'étourdissemeat  de  les  désastres,  ne  pas  bien 
savoir  etle-mfime  ce  qu'elle  v«tilait  et  ce  'qu^'ethe  poDyait.  La  F^ranee  n'a 
pis  fait  encore  beauoovp  de  chemin  sans  doute,  elle  a  du  moins  revu  à 
BB  tdte  «n  goivemetnent  .sensé  qui  ta  soutient  et  la  dirige  dans  la  voie 
de  réparation  où  elle  est«otréa.  Son  armée,  ralliée  dans  le  péril  et  ra- 
menée w  combKt,  lui.«iniDDtPi  «jnes&sévexûlitaiu  n'est  p»ûit  tarie-Xe 


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hh&  REVUE   DES  DEUX  U0NDE8. 

succ'ls  aussi  éclatant  qu'inattendu  de  son  dernier  appel  au  crédit  lui  a 
révélé  ce  qu'elle  garde  de  ressources  et  ce  qu'elle  in3))ire  toujours  de 
ctinDance.  Les  élections  qui  viennent  de  s'accomplir  lui  font  un  certain 
éiiuilibrc  jusque  dans  cette  instabilité  où  elle  a  consenti  à  s'abriter  tem* 
poiairement.  Les  mouvemens,  les  agitations,  les  préti  niions  coniraires 
des  partis,  n'ont  d'autre  eiïet  que  de  lui  rendre  par  degrés  la  conscience 
de  cette  politique  de  libéralisme  et  de  modération  qui  est  dans  sa  na- 
ture, de  sorte  qu'il  est  bien  permis  de  dire  encore  que  tout  vient  à  point 
à  qui  sah  attendre-,  tout  concourt  à  régulariser,  à  fortifier  cette  situation, 
qui  n'a  rien  de  dérmitif,  il  est  vrai,  qu'on  appellera  provisoire,  puisque 
tfcst  ainsi  entendu,  mais  qui  en  fin  de  compte  est  la  France  se  gouver- 
Daut,  agissant  par  elle-même,  se  réorganisant  sous  sa  propre  inspiration 
avec  M.  Thiers  pour  conseiller  et  pour  guide. 

Quel  est  dans  ces  circonstances  le  sens  du  dernier  manifeste  de  M.  le 
comte(IeChambord7 11  y  a  dans  l'histoire  et  dans  la  politique  d'éiranges 
péripéties  qui,  en  dépassant  les  combinaisons  ordinaires,  n'ont  pas  moins 
une  action  directe  et  immédiate  sur  la  marche  des  choses.  Au  milieu  du 
tumulte  des  partis,  il  y  a  des  manifestations  excepiionnelles  qui  res- 
semblent à  la  tévélation  soudaine  et  imprévue  d'une  situation.  Le  ma- 
nifeste de  M.  le  comte  de  Chambord  est  une  de  ces  révélations  et  une 
de  ces  péripéties.  C'est  l'acte  aussi  noble  qu'inipoiitique  d'un  esprit  sin- 
cère et  convaincu  qui  pousse  la  loyauté  «  jusqu'au  sacriCce,  »  comme* 
on  l'a  dit,  qtii  aime  mieux  s'exposer  à  voir  sa  cause  à  jamais  perdue  que 
de  laisser  l'ombre  d'un  doute  sur  ses  idées,  sur  les  principes  qu'il  per- 
sonniHe.  Il  n'y  a  point  à  s'y  tromper  en  effet,  le  manifeste  du  5  juillet 
est  une  abdication  naïve,  d'autant  plus  caraclérisiîque  qu'elle  est  abso- 
lument inconsciente ,  et  tout  contribue  à  imprimer  à  cette  scène  de 
l'histoire  contemporaine  un  caractère  émouvant.  Voilà  un  prince  jeté 
autrefois  hors  de  France  par  un  orage  populaire  lorsqu'il  n'était  encore 
qu'un  enfant  innocent  des  fautes  sous  lesquelles  succombait  la  monarchie 
dont  il  était  l'hérilier  légitime.  Depuis  plus  de  quarante  ans,  il  est  pro- 
scrit, et  cette  proscription  il  l'a  portée  incontestablement  avec  une  di- 
gnité simple,  sans  aigreur  et  sans  impatience,  ne  descendant  jamais  jus- 
qu'à une  pensée  de  conspiration  et  ne  laissant  pas  échapper  une  occasion 
de  rendre  témoignage  de  son  attacliement  pour  la  France.  Le  jour  où 
son  exil  est  levé  et  où  il  peut  rentrer  momentanément,  comme  un  hfite 
à  peine  aperçu,  dans  ce  domaine  de  Chambord  qui  lui  vient  d'une  sou- 
scription fram^ise,  il  tient  à  ce  que  personne  ne  se  trompe  sur  lui,  à  ce 
qu'il  n'y  ait  «  ni  malentendu  ni  arrière-pensée,  a  comme  il  le  dit  ;  il  se 
fait  une  obligation  d'honneur  de  prévenir  jusqu'à  la  visite  des  princes  de 
sa  famille  qui,  en  allant  saluer  en  lui  le  chef  de  leur  race,  pourraient 
avoir  une  opinion  en  politique;  il  ne  consulte  pas  ses  amis  ou  il  n'é- 
coute guère  ceux  qui  vont  lui  porter  des  conseils;  il  se  recueille  sous 


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BErUE'   —  CHRONIQUE.  iA& 

les  ombrages  de  Chambord,  sur  ce  sol  français  où  il  est  à  peine  depuis 
trois  jours,  et  il  dit  à  la  France  :  «  Je  suis  le  passé,  je  suis  le  droit  mo- 
narchique dans  toute  son  inlégrité,  sans  mélange  et  sans  transaction. 
Qu'on  ne  me  pnrlc  pas  de  conditions  que  je  ne  dois  point  subir,  pas 
plus  pour  mon  drapeau  que  pour  mon  principe.  Mon  drapeau,  à  moi, 
est  le  drapeau  blanc.  Je  l'ai  reçu  comme  un  dépôt  sacré  du  vieux  roi, 
mon  aïeul,  mourant  en  exil;  il  a  flotté  sur  mon  berceau,  je  veux  qu'il 
ombrage  ma  lombc...  n  Au  fond,  tout  est  là,  et,  cela  fait,  le  comto  de 
Chambord  R'est  évanoui;  il  n'est  plus  resié  que  te  roi  Henri  V.  qui  ne 
pouvait  plus  évidemment  demeurer  parmi  nous,  qui  a  dû  se  dérobsr 
de  nouveau  en  disant  aux  Français  :  «  Quand  vous  voudrez!  a 

Certes,  aux  yeux  de  ceux  qui  ont  l'esprit  assez  élevé  pour  lout  com- 
prendre, et  le  cœur  assez  large  pour  aimer  la  France  de  toutes  les  épo- 
ques, de  tous  les  régimes,  pour  ceux  qui  savent  allier  ce  que  nous  ap- 
pellerons !e  seniirnt'nt  historique,  cette  racine  première  du  patriotisme, 
au  seniimeiit  des  oéces'^it'Js  modernes,  le  drapeau  relevé  par  M.  le  comie 
de  Chambord  a  sa  part  dans  les  gloires  du  pays.  Rien  au  monde  cepen- 
dant ne  peut  faire  que  depuis  quatre-vingts  ans  la  France  n'ait  point  eu 
d'autres  couleurs.  Nous  n'avons  pas  envie  de  refaire  la  chanson  du  Vieux 
drapeau,  de  Béraiiger;  il  n'est  pas  moins  vrai  qu'il  existe,  il  a  été  mêlé 
à  près  d'un  siècle  de  notre  histoire.  Sous  les  plis  de  ce  drapeau,  la  na- 
tion française  a  marché  au  combat,  elle  s'est  identifiée  avec  lui,  elle  l'a 
teint  de  son  sang  ei  illustré  de  son  hiiroîsme;  c'est  le  drapeau  de  ses 
victoires  et  de  sps  infortunes.  Mille  fois  elle  a  tressailli  jusqu'au  plus 
profond  de  son  âme  en  le  voyant  passer  criblé  par  la  mitraille  enne- 
mie, noirci  par  le  feu,  devenu  une  guenille  sanglante  et  augusle;  par 
lui,  elle  a  ressenti  toutes  les  exaltations  ou  toutes  les  trislesses  du  pa- 
triotisme. Kst-ce  qu'un  abandonne  un  drapeau  parce  qu'il  a  été  mal- 
heureux? On  s'y  attache  au  contraire  avec  une  fldéltté  plus  ardente  et 
plus  dévouée,  comme  au  symbole  vivant  et  émouvant  des  amertumes 
et  des  secrètes  espérances  d'un  peuple.  C'est  avec  lui  qu'on  est  tombé, 
c'est  avec  lui  qu'on  veut  se  relever.  M.  le  comte  de  Chambord  n'a  pu  s'y 
méprendre  que  parce  que  la  fatalité  de  l'exil  l'a  fait  nécessairement 
étranger  à  cette  vie  nationale  qui,  elle  aussi,  a  »  son  principe,  son 
honneur,  son  drapeau.  »  Évidemment,  à  ses  yeux,  tout  ce  qui  s'est  ac- 
compli sous  les  couleurs  nouvelles  ne  compte  que  comme  un  inter- 
mède orageux  et  funeste,  et  pour  mieux  accentuer  sa  pensée,  d'ailleurs 
il  ne  s'en  cuclie  pas,  ce  qu'il  propose  à  notre  pays,  c'est  de  «  reprendre, 
en  lui  restituant  son  caractère  véritable,  le  mouvement  national  de  la 
fin  du  dernier  siècli',  »  >n  d'autres  termes,  de  recommencer  1T89  dans 
des  conditions  plus  orthodoxes. 

Assurément  c'est  une  vulgaire  indignité  des  partis  d'aller  répéter  aux 
populations  des  campagnes,  comme  on  l'a  fait  dans  les  dernières  élec- 


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hht  BEfDI   DES  DCUX  HOMDBS. 

lioDS,  qti'iuie  restaii£ati<Hi  Dionarchi<|ue  serait  nécaa  sûrement  la  résur- 
rection des  droits  seigneuriaux,  des  abus  et  des  priviléfes  d'autrefois; 
mais  qdTid  oous  proposer  de  revenir  à  1788,  de  reprendre  l'Iiistoiro  là 
où  l'andeiine  monarchie  avait  mis  son  signet,  c'est  un  peu  nair  :  c'est 
demander  à  la  France  de  biDer  d'un  trait  tout  ce  qui  s'est  passé,  d'ou- 
blier tout  ce  qu'elle  a  été,  de  se  renier  ^e-mime.  Ou  a  beau  étra  coa- 
vaincu,  on  ne  demande  pas  ces  chocea^là  à  tout  un  pays,  et  Henri  IV, 
que  le  Bourbon  d'aujourd'hui  invoque  en  l'imitant  aussi  peu  que  poa* 
sible,  Henri  iV  eût  été  bien  capable  d'âtre  plus  habile,  sans  cesser  d'être 
boonéte,  en  trouvant  que  Paris  et  la  France  valaient  une  messe  et  même 
un  drapeau.  Évidenuuent  U.  le  comte  deChambord  n'asongé  en  aucune 
fai;on  à  être  habile,  il  n'a  voutu^u'ôtre sincère,  et  il  a  réussi  au  prix  des 
chances  qu'il  pouvail  avoir  encore,  au  risque  de  faire  du  son  manifeste 
une  abdication,  de  n'fiire  plu«  que  le  passé,  et  de  s'exposer  à  dispa- 
raître enveloppé  dans  les  plis  de  son  drapeau.  C'est  ce  qu'on  appelle 
tuer  son  principe- en  l'aSirmant. 

M.  le  comte  deChambord  n'a  point  vu  en  effet  que  non-seulement 
il  s'isolait  dans  celte  masse  de  la  France  nouvelle  accoutumée  depuis 
quatre-vingts  ans  à  d'autres  pensées,  mais  encore  qu'il  infligeait  à  ses 
partisans  eux-mimes  la  plus  douloureuse  perplexité;  il  les  plaçHit  su- 
bitement dans  celle  alieruaJive  de  se  séparer  de  leur  prince  ou  de 
rompre  avec  la  France.  Que  pouvaient  faire  des  hommes  qui  o:il  vécu 
de  la  vie  de  leur  pays,  dont  quelquesHus  venaient  de  combattre  sou)' 
ce  drapeau  qu'on  leur  demandait  aujourd'hui  de  désavouer?  Il  y  a  ea 
sans  doute,  il  y  aura  encore  parmi  eux  de»  fidèles  obtinés  qui  suivront 
leur  roi  jusqu'au  bout,  jusqu'an  suicide  politique.  La  phip.irt,  il  faut  le' 
dire,  n'ont  point  h<^sité ,  c'est  du  moins  ce  qu'on  peut  conclure  d'une 
note  qu'ils  ont  fait  publier.  Ils  laissent  à  M.  le  comte  de  Chambord  la 
responsabilité  de  ses  inF^inilions  personnelles,  et  ils  dêcl;irent  qu'ils 
restent,  quant  à  eux,  «  dévoués  aux  intéEétsde  la  France  et  àses  liber- 
tés, pleins  do  déférence  pour  ses  volontés;  u  ils  refusent  de  se  séparer 
de  ce  drapeau,  qui  a  été  celITi  de  nos  soldats  devant  l'ennemi  étranger, 
le  drapeau  de  l'ordre  social  devant  l'anarchie,  et  c'est  ici  précisémeat 
que  le  manifeste  du  5  juillet  prend  une  portée  politique  qui  avait  peut- 
être  écha[^é  au  prince  dont  il  porte  le  non,  qui  est  de  nature  k  Eéagir 
sur  l'ensemble  de  la  situation  actuelle  de  la  France. 

U  n'y  a  point  à  s'y  méprendre,  un  événement  de  ta  gravité  la  plus' 
décisive  vient  de  s'accomplir.  Par  le  faVt,  il  y  a  toujours  sans  dont* 
des  monarchistes  dans  l'assemblé»  comme  dans  te  pays,  le  paiti  l^i- 
timiste  n'exige  plus,  et  c'est  H.  le  csiete  de  Chamboixl  qui  l'a  tué, 
sans  le  vouloir,  de  la  main  qui  a  signé  les  déclarations  du  5  juillet.  £a 
croyant  sauver  le  drapeau,  il  a  dispersé  l'armée.  Jusqu'ici^  les  l'égiiimisteg 
francs,  par  les  positions  sociales,  par  U.foftuBâcc^ume  par  lesitradî-' 


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MTCE.   —  CBROBIQDB.  A47 

tioDS,  formaient  ane  itiasES  homrabis  eO  puissmte  qvi  n'avait  aocune 
peine  à  être  à  la  Uns  libérale  et  monarchique,  à^cnnfonilre  ditas  les 
m^es  opinions,  danslss  mêmes  Beatimens,  saloyatilé  envers  son  prince 
et  sa  li(k-lilé  aux  idées  de  liberté^  de  araveraioMé  nationale,  qui  sont 
âeventies  l'essence  intime  de  ta  France  moderne.  Les  lé^innîMes  avaient 
l'ambition  assurément  très  noble  et  très:  politique  d'être,  au  nom  d'un 
chef  qui  ne  len  avait  pas  enoore  désaTOués,  les  négoeiatotirs  d'ua  nou~ 
veau  traité  d'alliance  entre  le  principe  de  la  monarcteif)  traditionnelle  et 
la  France  fatiguée  de  révolutionSL  Ils  auraient  râu«t  ou  ik  n'auraioit 
pas  réussi;  c'étiiit  dans  tous  les  cas leurraison  d'être  et  leur  force.  C'est 
dans  CCS  conditionsqu^ils  «xistaieatcomnie  parti  actif  et  militant,  qu'ils^ 
avaient  repris  un  rang  et  une  influence' «Uns  les  affaires  publiques.  Dès- 
ce  moment  et' par  suite  de  Iflruptureqni  vient  de  s'-accomplir,  tout  est 
changé;  Le' prince  dont  le  pani  légitimÎEte  semblait  le  mandataira  a 
retiré  s«s  pouvoirs,  lu  négociation  esDron^ne.  Ce  qui  reste;  c'est  d'un 
côté  le  principe  de  la  légitimité  redeveoiD  une  abstraciion  ou  une  reli- 
g!ie  de  l'Itisioire,  ou,  si  l'on  veut,  un  drapeau  sans^armée,  et  dlun  autre 
côté  un  parti  simpitmenl  conservateur,  une  sorte  de  torysœe  indépen- 
dant, ne  relevant  désormais  cpaede  lui-même,  ddgagé  du  lien  qui  le 
rattachait  à  un  chef  reconnu,  libre  de  se  pwter  à  la  défense  du  pays 
selon  son  inspirairiin; 

Que  cette  rupture  soudaine  et  éclalaite'  ait  àù-  être  une  éprenve 
cruelle  pour  de&  hommes  sinoèresi  qni  mëlaimt  peut-èirc  d'ailleurs 
quelques  illusions  à  leurs  opinions  et  à  lenrs  espi'raacos,  oui  sans 
doute;  mais  ce  qui  est  bien  certain,  c'est  qu'en  aoceptant  cette  épreuve 
sans  raibk-sse,  sinon  sans  émotion;  en  se  pitmonçant  avec  cette  netteté, 
le9  légiliniistest  qu'on  appelle  déjà  des  dissidens;  ont  montré  te  plus 
ferme  et  le  plus  séfieu»  esprit  poliiique.  Ils  ont  accompli  l'acte  d'un 
parti  di^'ne- d'avoir  une  action  dans  les  affaires  du  pays.  Ils  ont  témoi- 
gné pratiqui-ment  de  leur  sincérité  en  prouvant  que- lorsqu'ils  parlaient 
de  la  souvcraineié  nationale,  lorequ'lls  rfeervaient  ses  droits,  ils  ne 
disaient  pas  un  vain  mot.  Ce'qui  sortira  de  li,  ce  qui  pourra  se  fonner 
de  combinaisuns  nouvelles,  on  ne  peut  guère  leprcs-seutir  encore!  on 
ne  peut  disiin^er  qu'un  fait  bien  clair;  c'est  que  politiquement  cette 
crise  intime  oi  profonde  du  parti  légitimiste  a  une  counéqueiici;  immé- 
diate et  des  plus  sérieuses  au  point  de  vue  de  la  psoification  du  paj's, 
Elle  siinplilie  et  allège  en  quelque  sorte  la  marche  des  clio^est  elle  dis- 
sipe tous  ces  fatiiômes  de  reMauratioa  monarchique  dont  l'évocation 
perpétuelle  n'avait  d'autre  effet  que  d'entretenir  une  açiiation  factice; 
elle  fait  cnljnplus  que  jamais  de  la  situation  actuelle  le  rendez-vous  de 
louiea  les  boun'S  votâmes,  de  toutes  les  forces  liliérales  et  conserva- 
trices. En  tout  ceci,  à  vrai  dire,  la  victoire  est  au  pacte  de  Bordeaux,  à' 
U.  Tbiers  et  à  lapolîtiqne  qu'il  représente. 


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ihS  lEruc  DES  DECX  MUSDES. 

Qu'on  ne  ^y  trompe  pas,  ]es  bomioea  seosës  et  bien  inspirés  da  parti 
monarchique  qui,  vraisemblablement  sans  y  songer,  ont  contribué  à  ce 
réiuliat,  ces  hommes  ont  donné  un  exemple;  il  serait  par  trop  élran^ 
qu'au  moment  où  les  légitimistes  se  séparent  de  leur  prince  pour  oe 
point  se  séparer  de  la  gouveraineté  nationale,  il  y  eûi  des  républicains 
persistant  de  leur  côié  k  mettre  la  république  au-des-'us  de  cette  souve* 
raineti!  même,  opposant  le  droit  divin  de  leur  imasinaiîon  et  de  lenr 
volonté  au  droit  divin  de  M.  le  comte  de  Chambord.  Sans  doute  les  ré- 
publicains éclairés  répudient  cette  doctrine  dictatoriale,  et  ils  ne  mettent 
rien,  pas  même  l'inslitulion  qu'ils  préfèrent,  au-dessus  du  verdict  de  la 
France,  unique  arbitre  de  ses  destinées  et  de  ses  formes  de  gouverne- 
ment. Pour  ceux-ci,  la  souveraineté  nationale  est  le  principe  supérieur 
et  dominant.  Ce  que  fera  la  souveraineté  nationale  sera  lé-^iiime.  Il  reste 
à  savdr  si  les  républicains  qui  ont  la  prétention  d'être  les  rcpréseutans 
privilégiés  de  la  république  pensent  de  même,  s'ils  ne  se  réservent  pas 
ce  droit  supérieur  et  antérieur  qui  n'est  qu'un  dro^t  permaueni  de  con- 
spiration et  de  révolution.  M.  Gambetta,  qui  vient  <ie  rentrer  it  l'assem- 
bl<:e,  a  bien  eu  l'intention  de  s'expliquer  sur  tout  ceci  dans  un  discours 
qu'il  a  prononcé  à  Bordeaux;  il  est  malheureusemeni  un  peu  dilTicile  de 
voir  clair  dans  ses  explications  et  de  savoir  ce  qu'a  voulu  dire  l'ancien 
dictateur  de  la  défense  nationale,  qui  semble  remonter  sur  U  scène  avec 
l'umbiiion  de  devenir  le  chef  du  parti  républicain.  M.  Gambetia  assure 
que  la  république  est  le  gouvernement  de  droit,  que  contre  le  droit  il  ne 
saurait  y  avoir  que  des  prétentions  illégitimes  qu'un  ne  pourrait  même 
invoquer,  u  un  consentement  surpris  à  l'ignorance  et  à  la  faiblesse,  > 
d'où  il  suit  évidemment  que  la  république  est  au  dessus  du  suffrage  uni- 
versel ignorant  ou  faible.  Ceci  une  fois  admis  au  surplus,  M.  Gambetta 
est  bon  prince;  pourvu  qu'pn  lui  passe  la  république,  il  ne  s'oppose  pas 
à  ce  que  les  hommes  de  toutes  les  opinions  soient  admis  à  gouverner  les 
affaires  du  pays  dans  l'intérêt  de  la  république.  Tort  bien  :  seulement 
M.  Gambetia  ne  s'aperçoit  pas  qu'il  fait  tout  jusie  le  raisonnement  de 
M.  le  comte  de  Chambord,  qui  ne  refuse  certes  pas  d'accueillir  tout  le 
monde,  à  la  condition  que  tout  le  monde  commence  par  s'incliner  devant 
son  principe,  et,  sans  établir  aucune  espèce  de  comparaison,  M. de  Per- 
sigiiy,  de  soq  temps,  dans  ses  célèbres  circulaires,  disait  exactem^t  la 
même  chose  au  nom  de  l'empire.  Des  libertés,  il  en  avait  les  mains 
pleines,  il  ne  demandait  qu'à  les  répandre,  —  lorsqu'il  n'y  aurait  plus  de 
partis,  c'est  à-dire  lorsque  l'empire  serait  reconnu  et  accepté  par  tout 
le  monde  «  comme  gouvernement  de  droit,  » 

Voilà  comment  les  opinions  les  plus  extrêmes,  les  plus  opposées,  se 
rencontrent  invinciblement  sur  un  point,  parce  'qu'elles  ont  toutes  la 
prétention  et  l'orgueil  de  disposer  de  la  France,  parce  quu  chacun  veut 
le  droit  pour  soi,  lorsque  le  droit  n'est  qu'à  la  nation,  qui  seule  peut  se 


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REVOE.    -7    CHRONIQUE.  hh9 

prononcer  comme  elle  l'entendra,  sans  avoir  à  tenir  compte  des  liens 
dans  lesquels  on  veut  l'enchaîner.  A  quoi  tient  la  force  de  la  situation 
actuelle?  C'est  que  justement  elle  est  l'expression  sérieuse  et  franche 
de  la  souveraineté  nationale,  c'est  qu'en  se  proposant  la  paciCcation  pa- 
triotique et  libérale  de  la  France,  elle  lui  réserve  le  droit  de  décider  au 
jour  voulu  de  ses  destinées  et  de  son  gouvernement,  et  c'est  ce  qui  fait 
aussi  que,  par  une  sorte  de  logique  du  bon  sens  et  de  la  raison,  toutes 
les  manifesta  lions  qui  se  succèdent  dans  un  sens  ou  dans  l'autre  tour- 
nent en  déCnilive  au  profit  du  régime  qui  a  été  fondé  sous  la  garantie 
de  l'illustre  chef  du  pouvoir  exécutif. 

Rien  assurément  ne  le  prouve  mieux  que  les  élections  qui  viennent  de 
se  faire,  et  dont  le  résultat  n'a  pu  tromper  que  ceux  qui  voient  toujours 
la  réalité  à  travers  leurs  illusions  ou  à  travers  leurs  craintes.  Ces  éleo- 
tions,  à  vrai  dire,  elles  sont  une  manifestation  assez  exacte  de  la  situa- 
tion. Ehl  sans  doute  celte  situation,  c'est  la  république,  et  le  scrutin 
du  2  juillet  est  en  général  favorable  à  la  république.  La  vérité  est  que 
sur  plus  de  cent  élections,  près  de  quatre-vingts  ont  tout  au  moins 
l'apparence  d'une  signification  républicaine.  Paris  cette  fois  a  été  quel- 
que peu  dépassé  par  la  province.  Paris  a  été  plus  sage  que  les  dépar- 
temens  les  plus  conservateurs  :  il  a  nommé  seize  des  candidats  que  lui 
présentaient  les  journaux  modérés,  et  tout  en  faisant  sa  trouée  dans  la 
mêlée  électorale  parisienne,  en  triomphant  malgré  tout.  M,  Gambetta 
lui-même  n'est  venu  qu'à  un  rang  assez  modeste.  Pour  le  coup,  la  répu- 
blique a  donc  moins  bien  fait  ses  affaires  à  Paris  qu'en  province,  où 
elle  a  recruté  un  certain  nombre  d'adhôrens  nouveaux,  et  sous  ce  rap- 
port les  élections  du  2  juillet  ne  ressemblent  pas  sans  doute  absolu- 
ment aux  élections  du  8  février.  Qu'y  a-t-îl  donc  là  de  bien  étonnant? 
Les  élections  n'ont  pas  été  plus  libres,  elles  se  sont  faites  seulement 
dans  des  conditions  dirrérentes.  il  y  a  cinq  mois,  ii  s'agissait  avant  toat 
d'arrêter  une  effroyable  guerre  qui  menaçait  de  submerger  la  France 
tout  entière.  La  république  acceptée  avec  plus  ou  moins  d'empresse- 
ment, avec  plus  ou  moins  d'inquiétude,  ne  s'était  manifestée  que  par 
une  dictature  qui  faisait  violence  au  pays,  non-seulement  en  l'enlral- 
nanl  dans  une  guerre  à  outrance,  mais  encore  en  lui  imposant  l'abso- 
lutisme lyrannique  et  subalterne  d'agens  discrédités.  Les  populations 
votaient  alors  pour  ceux  qui  leur  promettaient  le  plus  résolument  la 
paix  et  ta  Dn  de  la  dictature.  Cinq  mois  se  sont  écoulés  depuis  ce  mo- 
ment; on  a  retrouvé  la  paix,  la  paix  extérieure  et  la  paix  intérieure, 
La  France  rendue  à  elle-même  a  pu  respirer  sous  un  régime  d'équité 
réparatrice  qui  s'appelle  la  république ,  et  le  pays  vote  pour  la  répu- 
blique. 

Est-ce  à  dire  que  ce  vote  du  2  juillet  soit  une  victoire  pour  tous  les 
genres  de  république,  et  tranche  d'une  façon  quelconque  la  question 
mn  loiT.  —  1811.  n 


yGoo^c 


mbDft  da  ta  enmtiairiwi  définiii»»  dft  U  Fnw»?  G»  aenit  à  amp  sAr 
rîDlanwAutkia  ia  plas  «mnai  *t  la  pbm  hmnrtoe  d'as*  inaaif (dation 
yapntoire^  U  saOt  d'iatansger  an  iastant  W  réwtkat  de  ce  acnuu  paor 
flo  rirmflttr  le  seas.  1^  biL  mi  tpia  la  pli^ait  des  caubdais,  le  gé~ 
B^nl  Faidimcbe  Uû-mrtea  aoMi  tam  iiaa  le»paarsiiivaw  las  plas  ofae- 
can  dfi  la.  d^Mlatâta.  la  fpSaaiiUiaai  ea  "h'M'j"  la  dnpean  de  U  ré- 
pnbUq^  avec  U.  Ihîan.  l»  plufuct,  bien  Iwa  de  neUn  d'annce 
L'instiiuiitMi  i^iiblicaiafi.  au-dasaus  da  la  saufciaiaoïi  natîcii^a,  râss^ 
wieat  ejywaaégKau  las  droûsde  «aa  sauatninaté.  La  phifansaaoat 
oitens  au  pays  et  ont  été  élus  pouc  soamiic  la  gpoinirDaiBsat  actuel,  le 
pacte  da.  BordeaiH,  ceUa  trêve  des  peibi>  i^  «si  U  ooadiûea  praaière 
d'une  rjorçtaviaxioa.  in^utûla  ai  dénialAresaie  de  la  France,  ijb  sota- 
tta  du  2  jiùUet  sa  cbangs  doitf  peint  i"^" tia II fimn  1  la  staetian  aD- 
luaUe  teUe  ({u'elle  a  été  laile  mr  lea  ^véoemeasv  il  L'é^miibra  paut  ainsi 
due»  et  U  l'assura  ua  peu  mieux.  Sao>.SBodiâer  l'aesuaUés  dasssoa  ea- 
^U  ni  iDâae  dana  sa  nuiorité,  il  1^  pacifie  ea  ({uelque  sorte,  il  doone 
uiM  force  de  plus.à  ceUe  uA>tt  de  biea public  qoa  31.  Tbian  a  Lbeareose 
(oEtuoe  de  parsomuliej:.  et  qae  pataoona  na  roiapcaiL  ûapuoéoieat.  Ce 
ne  souLpaa  les  ffl£iaarehjste&  qui  poucraiejBl  y  soager  au  leadeouia  da 
acciUiadaS  j^illaletdumwùîastedaiNL  la  coaita  de  Cbaoïbord ,  ce  ne 
soBtpas  non  plua  las  républicaûs  i)ui  du&  leur  iapaosBe*  «eenûaot 
louclier  à  ce  pacte  4)ufila  oat  û  souMeaL  iavoqoé  GODune  uae  gacanlie. 
Cauz  fui  pceadraient  l'iMiiiative  d'une  takk  rapturs  assumecaienl  dans 
loua  laa  cm.  une  terrible  nspansabilit^  et  tisqueraiwit  très-  Cort  d'âtre 
désaiwvés  pu  la  pay&.  car  ca  qin  le  pay^  daaiaada  aujourd'Utùda  loute 
la  focca  d»ses.  toiéréts  ai  da  aaa  inUiDasv  ee  a'aA  paiat  certaiaenant 
^'on.  iETÎM  ae»  pUiea  par  Ses  agitanoas  bcticea,  par  des  caoAii»  pas- 
atonnis^  ca  qu'il  deaianda  k  se»  représeatase  owama  k  saa  gousraine- 
meatr  Ceat  de  travailles  iofiesaaiomêiiL,  obatmémaoli  k  la  rakrvaCk  en 
ayant  inujoucs  piéseuM  ii  l'asprit  catle  paoséa  qu'une  pactie  da  notre 
iBfriliHce  reatc  eccupéiBparL'eaneaii,etque  chaque  nâgliganee,  cbaQue 
buam  détBMicbfii,  ftoniip  déclamatitJa  inutile  a^ute  au  iBaiu  da  nos 
pnkviacas-qui  sont  eocofe  lwr,ées,à  lliov^asian  étEai^èce. 

L»  fortaae,  une  fiwtuBe  itrangaioent  aévÀra  poui  noua,  &'est  plu  à 
raBBflBtUer  dan&  un-  court  espace  de  temps  de  telle»  eaUstroptwts,  de 
tellea  swpviseh  qu'oc  s'apenjoit.  i  peina  d»  l'iiiipréYu  et  d»  la  grandeur 
das  ehflsee.  A»MHK>ua  npprocbé  u&  instant,  par  la  peosiâe  tout  ce  qui 
a'eat  acsem^  sa  Burepe  dws  sea  dsuza  noi&  dûoi  la  dernjàre  beiire 
aanaeiauiaufd'hui'?  C'est  UpluaprodigieiuaaccumijUlioo  d'évâaeaiet», 
da  ràvokiiians  morales  al  paliUquea;  c'est  une  aaïuïa  qui  nia.  pawt4U'e 
point  son  éfçaie  dans  les  siècles,  si  on  calcule  tout  ce  qu'elle  aura  tu 
passen.  GompUxenieSltL:  aa ces q|uelquA6  iBnis.ua empire  d'Alleougne 
<attett>iutitué.sf>a&UBQK»tsQasauvecaiiiaqiûii.'eaisiaitDiËme.pa6.1iMB- 


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BETDS.   —  CHEONIQUE.  ifil 

qjie  la.  Dation,  germanique  était  déj^  vieille, .et  la  France  vaincue,  dé- 
m£iiibrée,.  rej^tée  ea  arri&re  par  des  malheurs  sans  nom,  est.réduite  en 
quelq^iç  aorte  àrecommeDcer  son  hiatoim.  D'un  autre  côlé',  pour  laipr&- 
miëre  (ois  depuis  des  aiàcles,  depuis  rinstitution  du. pontificat,  un  pape 
se. trouve  avoir  régné  pluside  viog^-cinq  ans*  il  a  dépassa  les  anniU  de 
iRerre,  ei  au  mémfi  instant  un  petit  prince  du.  Piâmont  va<  ceindre  à 
Boms  une  couronne  qiienuL  n'a  jamais  portée,. consacrant  en  pleiaCi^- 
tole,,  par  la  prise  de  poasessian  d&  la  ville  étemelle,  l!unité  îtalienna, 
désonnai» accomplie.  Tout  c^eA(£hieri  ausa.  bieaquanosi  désastres, 
aussi  bien  que  la  reconstitulioa  de  cet  empire  d'AJIentagne  arg^ueilleuse- 
ment  et  dang^euseœent  fondé  sur  nos  rêvera.  Ey  a.eu  des  époques  où 
un.  seul  de  ce»  événemcna  aîU  certes  sulD  el.  auidelà.  pour,  remuer,  le 
monde. 

Tout  est.révoUition  aujourd'hui,, ce  qulse  passa  en  Italie  est. une  ré- 
volution,, unedes  scènes  extraordinaires .^e  l'histoire.  Cea est  doncfait, 
OQ  quj'oo  croya^  presque  impossible  est  réalisé;  le.programme  do  Cavour 
est.accompli  jusqu'au  haut.  Depuis  Hier,  depuis  le  2  iaillet,  MoTtitcapilaié 
n'est  plus  un. vain  mot..  11  n'j;  a  qu'une  chose  changée  dans  le  programme 
de  Cavxiur.  Ltltalie  n»  devait,  aller  à  Rome  qfi'avec  l'aEseatiment  de  la 
&aoce,  ou  tout  aui  moîoS'Sous  la.  protection  du  principe  de  uon-inter- 
Tentiûu  sauvegardé  par  la.Rraiice;  elle  y  est  allée  sans  nous  demander 
notre,  opinion,  à  une  heure  où  nous  étions  assez  occupés  ailleurs  pour 
quliln'y  eût  oi  couaeulemeut,  ni  refus  possible  de  notre,  part.  Au  mo- 
ment où'  nos  désastres  se  précipitaient  l'an  dernier,  on  commouQ^t  & 
dis£iog:uerdéjàce  q|il  allait  se.  passer.  L'Italie  se  mettait,  elle  aus»,  en 
campagne,. et  se  disposait.à  marcher  sur  Rome;  puis  tout  d!un  coup  le 
ildèau.  tomb^t.et  oousséparait  de  l'ùnivecs.  Pendant  cinq,  mois,  nous 
n'avonS'plus  compté,,  nous  a:vons  été  des  étrangers  dans  les  affaires  du 
monde,  à  peine  avous-nous  su.  tout  ce  q^'on  faisait  saos  nous  en  Italie, 
oomme  en  OrieiU.  Quand. la  rideau  s'est  relevé,. tout  était  accompli.  Le 
pouvoir  temporel  avait  vécu;  de  son  domaine  souverain,  de  la  veille,  il 
n'avait  plus  que  le  Vatican,  etson  xardjoi  l'Italie  tenait  garnison  à.Rome, 
le  parlement  de  Florence  réglait  les  conditions  pratiques  du  changement 
dérruitif  de  lai  capitale,,  et  il  discutait,,  il  votaiL  la  loi  des  garanties  pa< 
pales,. ca  qu'on,  pourrait  appeler  la  chante  nouvelle  de  l'iodépeudance 
spirituelle  du  saint>siége.  La  question  était  résolue  dès  ce  moment  sans 
nul  doute.  Auiaurd'bui  elle  est  tranchée. bien  plus  souverainement  en- 
core par  le  fait. accompli..  Le  gauvenement  italien  a  déméoagé  de  Flo- 
rence, il  est  à  Rome,  où  toutes  les  administrations,  vont  se  concentrer, 
où.  le  parlement  se  réunira  désoimaiSk  C'est  le  2  juillet  que  le  roi 
Victor-Emmanuel  a  fait  décidément  et  solennellement  son  entrée  dans 
aa  nouvelle  capitale,  au  milieui  des  acclamations  et  des  Êtes  dont  1« 
bniiLiBleatit.  enoore. 


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!i5*2  RETUe  DES   DEUX   MONDES. 

Le  roi  ga!anl  hommt  s'est  montré  à  lafeoëlre  du  Qiiirinal,  d'où,  au 
temps  passé,  aux  jours  des  conclaves,  on  aouonçait  au  peuple  romaîo 
l'avènement  des  noureaux  papes.  Des  bals  ont  été  donnés  au  vieux  Capi- 
tole  dans  la  mile  de  la  Louve  et  dans  la  salle  des  Oies,  peu  accoutumées 
à  cette  musique.  Tout  est  pour  le  mieux,  les  Italiens  sont  satisfaits;  Flo- 
rence, l'aimable  ville  toscane,  a  vu  sans  regret  partir  tout  ce  monde 
officiel  qui  était  venu  la  déranger  dans  ses  habitudes,  et  Rome  inaugure 
joyeusement  son  rôle  de  capitale  avec  ses  ministres,  ses  chambres,  sa 
garde  nationale,  ses  cérémonies  officielles  et  ses  journaux.  Tandis  que 
l'Italie  mariait  sa  jeunesse  à  ces  grandes  ruines  roAnaines,  dans  un  coin 
de  la  ville,  au  fond  du  Vatican,  il  y  avait  cependant  encore  un  vieux 
pape  qui  pouvait  entendre  comme  une  rumeur  de  ces  fêtes  étranges  et 
le  bruit  du  canon  signalant  l'entrée  de  Victor-Emmanuel.  Il  a  eu,  lui 
aussi,  tous  ces  derniers  temps,  ses  réceptions  et  ses  députations  de  ca- 
tholiques accourus  pour  le  saluer  à  l'occasion  de  son  jubilé  pour  cette 
vingt-cinquième  année  de  règne  qui  jusqu'ici  n'avait  jamais  été  célé- 
brée. On  dirait  que  le  pape  Pie  IX  n'a  tant  vécu  que  pour  ajouter  un 
phénomène  extraordinaire  de  plus  à  cet  autre  phénomène  de  la  transfor- 
mation de  l'Italie  et  du  pontiGcat,  pour  personnifier  jusqu'au  bout  cette 
crise  de  Rome  et  du  monde  catholique.  Pie  IX  a-t-il  eu  l'intention  de  se 
dérober  h  cette  épreuve  et  de  quitter  le  Vatican  à  l'approche  de  ce  pou- 
voir nouveau  venant  s'installer  souverainement  à  Rome?  Toujours  est-il 
que  jusqu'ici  il  n'est  point  parti,  il  est  resté  aupiès  de  la  Confession  de 
saint  Pierre  comme  s'il  ne  pouvait  être  ailleurs.       , 

Ceux  qui  ne  doutent  de  rien  et  n'écoutent  que  leurs  passions  auraient 
voulu  peut-être  qu'il  ftt  un  éclat;  ils  lui  auraient  conseillé  de  s'éloigner 
en  secouant  la  poussière  de  ses  sandales,  de  sortir  de  Rome  par  une 
porte  tandis  que  Viclor-Emmanuel  entrait  par  l'autre  porte.  Et  après, 
où  serait-il  allé?  quel  coin  de  terre  aurait-il  pu  choisir  qui  ne  fût  un 
lieu  d'exil  et  oîi  le  prestige  de  la  papauté  n'eût  souffert  bien  plus  que  là 
oii  il  est?  Quelle  piiissanœ  européenne,  fQt-ce  la  plus  catholique,  aurait 
pu  faire  à  sa  souveraineté  la  place  que  l'Italie  lui  laisse  encore? 

Voilà  donc  cette  révolution  accomplie  et  cet  ordre  nouveau  inauguré, 
—  le  pape  au  Vatican,  le  roi  italien  au  Quirinal,  Rome  devenant  la  ca- 
pitale de  l'Italie  sans  cesser  d'être  la  résidence  du  pontife.  Que  soriira- 
t-il  de  là  maintenant?  Comment  se  concilieront  ces  deux  pouvcnrs,  dont 
l'un,  dépouillé  de  toute  juridiction  temporelle,  reste  avec  des  préroga- 
tives de  souveraineté  reconnues,  sanctionnées  par  l'Europe?  Ce  que 
Pie  IX  n'a  pas  fait  dans  le  premier  moment,  la  fera-t-il  plus  tard?  S'exi- 
lera-t-il  du  Vatican  au  risque  de  laisser  à  son  successeur  l'héritage  d'un 
pontificat  réduit  à  errer  sur  les  chemins  du  monde?  C'est  peut-être  après 
tout  une  question  de  temps  et  de  conduite  pour  les  uns  et  pour  les  au- 
tres. Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  là  visiblement  une  de  ces  révolutioils  qui, 


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BEVDE.   —  CHRONIQUE.  A&S 

une  fois  accomplies,  no  reviennent  pas  sur  elles-mêmes,  et  le  roi  Vicior- 
Emmanuel  a  pu  dire  sans  jactance  :  h  Nous  sommes  maintenant  à  Rome, 
nous  y  resterons.  »  Par  une  coïncidence  étrange,  c'est  le  passé  qui 
s'évanouit  au  même  instant  à  Rome  sous  la  forme  du  pouvoir  temporel, 
h  Paris  ou  à  Chambord  sous  la  forme  de  la  royauté  pure.  Ce  qui  est 
moins  douteux  encore,  c'est  que  nous  n'y  pouvons  rien,  ot  il  serait  même 
utile  qu'il  fût  bien  entendu  que  la  France  ne  s'attache  point  à  l'irré- 
parable. 

Nous  concevons  l'émotion  des  évëques  français  qui,  depuis  quelque 
temps,  essaient,  par  des  pétitions  multipliées,  de  ramener  l'attention  de 
l'assemblée  nationale  sur  les  affaires  de  Rome.  L'occasion  n'est  point 
malheureusement  des  mieux  choisies.  Si  c'est  un  acte  tout  religieux, 
une  marque  de  fidélité  envers  le  saiat-siége,  une  pastorale  Fullisait.  Si 
les  évéques  prétendent  donner  un  sens  politique  à  leurs  démarches, 
qfie  veulent-ils?  Ont-ils  l'étrange  pensée  d'engager  la  France  dans  une  . 
guerre  nouvelle  pour  rendre  au  pape  sa  souveraineté  temporelle,  pour 
chasser  l'Italie  de  Rome?  Qui  oserait  proposer  sérieusement  cette  poli- 
tique dans  une  assemblée?  Que  notre  gouvernement,  par  un  de  ces  con- 
gés diplomatiques  qui  sont  la  ressource  des  situations  délicates,  ait  cru 
devoir  dispenser  récemment  notre  ministre  à  Florence  d'aller  assister  à 
l'inauguration  de  Rome  capitale,  il  le  pouvait  sans  nul  doute,  il  le  pou- 
vait d'autant  mieux  que  la  France  n'a  été  nullement  consultée  dans  les 
derniers  événemens.  C'était  pour  lui  une  manière  de  d^ager  sa  responsa- 
bilité et  de  montrer  quelques  ménagemens  au  pape  dans  une  crise  dou- 
loureusB.  Au-delà,  il  n'avait  plus  rien  à  faire,  même  diplomatiquement, 
et  la  meilleure  preuve  que  le  gouvernement  français  ne  voulait  pas  aller 
plus  loin,  c'est  qu'il  a  pris  lui-même  le  soin  de  déclarer  que  ses  rtia- 
tioDS  avec  l'Italie  n'étaient  nullement  altérées.  La  seule  question  qu'il 
ait  à  se  poser  aujourd'hui  est  celle  de  savoir  dans  quelle  mesure  et  sous 
quelle  forme  il  doit  désormais  se  faiie  représenter  à  Rome  vis-à-vis  du 
gouvernement  Italien  et  vis-à-vis  du  souverain  pontife. 

L'essentiel  est  que  cette  situation  soit  netie,  qu'il  ne  s'y  glisse  aucune 
de  ces  arrière-pensées  qui  commencent  par  créer  des  froisscmens  et  qui 
finissent  par  aboutir  à  des  relations  troublées.  Il  ne  s'agit  pas  de  savoir 
si  celte  révolution  aurait  pu  s'accomplir  autrement,  elle  est  accomplie. 
La  France,  comme  les  autres  puissances  de  l'Europe,  n'a  qu'une  chose 
à  demander  à  l'Italie,  l'application  la  plus  libérale  possible  de  la  loi 
qu'elle  a  votée  elle-même  pour  garantir  l'indépendance  spirituelle  du 
saint-siége.  C'est  au  cabinet  de  Rome,  puisqu'il  y  a  désormais  un  ca- 
binet de  Rome,  de  faire  que  la  question  soit  résolue  de  façon  qu'elle 
ne  puisse  renaître.  En  un  mot,  aujourd'hui  comme  par  le  passé,  ce 
qu'il  y  a  de  mieux  pour  la  France  et  pour  l'Italie,  c'est  une  politique 
de  sympathie  et  de  bonne  intelligence.  Celte  poliiique,  elle  a  eu  à 


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094  BErOE  DES  DEDX  VONBEE. 

vatDcre  tt6S  dIfficuUës  âes  deux  cdt^s  Ses ftlpBS,  c'est  encore  ta -ptilitigue 
de 'l'avenir  flans  frnt'értt  des  deux  paj-s,  Uy  a  sans  Boule  àTtome-et 
à  Florence  des  ■hammes'gEÎ  otfblieut  guelgirefois,  qui  se 'figurent  Stne 
ié  -profonds  fliplomaies,  de  véritables  'hértiiers  Ce  'HaCHiaviél ,  jran» 
qn'its  excitent  teus  les  ombrages  -contre  la  Pranue,  jjarce  gu'îls  110111 
cberdher  Tnalotennnt  leur  providence  à  "Beflin,  'Il  y  n  beureusemeat 
aussi  des  hommes  qdi  se  souviennent  mieux,  et  lorsque  Técemmein, 
dans  une  discussion  parlementaire  à  l'occasion  ds  cette  question  du 
percemedt  iiu'Saini^Gothard  qui,  ■après  avoir 'fait  quelque'brdit  il  y  a 
un  an,  vient  d'être  résolue  sans  qu'on  y  ■ait  pris  garde,  'lorsque  dans 
câlte  discussionun  oratctrr.'M.'Mortlini,  S'est  lilu'à  montrer  un  danger 
pourTItàlie  tlu  cûtéiie  nos  frontières,  M,  Peruzzi  a  répontiu  dans  on 
élan  dtreureuse  et 'forte  inspiration  :  «  On  ne  doit  pas  dire  qil'i!  faut 
regarder  nos'frofltlères>avec  crainte.. .'Quant  à. moi.  Je  regarde  les  fron- 
■  tJères  "sfgnâ'ées;par  Thonorable'M.  Mordini,  et 'je  me  rappelle  qu'en 
WSQ  elles'livrèreMtjassa^e'à  un  secours  généreux,  aux  soldats  de  la 
France  gui  combattirent  avec  nousà'Masenta  et  à  Solferino...  »  Ce 
sont-Ià  ceux  qui  ont' le  droit  depaHer  pour' l'Italie,  parce  que  ce  sant 
tes  ouvriers  par  qui  elle  exiàte,  et  6' est  par'Valtîancede'le  France  gdlls 
ont  pu  conduire  leur  œuvre  jusqu'au  iou t.  eu,  de  ujzade. 


XS&A.1S    ET  JtaXIIlKS. 


UN.jtaMAN.&aauiJsi£iD.'junaBN>is. 


a  N'jyez  pas.  penr,  'disait  M'.  Sâinté-Benverau  début  d'une-ar ses^Ho- 
digues  causeries,  Je  ne  viens  pas  vous  entretenir  "des  Lettres  iTune  Pi- 
rUvienne.  »  On  sera  rassuré  saBs'doûte  guand  nous  aurons  averti  que 
l'auteur  nonmoinsgue  le  livre  est  le  sujet  de  ces  pages  desiiiiées' à  tirer 
de  la  nécrppole'des  vieux- romanciers  une  nlémoire  qui  ù'est  pas  indigne 
'de  sympathie;  Certes  cette,  jeune  sauvage  de nilusire  sang  des  Incas  Ji'a 
pas  conservé- pour  nous  1^  môme  charme  qti'felle  avdt  pour  nos  arrière- 
grarid'mÈres.  Sa  métaphysique  prétentieuse  nou3  trouve  fort  incrédules, 
surtout  guarid  oous'réflébhissons  que  sa  CBrrespondance,  avant  gb'eHe 
eût  appris  à' écrire,  était  exprimée  avec  des  nœuds'dansdes'  fîls'desbie. 
Ses  éternelles  letires'a'araour'à  son  cher'Aza,  qui  nepeutlui-répoudre, 
nous  (ïitiguent  parce  qu'il  n'y  a  pas  .de  terme  à  la  séparation  ;  nous  re- 
grettons ensuite  de  nous  être  inléressés  en  pure  perte  quand  nous  ap- 


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uns.  —  fxsnttQOx.  458. 

pKùms  'Qiie  ririfidèle  kxa  a  remtocé  \  sa  'Pètuvrene.  l^crmoBr  de  Hé- 
teiviHe  puur  oelle-d  qui  ne  Tâme  pas,  ec  ^i  n'eDletid  pas  le  irançile 
durut  la  moitié  du  Tédt,  ne  iHtHmittn  pas  ponr  nous  cette  iotrigne  k 
distaooe  entre  deux  Incas  ^DOt  db  seiri  ■  la  p«nfle. 

R  ne  s'tgit  donc  pts  de  protnirer  b  «e  livre  oubfiS  Ses  IMteim  non» 
veaux,  bonne  fortune  qu'il  ne  coonatt  |AfK'âe[nrisl0Dgim  années^  cas 
pauvres  vieilles  «atours,  sous  leore  'gfAces  llétries,  -sont  iSteintes,  Inm 
éteintes.  Et  puis,  «fa«l  momeiA  serait  |flos  mai  f^oi^  pour  reporter 
sa  pensée  \eC3  des  conoeptîoBS  imagîniàres  qui  tTaunnent  pas  m6me  le 
mérite  d'amoser?  En  TevKi<%«,  il  ne  sera  pas  sms  à-iprepos  de  tirer  Ae 
l'onbli  qwrtqoes  traits  de  ce  Toman  li'une  femme  qm .  après  awir  étë 
dnqaante-trei.1  ans  tnafbeureuse  sans  fWiguer  le  pobHc  de  ses  plaitftes, 
enfeitna  Sans  ce  livre  élëgiaqoe  Ireauconp  moins  Se  taimne  qoe  de 
philosophie  morale  et  sodale,  Ijes  TfflexioBs  dont  *  est  Tcmpli  Totfletrt 
particulièrement  sur  les  tnfleors,  sur  la  condition  des  temmes  «t  Tftat 
de  la  société.  l.es  pensées  snr  1* amour  y  occupent  la  pclite  place  comme 
elles  roccupaient  désormais  dans  le  cœur  de  hauteur  :  elles  trahisseiït 
Tige  de  l'écrivain  et  rexpérience  acquise.  T(fl  qu'il  est,  fourrage  pro- 
voqua des  admirations  passionnées,  tes  grands  succès  s' wpffiquent  toi- 
jours  par  quelque  motif  sérieux  :  cerlaines  pensées  singulières,  'hardies 
même,  tirent  plus  sans  Aoute  poor  la  réputgrtion  des  tiîtns  pitwimnu 
que 'les  romanesques  amem-s -des  detK  4nca9  et  ïeur  maalère  deflorws- 
pondre  avec  des  fils  4e  soie. 

Les  coBlemperains  de  M"  ■de  Graflsny  koos  «ut  fourni  peu  de  détmls 
sar  son  cempie.  ^le  "vint  fort  tard  i  Pans  n^yaAt  pas  imni»  de  jqna- 
rrate-tnns  ans  \  la  'suite  de  M"*  de  Cnise,  duchesse  de  KitJhelieii, 
sans  argent,  TelËguée  par  SB  pnm-eté,  par  rabsenoe  de  tout -éclzl,  dasa 
une  bun^Me  sitHstim  :  tf/ie  maBqoaît  vtAme  -de  oette  facilité  d'esprit  qui 
servait  alors  d'argent  complam  k  plus  d'une  fonne  dont  la  ooaditîoa 
n'Ôtait  pas  meilleure  que  b  àeime.  "Ceux  qui  ta  voyaiem  la  coimaJS- 
saient  pour  une  personne  de  naissance  distinguée,  mais  sans  fortune, 
ayant  tenu  sa  place  dans  la  société  èe  Luiévitle,  sue  femme  leVtrAe  qsi 
venait  de  passer  deux  mois  à  Ctfey  et  avait  joué  la  comédie  dans  oe 
sanccuaire  renommé  destetiFes,  des^ences«t  defesprit.  Sept  tms  ^4- 
coulèrent  sans  qu'elle  soi^«  â  sortir  de  l'ebscurité  hm  la  retenait  «ne 
position  itonr  6  tour  gênée  ou  dépendante  ;  paw  la  première  fow  eih 
e»aya  sa  ptnme  inexpérimentée,  en  171|S,'dans  nne  ihaveUe  mpagrasU, 
qui  avait  pour  sujet  cette  pensée,  '«  que  les  mauvais  exemples  produisent 
autant  de  vertus  que  de  vices,  n  H  y  avait  là  un  écho  de  la  société  oi 
elle  n'avait  fait  que  passer,  un  de  œs  paradoxes  nfx  ^amusait  Fesprit  d» 
Voltaire,  qnand  il  voulait  sediver^  k  ^a  façon  des  princes  i^ui  prennent 
leurs  ftats  sous  le  voile  de  l'racogmie.  'tout  ce  que  oons  savons  de  W 
début,  c'est  que  ta  ;iâiilo9eplHe  de  H"*  de-Srafigny  fut  trouvée  ploistmte. 


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i56  BEVUK  DBS  DEUX  UOHDES. 

On  riait  sans  doute  de  la  bonne  dame  de  province  qui  se  prenait  au  sé- 
rieux et  tranchait  du  philosophe.  Piquée  au  vif,  elle  se  mit  à  l'ouvrage  et 
publia  en  1747  un  livre  qui  fut  le  roman  de  femme  le  plu3  curieux  du 
siècle,  car  je  ne  crains  pas  Aa  placer  les  Ltllres  péruviennes,  toutes  défraî- 
chies, toutes  démodées  qu'elles  sont,  au-dessus  des  œuvres  de  M°"*  de 
Fontaine,  de  Tencin  et  Kiccoboni. 

Les  Lettres  péruviennes  furent  suivies  d'un  autre  succès,  celui  de  ta 
comédie  de  Génie,  sorte  de  drame  en  prose  qui  profita  fort  innocemment 
d'une  cabale  montée  contre  La  Chaussée,  le  maître  du  genre  attendris- 
sant vers  cette  époque.  Le  talent  féminin,  au  grand  dépit  de  son  rival, 
eut  les  préférences  des  comédiens  et  du  public.  Pour  la  première  fois 
de  sa  vie,  depuis  ces  deux  ouvrages.  M"'  de  Grafigny  était  en  veine  de 
bonheur.  Elle  dut  en  être  étonnée;  le  malheur  était  comme  sou  élément  : 
elle  dit  dans  une  de  ses  lettres  de  Cirey  que  le  chagrin  la  suivrait  jusque 
dans  le  paradis.  Ces  bonnes  fortunes  si  peu  normales  dans  son  exis- 
tence n'eurent  pas  de  suite.  Sa  vie  reprit  la  même  allure  sauf  le  chan- 
gement île  situatio:i  qui  ne  diminua  point  ses  épreuves.  Elle  resta  jus- 
qu'à la  fin  endolorie  et  plaintive  sans  faire  aucune  autre  confidence  à  ses 
amis  de  Paris  que  celle  d'une  tristesse  qui  se  laisse  voir,  mais  qui  ne 
parle  pas. 

Nous  en  savons  un  peu  plus  que  les  lecteurs  du  siècle  dernier  sur  la 
biographie  de  M""  de  GraDgny,  Nous  avons  les  lettres  qu'elle  écrivit  à 
son  ami  Devaux  de  Nancy,  durant  les  deux  mois  de  séjour  qu'elle  fit  à 
Cirey.  Ce  Devuux,  littérateur,  faisant  des  vers  as3i?z  mauvais  que  M'»"  de 
Grafigny  comble  d'éloges  quoiqu'elle  les  corrige  avec  goût,  était  lecteur 
de  Stanislas,  roi  de  Lorraine,  un  lecteur  qu'on  avait  donné  à  ce  prince 
à  son  grand  étonnement,  et  dont  il  comptait,  disait-il,  faire  autant 
d'usage  que  M.  de  Voltaire,  cet  autre  potentat  son  voisin,  faisait  de  son 
confesseur.  La  plus  grande  familiarité  régnait  entre  Devaux,  Saint- 
Lambert,  Desmaresl,  et  l'auteur  des  Leltres  d'une  Piruvieune.  On  s'ap- 
pelait Pampan,  Pampichon,  Pelil-Sainl,  Groi-Chien;  c'était  de  l'intimité 
provinciale  et  bien  lorraine.  Il  y  avait  même  quelque  chose  de  plus  entrg 
l'un  d'eux,  le  docteur  Desmaresl,  et  celle  qui  a  signé  ces  lettres.  Cette 
correspondance,  écrite  au  courant  de  la  plume  et  sans  aucun  souci  des 
indiscrets,  au  moins  dans  la  première  pailie,  nous  en  anrait  appris 
beaucoup  plus  sur  M"'  de  Grafigny,  si  elle  n'avait  eu  pour  objet  d'in- 
former Xancy  et  Lunéville  des  nouvelles  du  héros,  du  dami-dieu  de  Ci- 
rey. Aussi  ne  faut-il  pas  s'étonner  que  l'on  y  ait  cherché  seulement 
l'intérieur  de  Voltaire  et  de  la  dame  du  logis,  et  qu'elle  ait  été  publiée 
en  1820  sous  le  titre  de  Vie  privée  de  VoUaire  et  de  i!"^  Du  ChâleUl. 
Là  est  bien  réellement  l'intérêt  de  ces  pages  qui  sentent  le  commé- 
rage et  la  cachotterie,  simples  d'ailleurs  et  abandonnées  jusqu'à  la 
trivialité.  Cependant  il  est  aisé  d'y  entrevoir  bien  des  choses  que 


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REVUE.   —   CBROMIQOe.  457 

M"*  de  GraFlgny  n'avait  pas  à  dérober  ni  même  à  apprendre  à  ses  bons 
amis  de  Lorraine,  ses  chagrins,  sa  pauvreté,  ses  intimités,  certaines 
liaisons  plus  étroites  encore.  Son  mariage  avec  M.  Huguet  de  Graflgny, 
exempt  des  gardes  du  corps  et  chambellan  du  duc  de  Lorraine,  avait 
été  un  enfer.  Séparée  de  lui  après  bien  des  années  de  patience,  elle 
rivait  dans  une  gène  assez  grande  pour  que  sa  destinée  dépendit  quel- 
quefois d'une  pauvre  somme  de  deux  cents  francs  attendue  des  mois 
entiers.  Assiégée  par  les  dettes  criardes  dans  les  refuges  où  elle  cachait 
son  délaissement  et  son  veuvage,  elle  était  obligée  de  dérober  aux 
curieux  les  petites  rentrées  que  pouvaient  lui  procurer  ses  amis,  et 
quelquefois  privée  des  hardes  demeurées  comme  gages  entre  les  mains 
de  quelque  logeur  trop  rigoureux.  Lorsqu'elle  vint  à  Girey,  en  plein 
d'hiver,  elle  fut  redevable  à  une  amie  qui  avait  équipage  d'avoir  pu 
traverser  les  mauvaises  routes  qui  séparaient  Nancy  du  séjour  de 
M""  Du  Châlelet  sans  faire  naufrage  dans  les  profondes  ornières.  Elle  y 
arriva  ne  possédant  pas  le  premier  écu  de  l'argent  nécessaire  pour 
chercher  une  auire  demeure.  On  sait  pourtant  que  Cirey,  si  hospitalier 
d'abord,  cessa  bienlôt  d'être  tenable.  La  reine  de  ces  lieux  veillait  sur 
son  empire  jivec  une  jalouse  défiance;  elle  ouvrait  les  lettres  de  ses 
hôtes.  Il  est  vrai  qu'elle  en  payait  te  port,  ce  qui  ne  sufDsait  pas  pour 
acheter  la  propriété  des  secrets  qui  pouvaient  y  être  contenus  ;  il  est 
vrai  aussi  qu'elle  cachait  sa  curiosité  derrière  l'intérêt  très  sincère 
qu'elle  portait  à  Voltaire,  ce  qui  ne  justifiait  pas  tout  à  fait  l'établisse- 
ment de  son  cabinet  noir.  Les  misérables  sont  patiens:  la  pauvre  noble 
dame  supportait  sars  rien  dire  la  censure  exercée  sur  sa  correspon- 
dance, c'est-à-dire  sur  le  dernier  aliment  qui  restât  k  son  cœur.  Après 
tout,  elle  n'était  pas  la  seule  à  endurer  cette  tyrannie;  M"*  de  Champ- 
bonin,  une  autre  amie  des  deux  amans,  une  autre  hôtesse  dans  celte 
maison  littéraire  et  princière  à  la  fois,  subissait  le  même  joug.  Bien 
plus,  celui-là  même  dont  te  nom  illustre  faisait  tout  l'ornement  de 
celte  riche  demeure,  l'astre  dont  M"'  Du  Chàtelet  se  disait  simplement 
le  satellite,  n'élait-il  pas  le  premier  esclave  de  cette  volonté  qui  ne 
perdait  rien  assurément  à  être  celle  d'une  femme  !  M""  de  Grafigny  se 
résignait  donc  à  recevoir  des  lettres  décachetées;  mais  un  jour  une 
missive  de  l'honnête  Devaux,  qui  joignait  à  un  grand  goût  pour  le  bavar- 
dage un  penchant  très  prononcé  pour  les  expressions  impropres,  donna 
lieu  de  croire  à  ta  fougueuse  et  1res  impérieuse  Emilie  que  ti"".  de  Gra- 
flgny  avait  coaimuniqué  à  ses  curieux  amis  tout  un  chant  de  la  Pucelle, 
c'est-à-dire  de  quoi  faire  arrêter  Voltaire  ou  tout  au  moins  l'obliger  à 
prendre  ta  fuite. 

Un  malentendu,  qui  consistait  dans  la  confusion  du  mol  plan  avec 
celui  de  chanl,  valut  à  la  malheureuse  réfugiée  non-seulement  une 
scène  affreu.se  que  lui  firent  le  poète,  trop  enclin  à  s'effrayer,  et  sa 

nigiUrrlbyGOOglC 


iB8  BETTS  ara  iieds  iimrau. 

mdtreBse,  trop  prompte  i  s'eapcnter,  «ns  «neore  ■□  moii  de  sao¥- 
frances  phy^^aes  «t  morales,  sus  porspecthe  assmëe  «Tan  sertir  fivia 
de  quelqaes  pttees  d'argem,  et  rf'eodurer  arasi  'nae  Atmiisa  pire  foa 
la  plos  'proTonde  misère.  Un  motif  Jiitai  inprrin  (TiiitérStse  pni«e  m- 
jonrd'hoi  sur  Vxalear  des  iMtnt  pèruvimmi.  Silo  fut  sans  donte  uac 
des  victiiDes  des  (jhangeiiieiis  ^litiquss  idoni  la  fjornàoe  eut  1  «oulMr 
àoefte  époque.  Dansane  de  bm  Ittlrea,  «aie  «at  aar  te  point  -àt  raamtte 
eO'détail  ses  infbrtoMB;  Ruoiellfe  i^-Mv^te  ootiit  w  mameotoii  «lie  vmtt 
de  dire  que  te  récit  nreit  raitiplsarar  Voltaire  à  <ohaudeBlanaes.  OkIIb 
sont  donc  tes  misftpes  qui  le  toadtèreat  w  Sort  T  V*  de-Grsflgny  as  tait, 
parce  -qa^lie  ^ri?alt  à  Devauc,  qui  ne  les  «ODmiBsait  que  trop.  Les 
emplois  que  soq  mari  avait  ooctqiée  dan  raBciesne  vemr  de  Lmrame, 
qaelqaes  allaùmsobsoares  i]B  nmivelle  oour,  tanécxnsité  de Vëloignar, 
permettent  de  suppewr  'que  les  vicissitudu  poHtiqBes  4e  son  prys  n'it- 
vwflDt  pas  ■été  •gai*  ionumce  sur  aa  deatmée.  La  pauvre  LorraiDa  *vA 
perdu  sa  iratiaiialité  an  passant  sousIh  mata  de  StmislBS.  L'année  mêm 
oâ'ComniBncéi<ein1espérd9riiiatîoaS'de11'"deer)^ny  avait  vu  s'acb»- 
mîiier  pour  un  pays  étraDger  ce  qui  Testait  de  la  maisoo  docate.  Le  der- 
nier duc  fvsit  troqué  sdo  "hérirage  pour  aa  tirAne  et  le  titre  de  tas  pèm 
pour  œlui  d'empereur-âpoux  de  la  souveniae  d'iutrîclie.  Vettaîre  a  n- 
contë  arec  Aequenee  cette  première  épreuve  de  notre  ohbre  LorraiBB 
qui  devait,  bélas'I  U  Toir  reneuvetée 'et  bien  ag^vée«em  trente-tiwiB 
ans  plus  tard.  »■•  de  Craapiy,  lorsqu'elle  quitta  Wancy,  partait  ipoor 
l'exU.  AjQUbMis  à  tmtes  «es  causes  de  Chogriu  une  blessure  qu'aD» 
semble  aroir  TeSBentie  phn  'vivement  que  tontee  les  antres.  Site  arat 
lusse  dans  celle  ville  «ne  HOeciisn  ii  laquette  die  9e  rattacbait  nec  Té- 
Dor^e  d'une  passion  d'arriëre-saism,  d'une  darmàt«  «c|>âranae.  Ce  Des- 
marest ,  dont  elle  avait  (cor  à  tour  désiré  et  tedouté  la  teaue  à  Qkcf, 
rompait  avec  «fie  sans  vetoiu-.  Elle  avait  passe  œs  deux  mois  assez  pé^ 
blés  déjà,  'd'al}Drâ privée  Ae  sa  présenoe«t  soutoot  deseEneuvelleB,  p«to 
alarmée  par  la  cariosité  de  W"  Do  CUtelet , -qui  voulait  le  voir,  «tie 
négligeait  rien  pour  rappeler.  iQne  lettre  comme  en  ne  sah  enéorire<qu« 
lorsqu'on  n'ahne  jâus,  st  surtout  lonqu'on  'est  trop  aimé,  dëcide  de  «m 
sort.  Nancy  ne  la  revit  point;  elle  partit  pour  ?aris  wec  2<I0  franc», 
son  unique  fOTtune ,  «t  la  promeme  ^une  reoMcmaadntioB  pour  1P"  la 
duchesse  de  'IticlieReu.  Elle  y  fut  rejoinie  par  ne  jeune  nièce.  M"** 
Ligcevltle, 'd'enœ  faiuHe|4iis  vnïIle-eiKOTeetiioDimoiBspniwe.  Cétatt 
l'indigenoe  s'abritent  sous  l'aîle  de  la  panvreté-.  csite  jeune  fille  fut  plu 
ttrdW-flehrétiœ. 

Les  Lettres  péruviennes  condamoeot  les  mœurs  et  les  Geubines  ¥m- 
çcùses  de  plus  d'une  manière.  EHea  ne  ménagent  mi  les  «nuitis  ni  Jes 
maris  :  les  uns 'sont  lâcbes,  ddloyans.  Bans  respect  iriilidélité;  les  aulras, 
prodigues  et  avares  tout  i  la  feis.sactnlîentsiDvettt  le  bien  ée  leurs  «iD- 


times  à  '  iBor  lUiertiiwge. 'Eltes -ne- wn t  TWB  TDéms  '  sévères  qMMrr  "te  '  hne. 
C'était' 1«' moment  où  P«n'a[i^uâisaiiMdeitoittespuS9'mii^onyaif{;'Mat 
te  jnoatle -semblait  tÉpétor: 

.tu»  âe  Graftgny,  qui-n-'étàlt  qve'du'^gronB  ibooSb-  de  Lénine,  >était 
[klas  simple ':-eHe  «arTHitd^BDknre-psr-ttXi^eHoe  qd^'on  yeT<d  le  nécw- 
vire  à'coarir  aprfts  le^uperflu.  Elle-'a'élë  la  première^ de  sen  temps, au 
miMftsdaseifQ  litïéraiure  yroframeatlllce.'à' faire  te  proofes  du  liu(e;-ëile 
a  précédé  Rousseau  sur  ce  point-caawie'aurqvMqiies'autres.  Il  n'y»  pas 
^u  tf  en  >6tre  «urpri3';>alîe  venait  d'BaeiproviRce  éloignée, 'inâépen- 
danie.'sinon'd'tiRe'TépUblicpieiétFan^re'i  ki'Piatioe;  «llC'éMit- pauvre 
a)inme'lfli;<x»>Riiae  lui  eUe  oraît^ttsint,' dépassé  ndtme ie  moment  où 
im  écrinaioa'tootsa  les  idées  peFsenaeNes  qti'Jl'QUPa,  sll' est' capable 
ld'eii'svoir;'coin[ire  lai'«lle'piiblîait/ffiH'<enviro[iB'lle  êimpianCe  BD3,'te 
livre  où  Mie  .iHettafttoaet^reenttin8n8de<'4aD  ane.'Le  TopprMtmiient 
ile"eesdeax«8pritssifo>ildiBpropeTtràBiiés  Ala'pooriHitjon  le'sent.'que 
He'BontrerileuFsan^t^ies.  [L'avémmeut  de  Rousseau  -fut  eamiae  one 
nxplosioD' dans  4e'n«Bde;ll'tini6eul  tend  il  ^tra  dans  sa  grande  renom- 
atée;'tVun'«eul'Coup'il'ût'«aanbUre(»i«fiti«v»ir  touiflS'tesMées^ftl 
ttsvait plus tarU  développer.  l>^n'eD£Gt-pa3>'iine,"eii<s98  écrits  postérKina. 
idont  legerme  >viBiUe  ne  'Soit  dans  -ses  tleox'iiiecouits  'adressés  &  l^«ta- 
iMnîe  de  BijaD..II-y'3  «iaâi'de  'rièbeslHeuiRMns>lesdlell'd'Orieat,'qui 
oeuvrent  isut  >è- otrup-'avec  bniitrV-éclat>ide  Jeurflaràiaon  estidigaede  la 
nagnffleence  de 'leurs  coiilenrs.'be  môdesteialeDt  de  M»*'de'OFaiigiiy 
'fleurit  deiRtâneen  nne'fois,  feie&-q<!i'avcc:i>ea«(;oupiBi«inS' d'éclat;  et 
wie  fois' qu'-ette  aut  fait 'enteH'diB'eeqtt'elle.avaitidaBS  le' cœur .'ce  fat 
fini  :  dMS^  ce'pMit-TûBaan.d*aa'BiériCe'  sesondaire  eUe~Avait-.ditaoaJdBr- 
aief  mot. 

Il  était  aussi  féaervé  tà'M** 'âeiaid[[^ï''.de<iisquer  la  première' Ides 
paradoxes  toufcbantilapropri44é;-c'eBt  làile  casactére  le  plus  singaliende 
'son.ouvrage.  FaHte'd'im^atre'Mnne.'oii'estiJsten  èbligé-xtequàlillerce 
roman  de  socitliste.'N^Uez'fias  «ar  oenoti kuaginer  que  yauteur  expose 
une  doctrine'iiouvéHe-sar'là'iaciété.lOQS  igraiides  jprétenttons  ne  sont 
pas  deve  te«p9-tà.  On  causàft/on  pramaMit  sssi  caprice  sur  des  uto- 
pies saus  omMéquence,  oonmae  «ur  l'état'  aamuge  Ues'  hommœ  primitifis 
ou'snr  l'histoire  des  Trogiodjrtes  ;  mais  onil'avaitpas  de  théoiie  aociéle 
toute  faite  pour  ctnager  ie'maiJde  du  jovr  au  lendemain,  iiyailkuis 
«gt-iPlHen'isar  que  lesociéliune 'Soit  aae  âhose'-sérieuBË'î'Le  aoot  est 
bien  coami,  mais  la  bboae/onne^l^'pas' trouvée. 'S'il  était  w^ique  te 
Bocialisnie  fût  la  retherthe d'un  moyen  honnftle  et'psalieable  pourobs- 
curcir  la  distinction  entre  le  tien  et  )e  mirai,  c'est  sue  rectaerdie  ttam 


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àOQ  BEVUE  DES  DEUX  HONDBS. 

laquelle  un  peu  de  Trivolité  réussirait  toujours  mieux  que  la  méthode 
scienlifique.  L'imagination  s'accommode  surtout  de  ce  qui  est  loin  de  la 
vie  réelle  :  elle  rêve  l'âge  d'or,  le  communisme,  la  suppression  des 
murs  de  clACure  et  des  limites  des  champs;  elle  ouvre  les  pories  des 
maisons,  elle  délie  les  cordons  de  la  bourse  la  plus  sern^e.  Mais  lâchei 
de  meure  un  peu  de  réalité  dans  ces  songes,  aussitôt  la  bourse  se  f<.'rme, 
la  porte  est  close  à  triples  verrous.  Restons  dans  le  domaine  de  la  fic- 
ti,on,  si  nous  voulons  faire  du  socialisme  ;  c'est  là  qu'il  e^t  à  sa  place.  On 
m'accordera  du  moins  qu'un  roman  a  autant  de  droit  à  se  dire  socia- 
liste que  la  iliéorie  la  plus  n^bitieuse.  Il  n'est  ni  plbs  ni  moins  utile  et 
il  a  te  mérite  d'être  moins  ennuyeux. 

Rousseau,  très  franchement,  regarde  les  maux  introduits  par  la  pro- 
priété comme  irréparables  :  M"  de  Graflgny.  plus  hardie  ou  plus  na!ve, 
croit  savoir  par  quel  moyen  ils  auraient  pu  être  évités;  elle  estime  que 
les  princes,  au  lieu  de  vivre  des  impôts  qui  leur  sont  payés  par  leurs 
sujeis,  devraient  nourrir  leurs  sujets  des  richesses  de  l'état;  c'est  dire 
que  ceux-ci  seraient  les  pensionnaires  viagers  des  rois  qui  posséderaient 
tout.  Sans  doute,  c'est  une  Péruvienne  qui  parle,  et  cette  conception, 
conforme  à  l'état  barbare,  se  trouve  à  sa  place  dans  les  lettres  de  Zilia; 
M"'  de  Graflgny  ne  voulait  pas  tout  à  fart,  j'imagine,  faire  du  roi  très 
chrétien  un  Incas,  fils  du  Soleil.  Cependant  le  roman  n't'tait  pas  une  sim- 
ple fantaisie  :  suivant  l'habitude  du  temps,  l'auteur  mettait  ses  pensées 
sous  la  plume  de  la  jeune  sauvage.  l.a  tendre  Zilia,  dans  sa  correspon- 
dance amoureuse  avec  Aza,  multiplie  les  critiques  et  les  jugeraens  comme 
le  sage  Usbek  des  Lettres  persanes,  dans  une  correspondance  non  moins 
amoureuse  avec  tout  un  sérail.  Peu  importe  la  valeur  de  leurs  idées  res- 
pectives :  l'auteur  des  Lettres  péruviennes  n'y  tenait  pas  moins  que  Mon- 
tesquieu; elle  y  tenait  davantage  peut-être,  si  l'oa  en  juge  par  le  ton  sé- 
rieux et  triste  de  ses  pages.  En  effet,  dans  le  rapprochement  qui  a  été 
fait  des  deux  livres,  rapprochement  écrasant  pour  M"'  de  Graflgny,  si 
l'on  ne  voit  en  présence  qu'un  modèle  et  une  copie,  on  a  oublié  de 
rappeler  la  différence  des  Ions.  Le  présideut  à  mortier  de  Bordeaux 
songeait  à  s'amuser  liri-mêrae  avant  d'amuser  ses  lecteurs;  mais  la  pau- 
vre réfugiée  de  Nancy  qui,  la  plume  à  la  main,  n'était  pas  gaie,  compo- 
sait son  roman  avec  des  souvenirs,  des  réflexions  mélancoliques  et  des 
larmes.  Ces  singularités  d'un  monde  idéal  qu'elle  bâtissait  loin  de  sun 
pays  et  de  ses  vieux  amis,  elle  les  prenait  au  sérieux.  Elle  croyait  de 
bonne  foi  que  la  pauvreté  venait  de  la  faute  dés  princes,  et,  suivant  la 
formule  adoptée  depuis,  que  la  société  était  mal  faite. 

11  Au  lieu  que  le  Capo-inca  est  obligé  de  pourvoir  à  la  subsistance  de 
ses  peuples,  en  Europe  les  souverains  ne  tirent  la  leur  que  des  travaux 
de  leurs  sujets:  aussi  les  crimes  et  les  malheurs  vienaent-ils  presque 
tous  des  besoins  mal  satisfaits. 


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BEVUE.   —   CHRONtQDE.  401 

<<  Le  malheur  des  nobles,  en  général,  naît  des  dtfllcultés  qu'ils  trou- 
vent à  concilier  leur  magnificence  apparente  avec  leur  misère  réelle. 

Il  Le  commun  des  hommes  ne  soutient  son  étnt  que  par  ce  qu'on  ap- 
pelle commerce  ou  industrie;  la  mauvaise  foi  est  le  moindre  des  crimes 
qui  en  résultent. 

B  Une  partie  dn  peuple  est  obligée  pour  vivre  de  s'en  rapporter  à  l'hu- 
manité des  autres;  les  efTets  en  sont  si  bornés,  qu'à  peine  ces  malheu- 
reux ont-ils  suffisamment  de  quoi  s'empêcher  de  mourir. 

CI  Sans  avoir  de  l'or,  il  est  impossible  d'acquérir  une  portion  de  cette 
lerre  que  la  nature  a  donnée  à  tous  tes  hommes.  Sans  posséder  ce  qu'on 
app'^lle  du  bien,  il  est  impossible  d'avoir  de  l'or,  et  par  une  inconsé- 
quence qui  blesse  les  lumières  naturelles  et  qui  impatiente  la  raison, 
cette  nation  orgueilleuse,  suivant  les  lois  d'un  faux  honneur  qu'elle  a 
ÎDventéj  atlache  de  la  honte  h  recevoir  de  tout  autre  que  du  souverain 
ce  qui  est  nécessaire  au  soutien  de  sa  vie  et  de  son  état.  Ce  souverain 
répand  ses  libéralités  sur  un  si  petit  nombre  de  ses  sujets,  en  compa- 
raison de  la  quantité  des  malheureux,  qu'il  y  aurait  autant  de  folie  à  pré- 
tendre y  avoir  part  que  d'ignominie  à  se  délivrer  par  la  mort  de  l'im- 
possibiirté  de  vivre  sans  honte,  n 

Comment  n'être  pas  frappé  de  la  profonde  tristesse  empreinte  dans 
ces  dernières  lignes?  Elle  montre  combien  les  pensées  qui  précèdent 
sont  au  fond  personnelles  à  l'auteur,  et  en  même  temps  elle  excuse  ce 
qu'il  y  a  dans  ces  pensées  de  déraisonnable  et  de  faux.  Celle  qui  rêvait 
de  telles  chimères  avait  connu  le  désespoir  des  malheurs  sans  remède; 
ses  pensées  semblent  avoir  parcouru  tout  l'intervalle  qui  va  de  ta  pau- 
vreté irréparable  à  l'idée  du  suicide.  Ziiia  est  beaucoup  plus  Française 
et  Européenne  qu'elle  ne  paraît,  et  ses  plaintes  ne  lui  sonfpas  inspirées 
uniquement  par  la  sympathie  et  la  surprise.  Elle  gémit  d'un  état  social 
donl'elle  souffre;  seulement  elle  voudrait  le  guérir  en  exagérant  le  mal 
même  dont  elle  est  témoin.  Les  pauvres  de  toutes  les  classes  ne  reçoi- 
vent pas  assez,  elle  prétend  les  mettre  à  l'aise  en  donnant  tout  au  roi. 
Cette  idée  n'était  pas  aussi  absurde  au  premier  abord  qu'elle  nous 
semble  l'être  aujourd'hui.  Comme  l'argent  que  l'on  payait  au  prince 
semblait  la  cause  de  l'appauvrissement,  il  n'y  avait  qu'à  renverser  les 
choses,  le  prince  au  lieu  de  recevoir  donnerait  de  l'argent  à  tout  le 
monde.  Chacun  de  ses  sujets  aurait  sa  part  :  quoi  de  plus  simple?  Il 
suffisait  que  la  large  main  qui  donnerait  k  tous  eût'dans  ses  coffres  ce 
qui  était  éparpillé  dans  toutes  les  cassettes.  Et  comme  on  partait  de  ce 
principe  qui  pour  beaucoup  de  gens  de  notre  temps  est  encore  un  ar- 
ticle de  foi,  que  la  provision  universelle  est  inépuisable,  voilà  tout  le 
monde  pourvu  d'avance  et  content.  Les  grands  n'épuiseraient  plus  leurs 
ressources  pour  tenir  leur  rang  et  faire  figure;  ils  ne  seraient  plus  les 
magnifiques  indigens  dont  Zilia  plaint  la  gêne  et  méprise  le  faux  luxe. 


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ksi  HETOE  DSS.  DEUX  UONOES. 

Chevaus,  éq;iipage9i.b&tel3,  maisaBa  de  plaisance,  icaitSeniLpïTiî  par' 
la  munificeiu».  royade^  On-  ne  verrait  pltu>  Ibs  cejptaaa.  ({".un.  sang,  iW 
lustca.  Uunbéi  daas.la  misère„aii  de  {>auvras.  veuves,  de.  noble  lignag* 
Tivant  d'aipédisaft.  Lagéairo^ilâ  du  monan}pe.aa  seraiuelle  pas  indér 
finie  comme  ses  trésors?  Il  n'y  aurait  plus  ni  ruine  en  haut,, ni  détresH 
ea.bos,.9aDS  compter.que  la.miU«u uismpliraitile venus,  le-conuserce 
n'étaot-plua  obU^  derecoufinè  la  nuuvsif&^foi'.  L'auteur  ne  s'eat-pai 
demandé  si  ceux..qfii  étuenbeobas,  où.  ils.  recevAteiU.  leur  pitance,,!» 
damaDdecaient-paa  à.Atra  enbaat,  où- ils  seraient.oomblës.  de  tous,  les 
dons.  CetlsiqtieatioB  était,  tropiodisocètepoiir  qfi'elle.y  songeât.. 

Avoos-Dous  le  droit  de  mépnaer  bienifort  l'utofiie  da.  Slia,,  et  celles 
du.  tempt  «duel  ne:  aont-eliaa.  pas.  qpeLquefoia-  aussi  exoliq^ies^  ausà 
grosière3.T.  Je  n'y  vois  souvent,  de  diftéracce  q^  ^u&  les  mots.  A.  la 
place  dti  roi  mettez  l!état;.comlàea  da  nosisy^tèmeasomliBtes  ne.  var 
lent.;^  miaui  que  Iss.rêves.de  La-Bénivienne  I-  BoinRDs,,at,q(iJ.pis.est, 
vieux-  romans,  voilà,  ca.  qu^ii  y  a.  an.  fbnil  da  nos  biUawasées  coupables, 
de  DOS  cbimërea  empaisonaées.  Deux  diBîârances.  pourtant  sépaiEst 
ceUes-ei  de  ceuxclà,  le  chariaiaDÎ3mfiïpédant.q^  s'^le  dans  lea-lbâo- 
ries,  et  les  crimes  qu'elles  font  commettra. 

On  parila  souvent  da;paraBilianM,  et  je  ramu(iii8.q^d.ceus  qpL  alfeo- 
tent  dsse  servir  de  es  mot  l'appliquent  toujours  au  servlteure  des  mor- 
narchies.  Us'  abusent  dacertaias  scandales  donLLa.  souvenir  ttès  T&xnt 
leuD  fournit  ce  qu!ils  ciieccheDt,,d8s  eflats  oratoitea^Ilesttrès  vrai  q)ie 
la.  myauté,  en.  li'rajice,,  a.  depuis- ua  siècle  ou.  deux  entrstenu  uagcaud 
nombre,  de  parasites  :  puasitâs-  de  La  noblesse,  donL  les.  rois  avaient 
commeoeé  la  ruine  en  leur  6tant  leurpart.de  gDuvemeiDent,.el.dOQt  ils 
achavaient  la.  dâcooâtura  eu  loa  candamaant.  à.  La.  prodigalilé';  paraates 
ds  la  pauvreté,  qpi  sont  de  tous.  les,  tempst  et  qui  vivaient  alors  dans 
des  baa-fonds  où  la  lumi^e  des.cé.vo]ulioDfi  oa  les.  avait,  pas  encoce  at- 
teints;, parasites  de  l'enlre-âeux,  ou  de  le  boiir.geoisie,.  qui  ne:  vivaient 
nLd!aiimôaes,.ni  de  pensions  sun  la,  cassette  rayalsi  mais  de  l'énorme 
quantité  de  petites  places  dont.  la.  csntialisation  francise  entialenait  la 
passion  et  lé  goût. non  moins  Eranijaia^ Cette  habitude  ds  compter  sur  le 
™  pour  vivre:  faisait  de  la  oour.  etda  tout  le, peuple. brillant  de^Vec- 
saillesiun  assemblage  d!indigpns  fastueux.  Elle  s'étale  de  la.  meilleure 
fioi  du  monde  dans  les  lignes  que  nous  avons  citées  de  H"'  ds  GrâTignj;. 

Faut-il  croire. cependant  que  Le  parasilisme.  soil.  particulier  àilarmo- 
oarchiaf  Etq^  dirons-nous  de  celui,  d'uae.  certain»  tépubliqjieT.  En 
1793,  on.lBCouvredanoisdedraîts.de  L'homme,  q|i£.  Saih&Iust  déûniï- 
sait  le  dnoit de  manger  du.paiui;.&nl&71,,oa.ie.dég^3e  sous  le  nom  db 
solde  de  la.  garde  nationale.  Au.  fond,,,  c'est  louj,oiirs  la  mém&  meladifi 
qjiî  dévora  l'état,,  la  même  plaie  q^i  s'étend  de  plus  en.  plus.  Iles  cévo- 
LutionSfOnt  bouleversé: les. canditiQiimsaasichaugfB  les  babilades.  Avant 


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S9  il  étail  htatM»  d»  Fetawir  dae.  paitiGuUflift,  mus-  ce^voiE  du  prioee 
<tiuli  utt  9à\9[àgC'«aKiéw  AiiisuiKl'bui  ii  est,  eacore  hofitmix  de  tendre  la 
auia  k  aea  QaacitoïeDft;  nati  il  gaea»  pour  trte  aatusei  de-  mendier  à  la 
liort&obftU  Eé^btk^a&le  noyeiiidi  virre  suis  caorii;  las  chaouesdii  tra- 
vail ttt  de  L'Kibiirùé  iadûidueUe.  Caiu  qui  refisereisiui  d'être  les-  cUeiis 
dfl  l'uBistaoc»  puhliquet  ee  font,  «i  besoin  Im  paraeitsa  arntéa  da  la 
(taude  cuîBiDfi  du  cemmiipûiUA.  SoeiAJisma,  solidarité,,  ooHectiwtii  or- 
gfiaiaatiaa  dutiruiail,  droit  au  trauaj^b,  sptods  wtsts  q^itout  eels^^ai  L'on 
veut  Atra  «ai.,  e'eM  paragiiius»  c^il  hut  «lir»k 

L.BEulâBU'àbkMa;l>,répuUiqiUt  dDiU,aouaioBKi>eaUiJad'in6truiiie 
lit  pcooàs,  i^a  tût.  ^fut  l4  g^DénaJcisar  ea^  coiktioiuiU,  sx»  le;  soupçooBsr 
pftu(-Mr«it  dus  tradilifioa  (|ui  awt  dir«cbeaie*it  contiairea  kaoa  «stnoe. 
AutteroH  lo  roi,,  earfansfr,  timl  conaidéflieMnue  le  pAreds  sessujats. 
Do  obéissait  à  ses  ordres,  môme  tjraaQfques,  avec  tnattasa^  mais  sans 
Béwdta,  saiw  U  fawBQ  ou  lo  utâpiift  qfi'iaagii»  l'injitistice  q^uand  elle 
lieni  (^uB  raurpatsun.  Oq  obéiautt  somms  k  un  fàte  ttrit^i  on  mpec- 
taat  lea  eaporlMaea&,  at  dans  l'eapôr  dt,  le  Sécbir  un  jour.  Ce  n'est 
p»  marvaiUQ  qu'on  atten^t  de  kû  di»  aatmm  dai»  le  faesoiu  et  mâme 
U  «ihaisuni»  dan»  la  déuwue.  Oa  étaib  fort  près  àa  œtat  ipe  tous^  ka 
biens  da-  la  famille  lui  aopBrleoEiieDt.  fiious  sommes  Meo  loin  de'  ce 
tcmps,^  et  c'est  une  surpriâfr  ^  ooofcuadjce  lea  ^aita  sensés  qu'il  ji  ait  en- 
axK  dea.persûBMS  s'ifflagiaaoL qi^'ili  feut.  taveoir.  Mats  ce  qui  dâvrait 
étODser  plus  encore  serait.  q|ue  la  réftttbUq^e  préLmidlt  ncmplaeer  iB'  loi 
dans  «ne  foaUioa  pecaoïuieUe  u  tsès  oc^reaM  d'entretenir  le»  paces- 
seuz.  ou.  les  maladroits  d«  U  maisos.  Le  coi  le  pouvait  k  la  rigueur; 
biea  que  le  poète  latiiiL  représente  las  reia  avec  de  très  longs  bn»,  les 
Mmâst»  de  cciu-ci  a'allaieot  qfi'k  &eax  qur  étsâtat  h  leur  ponée^.  La 
lépubiique  est.  paftQHt  :  elle  ne  paut  ù  ae  doit  traushAs  dUr  Louis  XIV. 
Csua  qui  en  lât|8  et  aujpiud'tuii  l'ont  pepcéseutéa  comme  usa-  màr»  oa- 
pable  da  UHicrir  sas,  sofans-  aîonl  fait  qu'une  dgHre  de  rfaélorique  ou 
un  BBsasooge  daageraux.  La  république  est  uua  fluniUe  àsancipée 
doat  tous  1^  membres  ssni  fraies  et  sa  doivaot  muUiellameat  des  se- 
coues frateroela.  Il  n'y  a.  pEB  U  d£  chef  ai  de  pâre  qui  puisse  avoir  ses 
enfaus  gàiés..  C'esl  auE  £[aads  fcôres  ^  sacoodar  les-  petits,,  et  aux  peUts 
à  grandir  par  leur  mérite  ou  leur  travail. 

La  meilleure  preuve  de  l'ignorance  où  étaient  M°»  de  GraCgny  et  ses 
lecteurs  des  hardiesses  dont  on  la  pouvait  accuser  est  la  société  même 
où  elle  téauU  On  la  trouve  entourée  des  hommes  les  moins  opposans, 
les  plus  détachés  du  parti  philosophique,  les  plus  satisfaits  du>régime 
sous  lequel  ils  vivaient,  pourvu  qu'il  restât  ce  qui  a  reiju  le  nom  assez 
juste  de  monarchie  tempérée  par  des  chansons.  C'est  le  comte  de  Caylus, 
Duclos,  Collé  surtout,  peut-être  Crébillon  fils,  honnête  dans  sa  vie,  à  ce 
qu'il  parait,  autant  qu'il  l'était  peu  dans  ses  livres.  Tout  ce  monde  con- 


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A6i  REVUE  DES  DBCS  MONDES. 

cevait  une  vague  inquiétude  en  voyant  les  témérités  des  philosophes,  se 
moquait  de  l'Encyclopédie,  applaudissait  discrètement  aui  épigrammca 
de  Plron  sur  Voltaire.  Duclos  s'entremettait  pour  faire  jouer  les  pièces 
de  M"  de  Graflgny,  Collé  allait  les  applaudir,  écrivait  même  pour  l'une 
d'elles,  sur  le  danger  de  trop  éclairer  le  peuple,  une  scène  qui  ne  put 
pas  servir,  que  Collé  n'a  pas  voulu  perdre  et  qu'il  a  insérée  dans  son 
journal.  Cétait  le  banc  de  la  droite  dans  ce  parlement  littéraire  que 
composent  les  écrivains  dn  xvui»  siècle.  C'étaient  de  petits  conservateurs 
qui  conservaient  simplement  et  de  leur  mieux  la  vieille  France  joyeuse, 
les  vieux  auteurs  gaulois  que  Voltaire  ne  pouvait  souffrir,  les  compila- 
tions égrillardes,  telles  que  les  Élrennes  de  la  Saint-Jean,  signées  du 
nom  de  ces  Messieurs,  et  surtout  le  Caveau,  institution  bachique  et  chan- 
tante qui  a  survécu  à  la  révolution  et  a  fini  non  sans  gloire  avec  Désau- 
giers  et  Béranger. 

M"*  de  Grafigny,  reprenant  après  Cinie  le  cours  de  ses  échecs,  de  ses 
revers  et  de  ses  dettes  toujours  croissantes,  mourut  en  1758.  Ses  cha- 
grins de  tonte  sorte  l'avaient  rendue  sujette  à  des  évanouissemens  sin- 
guliers; Collé  rapporte  qu'un  jour,  après  une  défaillance  qui  dura  quelque 
temps,  elle  reprit  la  phrase  qu'elle  avait  commencée  avant  sa  syncope. 
Sa  mort  fut  très  sensible  à  cet  ami,  qui  a  fait  d'elle  un  éloge  à  peu  près 
complet  et  lui  reconnaît  un  seul  défaut,  maiâ  fort  grave  à  ses  yeux.  Elle 
laissait  f|2,000  francs  de  dettes  elTectives,  que  sa  succession  permettait 
difficilement  de  solder,  h  Elle  était  cruellement  volée,  dit-il,  par  ses 
domestiques,  et  sa  dépense  était  excessive  pour  elle  sans  qu'elle  s'en 
aperçât;  elle  allait  toujours,  u  Collé  pratiquait  l'économie  comme  s'il 
n'avait  pas  été  poète  et  chansonnier;  suivant  l'habitude  des  gens  très 
économes,  it  se  montre  fort  sévère.  L'un  et  l'autre  étaient  dans  leur 
rôle.  Collé,  bourgeois,  fils  de  comptable,  sinon  de  financier,  faisait  la 
pelote  avec  ses  rentes  que  le  Caveau  n'entamait  pas.  M"'  de  Grafigny, 
une  noble  dame,  presque  une  grande  dame,  vivait  péniblement,  mais 
sans  compter.  Si  M"'  de  Grafigny  n'avait  pas  eu  de  dettes,  il  est  pro- 
bable qu'elle  n'eût  pas  prëlé  à  son  héroïne  des  idées  socialistes.  Mais 
c'était  le  bon  temps  pour  les  paradoxes  et  il  eût  fallu  bien  de  la  perspi- 
cacité pour  apercevoir  un  danger  dans  ce  roman  d'une  femme  malheu- 
reuse et  d'une  marquise  ruinée.  louis  éhehne. 


,  Google 


LA    REVANCHE 

DE  JOSEPH  NOIREL 


SBCONDB  PAKTIE  (!]. 


III. 


En  faisant  le  grand  tour  du  clos  avec  M.  d'Omis,  M""  Mirion  l'a- 
vait questionné  sur  son  château ,  et,  bien  qu'il  n'iwmât  pas  les 
questions,  elle  avait  réussi  à  lui  faire  dire  que  son  château  était 
situé  à  cinq  kilomètres  d'Amay-Ie-Duc,  chef-lieu  de  canton  de  la 
Côte-d'Or.  Joseph  reçut  l'ordre  de  prendre  le  chemin  de  fer  de  Paris 
et  de  s'arrêter  à  Beaune,  où  il  coucherait.  Dans  l'auberge  où  il  des- 
cendit, personne  ne  connaissait  Omis.  Ce  début  lui  parut  de  bon 
augure,  et  sa  première  nuit  se  passa  bien. 

Il  repartit  le  lendemain  matin  par  la  diligence  d'Amay,  C'était 
son  premier  voyage  ;  il  ne  connaissait  du  monde  que  Genève,  son 
lac,  sa  vallée  enfermée  de  tïiutes  parts  entre  de  hautes  montagnes. 
Le  pays'qu'il  avait  sous  les  yeux  l'étonnait.  Il  se  donna  le  plaisir 
de  gravir  à  pied  la  côte  qui  sépare  le  vignoble  du  plateau,  la  Bour- 
gogne vineuse  de  la  Bourgogne  boisée.  Il  sondait  du  regard  les  plis 
et  les  replis  de  la  vaste  piaine  qu'il  laissait  derrière  lui,  les  collines 
en  gradins  qui  déroulaient  en  cercle  leurs  lignes  fuyantes,  les  hori- 
zons bas  et  lointains.  Soit  la  nouveauté  de  ce  spectacle,  soit  le 
plaisir  de  se  mouvoir  et  de  respirer  un  autre  air,  son  imagination  se 
mit  au  beau;  il  eut  un  de  ces  momens  heureux  de  l'âme  où  elle  refait 
le  monde  à  sa  guise,  et  lui  prête  des  complaisances  qu'il  n'a  pas. 

Il  atteignit  Arnay  vers  midi  et  y  prit  d'aibord  le  temps  de  manger 
un  morceau.  Ce  qui  lui  gâta  s^  digestion,  c'est  que  le  premier  pas- 
Ci)  Voyei  la  Rtoue  du  15  juillet. 

TOIIB  ÏCIÏ.  —  I"  AOBT  1871.  » 

nigiUrrlbyGOOglC 


A66  BEVUE   DES   DEUX   UONDES. 

saot  qu'il  interrogea  lui  indiqua  très  nettement  où  étîdt  Omis  et  le 
chemin  qui  y  conduisait.  Joseph  le  remercia  de  mauvaise  grâce  et 
se  mit  en  route.  Il  se  disait,  pour  se  consoler,  que,  si  le  village  était 
authentique,  il  n'était  pas  encore  prouvé  que  le  comte  le  fût. 

Tout  cbemiu  ne  mène  pas  à  Omis.  Je  ne  sais  si  Joseph  y  mit  de 
la  mauvaise  volontâ.  mais  11  prît  trop  .à  drwte,  s'égara  dans  les 
bois.  Un  paysan  le  ramena  sur  la  bonne  voie.  Le  soir  venait  quand 
de  la  crôte  d'une  colline  il  avisa,  au  bord  d'un  ruisseau,  un  village 
dominé  par  une  terrasse  ^'ombrageaient  deus  ormes  magniûques. 
Sur  le  derait  de  œtle  «errasse  était  l'église  ;  en  airière  de  l'église, 
on  apercevait  un  passage  voûté  qui  conduisait  à  une  grille,  laquelle 
s'ouvrait  sur  une  grande  cour  d'honneur.  Au  fond  de  cette  coui-,  il 
y  avait  un  château,  un  gros  château  à  mâchicoulis  et  à  tourelles 
coiffées  de  girouettes,  au-delà  duquel  s'étendait  «n  parc  touS'u, 
qui  formait  des  massifs  de  verdure  pi-esque  noire.  A  la  vue  de  ce 
château  bien  véritable,  Joseph  commença  de  croire  au  comte  d'Or- 
nis,  et  son  front  se  rembrunît.  Ce  fut  le  cœur  pesant  qu'il  entra 
dans  l'auberge  du  Cheval-Blanc,  située  à  i'un  des  bouts  du  village, 
et  s'y  fit  servir  à  souper. 

Après  souper,  il  passa  dans  la  cnisine,  tâcha  de  lier  conversation 
avec  l'aubergiste,  M™'  Guibaud,  grosse  Bourguignonne  à  la  face  ré- 
jouie, veuve  depuis  trois  ans  et  très  disposée  à  convoler.  Elle  était 
occupée  à  remettre  en  état  sou  moulin  à  caTe,  qui  s'était  détraqué. 
—  Vous  ne  savez  pas  vous  y  prendre,  la  mère  1  lui  dît  Joseph,  et, 
lui  étant  le  moulin  des  mains,  il  entreprit  de  le  raccommoder. 
Cela  le  fit  bien  voir  de  la  Bourguignonne,  d'autant  qu'elle  le  tro«- 
vaiit  joli  garçon.  Elle  lui  demanda  d'où  il  venait.  Il  se  donna  pour 
un  ouvrier  qui  avait  eu  des  paroles  avec  son  patron  et  qui  s'en 
allait  chi^rcher  du  travail  à  Dijon  ou  ailleurs;  mais  il  n'était  pas 
pressé  d'arriver,  disait-il,  ayant  quelque  pécune  en  poche  et  le 
goût  de  voir  du  pays. 

—  Vous  habitez  un  joli  endroit,  ajouU-t-il.  A  qui  donc  appar- 
tient ce  château  qud  est  planté  sur  une  terrasse? 

—  Quelle  question!  Au  comte  d'Omis. 

—  Un  grand  blond  que  j'ai  rencoiitré  tantôt  en  voiture? 

-~  11  n'est  ni  grand  ni  blond,  et  en  fait  de  voiture  il  n'emploie 
guère  que  celie  des  cordeliers;  c'est  le  plus  grand  marcheur  du 
paya.  Je  ne  sais  qui  vous  avez  rencontré;  mais  M.  le  comte  e^  en 
voyage,  en  Suisse,  dit-on. 

Le  doute  n'était  plus  possible  :  le  comte  était  aussi  vrai  que  le 
château.  Jo^qih  garda  un  instant  le  silence,  puis  il  reprit:  — 
Quelle  espèce  d'homme  est-oe  que  ce  comte? 

—  Ma  foil  dit-elle,  il  a  une  bouche,  deux  yeux  et  te  nez  au  mi- 
lieu du  visage.  Pourquoi  me  demandez-voos  ça?         GooqIc 


LA   REVANCHE  ££  JOUPU   NOIBEL.  k67 

—  GesL  qu'il  y  avait  sur  ta  route  deux  passans  qui  parlaient  de 
lui.  L'un  d'eux. disait  :  Le  comle  d'Omis  est  luiiBécliaDt  diablfi,  qw 
cead  sa  fenune  très  malbeuseuse. 

—  Vous  avez  enteodu  de  travers. M.  kcomie  s'âpas-de /enune, 
et  il  n'y  a  pas  d'autre  comtesse  d'Omis  .yue  la  mère  du  comte,  qui 
vit  avec  lui.  II  n'est  guère  à  croire  qu'il  se  made  jamais.  Il  a  gua- 
Eanle-cinq  ans  et  ne  se  soucie  point  dee  ieaun£&.  U  aime  mieux 
ses  cbiene  et  sou  fufiil  de  chasse. 

—  Dites  donc  tout  de  fiuite  que  jc'esl  un  original. 

—  Un  original,  comme  il  vou£  plaka.  Le  fait  est  qn'il  y  «n  a  qai 
l'aiment  et  qu'il  y  en  a  ^  ne  l'aiment  point.  Et  ce  qu'on  peut  dir« 
aussi,  c'est  qu'il  est  plus  cbiclie  Ae  ses  paroles  ijue  de  £0d  argent. 
Vous  pourriez  bien  le  rencontrer  viqgt  ibis  dans  le  village  a^ks  en- 
tendre le  wa  de  sa  voix. 

—  Je  n'aime  pas  les  gens  i}ui  ne  jMtflent  point,  fit  Joseph.  Usant 
quelque  chose  à  cacher. 

En  ce  moment,  un  homme  en  blouse  bleue  se  pencha  vers  l'âtre 
pour  allumer  sa  pipe  et  ^t  à  Joseph  :  —  Vous  avez  raisoa,  mon 
gars.  Et  ceux  qui  vous  ont  dit  que  le  comte  d'Qrois  rendait  sa  femme 
malheureuse  avaient  diablement  raison  aussi. 

—  A  cela  près  qu'il  n'en  a.  poiûX,  dit  JB""  Guibaud. 

—  Qu'est-ce  que  cela  fait?  reprit  l'autre  d'un  t«)  colère.  U  pour- 
rait en  avoir  une,  et  jour  de  DLeuI  comme  je  La  plaindrais! 

—  Il  serait  capable  de  la  battre?  demanda  Joseph. 

—  -Gomme  plâtre,  morbieuJ 

—  Pauvre  ïemmel  une  vraie  Geneviève  de  BrabantI  dit  l'auber- 
giste avec  un  gros  rire  qui  découvrit  toutes  ses  deui&. 

MMs  l'homme  en  blouse  n'^était  pas  eu  luuBeur  de  rire  j  —  C'est 
un  brutal,  reprit-il,  et  je  voudrais  bien  voir  qui  oserait  soutenir  le 
contraire.  C'est  au  Mexique  qu'il  s'est  fait  la  main.  L'hiver  passé, 
un  enfant  eut  le  malheur  de  J'eflleurer  d'une  ^lote  de  neige;  il  se 
jeta  sur  lui  comme  une  bftte  iïauvB,  fit  peu  s'en  est  fallu  qu'il  ne 
l'assomHiât  surplace. 

—  U  était  en  colère,  père  Chazet;  cela  paut  arriver  à  Paul  et  k 
Jacques,  repartit  M*"*  Guibaud.  Le  fait  est  que  d'ordinaire  id  salue 
honnêtement  le  monde. 

—  Honnêtement!  vous  nous  parlez  d'avant  le  Mexique,  répliqua 
l'autre  en  s'âchauflaaL  C'estle  Mâxjguequivons  change  un  boaune. 
II  est  revenu  grincheux  comme  un  sanglier  qui  défend  sa  bauge. 
On  lui  réglera  un  jour  ses  comptes  à  celui-là.  Si  jamais  Ja  reue 
tournait..» 

n  n'acheva  pas  sa  phrase,  et,juip)pe  allumée,  il  partit  en  fredon- 
nant l'air  du  Ça  ira.  toseph  avait  mangé  des  yeux  le  père  Chaset, 
gravé  au  burin  dans  sa  méawùne  chacBiie«3e  ses  partdes.  L'auber- 


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468  REVUE    DES  DEDX  HOKDES. 

giste  lui  dit  :  —  Il  est  boa  que  vous  sachiez  que  le  père  Cbazet  est 
un  rouge  qui  bracounait  sur  les  terres  du  château.  H.  le  comte 
l'a  averti  une  fois,  deux  fois;  la  troisième  il  l'a  attrapé  suf  le  fût, 
lui  a  dressé  procès-verbal  et  l'a  fait  mettre  à  l'amende. 

—  C'est  égal,  lui  répliqua  Joseph,  ce  Bourguigoon-là  me  paraît 
an  homme  de  bon  sens. 

—  Le  père  Cbazet  est  un  radoteur,  dit  un  petit  vieux  au  chef 
branlant  qui  s'approchât  du  feu  pour  s'y  chauffer  les  mollets,  car, 
été  comme  hiver,  il  avait  toujours  froid.  C'était  le  maître  d'école, 
M.  Machillard.  —  M.  le  comte  d'Omis,  poursuivit-il,  est  un  digne 
homme,  que  Dieu  bénisse  !  En  voilà  un  comte  qui  n'est  pas  fier  et 
qui  n'a  qu'un  coup  de  chapeau,  le  même  pour  tout  le  monde.  Où 
est-ce  ^'on  fabrique  encore  des  comtes  comme  celui-là?  11  n'y  a 
qu'une  chose  à  lui  reprocher  :  il  ne  se  marie  pas,  il  ne  fera  pas 
souche.  Il  a  donné  à  la  commune  une  fontaine  et  un  lavoir;  il  de- 
vrait lui  faire  aussi  cadeau  de  vingt  petits  d'Omis,  là  tout  grouil- 
lans,  pour  conserver  la  graine. 

—  Vingt  petits  d'Ornis,  monsieur  Macliillard  !  Ce  serait  peut-être 
trop,  dit  M'"'  Guibaud,  qui  en  toute  chose  paraissait  incliner  pour 
lesjustes-milieux. 

—  Mettons-en  dix,  et  laissez-moi  tranquille,  repartit  M.  Machil- 
lard en  toussotant. 

—  Pourquoi  donc  votre  comte  ne  se  marîe-t-il  pas?  demanda  Jo- 
seph; est-ce  qu'il  n'y  a  jamais  pensé? 

—  Si  fait,  autrefois,  quand  il  avait  l'humeur  à  ça;  mais  depuis 
deux  ans...  Vous  savez,  depuis  l'accident,  l'assassinat... 

—  Ne  ressassez  pas  ces  vilaines  histoires-là,  dit  M"'  Guibaud, 
Dans  le  temps,  elles  m'ont  tenue  vingt  nuits  sans  dormir. 

—  Quel  assassinat?  fit  Joseph  en  posant  le  moulin  sur  la  table. 

—  Mais  vous  ne  savez  donc  rien?  d'où  sortez-vous?  lui  dit  le 
petit  vieux  en  le  toisant  d'un  regard  de  pitié. 

—  J'arrive  de  Lyon,  dit  Joseph.  On  n'y  apprend  rien  de  rien. 

M.  Machillard  tira  sa  tabatière  de  sa  poche,  y  prit  une  pincée  de 
tabac,  et  la  tenant  entre  son  pouce  et  son  index  :  —  Voici  le  fait, 
jeune  homme.  Le  comte  d'Ornis  avait  un  ami  intime  qui  demeurait 
ici  près,  à  Riviers,  c'était  le  marquis  de  naoïix.  On  était,  voyez-vous, 
comme  peau  et  chemise,  courant,  chassant,  dînant  ensemble,  tou- 
jours fourrés  l'un  chez  l'autre.  C'était  Oreste  et  Pylade.  Or  il  arriva... 

—  Je  me  sauve  ,  dit  l'aubergiste.  Quelle  rage  de  raconter  des 
horreurs  1 

—  II  arriva  ceci,  continua  M.  Machillard  d'un  ton  dogmatique. 
Le  marquis  était  venu,  à  son  ordinaire,  dîner  et  passer  la  soirée 
chez  le  comte  d'Omis.  C'était  le  26  février  1867.  1!  faisait  ce  jour- 
là  un  froid  de  tous  les  diables  et  un  vent  à  décorner  les  bœufs.  £t 


U    RETANCHE    DE    JOSEPH    NOIREC.  A69 

voyez,  jeijne  homme,  ce  que  c'est  que  les  presseDtimens.  11  faut 
vous  dire  que  j'entre  dans  mon  lit  tous  les  soirs  au  coup  de  dix 
heures.  Je  le  répète  souvent  à  M™*  Macbillard,  ce  sont  les  habitudes 
réglées  qui  vous  conservent  un  homme;  je  ne  vous  dis  que  ça,  pro' 
fitez-en.  Eh  bieni  ce  soir-là,  je  ne  pouvMs  me  décider  à  m' aller  cou- 
cher. J'avais  des  démangeaisons  dans  l'estomac  et  dans  les  jambes, 
une  sorte  d'inquiétude...  11  me  semblait  qu'il  allait  se  passer  quelque 
chose.  Et  voilà  que  tout  à  coup,  minuit  venait  de  sonner... 

—  Vous  entendîtes  une  détonation?  interrompit  Joseph. 

—  Quelle  bêtise,  jeune  homme!  Est-ce  que  les  couteaux  déto- 
nent? C'est  fini,  la  jeunesse  ne  sait  plus  écouter...  Je  vous  racontais 
qu'à  minuit  les  deux  amis  s'étaient  dit  bonsoir.  Le  marquis  sort, 
b'averse  le  parc.  Quand  il  est  au  bout  du  petit  pont  qui  conduit  au 
petit  bois  qui  conduit  à  la  route  de  Riviers...  M'écoutez-vous  cette 
fois?...  Quand  il  est  au  bout  du  petit  pont,  un  homme  embusqué 
derrière  un  chêne  se  jette  sur  lui  et  lui  enfonce  un  couteau  en  plein 
cœur.  11  tombe,  mais  raide  mort!^  Ce  que  c'est  pourtant  que  de 
nousl  Voilà  un  beau  garçon  qui  venait  de  dtner,  et  de  bien  dtner, 
et  qui  avait  l'humeur  guillerette,  car  dans  ce  temps  on  buvait  du 
meilleur  au  château...  Puis...  raide  mort,  vous  dis-je!  On  ne  le 
trouva  qu'au  matin,  et  on  courut  avertir  M.  d'Omis.  II  fallait  le 
voir.  Tour  à  tour  il  s'arrachait  les  cheveux,  ou  il  pressât  dans  ses 
bras  le  corps  de  son  ami,  comme  s'il  avût  voulu  le  rappeler  à  la 
vie.  Quel  désespoir!  C'était  déchirant.  Tout  le  village  vous  le  dira. 

—  Et  a-t-on  découvert  l'assassin?  demanda  Joseph. 

—  Mon  Dieu!  que  vous  êtes  pressé!  On  ne  peut  tout  dire  à  la 
fois.  Eh  !  oui ,  on  a  découvert  l'assassin,  et  on  lui  a  fait  son  affaire, 
à  celui-là.  C'était  un  vagabond,  une  sorte  de  bohémien,  qu'on  ar- 
rêta vingt-quatre  heures  plus  tard.  Il  a  nié  mordicus  jusqu'au  bout, 

-  le  drôle;  il  a  fièrement  disputé  sa  tête  à  la  justice.  Malheureusement 
pour  lui  il  avait  des  taches  de  sang  sur  sa  blouse,  et  dans  ses  poches 
la  montre  et  le  porte-monnaie  du  marquis.  Croiriez-vous  qu'il  a  sou- 
tenu, l'innocent,  qu'il  avait  ramassé  ce  butin  au  pied  d'un  chêne? 
Est-ce  que  la  justice  coupe  dans  ces  histoires-là  7  Quelle  apparence 
qu'un  porte-monnaie  et  une  montre  s'en  aillent  se  promener  tout 
seuls  dans  les  bois?  On  trouva  aussi  sur  lui  un  couteau.  Un  expert,  il 
est  vrai,  prétendit  que  ce  couteau  ne  tenait  qu'à  un  clou  et  n'avait 
pu  servir  à  tuer  un  homme;  mais  il  fut  prouvé,  clair  comme  le  jour, 
que  le  chenapan  avùt  après  coup  démantibulé  son  braquemart. 

—  Ne  s'est-on  pas  assuré,  reprit  Joseph,  que  la  blessure  avait  à 
peu  près  la  même  largeur  que  la  lame  du  couteau? 

—  Auriez-vous  par  hasard  la  prétention  d'en  remontrer  à  la  jus- 
tice, jeune  homme?  Les  juges  ont  été  mis  au  monde  pour  juger.  Si 
TOUS  supposez  qu'ils  puissent  se  tromper,  où  allons-nous?  mon 


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170  BETUE   IftS  DEUX   UOHVES. 

Dieu,  oà  aHons-nons?  Le  fait  est  qu'on  l'a  g:tri]lotmé,  ce  scéliÏTat, 
«t  qtt^l  ne  l'atatt  pas  i<Aé. 

A  ccV  endroit  de  sov  réàt,  H.  MàriiHlarâ  ïroma  sa  prise  de  tabac; 
pois  il  cria  :  —  Voos  potwer  rerenir,  madame  Guiliaud.  fai  fini 
SMS  Mstoire-. 

—  €*es»  bien  heareoT,  dSl-eflte  ea  w  rapprochant. 

—  Pour  eencfore,  reprit-il,  depom  F*  mort  du  marquis,  le  comte 
d'Orni»  est  devenu  un  antre  bomme;  ftisqu'al^s,  il  aimait  à  s'amu- 
ser, à  jouer...  H  jouait  trop',  e*  même  gros  jeu.  Son  ami  mort,  quel 
chflogemen!  r  Plus  de  plaisir»,  adieu  les  caTtujs.  lï  est  resté  cfix-buît 
mois  sans  articoler  plas  de  vingt  paretes.  Triste,  maigre,  de  wm 
h^llé,  il  avait  l'aîr  d'un  corbillard,  Bntore  ne  sortait-il  guère.  Il 
passait  des  semaines  elaqueinuré  cher  lui,  ses  portes  et  ses  vrfets 
hermétiquement  closv  coBmw  s'il  avait  juré  de  faire  de  sa  maison 
CTO  tombeau,  et  laissait  ITierbe  foisonner  dans  ses  cours,  les  orties 
dans  son  jardin.  Ce  n'est  que  depuis  srr  nrois  qu'iî  a  un  peu  repris 
à  la  vie;  îl  a  recommencé  à  se  promener,  à  parler,  et  dernièrement 
il  est  parti  pour  aller  se  distraire  en  Suisse,  en  conrant  les  mon- 
tagnes. Cest  égal,  jusqu'à  son  dernier  jour,  il  n'oubliera  pas  son 
ami  Iç  marquis,  ce  qui  tous  prouve  qu'il  a  un  cœur  d'or,  cet 
bomme,  el  que  les  pères  C&azets  sont  des  esprits  cornus  et  des 
débttans  de  eoquecrgrues. 

Cela  dit,  11.  Machillard  remit  sa  tabatière  dans  son  gousset,  sa- 
lua la  créfnaill^re  et  les  casserofes,  et  partit.  —  Un  cœur  d'or,  je 
le  veux  bien,  dit  l'aubei^iste  à  Joseph  ;  mais  il  est  bon  que  vous 
sachiez  que  M.  MacMllard  a  des  obligations  à  M.  le  comte,  qui 
d^ns  le  temps  l'a  tiré  d'embarras  en  le  cantionoant  pour  dis  mille 
francs. 

—  D'où  yi  conclus,  dit  Joseph,  que  l'homme  vaut  ses  récits.  Us 
sont  comme  lui  sujets  à  caution. ..  Voilà  votre  moulin  raccommodé, 
ajoutai-t-il.  Bonsoir  la  compagnfe. 

Dix  beores  sonnaient.  II  sortit,  ses  mains  dans  ses  poches,  ga- 
gna la  place  de  l'église,  poussa  jusqu'à  la  grilîe  dn  château.  ETÏe 
était  fermée.  Sar  la  foi  des  indications  que  lui  avait  données 
M.  Machillard,  il  rebroussa  chemin,  suivit  la  route  jusqu'à  ce  qa'il 
trouvât  sur  sa  di-oite  une  traverse  et  un  petit  bois.  H  s'engagea  dans 
ce  bois  et  atteignit  bientôt  la  tête  d'un  petit  pont  rustique,  jeté  sut 
un  ruisseau  étroit,  maïs  profondément  encaissé.  Bien  qii'îf  RA 
brave,  Joseph  ne  put  se  défendre  d'une  certaine  émotion,  La  lune, 
qui  était  dans  son  plein ,  éclairait  l'endroit  où  lé  crime  avait  été 
commis.  Elle  semblait  marquer  la  place,  elle  disait  :  C'est  ta.  Les 
ai-fties  d'alentour  regardaient  et  se  souvenaient.  Joseph  se  décida 
pourtant  à  traverser  le  pont,  qui  était  fermé  à  son  autre  extrémité 
par  une  barrière.  11  l'enjamba  sans  peîne  et  s'introduisit  dans  16 


LA   REVANCHE   DE   JOSEPH   KOIBEL.  A71 

pu-c;  n  avait  gardé  de  son  enraoce  le  goût  d'escalader  les  clôtures 
et  d'entrer  chez  lés  geos  autrement  q,ue  par  fa  ports.  Malgré  le 
secours  dé  la  luoe,  «jui  faisait  de  sou  mieux  pour  lui  montrer  soa 
cËemiD,  il  ne  put  le  trouver,  tant  les  sentiers  étaient  mal  tracés  et 
envahis  par  le  gazon,  tant  les  massifs  Marbres  étaient  épais.  Plus 
d'uiie  fois  son  pied  trébucha  contre  uo  chicot,,  plus  d'une  fois  son. 
chapeau  resta  pris  dans,  les  branches  d'un  chêne.  II  fmit  par  se  re- 
buter, et  revint  sur  ses  pas.  Comme  il  se  disposait  à  repasser  U  bar~ 
riére,  il  s'avisa  qu'uii  homme  &'était  aritété  à  l'autre  boni  du  pont. 
Cet  homme,  qui  lui  tournait  le  dos,  tenait  dans  sa  main  droîle  un 
rotin,  dans  sa  main  gauche  une  laisse  attachée  au  collier  d'un  grand 
danois.  U  s'était  accoudé  sur  la  balustrade  du  pont  et  regardait 
l'eau  couler;  puis  il  se  prit  à  dire  à  demirvoix  :  —  Tais-toi,  mon 
vieux.  Ce  qui  est  fait  est  fait.  —  A  qulpaflait-iJ,  à  l'ombre  dn  mar- 
quis ou  à  son  chien?  Celui-cî  prît  la  liberté  de  lui  répondre  par  an 
lugubre  hurlement;  peut-être  avait-il  flairé  la  présence  de  Noirel. 
L'homme  lâcha  une  bordée  de  jurons»  regarda  autour  de  lui,  et,;  ne 
voyant  personne,  fit  tajre  le  danois  en  le  menaçant  de  sa  trique, 
après  quoi  ils  détalèrent  tous  les  deux.  Joseph  leur  laissa  le  temps 
de  s'éloigner,  franchit  le  pont,  regagna  son  auberge.  Il  y  domyt  très, 
mal  et  passa  une  partie  de  la  nuit  à.  se  battre  contre  son  traversin 
et  sa  couverture.  Un  commis-voyageur  qjui  couchait  dans  la  chambre 
voisine  l'entendît  s'écrier  à  deux  regrises  :  —  Non,  vous  ne  l'aurez 
pas.  Elle  est  à  moi...  • 

U  se  réveilla  au  petit  jour,  le  cerveau,  hrîsé.  Après  avoir  déjieuné, 
il  résolut  de  visiter,  avant  de  partir,  îe  château  et  son  parc  pour  se 
mettre  en  état  de  ré[iondre  aux  innombrables  questions  dont  M°"Mi- 
rion  ne  pouvait  manquer  de  Taccabler.  H  trouva  cette  fois  la  grille 
ouverte,  franchit  sans  ri^ncoatrer  personne  la  grande  cour  d'hon- 
neur, et  descendit  par  un  escalier  gironié  dans  un  jardin  où  l'on 
apercevait  çà  et  fà  quelques  touffes  de  violier  ou  quelques  roses 
fanées.  Quand  il  eut  traversé  le  jardin,  il  se  retourna  pour  contem- 
pler la  façade  du  château.  IT  fut  frappé  du  caractère  de  morne 
tristesse  qu'offrait  cette  vaste  construction  gothique,  où  dix  familles 
eussent  tenu  à  l'aise,  et  qui  n'était  habitée  q^ue  par  un  homme,  tin 
corps  de  logis  en  saillie  était  seul  dans  un  état  d'entretien  sufljsant, 
et  apparemment  c'était  le  seul  logeable;  le  reste  avait  été  aban- 
donné aux  araignées  et  aux  rats  ;  on  eût  dit  un  grand  corps  atteint 
de  paralysie  et  qui  ne  vit  plus  que  par  le  cœur  ou  la  tète.  Portant 
tour  à  tour  ses  yeux  de  ce  jardin  sans  (leurs  h  ces  murailles  grises 
qui  se  souvenaient  d'avoir  longtemps  vécu  et  qui  ne  savaient  plus 
bien  à  quoi  elles  servaient,  Joseph  se  prit  à  dire  :  —  Que  ferait- 
elle  ici  de  sa  galté  7 

Il  pénétra  dans  le  parc,  qui  avait  la  forme  d'un  entonnoir  et  des- 


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&7?  BETUB   DES   DEDZ   MONDES. 

cendait  en  se  resserrant  jusqu'à  une  pièce  d'eau  enviroimée  de 
saules  pleureurs.  Le  gazon  et  les  sentiers  étaient  jonchés  de  bois 
mort,  les  arbres  formaient  par  endroits  d'impénétrables  couverts  et 
d'inextricables  fourrés.  Joseph  se  fraya  difficilement  un  chemin  jus- 
qu'à l'étang,  qui  avait  été  jadis  un  vivier  et  qui  n'était  plus  qu'une 
grenouillère.  Les  saules  creux  laissaient  pendre  dans  l'eau  leurs 
branches  ëplorées,  et  lui  cachaient  entièrement  le  ciel.  Au  milieu 
d'une  pelouse  qui  précédait  l'étang  se  dressait  une  statue  en  marbre, 
laquelle  représentait  un  général,  son  épée  à  la  main.  Cette  statue 
avait  perdu  son  nez  dans  la  bataille  des  siècles.  Le  socle  portait  cette 
inscription:  «Jacques  d'Omis,  maréchal  de  camp  et  commandeur 
de  l'ordre  du  Saint-Esprit,  né  en  1635,  mort  à  la  bataille  de  Ner- 
winde  en  1693.  » 

Joseph  remonta  vers  le  château.  Il  se  dirigea  vers  le  corps  de 
logis  habitable  et  habité,  dont  les  portes  et  les  fenêtres  étaient  ou- 
vertes. Gravissant  un  perron  en  fer  à  cheval,  il  plongea  son  regard 
dans  un  grand  salon  meublé  avec  luxe,  mais  un  peu  fripé,  et  qu'un 
tapisâer,  assisté  de  deux  aides-de-camp,  était  en  train  de  rhabiller. 
Assise  dans  une  bergère,  une  vieille  femme  les  regardait  faire,  une 
béquille  à  la  main,  tout  en  causant  avec  un  grand  llandrin  qui,  de- 
bout devant  elle,  promenait  ses  dents  sur  la  pomme  d'ivoire  de  sa 
badine.  Cette  vieille  femme  avait  assez  grand  air,  une  tigure  fine  et 
dure,  le  menton  pointu,  les  lèvres  minces  et  serrées,  des  yeux  proé- 
minens,  e\j  billes  d'agate,  un  regard  très  vif,  qui  n'exprimait  pas  la 
bonté,  et  s'accordait  avec  sa  voix  aigre  comme  une  crécelle. 

—  Je  vous  répète,  mon  cher  du  Rozan,  que  mon  fils  est  un  in- 
grat, disait-elle.  Depuis  son  départ,  il  ne  m'a  écrit  que  deux  fois, 
et  quelles  lettres!  De  vrais  télégrammes;  vous  en  connaissez  le 
style.  H  Arrivé  à  Genève,  acheté  une  montre;  arrivé  à  Fribourg,  en- 
tendu les  orgues;  arrivé  à  Berne,  visité  les  ours;  arrivé  à  Zurich, 
promenade  sur  le  tac;  le  temps  est  beau,  je  me  porte  bien,  tâchez 
d'en  faire  autant,  n  Et  voilà  tout.  C'est  égal,  vous  connaissez  ma 
faiblesse;  j'ai  toujours  adoré  ce  monstre,  et  je  mourrai  dans  l'impé- 
nitence  finale. 

.  En  ce  moment,  elle  aperçut  Joseph  arrêté  sur  le  seuil.  —  Qui  êtes- 
T0U3Î  lui  cria-t-«lle.  Que  voulez-vous? 

—  Je  suis  un  pauvre  ouvrier  qui  fait  son  tour  de  France,  lui  ré- 
pondit Joseph  d'un  ton  piteux,  qui  était  un  ressouvenir,  et  si  c'était 
un  effet  de  votre  charité... 

—  Allez-vous-en,  interrompit-elle  en  colère.  On  ne"  reçoit  ici  ni 
tes  mendians,  ni  les  rôdeurs. 

—  Lesrôdeursl  Croyez-bien,  madame... 

Mais  elle  leva  sa  béquille  :  —  Mon  cher  marquis,  mettez  donc  cet 
homme  à  la  porte I  (  ooqIi' 


LA    REVANCHE   DE  JOSEPH  NOIREL.  473 

—  J'y  suis  déjà,  il  est  inutile  que  M.  le  marquis  se  dérange,  lui 
répondit  Joseph  en  changeant  de  gamme  et  battant  en  retraite. 

Coname  il  traversait  la  cour  dallée,  il  aperçut,  causant  avec  un 
valet  de  chambre  en  livrée,  le  mystérieux  inconnu  qu'il  avait  ren- 
contré la  veille  sur  le  petit  pont.  Ce  personnage,  qui  avait  un  grand 
nez  de  perroquet  rouge  comme  une  betterave,  d'énormes  favoris  du 
plus  beau  roux,  très  fournis,  et  l'encolure  d'un  fier-à-bras,  disait  à 
son  interlocuteur  :  —  Ainsi  votre  maître  n'est  pas  ici? 

—  Il  est  en  Suisse,  vous  dis-je,  monàeur  Bertrand,  et  nous  ne 
l'attendons  que  dans  quelques  semaines. 

—  Diable  I  cela  ne  fait  pas  mon  compte,  reprit-il  en  assénant  sur 
une  dalle  un  grand  coup  de  son  rotin.  Ne  peut-on  du  moins  savoir 


—  Puisque  je  tous  dis  qu'il  n'écrit  pasi...  M.  le  comte  regrettera 
sans  doute,...  ajouta-t-il  d'un  air  de  déférence;  mws  il  ne  pouvMt 
deviner...  D'habitude  on  ne  vous  voit  à  Omis  qu'au  premier  prin- 
temps. 

—  Il  me  semble  que  je  suis  bien  libre  d'y  venir  quand  il  me  plaît, 
répliqua  l'autre  d'un  ton  rogue,  et  d'ailleurs  il  aurait  pu  m' avertir. 

—  Sans  doute,  sans  doute,  dit  le  valet  de  chambre  en  cherchant 
à  le  dépiquer;  mais  vous  sentez  bien  qu'il  n'y  a  pas  de  ma  faute... 
Venez  vous  rafraîchir,  monsieur  Bertrand.  M°"  la  comtesse  est  là, 
elle  sera  bien  aise  de  vous  voir. 

—  Le  diable  emporte  votre  vieille  comtesse  I  Elle  me  laisserait 
deux  heures  devant  elle  sans  m'oETrir  une  chaise  et  un  verre  de  vin. 

Sur  ces  entrefaîtes,  le  grand  danois,  qui  était  un  méchant  ani- 
mal, après  avoir  tourné  un  instant  auteur  de  Joseph,  poussa  un 
aboiement  furieux,  et  fit  un  mouvement  pour  se  jeter  sur  lui.  Par 
bonheur,  Joseph  prévint  son  attaque  en  lui  détachant  un  coup  de 
pied  qui  l'envoya  retomber  quatre  pas  plus  loin.  —  Qu'est-ce  que 
c'est  que  ce  monsieur?  s'écria  M.  Bertrand  en  se  tournant  vers 
Noirel.  Respectez  mon  chien  I 

—  A  la  condition  qu'il  respectera  mon  pantalon,  lai  riposta  Joseph. 

—  Mille  bahuts!  il  fait  l'insolent,  reprit  M.  Bertrand.  Mon  petit 
cbât£Ûn,  je  vais  l'administrer  une  correction, 

Joseph,  qui  avait  les  nerfs  montés,  retroussa  prestement  ses 
manches,  et,  les  poings  serrés,  marcha  droit  sur  l'ennemi,  qu'il  re- 
garda sous  le  nez.  Il  avait  l'air  si  déterminé  que  M.  Bertrand  recula 
d'un  pas.  Le  valet  de  chambre  s'interposa. 

—  Que  venez-vous  faire  ici?  demanda-t-il  à  Joseph  avec  hauteur. 

—  J'avais  trouvé  la  grille  ouverte,  répondit-il.  Je  suis  entré  pour 
regarder;  mais  c'est  un  endroit  si  hospitalier,  votre  château,  qu'il 
n'est  pas  à  craindre  qu'on  m'y  revoie. 

Cela  dit,  il  rabattit  ses  manches  et  s'éloigna  d'un  pas  tranquille, 


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&7&  BETUe  DES  BETX   KOSDES. 

poursaùî  par  tes  htrrlemens  dit  gramï  danois,  qtn  se  tenût  pni- 
demmeM  à  distanec.  Il  fUt  bteotât  à  l'atiberge,  oà  il  s'empressa  de 
solder  sa  dépeme. 

—  Vous  avea  visité  tt  cSâteanf  lui  demanda  l'accorte  aubergiste. 

—  Un  joR  endroit  qne  votre  ch&teau'l  lui  répondit-it.  C'est  gai 
comme  une  geôle,  et  on  y  trouve  tout  un  assortiment  de  gens  ai- 
mables, depuis  dtes  roquets  qui  vous  mordent  le  gras  des  jambes 
jusqu'à  de  vieilles  douairières  gracieuses  comme  un  porc-épic  qui 
Tient  d'avoir  des  raisons. 

—  Dame!  fit-elle,  quand  M" la  comtesse  est  dans  ses  humeurs... 
Ilfciîs  c'est  une  femme  qui  fait  tant  de  bienl 

—  Dieu  bénisse  ses  obligés!  Elle  doit  leur  parler  fort  obligeam- 
ment... A  propos,  ajouta-t-il,  qui  est  un  M.  Bertrand? 

—  H.  Bertrand  est  îci?ïl  est  donc  arrivé  de  ce  matin.  C'est  un 
marcband'  de  bric-i-brac,  comme  on  dit,  qui  fait  de  temps  an  temps 
des  tournées  en  BoQi^gne  pour  acheter  des  ferrailles,  des  pen- 
dules, de  vieux  meubles... 

—  11  se  met  à  son  aise  an  château.  II  a  Tair  de  s'y  croire  chez  lui. 

—  M.  te  comte  l^i  veut  du  bien.  I!  a,  paraît-il,  de  la  friperie  à 
lui  vendre...  Mais  qne "voulez-vous  faire  de  tont  ce  raonde-Ià,  que 
vous  êtes  si  curieux? 

II  lui  répondit  brusquement  :  —  La  petite  mère,  j'ai  toujours  dé- 
testé les  châteaux  et  tout  ce  qu'il  y  a  dedans. 

—  Vous  êtes  donc  un  rouge,  comme  le  père  Chazetî  hii  dît-elle 
d'un  ton  de  reproche. 

—  Rïiuge  écarlate,  fit-il,  et  pour  cause. 

Malgré  cette  profession  de  foi,  qu'elle  blâmait.  M"*  Guibaud  vil 
arec  regret  partir  Joseph.  ENe  le  trouvait  fort  à  son  goût;  elle  hiî 
demanda  si  on  ne  le  reverrait  pas  un  jour  à  Omis.  Il  lui  répondit 
avec  un  sourire  amer  :  —  Cela  est  peu  probable,  à  moins  qu'un 
jom"  l'idée  ne  me  .vienne  de  me  jeter  à  f  eau ,  une  pierre  au  cou  j 
je  viens  de  voir  un  étang  qui  ferait  joliment  mon  affaire. 

—  Que  dites-vous  là,  garçon?' s'écria-t-elle.  Auriez-vous  des  cha- 
grins? 

—  Des  chagrins,  moi?  Mon  ex-patron  me  répétait  tous  les  matins 
tjm!  je  suis  un  heureux  scélérat,  il  faut  bien  que  je  l'en  croie. 

Et  ïà-dessus,  furieux  d'avoir  été  sur  le  point  de  se  trahir  et 
affectant  une  grosse  galté  qui  n'était  pas  dans  son  caractère,  M 
sjùsit  M""  Guibaud  par  la  taille,  et  il  l'embrassa  sur  les  d'eux  joues. 
Elle  se  débattait,  mais  le  jeu  lui  plaisait.  Joseph  se  sauva.  Debout 
sur  le  pas  de  sa  porte,  elle  le  regarda  s'élcrigner,  le  menaçant  du 
dbîgt  quand  il  se  retournait,  Elle  était  loin  de  se  douter  que,  tout 
en  marchant,  il  s'essuyait  les  lëvres,  quoique,  tout  compte  fait, 
M"*  Guibaud  fût  une  Bourguignonne  assez  appétissante.  Cette  aven- 


LA    REVAITCBE   DE    JOSEFtI   USIKEL.  j75 

ture  la  readil  pensive  danmt  quelques  heures,  et  lorsque  le  père 
Chazet  vint  dans  l'après-mîdi  TÏder  une  ou  deui  bouteilles,  efle  lui 
dit  :  —  Avez-vous  remaninâ  Fe  petit  châtain  qui  était  assis  bîer  à 
cette  tsiAtJ  Voilà  tm  ouvrier  qui  a  joli  t«ii.  H  vous  est  gentil  et 
bien  élevé  comme  un  inonsieur. 

A  peine  eut-il  atteint  le  sonmiet  de  la  colline  d'où  la  veille  il 
avait  aperçu  pour  la  première  fois  Omis,  Joseph  se  coucha  sur  ïe 
gazon,  le  dos  appuyé  contre  an  rocher.  L'endroit  était  tranquille;  il 
était  midi,  le  village  se  taisait.  Joseph  n'entendait  que  le  daqnet 
d'un  moulin,  et  par  intervalles  la  clochette  d'une  vache  solitaire 
qui  cherchait  fortune  dans  nn  bois.  En  face  de  Itii,  de  l'autre  c6té 
du  vallon,  se  dressait  une  butte  couronnée  d'un  chêne  mort,  qui 
détachait  sa  morne  silhouette  sur  un  ciel  brouillé  et  fumeux.  A 
droite,  au-dessus  des  feuillages,  quelque  chose  scintrîhiit  au  soleil, 
c'était  Tune  des  girouettes  du  château.  Joseph  en  déto«ma  ses  yeux 
avec  colère.  Ce  château,  c'était  rennemi,  et  cet  ennemi  menaçait 
de  lui  tout  prendre ,  de  faire  main  basse  sur  le  trésor  de  ses  rêves. 

Son  terrible  bon  sens  ne  lui  faissait  aucune  illusion.  —  J'aurui 
beau  chercher  à  les  inquiéter,  pensait-il,  ils  ont  plus  de  vanité  que 
de  eœur,  Qiie  leur  importe  le  bonheur  dé  leurfille?  Dès  qu'ils  sau- 
ront qae  cet  homme  est  un  vrai  comte  et  que  ce  comte  a  dans  son 
parc  la  statue  d'un  de  ses  ancêtres  qui  fut  maréchaî-de-camp  et 
commandeur  du  Saint-Esprit,  je  vois  d'ici  tourner  sur  elles-mêmes 
tontes  ces  têtes  gonflées  de  sottise.  —  Son  seul  espoir,  car  on  a  tou>- 
jours-  un  espoir,  était  que  Marguerite  ferait  peut-être  quelque  ré- 
sistance. —  Je  suis  sur,  se  disait-il,  que,  si  elle  m'avait  accompa- 
gné ce  maSn  dans  ma  promenade,  ce  parc,  cet  étang,  ce  château, 
cette  vieille  fée  qui  a  levé  sa  béquille  contre  moi,  ce  pont  où  un 
homme  a  été  tué,  tout  cela  lui  aurait  serré  le  cœur,  et  qu'Omis  lui 
aurait  pam  un  endroit  triste  où  l'on  dC*sapprend  à  rire-  Si  élite 
m'interroge,  je  lui  en  dirai  toute  ma  pensée,  arri\'e  que  pourra.  — 
Toutefois  son  espérance  était  faible.  Tout  s'était  passé  si  vite!  Il 
était  effrayé  de  la  rapidité  de  son  malheur;  il  y  sentait  quelque 
chose  de  fatal.  —  Et  pourtant,  se  disait-il  encore,  les  choses  au- 
raient pu  s'arranger  autrement.  —  H  lerma  les  yeux,  se  prît  à  ré- 
ver.  Il  se  voyait  debout  à  son  étabfi;  près  de  lui  était  assise  une 
femme  dont  les  yeux  causaient  avec  les  siens  et  tour  â  tour  les  in- 
terrogeaient ou  leur  répondaient,  et  ces  yeux  lai  appartenaient,  H 
avait  le  droit  de  les  couvrir  de  baisers.  II  se  disait  :  —  Elle  est  à 
moi,  à  moi  corps  et  âme,  à  moi  tout  entière  I  —  Et  son  cœur  se  fon- 
dait dans  sa  poitrine.  11  adorait  son  sort,  son  métier,  son  travail, 
sa  pauvreté  qu'elle  partageait  avec  lui,  le  pain  bis  qu'ils  rompaient 
ensemble,  le  grenier  où  se  cachet  leur  bonheur;  la  vie  lui  parais- 
sait belle  comme  un  pan  de  ciel  bleu,  comme  cette  fête  sans  nom 


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A76  BETUE  DES   DEUX  MONDES. 

que  dans  une  nuit  de  printemps  les  rossignols  racontent  à  la  lime. 
Cependant  il  y  avait  dans  son  rêve  quelque  chose  qui  clochait,  une 
sorte  d'invraisemblance  qui  gênait  son  imagination.  La  beauté  de 
Marguerite  n'él^ït  pas  de  celles  qu'on  enfo;iit  au  fond  d'un  grenier, 
ses  mains  étaient  trop  blanches  et  trop  fines  pour  écurer  de  la  vais- 
selle ou  ravauder  des  bardes ,  sa  tournure  de  reine  seyait  mal  à  la 
femme  d'un  artisan.  Le  moyen  d'habiller  d'indienne  ou  de  futaiae 
ce  corps  souple  et  charmant?  le  moyen  d'emprisonner  dans  une 
coiBFe  cette  chevelure  bouffante  d'un  blond  tendre  et  vaporeux  avec 
gui  se  plaisaient  à  jouer  le  vent  et  le  soleil?  Joseph  avait  beau  re- 
commencer cent  fois  son  rêve,  il  s'écroulait  comme  un  château  de 
cartes. 

—  Non,  elle  ne  peut  être  la  ménagère  d'un  ouvrier,  reprenait-il. 
Et,  dans  le  monde  même  qu'elle  voit,  où  trouver  un  homme  qui  soit 
digne  de  la  posséder?  Cette  bourgeoise  n'est  pas  une  bourgeoise, 
elle  dépasse  de  la  tête  tout  ce  qui  l'approche;  c'est  un  cygne  con- 
damné à  vivre  dans  un  poulailler.  Qu'elle  ne  s'abaisse  pas  jusqu'à 
moi,  qu'elle  me  permette  de  monter  jusqu'à  elle!  Si  les  stupides 
conventions  qui  gouvernent  la  société  n'avaient  mis  une  barrière 
entre  nous,  elle  aurait  pris  la  peine  d'examiner  ce  que  j'avais  au 
fond  des  yeus,  elle  y  aurait  trouvé  une  âme  qui  vaut  la  sienne,  et 
nous  aurions  communié  dans  l'amour  et  dans  le  mépris  ;  mais  on 
m'a  toujours  traité  devant  elle  comme  un  être  sans  conséquence, 
qui  n'était  ni  quelqu'un,  ni  quelque  chose,  et,  bien  que  depuis  deux 
ans  nous  vivions  sous  le  même  toit,  elle  n'a  jamais  daigné  s'occuper 
sérieusement  de  ce  croquant,  ni  se  demander  s'il  avait  des  yeux  et 
un  cœur...  Pourquoi  l'ai-je  .connue?  pourquoi  mon  mauvais  génie 
m'a-t-il  ouvert  la  porte  du  ardin  où  fleurissait  cette  plante  rare,  et 
m'a-t-il  condamné  à  la  regarder,  à  me  griser  de  son  parfum  en  ms 
disant  :  —  îJ'y  touche  pas,  un  autre  la  cueillera  sous  tes  yeux! 

il  se  mit  alors  à  disputer  contre  la  destinée,  à  lui  reprocher  ses 
durs  caprices,  ses  bienfaits  plus  cruels  encore  que  ses  duretés.  — 
Tu  as  mis  dans  ma  poitrine  un  cœur  d'homme,  lui  criait-il  avec  co- 
lère, et  ce  cœur,  tu  me  défends  de  m'en  servir.  —  Il  rouvrit  les 
yeux;  ses  coudes  posés  sur  ses  genoux,  son  menton  dans  ses  mains, 
il  contempla  longtemps  le  chêne  mort  qui  se  dressait  devant  lui. 
Apparemment  ce  chêne  avait  été  frappé  de  la  foudre  ;  it  était  resté 
debout,  mais  il  ne  vivait  plus.  Joseph  se  demandait  :  —  Aurai-je 
comme  lui  la  force  de  rester  debout? 

11  se  leva.  Saisi  d'un  accès  de  rage,  il  ramassa  une  énorme 
pierre,  la  lança  contre  le  rocher  avec  tant  de  violence  qu'il  la  fit 
voler  en  éclats.  Deux  enfans  passaient  dans  le  sentier  et  chaotaieut  : 
Bourguignon  ulé. 


LA   REVANCHE   DE   JOSEPH   NOIBEL.  477 

I^  barbe  au  menton, 
Saate,  Bourgnigaon. 

Ils  aperçurent  Joseph;  l'expression  de  sa  figure  était  si  farouche, 
que,  se  croyant  en  présence  d'uu  fou  dangereux,  ils  s'enfuirent  dans 
te  taillis  en  criant  à  tue-tëte.  Leurs  cris  rappelèrent  Joseph  à  lui- 
même.  Il  reprit  son  havre-sac,  son  chapeau,  se  mit  en  marche.  Il  at~ 
teignit  Arnay  juste  à  temps  pour  monter  dans  la  voiture  de  Beaune, 
où  il  coucha.  Le  lendemain  dans  l'après-midi,  il  était  à  Genève. 

Il  arriva  vers  deux  heures  à  Mon-Plaîsir.  M""  Mirion,  dont  les 
yeux  balayaient  la  route  comme  une  batterie  de  pièces  de  douze,  le 
vît  venir  de  loin.  Elle  descendit  en  hâte  à  la  grille,  et  pâle  d'émo- 
tion, hors  d'haleine  :  —  Est-ce  un  comte7  —  lui  demanda-t-elle. 
Il  lui  fit  signe  que  oui.  Elle  n'en  demanda  pas  davantage  et  re- 
monta l'avenue,  courant  à  toutes  jambes,  gesticulant  comme  un 
télégraphe  du  temps  jadis  et  s'écriant  d'une  voix  si  retentissante 
qu'elle  dut  être  entendue  de  tout  le  voisinage  :  —  Ne  vous  l'avais-je 
pas  dit?  c'est  un  comte,  c'est  un  vrai  comte I 

IV. 

Joseph  Noirel  connaisswt  son  monde;  l'effet  que  produisirent  ses 
véridiques  récits  fut  précisément  celui  qu'il  avait  prévu.  A  peine 
arrivé,  on  l'emmena  dans  la  chambre  la  plus  secrète  de  la  mûson, 
otr  il  eut  une  conférence  de  deux  heures  avec  M.  et  M""  Mirion.  Il 
dit  ce  qu'il  avait  vu,  ce  qu'il  avait  entendu.  M°"  Mirion  lui  sut  mau- 
vais gré  de  s'appesantir  sur  certains  détails  qu'elle  trouvait  misé- 
rables. Que  signifiaient  les  propos  d'un  Chazet?  Un  braconnierl  un 
ivrogne  !  Écoute-t-on  ces  gens-làî  Le  portrait  peu  flatté  que  Joseph 
ébaucha  de  la  comtesse  douairière  la  fit  sourire  de  pitié.  —  Vous 
ne  vous  y  connaissez  pas,  lui  dit-elle.  Ce  qui  vous  a  paru  de  la 
morgue  est  tout  simplement  de  la  noblesse  dans  les  manières  et 
une  certaine  majesté  qui  convient  aux  grandes  gens.  —  Une  seule 
chose  lui  fit  une  impression  désagréable,  ce  fut  ce  pont  où  un  as- 
sassinat avait  été  commis.  Heureusement  le  meurtrier  n'était  plus 
de  ce  monde.  Elle  se  promit  que,  lorsqu'elle  serait  intime  avec  son 
gendre,  elle  lui  persuaderait  de  jeter  bas  le  pont  et  d'en  faire  un 
autre  un  peu  plus  loin. 

Quand  Joseph  eut  fini  :  —  Bien,  mon  fils!  lui  dit  M.  Mirion.  Tu 
t'es  acquitté  de  ta  mission  en  garçon  intelligent  que  tu  es.  Et  main- 
tenant dis-moi  ta  pensée.  Tu  n'es  pas  un  ingrat,  tu  nous  aimes, 
tu  désires  comme  nous  que  notre  Margot  soit  heureuse.  Je  t'ai 
souvent  consulté  dans  des  affaires  importantes;  celle-ci  est  de  la 
dernière  conséquence.  Je  ne  te  promets  pas  d'être  de  ton  avis, 
mm  je  suis  curietu  de  le  connaître. 


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A76  KETUE  DES   Q£DX  JIONDES.  * 

—  En  vérité,  Thomas,  p^ds-4u  la  (été?  s'écria  îi""  MirioD.  Si 
tu  te  mets  à  consulter  le  tiere  et  l«  fpiait.., 

—  Joseph  n'est  pas  le  tiers  et  le  quart,  interrompit- il.  Je  l'ai 
toujours  considéré  comme  étant  de  la  famille. 

—  Que  peut  vous  Importer  ma  Taçon  de  penser?  lui  demaada  Jo- 
seph. 

—  EUe  m'importe  si  bien  gue  je  te  prie  de  l'expliijner  en  toute 
franchise.  Es-tu  pour  ou  contre  ce  mariage?  On  a  sou  yplnlon,  que 
diable  !  Quelle  est  la  tienne? 

—  non  opinion,  puisque  vous  la  voniez  connaître,  répliqua  Jo- 
seph, est  que  le  comte  d'Omis  «st  un  original,  comme  le  dînait  ma 
brave  "hûtesse  du  Cheval-Blanc.  Cet  original  a  eu  dernièrement  des 
chagrins  qu'il  a  vivement  ressentis.  1)  cherche  à  s'en  distraire,  et 
il  estime  que  le  mariage  serait  pour  lui  la  meilleure  des  distrac- 
tions. Le  basard  lui  a  fait  rencontrer  votre  fill.',  il  s'est  épds  d'elle, 
et  ce  n'est  pas  là  ce  qui  m'étonne;  mais  je  crois  qu'amourÀ  part  11 
Ini  convient  d'épouser  une  bourgeoise.  Il  se  flatte  quil  en  pourra 
faire  ce  qu'il  voudra,  la  plier  à  sa  manière  de  vivre,  à  ses  habi- 
tudes, qui  ne  sont  pas  celles  de  tout  le  monde.  A-t-il  ce  qu'il  faut 
pour  la  rendre  heureuse?  Ni  vous  ni  moi  n'en  savons  rien,  et  il  se- 
rait peut-fitre  bon  de  se  procurer  un  surplus  d'informations.  Autre- 
ment vous  mettrez  à  la  loterie. 

—  Il  est  ton  avec  sa  loterie  I  s'écria  "H"*  Mtrion  de  sa  voix  la 
plus  aigre.  T  a-t-U  un  senl  mariage  qui  ne  soit  une  loterie?  QuAd 
je  t'ai  épousé,  toi.  Wrion,  savais-je  qui  tu  étais  et  si  tu  ne  ferais 
pas  de  moi  la  plus  malheureuse  des  femmes? 

—  Toujours  des  exagérallons,!  répondit-il.  Les  ASrion  étaient  bien 
connus  sur  la  place.  Et  puis  nau«.avûDS  des  figures,  nous  autres, 
qiii  répondent  pour  nous... 

—  Tandis  que  le  comte  d'Omis,  répliqua-t-elle,  a  la  physiono- 
mie d'un  Barbe-Bleue.  Vous  ne  vous  êtes  donc  pas  ^ei'^us  qu'il  a 
des  griffes  au  bout  des  doigts? 

—  Ah  !  madame,  dit  Joseph,  ces  gens-là,  quand  ils  ont  des  grilTefi, 
ne  les  portent  pas  tous  les  jours;  Ils  ies  gardent  ou  fond  de  leur 
poche  et  ne  leur  laissent  prendre  l'air  que  dajis  les  grandes  occasions. 

M""  Mirion  iit  un  haut-le-corps^  cette  -observation  poussait  sa 
patience  à  bout.  D'un  air  tragique,  étendant  le  bras  vers  Joseph, 
elle  s'écria  :  —  Vous  êtes  notre  enn&ni  !  Vous  avez  juré  de  rompre 
ce  jnari^ge.  Ne  seriez-vous  pas  à  Ja  solde  de  mon  beau-JJ:^e  Ben- 
jamin? 

A  ce  propos  malsonnant,  Joseph  se  leva  pile  d'émotioo.  II  était 
sur  le  point  d'éclater.  M.  Hirioiu  interrint.  —  Qae  ûhantes-tu  donc 
là,  Blarianne?  dit-il  à  sa  lemme  d'un  ton  câlin.  Ce  garçon,  notre 
ennemil  Nous  l'avons  comblé.  Sans  douEu  ne  serait-i!  pas  sur  la 


LA    SEVINCHE    D£   JOS£FiI    NOIREL.  i7<l 

paille  où  sou  père  est  mart?  Va,  il  Je  sait  liien,  et  iJ  sMtis  porte 
tous  dans  sod  cœur,  toi,  moi,  itcwte  la  maiststnée,  juequ'aox  cbiecs 
et  aux  poules...  C'est  moi  qui  l'avais  piié  de  «'exp'iquer.  Il  ne  dira 
plus  rien.  Ehl  bon  Dieu,  nous  ferons  oeqas  tu  VMidras.  Mon  père 
avait  coutume  de  dire  que  c'est  aux  mères  de  marier  leurs  ûlles. 

M*"*  HliricHi  cooseotit  à  se  radoucir.  —  V<tis  DublieE,  peprilr-elle, 
que  c'est  à  Marguerite  de  se  décider.  Je  sais  oà  la.tFOuver,  je  lui 
donnerai  toutes  les  esplications  qu'elle  me  dBBiaadera,  sans  ei«rcer 
sur  elle  la  moindre  pression  ;  mais  je  suis  sûre  d'avance  qu'elle  sera 
de  nien  avis.  Seulement  je  vous  prie,  JosepL,  ajouta-t-elle  sèche- 
ment, de  n'avoir  avec  elle  aucun  entretien  particulier;  oda  aeiait 
fort  peu  convenable. 

—  Recommandatioo  bien  inutile  I  dit  U.  Mirïon  en  passant  la 
main  sur  la  tête  de  Josejih.  I^loirel  ne  parle  jouais  ^u'à.bon  esciecU 
Reconnaissant  et  discret,  voilà  son  cacactène. 

M"'  Mirion  s'en  fut  au  jardin  chercher  sa  Hlle,  qu'elle  tjvava 
garnissant  de  fleurs  une  coribeillc  pour  en  décorer  la  salle  à  «an- 
fer.  Marguerite  n'était  point  sans  savoir  que  l'agent  seoret  était  de 
retour,  etjen'oseraisaffirmer  qu'elle  n'éprouvât  pas  en  ce  moiaeat 
une  certaine  émotion.  Cependant  elle  dit  gaâment  à  sa  mère,  sur 
Vaîr  de  Mnrlborough  :  —  Eb  -bien  I  quelle  nouvelle  apportez? 

Sa  mère  la  fit  asseoir  su  un  banc-:  —  Ma  cJiëre  enfant,  lui  dit- 
elle  d'une  voix  émue,  Joseph  est  revenu  d'Omis,  où  i!  a  consulté 
line  foule  de  gens,  entre  autres  l'aubergiste  du  CkevalSliotCf  qui 
est  une  femme  vraiment  distiqguée,  très  supérieure  à  sa  position. 
Le  rapport  qu'il  vient  de  nous  laire,  à  ton  pi^  et  à  moi,  dépasse 
toutes  DOS  prévisions.  Et  d'abord,  en  dépit  de  toutes  ieBrab&cberies 
de  ton  oncle  Benjamin,  il  y  a  un  Omis.  J'en  étais  sûre.  C'est  uD  su- 
perbe village,  situé  dans  une  vallée  très  fertile,  liabitée  fur  d'ex- 
cellentes gens.  IS  y  a  là  des  arbres  magnifiques,  des  paysages  ra- 
vissans,  des  rochers,  des  ruisseaux,  un  ciel  bleu... 

—  Excepté  toutefois  quand  il  pleut,  objecta  Marguerite. 

—  Ne  me  chicane  pas,  reprit  M"' ïlarion  ea  s' échauffant.  Je  ne  nie 
pas  qu'il  ne  pleuve  de  temps  en  temps  k  Oimis.  Est-ce  que  j'ai  dit 
qu'il  n'y  pleuvait  Jamais?  Quant  au  comte,  c'est  un  vrai  comte; 
les  origines  de  sa  iianùlle  se  perdent  dans  la  nuit  des  temps.  Son 
parc  est  plein  des  statues  de  ses  ancêtres.  L'un  d'eux,  Jacques 
d'Omis,  a  été  nommé  commandeur  de  l'ordre  -du  Sanit-Ësprit,  tu 
m'entends,  commandeur  I  pour  s'ôtre  couvert  de  gloire  dans  les 
croisades.  Il  est  mort  je  ne  sais  jilus  où,  en  1693. 

—  A  ce  compte,  dit  ilai^ueiàte,  ù  j'en  crois  mes  cahiers,  c'est 
sous  Louis  XIV  que  ce  monsieur  s'est  cMivertde  gloire. 

—  C'est  précisément  ce  que  je  te  di».  U  était,  paialt-il,  le  -favori, 
l'ami  intime  du  roi.  Pxès  de  sa  statue,  il  y  a  un  lac,  nui  chère,  un 


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480  RETCE   DES  DEUX   MONDES. 

amour  de  lac,  entouré  de  saules  pleureurs  qui  se  mireot  dedans. 
Est-ce  gentil  de  pouvoir  dire  :  mon  lac! 

—  Mon  lac  n'est  pas  encore  à  moi. 

—  Le  château  est  superbe,  monumental,  poursuivit  H""  Mirioa. 
On  en  pourrait  faire  dix  ch&teaux. 

—  Et  le  châtelain?  Parlez-moi  donc  un  peu  de  lui.  D'abord  est-ce 
un  Vieux  garçon  ou  un  vcufî 

—  Ah  çàl  te  figures-tu  parce  qu'il  a  quelques  petites  années  de 
plus  que  toi... 

—  Oh  !  petites  !  elles  sont  immenses.  En  bonne  foi,  il  a  plus  du 
double  de  mon  âge. 

—  ïparalt-ilï  Tant  qu'un  homme  n'a  pas  cinquante  ans,  il  n'a 
point  d'âge.  Et  qu'importent  les  années  quand  on  a  la  jeunesse  du 
cœur?...  Non,  ma  chère,  ce  n'est  point  un  veuf,  il  ne  l'a  jamais 
été.  Lui,  veuft  quelle  plaisanterie  I  II  attendait  pour  se  marier  de 
trouver  une  femme  selon  son  rêve.  Il  avEÛt  jtiré  de  n'épouser  jamais 
qu'un  idéal;  cet  idéal,  le  h^ard  le  lui  a  fait  rencontrer  à  Genève. 

—  Et  c'est  l'aubergiste  du  Cheval-Blanc  qui  a  raconté  à  Joseph 
ces  petites  drôleries?  Vous  me  faites  peur.  Quand  je  me  palpe,  je 
me  sens  si  peu  idéale!...  Mais  enfin  que  dit-on  de  son  caractère? 

—  C'est  un  homme,  mais  un  homme,  vois-tu...  Comment  te  di- 
nù-jeî  II  n'y  a  qu'un  cri  dans  tout  le  village  sur  sa  bonté,  sur  3a 
générosité.  Cette  année  encore,  il  a  fait  cadeau  à  la  commune  d'une 
fontaine  et  d'un  lavoir.  On  raconte  de  lui  des  traits  qui  font  pleurer. 
Figure-toi  qu'il  avait  un  ami,  le  marquis  de  Raoux,  qui  est  mort 
d'un  accident.  Il  s'est  laissé  tomber  d'un  pont.  Te  dire  le  chagrin 
du  comte  d'Omis...  Il  n'a  pas  eu  de  repos  qu'il  n'ait  fait  arrêter  et 
punir  l'assassin. 

—  Quel  assassin,  puisque  le  marquis  s'était  laissé  tomber  d'un 
pont? 

—  Tu  m'embrouilles  avec  tes  interruptions.  Je  voulais  dire  :  avant 
qu'il  ait  fait  détruire  le  pont  qui  avait  causé  la  mort  de  son  ami. 
C'est  du  moins  ce  que  raconte  Noirel;  mais  ceci  n'est  rien.  11  est 
resté  dix-huit  mois  enfermé  chez  lui,  refusant  de  boire  et  de  man- 
ger... 

—  Dix-huit  mois  sans  manger!  interrompit  encore  Marguerite.  Je 
crois  que  le  commandeur  du  Saint-Esprit  lui-même... 

—  Que  tu  es  pointilleuse!  Je  ne  te  dis  pas  qu'il  ne  mangeât  rien 
du  tout  ;  mais  il  mangeait  si  peu  qu'un  autre  à  sa  place  serait  mort 
de  faim.  Je  te  demande  si  un  homme  qui  aime  à  ce  point  ses  amis 
saura  aimer  sa  femme  et  la  rendre  heureusel 

—  Eh  !  eh  1  fit  Marguerite,  pourvu  qu'il  n'attende  pas  pour  l'ado- 
rer qu'elle  se  laisse  tomber  d'un  pont. 

—  Seigneur  Dieu!  que  tes  plaisanteries  ont  mauvaise  grâce! 


LA   BETANCHE   DE  JOSEPH  ROIREL.  àBt 

—  Ne  te  fâche  pas.  Que  Teux-tu?  Pour  le  peu  que  je  connais  du 
comte  d'Omis,  il  ne  me  paraît  pas  si  tendre  que  tu  dis. 

—  Est-ce  qu'une  poulette  comme  toi  s'y  connaît  1  A  ton  âge,  on 
ne  sait  pas  encore  que  les  cœurs  les  plus  tendres  dissimulent  leur 
sensibilité  sous  un  air  froid  et  contenu.  Le  comte  d'Omis  tient  de  sa 
mère.  C'est  une  femme  infiniment  respectable,  mais  qui,  elle  aussi, 
k  ce  qu'il  parait,  a  l'abord  un  peu  froid.  Et  bieni  sais-tu  ce  que  fai- 
sait cette  femme  froide  au  moment  où  Noirel  l'a  vueï  Elle  était  oc- 
cupée à  préparer  une  surprise  à  son  fils.  Elle  s'était  aperçue  que 
les  tentures  de  leur  salon  étaient  un  peu  défraîchies,  elle  avait  fait 
venir  un  tapissier,  et  choisissait  avec  lui  des  papiers.  Bien  ne  lui 
semblait  assez  beau.  Te  représentes-tu  cette  comtesse,  cette  vr^e 
comtesse?..  Et  voilà  comment  cçs  d'Omis  entendent  la  vie  de  fa- 
mille !..  Enfin,  je  t'ai  dit  le  pour  et  le  contre,  décide- toi. 

—  Comment?  là,  tout  de  suite?  s'écria  Marguerite  effrayée. 

—  Tout  de  suite.  II  n'y  a  pas  un  moment  à  perdre;  ton  père 
doit  donner  réponse  dès  ce  soir. 

—  Ah  1  je  vous  en  prie,  permettez  da  moins  qu'auparavant  j'ai* 
un  moment  d'entretien  particulier  avec  Joseph. 

—  Avec  Joseph  I  interrompit  U"*  MirioD  eb  rougissant  d'indi- 
gnation. Depuis  une  demi-heure,  elle  avait  pris  Noirel  eq  grippe. 
—  Un  entretien  particulier  avec  Joseph  !  avec  un  ouvrier  de  ton 
père)..  Si  je  pouvais  croire  que  tu  fusses  capable  de  lui  demander 
des  conseils  et  qu'il  s'oubliât  jusqu'à  t'en  donner,  il  ne  resterait  pas 
vingt-quatre  heures  de  plus  dans  cette  maison. 

Marguerite  garda  un  instant  le  silence.  Elle  tordait  entre  set 
doigts  une  branche  de  jasmin,  et  la  pauVre  fleur  passait  mal  son 
temp^i  —  Si  je  disais  non,  qu'en  pehserieiTVOUS?  reprit-elle  enfin 
d'ime  voix  timide. 

M""  Mirion  se  dressa  comme  soulevée  par  un  ressort.  —  Si  tu 
disais  non,  s'écria-t-elle  en  jetant  à  sa  fdle  des  regards  terribles, 
tu  te  rendrais  coupable  d'ingratitude  envers  Dieu,  car  enfin  ne  re- 
connais-tu pas  son  doigt  dans  tout  ce  qui  se  passe  ici  depuis  quinze 
jours?  Ne  vois-tu  pas  que  la  Providence  elle-même  a  voulu,  par  une 
de  ses  étonnantes  et  miraculeuses  dispensations,  faire  notre  bon- 
heur à  tous,  récompenser  d'un  seul  coup  tous  les  soins  que  nous 
avons  pris  de  ton  éducation  et  les  quarante  années  de  travail  hon- 
nête de  ton  pauvre  père?  Si  tu  disais  non,  tu  ne  serais  plus  ma  fille, 
et  Dieu  te  retirerait  à  jamais  sa  protection. 

Comme  le  roi  Guillaume,  M°"  Mirion  avait  la  fâcheuse  habitude 
de  fouiTer  Dieu  où  il  n'a  que  faire;  il  est  vrai  que  c'était  son  Dieu 
à  elle,  qui  n'était  pas  toujours' le  Dieu  du  sens  commun.  Elle  avait 
encore  avec  le  roi  de  Prusse  cette  ressemblance  d'être  d'un  prodi- 


,  Google 


iSS  KETUB  DES   DEUX  MONDES. 

gieux  entêtement;  elle  ne  leva  le  siège  de  la  place  que  lorsque  la 
place  se  fut  rendue,  et  que  Marguerite,  de  guerre  lasse,  lui  eût  (fit  : 
—  Soit;  décidez  pour  moi.  Je  ferai  ce  que  vous  Toudrez. 

Alors  elle  se  jeta  sur  sa  fille,  la  serra  sur  son  cœur  à  l'étoufler, 
l'appelant  son  trésor,  son  ange,  sa  toute  belle,  après  quoi  elfe 
s'empressa  d'aller  troorer  H.  HlrioQ,  qu'elle  embrassa  aussi  en  Ini 
disant  :  Je  l'ai  laissée  libre,  entièrement  libre  de  se  décider.  Elle 
a  dit  oui  ;  mais  elle  est  si  émue,  la  pauvre  enfant,  qu'il  faut  la  mé- 
nager. Ne  lui  parle  de  rien  et  prépare  ta  lettre  dans  ta  tâte.  Ta  ne 
saurais  trop  la  soigner. 

Après  le  dlijer,  la  famille,  dont  la  curiosité,  comme  on  peut 
croire,  était  fort  allumée,  fut  mise  au  courant  de  tout;  miûs  cette 
fois  on  ne  la  consulta  pas.  M"*  Grillet  et  la  tante  Amaranthe  se  con- 
fondirent en  félicitations.  —  Le  sort  en  est  jeté,  mon  cherBenjamia, 
dit  M""  Mirion  &  son  beau-frère,  qui  ne  sonnait  mot.  Nous  donnons 
notre  fille  à  ce  chevalier  d'industrie  que  vous  avez  si  finement  dé- 
masqué. 

—  Disposez  de  votre  Elle  comme  des  choux  de  votre  jardin,  ré- 
pondit-il. J'en  suis  pour  ce  que  j'ai  dit,  et,  quoi  qu'il  arrive,  je  m'en 
lave  les  mains. 

Pendant  ce  temps,  M.  Mirion  était  occupé  à  méditer  sa  lettre  & 
M.  d'Omis.  Cette  pénible  incubation  le  rendait  grave  et  tacitome. 
Ce  fut  vers  minuit  que  Téclosion  se  fit.  Son  poulet  était  ainsi  conça  : 

i(  Monsieur  le  comte,  eu  réponse  à  la  très  gracieuse  et  inattendoe 
demande  que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m'adresser,  j'ai  celui 
de  vous  informer  que  j'ai  fait  part  de  vos  intentions  à  notre  fille 
Marguerite,  et  qu'après  avoir  pris  le  temps  d'y  réfléchir,  elle  a  Aût 
un  accueil  favorable  à  cette  communication.  Nous  sentons  ïive- 
meut,  sa  mère  et  moi,  le  prix  d'une  alliance  entre  notre  famille  et 
cette  glorieuse  maison  des  Omis,  dont  plus  d'un  ancêtre  est  mort 
sur  le  champ  d'honneur  sous  le  règne  de  Lonis  XIV.  Nons  ne 
sommes  que  des  bourgeois,  monsieur  le  comte  ;  mais  je  puis  vous 
assurer  que  notre  Marguerite  porte  un  nom  sans  tache,  la  moralité  et 
l'honnêteté  étant,  pour  ainsi  dire,  héréditaires  chez  les  Mirion.  Ce 
n'est  pas,  vous  le  pensez  bien,  sans  une  vive  émotion  que  nous 
acceptons  votre  honorée  demande.  Notre  fille  est  notre  joie,  nobre 
orgueil,  et  son  bonheur  est  la  grande  affaire  de  notre  vie.  Ploas 
avons  la  pleine  confiance  qne  vous  saurez  la  rendre  heureuse;  de 
votre  côté,  vous  pouvez  être  sûr  que,  si  Dieu  vous  fait  la  grilce  de 
vous  accorder  des  enfans,  elle  leur  donnera  l'exemple  de  toutes  les 
vertus  qu'elle  a  vu  pratiquer  par  sa  mère,  et  qu'on  lui  a  incutepiées 
dès  son  bas  Age. 

«  Quant  à  ta  dot,  veuillez  ine  permettre,  monsieur  le  comte,  de 
ne  pas  déférer  au  désir  que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m' ex- 


LA   KETANCUE   DE  JOSEPH  KOIREL.  At3 

primer.  C'est  od  prindpe  chez  les  Mirîon  que  les  femmes  doivent 
-coatribuer  pour  leur  part  aux  dépenses  du  ménage,  et,  comme  le 
disait  souvent  mou  père,  les  principes  avant  tout  I  C'est  le  fonde- 
ment du  bonheur  des  familles.  Dieu  ayant  béni  mes  petites  alTaires, 
je  puis,  sans  me  gêner  aucunement,  constituer  à  ma  fille  une  dot 
de  300,000  francs,  je  dis  trois  cent  mille,  soit  quinze  mille  francs 
de  rente,  qui  seront  son  apport  dans  le  budget  du  ménage.  Je  me 
souviens  que  voua  me  dites  un  jour  dans  mon  cabinet  qu'une  femme 
doit  appartenir  entièrement  à  son  mari.  Ce  principe,  j'ose  l'affirmer, 
est  commun  aux  d'Ornis  et  aux  Mirion.  Je  aérais  désolé  que  vous 
conçussiez  la  moindre  inquiétude  à  cet  égard  et  que  yoMi  pâmassiez 
que,  parce  que  Marguerite  vous  apportera  quelque  chose  de  plus 
que  son  trousseau,  cela  puisse  diminuer  en  rien  la  déférence  qu'elle 
aura  toujours  pour  vos  volontés.  Je  vous  suis  garant  qu'elle  portera 
gravé  dans  son  cœur  ce  grand  précepte  de  l'Évangile  :  u  femmes, 
soyei  soumj^s  à  vos  maris,  n 

«  Veuillez  agréer,  monsieur  le  comte,  Texpression  ds  tous  les 
sentimens  de  haute,  de  parfaite,  et,  s'il  m'est  permis  de  le  dire, 
d'affectueuse  considération,  avec  lesquels  j'ai  l'honneur  d'être  votre 
très  humble  serviteur.  —  Thomas  Miaios.  n 

Cette  lettre,  avant  d'être  expédiée,  avait  été  revue  avec  soin  par 
M"*  Mirionj  si  elle  embrouillât  un  peu  Louis  XIV  et  les  croisades,  elle 
possédait  parfaitement  son  Poitevin  et  ses  imparfaits  du  subjonctif. 

Quarante-huit  heures  plus  tard,  M.  d'Omis,  qui  avait  fait  l'as- 
cension de  je  ne  sais  quel  pic,  et  qui  venait  d'en  redescendre,  ar- 
riva tout  courant  à  Mon-Plaisir.  11  aperçut  de  loin  Marguerite  sur 
la  terrasse;  sans  s'inquiéter  de  personne  autre,  il  alla  droit  à  elle, 
la  regarda  un  instant  dans  les  yeux,  puis  s'empara  de  ses  deux 
mùns  en  lui  disant:  —  Merci,  je  vous  devrai  le  bonheur  de  ma  vie. 
—  Il  ne  s'arrêta  que  trois  jours  à  Genève,  étant  pressé,  disait-i],  de 
retourner  en  Bourgogne  pour  y  prendre  les  dispositions  nécessaires 
et  ffùre  arranger  son  château.  Pendant  ces  trois  jours,  sa  conduite 
et  ses  manières  furent  telles  que  le  pouvait  souhaiter  Marguerite. 
Visiblement  amoureux,  bien  qu'il  n'adressât  i  cette  charmante  ûlle 
ni  déclaration  ni  compliment,  il  attachait  sur  elle  des  regards  qui 
parlaient,  lui  témoignait  une  courtoisie  parfaite  et  attentive,  à  la^ 
quelle  se  mêlait  une  nuance  de  protection  paternelle.  Quant  aax 
animaux  domestiques  qui  constituaient  ce  qu'il  appelait  dans  ses 
entretiens  avec  lui-même  la  ménagerie  de  Mon-Plaisir,  il  essuya 
d'assez  bonne  grâce  les  questions  et  les  empresscmens  qu'ils  lui 
prodiguaient,  et  dissimula  soigneusement  son  ennui.  Il  fut  poli, 
strictement  poli  avec  tout  le  monde,  et  sa  politesse,  quoique  un 
peu  courte,  parut  plus  que  sufiisante,  tant  les  coeurs  étaient  favo- 
rablement disposés.  M"'  Hirion  raOblaît  de  son  futur  gendre;  elle 


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A8A  RKTUE  DES  DEOX  MONDES. 

le  trouviùt  tout  simplement  adorable,  elle  le  mangeEÛt  des  yeux, 
s'extasiait  sur  chacun  de  ses  gestes,  répétait  à  satiété  ses  moin- 
dres paroles,  où  elle  découvrait  des  profondeurs  dans  lesquelles  son 
esprit  se  perdait. 

Le  mariage  avait  été  fixé  au  milieu  du  mois  suivant.  Avant  de  par- 
tir, M.  d'OrnJs  eut  avec  M.  Hirion  un  entretien  où  la  question  de  la 
dot  fut  défînîtivemeot  réglée.  Ne  pouvant  venir  à  bout  des  résis- 
tances obstinées  du  bonhomme  :  —  Va  pour  les  quinze  mille  francs 
de  rente,  lui  dit-il.  Voua  les  donnerez  à  votre  fille  à  titre  de  bien 
paraphemal.  Elle  Jes  emploiera  pour  ses  dépeasee  personnelles  et 
ses  charités. 

Les  semaines  qui  suivirent  furent  les  plus  belles  sans  contredit 
de  la  vie  de  V."'  Mirion.  Elle  marchait  sur  les  nuées,  et,  comme  le 
disait  l'oncle  Benjamin,  la  reine  de  toutes  les  Espagnes  n'était  pas 
sa  cousine.  Il  n'y  avait  pas  à  Mon-Plaîsîr  assez  d'air  pour  ses  pou- 
mons, assez  de  soleil  pour  ses  yeux.  Tour  à  tour  elle  était  comme 
confite  dans  sa  félicité,  ou  en  proie  à  ce  qu'on  poiftrait  appeler 
l'essoufllement  du  bonheur.  Elle  fît  le  tour  de  tous  ses  amis  et  coq- 
ntûssances,  s'en  allant  de  maison  en  maison  raconter  ou,  pour  mieux 
dire,  chanter  son  aventure.  La  bouche  en  cœur,  le  visage  illuminé 
à  giornOf  elle  jouissait  également  des  exclamations  des  uns,  de  la 
jalousie  mal  dissimulée  des  autres.  Chacune  de  ses  phrases  com- 
mençait par  ces  mots  :  notre  gendre,  le  comte  d'Omis.  Elle  n'appe- 
lait plus  sa  fille  :  Marguerite;  elle  disait  :  la  comtesse,  ma  fille,  ou 
notre  chère  comtesse.  Quand,  dépliant  un  matin  le  Journal  de  Ce- 
nève^  elle  lut  dans  le  relevé  des  actes  de  l'état  civil  ces  mots  :  pro- 
messe de  mariage  entre  le  comte  Roger  d'Omis,  propriétaire  en 
Bourgogne,  et  Marguerite  Mirion,  rentière,  —  elle  éprouva  un  vi(j- 
lent  désir  d'encadrer  le  numéro  d'un  triple  filet  d'or,  et  d'inviter  à 
souper  toute  la  rédaction.  Son  chagrin  était  de  ne  pouvoir  monter 
sur  la  plus  haute  tour  de  la  cathédrale  de  Saint-Pierre  pour  y  em- 
boucher un  porte-voix  et  crier  à  toute  la  république  :  Peuple  dur, 
ouvrez  vos  oreilles;  dans  quinze  jours,  ma  fille  sera  comtesse  I 

Dans  ce  grand  hourvarl,  Marguerite  ne  parlait  guère,  sauf  pour 
discuter  avec  sa  mère  la  question  de  son  trousseau  et  l'empêcber  de 
faire  des  extravagances.  Ce  qu'elle  pensait,  nous  pouvons  le  savoir 
par  la  letti'e  suivante,  qu'elle  écrivît  à  son  incomparable  amie  : 

a  Mon  adorée  Nelly,  il  faut  absolument  que  je  te  parle,  mais 
là,  tout  de  suite,  ou  je  meurs.  Veux-tu  savoir  une  nouvelle,  une 
grosse  nouvelle,  quelque  chose  d'extraordinaire,  qui  est  très  cer- 
tMn,  bien  que  j'aie  beaucoup  de  peine  à  y  croire?  Arrive,  accours, 
assieds-toi  à  côté  de  moi,  ton  bras  gauche  passé  autour  de  mon 
cou,  ta  main  droite  danslamiénne,  juste  comme  nous  étions  quand 
les  soirs  d'hiver  nous  lisions  ensemble  dans  un  coin  de  la  salle  d'é- 


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LA   BEVANCHE    DE  JOSEPH   NOIBEL.  iS5 

tude,  Gonzalve  de  Cordoue  et  le  Dernier  de*  Abencerrages.  Y  es-tu, 
tout  oreilles?  11  me  tes  faut  toutes  les  deux.  Ëh  bien  I  ma  nouvelle 
la  voici  :  Marguerite  Miriou  se  marie. 

a  II  est  bruD ,  bieo  fût  de  sa  personne,  il  a  quaraDte-cinq  ans, 
des  yeux  noirs  très  perçans,  des  cheveux  qm  grisonneot  un  peu,  il 
a  fait  campagne  au  Mexique  et  reçu  deux  blessures  &  la  piise  de  la 
Puebla;  il  s'appelle  Roger  d'Omis,  il  est  comte,  il  possède  un  châ- 
teau en  Bourgogne.  Voici  à  peu  près  comment  ta  chose  se  passa  :  il 
traversait  Genève  pour  s'en  aller  à  Chamonix;  comme  il  a  la  pas- 
sion des  vieux  meubles,  il  entre  dans  le  magasin  de  mon  père,  exa- 
mine des  bahuts,  ne  trouve  rien  à  sa  convenance.  J'en  ai  de  plus 
beaux  chez  moi,  lui  dit  mon  père.  Voulez-vous  les  voir?  mais  je 
TOUS  préviens  qu'ils  ne  sont  pas  à  vendre.  En  ce  moment,  Margue- 
rite Mirion,  comme  une  étourdie,  apparaît  vêtue  de  rose  et  in- 
terrompt ce  savoureux  entretien.  Je  ne  sais  comment  cela  se  (ît, 
les  bahuts  et  Marguerite  s'embrouillèrent  si  bien  dans  son  esprit, 
qu'il  ne  pouvait  plus  s'y  reconnaître.  11  arrive  à  Mon-Plalsir,  voit 
les  bahuts,  en  tombe  amoureux;  mon  père  refuse  de  s'en  défaire. 

—  Alors  donnez-moi  du  moins  votre  fille,  lui  dit-il ,  car  autrement 
je  n'aïu-ais  rien  du  tout,  —  Oh  !  oh  !  cela  demande  réflexion.  —  Je 
le  veux  bien,  et  je  vous  donne  huit  jours,  quinze  heures  et  vingt- 
cinq  minutes  pour  réfléchir;  mais  votre  bahut  ou  votre  fille,  il  me 
faut  l'un  ou  l'autre.  Là-dessus,  il  repart  comme  un  trait,  et  pen- 
dant huit  jours  me  voilà  réfléchissant.  Il  ne  me  venait  rien  à  l'es- 
prit, rien  du  tout  que  cette  réponse  qu'on  trouvait  inepte  :  a  com- 
ment voulez-vous  que  je  l'aime,  puisque  je  ne  le  connus  pas?  » 

—  Qu'est-ce  à  dire,  reprenait-on,  n'a-t-il  pas  de  bonnes  manières? 

—  D'excellentes.  —  Parle-t-il  bien?  —  Fort  bien.  —  Est-il  bancal 
on  bossu?  —  Ni  l'un  ni  l'autre.  —  Tu  vois  bien  que  tu  l'aimes  I  — 
Et  moi  je  répondais  toujours  :  Hais  non ,  puisque  je  ne  le  connais 
pas.  —  A  quoi  la  sagesse  maternelle  répliquait  qu'on  ne  se  connaît 
jamais  qu'après  un  an  de  mariage,  et  qu'au  surplus  on  ne  peut  pas 
avoir  d'objections  sérieuses  contre  l'inconnu.  Et  puis  maman  me 
suppliiùt,  me  suppliait...  Elle  m'a  déclaré  que,  si  je  refusais,  elle  ne 
me  le  pardonnerait  de  sa  vie.  Le  fait  est  que,  si  je  n'avûs  point  de 
rusons  pour  dire  oui,  j'en  avais  moins  encore  pour  dire  non,  — et 
de  guerre  lasse  j'ai  dit  oui.  On  le  lui  fait  savoir,  il  arrive  bride 
abattue,  car  it  n'avait  pas  tâcbé  son  idée;  il  me  prend  les  deux 
mains,  les  baise  assez  tendrement  et  me  dit  :  —  Je  vous  devrai  1« 
bonheur  de  ma  vie! — Puisqu'il  le  croît,  qu'il  en  est  sûr,  cela  ne  peut 
manquer  d'arriver.  Du  moins  j'y  ferai  mon  possible.  Je  suis  une 
bonne  fille,  et  les  bonnes  filles  doivent  fùre  les  bonnes  femmes; 
mais  voilà  une  aventure,  Nelly!  Ce  que  c'est  que  d'aïmer  trop  les 
babutsi...  Ua  mère  est  dans  l'extase,  elle  ne  m'appelle  plus  que  sa 


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ASd     *  IKTDZ   MS   BE«X  MOKBES. 

chère  comtesse.  Moi  je  suis,  je  suis...  comment  te  dirù-je?  je  stiis 
étonnée,  la  fille  la  plus  étonnée  <iut  soit  au  inonde.  Oh!  mais  quel 
étonnement  1 

a  Je  t'envoie  sous  ce  pli  sa  photographie;  tu  m'en  diras  franche- 
ment ton  avis.  Je  le  troure  fort  hlen,  seulement  cette  photographie 
ne  dit  pas  que  par  momens  il  a  des  silences  et  des  absences.  Tout 
à  coup  il  devient  pensif,  il  n'est  pas  à  ce  qu'on  lui  dit,  son  e^rit 
voyage  dans  je  ne  sais  quels  espaces;  i  ces  momens-lk,  son  visage 
s'allonge,  s'assombrit,  ses  sourcils  se  rapprochent,  il  lui  vient  au 
front  un  grand  pli  droit  qui  l'autre  jour  me  faisait  un  peu  peur. 
A  quoi  pensait-ilî  où  était-il?  Au  Mexique  peut-être.  Il  en  est  re- 
venu bien  vite,  et  a  repris  sa  phrase  où  il  l'avait  laissée. 

n  C'est  égal,  ma  chère,  je  suis  non-seulement  étonnée,  mais  un 
peu  confuse.  Après  avoir  lu  YAbenceirage)  nous  nous  étions  juré 
l'une  à  l'autre  de  ne  jamais  faire  qu'un  mariage  d'amonr.  Nous 
étions  bien  savantes  sur  cet  article.  Nous  avions  déclaré  que  l'amour 
est  quelque  chose  qui  vous  vient  tout  à  coup,  qui  vous  saute  au  vi- 
sage, et  en  voilà  pour  la  vie;  nous  appelions  cela  une  folie  divine. 
Eh  bien!  Nelly,  le  sort  en  est  jeté,  je  mourrai  sans  avoir  connu  la 
folie  divine.  Ce  n'est  pas  la  faute  des  circonstances,  je  crois  que  les 
grands  sentimens  ne  sont  pas  dans  mes  moyens.  Je  suis  trop  Gene- 
voise, comme  dit  ma  tante  Amaranthe ,  trop  terre-à-terre,  et  avec 
cela  la  grande  rieuse  que  tu  sais.  Ah  !  par  exemple  j'entends  rire 
sans  me  gêner  dans  mon  château  de  Bourgogne,  et  château  et  châ- 
telain, il  faudra  que  tout  le  monde  rie  avec  moi,  Toi,  Nelly,  puisque 
je  te  cède  ma  part,  tu  seras  un  jour  dÎTincment  folle  pour  deux.  Uo 
beau  matin,  tu  te  rencontreras  nez  à  nez  avec  un  Ben-Hamet  quel- 
conque, tombé  du  ciel  ou  sorti  i^'une  trappe;  cela  te  sautera  au  vi- 
sage, et  en  voilà  pour  la  vie.  Tu  auras  soin  de  me  ,conter  l'événe- 
ment dans  le  plus  grand  détail,  et  je  t'écouterîd  comme  les  petits 
enfans  écoutent  les  contes  de  la  Mére-tOif,  en  croyant  et  ne 
croyant  pas, 

a  Mais  il  faut  que  je  te  quitte,  mon  adorée,  maman  m'appelle  à 
grands  cris;  il  parait  qu'il  se  passe  quelque  chose...  Oui,  oui,  un 
instant,  on  y  va...  Tu  me  répondras  à  lettre  vue,  et  tu  me  diras 
bien  tout  ce  que  tn  pensjs  de  mon  histoire,  si  tu  m'approuves,  û 
tn  me  blâmes.  Et  surtout  ne  t'avise  pas  d'être  jalouse;  je  te  jiu:« 
par  l'épée  de  Gonzalve  que  tu  seras  à  tout  jamais  la  première  dans 
mon  cœur.  Adieu,  adieu.  Tu  me  répondras  tout  de  suite,  tu  me  le 
promets!  Une  future  Bourguignonne,  qui  est  à  sa  Nelly  for  ever, 

«  Mahguerite.  » 

a  P.  S.  —  Maman  m'appelait  pour  voir  ma  corbeille,  qui  vient 
d'arriver  par  les  airs.  Étoffes  et  parures  sont  d'un  goût  parlait,  ex- 


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LA    RETANCHE   DE  JOSEFB   NOIBEL. 


quia;  c'est  mille  fois  trop  beau  pour  tacn.  On  voit  bien  qu'il  est  allé 
à  Paris  pour  acheter  tout  cela.  » 


H^'Uîrion,  dès  l'arrivée  de  Joseph,  avait  eu  s(ûq  de  l'éloigner 
jusqu'à  ce  que  le  mariage  fût  chose  faite  et  parfaite.  Elle  n'enten- 
dait pas  que  son  gendre  fût  exposé  à  coudoyer  dans  sa  maison  un 
ouvrier  et  à  l'avoir  pour  commensal.  Elle  craignait  auEsi  qu'en  dé- 
pit de  ses  interdictions  Marguerite  n'essayât  de  faire  causer  l'agent 
secret  sur  son  voyage;  on  ne  sait  trop  quel  effet  peuvent  produire 
sur  UD  esprit  combattu  certaines  questions  et  certaines  réponses. 
Comme  il  s'était  commis  récemment  à  Genève  deux  ou  trois  vol» 
avec  eifraction  qui  faisaient  grand  bruit  dans  la  ville,  M.  Mirion 
avait  aiïecté  quelque  inquiétude  pour  la  sûreté  de  sa  marchandise 
et  de  sa  caisse,  et  prié  Noirel  de  coucher  pendant  quelque  temps 
au  magasin.  II  en  résulta  qu'il  fut  plus  de  trois  sem^nes  sans 
mettre  les  pieds  i.  Mon-PIaisir.  Il  ne  demandait  pas  mieux  ;  Mon- 
Plaisir  et  les  préparatifs  qui  s'y  faisaient  lui  étaient  en  horreur.  Ce 
n'est  pas  que  Genève  lui  fût  un  séjour  délicieux;  il  s'y  livrait  à  un 
travail  aussi  ingrat  que  fatigant.  Il  s'efforçait  résolument  de  guérir 
son  cœur  malade,  et,  désespérant  d'arriver  à  l'indifférence,  il  cher- 
chait à  convertir  son  amour  en  haine,  h  se  persuader  à  cet  effet  que 
Marguerite  était  haïssable.  II  se  répétait  cent  fois  le  jour,  deux  cents 
fois  la  nuit,  qu'il  s'était  abusé,  qu'elle  allait  de  pair  à  pair  avec  son 
entourage,  qu'elle  n'était  au-dessus  d'aucune  petitesse,  d'aucun 
préjugé,  que  la  vanité  la  menait,  qu'en  vain  avait-elle  feint  quelque 
hésitation,  elle  avait  mordu  dès  le  premier  jour  à  l'hameçon,  et  que 
la  joie  de  devenir  comtesse  lui  tenait  lieu  d'amour  et  de  bonheur. 
Quand  il  se  croyait  convaincu,  il  lui  suffisait  pour  décroire  de  pen- 
ser à  deux  grands  yeux  bruns,  à  la  fois  naïfs  et  malins,  où  se  pei- 
gnait une  joyeuse  indifférence  pour  toutes  les  petites  sottises  qui 
gouvernent  le  monde.  Ces  yeux-là  étaient  deux  étrangers  qui  se 
promenaient  en  curieux  parmi  les  vanités  de  la  terre  et  qui  reg.u- 
daient  tout,  mais  qui  avaient  leur  patrie  ailleurs.  La  caisse  de 
M.  Miriod  était  bien  gardée;  Joseph  ne  dormait  pas  deux  heures 
par  nuit.  A  peine  commençait-il  à  s'assoupir,  il  était  réveillé  pnr 
une  insupportable  oppression;  il  se  mettait  sur  son  séant,  et,  l'air 
lui  manquant,  il  se  levait,  et  jusqu'au  matin  se  promenait  de  long 
en  large,  déchirant  de  ses  doigt  ou  de  ses  dents  on  copeau  qui 
n'en  pouvait  mais.  Si  un  voleur  se  fût  présenté,  je  crois  qu'il  l'eût 
traité  comme  le  copeau. 

Le  mariage  devait  avoir  lieu  dans  ônq  jours  quand  Joseph,  sur 
les  instances  de  M.  Mirion,  consentit  à  s'en  aller  passer  un  dimanche 


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M8  lETDE   WIM   IWCX  HROtES. 

à  HoD-Plainr.  H  y  rttrtnm  Mai^o^te,  qm  lui  pamt  phis  bellt  qoe 
januû;  l'approcbe  do  jour  fatal  la  rendait  penâTe  et  mettait  sur  ses 
joues  ime  demi-pUear  qui  ajonlait  à  l'éclat  et  i  la  doaceor  de  soo 
regard.  Terria  fin  da  dlôer,  Joaepfa  se  sentit  pris  d'une  défùllance, 
il  Tôt  sur  le  point  de  pleurer  comoie  nn  enfant.  Dès  qu'il  le  pnt,  S 
aortit,  se  dirigea  rers  l'eadrût  le  plos  solitaire  de  la  campagne. 
Hargnerite,  qui  avait  son  idée,  rénssit  i  se  dérDber  i  la  sarreîl- 
lance  de  sa  mère.  Elle  soivit  de  loin  le  fautif  et  le  vit  entrer  dans 
le  btna.  Elle  le  rejoignit  comme  il  Tenait  de  s'asseoir  xa  pied  d'oo 
Maie  et  d'enfoncer  son  visage  dans  ses  mains.  U  était  telleanent 
absorbé  en  ses  pensées  qa'il  ne  l'entendit  pas  venir.  Elle  dat  l'ap- 
peler par  son  nom  pour  qn'il  s'aperçût  de  sa  présence;  alors  il  sa 
leva  en  sarsant.  Il  ;  avait  sur  son  visage  une  expression  de  colize. 
—  Seriez-Tons  sonlGrant?  loi  demanda-t-elle. 

Point  de  réponse.  Elle  recula  f  un  pas.  —  Est-ce  que  je  vous  dé- 
range? Vonlez-vous  que  je  m'en  ùlle7 

—  Vous  étea  chez  vous,  répondit-il  brusquement.  C'est  à  moi  d« 
n'en  aller. 

Tant  d'amertume  la  surprit.  —  Eh  bien  I  qu'est-ce  donc?  reprit- 
elte.  Âvez-vons  quelque  chose  contre  moi?  Vous  anrais-je  blessa 
sans  le  vouloir? 

Il  se  sentait  près  d'éclater.  U  s'adossa  contre  le  saule,  croisant  ses 
bras  sur  sa  poitrine  comme  pour  comprimer  les  battemens  de  son 
cœur,  ses  yeux  attachés  sur  le  gazon.  —  Je  ne  peux  rien  tirer  d« 
TOUS,  poursuivit-elle.  Je  veux  pourtant  savoir  te  que  vous  avez.  Il 
me  semble  que  depuis  quelques  mois  vous  n'êtes  plus  dans  votra 
asnette  ordinaire? 

—  Eh  I  que  vous  importe?  répliqua-t-il  avec  une  amertume  crois- 
sante. Suis-je  digne  de  vous  occuper  ou  de  vous  intéresser?  Est-c« 
que  je  suis  quelqu'un,  moi? 

' —  Décidément  vous  êtes  malade,  dît-elle  d'un  ton  grave. 

—  Je  suis  malade  de  vivre  I  répondit-il  d'une  \oix  creuse  et  sourde. 
Elle  se  rapprocha  de  Joseph,  et  lui  dit  :  —  Vous  avez  des  cha- 

glins.  J'exige  que  vous  m'en  fassiee  la  confidence. 

Il  sentit  son  secret  remuer  dans  son  cœur,  prêt  à  en  sortir;  il  l'y 
refoula  avec  violence.  —  J'ai  des  chagrins,  s'écria-t-il,  ou  je  n'en 
û  pas;  c'est  comme  on  veut.  Je  suis  heureux,  très  heureux.  De- 
mandez au  premier  ouvrier  venu  ce  qu'il  en  pense,  il  vous  dira  qua 
je  suis  Dé  coiffé.  Et  moi ,  je  suis  prêt  à  lui  céder  mon  honbenr  au 
rabais.  Je  le  donnerais  pour  un  morceau  de  pain  moisi,  mon  bon- 
heur. Savei-vous  ce  que  c'est  que  le  bonheur?  C'est  de  vivre,  d« 
boh%,  de  manger,  de  rire  et  de  pleurer  avec  ses  égaux.  Un  seul 
cceur  et  une  seule  gamelle  I  Où  sont  mes  amitiés?  Je  suis  seul,  hor- 
riblement seul.  Je  n'ai  point  d'égaux,  moi.  Je  suis  trop  peu  pour  les 


LA    BErANCHB  DE  JOSEFH   NIIKEL.  ASO 

uns,  trop  pour  les  autres.  Mes  camarades  m'évitent  et  se  cachent 
de  moi;  ils  me  regardent  comme  un  transfuge,  comme  un  déser- 
teur. Et  que  3uis-je  dans  cette  mûson  7  Bien  peu  de  chose^un  être 
élevé,  nourri,  logé,  aimé  par  charité.  Les  gens  avec  qui^  vis  ne 
me  doivent  rien,  etje  leur  dois  tout.  Cet  arbre  qui  me  protège  contre 
le  soleil  s^t  bien  que  je  n'û  pas  droit  à  son  ombre.  Il  m'en  fait 
l'aumône,  comme  en  ce  moment  vous  me  faites  l'aumône  de  vos 
questions.  Oh  !  la  reconnaissance,  la  reconnaissance  !  C'est  un  boulet 
qoe  je  traîne  au  pied  depuis  dix  ans,  et  nous  ferions  bien  de  nous 
jeter  tète  baissée  dans  le  premier  torrent  venu,  moi  et  mon  boulet, 
mon  boulet  et  moîl... 

Il  n'avait  pas  tout  dit;  mais  ses  lèvres  tremblaient,  il  ne  put 
continuer.  Marguerite  contemplait  avec  étonnement  son  visage  que 
bouleversait  la  passion,  ses  narines  gonflées  par  la  colère,  ses  yeux 
snOammés.  Elle  demeura  un  instant  silencieuse;  puis  elle  lui  dit  : 
—  Reconnaissance,  aumône,  quels  vilains  mots  1 

Et  après  un  nouveau  silence  :  — J'ai  peine  à  m' expliquer...  Il  faut 
que  vous  ayez  à  vous  plaindre  de  l'un  de  nous. 

—  Je  ne  me  plains  de  personne,  répliqua-t-il  en  frappant  du 
pied.  Je  ne  m'en  prends  qu'à  moi  et  à  la  funeste  idée  que  deux 
pauvres  diables  ont  eue  un  jour  de  me  mettre  au  monde. 

—  Ohl  je  vous  en  prie,  dit-elle  en  lui  faisant  signe  de  se  tfùre. 
Il  est  des  paroles  qui  échappent  dans  un  moment  de  colère  et 
qu'ensuite  on  voudrût  bien  reprendre... 

Elle  ajouta  :  —  Puisque  vous  refusez  de  me  dire  votre  secret, 
TOblez-vous  du  moins  que  nous  résonnions  un  peu  7  Je  sus  raison- 
ner comme  une  autre,  bien  qu'il  n'y  pw^sse  guère.  Que  parlez- 
Tous  de  dette,  d'un  boulet  que  vous  traînez  au  pied?  Vous  la 
payez,  votre  dette.  Vous  vous  acquittez  par  votre  travail,  par  votre 
dévoûment,  par  vos  conseils,  par  les  services  que  vous  rendez  & 
mon  père.  Il  te  sait  bien,  lui.  Si  parfois  il  se  prononce  dans  cette 
maison  des  paroles  qui  vous  déplaisent,  gardez-vous  de  prêter  à 
des  gens  qui  vous  ûment  des  arrière-pensées  qu'ils  n'ont  point. 
Croyez-vous  que  j'approuve  tout  ce  qui  se  dit  îci7  On  n'y  choisît  pas 
toujours  ses  mots.  Il  faut  secouer  ses  oreilles,  voilà  tout...  Ce  qiù 
est  certain,  c'est  que  vous  avez  désormais  le  droit  de  faire  vos  con- 
ditions. Vous  avez  beaucoup  d'intelligence  et  de  talent,  vous  êtes 
passé  maître  dans  votre  métier.  Mon  père  est  bon,  mais  il  n'aime 
pas  à  deviner.  Si  vous  me  le  permettez,  dès  ce  soir  je  lui  parlerai. 

Ce  fut  au  tour  de  Joseph  d'être  étonné.  Jamais  Marguerite  ne  lui 
AD  avwt  dit  si  long.  Bien  qu'il  crût  la  connaître,  il  ne  soupçonnait 
pas  encore  ce  qu'il  y  avMt  au  fond  de  cette  eau  dormante,  et  que 
cette  aimable  fille,  dont  l'humeur  enjouée  et  facile  s'accommodait 
de  tout,  ne  lûssait  pas  de  faire  sur  les  choses  de  la  vie  ses  grandes 


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400  BBTUE  DBS  DCCX  ICOIOWE. 

et  petites  réflexions.  —  Ab  1  je  voua  ea  supplie,  s'éaiit-t-i!,  ne  âîtes 
nen  à  votre  père  1  Quand  le  mooieat  sera  vemu  de  parler,  je  parle- 
tai  moi-même. 

—  Fi4M  mieax,  vous  m'avertirec  IL^ias,  i  Onûa,  et  j''écrirai.  je 
me  défie  des  gens  qui  se  ficbeat  ;  ils  gâtent  leurs  affaires...  En  at- 
tendant, si  vous  voule2  in'oUiger,  vous  chasserez  bien  l(xn  oer- 
tûnei  idées  qui  n'ont  pas  le  sens  eomaïuo.  Ouvriers,  boui^eoés  ou 
comtes,  tout  cela  o' est-il  pas  de  la  même  p&leT  11  n'y  a  qu'uae 
aristocratie  qui  vaille  :  elle  va  du  haut  en  bas  de  la  société  et  k 
compose  de  toutes  les  âmes  boondtes  et  libres,  qui  savent  airaer  ce 
qui  est  beau,  ce  qui  est  vrai,  et  qui  osent  mépriser  le  reste... 
Amen  !  J'fû  iioi  mon  sermon. 

11  fut  sur  le  point  de  se  jeter  &  ses  pieds.  —  Vous  êtes  la  sente 
personne  qui  pensiez  et  qui  parliez  ùoà,  et  vous  allez  partir  1  s'é- 
aiar-t-il  avec  emportement. 

Elle  passa  sa  main  sur  son  front,  poussa  ud  demi-soupir  :  —  Cest 
vrai,  dit-elle,  je  m'en  vais  partir  pour  un  voyage  dans  l'iitconnu. 
Dieu  bénisse  la  barque  et  l'équipage!  mais  je  ne  suis  pas  oonone 
vous,  je  crois  à  l'avenir,  au  bonheur.  C'est  une  ai  bonne  chose  d'être 
heureux  1  Je  m'y  aiderai  de  toutes  mes  forces...  Vous  penserez  quel- 
quefois à  moi,  n'est-ce  pasî  Et  ten&z,  pour  aider  votre  méieoire... 

Elle  tira  de  sa  poche  une  petite  botte  qui  contenait  une  bague 
en  argent  garnie  de  deux  diamans.  —  J'étais  venue  vous  cberdier 
pour  vous  offrir  ceci,  reprit-elle.  C'est  une  bague  que  j'ai  fait  lûre 
à  mon  idée;  j'y  ai  fait  mettre  ces  deux  diamans,  les  premiers  qu'on 
m'ait  donnés.  Ils  garuissaient  une  broche  que  j'ai  souvent  portée. 
Vous  voyez  qu'ils  sont  bie#imoi...  Je  voulais  vous  dire...  Vous  ne 
vous  fâcherez  pasT  11  y  a  si  longtemps  que  nous  vivons  sous  le 
même  toit,  et,  pour  employer  votre  mot,  que  nous  mangeoDs  à  la 
même  gamelle,  que  nous  sommes  un  peu  fière  et  sœur,  et  les 
sœurs  ont  leur  franc  parler.  Si  jamais  vous  étiez  à  court  d'argent 
ou  qu'il  vous  vJat  une  fantaisie,  vous  pourriez  faire  remplacer  oe» 
diamans  par  de  fausses  pierres.  Cette  bague  n'en  serait  pas  moins 
un  souvenir  de  mei...  Ce  que  j'aimerais  mieux  encore,  c'est  que 
vous  la  donniez  h  votre  fraome  quand  vous  vous  mariereii.  Ce  sera, 
son  alliance. 

—  Me  marier  1  me  marier  I  lit-il  awec  un  geste  de  mépiis.  Je  ne 
me  marierai  jamais  I 

—  Pourquoi  donc?  c'est  encore  une  de  vos  idéesï  Peut-oo  savoir.,. 

—  Cette  bague  est  trt^  belle  pour  moi,  interronifùt-il.  Et,  tout 
à  coup  se  ravisant,  il  la  prit  sans  socg-er  à  remercier,  il  n'avait 
qu'une  idée,  la  peur  que  sou  secr«t  ne  hii  écbappàL 

Eu  ce  moment,  ils  «Bteoi^rent  la  voix  de  If^  Mirion,  qui  appelait 
sa  fille.  Marguerite  tendit  sa  main  À  Joseph  en  liûdiaaat  :  — Aap- 


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LA   BETAKCHE   DE  JOSEPH  aolBEL.  491 

peIez-vou3  notre  conventioa  :  quand  vous  aurez  un  procès,  vous  me 
choiârez  pour  votre  avocat.  J'espère  qu'eu  retour  vous  faites  des 
Tceuz  pour  mou  bonheur.  Voyons,  tous  qui  coQoaisaez  OnûSt  que 
me  soubaitez-voual 

Il  prit  d'uue  main  tresiMaute  la  main  qu'elle  lui  tendait,  pAlit, 
la  regarda  fixement.  —  J'ai  une  dette  à  payer,  liû  dît-il  d'une  voix 
entrecoupée.  Je  souhaite...  oui,  je  soubûte  que  vous  soyez  un  jour 
la  plus  malheureuse  des  femmes,  et  que  vous  ayex  besoin  d'un 
homme  qui  soit  prêt  k  mourir  pour  vous...  Et  se  frappant  le  cœur  : 
—  Cet  homme,  le  voici. 

A  ces  mots,  il  se  sauva  comme  un  voleur.  Elle  le  suivit  du  re- 
gard, émue,  stupéfaite.  —  Quel  étrange  garçonl  se  disait-elle.  Je 
De  le  connaissais  pas.  —  Puis  elJe  se  hâta  de  rejoindre  sa  mère,  qui 
continuait  à  l'appeler  et  lui  apportait  une  lettre,  par  laquelle  le 
comte  d'Omis  lui  annonçait  son  arrivée  pour  le  lendem^a. 

Cet  entretien  avait  rendu  Joseph  un  peu  fou.  Je  se  sais  trop  ce 
qu'il  espérait;  mais  le  lendemain  il  se  réveilla  de  son  court  sommeil 
avec  l'idée  fixe  de  revoir  Marguerite  et  de  lui  tout  dire.  I^es  ma- 
lades se  retournent  dans  leur  lit,  quoiqu'ils  sachent  qu'aucune  place 
ne  leur  sera  bonne.  Joseph  était  si  malheureux  qu'il  voulait  à  tout 
prix  souCrir  autrement,  dut-il  souffrir  davantage.  Ce  jour-U,  M.  Mi- 
non  ne  lui  proposa  point  de  l'emmener  dtner  à  la  campagne;  le 
comte  d'Omis  éuit  arrivé  le  matin.  Joseph  attendit  la  nuit  et  se  mit 
en  route  pour  Mon-Plaisir.  11  y  avait  un  tel  désordre  dans  son  es- 
prit qu'il  était  hors  d'état  de  former  aucun  plan;  il  marchait  devant 
lui  à  l'aventure  et  comptait  sur  un  hasard.  Comme  il  montait  l'ave- 
nue, il  crut  apercevoir  deux  ombres  qui  allaient  et  venaient  sur  la 
terrasse.  Il  continua  de  monter,  se  jeta  dans  un  buisson.  Les  deux 
ombres  passèrent  devant  lui  :  c'était  Uarguerite  au  bras  du  comte 
d'Omis.  II  était  occupé  à  lui  narrer  un  épisode  plaisant  de  son  der- 
nier voyage,  et  il  mettait  tant  d'humour  dans  son  récit  que  Mar- 
guerite partit  d'un  éclat  de  rire.  Ce  rire  fut  effroyable  à  Joseph,  et 
dans  un  mouvement  de  fureur  il  laboura  sa  poitrine  avec  ses  ongles; 
ce  rire  était  la  ruine  du  peu  d'espérance  qui  lui  restait,  c'était  la 
fin  de  tout.  Il  repartit  en  courant  pour  Genève,  désespéré,  la  mort 
dans  l'âme,  portant  comme  il  pouvait  son  ccem*,  qui  lui  pesût 
comme  une  masse  de  plomb. 

I>e  surlendemain,  le  contrat  fut  signé.  Le  matin  suivant  fut  célé- 
bré le  mariage  civil,  et  après  midi,  dans  le  temple  protestant  de 
Carouge,  le  mariage  religieux,  qui  attira  une  immense  aSluence 
d'aiûs,  d'oisifs  et  de  curieux.  Coe  demi-heure  avant  la  cérémonie, 
l'église,  parterre  et  galeries,  était  comble;  une  épingle  ne  fût  pas 
tombée  à  terre.  An  dehors,  deux  haies  s'étuent  formées  et  se  pro- 
longeaient au  loin  sur  la  place.  L'entrée  du  comte  d'Ornis  eut  grand 


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A92  lETUE  DES  DEDX  KOHDES. 

succis;  OD  admira  généralement  sa  tounrare  distingnée  et  martiale, 
l'aisance  aristocratique  de  ses  manières,  son  port  de  tète,  t'éclat  de 
son  regard.  II  araît  toutefois  par  instans  on  nuage  su''  le  front; 
les  cérémonies  ne  l'amusaient  pas,  il  lui  tardait  d'en  avoir  Gni.  Dix 
minutes  plus  tard  arriva  Marguerite,  p&le  et  plus  tremblante  que 
la  caonetille  de  sa  couronne.  Son  père,  qui  la  conduisait,  cherchait 
à  hausser  sa  courte  Uùlle  en  marchant  sur  la  pointe  des  pieds; 
H"  Blirion  les  suivait,  gonflée  comme  uo  ballon.  Deux  partis  sa 
formèrent  dans  l'assistance.  Les  mères  pensaient  :  Cette  petite  Mi- 
rion  a-t-elle  de  la  chance  I  Les  hommes  disaient  au  contrûre  :  Voilà 
un  heureux  gaillard,  il  a  mis  la  mun  sur  un  morceau  de  roi.  Le 
service  fmi,  H.  d'Omis  retourna  en  h&te  à  son  hAlel,  et  Marguerite 
entra  dans  une  maison  voisine;  ils  ne  prirent  l'un  et  l'autre  que  le 
temps  de  changer  de  toilette,  et  se  retrouvèrent  à  la  gare.  Ils  par- 
tirent par  le  trûo  direct  pour  Lyon ,  où  ils  devaient  s'arrêter  deux 
jours.  Entre  Bellegarde  et  Cuioz,  M.  d'Omis  ent  un  de  ces  silences, 
une  de  ces  absences  que  lui  reprochùt  Marguerite  dans  sa  lettre  k 
sa  parfaite  amie.  Seul  avec  elle  dans  un  coupé,  il  n'avait  eu  jus- 
qu'alors d'yeux  que  pour  celte  belle  plante  dont  il  était  devenu  le  pro- 
priétaire. Tout  à  coup  il  changea  de  visage,  et  la  tête  tournée  vers 
la  portière,  immobile  et  taciturne,  il  regarda  fixement  je  ne  sais 
quel  point  de  l'horizon  ou  peut-être  un  fantôme  de  son  esprit.  Elle 
le  considérait  avec  étonnement;  au  bout  de  dix  minutes,  il  parut  se 
réveiller,  lui  prit  la  main ,  lui  passa  son  bras  autour  de  la  taille, 
et,  jusqu'ji  Lyon,  lui  prodigua  les  plus  gracieuses  attentions. 

Pendant  ce  temps,  que  faisait  JosephT  Sur  la  demande  expresse 
de  Marguerite,  il  avait  été  prié  à  la  cérémonie,  et  on  lui  avait  ré- 
servé une  place  dans  l'une  des  voitures  de  la  noce.  Il  ne  parut  point. 
M.  MirioD  s'en  étonna,  s'écria  deux  fois  :  — Ofi  doue  est  ce  difJ>le  de 
Noirel?  —  Il  n'y  pensa  pas  longtemps;  il  avait  à  songer  à  tant  de 
choses  !  Un  Joseph  de  plus  ou  de  moins  dans  une  journée  pareille, 
ce  n'est  pas  une  affaire.  H.  HIrion  avait  donné  la  clé  des  champs 
à  tous  ses  ouvriers  et  fermé  boutique.  L'introuvable  Joseph ,  qm 
avait  ses  petites  entrées  dans  l'atelier,  y  était  resté  tout  le  matin, 
travùllant  avec  rage.  Cependant  vers  midi,  n'y  tenant  plus,  il  sortit 
sans  prendre  la  peine  d'dter  sa  blouse,  et  se  rendit  à  Carouge.  Il 
vit  passer  Marguerite,  qui  ne  l'aperçut  point.  A  force  déjouer  des 
coudes,  il  réussit  à  pénétrer  dans  le  temple.  11  resta  là,  écoutant  et 
regardant,  jusqu'à  ce  que  le  pasteur  qui  officiait  s'écria  :  a  Sâ- 
gneur  bleu,  répands  ta  grâce  sur  ces  deux  époux,  qui  s'engagent 
solennellement  en  ta  présence  à  partager  la  bonne  et  la  mauvuse 
fortune,  et  à  n'être  jamais  devant  toi  qu'une  âme  et  un  cœur  I  » 
A  ces  mots,  Joseph  se  retourna  brusquement,  fendit  la  presse  et 
sortit.  Il  lui  sembla  en  arrivant  sous  le  porche  que  ce  monde  n'é- 


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Li.   REVANCHE   DE  JOSEPH  NOIREL,  AOS 

tait  qu'an  misérable  spectacle  forain,  que  le  soleil  était  uoe  vieille 
lanterne  fumause  où  s'amassaient  les  champignons,  que  le  quin- 
conce d'arbres  qui  ornait  la  place  venait  d'être  déballé  d'une  arche 
de  Noé  fabriquée  à  Nuremberg,  que  les  passans  qui  circulaient  dans 
les  mes  de  Carouge  étaient  de  méchantes  poupées  en  bois  qui  se 
mouvaient  par  des  fils  d'arcfaal  au  son  d'un  orgue  de  Barbarie. 
Tout  cela  n'avait  rien  de  réel;  ce  n'étùt  qu'une  farce  ridicule.  Il  se 
prit  à  dire  entre  ses  dents  ;  —  Comme  cette  représentation  est  ra- 
tée I  —  Et  il  ajouta  :  —  Heureusement  la  vie  est  courte. 

II  marchait  au  hasard  ;  le  hasard  le  conduisit  près  de  la  maison 
où  logeait  sa  mère  impotente.  Comme  s'il  eût  cherché  avidement 
tout  ce  qui  pouvait  envenimer  sa  blessure,  il  n'hésita  pas  à  entrer 
dans  cette  maison.  Quelques  sacrifices  que  s'imposât  son  fils  pour 
lui  procurer  une  existence  honnête,  M"'  Noirel  était  restée  fidèle  à 
ses  habitudes  d'incurie  et  de  désordre,  elle  gaspillait  dans  les  plus 
sottes  fantaisies  tous  les  sous  qu'il  lui  donnait  en  sus  de  sa  pen- 
sion. Il  la  trouva  étendue  dans  un  fauteuil,  les  ongles  en  deuil,  sale 
comme  une  huppe,  vôtue  d'une  robe  trouée,  le  chef  coiffé  d'un 
bonnet  en  loques  qui  laissait  passer  de  longues  mèches  de  che- 
veux emmêlés.  Elle  tenait  sur  ses  genoux  un  grand  cornet  de  marr 
rons  glacés  qu'à  l'entrée  de  Joseph  elle  fit  disparaître  dans  ta  pro- 
fondeur de  l'une  de  ses  poches.  Il  s'approcha  d'elle,  la  contempla 
un  instant  les  bras  croisés.  —  Voilà,  pensaît-il,  la  belle-mère  que 
je  révais  de  donner  à  Margtrerite  Mirion  !  En  sortant  de  l'église,  je 
l'aurais  amenée  ici,  et  je  lui  aurais  dit  :  Cette  femme  est  ma  mère, 
baise  cette  guenille  et  fais  bénir  notre  bonheur  par  ces  mains!.. 

—  Ehl  te  voilà,  Joseph?  lui  dit  M*"*  Noirel;  tu  n'es  donc  pas  de 
la  noce? 

-^  i'ai  refusé  d'y  as^ster. 

—  Ah  çàl  ne  va  pas'  ftdre  des  bétise^l  Si  tu  te  brouilhùs  avec  le 
patron,  que  deviendraia-jeî 

Il  ne  répondit  pas;  il  étût  tout  entier  à  son  idée.  II  se  répétait  à 
lui-même  :  —  C'est  ma  mère;  il  n'y  a  pas  à  dire,  c'est  ma  mère. 
Où  donc  est  Marguerite,  que  je  lui  présente  sa  belle-mèreî 

En  ce  moment,  la  logeuse  entra  et  salua  Joseph  d'un  air  de  défé- 
rence. Ce  garçon,  qui  se  respectait  toujours,  qui  depuis  des  an- 
nées rendait  des  soins  à  une  mère  qui  se  respectait  si  peu,  paraissait 
un  mystère  à  cette  bonne  femme;  elle  le  considérait  comme  un  être 
à  part.  —  Votre  mère  devient  tous  les  jours  un  peu  plus  folle,  liû 
dit-elle.  Avec  l'argent  que  vous  m'aviez  donné,  je  lui  ai  acheté 
de  l'étoffe  pour  se  fùre  une  robe.  Elle  a  profité  d'un  moment  où 
j'étais  sortie  pour  appeler  une  fripière,  elle  lui  a  revendu  le  cou- 
pon. Pas  moyen  de  ravoir  cet  argent,  qui  passera  tout  entier  en 
marrons  glacés.  —  Elle  ajouta  —  :  je  voulais  aller  vous  prévenir, 


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A9A  BETCE  DES  DEUX  MONDES. 


r  Joseph;  mais  j'ai  pensé  qu'anjourd'hui,  jonr  de  noce... 
■  —  Qiii  e«t-ce  qui  m  marie?  interrompit-il  d'un  air  faronche.  — 
Et  frappant  an  grand  coup  de  poing  sur  la  table  :  —  Mille  ton- 
nerresl  laissez  donc  ma  mère  tranquille;  nous  sommes  nés  dans  la 
boue,  nous  autres,  et  nous  sommes  faits  pour  y  rivre  comme  le 
poisson  dans  l'ean. 

—  Tu  te  mets  à  jurer,  toi  anssi?  reprit  M"*  Noirel.  J'«  cm  en- 
tendre la  Toix  de  ton  père...  Cest  égal,  un  autre  que  toi  aurait  de- 
puis longtemps  augmenté  ma  pension;  mais  ta  ne  penses  qu'à  tes 
plaisirs,  et  je  suis  sûre  que,  comme  ton  père,  tu  t'es  mis  à  boire. 

—  Bien  rencontré!  s'écria-t-il.  Mon  père  buvait,  je  bois  et  je 
boirai.  A  quoi  sert  le  travail?  à  quoi  sert  d'avoir  du  cœur?  H  n'y  a 
de  bon  dans  ce  monde  que  de  s'abrutir.  J'y  veux  travailler  dès 
aujourd'hui. 

Là-dessus,  il  sortit  en  poussant  les  portes.  Ce  loseph-là  était  si 
différent  de  celui  qn'elle  connaissait,  que  la  logeuse  en  fut  tout 
interdite,  —  Je  crois  vraiment  qu'il  a  bu,  dit-elle  à  M"  lïoirel. 

Il  n'avait  pas  bu,  mais  il  but.  Il  entra  dans  le  premier  bouchon 
qu'il  trouva  sur  son  chemin  et  vida  trois  bouteilles  coup  sur  coup. 
II  avait  une  tête  de  fer,  l'iTresse  ne  vint  pas.  Il  sortit  du  cabaret 
l'esprit  lucide  et  net,  mus  les  nerfs  surexcités.  Il  aurait  vonin  cas- 
ser quelque  chose  ou  quelqu'un.  II  avisa  de  loin  l'un  de  ses  cama- 
rades, nommé  Pierre  Servan,  qui  revenait  de  la  noce.  Il  le  héla. 
L'autre  se  retourna,  sahia  et  continua  son  chemin.  Joseph  courut 
après  hii,  et  lui  barrant  le  passage  :  —  Viens  avec  moi,  lui  ^t-il 
d'un  ton  brusque. 

—  Où  allez-vous  donc?  demanda  Serran. 

—  Je  t'ordonne  de  me  tutoyer  et  de  venir  avec  moi. 

—  Tu  m'ordonnes?  Est-ce  que  tu  plaisantes? 

—  Je  te  (Es  que  tu  viendras  avec  moi,  reprit  Joseph  en  lui  Siûsis- 
sant  le  bras.  Je  vais  me  promener;  nous  entrerons  dans  quelque 
auberge  où  nous  passerons  la  nuit  à  boire.  Viens  donc,  nigaud  I 
Cest  moi  qtii  paie. 

Servan  se  rendit  k  ce  dernier  ai^ment.  Ils  se  mirent  en  route. 

—  Je  croyais,  Noirel,  que  vous  étiez  occupé  en  ce  moment  k  sabler 
du  Champagne.  Est-ce  qu'ils  ne  vous  ont  pas  invité  à  leur  festin? 

—  Je  t'ai  déjà  dit  de  me  tutoyer.  Et  pourquoi  croyais-tu  ça? 

—  On  swt  bien  que  vous...  que  tu  es  au  mieux  avec  le  patron. 
Tu  es  un  peu  de  la  famille. 

—  Ceux  qui  disent  cela  sont  des  imbéciles  et  des  mentearsl  s'é- 
cria Joseph  en  serrant  les  poings.  Moi,  de  la  famille  !  j'abhorre  toute 
cette  engeance  comme  la  peste. 

Serran  n'en  croyiût  pas  ses  oreilles.  Ce  jour-là,  Joseph  devut 
étonner  tout  le  monde.  —  Qu'est-ce  que  ces  gens-là?  reprit-il.  Un 


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Ll    18VAXCHE  DB  JOSEPH  tTOIBEL.  ft95 

tas  de  ûloiis  qui  nous  exploitent,  qui  s'eagrussent  de  nos  soeors, 
qui  nous  Toleat  notre  trsTsil  et  notre  sang.  Hcri,  de  la.  famille!  Ib 
ma  danoent  chaque  jour  ma  pitance.  Ksl-ce  qu'ils  ne  nourrissent 
pu  leur  cbien  de  gardeTHûsnousportonsna  cellier,  lui  et  moi,  et 
si  nous  venions  à  perdre  notre  collier,  nous  ne  scions  plus  de  fa 
Stmille. 

Il  partit  de  là  ponr  fwre  mie  sortie  virulente  contre  la  bourget»- 
se  et  les  bourgeois.  Sa  conclu«on  Fnt  que  l'ordre  social  étut  mi 
sfireux  désordre,  qu'il  Msût  •ouverainement  injnste  qu'un  ouvrier 
vécût  au  jour  le  jour  en  travaillant  pour  i»^ocurer  à  son  patron  la 
fortune  et  la  douceur  de  marier  ses  filles  k  des  comtes,  que  cela  ne 
pouvait  dorer,  que  cela  ne  durerait  pas,  que  les  foudres  divines 
avalent  trop  longtemps  dormi,  qu'elles  ne  larderaient  pas  k  se  ré- 
veiller. Servan,  de  plus  en  plus  étonné,  l'éeoutait  bouche  béante,  se 
reprochant  d'avoir  jusqu'à  ce  jour  si  mal  connu  son  Joseph.  Il  étut 
loin  de  soupçonner  ce  qui  remuait  dans  le  cœar  de  ce  tribun  ;  il 
supposait  qu'à  l'occasion  du  mariage  M,  Hirion  l'avut  traité  sous 
jambe,  qu'on  l'avait  prié  de  servir  à  table  au  lieu  de  l'inviter  à  s'y 
asseoir. — C'est  bien  fait,  pensa-t-il .  Noire!  sera  désormais  avec  nous. 

Tout  en  fulminant  ses  anathèmes,  Joseph  avait  cenduit  son  com- 
pagnm  jusqu'à  un  petit  village  nommé  Fossaz.  Gomme  ils  trarer- 
aaient  le  pont  du  Foron,  il  saisit  le  bras  de  Servaa  et  lui  dit  :  —  Que 
serait-ce  si  tu  l'avais  entendue  rirel  Quel  rire! 

—  Qui  est-ce  donc  qui  a  riî  demanda  Servan. 

— ■  Qu'as-tu  affaire  de  le  savoir,  imliécileï  hii  cria  Joseph.  Et  ti- 
rant de  sa  poche  ta  petite  botte  qne  lui  avait  donnée  Marguerite  :  — 
Tiens,  regarde,  voilà  lein'  cadeau  de  noce. 

Servan  ouvrit  de  grands  yeux. —  Nom  de  mille  rabotsl  s'éena^ 
t-it.  Tn  n'es  pas  dégoûté,  toi.  Des  diamansi  et  monsieur  n'est  pas 
content  I 

—  Ne  vois-tn  pas,  gros  benêt,  reprit  Joseph,  qne  ce  sont  de  faux 
diamans,  faux  comme  un  jeton,  £a»  comme  le  coeur  d'une  bour^ 
geoiae,  &ux  comme  tout  ce  qui  sort  de  ses  mains  et  de  sa  booehe? 

Et,  posant  la  boite  ouverte  sur  le  parapet  du  pont,  il  ramassa  «ne 
grosse  pierre  et  se  mît  à  frapper  sur  la  bague  avec  fureur.  D  la 
martela,  la  bossela;  sa  rage  allait  ^i  croissant,  il  frappait  toujours 
plus  fort.  Les  diamans  s'échappèrent  de  leurs  alvéoles  et  roultecot 
dans  le  ruisseau,  où  il  envoya  l'anneau  les  rejoindre.  Semn  n'y 
comprmait  rien,  il  avait  grande  envie  â*At«  ses  bas  et  ses  souliers 
et  d'entrer  dans  la  rivière  pour  j  repécher  les  brillans  vrais  oa  faox; 
mais  JoK[^  Teotralna  de  rive  force  dans  l'auberge  en  hiï  disant  : 
—  A  présent  il  s'agit  de  boire  et  de  ne  plus  penser  k  rien.  —  il 
i^était  promis  es  effet  de  tuer  sa  pensée  comme  on  tue  une  béte 
malfaisante.  Il  avait  appris  la  veille  de  M.  Mirion  que  les  n 


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190  UTCE  DES  DEUX  MOTfDES. 

mariés  passeraient  la  nuit  à  Lyon,  et  il  savait  par  t'horaire  da  dte- 
mîn  de  fer  qu'ils  j  arriTeraieDt  entre  dix  et  onze  heures.  11  avait 
juré  qu'auparavant  il  aurait  réussi  i  tout  oublier,  k  laire  le  vida 
dans  son  esprit.  Cependant  il  eut  beau  s'y  appliquer,  il  ne  réussit 
à  se  procurer  qu'une  ivresse  incomplète. 

Quand  l'horloge  du  village  frappa  onze  coups,  il  se  fit  une  éclair^ 
cie  dans  les  fumées  qui  offusquaient  son  cerveau,  et  il  crut  revoir 
sur  son  tertre  le  chêne  mort  d'Omis,  qui  remuait  avec  effort  ses 
branches  dépouillées  et  lui  fusait  des  ûgnes  mystérieux.  Ce  cbéos 
lui  montrait  quelque  chose,  et  Joseph  chercbut  dans  la  nuit  ce  que 
ce  pouvait  être;  mais  la  nuit  élût  si  noire  qu'il  ne  disûngu&ît  rien, 
et  il  en  éprouvait  une  joie  secrète,  il  avait  riussi  à  faire  ce  qu'il 
voulait.  Il  se  prît  à  dire  à  haute  voix  en  montrant  du  doigt  son 
verre  :  —  11  est  là,  il  n'en  sorûra  pas  I  —  C'est  de  son  chagrin  qu'il 
parlait.  Tout  à  coup  un  bandeau  tomba  de  ses  yeux,  et  une  chambre 
lui  apparut,  discrètement  éclùrée.  Marguerite  était  là;  debout  de- 
vant elle  le  comte  d'Omis  la  dévorait  du  regard,  comme  un  avare 
qui  s'apprête  à  compter  pièce  par  pièce  tous  les  doublons  de  son 
coffre-fort.  I)  parut  à  Joseph  qu'on  vcpait  de  lui  toucber  le  cœur 
avec  un  fer  rouge;  il  pdussa  un  cri,  renversa  par  terre  la  table  et 
les  brocs  qui  étaient  devant  lui,  et  se  dressant  sur  ses  pieds,  pâle, 
des  éclairs  dans  les  yeux,  il  s'écria  d'une  voix  terrible  :  —  Vive  la 
république  sociale] 

Au  bruit,  toute  l'auberge  s'ameuta,  et  l'aubei^iste  en  colère  de- 
manda compte  à  Joseph  de  ses  bouteilles  cassées.  Sur  ces  entre- 
faites, Servan,  qui  depuis  une  heure  ronflait  dans  un  coin,  se  ré- 
veilla, et  comme  il  avait  le  vin  rageur,  sans  prendre  le  temps  de 
s'enquérir  de  rien,  il  se  ma  sur  l'hAtelier,  qu'il  saisit  à  la  gorge. 
Une  rixe  violente  s'engagea;  les  horions  pleuvaient  comme  grêle. 
Joseph  n'était  pas  homme  à  laisser  maltraiter  son  compagnon;  pour 
le  dégager,  II  distribua  force  gourmades  à  droite  et  à  gauche.  Ce  qui 
s'ensuivit,  il  ne  l'a  jamais  bien  su  ;  il  n'avait  plus  sa  tète  à  lui.  Il  ne 
recouvra  toute  la  lucidité  de  son  esprit  que  lorsqu'il  fut  sur  la 
grande  route,  soutenant  de  son  mieux  Servan  assez  mal  en  point, 
qui  avait  laissé  dans  la  bagarre  quelques  dents  et  quelques  che- 
veux. 11  le  reconduisit  à  Genève,  et  le  remisa  chez  lui,  après  quoi  il 
passa  le  reste  de  la  nuit  à  courir  les  champs. 

A  sept  heures,  il  était  au  travail.  M.  Mirion  vint  le  cherchera  l'a- 
telier et  l'emmena  dans  son  cabinet,  où  il  le  pria  de  vouloir  bien 
lui  expliquer  sa  conduite  étrange  autant  qu'inconvenante.  On  l'avait 
cherché  la  veille  comme  une  épingle.  Point  de  Noirel.  A  quoi  donc 
monsieur  Noirel  avait-il  employé  sa  journée? 

—  J'ai  pensé,  repartit  Joseph  avec  une  sèche  ironie,  que  je  serais 
de  trop  dans  votre  fôte. 


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LA    RETANGEIE   DE   JOSEPH  NOIREI.  A97 

M.  Mirion  se  récria,  s'indigna.  —  Ah  1  je  vois  où  le  bât  te  blesse, 
lui  dit-îl.  Tu  nous  en  veux  de  l'avoir  tenu  à  la  ville  pendant  quinze 
jours.  Que  diable  I  il  faut  savoir  se  plier  aus  circonstances.  Qu'au- 
rait pensé  mon  gendre?... 

—  Si  je  m'étais  permis  d'assister  à  son  mariage  au  rang  de  Ta- 
mille,  interrompit  Joseph,  j'aurais  fait  tache.  C'est  pour  cela  que  j'ai 
gagné  au  large. 

Cette  fois  M.  Mirion  se  fâcha  tout  de  bon,  traita  son  ouvrier  d'in- 
grat. Il  y  eut  entre  eux  une  scène  assez  vive,  oft  l'on  se  mit  presque 
le  marché  à  la  main.  Heureusement  M.  Mirion  tenait  plus  à  ses  in- 
térêts qu'à  ses  colères;  Joseph  lui  était  trop  utile  pour  qu'il  con- 
sentit facilement  à  se  priver  de  ses  services.  Il  rompit  les  chiens,  se 
contenta  de  battre  froid  à  l'ingrat  quelques  jours  durant.  Le  ressen- 
timent de  M*"*  Mirion  fut  plus  vif;  elle  disait  souvent  à  son  mari  :  — 
Être  allé  se  promener  pendant  que  notre  chère  comtesse  se  ma- 
riait! C'est  impardonnable.  Tu  as  beau  dire,  ce  garçon  n'a  point  de 
cœur. 

En  revanche,  les  camarades  de  Joseph,  instruits  par  Servan  de  ce 
qui  s'était  passé  et  des  propos  qu'il  avait  tenus,  le  regardèrent  de 
meilleur  œil  et  lui  firent  quelques  avances,  auxquelles  il  n'ent  garde 
de  répondre.  Sombre,  taciturne,  il  ti'availlait  avec  acharnement.  Il 
ne  remit  pas  les  pieds  au  cabaret.  Cette  scène  d'ivresse  oix  s'é- 
taient démenties  ses  longues  habitudes  de  dignité  lui  avait  laissé  un 
souvenir  amer  et  répugnant;  il  se  sentait  condamné  à  ne  se  point 
abrutir.  Il  avait  formé  un  projet,  il  était  résolu  à  émigrer  en  Amé- 
rique. Il  prenait  secrètement  des  infomlations,  lisait  des  relations 
de  voyages  aux  États-Unis,  et  rassemblait  sou  par  sou  un  pécule 
suffisant  pour  payer  sa  traversée.  Peut-être  regrettait-il  un  peu  sa 
bague  et  ses  deux  dîamans;  mus  il  n'essaya  pas  de  les  redemander 
au  Foron, 

VI. 

Marguerite  était  mariée  depuis  près  de  trois  semaines  quand  sa 
parfaite  amie  reçut  d'elle  la  lettre  suivante  : 

tt  Pardonne-moi,  Nelly,  d'avoir  tardé  à  t'écrire.  Avant  de  ré- 
pondre à  tes  questions,  je  voulais  prendre  le  temps  de  me  recon- 
naître un  peu.  Que  les  romans  sont  menteursl  Sache  pour  t^  gou- 
verne que  le  mariage  est  un  saut  périlleux  ;  il  faut  se  jeter  dans  le 
gouffre  tète  baissée,  les  yeux  fermés.  Je  suis  tombée  d'un  premier, 
d'un  second  étage,  que  sais-je7  et  je  suis  tombée  sur  mes  pieds  sans 
me  faire  de  mal.  Après  cela,  tu  me  demandes  si  je  suis  heureuse. 
J'espère  que  je  le  serù.  C'est  bien  quelque  chose,  n'est-ce  pas? 


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M8  UTDH   MS  Dfitl  XOMD&3. 

«  D'abwd  j'habite  on  cbannaot  pays,  qui  est  le  mi  centn  de  la 
France.  Ce  qui  le  prouve,  c'est  qu'il  y  a  près  d'ici  on  ravissant  cb&- 
teaa  qui  s'^pelle  Le  Faite.  Le  faite  de  quoi?  l£  faite  de  tout;  c»  ae 
peut  monter  plus  haut.  C'est  agréable  de  se  sentif  au  cestre  de 
quelque  cbose,  de  teaic  la  France  dans  sa  inaio.  Le  fait  est  que  nos 
cours  d'eau  s'ea  Tont  porter  de  ims  Donvslles  qui  à  la  Seine,  qui  à 
la  Loire,  qui  à  la  Saône.  Mon  pays  (car  il  est  devesu  le  mien)  est 
UD  grand  plateau  où  l'ùr  est  excellent  i  respirer,  où  l'eau  des 
sources  est  délideuse  à  boue,  une  eau  fraîche,  kgëre.  Ce  plateau, 
très  accidenté,  tout  en  creux  et  en  bosses,  est  couvert  d«  bms  et  à» 
tûllis,  qu'interrompcntckes  pâturages,  des  frjcbes,  de  ^ands  espnces 
nus  où  le  r^ard  voyage.  Les  bruyères  altemuit  avec  les  ckai^M, 
les  ravines  avec  de  frais  vaUoas  herbiis  et  moussas;  de  toutes  parts 
des  ruisseaux  promènent  leur  aaàe  claire  parmi  des  joncs  et  des 
chbies  qui  les  regardent  passer  comme  des  gens  qui  se  trouvent  bien 
oà  ils  sont,  mais  qui  se  plaisent  k  voir  cbeatiaer  les  antres.  —  Ben 
voyage  !  Dieu  vous  bénisse  !  —  Tu  sais  que  j'ai  toujours  aimé,  l'enn 
i  la  pasaon.  C'est  transparent,  on  en  voit  le  fond,  il  s'y  passe  toute 
sorte  de  choses  ;  cela  r««nse,  cela  change  de  couleur,  cela  réfléchit 
les  nuages,  cela  se  donne  l'air  de  causer  avec  le  ciel.  Un  pays  sans 
eaui,  c'est  un  salon  sans  glaces.  Om  m'a  servie  i  souhait.  Il  y  a 
près  d'ici  une  petite  sauvagerie  avec  des  étangs  qu'on  a  sunNounét 
la  Petite-Écesse.  Tu  n'en  diras  des  nouvelka  quand  tn  viendras  nne 
voir.  Moi,  ce  que  je  préfère  encore  à  la  Petite-Écosse,  ce  anot  nos 
communaux  Livréa  à,  la  vaine  pâture.  Rien  de  plus  charmant  que  ces 
grandes  terres  liîx-es  e<  vagues  où  l'on  rencontre  à.  chaque  pan  des 
chevaux  blancs,  errant  à  leur  fantaisie,  et  des  petites-  filles  qaî, 
leur  gaule  à  la  main,  poussent  devant  elles  des  troupeaux  d'oies. 
Dans  les  premiers  jours,  mes  montagnes  suisses  et  savoyardes  nM 
manquaient  un  peu;  j'avûs  peine  à  comprendre  un  pays  sans  mon- 
tagnes. Je  commence  à  m'en  passer.  L'autre  matin,  je  me  suis  as- 
sise sur  une  grosse  pierre  au  boni  d'un  champ  qui  montait  douce- 
ment devant  moi  et  qu'on  était  en  train  de  labourer.  En  levant  le 
nea,  je  n'apercerais  que  Ui  crAtn  du  cbamp,  oà  chemiaait  lentcnient 
l'ombre  d'un  nuage.  L'instant  d'après,  l'attelage  et  les  gens  se  seak 
arrêtés  sur  cette  crête  pour  respirer;  je  voyais  se  dessiner  etir  un 
>;iei  d'automne  doux  et  pile  les-  cernes  de  la  chornie,  l'aigtùUea  àa 
bouvier,  ks  naseaux  fumana  dee  bonfa.  Une  charrue  se  ésssmnt 
sur  le  ciel,  cela  ne.  se  voit  guère  k  Genève.  Après  toot,  en  les  ch«F- 
cbant  bieit,  nous  avons  k»  montagnes,  qu'on  appelle  lesmonta^Bm 
du  Horvan,  —  des  tanfùnières  que  je  ne  veux  pas  surfaire.  Au  le- 
vant, la  vue  est  b(»-née  par  une  chaîne  de  collines  allongées,  sur- 
montées de  moulins  à  vent.  Quand  je  n'ù  rien  de  mieux  à  faire,  je 


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LA    RBTAUCHB   DB  JOSEFa  NOIKEL.  AM 

regarde  tourner  ees  moBKns,  et  mes  pensées  se  mettent  uisBi  à 
toorner.  Si  GeoevoÂse  qu'oa  soïl,  il  y  a.  des  idobêhs  où  les  pensées 
lounient. 

a  J'ai  promîa  de  tout  te  dire.  Hou  chitean  m'agrée'  moios  que 
mon  pa.;s.  Décidément  i>  est  trop' grand.  On  m'avait  avertie,  mus 
pas  assez  pou  m:'épargner  1&  dépl»âr  de  la  sorpcise.  G'est  u 
mf»de  que  maa  château.  Nouf  en  babilons  une  aile,  le  reste  est 
vide  et  (orL  dégradé.  Que  s'y  passe~t-îl?  l)  me  dépfolb  de  sentir  à 
côté  de  m<M  ces  grands  espaces  Muets,  ces  murailles  qui  savent  des 
histoires- et  q«i  se  domeat  le  mot  pour  ne  rien  dire.  Je  n'ai  pu  me 
tenie  d'en  porter  un  jour  à  moni  maître  et  se^;neiir.  —  Mwsvrû- 
ment,  ra'a-t-il  népÏKilté,  je  eEoyaift  que  vous  n'aviez  peur  de  rien. 
—  Je  lui  Et^poBdis  que  je  me  sentais  à  In.  lois  très  bsave  et  très  peur- 
rease,  et  je  criHs  en  effet  que  je  ferais  assez  bsBoe  figure  dass  aa 
danger  comw;  mMS  L'incoomi  nï'iBrjtHète...  — Qu'est-ce  &  direl 
ft-tr-il  repris  eu  me  pïBçaot  la  j«ae  drute.  Â  quoi  boa  s'eccopei  àa 

l'inconnu? — -  Et  voilà  corasis  il  raisonne.  G'est  aussi  sîm[4e  que 

cela. 

«  Sur  d'autres  pointa,  j'ai  eu  gain  d«  cause.  Quand  ncres  avons 
fait  pour  la  première  fois  le  tour  de  sotr  domahie,  il  m'a  donné, 
carte  blanche  peur  lui  présenta'  mes  observations. — Voyons,  m:'a- 
t-îl  dit,  ce  jaritia  vous  pialt'-il? 

»  —  Je  ne  Uù  reproc^  qu'use  ckoa£. 

*  —  Quoi  dwic7 

a  —  C'est  que  dans  votre  jardin  il  o'y  a  pas  de  fleurs. 

u  —  Eb  t»en  I  qu'est-ce  done  que  caàt  a-t-il  fait  en  me  mon- 
trant du  bout  de  sa  eanne  un  nisérable  petiâ  vioMor  mangé  du  so- 
leitetdes'paeerons.  Il  se  donnait,  voùment  l'air  de  le  prendre  aa 
sérieux. 

tt  —  Un  violier!  ce  n'est  paaasaea  pour  faire  un  jardin.  —H  «fa 
d&  nouveao  pisoé  kx  JMiei  dnri  te: 

a  —  Le  printemps  prociiùn,  m'art-îi  dit,  vous  arrangerea  tmit 
cela  coimne  vous  L'entendrez. 

«  Je  me  suis  permis  de  lui  représenter  mssi  que  son  pave  était 
trop  touETo,  qu'on  y  avait  laissa  pousses  les  arbres  comme  il  leur 
plaisak,  et  qu'il  leur  avait  pltai  d'encbevétrer  leurs  branches  de  a»~ 
aiire:  k  former  des  fourrés  oà:  f  on  ne  voit  ^utte  en  plein  mîdt.  B 
me  regardait  avec  on  proémct  éttnmement,  —  Ab  L  vous  aimeff  It 
soleil  Z  me- ditHl, 

a  Ce  goût  lui  semUait  bisarra.  ~~  1«  soleit  et  l'eaa,  Itù  dis-je. 

(r  —  justement  nous  avons  un  lue,  reprit-il> 

H  Je  ne  le  chicanai  point  sur  son  lac,  dont  m  m'a.Tait  fait  léte. 
J'avais  la  candeur  de  croire  i.  ce  lac,  c'est  ane  vilaine  mare  où  tes 


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iOO  KETCE  DES  DECX  HOKDES. 

greDOoilles  s'ébaodJsseot.  Ceci  est  une  déceptioD  ;  mais  j'ai  ^>piis 
iepma  longtemps  qoe,  tà  boaoe  que  sdt  une  marchandise,  il  y  a 
lotijoars  da  déchet. 

■  Je  m'arrête  k  te  conter  des  misères;  voici  des  choses  plus  aé- 
rieases.  Quand  nous  eûmes  achevé  le  tour  du  parc,  nous  noos  as- 
sîmes sur  uD  banc,  en  face  de  la  statue  d'nn  commandeur  qui  n'a 
plus  de  nez.  —  Écoutez-moi,  me  dit  Roger.  Je  veui  tous  exposer 
une  fois  pour  toutes  ma  façon  d'entendre  la  vie  conjugale... 

H  Écoute,  toi  aussi,  Nelly,  et  frémis,  mais  profite.  Ce  que  je  vais 
te  rapporter  te  semblera  du  dernier  terre-â-terre.  Que  veux-ta7 
Puisqu'on  assure  que  \At  ou  tard  il  faut  devenir  raisomiable,  peut- 
être  est-il  bon  de  commencer  par  là,  et  puisqu'il  faat  arriver,  arri- 
vons tont  de  suite.  On  a  le  plaisir  de  s'asseoir  et  de  regarder  les 
autres  partir,  courir,  s'essouffler  à  ta  poursuite  d'une  chimère  qui 
court  plus  vite  qu'eux;  on  leur  dit  :  Pauvres  gens,  vous  en  revien- 
drez et  vous  finirez,  vous  aus^,  par  voua  asseoir.  Bref,  Nelly,  je  sois 
décidée  à  être  à  la  fois  très  raisonnable,  très  gaie  et  très  heureuse. 
Voilà  mon  programme.  —  Vous  allez  me  trouver  bien  prosaïque, 
me  dit  M.  d'Omis  en  tordant  seloD  sa  coutume  les  deux  bouts  de 
sa  moustache  entre  ses  doigts. 

a  Je  m'empressai  de  lui  répondre  qu'on  me  reprochait  à  moi- 
même  d'avoir  l'esprit  un  pea  lourd,  un  peu  terreux,  beaucoup  de 
bon  sens  et  peu  de  poésie.  Cette  déclaration  le  rassura  tout  à  fait. 
—  II  faut  d'abord  que  je  vous  dise,  reprit-ii,  que  j'm  eu  l'enfance 
la  plus  gâtée,  la  plus  choyée,  la  plus  adulée,  la  plus  caressée  et  la 
plus  ennuyeuse  du  monde.  Ce  n'est  pas  la  faute  de  mon  père, 
grand  homme  sec  et  sombre,  qui  n'aimait  dans  ce  monde  que  ses 
chiens  et  ses  chevaux.  Il  s'occupait  fort  peu  de  moi,  ma  mère  s'eo 
occupait  trop.  Elle  m'adorait,  d'abord  parce  qu'elle  me  trouvait 
adorable,  ensuite  parce  que  j'avais  un  frère  aîné  qu'elle  ne  pouvùt 
souffrir.  Le  pauvre  garçon  avait  eu  la  criminelle  pensée  de  venir  an 
monde  avec  un  pied  bot,  on  n'a  jamais  pu  le  lui  pardonner.  Tout 
lui  était  défendu,  tout  m'était  permis.  Je  profitais  de  la  situation 
pour  faire  d'énormes  sottises,  et  c'est  lui  qui  le  plus  souvent  eu 
payfût  la  folle  enchère.  On  le  battait,  on  le  mettait  en  retenue.  J'en 
étais  quitte  au  contraire  pour  m'enteadre  dire  que  le  sacrement  de 
la  pénitence  consiste  dans  la  contrition,  la  confession,  l'absolution 
et  la  satisfaction.  Je  me  confessais,  on  m'absolvait;  mais  je  n'étais 
ni  contrit  ni  satisfait.  J'ai  toujours  eu  l'horreur  des  sermons,  j'au- 
rais mieux  aimé  les  étriviëres.  Être  à  la  fois  adoré  et  sermonné,  à 
vous  n'avez  pas  passé  par  là,  vous  ne  pouvez  vous  représenter  ce 
qu'il  y  a  d'ennuis  dans  ces  deux  mots.  Ce  fut  un  beau  jour  pour 
moi  qae  celui  où  l'on  me  donna  la  clé  des  champs.  On  résolut  de 


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LA   REVANCHE   DE   JOSEPH   NOIBEL.  501 

m' envoyer  à  Paris  comme  les  médecins  envoient  aux  eaux  les  ma- 
lades dont  ils  ne  savent  plus  que  faire.  Paris  ne  m'amusa  pas  long- 
temps, et  pour  m'afTranchîr  de  ma  liberté  je  m'engageù.  Me  voiU 
partant  comme  simple  soldat  pour  l'Afrique,  où  je  gagnai  mes  galons, 
je  devins  lieutenant  en  Cochinchine,  j'éttus  capitaine  en  arrivant 
au  Mexique.  Ce  sont  là  les  meilleures  années  de  ma  vie;  mais  on 
me  lit  un  passe-droit;  je  découvris  que  je  n'avais  pas  le  génie  de 
l'avancement,  que  les  intrigans  et  les  huiles  me  dameraient  tou- 
jours le  pion,  que  la  capitainerie  est  un  cap  difficile  à  doubler,  que 
capitaine  j'étais  et  que  capitaine  je  mourrais.  Cela  me  dégoûta  du 
métier,  je  pris  ma  retraite.  Quand  je  revins  ici,  mon  frère  était 
mort  depuis  longtemps  et  mon  père  depuis  deux  ans.  Je  retrouvai 
ma  mère,  qui  avait  renoncé  à  me  sermonner,  mais  qui  m'adorait 
plus  que  jamais.  Je  lui  en  suis  fort  obligé  et  je  l'aime  beaucoup; 
toutefois  nous  n'avons  pas  grand' chose  à  nous  dire.  Bref,  je  m'en- 
nuyais... 

a  —  Et  un  matin,  interrompis-je,  pour  vous  désennuyer,  vous 
résolûtes  de  vous  marier. 

«  —  J'y  pensais  depuis  deux  ans,  reprit-i).  Le  difficile  était  de 
trouver  une  femme  à  ma  convenance.  Foin  des  femmes  à  chiflbns 
et  de  ces  petites-maîtresses  qui  ne  peuvent  faire  le  tour  d'un  parc 
sans  tomber  en  pâmoison  I  Je  suis  né  marcheur,  et  mes  jambes 
n'eurent  jamais  plus  de  quinze  ans;  elles  avalent  les  grands  che- 
mins. Or  j'estimais  que  le  mariage  n'est  rien  s'il  n'est  la  plus  char- 
mante des  camaraderies,  et  j'entendais  que  ma  femme  fût  pour  moi 
un  parfait  camarade,  qu'elle  fût  de  moitié  dans  tous  mes  plaisirs, 
qu'elle  se  promenât  avec  moi,  qu'elle  courût  les  bois  avec  moi, 
qu'elle  chassât  avec  moi,  qu'elle  péchât  la  truite  avec  moi,  qu'elle 
jouât  au  billard  avec  moi... 

n  —  Dieu  soit  loué  !  m'écrîai-je.  Je  fis  ce  jour-là  deux  carambo- 
lages de  suite,  et  vous  avez  dit  :  Voilà  celle  que  cherchait  mon 
cœur. 

<i  II  passa  sa  main  sur  ma  tête  en  me  disant  :  —  Soyez  sûre  que 
les  cheveux  que  voici  y  furent  bien  pour  quelque  chose...  Mes  idées 
TOUS  plaisent-elles T  ajouta-t-il.  Acceptez- vous  ce  menu? 

<[  —  Tôpe  là,  moQ  camarade  I  lui  dis-je  en  lui  tendant  la  ama. 
Il  la  prit  et  la  serra  très  fort. 

u  Quelles  courses  nous  avons  faîtes,  Nelly  I  J'ai  bon  pied,  comme 
tu  sais.  J'allais,  j'allais,  brassant  bravement  la  poussière  des  grands 
chemins  ou  escaladant  des  sentiers  rocûlleux  et  sautant  de  pierre 
en  pierre.  Roger  me  regardait  avec  admiraUon,  ce  qui  m'inspirait 
un  orgueilleux  contentement  de  moi-même.  Il  nous  est  souvent  ar- 
rivé de  nous  arrêter  à  midi  sous  la  tonnelle  d'un  cabaret  et  d'y 


MS  SErrc   SES  MCX  WWIB. 

sanger  de  bel  xppMt  aœ  oaaelette  sa  lud  et  ae  «rfaml  qae  bibs 
STOsioBS  d'un  boii  via  ronge.  L'autre  jonr,  j'airak  aal  aa  pied.  D 
s  froBcé  le  aoarcU,  il  n'adoaet  pas  qa'oa  ait  aîal  aa  pied.  Ce  qaâ  ^i^ 
pbh  moins  que  nos  pnMnemuIes,  ce  aont  nos  parties  de  Hnflae;  il  y 
adasaagn^pandu.  Mes  boDS  jnvrssoutcevx  où  dous  revenons fa^^ 
douille.  Se  crois  pas  da  reste  que  j'^e  le  plus  petit  meurtre  à  ^êe 
icprocber;  je  regarde,  et  c'est  encore  tn^  1)  y  a,  Kellyi  nn  liène 
qui  me  doit  on  fameux  derge.  Diane  avait  perdu  aa  trace  et  alnyaii 
^irès  lui  dans  an  bois  oà  il  n'était  pas.  Tout  à  coup  je  leyasaorlir 
d'on  fouFFÉ  d  IraTerser  k.  toates  jambes  une  daîriëre  ta  pente,  an 
but  de  laqoelle  j'flah  assise.  Gonune  U  venait  de  disparaître,  8»- 
germecria:  —  Il  a  dâ  passer  pa- ici.  L'af-ez-vons  ru7 — Je  n'ai  làen 
To  du  tout,  —  lui  répondis-jc.  Toi  qui  prrteodais,  >elty,  i^k  je  ne 
aÙ9  pas  mentir!...  EtTwlà  comne  au  châleaa  d'Omis  les  jeanes 
mariés  passent  leur  lune  de  miel.  Tu  diras  qu'il  y  a  lime  et  Itme. 
Je  m'accommode  très  bien  de  la  mienne. 

•  Il  y  a  pourtant  une  ombre  an  tableau.  J'u  ase  beHe-mère  qui 
u'aime  pas  sa  bru;  ceci  bien  entre  nous,  Nelly.  Je  te  confessera  qne 
H'"  d'Omis  n'a  pas  la  figare  la  plus  avenante  da  monde.  &^  traits, 
sonrfiRard,  sa  voix,  tout  est  pointu.  Ce  qui  est  fâcheux,  c'est  qu'a- 
vec l'âge  sa  d<:-votion  a  tourné  à  l'aigre.  Cne  religion  aciJe  estune 
terribli;  chose.  Roger  m'avait  prévenue  qu'elle  voyait  son  marine 
avec  tm  extrême  déplaisir.  Elle  l'adore;  je  le  lui  prends,  elle  est 
jalonse,  c'eut  tout  simple.  S'il  n'y  avait  qne  cela...  Le  mal  est 
qu'il  y  a  plus,  et  qu'elle  ne  peut  me  pardonner  d'être  Tme  bour- 
geoise, et,  ce  qui  comble  la  mesure,  une  protestante.  Sans  vouirâr 
entendre  k  aucun  arrangement,  elle  a  vidé  les  lieux  et  s'est  étaUie 
i  l'autre  bout  du  vil'age,  dans  un  chalet  qui  est  à  elle. 

■  Ce[ien(laiit  on  ne  s'est  pas  brouillé.  Le  surlendemain  de  moo 
arrivée,  nous  fûmes  lui  présenter  nos  devoirs.  Je  suis  brave,  je  fai- 
sais bonne  contenance.  Elle  nous  fit  dire  qu'eile  était  à  sa  toileOo. 
Roger  répondit  que  nous  attendrions.  Elle  paraît  enfin ,  traverse  le 
salon,  tend  la  main  à  son  fils,  et  quaml  ;ie  dis  la  main,  elle  ne  lui  en 
donna  que  deux  doigts.  FI  me  présente,  elle  n'a  pas  Tair  de  me 
voir,  et  s' arrangeant  de  manière  à  me  tourner  le  dos,  pliant  et  dé- 
pliant son  éventail,  elle  te  met  à  lui  ooater,  k  cet  éventail,  que  le 
matin  même,  par  un  hasard  miraculeux,  elle  avait  sauvé  la  vie  à  un 
moineau- que  sa  chatte  s'apprêtait  à  croquer...  La  cbata  et  le 
moineau,  le  moineau  et  la  chatte,  et  l'éventail  qui  allait  toujours 
son  train,  c'était  drôle,  mais  ce  n'était  pas  gai.  Enfin,  regardant 
la  pendule  :  —  Il  faut  que  je  voas  quitte,  c'est  l'heure  d'aller  k  fé- 
glise. —  Et  daignant  cette  fois  me  lorgner  du  coin  de  l'<ril  :  —  Voilà 
des  sujétions  que  ne  connaissent  pas  les  femmes  sans  religion. . . 


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L/L   REV&MCnE   DE  JOSEPH   KOntEL.  503 

«  Sans  religlonl  -Je  suis  donc  une  femme  saas  religion?  Je  croyai», 
moi,  que  la  religion,  c'est  de  causer  de  temps  en  temps  avec  le  bon 
Dieo,  c'«3t  de  lui  coofesser  qu'il  est  grand  et  qu'on  est  petit,  (lo 
l'interroger  jusqu'i  ce  qu'il  réponde,  de  sentir  qu'il  est  là,  qu'il 
a'î^procfae  de  vous,  qu'il  vous  est  de  quelque  chose,  et  de  lui  ouvrir 
SM'Oœur,  api-ès l'avoir  nettoyé  et  purifié,  en  disant  h  celui  qui  est 
toot  :  SagneHr.,  entrei!  ie  logis  est  petit;  mais  on  tâche  de  ie  bien 
tenir.  Puisaiee-vous  n'y  trouver  rien  qui  vous  déplaise!.. .  Sans  ra- 
i%i<m!  Que  l'intoléraiioe  est  béts,  Nellyl  Est-ce  que  le  bon  Di::u 
n'est  pas  à  tout  le  monde?  Est-ce  qu'il  ne  comprend  pas  toutes 
les  langues,  josqu'au  bégaiement,  au  silence  même  de  ces  cœuis 
empêchés  qui  ne  savent  pas  paj-ler? 

u  M'"'  d'Omis  tieut  évidemment  à  garder  quelques  formes.  E'Iô 
vint  nous  rendre  nobe  visite.  J'étais  scffùe.  Je  ne  sais  si  elle  recom- 
mença l'histoire  du  moineau;  mais  Roger  lui  dit  :  —  C'est  donc  un 
parti-pris?  Vous  êtes  décidée  à  ignwer  à  jamais  que  j'ai  «ne  femme, 
€t  qu'il  serait  convenable  de  me  demander  de  ses  nouvelles?  —  EHe 
lui  répondit  :  —  Je  pensais  entrer  dans  vos  vues.  Vous  menez  votre 
feaime  au  cabaret,  \'ous  n'oseriez  la  présenter  à  nos  amis.  —  Il  so 
ficba  tout  rouge;  elle  s'excasa,  t&cha  de  l'amadouer;  j'ignore  la 
suite  de  cet  entretien.  J'en  ai  su  le  commencement  par  Fanny,  ma 
femme  de  chambre,  qui  était  entrée  au  salon  pour  y  allumer  du  feu, 
et  que  Roger  se  hàia  de  renvoyer.  C'est  une  brave  fille  que  j'.ii 
amenée  de  Genève  et  qui  m'est  toute  dévouée;  on  ne  peut  m'efilcu- 
rer  avec  le  bout  d'une  épingle  sans  qu'elle  crie  comme  si  on  la 
poignardait.  Je  ne  l' écoutera  plus,  c'est  bien  assez  de  ce  qu'on  en- 
tend soi-même. 

H  Roger  ne  me  rapporta  point  cette  petite  scène  ;  seulement  le 
soir  il  me  dit:  —  Je  crois  que  nous  ferions  bien  de  donner  une  soi- 
rée, an  ga!a.  Cela  m'ennuie  d'avance  à  périr;  mais. il  faut  payer  sa 
•dlme  auK  biensi^ances  du  monde.  Une  fois  quitte,  serviteur!  —  Je 
oompris  qu'il  avait  sur  le  cœur  le  défi  de  sa  mère,  qu'il  tenait  à 
prouver  qu'il  ne  CAchait  pas  sa  femme.  Je  hasardai  quelques  objec- 
tions, il  eut  réponse  à  tout,  et  avant-4)ier  au  soir,  ma  mignonne,  le 
<^&teau  d'Omis  était  illuminé  pour  recevoir  les  châteaux  d'alen- 
tonr.  J'avais  tout  arrangé  moi-môme,  et  tout,  je  t'assure,  était  bien 
arrangé.  Je  passai  deux  heures  à  ma  toilette,  c'est  un  aveu  que  je 
te  dois;  pour  la  première  fois,  je  me  sentais  coquette.  Nos  invités 
vinrent  tons;  Roger  est  uu  de  oes  hommes  à  qui  l'on  craint  de  dé- 
plaire, et  puis  ie  monde  est  si  curieux!  Ma  belle-mëie  en  arrivant 
^daigna  m'apercevcùr,  et  frandiement  elle  éprouva  une  certaine  sui^ 
prise  qui  lui  fut  moins  agréable  qu'à  moi.  Elle  se  remit  bien  vite 
-et  fut  s'asseoir  sur  un  sopha,  aussi  loin  de  sa  bru  que  possible. 


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Î44  txrn.  »tA  ic^T  MIU1I 

i:MMn  «a^ûwc  Vit  iàin  vl  SKir^ .  m  îûuMa-  ^  tûçnt-oiJKK.  >ik 

VXA.f!i^:  -^^Livu:  ^?>»  >»  fc'Â-i^Cfcj  gtoe.es  je»  OOTçIiMB»  i~in"ii^ 
tev;  tn^.  Vy>5t-i  /citais  eue  t'jLi  ïi^^c  -^e  c."  :  —  t  ^c:  ««^ 
»s.**;M«r  4  «lit  ir.;  Hd»  ô'-JCie  fej*:  pycm  twb  recuiÀe. 

t  k  it*H  'j^"..  y  M/'miib^  atsi  blILcs  ca  curie  6*s  Ciaes.  —  Ift 

T  —  C  ifiL^'.i  dt  if^dbLiitttt,  midumt.  ffitst-of  qz'aa  bâttae. 

t  —  La  fç-'^jx^*:,  uiiiijttLti,  tau  uï  cîie»i  i  fer  canoeté-,  Baù  â  ptv- 

«  —  Â  yT'/'ji'j*  de  ceci,  BBudaaie.  La  marquise  da  BosaB  a  ■■ 
'i>,  ^ui  k'iMt'.f*  a  BMrhutfter,  et  qui  Id  d^tnaiide  des  googcs  et  des 
ÏZ-Aitsi*^.  tÂ.ii  avait  besoio  d'an  ^!aJrcÎ3«emeiit. 

«  '>:tU:  marqiJÎM:  da  B'/zan,  qui  était  assise  eo  lace  de  Boi,  est 
iiM  ^rrj«  d'fht  )«;  fçnuàd-pkn,  ifé-ure-t-oo,  éuit  ud  ricbe  qoincaO- 
Utit  tih  MsuiUiiU':.  V'yiia  lioDc  c«lte  grue  qui  levé  le  cou  et  me  £t  : 

*  —  O/atfrm  \o>i»  Kriez  boDoe,  coiDtease,  si  toos  coosentiei  â 
A'iUitur  it  mtm  (ils  quelques  conseils!  Il  est  d'one  maladresse! 

«  Mon  fiaturel  ««t  d'être  ane  bonne  fille,  Nelly;  je  sens  qoe  c'est 
une  |*ente  fatale.  CependaDt  tous  ces  veiu  braqués  sur  moi  me  len- 
dir';iit  m^xhaute,  et  je  répoodts  :  —  Des  conseils!  il  en  Caodrail 
Ut&iirjiup.  La  menuiserie  est  un  art  très  compliqué.  Cest  platAt  fait 
d'aj;j(refi(]re  k  vendre  de  la  qaiocaille. 

"  Klle  rougit  jusqu'au  blanc  des  yeox,  et  fit  le  plongeon  soos  aoo 
(ivmUiH.  l-tm  Teinmes  tinrent  leur  morgue,  ma  belle-mère  se  mutlit 
hn  lèvres,  les  hommes  riaient  sous  cape,  et  moi,  je  m'en  Toolaîs 
(l'avoir  parlé  trop  vite;  mais  on  ne  rattrape  pas  an  mot.  Après  cela, 
la  Mirée  w  pOHsa  le  mieux  du  monde,  ^ous  avions  fait  venir  une 
musique  ambulante  ;  la  sauterie  commença  et  dura  jusqu'au  malin. 

N  Voici  le  mal,  Nelly;  ces  mots  malsonnans  de  gouges  et  de  bé- 
dancfi  ont  été  entendus  de  Roger.  Il  croit  à  une  impertinence  pré- 
ini'idilée,  à  un  complot,  et  j'ai  eu  beau  lui  représenter  que  certaines 
choses  n'ont  pa.n  d'autre  importance  que  celle  qu'on  y  met;  il  alla 
trouver  hier  M"'  d'Omis,  et  il  eut  avec  elle  une  explication  orageuse 
qui  a  presque  fini  par  une  rupture.  J'ai  peine  à  en  prendre  mon 
parti,  et  j'ai  formé  le  projet  de  tenter  une  démarche  auprès  de 
M""  d'Omis,  Oui  sait  si  je  ne  réussirai  pas  à  l'apprivoiserT  Après 
m'avoir  renvoyée  bien  loin,  Roger  m'a  donné  carte  blanche,  et  me 


C\>oglc 


lA   RETANCHE  DE  JOSEPH  NOIREL.  506 

Toili  prise  au  mot.  Je  ferai  tout  à  l'heure  cette  visite,  qui  â'avance 
me  AoaDe  beaucoup  d'émotion.  Adieu,  ma  chérie,  je  mets  mes  gants 
et  mon  chapeau  et  m'en  vais  de  ce  pas  dans  la  caverne  du  lion.  Si  le 
lion  me  mange,  tu  feras  des  vers  sur  ce  beau  dévoûment.  En  fais-tu 
toujours?  Autrefois  ils  clochaient  un  peu,  au  dire  du  professeur 
Bourdon;  mais  en  grandissant,  ils  auront  appris  à  marcher. 

i<  Post-scriptum.  — Ai-je  bien  faitTai-je  mal  fait,  Nelly?  Je  n'en 
sais  rieo;  mais  il  faut  que  je  te  raconte  cette  histoire. 

«  J'ai  souvent  remarqué  que  rien  n'arrive  comme  on  pensait.  Je 
m'attendais  à  être  reçue  comme  un  chien  dans  un  jeu  de  quilles  ou 
à  n'être  pas  reçue  du  tout,  ce  qui  eût  beaucoup  simplifié  la  con- 
versation. Que  j'étais  loin  de  compte  I  Voilà  une  femme  qui  s'avance 
à  ma  rencontre  jusqu'à  la  porte  de  son  salon.  —  Bonjour,  ma  belle. 
J'ai  été  méchante  l'autre  soir,  mus  tous  avez  eu  les  rieurs  pour 
vous.  Cela  vous  était  bien  dû;  vous  étiez  jolie  comme  un  ange. 
Touchez  là.  n 

«  Et  à  ces  mots  elle  me  tend  la  mùn.  Tu  juges  de  mon  ébahis- 
semeot.  Je  pris  sa  main  et  je  lui  dis  : —  Gela  se  trouve  bien,  madame, 
car  j'étais  venue  pour  vous  dire  que  j'étais  toute  disposée  à  vous 
aimer  et  pour  tous  demander  si  en  faisant  un  petit  effort  il  ne  tous 
serait  pas  possible  de  m'aimer  un  peu.  —  Oh  1  pour  cela,  répliqua^ 
t-elle,  c'est  beaucoup  me  demander. 

«  —  Bah  I  repris-je,  comme  disent  les  Turcs,  Dieu  est  grand. 
Avec  le  temps,  cela  viendra. 

n  A  ce  mot  de  Turc,  elle  fronça  le  sourcil.  —  N'est-il  pas  permis 
à  une  femme  sans  religion,  lui  dis-je  en  riant,  de  citer  les  Turcs? 

11  —  Ne  parlons  pas  de  ces  choses-là,  répliqua- t-el  le  d'un  ton 
sec,  ou  n'en  parlons  que  sérieusement.  Si  je  pouvais  espérer  qu'un 
jour... 

«  —  Voilà  ce  que  je  n'ose  vous  promettre,  interrompîs-je;  mais 
je  tâcherai  de  vous  prouver  que  je  vous  suis  toute  dévouée,  et  vous 
découvrirez  que  je  suis  bonne  à  vivre. 

Il  Et  ce  disant  je  portai  à  mes  lèvres  sa  main,  que  je  tenais  tou- 
jours dans  la  mienne.  II  m'en  coûta,  Nelly.  Elle  me  regardait  et 
semblait  se  consulter.  Bemarque  que  nous  étions  restées  debout  sur 
le  seuil  de  la  porte,  moi  dans  le  corridor,  elle  dans  le  salon.  Elle 
prit  son  parti,  et  d'un  air  presque  souriant  :  —  Entrez,  ma  toute 
belle,  et  asseyez-vous. 

Il  Elle  m'avança  un  fauteuil,  mit  un  coussin  sous  mes  pieds;  puis 
elle  sonna,  fit  apporter  du  sirop  de  framboises  et  une  confiture  aux 
oranges  qu'elle  prépare  elle-même.  J'admirais  pendant  ce  temps  la 
sûreté,  la  précision  de  tous  ses  mouvemens;  elle  n'en  fait  point 
d'inutiles,  ses  bras  et  ses  jambes  savent  leur  métier,  vont  droit  au 


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SOS  REVl'B   DES  DEOI   HIMiOliS. 

bot,  et  je  ne  «ûs  vraiment  à  qaai  loi  sert  sa  béquille,  qm  ne  la 
qnîUe  pas.  J'admirais  aussi  la  simplicité  élégante  de  sa  t^lette.  il 
y  aurait  plaisir  à  la  regavdv,  s'il  n'y  avait  là-dessoos  le  poioto  qui 
gite  touL 

a  Elle  se  mit  à  me  parier  de  la  Snïsee,  des  Alpes  et  d'un  voyage 
qu'elle  y  fit  il  y  a  vingt  uis.  Elle  parlait  bien,  en  persoane  qui  sait 
voir,  qui  n'oublie  rien.  Klle  a  plus  d'esprit  que  moi,  Neily,  et  j'au- 
rais beaucoup  de  cboses  à  apprendre  d'elle;  mais  ses  préjugésl  Dès 
qu'on  y  tooche,  elle  œ  TBisonne  plus,  ne  veut  plus  entendra  À  rien. 
Yrappex,  cognes,  elle  n'ouvrin  pas.  £n  l'écoutant,  je  la  oompanûs 
à  une  maison  dont  la  Eaçade  est  bien  àcJairée;  mais  de  l'autre  côté 
il  n'y  a  qu'on  grand  mur  sans  partes  ni  fenêtres,  et  oe  giaod  mur 
croit  qu'il  n'y  a  rîen  devant  lai  parce  qu'il  ne  voit  riiu. 

u  Pendant  une  demi-bsure  bous  avons  causé  tranquillement, 
presque  galment.  Le  lion  ne  m'avait  pas  mangée;  il  nie  semblait 
même  qu'il  commençait  à  s'apprivoiser.  Je  voulus  partir  sur  cette 
bbnui:  impression.  Comme  je  me  levais,  elle  me  fît  rasseoir  en  me 
disant  :  —  Vous  êtes  trop  pressée,  madame. 

«  Et  tout  à  coup  :  —  Vous  avez  été  bien  aimable,  ma  cbëre,  de 
venir  me  voir.  Vous  me  paraissez  disposée  à  comprendre  les  cboses 
et  les  ^ns.  Les  vieilles  femmes  tiennent  à  leurs  habitudes.  Mon 
fils  a  quarante-cinq  ans,  j'étais  k  mille  lieues  de  m'iranginer  qu'il 
songeât  à  se  narier.  J'avais  compté  sans  les  miracles  qu'opèrent 
deux  beaux  yeux.  Je  vous  ai  cédé  la  place.  C'est  uan  grostie  alMre 
à  mon  âge  qu'un  déménagement.  Je  vous  en  ai  voulu,  et  j'ai  eu  le 
tort  de  vous  le  laisser  voir.  Sans  rancune,  n'est-ce  pas?...  £t  tenez, 
puisque  vous  êtes  ici...  Mon  fils  a  la  tête  si  cbaitdel  Hier  il  m'a  fait 
une  scène  inouie.  Vous,  ma  belle,  vous  êtes  gentille;  on  peut  s'ex- 
pliquer avec  vous.  Je  vous  dirai  donc  que  j'aurais  pris  plus  facile- 
ment mon  parti  de  l'événement,  si  j'avais  cru  que  mon  fils  eût  la 
moindre  vocation  pour  le  mariage.  Faire  de  Roger  un  mari  !  ce  se- 
rait un  vrai  tour  de  force.  Si  vous  y  paiTeoei,  grand  bien  vous 
fasse  I  C'est  un  rieux  garçon;  il  est  plein  de  manies.  Et  voyez  plu- 
tôt! A  quoi  lui  sert  sa  femme?  Il  la  mène  à  la  chasse  et  au  cabaret. 
Comment  pouvez-voBS  souffrir  qu'il  compromette  ainsi  votre  dignitéT 
Il  est  amoui'eux  de  vous;  mais  son  amour  n'est  pas  respectueux,  et 
l'amour  passe,  il  n'y  a  que  le  respect  qui  reste.  Ma  chère,  je  vans 
parle  très  sérieusement,  ne  vous  prêtez  pas  à  tous  ses  caprices.  Vo«u 
De  savez  où  cela  vous  mèoem.  Hon  Dieu!  il  y  a  beaucoup  de  ma 
faute  dans  ce  qu'il  est,  et  je  vous  fais  mon  peccavi;  je  l'ai  terrible- 
ment gâté.  Il  aurait  besoin  d'être  gonverné;  tâcbez  de  prendre  d« 
l'empire  sur  lui  et  d'être  raisonnable  pour  deux.  Passe  encore  s'il 
D'ayaitqnedesmanieslUeBtd'Hoe-wotoioed'hiimetg  extrême.  Voua 


LA  BETUeCHE   BC   JOSEPH  llOIREt.  507 

Bevousen  J.percevi<ez(|uelTOp  t6t.  Je  pourrais  tous  citer  des  trùte... 
II  s'était  lié  TnUmenwBt  avec  un  certain  marquis  de  R&oux,  bonnète 
bomiDC  selon  le  monde,  nais  selon  moi  assez  triste  sire,  galantin, 
bravactie,  grand  bavenr  et  joueur  el&éné.  J'étais  désolée  que  Roger 
trouT&t  quelque  charme  daos  là  société  de  ce  breUndier.  Qoe  voulec- 
TOusF  Raoas  avait  eerri;  on  niettaitencomman  ses  souvenirs  et  ses 
diaosoDs  de  corps  de  garde.  Voilà  qu'raie  nait,  comme  il  renul  de 
qoitter  mon  Gis,  ce  Ba4Hix  est  tsé  raide  d'irn  coup  de  fen  par  im 
malandrin  embusqué  au  bout  d'un  pont.  Fàcbeux  accident,  je  le 
veux  bien;  maùs  après  tout  oe  n'était  que  Baoux.  Mon  fils  entra  dans 
un  désespoir  qiie  vous  ne  pouvez  tous  figurer,  comme  si  le  défont 
eût  été  la  perle  des  hommes,  un  tn^sor  d'honneur  et  de  v»*tu.  C'é- 
tait à  croire  qu'il  en  deviendrait  fou,  et  pour  vous  prouver  que  la 
folie  n'ét-ut  pas  loin...  Il  avait  un  cheval  de  selle  qu'il  chérissait 
oomme  la  prunelle  de  ses  yeux;  il  l'avait  payé  huit  mille  francs. 
Son  cheval  et  Raoux,  Baoux  et  son  cheval  étaient  ses  deux  idolâ- 
tries. Le  lendemain  de  l'assassinat,  it  s'arme  d'un  fusil  â  deux  coups, 
entre  dans  l'écurie  et  brûle  la  cervelle  an  pur-sang.  Que  vous  semble 
de  cette  façon  4'honorer  les  mânes  de  Itaous?  Vous  conviendrez  qiw 
c'est  le  trait  d'un  esprit  mal  réglé,  qu'il  est  bon  d'y  prendre  garde... 
Et  voyez,  il  se  connaît,  U  a  peur  de  lui-même.  Bien  qu'il  ait  le  ca- 
ractère peu  liant,  il  ne  peut  souffrir  la  solitude,  il  désire  avoir  tou- 
jours quelqu'un  auprès  de  lui,  comme  s'il  voulait  mettre  un  écran 
raitre  lui  et  ses  lubies.  Tant  que  itaoux  a  vécu,  Baoux  lui  suHisaït. 
Tf'ayant  plus  flaoux,  il  a  pensé  k  se  marier.  Un  Raoux  qui  est  une 
jolie  blonde,  c'est  en  vérttié  une  bonne  aOaire...  J'ai  tenu,  ma  mie, 
à  vous  conter  ces  petits  détails  pour  i^e  vous  sachiez  où  vous  en 
êtes.  II  est  bon  qne  vous  n'ignoriei  pomt  que  dans  ses  heures  de 
mélancolie  votre  mari  est  capable  de  brûler  la  cervelle  à  un  pnr- 
sasg  qu'il  adore.  (Jn  bon  averti  en  vaut  denx.  C'est  à  vous  de  le 
surveiller  et  de  le  gouverner. 

■  Cette  longue  Itarangue  fut  prononcée  d'une  voix  sèche  et  si- 
nistre qm  m'égratignait  les  oreilles.  J'anrais  voulu  l'interrompre 
dès  le  premier  mot;  je  ne  trouvais  rien.  Ce  que  c'est  que  de  nous, 
Hélly!  Ea  venant  à  cette  entrevue,  je  m'étais  fait  la  leçon,  je  m'é- 
tais préparée  k  m'enteadre  dire  des  duretés,  k  les  essuyer  de 
benne  grâce  ;  mais  j'étais  loin  de  m'atteodre  à  cette  étraiige  sof  tie 
d'une  mère  oostre  son  fils,  et  j'étais  prise  au  dépourvu.  J'éprouvais 
une  inquiétude,  un  malaise,  un  chagrin,  gui  allaient  en  croissant 
de  minute  en  minute.  Imnobile  à  ma  place,  je  suis  sûre  que  j'avais 
l'air  gauche  et  empêtré  d'une  petite  pensionnaire,  ou,  pour  mieux 
dire,  l'air  d'un  pauvre  oiseau  ensorcelé  par  le  regard  d'un  basilic. 
J'aurais  voulu  m'enfuir,  et  je  restais  Jà,  j'écoutus,  il  me  sem- 


,  Google 


304  BCm  HS  M 

Umi  «pK  fvnhÎA  du  potMO,  fvt  jt  le  senûs  coors-  dias  me» 
Teîaes.  I]  n'<»&tnc  dans  ceue  duaîiire,  Âjcl  les  riideun  éaieii 
tin^,  T^i'int  Cûi.1*:  nfio  de  for,  et  ce  njoa  uimbah  sor  ■■■  tî* 
•BgR.  !!*■  (f  0n:'.4  deraîi  t  ure  mm  troai>te;  peoi-toï  es  tdoB- 
pkût-i^iïe  •err'ïwnMiit.  O^iaAd  el^'?  em  £nî.  fe^  U  force  de  ^ 
ierermàf:  '.^  •iitc.  —  Si  toqs  zrcz  ir^a  D'é^worviter,  aadaae, 
TOOt  D>  aTCZ  pu  r^nM.  —  it  lai  dis  cela  cf  on  b»  d^^^agé,  pRS- 
qie  hviiaia,  J'éiai*  oouae  en  ea£u»  i^  chantent  quand  'ùs  mat 

•  Elle  me  répruidît  tranqrûl^eateot :  —  Moi,  toos  époamOal 
mui»  T(Mu  me  ïûths  l'effet  d'aiK  peiiie  personne  très  agoenîe,  à 
qrjî  on  p*rut  dire  la  Térif^  sans  courir  risque  de  fiocommoder. 

«  —  ITaiileura,  reprîs-je,  je  ne  Toîsiien  de  si  effrayant  dans 
cette  bùrtoire  de  cberal...  —  Et  j'ajoataî  :  —  Si  jamais  on  m'as- 
saMHoe,  je  trouTeraî  cbannaot  qoe  Boger  brûle  la  cervelle  i  soa 
billard. 

•  Elle  me  recondaKit  jusqu'à  la  porte  do  saloo.  —  Allons,  allons. 
me  dit-elle,  je  \'>is  bien  qoe  je  tods  ai  mb  la  puœ  à  l'oreille.  Rien 
n'ent  plus  dangereus  qoe  la  Euuse  sécorité.  Adiea,  ma  toate  belle. 
Voua  «aTez  maintenant  le  chemin;  tontes  les  fois  que  toos  voudrez 
cauHer,  nous  caoserons. 

«  Ouelle  pauvre  léte  je  suis,  Nelly!  Je  m'étais  promis,  â  j'étais 
battue,  de  me  retirer  du  moins  en  bon  ordre,  et  malgré  ma  cràne- 
rie,  ma  retraite  ressemblait  à  une  déroute;  il  me  semblait  qoe 
cettederoulealla.it  aboutira  une  catastrophe,  qu'en  sortant  de  cette 
maison  j'allais  trouver  un  malheur  qui  montait  la  garde  à  la  porte. 
EnOn  me  voilà  dehors;  j'oavre  les  yeui,  je  respire.  Le  ciel  était 
bleu,  un  beau  soleil  d'automne  écb^rait  le  jardin,  on  rosier  fleuri 
étendait  vers  mdi  une  de  ses  branches  pour  me  la  fure  senUr.  Toîli 
la  catastrophe!  Mon  malaise,  mon  trouble,  se  sont  dissipés  comme 
par  enchantement.  Je  regardais  le  soleil,  je  regardais  les  roses,  et 
toute  ma  confiance  me  revenait,  je  me  disais  que  ce  trésor  n'est 
pas  à  la  merci  des  caquetages  suspects  d'une  vieille  femme  jalouse 
et  haineuse. 

<•  A  mon  retour,  Boger  m'interrogea.  Mes  réponses  furent  véri- 
diques;  mais,  si  je  n'inventai  rien,  je  ctaolùs,  —  j'escamotai  la  ha- 
rangue tout  entière.  A  toi  je  dis  tout.  Il  est  si  bon  d'avoir  quel- 
qu'un à  qui  l'on  dit  tout!  Adieu,  ma  chérie.  Avant  de  te  marier, 
prends  des  informations  sur  ta  belle-mère.  Je  te  soub^te  un  ciel 
tout  bleu,  —  rien  que  du  soleil  et  des  roses,  n 

ViCTOB  Cherboliez. 
{La  IroitUoM  parti*  au  prochain  numéro.)  _ 

nigiUrrlb/GOOglC 


MARINE  D'AUJOURD'HUI 


IL 

L'AHIRAL  BRUAT  BT  LB  OÉNÈR&L  PÂUSSIBR. 


Les  Anglais  n'avaient  pas  été  sans  influence  sur  la  nomination 
du  nouveau  commandant  en  chef  (1).  Il  fallait  donner  un  gage  à  la 
bonne  entente  ainsi  rétablie.  On  reprit  cette  espédition  de  Kertcb  à 
laquelle  nos  alliés  parùssaient  attacher  un  vif  intérêt,  et  dont  l'a- 
TOrtemeot  leur  avait  causé  un  extrême  dépit.  Le  plus  grand  service 
que  nous  aient  rendu  les  Anglais  pédant  la  campagne  de  Crimée, 
—  je  ne  parle  pas  des  semces  politiques,  —  c'est  d'avoir  constam- 
ment éclairé  notre  route.  Grâce  aux  renseignemens  qu'ils  se  procu- 
nùent  à  tout  prix,  nous  n'avons  que  rarement  marché  à  l'aveugle. 
En  partant  pour  Kertcb,  nous  avions  déjà  des  plans  très  exacts  du 
détroit  de  Jénikalé  et  de  la  mer  d'Azof.  Le  point  de  débarquement 
était  fixé.  La  seule  incertitude  qui  planât  sur  l'expédition  provenût 
de  l'ignorance  où  nous  étions  encore  des  dispositions  des  Busses  et 
de  l'effectif  des  troupes  qu'ils  comptaient  nous  opposer.  Quelle  ré- 
sistance allaient  rencontrer  nos  soldats?  Ne  nous  exposions-nous 
pas  à  créer  un  second  centre  d'opérations  qu'il  faudndt  approvi- 
^onner  de  la  mer  et  alimenter  par  de  constans  renforts?  C'étaient 
là  des  réflexions  qu'il  eût  fallu  iitire  avant  le  départ.  Quand  le  mo- 

(1)  Voyez  U  première  pttrtio  dana  1»  Itemu  du  IS  Juillet. 


,  Google 


&10  uvBK  BK&  amax  hohbw. 

ment  de  débarquer  fut  venu,  il  D'y  avait  plus  qu'à  s'étourdir,  et  on 
s'étourdit  eu  effet.  Les  avisos  reçurent  les  troupes  qu'avaient  trans- 
portées les  vaisseaux;  les  embarcations  les  prirent  à  leur  tour  et 
les  jetèrent,  au  nombre  de  3,000  hommes  environ  par  voyage, 
sur  la  plage  de  la  baie  de  Kamish  (1). 

Je  n'oublierai  jamais  l'aspect  riant  de  cette  petite  anse.  Ou  mar- 
chait à  travers  les  sauges  et  les'lavandi's,  dont  le  soleil  de  mai  avait 
éveillé  les  par&uns;  l'air  était  inuprégUL*  de  senteurs  aromatiques. 
Quel  contraste  avec  ceUe  almosphère  naipéabonde  de  Kamiesh,  où 
l'on  vivait  au  milieu  des  carcasses  flottintes  des  bestiaux  morts, 
où  la  brise  de  terre  n'apportait  du  plateau  d'inkennann  que  l'exha- 
laison des  cadavres  !  De  la  plage  de  Kamish  au  sommet  de  la  col- 
line, le  terrain  s'élevait  en  pente  douce.  Une  villa  toute  blanche, 
fraîche  et  proprette  comme  ces  constmctions  auxquelles  l'ouvrier 
vient  de  mettre  la  dernière  main,  couronnait  la  hauteur.  Avec  son 
air  de  jeunesse  et  ses  bosquets  naissans,  elle  était,  à  elle  seule, 
toute  la  galté  du  paysage;  mais  la  guerre  atlait  passer  par  là,  et 
la  pire  de  toutes  les  guerres,  celle  que  font  des  armées  coalisées. 
La  charmante  villa  ne  fut  pas  détruite,  elle  fut  saccagée.  Quand 
nous  y  pénétrâmes,  nous  n'y  trouvâmes  plus  que  des  meubles  bri- 
sés, des  malles  dont  le  contenu  avait  été  répandu  sur  les  parquets. 
Un  blessé,  vêtu  de  la  longue  capote  grise  des  soldats  russes,  était 
accroupi  dans  un  coin;  il  avait  été  frappé  à  la  poitrine  d'un  coup  de 
baïonnette.  Je  le  fis  transporter  à  l'ambulance  ;  la  pâleur  de  la  mort 
était  déjà  sur  son  front.  Le  médecin  voulut  sonder  la  plaie.  Leblesaé 
écarta  doucemeot  la  maiu  qui  allait  lui  infliger  une  souffrance  ina- 
tîle.  Son  regard,  à  la  fois  résigBé  et  suppliant,  se  fit  aisément  com- 
prendre. H  ne  demandait  à  ses  ennemis  que  la  faveur  de  mouric  en. 
paix.  Des  monceaux  de  cadavres,  des  amas  de  blessés  gémissant  ou 
râlant  sur  le  champ  de  bataille,  pi:uven.t  laisser  jusqu'à  un  certun 
point  l'àme  iusenaible.  La  pitié  oe  sait  où  se  prendre  an  milieu  dtt 
ces  débria  sans  nom,  et  l'individualité  hunaiue  disparaît  en  quelque 
sorte  dans  cette  fourmilière  écrasée.  Ce  ne  soutplus  des  hommes 
qu'on  a  sous  les  yeux;  c'est  bien  de  la  chair  à  cauon.  Biea  ne  vîeitl 
réveiller  dans  ce  spectacle  horrible  le  sentiment  de  notre  impor- 
tance et  de  notre  immortalité.  Sous  ce  rapport,  l'aspect  des  champs 
de  bataille  est  malsaio,  U  en  est  autrement,  si  nous  découvroBB  i 
l'improvistet  sous  quelque  buisson,  dans  un  pli  de  terrain,  un  ca^ 
davre  raidi  par  la  convulsion  dernière.  L'idée  de  la  souHraiice,  Via 
la  lutte  supréme,^  du  deuil  des  amis  et  des  (lareos,  voua  saisit  fc 

(1)  n  De  taui  pu  coDfondro  U  b«le  de  Kamisb,  «itude  i  l'eatrde  du  détroit  de  Kertcb, 
arec  le  part  de  Kamlmh,  qua  Dooi  oeci^aiu  k  l'eitiAniiti  ds  Ik  preiq«1le  Ctaoïonèae. 


Li.  FLOTTE   DE  LA.  XEft-NOt&E.  &11 

Finstant;  vous  tous  sentes  ému  d'une  compasâon  soud^De.  En  face 
de  cette  mort  isolée,  vous  compreBez  toat  le  prix  de  la  vie  et  în- 
atinetivement  toub  avez  maudit  la  guerre.  lies  plaines  ensanglan- 
tées de  VAIms  et  d'inkermana  ne  m'ont  pas  causé  l'émotioD  que 
j'en  attendais.  Je  n'ai  pu  ooblie^  encore  le  spectacle  âa  soldat  mou- 
rant de  la  baie  de'  Kanish. 

Les  Turcs  avaieot  les^  preraiera  escaladé  la  colline;  les  Français 
et  les  Anglais  ne  tardèrent  paa  à  tes  suivre.  Ils  trouvèrent  le  pla- 
teau dégonû;  les  vedettes  russes  s'étaient  empressées  de  battre 
en  retraite.  Une  heure  après,  les  batteries  d'Ak-Bouraou  qui  dé- 
fendaient l'eBtFée  du  détroit  sautaient  en  l'air.  Les  Russes  ont  la 
manie  d'élever  à  grands  frais  des  ouvrages  femôdablea  et  de  les 
détruire  sans  les  défendre,  souvent  même  avant  qu'on  ait  songé  à 
les  attaquer.  Les  avisos  alliés  s'élosteèreitt  dans  t»  passe  devenue 
libre  et  se  portèrent  vers  Jénikalé.  Pendant  ce  temps,  le  débarque- 
ment des  troupes,  des  dievasx  et  de  yactilleiîe  cevtiBaait;  il  dura 
toute  la  nuit.  Au  point  du  jour,  l'année  se  mit  en  aarebe;  elle  ne 
fit  que  traverser  Kertch,  éracué  par  l'ennenii.  On  s'attendait  à  rea- 
contres  une  vigoureuse  ré^stanee  k  Jénikalé;  une  ligne  de  bâti- 
meus  eo^mssés  occupfut  toute  la  largeur  éa  âétpfûtr  des  oavra^es 
récens  s'appuyaient  à  un  vieur«Mteau  qui  leur  servait  4e  réduit. 
Cet  appareil  nenaçant  s'évanouit  conuiMiun  fantftme.  A  l'approche 
de  ses  trospes,.  les  batteries  volèrent  en  éclats,  les  narvires  s'abî- 
mèrent dans  les  flots.  Les  Russes  étùent  d^uis  longtemps  sur  la 
route  de  KaUa.  I^ooa  n'eâmea  k.  lutter  que  contre  l'iacendie.  A  la 
porte  d'una  poadriàre,  on  trouva  un  Tartare  ivre-mort,  endornn  la 
mèche  à  la  main.  Si  cette  brute  eût  accompli  son  œuvre,  Jéaîkaté 
□e  nous  aurait  livré  que  des  décembres. 

Nous  ne  devinas  pas  nom  arrêta  h.  l'entrée  de  la  mer  d'Azof; 
mais,  pour  y  pénétrer,  il  fallait  des  navires  d/oaa  faiUe  tirant  d'eau. 
Les  plus  chètifs  navires  siiflisaient  benveuseotenfi  pour  répandre 
l'alarme  jusqu'aux  bouches  dn  Don.  Lss  villes  de  Berdiuisk,  de 
Mario^ml  et  de  Taganrog  a'avatent  pris  aucune  précaution  pour 
repousser  une  attaque;  elles  vivaient  sur  la  foi  des  défenses  que 
nous  venions-  de  foit^r.  Ces  immenses  ^renias  se  trouvaieot,  par  la 
chute  d'Ak-Bourson  et  de  Maikalé,  i  notre  merti.  De»  cosaques 
irréguliers  accoururent  pour  se  joindra  aux  mlUces;  ils  arrivËrônt 
au  moment  où  nous  nous  retiribos.  La  âoQiUe  anglo-française  avait 
en  quelques  jmirs.  détnùt  des  approvisioBoemens  qui  aonûeat  pu 
préserver  l'^rope  entité  dË  la  famine. 

Cette  expéditicKi:  fut  vivement  menée.  Elle  devût  être  sans  ré- 
sultat. Si  l'on  eût  du  même  coop  occupé  la  flèche  d'Arabat  et  dé- 
truit sur  la  Mer-Putride  le  poot  de  Tchongar,  on  eût  intercepté 


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&12  BETOB  DES  DEOX  MONDES. 

àexa  des  routes  par  lesquelles  se  raTÎtailkit  Sébastopol.  Par  la 
route  intérieure,  les  arabatt  y  auraient  encore  amené  des  muni- 
tions et  des  vivres.  Aucun  empire  n'a,  au  môme  degré  que  la  Bus- 
sie,  la  puissance  du  transport;  c'est  un  héritage  des  Huns  et  des 
Scythes.  Après  avoir  eu  le  médiocre  avantage  d'exciter  quelques 
clameurs  contre  l'imprévoyance  du  gouvernement  russe,  clameurs 
bientôt  étouSëes  par  la  haine  qu'inspirèrent  nos  ravages,  nous  nous 
trouvâmes  embarrassés  d'une  occupation  qui  devenait  sans  but.  Il 
fallut  laisser  à  Jénikalé  un  corps  de  troupes  et  une  station  navale, 
élever  des  retranchemeas,  maintenir  des  communications  difficiles 
et  constantes  avec  Kamiesb.  La  question  capitale  n'avait  pas  avancé 
d'un  jour.  La  marine  venait,  il  est  vrai,  de  montrer  une  fois  de 
plus  sa  décision  et  son  activité;  mais  à  la  guerre,  surtout  dans  une 
guerre  aussi  sérieuse  que  celle  où  nous  étions  engagés,  les  consi- 
dérations d'amour-propre  devraient  être  toujours  secondaires  :  il  n'y 
a  que  tes  grandes  opérations  concentrées  qui  réussissent.  Les  coups 
d'épingle  irritent  une  puissante  nation,  ils  ne  la  réduisent  pas. 
Quel  profit  matériel  pouvait-on  attendre  d'une  campagne  qui  privait 
les  armées  alliées,  au  moment  d'un  effort  décisif,  de  \  2,000  iiommes 
auxquels  l'ennemi  ne  daigna  pas  même  oppgser  un  régiment?  Quel 
profit  moral  pouvait-on  s'en  promettre,  quand  un  signal  resté  cé- 
lèbre dénonçait  en  ces  termes  la  conduite  des  alliés  que  nous  avions 
imprudemment  couverts  de  notre  drapeau  :  ii  the  Turks  are  plun- 
dering  and  murdering  in  Kertch;  les  Turcs  se  livrent  au  pillage  et 
au  meurtre  dans  Kertch?  u  L'agitation  des  esprits  engendre  souvent 
en  campagne  plus  d'une  combinaison  qui  s'impose,  alors  même  que 
le  chef  intérieurement  la  désapprouve.  Cette  agitation,  it  ne  faut 
pas  s'y  tromper,  n'est  qu'un  des  modes  du  découragement.  De  tous 
les  murmures  qui  peuvent  importuner  et  troubler  le  commande- 
ment, c'est  assurément  le  plus  funeste. 

Si  nous  disséminions  nos  attaques,  les  Russes  tombaient  dans  un 
autre  travers;  ils  ne  résistaient  sur  aucun  point.  Au  seul  bruit 
d'une  démonstration  dirigée  contre  Anapa,  ils  avaient  ruiné  les  for- 
tifications de  cette  place,  et  n'avaient  pas  hésité  à  livrer  toute  la  côte 
de  Circassie  aux  Tcherkesses.  Nous  vîmes  les  principaux  chefs  de 
ces  tribus  guerrières  lorsque,  après  avoir  assuré  l'occupation  de 
Kertch,  nous  nous  présentâmes  devant  Anapa;  c'est  le  plus  bel 
échantillon  de  la  race  humaine  que  j'aie  rencontré.  Un  corps  souple 
et  nerveux,  des  extrémités  délicates,  des  traits  accentués  sans  du- 
reté, formaient  un  ensemble  où  la  majesté  le  disputait  à  la  force. 
On  avait  peine  à  comprendre  que  cette  race  d'un  ordre  si  supérieur 
fût  destinée  à  subir  le  joug  étranger;  mais  l'islamisme  l'avait  tenue 
en  dehors  des  progrès  de  la  civilisation,  et  elle  devait  fatalement 


U   FLOTTE   DE   lA   UEB-NOIRE.  613 

succomber.  Si  elle  n'avait  pas  subi  cette  influence  délétère,  si  elle 
avait  eu  les  initiateurs  que  Pierre  le  Grand  attira  en  Russie,  ce 
n'est  pas  son  indépendance  qu'elle  eût  conservée,  c'est  l'empire  du 
inonde  qu'elle  eût  disputé  aux  races  latines  et  aux  races  germaines. 
L'aspect  fier  et  martial  des  Tcherkesses  d'Anapa  pouvait  éveiller 
DOS  sympathies;  il  ne  pouvait  nous  faire  illusion  :  nous  n'avions 
sous  les  yeux  que  les  ruines  d'une  nationalité.  Le  drapeau  russe  ne 
devait  pas  tarder  à  reparaître  sur  les  rives  de  la  Mer-Noire,  l'ar- 
mée de  Mouravief  s'apprôtait  à  prendre  en  Asie  une  éclatante  re- 
vanciie  des  revers  que  nous  préparions  en  Europe  à  l'armée  du 
prince  Gortchakof.  Incapables  de  tenir  la  campagne  contre  des 
troupes  qui  leur  étaient  infiniment  supérieures,  les  Turcs,  auxquels 
était  confiée  la  défense  des  provinces  asiatiques,  avaient  été  con- 
trùnts  de  se  renfermer  dans  Kars.  Umer-Pacha  ne  nous  prétait 
devant  Sébastopol  qu'un  concours  humilié  et  par  cela  même  stérile-, 
il  réclamait  à  grands  cris  une  situation  plus  digne  de  la  haute  ré- 
putation qu'il  s'était  acquise  au  début  de,  la  guerre.  C'était  en  Asie 
qu'il  voulait  aller.  U  représentait  qu'il  était  insensé  de  jouer  le  rôlâ 
d'assiégeant  en  Crimée  quand  on  laissait  écraser,  sans  leur  porter 
secours,  des  provinces  entières  qui  ne  demandaient  qu'à  rentrer 
sous  l'autorité  du  sultan.  Les  Anglais,  qui  sont  une  puissance  asia- 
tique tout  autant  qu'une  puissance  européenne,  prêtaient  une 
oreille  complaisante  à  ces  observations.  Nous  les  accueillîmes  avec 
moins  d'intérêt;  nous  n'avions  jamais  eu,  it  faut  le  confesser,  une 
foi  bien  vive  dans  les  destinées  de  l'empire  ottoman.  La  dernière 
de  nos  préoccupations  était  de  lui  restituer  sa  grandeur.  On  n'é- 
couta donc  Omer-Pacha  que  trop  tard.  Quand  on  rendit  au  sultan 
la  libre  disposition  de  ses  troupes,  on  ne  fit  que  priver  les  armes 
ottomanes  de  l'honneur  de  contribuer  à  la  prise  de  Sébastopol;  on 
ne  sauva  pas  la  ville  de  Kars.  Omer-Pacha  n'était  pas  assez  fort 
pour  marcher  directement  à  l'ennemi;  lise  perdit  en  manœuvres,  et 
jie  réussit  même  pas  à  détourner  l'attention  du  général  Mouravief. 
Cet  échec,  qui  précéda  de  quelques  mois  à  peine  la  conclusion  de  la 
pais,  devait  peu  toucher  la  France.  Il  y  avait  longtemps  que  pour 
elle  tout  l'intérêt  de  la  guerre  était  dans  le  résultat  du  grand  siège. 
Grâce  it  l'énergique  impulsion  imprimée  aux  travaux  par  le  général 
Pélissier,  Sébastopol  allait  tomber  avant  Kars. 


Le  nouveau  commandant  en  chef  de  l'armée  de  Crimée  n'avùt 
pas  perdu  de  temps.  Investi  du  commandement  le  19  mai  1S55,  il 
ne  s'était  pas  contenté,  dès  lé  23,  de  faire  embarquer  12,000  hommes 


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su  BETUB  DES  DEUX  MOItOBS. 

poar  Kertcb;  il  avait  prescrit  le  même  jour  ud  assaut  général  sur 
les  embuscades  qui  meuaçaient  notre  gauche.  Notre  départ  de  Ka- 
miesh  avait  été  éclairé  par  les  lueurs  d'un  combat  formidable;  plos 
de  1,000  boinmes  étaient  restés  sur  le  terraÏD.  Le  leodemain,  re- 
tour offensif  des  Russes;  iMuvel  effwt  de  notre  part,  le  sang  coule 
à  Ilots.  Nous  nous  sommes  rapprocbéa  d'une  centaine  de  mètres  de 
la  ville.  Entre  Kertch  et  Kamieisli  s'échange  un  premier  bulletin  de 
victoire.  Le  succès  du  23  mai  n'était  cependant  qu'un  des  épisodes 
de  cette  guerre  de  chicanes  nocturnes  que  nous  faisions  depuis  huit 
mois.  Le  général  Pélisaier  méditùt  un  coup  plus  audacieux.  Le 
8  juin,  vers  quatre  heures  du  soi;,  l'armée  sort  de  ses  tranchées  et 
marche  sur  le  Mamelon- Vert.  A  cet  assaut  inattendu,  l'ennemi  ae 
trouble;  son  tir  n'a  pu  arrêter  nos  colonnes.  Une  masse  irrésistible 
envahit  la  hauteur.  L'élan  de  nos  troupes  est  tel  qu'elles  eussent  eu 
ce  jour  emporté  Malakof,  si  l'on  eût  osé  prévoir  jusqu'où  pourraient 
aller  ta  surprise  et  la  consternation  àëe  Russes.  Quelques  enlans 
perdus  ont  seuls,  au  mépris  des  ordres  donnés,  franchi  l'eaceinte 
que  personne  ne  devait  dépasser.  Ils  sont  raoïenés  par  les  Russes. 
Une  explosion  soudaine  ajoute  à  l'elTroi  qu'appfutent  avec  eux  ces 
fuyards.  i(  L'ouvrage,  s'écrïe-t-on,  est  minél  »  Les  vainqueurs 
n'essaient  plus  de  garder  leur  conquête;  Us  se  précipitent  en  dé- 
sordre vers  DOS  tranchées.  Les  réserves  heureusement  sont  prêtes, 
elles  s'avancent,  et  sous  une  grêle  de  boulets  et  d'obus  retournent 
contre  l'ennemi  les  retrancbemeos  du  Mamelon- Vert.  Nous  s-rona  eu 
cette  position  au  prix  de  S,E»00  hommes;  un  cheminement  métho- 
dique nous  aurait  coûté  davantage. 

A  ces  deux  attaques  résolues  et  rapides,  qui  venaient  de  se  suc- 
céder dans  le  court  intervalle  de  quinze  jours,  les  Russes  durent 
s'apercevoir  que  notre  système  de  guerre  s'était  profondément  mo- 
difié. Notre  faute  k  nous  fut  de  ne  pas  comprendre  que  l'enDeoû 
allùt  désormais  se  tenir  sur  ses  gardes,  que  nous  ne  retrouverions 
pas  deux  fois  l'avantage  inbéirent  k  un  brusque  changement  d'al-» 
lures.  Les  souvenirs  de  la  guerre  de  la  péninsule  auraient  pu  nous 
rendre  plus  circonspects.  Rarement  nous  y  avions  attaqué  l'ennemi 
dans  ses  positions  sans  être  repoussés;  mais  parce  que  nous  avions, 
après  huit  mois  d'approches  régulières,  surpris  les  Russes  par  la 
plus  imprévue  des  audaces,  nous  crûmes  que  nous  allions  désormais 
enlever  tous  les  retranchemens  à  la  baïonnette.  Nous  nous  prépa- 
rions une  cruelle  déception. 

L'expédition  de  Kertch  était  rentrée  à  Kamiesh;  tout  semblait 
nous  sourire  :  encore  un  effort,  et  Sébastopol  était  à  nous.  Malakof 
devait  être  atuqué  au  point  du  jour.  Le  concours  de  la  marine  n'a- 
vait point  été  demandé;  cependant  nos  vaisseaux  étaient  prêts,  et 


LA   PLOTTK  QB   LA   UER-nOIKE.  616 

D0U9  nous  teoionB  attentifs.  Dans  la  nuit  du  17  au  18  juin,  le  cation 
ns  cessa  de  gronder.  K  trois  heures  du  matin,  la  fusillade  se  fit  en- 
tendre; elle  prit  bientôt  des  proportions  énormes.  Ce  n'était  plus 
un  assaut,  c'était  une  bataille.  Peu  à  peu  le  feu  se  ralentit  pour  re- 
prendre tout  à  coup  dans  différentes  directions  :  à  Malakof,  au 
Grand-Hedan,  au  ravin  de  l'Arsenal.  A  sept  heures,  il  avait  com- 
plètement cessé.  Un  billet  du  général  en  chef  nous  apprit  le  triste 
résultat  que  déj&  nous  pressentions.  «  Nous  avons  été  repousses, 
éoîvait  le  général,  mais  nous  reprendrons  du  poU  de  la  bêle,  »  Nos 
pertes  en  tués  et  blessés  étaient  considérables,  6,000  Francis  et 
1,&00  Anglais  payèrent  de  leur  sang  cette  journée.  L'attaque  avait 
eu  lieu  sans  ensemble;  des  fusées  en  devaient  donner  le  signal,  les 
colonnes  s'élancèrent  en  voyant  partir  des  bombes  ou  des  fusées  de 
guerre  qu'elles  prirent  pour  des  lusées  de  signaux.  Jamais  nos 
troupes  n'avaient  été  plus  héroïques,  leur  échec  les  laissa  découra- 
gées. Quand  te  soldat  a  la  conscience  d'avoir  fait  son  devoir,  il  n'en 
reproche  que  plus  amèrement  l'insuccès  au  général.  Le  siège  en- 
trait pour  la  première  fois  dans  une  phase  rétrograde;  ce  fut  pré- 
cisément cette  épreuve  qui  fit  apparaître  dans  toute  sa  grandeur  le 
-caractère  du  nouveau  commaiidEtnt  en  clief. 

Après  l'assaut  inflructueiiz  du  18  juin,  les  faiseurs  de  projets  se 
donnèrent  largement  carrière.  De  tous  odtés,  on  rêva  campagnes, 
non  que  l'on  sût  au  juste  quelle  campagne  on  pouvait  faire,  mais 
parce  qu'on  était  las  du  terrible  siège.  Le  général  Pélissîer  demeura 
inébranlable;  son  humeur  bourrue  contint  les  conseils,  sî  elle  n'em- 
pêcha pas  les  murmures.  Retiré  sous  sa  tente,  comme  un  lion  blessé 
au  fond  de  son  antre,  il  y  ratmiuùt  sa  vengeance  ;  son  esprit  ne 
dévia  pas  un  instant  de  la  direction  qu'il  lui  avait  donnée  dès  le 
début.  Il  était  dans  sa  nature  de  s'schamer  à  une  idée  simple.  Au 
mois  de  mai,  il  avût  annoncé  qu'il  prandrut  la  tour  Hal^of  ;  au 
mois  de  juillet,  c'était  encore  Malakof  qu'il  voulait  prendre.  Ce 
vieux  chef,  que  l'échec  irritait  sans  l'abattre,  ne  pouvait  trouver 
qu'en  lui-même  la  force  de  persévérer.  BlAmé  à  Paris  et  à  Lon- 
dres, entouré  de  soldats  mécontens,  il  lui  fallait  encore  radermir 
des  alliée  inquiets  et  cruellement  frappés.  L'amiral  Lyons  venait  de 
perdre  son  fils,  atteint  d'un  éclat  d'obus  devant  Sébastopol;  lord 
Raglan  se  mourait  du  choléra.  Pélissier  restait  seul  debout  pour 
faire  face  i.  tous  ces  malheurs.  Lmiqu'on  lui  remettait  le  funèbie 
bulletin  que,  par  un  sinistre  rapprochement,  on  avait  Burnommë 
o  la  gazette  du  soir,  »  il  le  parcourait  d'un  œil  sec  et  donnait  avec 
sa  netteté  habituelle  ses  onires  pour  le  lendemain.  Entre  tués  et 
blessés,  nous  perdions  environ  80  hommes  par  jour,  et  le  12  juillet 
nous  étions  encore  à  SOO  mètres  de  la  tour  Malakof.  La  pose  d'un 


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^'^- 


516  BEïUE   DES   DEUX  UONDES. 

seul  gabioD  coûtait  parfois  la  vie  à  deux  ou  trois  soldats.  On  s'étonne 
qu'on  puisse  obtenir  de  la  nature  humaine  de  pareils  sacrifices;  tel 
est  pourtant  l'effet  de  la  discipline  dans  une  armée  sur  laquelle 
plane  une  volonté  forte  :  l'instinct  de  conservation  peut  murmurer, 
il  n'oserait  entrer  en  révolte. 

Les  Russes  devient  ignorer  ce  qui  se  passait  dans  notre  camp, 
ou  l'effort  désespéré  qu'ils  préparaient  leur  était  commandé  par 
une  situation  pire  encore  que  la  nôtre.  Aucune  sortie  ne  leur  avùt 
réussi;  ils  commettaient  la  faute  d'en  tenter  une  nouvelle.  C'ét^t 
s'exposer  à  nous  fournir  l'occasion  d'un  succès,  et  il  ne  fallait  qu'an 
succès  pour  relever  le  moral  de  nos  troupes.  II  est  probable  que 
l'ennemi  se  crut  hors  d'état  de  tenir  plus  longtemps  contre  un  feu 
qui  le  cernait  enfin  de  toutes  parts;  60  batteries  de  siège  à  la 
gauche,  44  à  la  droite,  atteignaient  partout  ses  réserves,  et  ne  lais- 
saient pas  dans  la  ville  un  point  d'impunité. 

Quand  il  s'agit  de  secret  et  de  ruse,  nous  ne  luttons  pas  à  armes 
égales  avec  les  races  asiatiques.  Inkermann  avait  éclaté  sur  nous  k 
l'improviste;  une  surprise  analogue  s'apprêtait  contre  les  lignes  de 
la  Tchernaïa.  Nous  étions  dans  une  sécurité  complète.  Le  général 
en  chef  avait  passé  toute  une  nuit  et  toute  une  journée  hors  du 
camp.  Après  s'être  fait  débarquer  sur  la  côte  de  Yalta,  il  avait  re- 
gagné son  quartier-général  par  le  col  de  Forons  et  la  vallée  de 
Baïdar.  Tout  était  calme;  nos  piquets  de  cavalerie  campùent  sous 
les  arbres,  et  n'avaient  pas  eu  une  seule  fois  à  seller  leurs  chevaux. 
ji  l'extrême  droite  de  nos  lignes,  les  Piémontais,  récemment  arri- 
vés, avaient  ébauché  à  la  hâte  quelques  retranchemens.  Cette  pré- 
caution attira  les  regards  du  général  en  chef  et  obtint  son  approba- 
tion, La  journée  du  15  août  suivit  de  près  le  voyage  de  Yalta.  Les 
Russes  attendaient  cette  date  pour  nous  attaquer;  ils  savaient  qu'à 
une  journée  de  fête  succéderait  un  relâchement  de  vigilance,  en 
même  temps  qu'un  sommeil  plus  profond. 

Leurs  colonnes  se  formèrent  dans  l'ombre  et  s'avancèrent  en  si- 
lence. «  Rien  de  nouveau,  »  te!  fut  le  rapport  de  la  dernière  ronde 
à  quatre  heures  du  matin.  En  ce  moment,  la  fusillade  éclata.  Le  gé- 
néral de  Failly  courut  au  pont  de  Tralttîr.  «  Tenez  bon,  dit-il  au 
faible  détachement  qui  gardait  ce  passage;  tenez  bon,  et  faites- 
vous  tuer,  s'il  ie  faut,  jusqu'au  dernier.  »  Pendant  ce  temps,  les 
troupes  renversaient  leurs  tentes  et  prenaient  les  armes;  mais  déjà 
sur  vingt  points  à  la  fois  les  Russes,  munis  de  ponts  volans,  fran- 
chissaient la  rivière.  Si  jamais  bataille  dut  être  gagnée,  ce  fut  celle 
que  l'ennemi  engageait  dans  de  telles  conditions.  Malheureusement 
pour  les  généraux  russes,  qui  se  prodiguaient,  les  troupes  mar- 
chèrent sans  élan.  Les  vieux  soldats  qui  avaient  combattu  à  l'Aima 

Cocwlc 


LA   FLOTTE  DE    LA  HER-NOIEE.  517 

et  à  InkermanD  étaient  devenus  rares  ;  c'était  avec  des  recrues  qae 
la  Russie  continuùt  la  guerre.  Le  jour,  en  se  levant,  éclaira  une 
affaire  décidée  k  notre  avantage.  L'artillerie  arrivait,  la  cavalerie 
se  massfùt  dans  la  plaine.  L'ennemi  fut  bientôt  repoussé  sur  toute 
la  ligne;  il  couvrit  les  monts  Fédioukine  et  le  pont  de  Traktir  de  ca- 
davres. Ses  pertes  furent  évaluées  à  6,000  hommes  ;  2,200  prison- 
niers restèrent  entre  nos  mains.  Nous  n'avions  eu  que  S  batûllons 
engagés  et  700  hommes  hors  de  combat. 

Après  une  pareille  preuve  de  notre  ascendant,  les  Russes  ne  pou- 
vaient plus  songer  qu'à  évacuer  la  place.  Ils  firent  leurs  préparatifs 
de  retraite,  et  n'essayèrent  même  pas  de  nous  les  dissimuler.  Un 
pont  de  radeaux  composés  de  forts  madriers  unit  les  deux  rives  du 
port.  Ce  pont,  nos  boulets  ne  pouvûeat  encore  l'atteindre.  Il  fallait 
néanmoins  se  hâter  de  s'en  servir,  car,  tout  en  cheminant  vers  Ma- 
lakof,  nous  poussions  des  batteries  du  cfité  de  la  rade.  La  garnison 
de  Sébastopol  devait  craindre  de  voir  se  fermer  d'un  moment  à 
l'autre  la  seule  porte  de  sortie  qui  lui  restât  ouverte.  Aussi  atten- 
dait-elle avec  impatience  l'arrivée  des  ordres  demandés  à  Saint-Pé- 
tersbourg; chaque  instant  de  retard  empirait  sa  situation.  On  voyait 
tout  le  jour  des  bataillons  accroupis  près  du  fort  Saint-Paul,  seul 
point  où  n'allassent  pas  tomber  nos  obus.  La  ville  n'était  plus  qu'un 
immense  charnier,  la  côte  opposée  un  vaste  cimetière.  On  évalue  à 
30,000  le  nombre  des  Russes  qui  périrent  dans  l'espace  de  trois  se- 
maines. De  notre  côté,  nous  avions  200  hommes  atteints  par  jour. 
Il  fallait  une  solution  prompte  à  ce  massacre.  Nous  aurions  sans 
doute  facilement  écrasé,  sous  les  nouveaux  mortiers  dont  l'envoi 
nous  était  annoncé  de  Toulon,  ce  qui  restait  de  Sébastopol;  mais  il 
eût  fallu,  en  attendant,  reporter  notre  aitaque  en  arrière,  car  nos 
travaux  avancés  coûtaient  cher  à  garder.  On  préféra  tenter  un  grand 
coup,  et  bientôt  le  cri  :  à  l'assaut  I  fut  le  cri  général. 

J'ai  assisté  à  quelques-uns  des  conseils  qui  se  tinrent  à  cette  oc- 
casion. Je  ne  perdrai  jamais  le  souvenir  du  calme,  de  la  mesure, 
qu'y  apportait  le  généra!  en  chef.  Bien  des  gens  prétendaient  que 
l'échec  du  18  juin  devait  être  attribué  à  un  plan  vicieux.  Nos  alliés 
demandaient  que  l'assaut  ne  fût  plus  un  assaut  partiel,  mais  devint 
tme  attaque  générale.  Leur  céder  sur  ce  point,  c'était  rendre  l'é- 
chec irréparable.  On  prit  un  moyen  terme.  Le  général  concéda  la 
série  des  assauts  successifs.  On  savait  cependant  par  une  expé- 
rience récente  que  tout  assaut  qui  n'est  pas  une  surprise  est  un  as- 
saut manqué.  Comment  espérait-on  surprendre  l'ennemi  au  Grand- 
Bedan,  quand  on  ne  voulait  l'y  attaquer  qu'après  avoir  pris  Malakof? 
Comment  ne  pas  le  trouver  sur  ses  gardes  au  Bastion- Central,  lors- 
qu'il fallait  attendre,  pour  lancer  sur  ce  point  nos  colonnes,  que  le 


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518  uns  DES   DEDX  MONDES. 

drapean  anglaÎB  flottftt  an  Granâ-Redanî  Gs  plan  périlleux  étant 
donné,  le$  meitleores  âîspoâtioas  furent  prises  poor  le  faire  réus- 
sir. Nous  avions  remarqua  que  les  Hucses,  accablés  par  un  fea  vio- 
lent, cherchaient  i  s'y  soustraire  en  se  retirant  dans  les  alffis  blin- 
dés dont  ils  araieat  muni  leurs  batterin.  Ou  alTscta  une  certaine 
régularité  dans  le  tir,  de  façon  h  leur  in^irer,  au  monent  fixé 
pour  Tassant,  une  fausse  sécurité.  Ainsi  le  feu,  très  vif  an  point  dn 
jour,  s'accélérait  à  neuf  heures  et  demie  pour  atteindre  son  maxi- 
mum d'inten^té  à  dix  heures.  En  ce  moment,  arrêt  brusque  et  si- 
lence absolu  jusqu'à  midi-  Dès  que  midi  sonnait,  reprise  sur  toute 
la  ligne.  C'est  alors  que  les  Russes,  se  mettant  i  couvert,  nous  lais- 
saient dépenser,  sans  presque  nous  répondre,  notre  poudre  et  nos 
projectiles.  11  fallait  saisir  l'instant  où  on  les  saurait  réfugiée  dans 
leurs  casemates  pour  sauter  brusquement  dans  Malakof. 

Depuis  le  &  septembre,  on  ne  ménageait  plus  nos  munitions. 
L'immense  accumulation  de  travail  que  représratait  l'ai^rovision- 
nement  de  nos  batteries  s'en  allait  en  éclats  et  en  fumée.  Il  fallût 
que  cette  reprise  de  feu  fût  décisive.  On  eât  mis  prés  d'un  mois  i 
remplir  de  nouveau  les  poudrières  vides  et  les  parcs  à  projeetilee 
épuisés.  Tout  présageait  d'ailleurs  un  résultat  prochain.  Les  yaâ»- 
seaux  que  l'enoemi  n'avait  pas  coulés  étiûent  atteints  jusqu'au  mi- 
lieu du  port;  nos  bombes  y  allumôrent  l'incendie,  ces  grandes 
flammes  éclûrèrent  la  nuit  du  6  au  7  septembre.  Un  ciel  bas  et 
sombre,  où  couraient  les  ntiages  venant  du  sud-ouest,  ajoutut  son 
horreur  à  celle  des  reflets  sinistres.  Le  7  au  malin,  le  vent  passa 
au  nord,  et  devint  très  violent.  L'amiral  était  au  camp.  Ce  ne  fut 
pas  sans  peine  qu'il  parvint  yon  le  soir  à  rejoindre  le  Montebello. 
Le  général  Pélissïer  lui  avait  communiqué  ses  projets,  saDS  récla- 
mer toutefois  sa  coopération.  L'assaut  devait  avoir  lieu  le  leodemaîa 
.  8  septembre  à  midi  précis. 

Le  8  septembre,  ie  vent  n'avtût  pas  molli.  L'anùral  Lyons  nous 
consulta  par  le  télégraphe.  «  Que  penses-Yous  do  temps?  n  L'sr- 
miral  Bruat  répondit  :  «  Je  pense  qu'il  n'y  a  aucun  avantage  à  mettre 
des  vaisseaux  en  mouvement  par  un  temps  pareil.  »  La  répliqtie 
n«  se  flt  pas  attendre  :  —  lien  enraged  (les  hommes  sont  enragés). 
Cette  réplique  était  dure-  Avant  de  la  transmettre  à  l'anural,  je 
voulus  n'en  croire  que  mes  yeux,  et  je  demandai  qu'on  m'apportât 
le  livre  des  signaux.  Je  recoanos  sur-le-champ  la  méprise  qui,  pw 
la  plus  étrange  des  coïncidences,  prétait  à  nos  alliés  un  tangage 
fanfaron  auquel,  je  dois  te  dire,  ils  ne  nous  avaient  pas  habitués. 
Pour  communiquer  avec  les  Anglais,  nous  avions  adopté  leur  code 
télégraphique.  Près  de  livrer  un  assaut  décisif,  nous  n'avions  pas- 
voulu  nous  exposer  à  avoix  les  Russes  pour  confidens.  flous  avions 


LA  FE,orrs  m  tA  heh-etoiu.  &10 

ea  conséquence  changé  la  -veUle  au  soir  la  valenr  numéraire  affec- 
tée i  chaque  pavillon.  Cette  coininnaîson  nouvelle  avut  échappé  & 
l'attectioa  de  l'ofEcier  qni  venait  de  prendre  le  service.  Si  on  lais- 
sait aux  pavillons  dont  se  composât  le  signal  leur  valeur  primitive, 
on  obtenait  la  singulière  réponse  qoi  m'avait  ofiusqué.  Les  chiffres 
rocUfiés  présentaient  nn  sens  plus  raisonnable  :  1  quite  agrée  (je 
suis  tout  à  fait  de  votre  avis).  11  ne  pouvait  7  avoir  en  effet  deux 
avis  différons  en  cette  circonstance;  les  vaisseaux  avùent  assez  à 
faire  de  tenir  sur  leurs  ancres. 

Le  général  en  chef  fut  prévenu,  vers  huit  heures  du  matin,  de 
l'inaction  à  laquelle  nous  serions  vraisemblablement  condamnés.  11 
n'éleva  aucune  objection;  nous  n'entrions  pour  rien  dans  ses  «d- 
culs.  La  fortune  nous  servait  d'ailleurs  admirablement  par  ce  contre- 
temps que  nous  maudissions.  Les  tourbillons  de  poussière  que  le 
vent  soulevait  masquèrent  les  moovemens  des  troupes,  et  permi- 
rent de  les  masser  inaperçues  dans  les  tranchées.  La  flotte,  retenue 
au  mouillage,  n'annonça  pas,  par  d'indiscrets  panaches  de  fumée, 
qu'elle  se  disposât  à  entrer  en  action.  Les  Russes,  qui  épiaient  quel- 
que indice,  n'en  découvrirent  aucun  de  nature  à  leur  faire  soup- 
çonner nos  desseins.  Le  dernier  jour  de  Sébastopol  était  venu. 

Le  feu  avwt  été  très  vif  et  très  soutenu  pendant  toute  la  matinée. 
Vers  onze  heures  et  demie,  ii  y  eut  un  instant  de  relâche.  BientAt 
la  canonnade  se  fit  de  nouveau  entendre.  Midi  sonna;  tout  sembla 
s'apaiser.  C'étdt  le  moment  où  nos  colonnes  devaient  s'élancer  hors 
de  la  tranchée.  Le  plateau  de  Malakof  se  couronna  soudùn  des  feux 
de  la  fusillade;  le  drapeau  tricolore  apparut  planté  sur  le  parapet. 
A  ce  signal,  les  Anglais  marchent  sur  le  Grand-Redan.  Vers  deux 
heures,  les  tranchées  de  la  gauche  semblent  s'entr' ouvrir;  il  en  swt 
un  flot  d'assaillans.  A  l'encontre  de  ce  flot  roule  un  nuage  de  fumée 
parti  du  Bastion -Central.  Nos  soldats  ont  passé  à  travers  la  mitraîtle. 
Arrivés  sur  le  bord  du  glacis,  les  uns  se  couchent  à  terre,  les  autres 
se  jettent  résolument  au  fond  du  fossé.  Pendant  qu'ils  s'y  entassent, 
les  Russes,  montés  sur  les  merlons  des  batteries,  les  fusillent  à  bout 
portant.  Un  horrible  incident  nous  arrache  à  ce  spectacle  :  une  mine 
a  fait  explosion.  Au  milieu  de  la  terre  noire  qui  retombe,  on  dis- 
tingue des  formes  indécises  dans  lesquelles  l'œil  épouvanté  croit 
reconnaître  des  cadavres  mutilés  et  des  membres  épars.  C'en  est 
fwt,  les  Français  n'entrennit  pas  dans  le  Bastion-Central.  Au  Grand- 
Redan,  les  Anglùs  aussi  ont  été  repousses.  Échec  partout,  excepté 
à  Malatof . 

A  Malakof  même,  vers  quatre  heures  du  soir,  ie  drapeau  tric(dore 
âisparatt;  des  coups  de  canon  partent  de  cet  ouvrage.  Les  Russes 
l'ont-ils  donc  repris  sur  nos  troupes?  ce  canon  poursuit-il  nos  sol- 


,  Google 


MO  RETCE  DES   DECX  IKHIDES. 

dats  dans  lear  retrûle?  Quelle  nuit  d'insomnie  noas  paasiinesl  A 
six  beores  du  malin,  nue  détonation  (omâdabie  doos  ^pela  sur  le 
pont  :  le  BasUon-lilenlral  venait  de  aanter.  D'aotres  détonations  sui- 
virent. Le  vent  s'était  calmé.  L'amiral  monta  sor  on  aviso  à  vapear 
et  se  rapprocha  des  mnrs  de  Sébastopol.  Des  pantalons  ronges  oc- 
cupaient les  batteries  de  la  Quarantaine.  Noos  poussâmes  on  cri  de 
victoire,  et  lorsqu'à»  quartier-général  on  béàtait  encore  à  procla- 
mer ce  Uiompbe,  nous  l'annonçâmes  par  le  télégraphe  sons-marin 
&  Paris. 

Les  Russes,  pendant  la  nuit,  avaient  évacué  la  ville.  Ils  avaient 
coulé  leurs  vaisseaux  et  rompu  le  pont  qui  nnissut  les  deux  rives 
du  port.  Sur  la  rive  septentrionale  se  rassemblaient  les  débris  de 
leurs  bataillons  décima.  Les  forts  du  nord  restaient  entre  leurs 
mains;  malt  nulle  part  le  canon  ne  se  faisait  entendre.  Ce  silence 
avait  quelque  chose  d'étrange  pour  des  oreilles  habituées  au  gron- 
dement continu  des  bombes  et  des  obus.  On  eût  dit  que  la  cité 
guerrière  et  le  camp  qui  l'assiégeait  depuis  onze  mois,  tombant 
de  lassitude,  s'étaient  endormis.  Dans  la  journée,  chacun  pot 
compter  ses  pertes.  Les  nôtres  s'élevaient  à  près  de  6,000  hommes 
et  &  gt^néraux;  les  Anglais  avaient  en  2,200  hommes,  dont  150  ofG- 
ciers,  hors  de  combat.  Ils  avaient  laissé  1,S00  morts  sur  le  ter- 
rain; 3,000  blessés  russes,  expirans  pour  la  plupart,  gisaient  dans 
Sébastopol.  Ce  fut  la  dernière  hécatombe.  Depuis  le  commence- 
ment du  siège,  le  feu  de  l'ennemi  nous  avait  tué  2A,000  hommes, 
&0,000  avaient  été  grièvement  blessés. 

J'ai  connu  les  oUiciers  russes  qui  commandaient  dans  Halakof; 
j'ai  appris  de  leur  bouche  les  fautes  qu'ils  avaient  commises,  et  qni, 
suivant  eux,  nous  avaient  valu  la  victoire.  L'amiral  Nachîmof  était, 
avec  le  général  Todleben,  l'âme  de  la  défense.  11  fut  tué  par  la  balle 
d'un  chasseur  à  pied;  lorsqu'il  fut  frappé,  les  marins  jetèrent  leurs 
armes  et  désespérèrent  du  salut  de  Sébastopol.  Quelques  jours  plus 
tard,  le  général  Torlleben  recevait  lui-même  une  grave  blessure. 
A  partir  de  ce  moment,  on  se  défendit  sans  confiance  ;  des  précau- 
tions reconnues  nécessaires  furent  négligées.  A  quoi  bon  les  prendre, 
puisqu'on  allait  se  retirer  sur  l'autre  rive?  L'ouvrage  de  Malakof, 
coupé  de  nombreuses  traverses  et  presque  fenné  à  la  gorge,  devait 
être  battu  à  l'intérieur.  On  ajourna  au  lendemain  l'exécution  des 
dispositions  prescrites,  et  le  lendemain  nos  soldats  surprennent  les 
Russes,  tapis  sous  leurs  blindages.  Le  capitaine  de  frégate  Karpof, 
revenant  d'une  ronde,  fut  saisi  au  collet  par  deux  zouaves.  Le  dé- 
dale des  niasses  couvrantes  que  l'ennemi  avait  élevées  pour  arrê- 
ter les  éclats  des  bombes  nous  fournit  contre  un  retour  offensif 
des  retranchemens  auxquels  nous  n'eûmes  rien  à  ajouter.  En  vain 


LA.  FLOTTE  DE   Lh.   HEB-NOlKi:.  521 

les  bataillons  v^nqueurs  au  Grand-Redan  aOluèrent  de  toutes  parts 
vers  le  bastion  que  nous  avions  conquis;  nous  n'eûmes  à  défendre 
qu'une  gorge  étroite,  et  nous  repoussâmes  avec  un  millier  d©  sol- 
dats les  assauts  furieux  qui  noua  furent  donnés.  Si  la  lutte  se  pro- 
longea si  longtemps  k  Halakof,  c'est  que  partout  ailleurs  elle  avait 
cessé. 

Cette  lutte,  entretenue  par  de  constans  renforts,  fut  vive  et  san- 
glante. Les  qualités  militaires  des  deux  nations  s'y  montrèrent  dans 
tout  leur  éclat.  Qui  n'a  entendu  répéter  le  mot  héroïque  du  général 
de  MaC'Mahonî  On  lui  annonçait  que  le  bastion  était  miné  et  allait 
sauter,  ii  Faites  dire  aux  troupes  de  soutien,  répondit-il,  de  venir 
se  loger  dans  l'entonnoir.  »  Tous  nos  soldats  ne  sont  pas  de  cette 
force;  leur  qualité  dominante  n'en  est  pas  moins,  comme  celle  du 
chef  qui  les  commandait  le  8  septembre,  te  mépris  instinctif  du 
danger,  et  dans  l'excitation  du  combat  l'inspiration  soudaine,  pres- 
que toujours  chevaleresque  et  sublime.  Quant  à  l'ennemi  que  nous 
avions  à  combattre,  un  seul  trait  suffira  pour  le  faire  juger.  Le 
prince  Gortchakof  s'élaït  porté  de  sa  personne  à  la  darse  de  l'ami- 
rauté. C'était  le  moment  où  le  général  Sroulef  essayait  de  forcer  la 
gorge  de  Malakof.  Les  bataillons,  compactes,  en  colonnes  serrées, 
gravissaient,  se  poussant  l'un  l'autre,  les  flancs  de  la  colline.  Un 
irrésistible  mouvement  de  reflux  les  ramenait  sans  cesse  en  arrière. 
La  vague  humaine  reprenait  alors  son  élan;  elle  venait  encore  une 
fois  déferler  impuissante  au  pied  des  gabions.  De  grands  vides  se 
faisaient  dans  cette  foule  ;  de  nouveaux  bataillons  arrivaient  pour 
les  combler.  Fendant  qu'il  observait  les  progrès  du  combat,  le  prince 
eut  la  fantaisie  d'allumer  un  cigare.  Un  marin  qui  se  trouvait  près 
de  lui  battit  sur-le-champ  le  briquet.  Le  prince  Gortchakof  tendit 
au  matelot  une  pièce  d'or;  celui-ci  repoussa  doucement  la  main  de 
son  général.  «  A  quoi,  dit-il,  me  servirait  cet  or?  Ne  sais-je  pas 
que  tout  à  l'heure  je  vais  mourir?  —  Prends  toujours,  répliqua  le 
prince;  si  tu  es  tué,  ton  camarade  ne  le  sera  peut-être  pas.  Il  trou- 
vera dans  ta  poche  le  moyen  d'acheter  un  cierge,  et  il  fera  brûler 
ce  cierge  à  ton  intention  devant  les  saintes  images.  »  Celui  qui  pro- 
nonçait ces  paroles  connaissait  bien  le  soldat  russe.  La  race  slave 
est  douce  et  résignée,  il  lui  manque  peut-être  l'impétuosité  offen- 
sive qu'on  remarque  chez  nos  troupes;  mais  il  est  deux  sentimens 
auxquels  ses  chefs  peuvent  toujours  faire  appel,  certains  de  lui  faire 
affronter  ùnsi  les  plus  grands  périls.  Ces  sentimens  sont  empreints 
de  la  même  ferveur  religieuse  :  l'un  se  nomme  le  devoir  envers 
l'empereur,  l'autre  l'espoir  d'une  meilleure  vie. 

Quand  le  général  Pôlissier  put  contempler,  du  haut  de  Malakof, 
le  monceau  de  ruines  que  l'ennemi  nous  avait  laissé,  son  étonne- 


,,  Google 


6S!  KETUE  DES   DEOX   KOKDBS. 

ment  fut  extrême.  Il  n'avait  jamais  mesaré  dans  soa  imagmatim 
l'étendue  qu'à  cette  heare  eoo  regvd  embrassait,  n  Noos  avons, 
dit-il  à  son  état-major,  attaqua  l'immensité.  »  La  disposition  du 
terrain  noas  avait  ea  effet  dissimulé  jusqu'alors  les  divers  plans  qui 
se  succédaient  de  ravin  en  ravin.  Le  dernier  plan  devait  natoreUe- 
ment  nous  sembler  beaucoup  plus  rapproché  qu'il  ne  l'était  en  réa- 
lité. Le  général  Todleben  avait  reporté  la  défense  assez  loin  pour 
qu'une  armée  tout  entière  pftt  s'établir  et  rédder  dans  la  place. 
Nous  nous  étions  longtemps  beortésau  périmètre  de  cette  vaate  en- 
teinte  sans  discerner  au  juste  par  quel  endroit  nous  pourriona  l'en- 
tamer. Une  voix  incoonue  prononça  enfin  le  mot  magique.  Le  pre- 
mier qui  cria  «  Malakof  I  »  nous  donna  la  clé  de  Sébaslopol.  Maîtres 
de  cette  hauteur,  nous  prenions  toutes  les  poàtions  des  Busses  k 
revers. 

II  est  difficile  de  savoir  aujourd'hui  à  qui  revient  le  mérite  d'une 
inspiration  qui  fut  bientdt  la  clameur  de  la  foule.  Discerner  le  nœud 
stratégique  d'une  campagne,  drceeer  des  plans  habiles,  ce  n'est  pas 
sans  doute  le  lot  d'un  esprit  vulgaire.  On  a  vu  le  général  Bonaparte, 
obscur  encore  et  retenu  Iotb  du  théâtre  de  la  guerre,  arracher  l'ar- 
mée d'Italie  k  une  défensive  stérile.  La  victoire  de  Loano,  remportée 
par  Scherer,  fut  en  partie  son  ouvrage;  mais  le  meilleur  plan  ne 
peut  réussir  quand  l'eiécution  manque  de  vigueur.  Ce  que  vant 
l'exécution  dans  les  opérations  militaires,  (a  campagne  de  Crimée 
nous  l'a  montré  à  diverses  reprises.  Les  Russes  auraient  dû  triooft- 
pher  à  l'Aima,  à  Inkermann,  à  Trakdr;  les  tacticiens  de  Saint-Pé- 
tersbourg avaient  quelque  droit  d'y  compter.  Ce  qu'ils  n'avaient  pas 
fait  entrer  dans  leurs  calculs,  c'était  l'élan  irrésistible  du  soldat 
français,  la  solidité  inébranlable  de  l'infanterie  anglaise.  Ils  jugè- 
rent mal  la  valeur  relative  des  troupes  placées  sur  l'échiquier.  C'est 
ainsi  qu'ils  usèrent  pris  de  flOO,000  hommes  qui  ne  revirent  jamais 
le  drapeau.  L'empereur  tiapoléon  avait  commis  la  même  erreur 
dans  la  campagne  de  Saxe.  Le  général  Pélisùer  dut  au  contraire 
la  victoire  à  une  appréciation  exacte  des  élémens  de  succès  qu'il 
avait  entre  les  mains.  Il  ne  se  perdit  pas  dans  des  combinaiBOns 
subtiles;  il  alla  droit  au  fait,  brutalement  quelquefois,  sérieuseomit 
toujours.  Le  sérieux  et  la  sincérité  étaient  la  marque  de  ce  grand 
caractère.  Il  n'y  avait  rien  en  lui  du  héros  de  roman  ;  c'était  une 
volonté.  Quand  elle  se  manifeste  avec  ce  degré  d'énergie,  la  vo- 
lonté peut,  aussi  bien  que  le  génie,  g^ner  des  batailles.  Le  ôel 
du  reste,  d'un  bout  de  la  campagne  h  fantre,  ne  cessa  de  nous  sus- 
citer l'homme  dont  nous  avions  besmn;  il  combattait  alors  avec 
nous.  Pour  nous  conduire  en  Crimée,  il  nous  donna  l'esprit  d'aven- 
ture, l'héroïque  insouciance  du  premier  commandant  en  chef;  pour 


LA  nOTIE   I»  Uk  KEB-nOIRE.  52S 

nons  y  faire  snbsister  pendant  l'hiver,  la  sympatbiqne  sollicitude, 
U  bedle  alwégatim  de  son  SDCcesseur;  pour  mener  à  bonne  fin  le 
nége  entrej^s,  la  Unaôté  de  ce  taciturne,  gui  eût  mérité  de  gar- 
der pour  devise  la  seule  réponse  qu'il  opposùt  à  toutes  les  critiques  ; 
«je  prendrai  la  tour  Halafcof.  » 

m. 

Sébastopol  pris»  la  flotte  russe  détruite,  les  alliés  songèrent  à 
trouver  un  emploi  pour  l'immense  force  navale  qu'ils  avueot  réu- 
nie dans  la  Mer-Noire.  Cinq  opérations  furent  proposées  :  l'occupa- 
tion do  détroit  de  Ghenitshek  et  la  destruction  du  pont  de  Tscbcui- 
gar,  —  l'occupation  de  KaSa  et  d'Arabat,  —  l'attaque  des  batteries 
dont  les  Russes  avaient  conservé  la  posseasion  sur  la  rive  septen- 
b^onale  du  port,  —  le  bombardement  d'Odessa,  —  l'enlèvement  du 
fort  de  Kinbum  à  l'embouchure  du  Dnieper.  Ancun  de  ces  projets 
ne  supporta  un  eiameu  sérieux,  si  l'on  eu  excepte  le  projet  concer- 
nant le  fort  de  Kinbum.  a  C'est  la  seule  entreprise,  écrivait  l'amiral 
Bniat,  qui  se  puisse  et  se  dmve  tenter  en  ce  moment.  Il  ne  s'agit 
pas  seulement  de  détruire  les  fortifications  qui  gardent  les  bouches 
du  Bug  et  du  Dnieper;  il  faut  s'y  loger,  couper  la  presqu'île  de 
Tenttra  et  bloquer  par  ce  moyen  Nilcolaïef,  comme  nous  bloquas 
déjà  la  mer  d'Aiof.  Nous  aurons  ainsi  une  base  d'opérations  pour 
la  campagne  prochaine,  ou  un  gage  important,  û  nous  voulons 
traiter  de  la  paix,  b 

La  réponse  du  ministre  se  fît  attendre.  Elle  nous  fut  enfin  trans- 
mise par  le  télégraphe  :  a  défense  de  l'empereur  d'agir  contre 
Odessa;  ordre  d'enlever  et  d'occuper  le  fort  de  Kinbum.  n  Quand 
ce  message  laconiqne  parvint  i  Kamiesh,  le  vice-amiral  Bruat  ve- 
nait d'être  promu  à  ta  dignité  d'amiral.  Sa  santé,  toujours  chance- 
lante, avait  décliné  rapidement  depuis  l'expéditic»  de  Kertch.  La 
saison  était  avancée.  Le  retard  qu'on  avùt  mis  à  nous  répondre 
onrraît  largement  la  porte  aux  objections.  L'amiral  n'en  fit  cepen- 
dant aucune.  Il  fut  le  seul  qui  ne  s'aperçut  pas  qu'on  donnut  une 
bien  grave  responsabilité  à  encourir  à  un  homme  dont  la  tâche  pou- 
vait être  cmsidérée  comme  remplie  et  dont  la  fortune  était  fûte. 
L'amiral  Lyons  eût  préféré  a^r  contre  Odessa;  l'amirauté  britan- 
nique l'y  autorisait.  Il  n'hésita  pas  A  faire  te  sacrifice  de  ses  idées 
personnelles  pour  prêter  tout  son  concours  à  l'opération  qui  avût 
en  l'approbation  du  gouvernement  français.  C'était  un  loyal  atlié. 
S'il  y  a  eu  parfois  des  dissentimens  et  des  susceptibilités  entre  les 
deux  armées,  il  n'y  en  a  jamais  eu  entre  les  deux  flottes. 

Nous  avions  h  notre  disposition  des  moyens  maritimes  conâdé- 


■  Google 


&2i  REVUE   DES  DEUX   yONDBS. 

rables,  sans  compter  ua  engin  nouveau  que  tes  lenteurs  du  siège 
de  Sébastopol  avaient  fait  imaginer  et  dont  nous  allions  faire  l'es- 
sai devant  Kinburn  ;  je  veux  parler  des  navires  bardés  de  fer  qui 
venaient  d'ôtre  construits  à  Cherbonrg,  à  Rochefort,  à  Brest  et  à 
Toulon.  Ces  construcdons  nouvelles  contenaient  en  germe  toute 
une  révolution.  Les  révoIuUons  s'enchaînent;  celle-ci  naquit  des 
progrès  réalisés  par  l'artillerie  moderne.  Quand  on  est  exaspéré 
par  la  défaite,  on  se  préoccupe  peu  de  combattre  à  armes  cour- 
toises. La  république  avait  voulu  introduire  dans  les  combats  de 
mer  le  tir  à  boulets  rouges.  Le  vainqueur  d'Austerlitz  demandait 
qu'on  attaqu&t  les  murailles  de  bois  avec  des  obus.  L'obusier  ma- 
ritime fut  trouvé ,  mais  sous  la  restaaration  ;  il  produisit  des  ra- 
vages plus  efTrayans  encore  que  ceux  qu'on  en  attendût  :  des 
brèches  énormes  et  quelquefois  l'incendie.  La  défense  s'alarma. 
L'obusier  du  colonel  Paixbans  fit  songer  au  navire  cuirassé;  des 
essais  eurent  lieu  en  18â2  au  port  de  Lorient,  sur  la  proposition 
et  sous  la  direction  d'un  ofiicier  français,  le  capitaine  de  frégate 
Labrousse.  Des  feuilles  de  tôle,  superposées  et  appliquées  sur  une 
muraille  de  bois,  brisèrent  les  projectiles  creux,  arrêtèrent  souvent 
les  projectiles  pleins.  Malgré  l'espoir  très  fondé  que  donnait  le  suc- 
cès de  ces  expériences,  les  esprits  négatifs,  toujours  en  majorité 
dans  les  conseils,  obtinrent  un  arrêt  de  non-lieu.  En  1852,  on  répon- 
dait encore  aux  instances  du  commandant  de  la  frégate-école  des 
matelots  caaonniers  «  qu'il  fallait  renoncer  à  défendre  par  un  revê- 
tement métallique  les  murailles  des  vaisseaux,  n  Ce  revêtement,  di- 
sait-on, serait  projeté  en  mitraille  à  l'intérieur,  et  constituerait  un 
surcroît  de  danger  plutôt  qu'une  protection.  Deux  années  plus  ttrd, 
quand  on  vit  Sébastopol  tenir  en  échec  les  armées  navales  de  la 
France  et  de  l'Angleterre,  on  se  souvint  des  batteries  flottantes  em- 
ployées en  1782  au  siège  de  Gibraltar.  Pour  accroître  l'efiîcacité  de 
l'action  maritime,  on  voulut  encore  une  fois  bâUr,  s'il  était  possible, 
des  navires  invulnérables.  Les  esssùs  de  Lorient  furent  repris  à  Vin- 
cennes.  Une  volonté  calme  et  ferme  y  présidait;  ellu  sut  profiter  de 
tout  le  chemin  qu'avait  fait  en  dix  ans  la  métallurgie.  Aux  feuilles 
de  tôle  on  substitua  des  plaques  de  fer  forgé  dont  on  accrut  peu  à 
peu  l'épaisseur.  Ces  plaques  ne  résistèrent  pas  seulement  au  tir  des 
obus  ;  elles  supportèrent  sans  se  rompre  le  choc  des  boulets  massifs 
du  canon  de  50.  Le  problème  que  toutes  les  nations  maritimes  s'é- 
taient posé,  la  France  l'avait  résolu.  11  n'y  avait  plus  qu'à  comman- 
der dans  les  ports  des  batteries  flottantes.  Pressée  d'en  faire  con- 
struire à  notre  exemple,  l'amirauté  britannique  ne  se  rendit  que 
par  condescendance  à  ce  conseil.  Elle  procéda  si  mollement  à  la 
confection  d'un  matériel  dont  l'idée  lui  semblait  peu  pratique,  que 

Cocwlc 


LA   FLOTTE  DE  LA  HEB-NOIBE.  525 

nos  batteries  furent  tes  premières  à  braver  l'océan  et  à  se  montrer 
dans  la  Mer-Noire.  La  Tonnante  jetait  l'ancre  le  12  Beptembre  de- 
Tant  Sébastopol  ;  la  Lave  et  la  Dévastation  mouillaient  sur  cette 
rade  le  26.  On  ne  pouvait  souhùter  un  renfort  plus  opportun  pour 
l'expédition  de  Kinburn. 

Outre  ces  trois  batteries  flottantes,  la  flotte  alliée,  prête  à  partir 
pour  l'embouchure  du  Dnieper,  ne  comptait  pas  moins  de  quatre- 
vingts  naviKS  de  guerre  :  dix  vai&seaax  à  hélice,  dix-sept  frégates 
k  roues,  onze  bombardes,  des  corvettes,  des  avisos,  des  canonnières. 
Une  flotte  de  transport  la  suivait,  emportant  8,000  hommes  qu'a- 
vùent  fournis  les  deux  armées.  L»  commandement  supérieur  de  ces 
troupes  était  confié  au  général  Bazaîne.  L'armement,  on  le  voit, 
était  formidable.  Quant  à  la  place  menacée,  elle  était  peu  digoe  de 
si  grands  préparatifs;  Kinburn  n'était  qu'une  forteresse  sans  glacis, 
sans  ouvrages  avancés,  dont  l'enceinte  se  composait  de  monticules 
de  sable  retenus  par  une  maçonnerie  de  peu  d'épaisseur.  Un  régi- 
ment formait  la  garnison;  80  pièces  de  2â,  avec  une  vingtaine  d'o- 
busiers,  garnissaient  les  remparts.  Cet  ouvrage,  élevé  en  face  d'O- 
cbakof  pour  défendre  le  confluent  du  Bug  et  du  Dnieper,  l'accès 
de  Kerson  et  de  Nikolaïef,  avait  bien  pu  défier  les  attaques  des 
Qottes  ottomanes,  il  n'étut  pas  construit  pour  affronter  les  effets  de 
notre  artillerie.  La  marine  cuirassée  allait  donc  avoir  des  débuts 
faciles. 

Les  difficultés  de  l'expédition  étaient  ailleurs  que  dans  les  obsta- 
cles matériels;  elles  étaient  dans  les  inddens  imprévus.  Les  coups 
de  vent  d'automne  pouvaient  rendre  le  débarquement  impraticable, 
ou  laisser  les  troupes  débarquées  sans  l'appui  de  la  flotte,  pendant 
que  le  corps  des  grenadiers  russes  arriverait  à  marches  forcées  de 
Férékop.  Les  prédictions  sinistres  n'avùent  pas  manqué  à  l'expédi- 
tion de  Crimée,  elles  ne  manquèrent  pas  davantage  à  l'expédition 
de  Kinburn.  L'état  de  l'atmogphère  pendant  les  premiers  jours  qui 
suivirent  le  départ  sembla  donner  raison  aux  lugubres  prophètes. 
De  gros  vents  d'ouest  régnèrent  dans  la  Mer-Noire;  les  flottes  furent 
obligées  de  s'arrêter  sur  la  rade  d'Odessa.  Le  temps  contraire  se 
lassa  heureusement  plus  vite  qu«  notre  patience.  Grâce  aux  précau- 
tions prises,  nous  arrivâmes  jusqu'au  fond  du  golfe  sans  un  çeul 
échouage.  Dans  la  nuit,  les  chaloupes  canonnières  balisèrent  ren- 
trée du  fleuve.  Le  lendemain  matin,  les  troupes  furent  mises  à 
terre;  vingt-quatre  heures  après  l'apparition  des  flottes  devant  Kin- 
burn, l'investissement  de  la  place  était  complet.  Le  17  octobre 
1855,  le  soleil  se  leva  radieux  ;  le  vent,  qui  jusqu'alors  avait  régné 
du  large,  soufllait  enfin  de  terre.  Les  amiraux  firent  le  signal  de  se 
préparer  à  combattre.  Il  y  avait  un  an,  jour  pour  jour,  que  les  esca- 
dres alliées  s'étaient  embossées  devant  Sékastopol.  L'objectif  cette 


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S&i 


626  KEVOE  Z>BS  DEUX  MOIfOES. 

fois  était  loin  d'être  aosai  redoutable;  tout  fut  calculii  cependant 
pour  triompher  de  la  ré^tance  la  plus  sérieuse.  Vers  dix  tieures  du 
matin,  les  batteries  flottantes  mouitlëreut  à  1,200  mètres  environ 
des  remparts;  leurs  premières  bwdées  firent  voler  en  éclau  la  ma- 
çonnerie. La  brèche  commeaça  bientôt  à  se  dessiner.  Les  projeo- 
tiles  russes  au  contraire  ae  brisèrent  sar  une  armure  qui  parut  en 
garder  &  peine  l'empreinte.  Les  bombardes  et  lea  canonnières  se- 
condaient par  an  feu  violent  cette  première  attaque.  Un  vaste  in- 
cendie, allumé  par  nos  bombes,  menaçait  de  gagner  la  poudrière. 
Le  moment  était  venu  pour  lea  dix  vaisseaux  de  ligne  de  prendre 
part  au  combat;  ils  s'avancèrent  de  front.  Arrivés  i  1,800  mètrs» 
du  fort,  ils  n'avaient  plus  qu'on  pied  d'eau  tous  la  quille;  ils  mouil- 
lèrent alors  une  ancre  à  jet  de  l'arrière,  une  grasse  ancre  de  Ta- 
vaut.  Quelques  minutes  a^rès,  rangea  beaupré  sur  poupe,  ils  pré- 
sentuent  à  l'ennemi  les  gueules  de  600  bouches  k  feu.  Une  diviaioo 
composée  idu  vaisseau  anglais  l'Htamibal  et  de  frégates  à  roue» 
franchissait  en  même  temps  la  passe  d'Ochakof.  C'en  était  trop 
pour  une  garnison  déjà  démoralisée;  elle  courut  se  réfugier  dans  les 
fossés  creusés  le  long  du  fleuve  ;  une  explosion  formidaUe  pouvait 
l'y  anéantir,  si  on  laissait  les  flammes  continuer  leurs  ravages;  iJk 
générosité  de  l'amiral  Droat  s'émut  du  danger  que  courait  un  ea- 
nemi  qui  avait  renoncé  à  se  défendre,  il  ât  aitorer  à  bord  du  Jfo»- 
tebello  le  pavillon  de  parlementaire  ;  les  aides-de-camp  des  deux 
amiraux  alliés  portèrent  au  général  _lLokonowitch,  qui  commandait 
la  place,  un  projet  de  ci^>itnlation. 

Les  conditions  offertes  étaient  telles  que  devùt  tes  attendre  une 
s.tuaUon  vraiment  déae^rée;  la  place  serait  rendue  dans  l'état  ob 
elle  se  tiouvùt,  avec  son  matériel  intact;  les  1,600  bomznes  qui  en 
formùent  la  garnison  se  constitueraient  prisonnîera.  La  seule  con- 
cession qu'on  pût  faire  à  leur,  courage,  c'était  de  les  laisser  sortir 
de  la  forteresse  avec  les  honneun  de  la  guerre.  Ces  propositionc 
n'obtinrent  point  de  prime  abord  l'assentiment  du  conseil  de  dé- 
fense assemblé  par  le  général  KtAonovitcb.  Un  vif  débat  s'engagea, 
et  nous  fûmes  un  instant  exposés  à  nous  voir  contraints  de  raser  une 
place  que  nous  avi<H)a  tout  intérêt  à  mënager.  Les  défenseurs  de 
Einbum  ne  se  croyaient  pas  dégagés  de  leurs  xMigaMoBB  milî- 
taires  ii  tant  qu'ils  n'auraient  pas  sobi  un  assaut  an  corps  de  place.* 
Ce  n'étùt  pas  pour  cela  que  nous  avions  amené  à  l'embouchure  du 
Dniép»'  nos  bombwdes  et  nos  batteries  flottantes;  Kinbum  nous 
fat  enfin  livré,  et  nous  nous  empressâmes  d'y  éteindre  l'incendie. 

La  prise  de  ce  fort  n'était  pas  un  bien  grand  fait  de  guerre,  mais 
elle  était  un  grand  tiit  historique,  car  elle  marquût  l'avènement 
d'une  marine  nouvelle.  L'amiral  Lyons,  dont  l'etçrit  était  prompt  et 
ouvert  à  tous  les  progrès,  n'hésita  pas  &  se  jn-ononcer.  11  constata 


LA  HjOnE  DE  U.  HEB-NOUtE.  &27 

le  peu  d'effet  qu'aTaleot  eu  les  boulets  ennemis  sur  les  cara- 
paces de  la  Late,  de  la  Dieagtation  et  de  la  Tonnante.  Devant  ces 
ébauches  informes,  il  pressentit  un  type  plus  perfectionné  qui  ue 
tarderait  pas  à  prendre  possession  des  mers.  «  Voilà,  dit-U,  les  bâ- 
tmeus  que  désormais  il  faut  construire,  u  Ccnubien  peu  de  jeunes 
officiers  se  montruent  alwa  aussi  résolus  que  ce  glorieux  vétéran  I 
La  posBesàon  de  Kinbura  aurait  dfl  nous  conduire  jusqu'à  Ni- 
kol^ef.  Les  Russes  avaient  fait  sauter  tes  fortifications  d'Ochakof, 
comme  s'ils  eussent  voulu  écarta:  de  leurs  propres  loaios  les  ob> 
stacles  qui  pouvaient  gêner  notre  route.  On  eut  un  instant  l'idée  de 
ranonter  le  Bug.  Si  nous  aviuis  mis  cette  pensée  à  exécution,  notre 
triomphe  aurait  eu  bien  autrement  de  portée  et  d'éclat.  U  paraît 
qu'à  Nikolalef  l'émotion  était  grande  et  qu'on  n'y  préparait  pas  une 
défense  bien  opiniâtre.  Noos  reculâmes  devant  la  crainte  d'engager 
une  nouvelle  opération  dans  une  susoa  où  le  moindre  délai  pouvùt 
devenir  funeste.  L'hiver  arrivait  à  grands  pas,  et  l'hiver  de  Niko- 
laïef  est  encore  plus  terrible  que  celui  de  Sébastopol.  La  garnison 
et  les  b&timens  que  nous  laissâmes  à  l'entrée  du  Dnieper  en  allaient 
fûre  l'épreuve.  L'occupation  de  Einbum  pendant  l'hiver  de  1S56 
est  un  des  épisodes  les  phis  curieux  de  la  campagne  de  Crimée. 
Elle  mit  nos  marins  en  présence  de  tous  les  périls  d'une  campagne 
polûre.  Prolongée  avec  nne  remarquable  constance  jusqu'à  la  con- 
cloàon  de  la  paix,  elle  eût  pu  avoir  de  très  graves  conséquences 
pour  la  Russie,  s'il  fût  entré  dans  les  plans  des  alliés  d'exclure  dé- 
finitivement cette  puissance  des  bords  de  la  Her-Noire;  mus  les 
pnqets  des  alliés  n'allaient  pas  jusque-là.  La  guerre  touchait  à  son 


Après  avwr  pris  toutes  les  di^àtiona  nécessaires  pour  assurer 
la  conservation  de  leur  conquête,  les  escadres  avaient  fait  route 
pour  Kamiesh.  Les  armées  alliées  s'étaient  solidement  étalées 
dans  la  {«resqu'tle  Chersonèse,  les  Russes  restaient  en  possession 
de  la  rive  septentrionale  du  port;  l'hiver  devait  amener  une  trêve 
forcée  entre  les  belligérans.  L'ordre  arriva  de  Paris  de  renvoyer  en 
France  la  garde  impériale.  Ces  magnifiques  ré^imens  furent  reçus 
à  bord  des  bâtinm»  qui  revenaient  de  Kinbom;  l'amiral  Bmat, 
relevé  de  son  laborieux  commandonent,  se  chargea  de  les  rame- 
ner à  Toulon.  Quel  retour  triomphal  nous  présageait  ce  départ 
salné  des  acclamations  des  deux  flottes!  S'il  convient  d'être  mo- 
deste dans  la  fortune,  c'est  surtout  quand  cette  fortune  est  faite  du 
deuil  et  des  larmes  des  autres.  Malheureusement  il  n'en  est  pas 
ùnsi,  et  la  joie  des  soldats  est  peut-être,  de  toutes  les  joies  bu- 


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528  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

m^nes,  la  plus  iosouciaiite  dans  son  égoîsme.  Je  suis  presque  tenté 
aujourd'hui  de  me  reprocher  cette  exaltation  bruyante,  cette  galté 
sans  remords  qui,  du  jour  où  nous  quittâmes  Kamiesh,  s'emparèrent 
du  Montebello. 

Nous  nous  arrët&mes  h.  Constantinople  pour  y  renouveler  notre 
approvisionnement  de  charbon.  Notre  séjour  dans  le  Bosphore  ne 
fut  qu'une  succession  de  fêtes.  Le  sultan  fit  à  l'amiral  l'accueil  au- 
quel avait  droit  un  des  chefs  qui  avaient  le  plus  contribué  à  le  raf- 
fermir sur  son  trône.  Les  ministres  enchérirent  encore  sur  la  récep- 
tion du  souverain;  ils  savaient  que  l'amiral  Bruat  avait  souvent 
consolé  Omer-Pacha  et  le  commandant  de  la  flotte  ottomane  des 
dédains  par  lesquels  on  leur  faisait  si  chèrement  payer  notre  al- 
liance; ils  tenaient  à  lui  prouver  que  ces  procédés  délicats  ne  les 
avaient  pas  laissés  insensibles.  Leurs  hommages  et  leurs  attentions 
allèrent  droit  au  cœur  de  notre  excellent  amiral;  les  grandeurs  n'a- 
vaient pas  altéré  sa  simplicité.  Dans  le  haut  rang  oii  ses  services 
l'avaient  fait  parvenir,  il  était  resté  le  plus  aimable  et  le  moins 
pompeux  des  chefs.  Il  commençait  cependant  à  comprendre  le  rôla 
important  qu'allait  lui  assigner  l'éclat  de  cette  campagne.  La  viva- 
cité et  la  solidité  de  son  jugement  le  rendaient  propre  à  toutes  les 
situations.  La  santé  seule  pouvait  lui  faire  défaut,  mais  il  semblait 
que  le  bonheur  dont  son  &me  se  montrait  inondée  dût  prolonger  sa 
vie  et  lui  refaire  en  quelque  sorte  une  constitution.  Nous  rêvions 
pour  lui  de  longs  jours.  Son  énergie  nous  trompait;  il  était  de  ces 
soldats  qui  meurent  debout  et  pour  ainsi  dire  sous  les  armes. 

L'escadre  avait  quitté  Constantinople;  elle  avait  doublé  le  cap 
Uatapan.  Quelques  jours  encore,  et  nous  étions  au  port.  La  mort  se 
dressa  sur  notre  passage.  Le  18  novembre,  vers  six  heures  du  soir, 
l'amiral,  qui  n'avait  cessé  de  diriger  lui-même  les  mouvemens  de 
ses  vùsseaux,  fut  trouvé  défaillant  et  presque  évanoui  dans  sa 
chambre.  Ses  traits  décomposés  excitèrent  nos  alarmes.  Ses  joues 
étaient  caves,  et  ce  terrible  signe  du  fléau  qui  avait  fait  tant  de  vie- 
times  dans  l'armée  de  Crimée,  la  cyanose  cholérique,  marquait  déjà 
d'un  large  cercle  bleuâtre  les  yeux  enfoncés  dans  leur  orbite.  La 
nuit  ne  fut  qu'une  lutte  douloureuse  et  sans  espoir  avec  la  mort. 
Cette  âme  indomptable  ne  pouvait,  se  résoudre  à  quitter  ce  corps 
de  fer.  Dans  la  matinée  qui  suivit,  l'abattement  succéda  aux  dou- 
leurs et  aux  angoisses.  Il  y  eut  comme  une  amélioration  subite  dans 
l'état  du  malade,  mais  l'œil  exercé  des  médecins  ne  s'y  trompa 
point.  On  fit  appeler  l'aumônier,  et  les  dernières  prières  furent  ré- 
citées en  présence  de  tous  les  officiers  de  l'état-major  général,  age- 
nouillés auprès  du  lit  du  mourant. 

L'amiral,  depuis  que  le  mal  avait  fait,  vers  quatre  heures  du 
matin,  de  rapides  progrès,  n'avait  pas  proféré  une  parole.  Jusque-ià 


LA   VWm   DE  U  MEB-KOIRE.  520 

rien  n'avMt  trahi  chez  lui  l'inquiétude.  S'il  interrompiùt  parfois  ses 
gémissemens,  c'était  pour  s'informer  de  la  situation  de  l'escadre, 
de  l'état  du  temps,  des  précautions  prises.  L'amertume  du  terrible 
passage  paraissait  lui  avoir  été  épargnée.  Nous  pouvions  croire  qu'il 
avait  perdu  le  sentiment  avant  d'avoir  eu  conscience  du  danger  qu'il 
courait;  mais,  au  moment  où  le  prêtre  prononçait  les  paroles  su- 
prêmes, son  regard  presque  éteint  sembla  se  ranimer.  Il  le  pro- 
mena lentement  autour  de  lui.  On  eût  dit  qu'il  cherchait  je  ne  sais 
quel  objet  et  qu'il  s'inquiétait  de  ne  pas  le  retrouver.  Ses  yeux  ren- 
contrèrent enfin  un  portrait  en  pied  qui  était  appeadu  à  une  des 
cloisons  de  la  galerie.  Ce  portrait  était  celui  d'une  femme  qui  n'a- 
vait pas  seulement  embelli  l'existence  à  laquelle  le  sort  l'avait  as- 
sociée, mais  qui,  jeune  encore,  parée  de  toutes  les  vertus  et  de 
toutes  les  grâces,  avait  su  montrer  à  cette  existence,  aujourd'hui  si 
noblement  remplie,  autrefois  si  prompte  à  se  prodiguer,  la  voie 
qu'elle  devait  suivre  et  le  but  où  elle  devait  tendre.  Dès  qu'ils  eu- 
rent retrouvé  cette  chère  image,  les  yeux  de  l'amiral  ne  s'en  dé- 
tournèrent plus.  Bientôt  les  lèvres  déjà  glacées  ft'entr'ouvrirent,  la 
tête,  qui  s'était  légèrement  soulevée,  retomba  inerte.  Nous  n'avions 
plus  devant  nous  que  des  dépouilles  insensibles,  honorées  encore 
de  DOS  larmes. 

La  nouvelle  de  la  perte  immense  que  venaient  de  faire  la  marine 
et  la  France  fut  transmise  à  l'escadre  par  signal.  Elle  porta  la  con- 
sternalioD  à  bord  de  tous  les  bàtimens.  L'amiral  était  adoré  des 
ofliciers  et  des  équipages.  Il  avait  ces  qualités  brillantes  qui  sé- 
duisent les  masses  :  la  bravoure  héroïque  et  l'aQabilité;  maïs  ce  qui 
ajoutait  encore  à  l'impression  générale,  c'était  cet  eCTroi  dont  on  ne 
pouvait  se  défendre  en  songeant  qu'un  bonheur,  bâti  pierre  à  pierre, 
s'écroulait  au  moment  même  où  rien  ne  lui  manquait.  La  fortune 
semblait  n'avoir  comblé  cet  illustre  favori  que  pour  rendre  plus 
amère  la  déception  qu'elle  lui  préparait.  Quelle  leçon  pour  ceux 
qui  seraient  tentés  de  mettre  leur  espoir  dans  les  trompeuses  pro- 
messes de  ce  monde,  et  qui  n'attendraient  leur  récompense  que 
d'un  si  mauvais  maître!  11  est  cependant,  même  en  ce  monde,  un 
prix  qui  peut  encore  séduire  les  âmes  élevées.  L'homme  passe;  son 
souvenir  reste.  Ce  souci  de  l'opinion  que  l'on  peut  laisser  après  soi 
m'a  toujours  paru  une  des  preuves  les  plus  incontestables  de  l'im- 
matérialité de  notre  être.  Il  est  la  grande  préoccupation  et  le  tout* 
puissant  mobile  des  héros.  L'amiral  Bruat  l'avait  au  suprême  de- 
gré. Que  ne  puis-je,  en  rappelantici  ses  services,  consacrer  àjam&is 
samémoirel 

Les  épisodes  de  sa  vie  maritime  avaient  formé  un  singulier  con- 
traste avec  la  langueur  de  nos  carrières  paisibles.  Les  aventures, 
■ma  Mï.  —  teil.  34 


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580  MVDE    BHS    DBBX   HONDEB. 

p&r  une  fb,talit4  bharre,  semblaient,  dans  les  campagnes  les  moâns 
aventureuses,  se  donner  reodei-Tous  sous  ses  pas.  Ses  débuts 
mêmes  n«  furent  pas  ordiDaîres.  Arrivant  en  lSi2  de  Cohnar,  sa 
ville  natale,  à  bord  in  vaisseaoï-école  le  TourvUle,  naïf  et  joaillu 
oomme  sn  petit  paysan  alsacien,  il  avait  étonné  ses  camarades  par 
son  audace  plas  encore  que  par  son  agilité.  Dès  le  premier  joor, 
on  Ig  vit  grimper  k  ta  pomme  àvi  ^nd  m&t,  se  suspendre  psr  les 
pt«ds  sous  la  bune  ou  courir  au  bout  de  la  corne  ponr  y  faire, 
les  bras  étendus,  la  rmommit.  Ruyter,  au  clocher  de  Flessingoe, 
ne  bravait  pas  avec  plus  d'indiflërence  le  vertige.  Il  était  à  peine 
sorrï  de  l'École  navale  qti'iHi  le  citait  déj.'t  parmi  les  bons  officiers. 
Nul  ne  connaissait  mieux  que  briles  passes  de  l'Iroise  ou  du  Raz,  et 
n'était  plus  capable  d'y  conduire  un  navire  sans  pilote. 

Ce  fut  au  combat  de  Navarin  qu'il  reçut  le  baptême  du  feu.  Ott- 
ciM"  de  manœuvre  du  Breriau,  il  devint,  après  ia  campagne  de  Ho- 
rëe,  )e  capitaia«du  Sil^e.  Le  naufrage  de  ce  brick  est  resté  use 
des  légendes  de  nos  gaillards  d'avant.  L'équipage  était  tombé  entre 
hs  mains  des  Kabyles.  De  nombreuses  victimes  trouvèrent  la  mort 
sur  la  plage;  d'autres  furent  massacrées  dans  les  montagnes.  Le 
capitaine  du  Sil^e  fat  an  nombre  des  naufragés  que  les  Arabes 
épargnèrent;  on  le  conduisit  sur  les  bords  de  i'Aracïi.  Lee  officiers 
du  dey  attendabnt  sur  l'autre  rive  les  précieox  otages  que  leur 
envoyait  la  fortune;  mais  l'Aracb,  groïsi  par  les  pluies,  ne  pouvùt 
se  passer  à  gtté.  Le  capitaine  Braat  franchit  le  torrent  à  la  nage. 
C'est  ainsi  qui)  sauva,  au  péri!  de  ses  jours,  la  vie  de  ses  compa- 
gnons. Sans  tes  instances  des  Turcs,  dont  il  parvint  à  secouer  l'apa^ 
tbie,  les  Kabyles  auraient  appcvté  à  Alger  phas  de  tètes  coupé«8 
qu'ils  n'y  auraient  aaieué  de  oaptife.  Ikans  ta  capitale  de  la  régence, 
on  offrait  au  commandant  du  brick  une  prison  moins  dure  que  la 
ge6le  comm'une  ;  il  vouhit  partager  des  misères  dont  il  savait  qu'il 
allégerait  te  poids.  Après  nne  captivité  qui  faillit  plus  d'une  fois 
devenir  p^illense,  les  portes  du  cachot  où  étaient  entassés  nos 
marins  s'ouvrirent  brusquement.  Les  premières  colonnes  de  l'ap- 
mée  française  avaient  pénétré  dass  Alger;  le  lieutenant  Lamoricière 
venait  délivrer  les  naufragés  du  cap  Bengnt. 

L'oKcier  échappé  au  naufrage  y  laisse  généralement  une  partie 
de  son  audace.  Le  caprtaiae  du  Sflêrw  se  montra  plus  andâcKux 
eneere  quand  on  lui  etrt  donné  le  commandement  du  Palinure;  il 
condui^t  ce  brick  de  30  c»ions  dans  le  Levant,  et  ce  fut  \k  que, 
piendaQl  l'airtomne  de  1830,  je  t»  reocontrii.  Je  n'étais  alors  qu'ua 
aspirant,  mais  tous  les  aspirans  connaissaient  ce  lieutenant  de  vais- 
seau qui  semblait  plus  jeune  qu'eus.  Déjà  cependant  Broat  uvait 
sa  prendre  rang  parnti  les  (aciers  d'a\-enir  qu'un  jugement  pré- 
coce rendait  propres  aux  missions  délicates.  Le  capitaine  de  vaisseau 


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LA    FtOTTE    Mf  Là   nER-ROTRE.  &31 

Latand»  commandlEiît  )a  station  ;  i\  mît  aaas  ïoqmftxide  le  aphaine 
da  PaliHureaMX  prise»  avec  l'habileté  redoutable  dta  mînrslre  rasse, 
avec  la  solennité  cairtdense  du  président  Capo  tffetrîa.  Le  Leyant, 
0*  l'amira)  de  Bigtry  avait  sa  Tictoriewscment  assis  notre  influence, 
était  devenu,  soos  l'inspiration  âe  ce  chef  éminent,  une  véritabre 
école  de  dipîoniatie  pour  dos  oflfeîers.  te  conp  d'essai  du  jeune 
marin  de  Colmar  fut  un  coup  de  maKre.  11  tînt  îSte  à  un  Russe  et  à 
on  Phanariote. 

Le  Paiinurf,  le  Gttnadfer,  le  DuefmMitj  étaient  trois  bridts 
semMabtes.  Le  Keuteiiant  Bt^at,  promu  an  grade  de'  capitaine  de 
frégate,  les  commanda  successivement,  et  ne  }cs  commanda  pas 
sans  faire  parlerd'enx.  ïJn  jour  le  Grenadier  dormait  dans  la  baie 
de' Marmoricej  cmîchô  sur  le  flanc  et  rasant' les  rochers  dte  si  près 
que  le  remous  de  la  vague  menaçait  d'CTnbarquer  à  bord.  Phis  tard 
le  Dmrouêdic  laissait  son  grand  nrit  toot  entier,  huniers  et  perro- 
quets bordés,  dans  le  canal  de  MYeoni.  An  retour  de  cette  mêine 
campagne,  voolant  par  nne  naît  obscnre  montrer  à  Vlpkïgênie  qui 
mardiait  dans  ses  eaux  le  ebemîa  d'rnie  passe  étroite,  le  capitaine 
Brnat  faisait  monter  son  b&timent  snr  une  pointe  de  roches,  mais, 
après  dooïe  heures  de  traviril,  il  l'en  disait  descendre  par  un  de 
ces  prodiges  d'industrie  qui  Inî  étaient  familiers.  Aucune  de  ces 
scènes  ne  déconcertait  son  sang-frord  ;  toutes  stimulaient  son  ima- 
gination féconde  en  expédiens.  Pourtant,  tersqn'îl  passa  d'un  brick 
sur  an  vaisseau,  il  paret  ccaiprendre  que  de  pareilles  masses  ne 
s'arrachent  pas  facilemem  au  (ÎMid  qm  le»  a  saisies.  L'échouage  du 
Btte&mSiic  fat  son  dcmîer  échouage. 

Le  commandant  Bruat  était  en  ISitO  le  capitaine  de  pariTToTi  de 
l'amiral  Lalande.  Bien  que  depuis  îoi^emps  iï  -eitt  cessé  d'être  un 
écolier,  it  gagna  néanmenn»  queîque  chose  i  cette  écofe.  Je  l'ai  en- 
tendu 80  féliciter  souvent  dTavoîr appris  surle  vaisseau  VJfna  com- 
ment on  préparait  une  escadre  à  la  guerre.  Nommé  quelques  années 
ploB  terà,  après  le  commandement  de  i'Iérm  et  du  Triton,  gouver- 
Beur  de  Taîti,  il  eut  du  m^me  coup  à  négocier,  à  coloniser,  à  com- 
battre. 11  aivaît  à  peine  pris  terre,  (fuTun  sontlle  belliqueux  passa 
comme  un  orage  sur  cette  tle  à  laquelle  il  apportait  le  protectorat 
de  la  France.  Il  marcha  sur  les  rctranchemens  ennemis  à  la  tête  de 
ses  colonnes  et  montra  que  l'art  de  la  guerre  s'apprend  moins  qu'il 
ne  se  derine.  Les  retraites  du  commandant  Bruat  sont  restées  à 
Taïti  plus  célèbres  encore  que  se»  triomphes.  Entraînant  dans  l'at- 
taque, il  était  surtout  admirable  quand  il  allait  conjurer  une  dé- 
routç.  Lestronpes  i  sa -vOTT  reprenaient  confîancc.  H  les  arrêtait  sous 
le  feu,  et,  les  portant  avec  calme  en  arrière,  leur  faisait  occuper 
des  bautenrs  successives,  de  manière  à  céder  !e  terrain  pa«  à  pas. 
Les  ïnsEiIïûres,  qui  le  voyaient  s'exposer  chaque  jour  impunément 


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fiS2  RETOG   DES   DEUX  HORDES. 

à  leurs  coups,  le  croyaient  protégé  par  an  sortilège.  Il  s'indignait 
naïvement  d'une  croyance  qu'il  trouvait  injurieuse  ;  c'était  pour- 
tant un  talisman  que  ce  m&Ie  courage  qui  lui  servait  à  son  insu  de 
bouclier,  La  main  de  l'ennemi  est  moins  assurée  quand  il  lui  faut 
ajuster  un  brave.  Les  b'ois  années  de  gouvernement  du  comman- 
dant Bruat  ont  laissé  dans  l'Océanie  d'impérissables  souvenirs.  C'est 
le  temps  de  la  conquête,  la  grande  époque  qui  revit  dans  toutes  les 
chansons,  qui  inspire  et  défraie  tous  les  discours.  Quand  il  n'y  eut 
plus  à  combattre,  le  gouverneur,  promu  au  grade  de  contre-amiral, 
put  songer  à  quitter  Taîti.  Il  en  parUt  le  jour  où  la  reine  Pomaré 
y  rentrait  soumise  et  repentante. 

Diplomate  dans  le  Levant,  général  dans  l'Océanie,  l'amiral  Bruat 
devait  trouver  l'occasion  de  montrer  encore  de  plus  rares  aptitudes. 
Il  arrivait  en  FraHce  au  moment  oii  venait  d'éclater  à  Paris  la  révo- 
lution de  février.  Le  gouvernement  de  la  république  s'empressa  de 
l'envoyer  à  Tonton  pour  y  rétablir  l'ordre.  Des  incendies  dévastent 
les  Antilles  agitées  par  la  récente  émancipation  des  noirs;  de  Toulon 
à  peine  calmé,  on  le  fait  partir  pour  les  Antilles.  On  ne  consultait 
que  son  zèle  ;  on  oubliait  trop  l'état  de  sa  santé.  C'est  ainsi  qu'on 
vint  à  bout  de  cette  consUtution  si  robuste,  que  lui-même  d'ailleurs 
n* avait  jamais  ménagée.  Au  retour  des  Antilles,  il  semblait  qu'il  eût 
sufTîsamraent  payé  sa  dette,  et  qu'il  pouvait  enfin  songer  au  repos. 
Vice-amiral,  grand-officier  de  la  Légion  d'honneur,  membre  du 
conseil  d'amirauté,  il  n'avait  plus,  à  l'âge  de  cinquante-buît  ans, 
qu'à  vivre  honoré  et  tranquille.  Le  bonheur  s'était  depuis  long- 
temps assis  à  son  foyer;  rien  ne  le  contraignait,  ne  l'engageait 
même  à  courir  de  nouveaux  hasards.  11  ne  sut  pas  résister  au  be- 
soin d'activité  qui  le  dévorait;  il  demanda  un  commandement,  et  on 
le  prit  au  mot.  On  était  trop  heureux,  dans  la  situation  politique  de 
l'Europe,  de  trouver  de  pareilles  mains  pour  leur  confier  une  es- 
cadre. 

J'ai  connu  bien  des  amiraux  :  quelques-uns,  et  des  plus  illustres, 
m'ont  honoré  de  leur  amitié;  mais  c'est  .aux  leçons  de  l'amiral  La- 
lande  et  de  l'amiral  Bruat  que  je  dois  le  peu  que  j'ai  appris.  Je  me 
suis  toujours  fait  gloire  d'appartenir  à  leur  école.  Entre  ces  deux 
hommes  de  mer, J'hésiterais  peut-être  s'il  me  fallait  désigner  un  mo- 
dèle à  nos  officiers.  J'ai  souvent  entendu  mon  père  hésiter  ainsi  entre 
Bruix  et  Latouche-Tréville.  Je  crois  pouvoir  dire  cependant  que  l'a- 
miral Bruat  ne  saurait  servir  de  modèle  à  personne.  Tout  en  lui 
ét^t  jet  imprévu,  inspiration  soudaine.  Il  serait  difficile  de  suivre 
sa  méthode,  car  jamais  homme  ne  fut  moins  mélhodique.  11  vivait 
dans  le  bruit  et  dans  l'agitation,  tout  heureux  du  tumulte  que  la 
pétulance  de  ses  pensées  créait  autour  de  lui;  mais  il  était  de  ces 
chefs  dont  on  a  si  bien  dit  :  «  le  danger  leur  éclaircit  les  idées,  n 


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LA   FLOTTE   DE   LA  HEB-MOIBE.  &33 

C'est  lorsque  tout  le  monde  commençait  à  perdre  la  tête  qu'on  le 
voyait  tout  à  coup  retrouver  la  sienne.  II  donnait  alors  ses  ordres 
avec  un  sang-lroid  merveilleux  et  une  habileté  peu  commune  :  aus^ 
aimait-il  ces  périlleux  triomphes  et  prenait-il  je  ne  sais  quel  malin 
plaisir  à  en  rechercher  l'occasion. 

Facile  jusqu'à,  l'excès  dans  ses  relations  de  service,  il  savait  pour- 
tant se  faire  obéir;  il  fallait  même  qu'on  lui  obétt  joyeusement  :  un 
fi-ont  soucieux  l'eât  importuné.  11  avait  besoin  d'être  compris  & 
demi-mot;  jamais  son  humeur  n'eût  pu  s'accommoder  de  cette  sou- 
mission exigeante  et  sournoise  qu'on  pourrait  appeler  n  l'hypocrisie 
de  la  discipline.  »  Fin  et  pénétrant  sous  les  dehors  d'une  extrême 
bonhomie,  il  discernait  bien  vite  les  dévoûmens  sincères.  11  se  pro- 
diguait pour  les  récompenser.  C'était  peu  cependant  d'avoir  acquis 
des  droits  à  son  aflecUon,  si  l'on  n'en  avait  à  son  estime.  L'intérêt 
du  service  a  constamment  dirigé  tous  ses  choix  ;  inflexible  sur  les 
questions  de  devoir  et  d'honneur,  il  gardait  son  indulgence  pour  les 
otTcnses  qui  lui  étaient  personnelles.  Celles-là,  on  peut  dire  qu'il 
avait  peine  à  se  les  rappeler.  Sans  souci  des  horions,  il  n'avait  ja- 
mais eu,  quand  il  était  jeune,  de  querelles;  son  âge  mûr  ne  connut 
pas  de  rancunes.  L'amertume  est  une  faiblesse  qui  fut  toujours 
étrangère  à  son  cœur. 

tt  Cet  homme  était  taillé  &  l'antique,  n  Telles  furent  les  paroles 
que  la  rumeur  publique  attribua  au  souverain  informé  du  grand 
deuil  qui  venait  d'affliger  la  marine.  Que  ce  jugement  soit  vrai  ou 
supposé,  on  peut  dire,  sans  crainte  d'être  démenti,  qu'il  est  juste. 
L'amiral  Bniat  était  un  croyant  dans  un  siècle  et  à  un  âge  où  les 
croyans  sont  rares.  Il  aimait  la  patrie  comme  un  ofTicier  de  02,  la 
gloire  comme  un  général  de  1806,  Ces  deux  passions  inspirèrent 
tous  ses  actes  et  réchauffèrent  souvent  de  leuf  poésie.  11  était  rail- 
leur; il  n'était  pas  sceptique.  Sa  gatté  intrépide  n'avait  en  haine 
que  l'ostentation;  elle  s'élevait  sans  effort  jusqu'à  l'enthousiasi^e. 
S'il  eût  pu  pressentir  les  honneurs  que  la  patriotique  Alsace  rendrait 
un  jour  à  sa  mémoire,  son  âme,  qui  dut  se  détacher  avec  tant  de 
regret  de  la  terre,  en  aurait  été  consolée.  Le  bronze  a  consacré  ses 
traits  ;  sa  statue  s'élève  sur  une  des  places  de  la  ville  qui  lui  a 
donné  le  jour,  à  quelques  pas  de  la  statue  du  général  Bapp.  On  a 
remarqué,  non  sans  raison,  que  cette  prodigalité  de  bronze  et  de 
marbre  est  un  des  signes  des  époques  de  décadence.  Plus  les  grands 
hommes  deviennent  rares,  plus  on  se  montre  facile  à  en  décerner  le 
titre.  Je  n'hésiterai  pas  néanmoins  à  me  porter  garant  des  droits  de 
l'amiral  firuat  à  l'immortalité.  Si  le  ciel  eût  prolongé  sa  vie,  nous 
l'aurions  vu  mettre  au  service  du  pays  en  danger  des  facultés  dont 
la  gravité  des  circonstances  eût  encore  accru  l'énergie.  Le  fils  du 
vieux  patriote  ds  Golmar  et  d'Altkircb  n'aurait  pas  voulue  laisser 


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53a  RtrUE  D£S  DEUX   HONDCe. 

sa  ville  natale  aux  mains  de  l'étranger.  Si  ses  efforts  étaient  de- 
niem'és  impuissans,  il  n'eût  certainement  pas  survécu  k  une  pareille 
douleur. 


H(ui  ancitinnelé  m' appelait  i  preudre  le  cûmmaadement  de  l'es- 
cadre, veuve  de  son  illustre  chef.  Je  la  conduisis  à  Toulon.  £q  ar- 
dvaiit  au  port,  j'y  trouvai  mon  brevet  de  coatre-amiraJ.  C'était  «u- 
core  une  joie  que  la  fortune  avait  ravie  à  celui  qui  mettait  sa  pluB 
grande  jouissance  dans  le  succès  des  officiers  qui  le  secoodaient. 
J'avais  été  initié  à  toutes  les  pensées  de  l'anûraJ  finiat;  je  dus  à 
cette  conQance  l'honneur  de  siéger  dans  le  conseil  de  ^eire  ^tâ 
s'assembla  aux  Tuileries,  sous  la  piésideoce  <de  l'empereur.  Ce 
conseil,  dans  lequel  Jes  cliefs  des  armées  et  des  flottes  alliées  ligu- 
raJent  en  personne  ou  avaient  leurs  représeniaus,  devait  arrêter 
le  plan  des  opérations  de  la  nouvelle  campagne.  Il  se  partagea  «b 
deux  sections.  A  l'une  furent  dévolues  les  affaires  de  la  Mer-Ncôre, 
à  l'autre  celles  de  la  Baltique.  Dans  la  Mer-Noire,  22i,000  hommes, 
maîtres  d'une  des  rives  du  port  de  Sébaâtopol,  n'avaient  pu  passer 
encore  sur  la  rlvij  opposée.  Dans  la  Baltique,  on  n'entrevoyait  d'en- 
treprise séiieutti  et  possible  que  la  conquête  de  la  Finlande.  En 
somme,  les  ol>jectîons  dominaient  et  monuaient  la  poui'suite  de  1& 
guerre  sous  un  jour  peu  favorable,  ^'était-ce  pas  le  résultat  que 
s'était  secrètement  proposé  l'empereur,  peu  désireux  d'accabler  la 
Russiu?  Pendant  qu'il  nous  amusait  de  ces  débats,  il  avait  entamé 
des  négociations  dont  le  ministre  du  Saxe,  M.  de  Seebach,  s'é- 
tait fait  l'intermédiaire.  Un  ultimatum  avait  été  posé.  L'Angleterre 
pensait  que  la  Russie  n'y  souscrifait  pas.  Tout  à  coup  nous  ap~ 
primes  que  la  couf  de  Saint-Pétersbourg  adhérait  sans  réserve  à  nos 
propositions.  Les  Anglais  ne  réussh'ent  pas  à  cacher  leur  désappoin- 
tement. La  paix  les  venait  surprendre  au  moment  où  leuramoor- 
propre  espérait  uue  revanche.  Us  avaient  soigneusement  recoiDstiiuâ 
leur  armée,  transformé  leurs  vaisseaux,  et  accru  leur  flottille,  ils  m 
croyaient  prêts;  nous  les  coiidamniaus  à  rester  but  l'échec  du  Grand- 
Redan.  La  résignation  était  difficile;  l'Angleberi-e  cependant  se  ré~ 
signa.  Elle  ne  pouvait  mécounattre  que  la  France  était  lasse  de  cette 
guerre,  dans  laquelle  nous  n'avions  Jamais  apporté  de  passion; 
mais,  tout  en  se  résignant,  nos  alliés  nous  gardèrent  rajicuae  de 
ce  qu'ils  appelaient  «  notre  mobilité.  "  Us  nous  reprochèrent  de  ne 
savoir  pousser  aucune  affaire  à  fond,  de  nous  contenter  d'avanta^s 
illusoires  et  de  laisser  redoutable  encore  un  «nnemî  qui  n'oublie- 
rait pas  aisémeiH  'es  bkssures  que  aous  lui  avions  inQigéea.  Va  lu- 
Btant,  ils  songèrent  à  nouer  d'uitces  alliances.  L'Autriche  sentUait 


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LA.  ELQH£  D£  U.  KER-KOIEE.  535 

disposée  à  les  seconder.  La  flotte  anglaise  rentra  dans  la  Mer-Noire, 
prête  à  donner  la  main  à  l'armée  autrichienne  ;  mais  la  Russie  sut 
adroitement  désarmer  ces  exigences  en  concédant  de  bonne  grâce 
les  satisfactions  nouvelles  qu'on  lui  demandait.  La  paix  fut  enfin 
conclue  aux  applaudissemens  unanimes  de  la  France. 

Au  mois  de  mars  1856,  le  secrmd  etifùre  venait  d'atteindre  un 
de  ces  points  culminans  où  il  est  difficile  de  se  maintenir;  peut-être 
cependant  eût-il  plus  aisément  échappé  aux  périls  qui  le  menaçaient, 
si  nous  eussiooe  été  moins  prompts  à  perdre  la  mémoire  de  ceux 
dont  nous  arait  si  oomplaisanment  sauvés  la  fortune.  Les  hasards 
de  la  guerre  ne  sont  pas  un  vain  mot;  l'iiéroïsme  du  soldat  et  l'élan 
populaire  ne  suffisent  pas  pour  les  conjurer.  Les  gros  bataillons 
eux-mêmes  ne  font  pas  le  sol  invisible;  du  moins  faut-il,  quand 
on  le  peut,  mettre  les  gros  bataillons  de  son  côté.  Nous  nous  étions 
engagés  dans  l'expédiiion  de  Crimée  avec  uue  méfiance  exagérée 
de  nos  forces;  vainqueurs,  nous  tombâmes  dans  un  excès  contraire. 
Heureux  ceux  qui  peuvent  se  dire  :  «  Nous  sommes  restés  innocens 
de  cette  ivresse  !  "  Il  nous  avait  fallu  plusieurs  mois  pour  constituer 
en  Crimée  une  armée  de  80,000  hommes.  Les  premii^rs  bataillons 
envoyés  à  Gallipoli  avaient  été  formés  d'emprunts  faits  à  de  nom- 
breux régimens  dont  ils  avnient  pouf  ainsi  dire  épnîsé  la  sÉve;  l'ar- 
mée française  en  cette  occasion,  comme  aux  jours  de  la  campagne 
de  1820  en  Espagne,  comme  à  l'époque  de  la  révolution  de  juillet, 
n'avait  nullement  répondu,  sous  le  rapport  de  l'effectif  immédiate- 
ment disponiiile,  k  l'attente  du  pays,  on  peut  même  dire  aux  espé- 
rances de  l'administration.  Il  y  avait  donc  dans  l'organisation  de 
notre  état  militaire  quelque  vice  caché  que  des  yeux  exercés  pou- 
vaient seuls  découvrir,  et  auquel  il  était  indispensable  d'apporter 
un  prompt  remède.  La  paix,  en  nous  donnant  le  temps  de  nous  re- 
cueillir, devait  favoriser  ces  urgentes  réformes;  nous  n'avions  pas 
d'intérêt  plus  pressant;  tous  les  autres  avantages  de  la  situation 
étaient  vains,  si  devant  les  richesses  accumulées  on  n'élevait  un 
boulevard  que  jamais  l'étranger  ne  pourrait  franchir.  Pour  en  arri- 
ver là,  il  y  avait  bien  des  idées  chimériques  à  rectifier,  bien  des 
préventions  injustes  à  vaincre;  cependant  c'était  à  ce  prix  qu'une 
impitoyable  fatalité  avait  déjà  mis  à  notre  Insu  la  sécurité  du  pays. 
En  dépit  des  rêveries  qui  ont  su  trouver  un  si  funeste  crédit  parmi 
nous,  l'histoire  des  nations  sera  longtemps  encore  l'histoire  de  leurs 

E.   JVKIEN  DE  LA   GraVIÈBE. 


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L'ORGANISATION 

DE    LA    JUSTICE 

DANS  L'ANTIQUITÉ  ET  LES  TEMPS  MODERNES 


III. 

Ll    JUSTICB    ROTALE    ID    UOTEH    AGE    ' 


L'étude  de  l'ancien  régime  n'est  pas  nne  affaire  de  curiosité  pure; 
un  autre  intérêt  que  celui  de  l'éruditioa  s'y  troure  engagé.  Ce 
vieux  passé,  qui  n'est  plus  et  qui  ne  saurait  renaître,  exerce  encore 
sur  nous  une  domination  d'un  caractère  singulier.  Il  n'est  pas  un 
Français,  si  ignorant  qu'il  soit,  qui  ne  parle  du  moyen  âge,  qui  ne 
croie  le  connaître,  qui  ne  prétende  le  juger.  Chacun  veut  le  com- 
prendre, et  chacun  le  comprend  à  sa' façon.  Or  l'idée  que  nous  nous 
en  faisons,  vraie  ou  fausse,  a  un  tel  empire  sur  notre  esprit,  que 
presque  tout  le  courant  de  nos  pensées  et  de  nos  opinions  vient  de 
là.  Observez  pourquoi  deux  hommes  pensent  différemment  sur  les 
questions  de  gouvernement  et  de  politique,  c'est  presque  toujours 
parce  qu'ils  ont  deux  manières  différentes  de  juger  l'ancien  régime. 
Demandez  au  premier  venu  son  opinion  sur  les  institutions  actuelles, 
et  vous  trouverez  toujours  dans  sa  réponse,  exprimé  ou  sous-en- 
tendu, un  mot  du  passé.  Le  paysan  vous  parlera  de  la  dlme  et  des 
droits  féodaux,  le  bourgeois  vous  rappellera  le  tiers-état,  et  l'homme 

(1}  Vojei  la  Amw  du  IS  «rrier  et  da  15  mm  Wl. 


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l'orgamisatiom  judiciaire.  537 

du  peuple  invoquera  la  commune  du  moyen  &ge.  Au-dessus  de  nos 
intérêts  actuels,  au-dessus  de  nos  craintes  ou  de  nos  espérances 
pour  l'avenir,  plane  étrangemeot  la  préoccupation  du  passé.  N'a- 
t-on  pas  vu  tout  récemment  une  assemblée  française  se  disputer 
sur  le  vieux  droit  du  seigneur?  Il  eu  est  ainsi  de  nous  tous.  Deux 
hommes  se  rencontrent  et  discutent  sur  les  affaires  publiques;  vous 
croyez  qu'ils  parlent  des  intérêts  présens,  —  le  plus  souvent  c'est 
sur  l'ancien  régime  qu'ils  se  querellent,  et  parce  qu'ils  sont  en 
désaccord  sur  la  façon  de  comprendre  le  passé,  les  voilà  dans  l'im- 
possibilité  d'être  d'accord  sur  le  présent. 

Nos  opinions  politiques  sont  fort  diverses.  Regardez  comment 
elles  se  sont  formées  chez  la  plupart  des  hommes.  Ont-ils  commencé 
par  examiner  attentivement  et  par  peser  les  intérêts  et  les  besoins 
de  la  société  actuelle,  et  se  sont-ils  ensuite,  d'après  cette  vue  des 
choses  d'aujourd'hui,  tracé  une  ligne  de  conduite  et  un  système  de 
politique?  Tout  au  contraire  ils  ont  commencé,  ordinairement  dès 
l'enfance  ou  la  première  jeunesse,  par  jeter  un  regard  rapide  sur 
l'ancien  régime,  et,  suivant  ce  que  chacun  d'eux  y  a  vu  ou  a  cru  y 
voir,  il  est  entré  dans  la  voie  où  vous  le  trouvez  aujourd'hui.  Celui- 
ci  a  admiré  un  régime  où  il  n'a  vu  que  la  chevalerie  et  les  rois,  et 
il  est  devenu  partisan  du  droit  divin  ;  celui-lÀ  a  maudit  un  état  so- 
da! où  il  n'apercevait  que  les  droits  féodaux,  et  il  est  devenu  à  tout 
jamais  un  ennemi  de  la  noblesse  et  des  rois.  Ne  disons  pas  que  l'un 
nie  le  droit  du  seigneur  parce  qu'il  est  royaliste,  et  que  l'autre  en 
afiinne  l'existence  parce  qu'il  est  républicain  ;  le  contraire  est  plus 
vrai;  c'est  parce  que  l'un  n'a  pas  vu  dans  l'histoire  le  droit  du  sei- 
gneur et  les  autres  choses  semblables  qu'il  est  royaliste,  c'est  parce 
que  l'autre  a  cru  les  y  voir  qu'il  est  républicain.  Ainsi  l'histoire 
forme  nos  opinions.  Si  l'ancien  régime  ne  nous  gouverne  plus,  du 
moins  l'idée  que  nous  nous  faisons  de  lui  domine  et  gouverne  cha- 
cun de  nous. 

Si  étrange  que  soit  cet  empire  que  le  passé  exerce  sur  nous,  il  y 
a  quelque  chose  de  plus  étrange  encore,  c'est  l'ignorance  de  la  plu- 
part des-hommes  à  l'égard  de  ce  même  passé.  Le  paysan  ne  sait 
pas  ce  qu'étaient  ces  droits  féodaux  dont  il  parle  tant;  l'ouvrier  se- 
rut  bien  déconcerté,  si  on  lui  apprenait  qu'une  commune  du  moyen 
&ge  était  fort  différente  de  ce  qu'il  s'imagine;  le  bourgeois  lui- 
même  serait  assez  surpris,  si  l'on  parvenait  à  lui  persuader  que  le 
tiers-état  était  autre  chose  que  ce  que  Sieyès  en  a  dit;  le  gentil- 
homme enfin  ne  renoncerait  pas  sans  douleur  i  ses  charmantes  illu- 
nons  sur  la  chevalerie.  Chacun  se  façonne  un  moyen  &ge  imaginaire. 
Les  erreurs  sont  fort  diverses,  car  il  y  a  en  toutes  choses  plusieurs 
manières  de  se  tromper,  et  chacun  se  fait  sa  foi  et  son  credo  politi- 


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5tS  BSTDS  SES  DEOX  MONDES. 

quesuivADt  l'erreur  A  laqualle  il  a  doiué  sa  préférence  oa  i  laquelle 
SOQ  éducation  première  l'a  eochaloé.  AuUut  de  façons  d'envis^er 
le  iBoyeu  Age,  autant  d«  partis  en  franc*  :  ce  sont  nos  théories  his- 
toriques qui  nous  divisent  le  plus;  elles  sont  le  point  de  d^it  où. 
toutes  DOS  lActions  ont  pris  naissance,  elles  sont  le  terrain  où  oat 
germé  toutes  nos  haines. 

Il  faudrait  presque  souhaiter  que,  la  mémoire  nous  étant  tout  à 
coup  arrachée  par  une  faveur  de  la  Providence,  nous  pussions  ou- 
blier une  bonne  fois  cet  an^riea  régime  et  dégager  notre  esprit  de 
ces  vagues  souvenirs  qui  ne  servent  pas  k  notre  expérience  et  qui 
ne  font  qu'offusquer  notre  vue.  Nos  opinions  auraient  plus  de  jus- 
tesse, nos  cœurs  auraient  moins  de  rancunes,  et  nous  arriverions 
peutrétre  à  nous  apercevoir  qu'à  fort  peu  de  chose  près  nous  pen- 
sons tous  de  même  sur  ce  qui  nous  inléresse  actuellement;  mais, 
puisque  cet  oubli  complet  c'est  pas  possible  et  que  nous  ne  noos 
détacherons  jamais  de  ce  passé,  au  moins  devrions-nous  le  bien 
oonoaltre  et  n'en  parler  qu'à  bon  escient.  À  l'observer  attentive- 
ment, nous  reconnaîtrons  d'abord  qu'il  ne  mérite  ni  tant  d'enthou- 
siasme ni  tant  de  colères;  alors,  loin  de  nous  irriter,  il  nous  calmera 
peut-être,  et  il  éteindra  ces  mêmes  passions  qui  aujourd'hui  s'allu- 
ment en  son  nom  et  prétendent  s'autoriser  de  lui.  Lorsque  nous  j 
verrons  combien  l'existence  y  était  régl<^e  pw  des  idées  simples  et 
justes,  nous  commencerons  peut-être  ànous  défier  des  vagues  théo- 
ries et  des  beaux  principes  dont  nous  J'aiwHis  si  grand  abus.  Quand 
nous  y  atirons  remarqué  dans  quelles  cuuUiûoas  se  pratiquait  sans 
phrases  la  liberté,  nous  prendrons  godt  pcut-âlre  à  pratiquer  ua 
peu  plus  ce  dont  nous  parlons  trop;  surtout,  quand  nous  saurons 
comment  les  difTéreotes  classes  s'accordaient  entre  elles  et  combien, 
sauf  de  très  rares  exceptions,  elles  savaient  vivre  en  harmonie,  cela 
nons  apprendra  sajis  doute  à  se  pas  tant  nous  haïr.  La  coanais- 
sance  du  moyi^n  âge,  mats  la  connaissance  exacte  et  scientifique, 
sincère  et  sans  parû-pris,  est  pour  notre  société  un  intérêt  de  pre- 
mier ordre.  Elle  est  le  meilleur  moyen  -de  mettre  fm  aux  regi-els 
insensés  des  uns,  aux  vides  utopies  des  autres,  aux  baiuea  de  tous. 
Pour  remettre  le  calme  dans  le  présent,  il  n'est  pas  inutile  de  dé- 
truire d'abord  les  préjugés  et  les  erreurs  sur  le  passé.  L'histoire 
imparCailement  obsert^e  nons  divise  ;  c'est  par  l'histoiie  mieux  con- 
nue que  l'œuvre  de  canciliation  doit  commeocer. 

Bien  ne  nous  instruit  mieux  sur  l'ancien  régime  et  ne  nous  ea 
donne  une  idée  plus  exacte  que  la  comparaison  des  divers  systèmes 
de  justice  qui  s'y  sont  succédé.  C'est  là  qu'on  peut  voir  comment 
les  générations  vivaient,  quelles  étaient  les  relations  légales  des 
différentes  classes,  quels  étaient  les  intérêts  et  les  droits  de  ch»- 


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L'OReADHSATlOer  JCIMCUJBE.  539 

cime  d'elles,  enfin  oe  qu'il  y  avait  entre  elles  de  désaccord  ou  d'har- 
monie. Déjà,  dans  une  précédente  étude,  bous  avons  exainioé  «om- 
ment  la  justice  était  constituée  dams  la  Eociété  féodale;  aous  avons 
remarqué  qu'en  -ce  temps-lii  toutes  les  classes  étaient  traitées  avec 
une  é^lîté  parfaite  sous  le  rapport  de  la  justioe,  et  que  leshomaies 
de  'cbaqoe  classe  se  jugeaient  eux-mêmes.  Le  jugement  jiar  les 
pairs,  c'est-à-dire  le  jugement  par  des  jurys  d'égauK  étût  ù  règle 
universelle.  Il  ijk.ut  montrer  maintenant  ce  que  devint  la  justice  à 
mesure  que  Ja  société  firançaïse  iudina  vers  la  monarchie. 

!■    Cl   Xln    VOT    1    L'OBIGIHB    LA   JtlITICB    «-OTKLB,    QDI    LB    rvSVMBMT 

fkt.  jcmi   1   faf'VKLtr  »*abobb. 

A  cbaque  transformation  de  la  société  française,  l'organisation 
judiciaire  s'est  transformée  dans  le  même  sens.  Lorsque  la  monar- 
chie a  pris  le  pas  sur  ia  féodalité,  la  justice  royale  a  remplacé  la 
justice  féodale.  D'ailleurs  cette  révolution  dans  l'ordre  judiciaire, 
comme  celle  qui  s'opérait  À  la  m6me  époque  dans  l'ordre  politique, 
s'est  faite  lentement,  k  la  longue,  non  par  une  brusque  usurpaUon, 
mais  par  lui  progrès -insensible  et  continu. 

Plaçons-nous  en  plein  moyen  âgf,  c'est-à-dire  au  xi'  siècle.  La 
justice  monarchique  est  encore  à  naître.  On  ne  trouverait  pas  en  ce 
temps-là  un  seul  ariét  qui  ait  été  rendu  au  nom  de  la  société  ou  nu 
nom  du  roi  comnw  représentant  de  la  société.  Nous  sommes  encore 
fort  loin  du  temps  où  l'on  dira  :  «  Tous  les  juges  de  ce  royauiae 
tiennent  leur  autorité  du  roi  ;  le  roi  seul  a  reçu  de  Dieu  le  pouv(ûr 
de  juger,  n  Le  droit  divin,  qui,  au  si*  siècle,  était  absolument  in- 
connu en  politique,  n'apparaissait  pas  davantage  dans  l'ordre  ju- 
diciaire. La  justice  eu  ce  temps-là  n'était  pas  même  considérée 
comme  une  institution  publique.  On  ne  voyait  en  eUe  qu'une  des 
manifestations  de  l'autorité  seigneuriale.  Attachée  à  chaque  fief,  elle 
faisait  partie  des  devoirs  et  des  droits,  des  charges  et  des  profits 
de  chaque  seigneur.  Le  principe  universellement  admis  était  ce- 
lui-ci :  tout  homme  qui  a  terre  a  aussi,  dans  l'étendue  de  sa  terre, 
la  fcmction  de  vider  les  procès  et, de  punir  les  crimos. 

Si  le  roi,  à  cette  époque,  exerçait  la  justice,  c'était  mwns  comme 
roi  que  comme  seigneur.  A  dire  vrai,  il  n'y  avait  pas  alors  de  roi 
dans  le  sens  que  nous  attachons  aujourd'hui  à  ce  mot;  ce  titre  ne 
présentait  pas  à  l'esprit  l'idée  d'un  peraoï^age  ayant  mission  de 
veiller  sur  la  société  et  d'y  maintenir  l'ordre,  la  paix,  la  sécurité, 
le  droit.  Cette  idée  commençait  à  peine  à  poindre  chez  quelques 
esprits  dans  la  société  ecclésiastique;  elle  était  absolument  absente 
dans  la  société  laïque.  Le  roi,  au  xi'  siècle,  n'était  qu'uu  seigneur. 


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5iO  HETL-E  DES  DEUX  MONDES. 

Sembli^>le  à  toas  les  seigneurs  de  France,  son  antorité  étût  exac- 
tement de  même  nature  que  la  leur.  Comme  eux  et  au  même  titre, 
il  remplissait  le  devoir  de  justice  sur  les  persoaaes  qui  relevaient 
de  lui  ou  qui  étaient  couchons  et  levant  sur  sa  terre. 

Or  le  roi  n'était  pas  seolemeot  le  chef  de  la  hiérarchie  des  sei- 
gneurs; il  était  seigneur  à  tous  les  degrés  de  la  hiérarchie,  car  il 
possédait  en  propre,  outre  la  dignité  royale,  un  duché,  des  comtés, 
des  baronnies,  des  cbftteauz,  des  villes  et  des  villages.  En  même 
temps  que  roi,  il  était  duc,  comte,  baron,  ch&telain  d'une  foule  de 
lieux,  A  chacune  de  ses  situations  diverses  était  attaché  un  droit  de 
justice  particulier.  Il  jugeait  ses  paysans  et  ses  boui^eois  à  titre  de 
seigneur  châtelain;  il  jugeait  ses  gentilshommes  à  titre  de  baron,  et 
ses  barons  à  titre  de  comte  ou  de  duc;  si  l'un  des  plus  hauts  feu- 
datwes  de  France  était  eu  cause,  alors  seulement  il  jugeut  k  titrs 
de  roi,  c'est-à-dire  comme  seigneur  suzerain  des  ducs  et  des  comtes. 
Son  autorité  judiâaire  avait  les  mômes  échelons  et  les  mêmes  de- 
grés que  son  autorité  politique. 

A  tous  ces  degrés,  sa  justice  avait  un  caractère  purement  sei- 
gneurial, et  elle  était  rendue  suivant  les  mêmes  procédés  et  les 
mêmes  règles  que  dans  tous  les  tribunaux  seigneuriaux  du  degré 
correspondant.  La  loi  du  jugement  par  les  pairs  s'imposait  au  roi 
comme  à  tous  les  seigneurs.  Les  historiens  mentionnent  fréquem- 
ment un  haut  tribunal  composé  de  grands  vassaux  et  qu'ils  appellent 
spécialement  la  cour  des  pairs;  mais  tous  les  ti-ibunaux  où  le  roi 
rendait  la  justice  par  lui-même  ou  par  ses  représentans,  tous,  de- 
puis la  cour  de  baronnie  jusqu'aux  cours  de  villages,  étaient  alors 
des  cours  des  pairs;  car  tous  devaient  être  formés,  ainsi  que  notts 
l'avons  montré  dans  une  précédente  étude,  de  la  réunion  des  justi- 
ciables de  même  rang  £t  de  même  condition  sociale  que  l'accusé. 
Le  seigneur  présidait,  mais  c'étaient  les  égaux  et  les  pairs  de  l'ac- 
cusé qui  prononçaient  (1). 

Cette  organisation  judiciaire  du  moyen  âge  parait,  de  loin,  fort 
compliquée  et  fort  confuse.  Elle  était  en  réalité  très  simple;  elle 
découlait  tout  entière  d'un  principe  unique  qui  s'appliquait  à  toutes 
les  situations  diverses  que  comprenait  cette  société  hiérarchique- 
ment constituée.  Quelques  exemples  rendront  cette  vérité  frappante. 
Prenons  le  cas  où  l'accusé  était  un  duc  de  Normandie  ou  un  comte 
de  Champagne,  c'est-à-dire  un  vassal  direct  du  roi  de  France.  I^ 
règle  étût  qu'il  fût  jugé  par  ses  égaux  sous  la  présidence  du  suze- 

(1)  Il  n'est  pu  inutile  d«  nppeler  qaa  le  mot  pairs,  dans  la  langue  usnelle  da 
moyen  âge,  s'appliquait  aux  bourgeois  «t  même  aui  paysans  entre  eux,  aussi  bien 
qu'aux  geutilsbommes.  Aud  le  Jogement  par  un  Jury  d'égaui  éuût-ll  de  règle  pour 
toutes  les  cImms. 


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l'OBGANISATlOH  JODICIAIBE.  641 

rain  commun.  Le  roi  devait  donc  convoquer  les  ducs,  les  comtes,  les 
prélats,  tous  ceux  eofÎQ  qui  se  trouvaient  placés  au  même  échelon 
que  l'accusé  dans  la  hiérarchie  féodale.  Il  ne  pouvait  juger  qu'au 
milieu  d'eux  et  par  eux.  Il  nous  a  été  conservé  une  lettre  qu'un 
comte  de  Chartres  et  de  Champagne  écrivait  en  l'an  1020  au  roi 
Robert;  elle  marque  bien  les  priucipes  et  les  usages  de  cette  époque. 
On  y  Ht  que,  le  roi  ayant  prétendu  rendre  arrêt  lui-même  contre  le 
comte  de  Champagne,  un  des  pfdrs  de  celui-ci,  le  duc  de  Norman- 
die, a  déclaré  hautement  qu'un  tel  arrêt  n'avait  aucune  valeur. 
Nous  avons  aussi  le  texte  de  la  formule  de  l'hommage  qui  fut  prêté 
en  1225  par  Thibaut  de  Champagne  au  roi  de  France,  et  nous  y  li- 
sons cet  article  :  «  Le  roi  me  fera  le  droit  de  sa  cour  suivant  le  ju- 
gement de  ceux  qui  ont  pouvoir  et  droit  de  me  juger,  n  Ainsi  les 
grands  feudataires  n'étaient  pas  jugés  directement  et  personnelle- 
ment par  le  roi;  ils  l'étaient  sous  ses  yeux  par  leurs  é^aux,  c'est- 
à-dire  par  ceux  qu'on  appelùt  leurs  pairs  de  fief. 

Prenons  maintenant  le  cas  où  l'accusé  étfdt  un  seigneur  du  se- 
cond rang,  vassal  non  du  roi,  mais  du  duc  de  France.  Ce  n'étût 
pas  k  titre  de  roi,  mais  à  titre  de  duc,  que  le  roi  devait  lui  faire 
justice,  n  convoquait  donc,  non  les  pairs  du  royaume,  mais  les 
pairs  du  duché.  Nous  lisons  dans  un  arrêt  de  1202  :  n  Une  contes- 
tation s'est  élevée  entre  nous  et  le  vidame  de  Châlons  au  sujet  du 
droit  de  régale;  le  vidame  a  demandé  que  nous  fissions  décider  la 
querelle  par  serment  d'hommes  sages,  clercs  et  laïques.  En  consé- 
quence, nous  lui  avons  assigné  jour  à  Paris,  et  en  même  temps 
nous  avons  convoqué  nos  sages  hommes  (hommes  est  ici  synonyme 
de  vassaux),  c'est-à-dire  les  êvêques  de  Beauvais ,  de  Paris  et  de 
Heaux,  le  comte  de  Beaumont,  le  comte  de  Ponthieu,  Simon  de 
Montfort,  Guillaume  des  Barres,  Guillaume  de  Garlande,  etc.  (1)  d 
Il  semblait  qtie  le  roi  jugeât  en  personne;  l'arrêt  se  rendait  toujours 
en  son  nom,  et  dans  le  langage  ofGciel  il  n'était  attribué  qu'à  lui 
seul;  mais  la  présence  de  ces  assistans  était  à  tel  point  importante, 
que  c'étaient  eux  qui  signaient  l'arrêt.  Entre  autres  exemples  qui 
attestent  cet  usage,  on  en  a  un  de  10A7. 

Descendons  encore  au  rang  inférieur.  L'homme  qui  est  en  cause 
n'est  plus  un  baron,  c'est -un  simple  gentilhomme  "  tenant  eu  fief,  d 
Voici  par  exemple,  dans  un  arrêt  de  l'an  1300,  un  certain  Gode- 
froy  de  Roye,  qui  est  quaMé  d'écuyer  et  qui  «  tient  en  fief  n  du 
comte  de  Vermandois.  Ce  comte  de  Vermandois  n'est  autre,  &  cette 
époque,  que  le  roi  de  France  lui-môme;  mais  la  qualité  de  comte 
et  celle  de  roi  ne  se  confondent  pas;  ce  n'est  pas  au  roi  que  l'écuyer 

(1)  Bootaric,  AeUi  duparl*mmt  d»  Pan»,  l.  I". 


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MS  lETVB  DES  Btnx  veirBE». 

s'adresse,  c'est  an  comte.  H  comparait  doBc  i  U  cour  du  comte 
de  Vermandois.  Or  farrât  neas  montre  que  cette  coor,  présidée 
par  le  représentant  da  comte,  qui  est  le  bailli  royal  de  Saint-QueD- 
tîn,  est  composée  des  >  bonnnes  de  fief,  >  e'est-à-dîre  des  pairs  et 
deséganx  du  gendlbemme  quieeteo  caose  (i).  Le  recueîï  qui  est 
conna  sous  le  nom  iFBtabliaamatm  de  saint  l^mt  explifiie  tris 
clairement  la  règle  qui  denit  être  snrrie  dans  tous  les  cas  analo- 
gues. Si  une  plaint»  est  portée  contre  le  roi,  y  est-il  dit,  lie  nji  ne 
peut  pas  refitser  de  faire  droit;  a  ains  doit  commander  à  son  baHKf 
que  il  fasse  semondre  les  gens  des  plus  prochaines  parusses,  et  les 
prochains  chevaliers  et  les  prochûns  serjans  (lelfïs,  et  les  prechaioe 
barons,  et  si  il  est  prouvé  que  ce  soit  la  droiture  du  roy,  elle-  Im 
remaindra,  et  tout  ainsi  i  Tautre  partie  si  la  gmt  garantit  que  ce 
soit  leur  droiture.  ■ 

Le  jngen)<;nt  par  jurf,  ou,  comme  on  disait  alors,  fe  jugemoit 
par  pair';,  était  donc  obligatoire  pour  toutes  les  catégories  des  gen- 
tilshommes. Il  en  était  de  mAme,  k  l'époque  dont  nous  parlons  ici, 
pour  la  classe  des  non-nobles.  On  peut  lire  dans  presque  toutes  fes 
chartes  que  les  bourgeois  ne  devaient  être  jugés  que  par  les  boirr- 
geois.  II  est  vrai  que  ces  chartes  réservent  ordînarrement  au  pnivftl 
royal  le  jugement  des  crimes  qui  pouvaient  entraîner  la  peine  capi- 
tale; mais  il  faut  bie*  entendre  que  ce  prévôt  ne  jugent  pas  senl. 
Le»  EtnMtiaemrns  de  saint  Ij}«is  montrent  en  plus  d'un  endroit  qu'il 
devait  ftlre  assisté  de  fugeurs,  et  qnll  étah  tenu  de  les  constater 
avant  de  prononcer  ses  arrêts.  L'anôenne  contume  de  Tilormandie, 
rédigée  au  temps  où  cette  province  était  entrée  dans  le  doraaûte 
royal,  exigeait  que  tons  juges  royaux  «  ne  jugeassent  que  par  avis 
de  l'assistance.  »  Le  jurisconsalte  Pierre  de  Fontaines  mentionne 
aussi  \w,jugntm,  et  déclare  qwe  la  sentence  doit  être  rendue  con- 
fbrmémKUt  à  l'avïs  de  la  majorité  (2).  Dans  beaucoup  de  chartes  Ai 
XII*  et  du  xitr"  sif^dé,  nous  fisons  que  le  prévôt  doit  rendre  !a  jus- 
tice «  avec  les  échevins.  "  Le  prévôt  de  Paris  prononçait  ses  juge- 
mens  dans  le  lîeti  qu'on  appelait  le  paHmr  aux  boargeots,  et  Ton 
ne  peut  guère  douter  que  plusieurs  de  ceux-ci  ne  lui  servissent  de 
jurés  au  xir  siècle  et  au  xni". 

H  ne  faut  pas  nous  représenter  ces  bàîHis  et  ces  prévôts  comme 
de»  magistrats  d'aujoiffd'hui.  Ils  étaient  des  hommes  dVpée  et  des 
administrateurs.  Transformer  ces  hommes  en  joges  omnipotens  et 
les  charger  de  prononcer  seuls  sur  la  vie  et  les  biens  des  autres 
hommes  eût  été  une  sorte  de  monstruosité,  et  ne  pouvait  guère  ve- 

(1)  OUm,  t.  II.  p.  443. 

(S)  L»  Cornât  de  PUrrt  cU  Fonlaiit»,  dMp>  xu. 


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l'orcahisatish  JtrSICIAIRC.  M3 

nir  à  f  esprit  de  personne.  Ni  tes  sujets  ne  l'auraient  admis,  ni  les 
rois  ne  faaraîent  tenté.  Aussn  ces  fonctiennaires  ne  rendaieDt4ts  la 
justice  que  comme  tons  les  Beîgneurs  la  rendaient,  c'est-à-dire  «  en 
assises.  i>  —  «  En  assises,  dît  ïe  jurîscousplte  Boueiller,  doivent 
£tre  tous  procès  décidés,  tous  d'imes  connus  et  punis...  Assis*  est 
une  assemblée  de  sages  hommes  dit  pays  que  fait  tenir  ou  tient  le 
bailli  de  la  prorince.  »  En  elïet,  dans  la  foruaule  de  nomination 
d'an  bailli  en  lit  cet  article  :  «  Nous  hii  donncHis  plein  pouvoir  de 
tenir  nos  plaids  pour  nous,  de  semoodre  et  eonjarer  de  lof  nos 
juges  et  hommes  jugeans  en  notre  eottrt,  et  de  leur  jugement 
exercer  et  accomplir  (1).  »  Bn  exemple  nous  donnera  Tidée  de  la 
manière  dont  le  bailH  ou  le  prévôt  royat  conroquait  les  asEÔses; 
voici  «ne  lettre- formule  de  l'année  1318;  «  Nous,  Michel,  bailli  de 
Termandois,  au  prévôt  de  Montifidier,  saint;  noos  vous  mandons 
qne  vous  fassiez  crier  nos  assises  de  Montdîdîer  soIenneTIemnit  ao 
dimanche  de  la  Chandeleur  aux  lieux  aecontumés,  et  fassiez  ajour- 
ner le»  hommes  du  roi  jugeans  en  la  ehâ*eltenie  de  Montdidier,  que 
ils  soient  auxdîtes  assises  ^  suflisamment  que  les  causes  puissent 
être  délivrées.  »  Le  bailli  on  le  prévôt  n'était  donc  que  le  président 
d'un  jury  et  Texêcuteor  des  arrêts.  Pour  assurer  ïa  pleine  liberté 
d^e  ce  jury,  il  était  quelquefois  interdit  au  bailli  d'assister  à  ses  dé- 
libérations. Dans  Tancienne  coatume  de  Touraine,  l'autorité  des 
jurés  était  si  grande  qu'if  suffisait  de  ropposïcion  d'un  seul  d'entre 
etia  pour  empêcher  de  prononcer  une  condamnation  (2).  Ces  hwnmes 
jugeans,  ce»  jugeurs  dont  parlent  les  vieilles  ordonnances  et  les  cou- 
tumes, n'étaient  pas  encore  à  cette  époque  des  légistes  de  profes- 
sion. C'étaient  des  gentifebomraas,  s'il  s'agissait  dte  juger  un 
gentilhomme;  c'étaient  des  bourgeois,  s^I  s'agissait  de  juger  un 
boiii^ois.  Toujours  ils  étaient  Ie».égaux  et  les  pairs  de  ceux  qui 
étaient  en  cause. 

Ce  qu'on  appelait  alors  «  la  cour  du  roi  »  n'était  qB"one  assise 
semblable  à  toutes  tes  autres  assises  dVi  pays.  Elle  n'était  pas  un 
tribunal  permanent,  encore  moins  était-elle  un  corps  de  magistrats. 
Elle  était  lâ  réunion  des  plus  hauts  vassaux  du  duché  de  France  as- 
semblés pour  juger  l'un  d'entre  eux.  Aussi  ne  pensait-on  même  pas 
à  lui  donner  une  résidence  fixe.  Elle  voyageait  avec  )e  roi  ;  elle  le 
suivait  h  cfieval  sur  tes  grands  chemins;  si  un  procès  se  rencon- 
trait, on  descendait  de  cbevial,  et  sous  la  tente  ou  au  pîcd  d'un 
arbre  on  écoutait  les  plaideurs,  et  Fon  prononçait  l'arrêt.  Cependant, 
comme  eliacun  voulait  être  jugé  par  ses  pairs,  il  fallait  modifier  la 

(1)  BiUteiller,  Sommt  rwralt,  tilri  ht. 
(S)  0km,  t.  Il,  p.  ta». 


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su  UTCE  tus  vt 

umpostioD  de  U  coor  SDivant  rimportaoce  des  iccosés  oa  des 
plaideurs.  Le  baron  Toolait  Toir  siéger  parmi  ses  joges  des  barons 
comme  loi.  absolument  comme  le  boorgeùs  Tonlait  toit  sàéga  des 
bourgeois  dans  •  le  plaid  d'écberiiiage.  ■ 

Tous  ces  vieux  principes  do  moyen  âge  <»t  dî^iam  rers  le 
XI**  siècle,  et  ils  ont  laîseé  peu  de  traces.  Les  ordonnances  n'en 
font  plus  mention  ;  les  junsuMoulles  n'y  font  que  des  allosioos 
assez  vagues.  Il  semble  qu'on  ait  voulu  en  étouffer  même  le  souve- 
nir, et  ce  n'est  pas  sans  difficulté  qu'on  en  retronve  les  vestiges  et 
les  témoignages  en  France.  Il  exisw  pourtant  un  recueil  de  lois,  mt 
code  complet  dans  lequel  nous  pouvons  v<Hr  comment  fmctioniiait 
la  procédure  par  jury  au  moyen  âge.  Ce  code  a  été  mis  en  écrit 
loin  de  la  Fruice;  mais  il  n'en  est  pas  moins  un  code  tout  français. 
II  a  été  rédigé  en  Palestine  et  porte  le  titre  d'Auites  de  JénaaUm. 
Les  premiers  croisés,  presque  tons  sortis  de  France,  avuent  em- 
porta' avec  eux,  comme  il  arrive  toujours,  leurs  lois  et  leurs  usages 
aussi  bien  que  leur  langue.  Arrivés  au  but  de  leur  voyage,  ils 
mirent  en  écrit  leurs  coutumes,  c'est-à-dire  les  coutumes  dn  pays 
qu'ils  avMent  quitté.  Cette  œuvre  législative,  plusieurs  fois  retou- 
chée et  augmentée  dans  les  générations  suivantes,  représentait  à 
fidèlement  la  législation  de  la  France  du  xi'  siècle,  que  beaucoup 
d'anciens  jurisconsultes  ont  soutenu  qu'elle  n'était  autre  que  l'an- 
cienne coutume  de  Paris  elle-même,  et  que  plusieurs  invoqu^ent 
les  AuUeB  de  Jérusalem  comme  un  témoignage  de  la  vieille  légis- 
lation française.  Or  nous  voyons  dans  ces  Aisiseï  que  le  roi  n'avait 
le  pouvoir  judiciaire  qu'à  la  condition  de  l'exercer  avec  des  jurys. 
La  règle  du  jugement  par  les  pairs  y  apparaît  comme  une  de  ces 
règles  anciennes  que  nul  ne  songeait  à  discuter.  Pourjuger  un  baron, 
le  ro!  ou  son  représentant  ne  faisait  que  présider  un  tribunal  que 
l'on  appelait  u  la  cour  de  baronnie.  i>  Pour  juger  un  boui^eois,  le 
représentant  du  roi,  c'est-à-dire  le  bailli,  n'était  ausM  que  le  pré- 
sident de  fi  la  cour  des  bourgeois.  »  Partout  le  jugement  apparte- 
nait à  des  jurés,  u  Après  que  le  bailli  est  assis  en  son  siège  en  la 
court,  il  doit  oîr  amiablement  les  plaideurs,...  et  puis  doit  com- 
mander aux  jurés  que  ils  fassent  le  jugement  (1).  »  Cela  nous  donne 
l'image  de  ce  qui  se  passait  en  France  au  xi*  siècle.  En  voulons- 
nous  un  autre  témoignage,  nous  le  trouverons  en  Angleterre,  car 
l'Angleterre  et  la  France,  ces  deux  pays  aujourd'hui  si  différens,  se 
ressemblaient  au  ïii'  siècle,  et  avaient,  à  peu  de  chose  près,  les 
mêmes  lois  et  les  mêmes  institutions.  Les  assises  et  les  jurys  am- 
bulatoires de  l'Angleterre  n'étaient  que  la  reproduction  exacte  de  ce 

(1)  Auint  tU  Jinaaltm,  Cour  du  iKurgtois,  chsp.  it;  cf.  cbapitre  da  PliiUant. 


,  Google 


L  ORGANISA TIOX  JUDICIAIRE.     .  5&& 

qui  se  pratiquait  alors  en  France.  Les  Normands  n'avaient  fait  en  cela, 
comme  en  toutes  choses,  que  transporter  dans  leur  nouveau  pays 
1^  usages  et  les  lois  de  celui  qu'ils  quittaient.  Lorsque  le  juriste 
anglais  Litlleton  ^crivait  en  français  les  lois  d'Angleterre,  il  repro- 
duisait presque  trait  pour  trait  les  lois  de  la  France,  non  plus  telles 
qu'elles  étaient  de  son  temps,  au  xV  siècle,  mais  telles  qu'elles 
avaient  été  à  l'époque  où  les  cooquérans  étaient  venus  de  Norman- 
die. La  langue  de  ce  juriste  anglais  était  la  vieille  langue  française, 
et  ses  lus  étaient  aussi  les  lois  de  la  vieille  France.  Quand  il  parle 
de  ces  jureurs  qui  siègent  en  assises  et  qui  prononcent  aussi  bien 
sur  le  droit  que  sur  le  fait,  il  ddcnt  une  institution  que  la  France 
n'avait  plus  de  son  temps,  mais  qu'elle  avfût  autrefois  possédée 
aussi  complètement  que  l'Angleterre. 


Quand  un  peuple  perd  une  de  ses  institutions  de  liberté,  il  ne 
doit  en  général  accuser  que  lui-même.  Les  droits  périssent  presque 
toujours  parce  que  les  hommes  négligent  de  les  pratiquer.  Ils  ne 
leur  sont  pas  arrachés,  ils  leur  tombent  des  mains.  On  croirait  à 
première  vue  que  le  jugement  libre  par  jurys  ait  été  enlevé  à  la 
population  française  par  la  violence  ou  par  l'adresse  des  rois;  à  ob- 
server les  choses  de  plus  près,  on  voit  que  c'est  le  contraire  qui  est 
vrai.  Les  hommes  seraient  restés  en  possession  du  droit  de  se  juger 
les  uns  les  autres,  s'ils  n'avaient  renoncé  d'eux-mêmes  à  ce  droit. 

La  liberté  est  toujours  un  lourd  fardeau.  Se  gouverner  soi-même 
est  un  travail  que  les  peuples  énergiques  peuvent  seuls  entre- 
prendre; se  juger  soi-même  est  aussi  une  occupation  fort  labo- 
rieuse. A  siéger  aux  assises  et  aux  plaids  se  perdaient  de  nom- 
breuses journées  :  c'était  autant  d'enlevé  ou  au  travail  lucratif  ou 
au  plaisir.  Ce  n'est  jamais  un  jeu  que  de  juger  ses  semblables.  Pour 
ne  pas  se  laisser  duper  ou  corrompre,  0  faut  une  conscience  bien 
sûre;  pour  condamner,  il  faut  faire  un  grand  effort  sur  soi-même. 
Nous  voyons  aujourd'hui  que  beaucoup  d'hommes  ne  se  sentent 
pas  dans  l'âme  la  force  nécessaire  pour  prononcer  le  mot  qui  en- 
traînera une  condamnation;  pourtant  le  juré  d'aujourd'hui  ne  con- 
naît pas  l'accusé,  qui  est  rarement  de  sa  classe  et  de  sa  condition 
sociale,  et  qui  n'a  jamais  eu  avec  lui  aucune  relation.  Combien  fal- 
lait-il plus  d'énergie  et  de  ferme  volonté  à  une  époque  où  le  juré 
appartenait  nécessairement  à  la  même  classe  que  l'accusé,  où  il 
était  son  égal,  son  pair,  son  compagnon,  souvent  son  ami,  où  il 
avaitles  mêmes  habitudes  et  les  mêmes  intérêts  que  lui,  où  ils  s'é- 


,  Google 


Skffi  KeyiOE  BEB  VEUX  nom»». 

iaîenl  tus'  ensemble  k  lagnsEre,  ensemble  au  tnavAil  on  au  plaisir, 
enaemble  dans  tsa  mêmes  asBiaes  où  tous  tes  deui  avaie<it  siégé 
cent  foisl  Nos  jurés  d'aujourd'hui  nous  dooneraient  d'ailleurs  uq^ 
idée  fort  incomplète  de  fles  juréa  du.  moyeo  àga.  Lç  devoir  d£  justice 
était  singulièrement  pénible  à  remplir,  si  l'on  eo  jage  pw  la  Inngott 
définition  que  nous  en  trouvans  dans  un  code  de  se-  teoupa-làt 
L'homme  qui  est  appeléà  juger  <iDit  d'^rard  n  aller  à  la  court  de  son 
seigneur;  »  là,  il  n'a  pas  seulement  à  écouter  «  les  clameurs  e«  les 
respons,  »  c'est-à-cËre  les  longues  plaidoiries;  il  doit  eocord,  s'il 
en  reçoit  l'ardre  du  seigneur,  «  aller  à  conseil  de  celui  à  qui  sm 
seigneur  le  donnera,  »  c'est-à-dire  être  avocat  d'office;  il  feut  en- 
core assez  sonvent  qu'il  aille  «  voir  le  meurtre  et  l'iiomicide,  et  le» 
choses  de  quoi  l'on  se  clame,  »  c'est-à-dire  qu'il  fasse  L'offic»  éa 
nos  magistrats  instructeurs;  il  doitniême"  aller  par  tout  le  royaume, 
quand  le  seigneur  lui  commande,  faire  devise  de  terres,  faire  en- 
questes  et  toutes  les  autres  choses  que  tes  hommes  de  court  doivent 
faire  quand  le  seigneur  leur  commande  (1).  »  Ce  n'était  donc  pas 
une  petite  affaire  d'être  juré.  Cette  fonction,  qui  é^ait  toujours  ab- 
solument gratuite,  coûtak  sne  grande  dépense  de  tem^  et  d'ar» 
gent.  Un  vieux  capitulaire  de  Charles  le  Chauve  enjoignait  k  tous 
ks  hommes  libres  de  se  randre  atu  plaids  «  munis  et  garais  de 
toutes  choses,  comme  s'ils  allaient  en  guerre.  »  Les  armes  ea  efitt, 
sans  parler  des  provisions^  ne  leur  étaient  pas  iouliles,  car,  d'après 
les  usages  du  moyen  âge,  œlui  qui  perdait  sa  csose  pouv»t  en  «p- 
peîer  comine  il  fait  de  bos-  jours;  H  y  u/tàî  seulement  cette  diCÊ^ 
rence,  qu'au  lieu  d'^peler  sa  partie  adverse  devant  une  astre  jn»- 
tiiction,  c'étaient  ses  joges  eux-nêmes  ifii'il  aftpelait,  c'étaient  eiu 
qu'il  prenait  à  partie  ]>our  l'avoir  «  faussement  jugé,  n  tt  appelait 
non  pas  le  président  du  jury,  e'est-à-diFe  le-  seigneur  ou  Le  tocûUÎT 
mais  les  jurés  eux-mêmes,  ^rce  que  c'étrâmt  ceux-ci  qai  avaient 
réellement  prononcé  la  sentence.  Gesifngnlier  appel  n'était  pa»vîd6 
par  un  procès  neuveau-;  la  régie  universeHe  était  qu'il  fût  ridé  par 
un  combat  l'épée  an  poing  eb  en  chnmp  clos.  Le  ju^  appelé  devait 
donc  se  battre  en  personne  conlreeelui  qa'il  venait  de  condamne». 
Ces  n.'iages  s'adoucirent  au  xiii*  siècle,  en  ce  sens  que  le  combat 
fut  peu  à  peu  remplacé  par  un  nouveau  procès;  mais  les  juges  coa- 
tinuèrent  à  être  appelés  et  mis  en  cause  comme  resjXinsableB  de 
leurs  jugemens.  Ainsi  les. hommes  qui  si''geaienL  duns  les  aasisea 
et  Its  plaids  de  ce  temps-là  n'avaient  pas  seulement,  cormme  oes 
jurés  d'aujimrd'hui,  à  émettre  leur  cf)iRion  sur  vne  simple  question 
de  fait.  Véritables  juges,,  ils  prmioaçaient  k  In  kâa  sur  le  ^t,.  aot 

(1)  Anim  de- 


,,  Google 


l'oRGUUSATION  JCDICUIIIE.  »&? 

la.  Isi  et  sur  la  peine  ;  mais  autant  leur  droit  était  étendu,  autaiM 
leur  responsabilité  était  lourde;.  Repcésentotts-nous  ce  juré  du  aoyeo 
4ge.  Qu'il  soit  baron  ou  bourgeois,  peu  importe;  il  a  quitté  ses  af- 
r;ures  pour  venir  «  au  plaid;  n  ït  a  déjà  peut-être  perdu  plusieurs 
journées  à  instruire  l'afliire,  à  visiter  les  lieux,  à  chercher  les  cou- 
pables et  à  confronter  les  tAmoiasi  le  jour  de  la  délibération  venu,  il 
faut  qu'il  donne  son  avis  sur  lé  fait  en  Htige,  ri  faut  qu'il  dise  en 
môme  temps  quelle  est  la  loi  ou  qjielle  est  la  coutume,  et  il  faut 
encore  qu'il  prononce  lui-même  quelle  doit  être  ta  peine.  Son  opi- 
nion, il  doit  l'exprimer  tout  haut,  en  public,  devant  l'accusé  qui  le 
regarde  et  qui  a  le  droit  de  l'interpeller.  11  sait  enfin  que  celui  qu'il 
condamne  va  l'appeler  pour  «  taux  jugement,  »  et  il  doit  être  prêt 
à  exposer  sa  vie  ou  sa  fortune  pour  soutenir  l'opinion  <ja''il  croit 
j'usle. 

Voilà  à  quel  prix  les  hommes  possédùent  alors  ce  que  noug  ap- 
pellerions auj/)urd'bui  la  liberté  de  se  Juger  les  uns  les  autres;  mais, 
que  cela  fût  une  liberté  et  un  droit,  on  ne  l'etlt  pas  facilement  per- 
suadé aux  hommes  de  cette  époque.  Ils  y  voyaient  plutôt  un  devoir 
très  rigoureux.  Ils  l'appelaient  «  le  service  de  plaid,  »  et  Us  le  con- 
srdéraient  comme  une  des  plus  lourdes  charges  de  la  vie  sociale  de 
leur  temps.  Ils  le  mettaient  au  même  niveau  q,ue  le  service  de 
goerre.  Lorsqu'un  homme  était  investi  d^un  fief,  on  lui  faisait  jurer 
it  de  faire  fidèle  service,  à  savoir  g;uerre  et  plaid.  »  Les  coutumes 
féodales  considiiraient  le  refus  d'assister  aux  plaids  comme  un  cas 
de  félonie  dont  le  suzerain  pouvait  à  la  rigueur  s'autoriser  pour  re- 
prendre le  fief.  Les  coutumes  de  village  spécifiaient  fréquemment 
que  le  paysan  qui  manquerait  au  plaid  serait  puni  d' une  amende  (1). 
n  fallait  donc  une  pénalité  pour  obliger  les  hommes  à  remplir  ce 
devoir  de  justice,  fis  faisaient  tous  Teurs  eflôrts  pour  s'y  soustraire, 
et  demandaient  comme  une  grâce  d'en  être  exemptés.  Ils  s'adres- 
s^ent  à  l'église  pour  faire  arriver  leur  vœu  jusqu'aux  rois.  Un  con- 
cile du  IX'  siècle  se  faisait  forgane  du  désir  des  populations,  et 
réclamait  contre  ce  service  de  plaid,  qui  détournait  les  pauvres  de 
leurs  travaux.  Déjà  auparavant,  Charlemagne  avait  dû  accorder 
«  que  les  pauvres  ne  seraient  plus  contraints  de  se  rendre  aux 
plaids;  »  mais  les  plaintes  continuèrent.  Les  documens  du  xi'  siède 
sont  remplis  des  preuves  de  la  répulsion  générale  des  populations 
pour  l'exercice  des  fonctions  judiciaires.  Les  paysans  surtout  conr 
ùdérfùent  cette  obligation  d'assister  aux  plaids  comme  une  des  plus 
cruelles  de  leurs  «  corvées.  »  Ils  se  plaignaient  d'être  sans  cesse 
distraits  de  leurs  travaux  pour  aller  juger.  Témoin  ces  paysans  de 

(I)  HiDwer,  (et  Paytant  i*  VAltwx,  p.  26, 100. 


,  Google 


M8  RBTDE  DES   DEOX  HONDES. 

Normandie  qui,  parmi  leurs  principaux  griefs  contre  l'état  sodal 
de  leur  temps,  articulaient  celui-ci  : 

Tant  y  a  plaintei  et  qaer«lle«. 

Ne  peurent  une  hcaro  avoir  paix. 

Tous  les  Jiurs  sont,  ditcnt,  aux  plaida] 

Plaida  de  Toréts,  plaids  de  monnaies. 

Plaids  de  poarpriie,  plaids  de  veies  (cbemins), 

Plaids  do  blet,  plaids  de  mautes. 

Plaids  de  Téauté,  plaids  de  toutes  (redevances); 

Tut  y  a  prévôts  et  bedeaux  (sergents  do  justice). 

Et  tant  baillis  vieux  et  nouveaux, 

Ne  peuvent  avoir  paix  nulle  heure  (<). 

On  conçoit  en  effet  qu'avec  les  habitudes  chicanières  et  l'esprit 
processif  du  moyen  âge  la  fonction  de  juger  fût  devenue  un  travail 
très  absorbant.  Les  situations  sociales  étaient  alors  si  diverses,  les 
droits  et  les  obligations  qui  en  résultaient  étaient  si  compliqués, 
que  les  conflits  éclataient  à  chaque  instant.  Tout  était  matière  à 
contestation.  L'existence  était  un  long  procès,  si  elle  n'était  un  long 
combat.  Les  plaids  avaient  à  décider  une  foule  de  questions  dont 
nous  n'avons  même  plus  l'idée  aujourd'hui.  Au  criminel,  c'était 
l'usure,  c'était  le  blasphème,  c'était  la  sorcellerie  ;  au  civil,  c'était 
la  série  des  discussions  au  sujet  des  droits  seigneuriaux,  au  sujet 
des  marchés  ou  des  moulins  banaux,  au  sujet  des  corporations,  au 
sujet  des  dîmes  ou  des  excommunications  :  procès  sur  le  droit  de 
monnaie,  procès  sur  la  préséance,  procès  sur  l'authenticité  des  re- 
liques, on  n'en  finissait  pas.  L'œuvre  de  la  justice  était  incompa- 
rablement plus  étendue  et  plus  difficile  qu'elle  n'est  aujourd'hui. 
S'il  eût  fallu  que  ta  population  se  chargeât  d'un  tel  travail  et  si  l'on 
eût  appliqué  dans  toute  leur  rigueur  les  règles  du  service  de  plaid, 
il  ne  serait  plus  res',é  de  temps  pour  l'agriculture  et  pour  les  mé- 
tiers. Les  hommes  ne  se  rendaient  donc  aux  jugemens  qu'à  contre- 
cœur, et  nous  pouvons  tenir  pour  certain  que,  lorsqu'ils  s'y  ren- 
daient, c'était  bien  moins  avec  la  pensée  d'exercer  un  droit  qu'avec 
la  crainte  d'encourir  une  amende.  Il  en  était  des  bourgeois  comme 
des  paysans.  Lorsqu'ils  se  firent  donner  des  chartes  de  commune, 
ils  prirent  soin  d'y  faire  écrire  que  le  service  de  plaid  serait  ou 
supprimé  ou  du  moins  fort  adouci.  Beaucoup  de  chartes  et  d'ordon- 
nances réduisirent  le  nombre  des  plaids  obligatoires  à  trois  par  an. 
La  plupart  des  constitutions  municipales  simplifièrent  le  service  de 
la  justice;  ici,  le  nombre  des  jurés  fut  réduit  à  quatre;  là,  les  fonc- 
tions judiciaires  furent  réservées  aux  échevins,  et  la  foule  des  bour- 
geois en  fut  débarrassée, 

(1)  Roman  de  Rou,  d'après  la  Icçod  de  Dacangu. 


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l'organisation  judiciaire.  5&d 

La  classe  des  nobles  ne  mettait  pas  plus  d'empressement  à  juger 
que  la  classe  des  bourgeois  ou  celle  des  «  vilains.  »  Oa  voit  bien 
dans  les  documeos  que  le  gentilhomme  qui  se  trouvait  accusé  tenait 
fort  à  être  jugé  par  ses  pairs,  c'est-à-dire  par  un  jury;  mais  on  voit 
aussi  que  les  pairs  ou  jurés  mettaient  peu  de  zèle  à  se  rendre  aux 
jugemens.  La  diiri(;ulté  de  les  réunir  en  tribunal  était  si  grande, 
qu'il  fallut  admettre  que  c'était  assez  de  quatre  hommes  pour  for- 
mer un  jury,  et  qu'on  en  vint  môme  à  se  contenter  de  deux  et  quel- 
quefois d'un  seul.  Il  fallait  bleu  que  la  règle  se  relâchât  devant  la 
négligence  el  le  mauvais  vouloir  de,  tous.  La  cour  du  roi  par  exem- 
ple aurait  dû  être  composée  de  tous  les  vassaux  immédiats  du 
duché  de  France;  mais  il  était  presque  impossible  d'obtenir  leur 
présence.  Le  roi  ne  convoquait  donc  pour  chaque  procès  que  quatre 
bu  cinq  d'entre  eux,  et  il  est  vraisemblable  que,  si  quelques-uns 
se  plaignaient,  c'étaient  plutôt  ceux  qui  étaient  appelés  que  ceux 
qui  étaient  exclus.  Quand  nous  voyons  un  suzerain,  à  titre  de  pré- 
sident d'un  tribunal,  choisir  lui-môme  les  jurés,  cela  nous  parait 
la  violation  du  principe  même  du  jury,  et  nous  sommes  tentés 
d'accuser  ce  suzerain  d'une  monstrueuse  usurpation;  mais  le  roi 
ne  faisait  que  subir  la  loi  de  la  nécessité.  S'il  n'appelait  pas  tous 
ses  vassaux  au  jugement,  comme  il  l'aurait  dû  d'après  la  règle, 
c'est  parce  qu'il  savait  que  ceux-ci  refuseraient  d'y  venir,  et  qu'il 
n'avait  d'ailleurs  aucun  moyen  pratique  de  les  contraindre;  il  devait 
donc  se  contenter  d'en  appeler  quelques-uns.  II  prenait  ceux  qui  se 
rencontraient,  ceux  qui  voulaient  bien  venir,  ou  ceux  qui,  venus 
auprès  de  lui  pour  quelque  affaire  ou  quelque  sollicitation,  ne  pou- 
vaient pas  décemment  refuser  «  de  l'aider  en  sa  cour.  »  On  est 
surpris  de  voir  que  dès  le  xii"  siècle  il  ne  siégeait  plus  dans  la  cour 
du  roi  qu'un  très  petit  nombre  de  barons,  et  d'y  trouver  au  con- 
traire presque  toujours  des  officiers  royaux  tels  que  le  booteiller, 
le  chambellan,  le  chancelier.  Ce  n'est  pas  que  les  rois  aient  calculé 
qu'il  leur  serait  utile  d'avoir  des  juges  qui  dépendissent  d'eux  per- 
sonnellement; c'est  que,  les  barons  n'aimant  point  à  venir  siéger, 
U  fallait  bien  constituer  le  tribunal  avec  les  gentilshommes  que  les 
rois  avaient  sous  la  main  et  qui  ne  les  quittaient  guère.  Ne  disons 
pas  que  les  rois  composaient  leur  cour  de  qui  ils  voulaient;  disons 
plutôt  qu'ils  la  composaient  de  qui  ils  pouvaient.  II  en  était  de  même 
aux  assises  des  baillis  royaux.  Ceux-ci  avaient  une  peine  infinie  à 
réunir  les  vassaux  nobles  qui  devaient  faire  autour  d'eux  l'olTice 
de  jurés.  En  vain  frappaient-ils  d'une  amende  les  absens.  Il  parait 
qu'on  se  résigna  plus  facilement  à  payer  l'amende  qu'à  quitter  ses 
aOaires  ou  ses  plaisirs  pour  le  fastidieux  labeur  des  assises.  Le  pûe- 
ment  de  l'amende  devint  l'usage,  et  la  présence  aux  assises  fut  l'sx- 


,  Google 


I&B  KÏTUe  i>E6   DEÏÏX    MONDBS. 

c«p^n.  On  en  vint  même  pea  à  pen  i  ce  point  que  le  service  de 
plaid  se  chaggea  en  une  amende  ri^gulièrement  payi'-e.  tJn  registre 
de  comptes  du  bailîîagç  3e  Tours,  à  l'aune  1307,  porte  parmi  îe« 
recettes  «  les  cinq  sois  queles  hommes  nobles  d»  hnilliageoiit  accoo- 
tumé  de  payer  pour  chaqae  manfjnemenl  atix  assises,  »  On  aimicft 
doncmieuxpayerrpie  juger.  La  conséquence  de  cela  était  inévitable: 
au  siT'  siècle,  nons  trouvons  encore  n  le  plaid  »  fréquemment  men- 
tionné dans  les  cliarles;  mais,  ne  nous  y  trompons  pas,  ?1  ue  s'agit 
plus  d'un  service  de  justice,  il  s'agit  d'une  coninbution  pécanaîre. 
Le  jugement  par  jurys  a  presque  entièrement  disparu,  et  il  n'est 
resté  à  la  place  qu'un  impôt.  Il  en  fut  de  cela  comme  du  service  de 
guerre;  les  hommes  s'en  exemptèrent  peu  à  peu,  et  natureUement 
ils  en  payèrent  l'exemption,  en  sorte  que  les  mots  hêriban,  ost, 
chciumcbée,  cessèrent  de  désigner  le  service  militaire,  et  devinrent 
des  noms  d'impôts. 

Il  nous  parait  donc  certain  qu«  le  jugement  par  jurjs  n'a  pas  été 
enlevé  violemment  ou  par  ruse  aux  populations;  les  populations  y 
■ont  renoncé  d'elles-mêmes  et  ont  dem.-mdé  d'en  être  alFranch'^es. 
Bourgeois,. pays  ;ns,  gentilshommes,  tous  ont  voulu  se  décharger  dtk 
fardeau  de  la  justice.  Le  droit  disparut  parce  quTl  fallait  se  donner 
trop  de  peine  pour  rexercer.  La  liberté  fut  supprimée  parce  qu'elle  ' 
coûtait  trop  de  travail. 


Quand  la  majorité  d'un  peuple  se  refuse  à  un  travail,  îl  se 
trouve  naturellement  quelques  hommes  qui  offrent  <le  s'en  acquitter 
au  nom  de  tous,  moyennant  qu'ils  en  tirent  un  juste  profit.  Dé- 
chargez la  population  du  service  militaire,  et  vous  aurez  aussitôt 
une  armée  soldée.  Déchargez-la  du  souci  de  s'administrer  elle- 
mëmej  et  vous  aurez  un  corps  de  fonctionnaires.  Déchargez-la  du 
soin  de  juger  gratuitement,  îl  se  présentera  des  hommes  qui  fe- 
ront profession  tle  juger.  C'est  ce  qui  arriva  au  moyen  âge. 

Les  historiens  modernes  n'ont  pas  manqué  d'être  frappés  3e 
rimportance  que  prir<:nt  les  légistes  en  France  à  partir  du  sni*  siècle; 
mais  ils  se  sont  quelquefois  mépris  sur  le  caractère  de  cette  classe 
d'hommes  et  sur  la  nature  Ai  la  révolution  qulls  ont  opérée;  T!s 
nous  les  représentent  volontiers  comme  des  novateurs  et  des  révo- 
lutionnaires qui  auraient  commencé  par  découvrir  le  droit  romain, 
et  qui  se  seraient  ensuite  armés  de  ce  droit  pour  attaquer  le  régime 
féodal  et  pour  TaSre  triompher  leur  classe  bourgeoise  et  la  royauté 
àla  fols.  Rien  de  tout  cela  s'est  coid'orme  à  ce  que  nous  motrtrent 


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L'oKGANISATION  3CDICIAIBE.  "S&l 

ies  âoomnens'du^Dyen  âge.  Ces  lé^stes  n^ont  pas  eu  à  déoouunr 
le  droit  romain,  par  le  caisoa  -que  lesicodes  de  Rome  n'avaient  Ja- 
'mais  craséd'éue  eonnne  ea  France,  d'être  étudiés  et  Iraduits, 
d'être  citi*s  et  inv07ués;  onen  riUroiiyedes  articles  jusque  dansles 
c^pitulaires  desCnrlovingiens.  Ces  màmes  légisteg,  loin  d'attaquer 
comme  on  le  dit  le  droit 'féodal ,  en  ont  au  contraire  soutenu  énei^ 
gicjuemeBt  les  principales  règles,  et,  plutôt  que  de  battre  en  brèche 
le  régime:social  de  leur  temps,  ils  se  sont  attachéfi  d'ordinaire  à  le 
régulariser  et  à  l'affermir.  Quelqu'un  qui  leur  eût  dît  qu'ils  étaient 
des  novateurs  les  aurait  assurément  fort  étonnés. 

■La  naissance  de  cette  classe  des  légistes  et  ses  progrès  sont  des 
faits  bien  plus  simples  et  plus  naturels  qu'on  ne  le  croit  générale- 
ment. A  mesure  que  la  plupart  des  homm-s  s'affrancliissaient  du 
devoir  de  juger,  s'éloignaient  des  plaids  et  des  coure  féodalra,  et 
laissaient  transformer  le  service  de  justice  en  une  amende  et  en  un 
impôt,  î!  se  trouva  quelques  hommes  qui,  par  goût  ou  pnr  intérêt, 
firent  exception  à  l'insouciance  générale,  et  prirent  à  rœur  de  juger 
les  procès  et  d'appliquer  les  lois.  Ils  furent  aesidus  aux  plaids  et 
aux  assises;  ilis  gravèrent  dans  leur  mi^moire  les  coutui-es  du  pays 
et  les  arrête  des  cours;  ils  prirent  k  pei  le  de  lin;  et  d'étudier  les 
recueils  de  lois  qui  existaient  alors,  c'est-A-tlire  les  lois  romaines 
et  les  lois  ecclésiastiques.  On  appela  ces  hommes  de«  légistes.  Le 
mot  ne  désignait  nullement  des  fonctionnaires,  et  n'était  pas  syno- 
njTne  d:  magistrat;  il  marquait  seulement  que  l'homme  à  qui  l'on 
donnait  ce  litre  avait  l.i  cotinaiseîmce  des  lois  et  se  plaisait  à  les 
étudier.  Être  légiste  n'étwt  ni  une  dignité,  .ni  môme  une  profi'Ssion  ; 
c'était  un  goût,  une  aptitude,  un  certain  tour  d'osprit  joint  à  une 
certaine  application.  On  était  légiste  à  peu  prés  comme  on  est  doc- 
teur en  droit.  Quelquefois  on  méritait  oe  titre  par  un  examen  subi 
dans  les  écoles;  quelquefois  aussi  on 'était  réputé  Ir^giste  par  cela 
seul  qu'on  savait  les  coutumes,  et  qu'on  remplissait  le  devoir  de 
justice  avec  plus  d'assiduité  et  plus  de  soin  que  la  foule.  Qu'on  fût 
d'ailleurs  laïque  ou  ecclésiastique,  bourgeois  ou  gentilhomme,  c'é- 
tait de  peu  de  conséquence;  il  n'était  pas  nécessaire  non  plu-  de 
porter  une  certaine  robe.  On  pouvait  être  légiste  et  homme  d'épée 
tout  à.la  foie;  le  sire  de  Joinville  était  un  légiste. 

Les  premiers  légistes  furent  des  prêtres.  iDurant  tout  le  moyen 
âge,  le  clergé  fut  fort  attentif  à  étudier  les  lois  romaines,  A  rédiger 
ses  propres  lois,  à  observer  même  les  lois  féodales.  Il  appliquait 
.tour  à  tour  les  unes-et  les  autres  dans  ses  u  cours  de  chrétienté  »  et 
dans  ses  eours  séculières.  >llsawt  impossible  de  «citer  le  plus  an- 
inan  des  légistes,  car  c'estuoc'cbalne  donttmaie  peut  saisir  le  pre- 
inâer  anneau;;  mais  iliiaut  citer  an  uioinfi  parmi  les  plus  aasisns 


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552  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

l'archevêque  de  Reims  HÏDCmar,  le  moine  Abbon  de  Fleury,  et  ce 
LaDfranc,  abbé  du  Bec  en  Normandie,  dont  un  vieux  chroniqueur 
dit  :  H  11  était  instruit  dans  les  lois  ecclésiastiques  et  séculières,  et 
les  juges  des  cités  acceptaient  ses  décisions  avec  applaudissement.  » 
Après  lui,  et  parmi  les  plus  fameux,  il  faut  compter  Yves,  évêque 
de  Chartres,  auteur  d'un  traité  de  législation,  puis  un  autre  évéque 
de  Chartres,  Jean  de  Salisbury,  puis  un  cardinal  nommé  Matthieu 
d'Angers,  qui  avait  professé  un  cours  de  droit,  et  enfin  le  pape  In- 
nocent 111  lui-même,  qui  s'était  fait  d'abord  une  réputation  comme 
légiste. 

Les  ecclésiastiques  se  livraient  si  volontiers  à  l'étude  du  droit 
que  plusieurs  conciles  crurent  nécessaire  de  tempérer  leur  zèle-  Un 
concile  de  Reims,  en  1131,  se  plaignait  «  de  la  mauvaise  et  détes- 
table habitude  qui  s'était  établie  parmi  les  moines  et  les  chanoines 
d'apprendre  les  lois  pour  gagner  de  l'argent.  »  Déjà  un  concile  plus 
ancien  avait  reproché  aux  ecclésiastiques  «  de  se  plaire  au  milieu 
des  procès,  d'être  trop  assidus  aux  assises,  d'y  disputer  avec  trop 
de  chaleur,  et  de  se  faire  les  avocats  de  toutes  les  causes.  »  Plu- 
âeurs  conciles  interdirent  aux  clercs  de  se  faire  avocats  ou  pro- 
<nireurs,  à  moins  qu'ils  n'en  eussent  obtenu  la  permission  de  leur 
évoque.  Un  concile  de  Tours,  en  1163,  excommunia  les  moines  qui 
s'éciiappaient  de  leur  monastère  pour  aller  étudier  le  droit.  Quel- 
ques historiens,  étonnés  de  ces  prohibitions  sans  cesse  renouvelées, 
en  ont  conclu  que  le  clergé  avait  de  la  répulsion  pour  l'étude  du 
droit.  Le  contraire  nous  paraît  plus  vrai.  Ces  mesures  de  précau- 
tion que  le  clergé  se  croyait  obligé  de  prendre  contre  un  zèle  excessif 
prouvent  précisément  l'ardeur  de  ce  zèle.  Il  suffit  d'ailleurs  d'ob- 
server attentivement  tous  les  articles  des  conciles  sur  ce  sujet  pour 
voir  qu'ils  n'interdirent  jamais  d'une  manière  absolue  aux  ecclé- 
siastiques l'étude  des  lois  ni  la  profession  d'avocat.  Légistes,  avo- 
cats, procureurs,  tout  cela  a  eu  sa  source  première  dans  le  clergé. 
Les  écoles  de  droit  furent  fondées  par  le  clergé  ou  tout  au  moins 
sous  sa  protection.  L'école  d'Orléans  était  l'une  des  plus  fameuses; 
beaucoup  de  ses  maîtres  étaient  ou  devinrent  des  évéques.  Un  as- 
sez grand  nombre  de  cardinaux  et  plus  d'un  pape  avaient  com- 
mencé par  être  des  professeurs  de  droit  ou  des  «  maîtres  en  parle- 
meat,  »  comme  Clément  IV.  Être  légiste  fut  longtemps  le  plus  sur 
moyen  d'avancement  dans  le  clergé.  Quelques-uns  de  ces  ecclésias- 
tiques restaient  dans  les  tribunaux  d'église;  la  plupart  remplissaient 
les  tribunaux  seigneuriaux  ou  royaux.  On  peut  voir  par  les  vieux 
registres  des  Olim  comment  le  parlement  de  saint  Louis  était  com- 
posé; les  clercs  y  formaient  la  majorité,  et  parmi  eux  il  y  avait 
quelques  évéques,  quelques  archidiacres,  et,  en  plus  grand  nombre, 


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LOncANISATION  JUDICIAIRE.  SSS 

des  moines  de  l'ordre  des  frères  prêcheurs  ou  de  l'ordre  des  frères 
mineurs. 

Beaucoup  de  gentilshommes  aussi  se  lîrent  légistes.  On  ne  voit 
pas  qu'à  cette  époque  la  noblesse  ait  marqué  de  la  répugnance  ou  du 
mépris  pour  l'étude  du  droit.  Son  premier  devoir  n'était-il  pas  de 
rendre  la  justice,  soit  dans  ses  cours  féodales,  soit  dans  la  cour  du 
roi?  Dès  lors  n'était-il  pas  naturel  qu'un  gentilhomnie  fût  soucieux 
de  connaître  les  lois  et  les  coutumes?  Si  tous  les  seigneurs  avaient 
eu  le  sens  politique  et  l'intelligence  des  intérêts  de  leur  classe,  i^ 
se  seraient  livrés  tous  à  cette  étude.  Tenons  du  moins  pour  certain 
que  ceux  d'entre  eux  qui  comprenaient  leur  intérêt  en  même  temps 
que  leur  devoir  devaient  donner  autant  de  soin  à  l'étude  des  lois 
qu'à  l'étude  des  armes.  Il  n'en  a  été  autrement  qu'à  l'époque  où  la 
noblesse  est  tombée  en  décadence.  Au  moyen  âge,  les  chroniques 
mentionnent  fréquemment  tel  homme  noble  «  qui  était  savant  en 
droit;  »  on  lit  plus  d'une  fois  dans  les  chartes  ces  mots  appliqués 
au  même  personnage  :  ii  chevalier  et  docteur  en  lois.  »  Froissart 
parle  «  d'un  vaillant  homme  et  de  grande  prud'homie,  chevalier  en 
lois  et  en  armes.  »  Et  la  manière  dont  il  en  parle  montre  que  cette 
union  de  deux  genres  de  mérite  lui  paraissait  toute  naturelle  et 
n'avait  rien  qui  étonnât;  ce  n'était  ni  une  exception  ni  une  rareté. 
On  trouve  au  xi*  siècle  un  fils  d'un  comte  d'Évreux  qui  écrivit  un 
livre  de  droit  canonique,  comme  on  trouve  au  xiv*  siècle  un  Tal- 
leyrand-Périgord  qui  se  fit  connaître  par  des  études  sur  la  juris- 
prudence. Philippe  de  fieaumanoir  et  Pierre  de  Fontaines,  dont 
rions  avons  les  livres,  étaient  des  gentilshommes,  et  ce  dernier 
nous  fait  savoir  qu'il  écrit  pour  un  gentilhomme  «  qui  veut  que  son 
fils  s'estudie  es  lois  et  es  coustumes,  si  que,  quand  il  héritera,  il 
sache  faire  droit  à  ses  sujets,  et  retenir  sa  terre,  et  ses  amis  con- 
seiller. » 

Après  les  ecclésiastiques  et  les  gentilshommes,  les  bourgeois  à 
leur  tour  étudièrent  le  droit,  N'étaîent-ils  pas  appelés  à  juger,  eux 
aussi,  soit  dans  les  plaids  d'échevinage,  soit  dans  les  assises?  Si  la 
plupart  des  hommes  de  cette  classe  aimaient  mieux  s'occuper  de 
leur  commerce  ou  de  leur  industrie,  quelques-uns  au  contraire  pri- 
rent goût  à  siéger  comme  juges  ou  à  parler  comme  avocats.  La  so- 
ciété du  moyen  âge  témoignait  un  très  grand  respect  à  ces  légistes; 
la  pratique  des  lois,  en  ce  temps-là,  honorait  autant  que  celle  des 
armes.  Aussitôt  qu'un  bourgeois  s'était  fait  connaître  et  apprécier 
comme  légiste,  on  le  regardait  comme  au-dessus  de  la  classe  ordi- 
naire, et  l'on  trouvait  juste  et  naturel  d'en  faire  un  noble.  Non- 
seulement  les  rois  anoblirent  par  lettres  spéciales  quelques  légistes, 
radis  il  arriva  même  que  ces  anoblifsemens  individuels  ne  semblè- 


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TEfntphisnecessatres,  et  il  devînt  de  i^Ie  qu'on  légiste  fôt  noble  de 
plein  droit.  »  Op  sachez,  dit  un  jurisconsulte  du  moyen  âge,  que  le 
feit  Javocassçrie  est  lenti  et  compté  pour  Chevalerie,  car'lout  ainsi 
comme  les  Tihevatrers  sont  tenus  de  combattre  à  l'espéi;  pour  le 
drolct,  ainsi  sont  tenus  les  avocats  de  combattre  etsoulenîr  le  droiot 
par  leur  prifique  et  science,  et  pour  ce  ils  sont  appelés  chevaliers 
es  lois,  eft  ils  peuvent  porter  d'or  comme  les  chevaliers  (1).  »  "Ce 
n'était  pas  la  faveur  on  la  politique  des  rois  qui  les  snobltssait, 
«'était  l'opinion  publique.  Toutes  ïes  classes,  même  la  noblesse, 
consentaient  à  leur  élévation,  et  l'on  ne  voit  pas  qu'à  cette  époque 
il  fût  de  mode  (te  protester  contre  ce  qu'on  appela  plus  tard  la  no- 
blesse de  robe.  'Nul  n'avait  encore  pour  celte  classe  ce  superbe  mé- 
pris qu'exprime  Sairrt-Simon.  Les  It'gistes  marchaient  de  pan-  avec 
les  seigneurs,  et  on  leur  donnait  même  Tolontiers  le  titre  de  «  seï- 
gneurs  es  lois,  a 

C'est  ainsi  que  se  formèrent  les  légistes.  'Ib  n'étaient  pas  une 
caste  particulière,  ils  appartenaient  à  touies  les  classes.  Ils  ne  pré- 
teDdaientTiirlIemfflit  transformer  ia  société;  s'ils  s'étaient  présentés 
comme  des  novateurs,  tous  les  tribunaïux,  ecclésiastiqnes  ou  laïqueB, 
seignetu'iaux  ou  royaux,  féodaux  ou  bourgeois,  Ibb  auraient  repous- 
sés. Ils  s'annonçaient  simplement  comme  des  hommes  d'étude  et  de 
conscience.  Ils  n'avaient  que  la  prétention  de  jugpr  tes  procès  ou 
d'aider  les  plaideurs.  On  leur  fit  bon  accueil,  et  on  les  honora.  Si 
Ton  en  croyait  quelques  historiens,  ce  seraient  les  rois  qui  anràieDt 
introduit'ies  légistes  dans  les  iribimaTix,  afin  dereiiverserplus  aÎBé- 
raent  le  régime  Téodal.  Il  y  a  là  mie  erreur.  Ces  légistes  tigurèrent 
dans  les  coui-s  féodrfles  et  dans  les  cours  eccîésiasiiqwes  aussi  bien 
que  dans  les  tribunaux  royaux.  L'échiquier  de  Normandie  comptait 
dans  son  s.^in  diis  légistes  avant  la  réunion  do  cette  province  à  la 
couronne.  Il  en  était  de  même  des  assises  des  comtes  de  Cham- 
pagne, Les  duos,  les  comtes  et  les  évèques  app'  luient  à  eox  les  lé- 
gistes avec  autant  d'empressement  que  pouvaient  le  faire  les  rois. 
On  savait  qu'ils  étaient  utiles  et  nécessaires,  pnrce  que  seuls  ils  sa- 
vaient jugei-.  Aucune  lilasse  de_Ia  population  ns  se  plaignait  de  leur 
présence  dans  les  tribunaux.  ïh  plaisaient  à  tous  :  aux  plaideui^, 
qui  aimaient  à  les  avoir  pour  j-uges;  aux  seigneurs,  qui  grâce  àenx 
pom-aîent  aisément  «  garnir  leur  couru  et  -vider  'les  procès;  k  la 
population  enfin,  qui  ne  demandait  qu'à  être  disppnsée  du  service 
judiciaire  et  à-volr  'les  légistes  s'en  (Charger.  Ce  qui  était  le-vcoo  de 
tous  se  réalisa.  Les  pairs,  genlflâbommes  ou  boni^eois,  les  jurés 
lîe  toutes  classes 'furent  de  moins  en  mtnns  nombreux  aux  assises; 

XI)  Bouletllcr,  '5omm«  ninlta,  fim'H,  titre  n. 


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L'OBCAmS'TTKm   IcniCIAlBB.  &fi& 

le  nombre  des  lëgisftes  y  augmenta  en  ■proportion.  Les  ignorams  et 
les  négigens  se  retirèrent  des  tribunaux;  les  légistes,  c'est-à-dire 
les  juges  instniits  et  scrupulenx,  pment  lew  ptace. 

Cela  se  fit  insensiblement.  Les  jiTys  de  paysans  et  les  plaWs  co- 
longers  dipparurejit  les  premiers,  sort  parce  (jn'ils  éLiîent  les  moins 
considérés  et  les  pins  faibles,  soit  parce  ffne  c'étaient  les  paysans 
et  les  pauvres  qui  se  plaignaient  le  plus  de  cette  chai-ge.  Les  jnrys 
bourgeois  dispanireiitensnite;  dans  les  cours  de  prévôté,  les  jirrés  cé- 
dèrent peu  à  peu  la  place  à  des  «  praticiens  et  avocats,  »  c'est-à-dire 
à  des  légi(,tes.  Beaucoup  de  villes  adoptèren-t  l'usage  d'avoir  à  leur 
service  quelques  hommes  de  loi  que  l'on  appelait  «  conseillers-pen- 
sionnaires. »  Quand  les  Ktrllis  royauT  tenaient  leurs  assises,  ils 
devaient  a'entonrtT  de  quelques  hommes  et.  suivant  |a  vieille  for- 
mule, «  faire  le  jugi?Tnent  par  leur  conseil;  »  mars  ils  choisrasaienï 
eux-mêmes  ces  hommes  a  pairmi  les  piirs  sages,  i>  c'est-à-dire  param 
les  plus  instruits,  parmi  les  légistes.  C'est  scKlement  .lu  xr'  siècle, 
si  nous  ne  nous  trompons,  que  les  ordonnances  enjoignirent  formel- 
lement de  composer  les  assises  «  d'officiers  praticiens  et  coms-ùllers;  » 
mais  avant  d'être  écrit  dans  les  ordonnances,  cela  était  depuis  long- 
temps dans  la  pratique.  Les  légistes  avaient  pea  à  peu  reniplaoé 
partout  les  jurés. 

La  noWesse,  à  la  vérité,  eut  longtemps  à  cœur  d'être  jugée  par 
ses  pairs.  On  la  i^atisfit  ea  ce  sens  que  tes  tribunaux  devant  les- 
quels comparaissait  un  gentilhomme  continuèrent  longtemps  à  i-en- 
ffermer  quelques  juges  de  sa  classe  et  de  son  rang;  mais  les  légistes 
n'en  furent  pas  pour  cela  exclus.  Ce  que  dit  Saint-Simon  de  ces 
praticiens  qui  s'asseyaient  sur  des  escabeaux  aux  pieds  des -sei- 
gneurs pour  leur  souffler  îeur  sentence  est  un  pur  roman.  Ce  qui 
est  vrai,  c'est  que  ces  légistes  siégeaient  à  côté  des  seigneurs,  sar 
les  mêmes  bancs,  sans  qu'il  y  eût  protestation  de  la  part  de  ces 
seigneurs.  Dès  qu'une  cour  comptait  parmi  ses  juges  deu'x  ou  trois 
gentilshommes  du  rang  âa  l'afcusë,  celni-ei  n'était  pas  admis  à  se 
plaindre,  et  la  cour  passait  pour  sulfisammeot  féodale.  Les  légistes 
pouvaient  y  former  la  majorité.  Ils  avaient  voix  (délibéra rive  à  fég&i 
des  seigneurs,  et  anssi  bien  qu'eux  ils  mettaient  leurs  signatures 
au  bas  des  arrêts.  Au  temps  de  saint  Louis,  dans  ce  qu'on  appe- 
lait la  cour  du  roi  ou  le  parlement,  nous  lisons  rn  tête  des  signa- 
tures les  noms  de  quelques  barons  et  de  quelques  évéques;  puis 
viennent  plus  nombreux  les  noms  de  simples  clercs,  de  moines  et 
de  «  maîtres  es  lois.  »  On  peut  faire  encore  cette  remarque  :  les 
noms  des  barons  et  des  évêques  changent  fréquemment;  ceux  des 
clercs  et  des  maîtres  se  reproduisent  dans  de  longues  séries  d'ar- 
rêts. C'est  que  les  seigneurs  et  les  prélats  ne  faisaient  que  passer. 


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556  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

les  clercs  et  les  maîtres  siégeaient  toujours.  Les  premiers  n'étaieot 
guère  que  la  décoration  changeanlQ  du  tribunal,  les  seconds  étaient 
le  tribunal  lui-même.  Les  premiers  ne  venaient  guère  &  la  cour  que 
dans  leurs  momens  de  loisir  ou  pour  des  procès  qui  avaient  pour 
eux  un  intérêt  pardculier;  les  seconds  faisaient  de  la  justice  l'occu- 
pation de  toute  leur  vie. 

On  ne  pensait  pas  encore,  à  cette  époque,  à  avoir  une  magistra- 
ture permanente.  Cela  était  à  tel  point  contraire  aux  vieilles  ha- 
bitudes que  peu  d'esprits  sans  doute  en  concevaient  l'idée.  La  cour 
du  roi  n'avait  donc  pas  une  composition  fixe  et  arrêtée.  Le  roi  en 
nommait  les  membres  pour  chaque  aOaire  ou  tout  au  plus  pour 
chaque  session;  mus  s'il  changeait  fréquemment  ses  juges  barons 
ou  évêques,  il  n'avait  garde  de  changer  de  même  ses.  légistes.  Ces 
hommes  nécessaires  étaient  appelés  chaque  année.  Par  une  nomi- 
nation annuellement  renouvelée,  ils  se  perpétuaient  sur  leurs  sièges. 
Il  arriva  ainsi  que,  presque  sans  y  penser,  on  créa  une  magistra- 
ture permanente. 

Tous  ces  changemens  s'opérèrent  à  la  longue,  graduellement,  et 
d'une  manière  si  insensible  que  les  contemporains  ne  paraissent  pas 
les  avoir  remarqués.  Aucun  écrivain  du  temps,  aucun  chroniqueur, 
à  notre  connaissance,  n'en  fait  mention.  Si  nous  n'avions  les  chartes 
et  les  arrêts  des  juges,  nous  ne  saurions  rien  de  cette  grande  ré- 
forme judiciaire.  Cela  prouve  qu'elle  s'opéra  sans  résistance,  car  la 
foule  ne  s'aperçoit  d'un  changement  que  quand  ce  changement  a 
provoqué  des  luttes.  C'est  la  lutte  seule  qui  lui  fait  comprendre  les 
événemens,  et  elle  les  mesure  k  la  vivacité  des  combats  ou  des 
souJTrances  qu'ils  ont  coûtés.  Aussi  les  plus  grandes  révolutions, 
c'est-à-dire  celles  qui  s'opèrent  du  consentement  de  tous,  par  un 
progrès  lent  et  par  une  nécessité  naturelle,  passent-elles  inaper- 
çues des  contemporains.  C'est  ce  qui  arriva  pour  cette  révolution 
de  l'ordre  judiciaûre.  On  ne  la  vit  pour  ainsi  dire  pas  s'accomplir,  et 
l'on  ne  put  par  conséquent  ni  en  mesurer  la  gravité  ni  en  deviner 
les  conséquences.  11  nous  reste  à  montrer  que,  par  ce  seul  change- 
ment dans  les  procédés  et  les  allures  de  la  justice,  tout  l'ordre  poli- 
tique et  soâal  du  moyen  âge  allait  être  bouleversé. 

FUSTEL   DE   CODLANGEË. 
{La  ijuatrième  partie  â  un  procham  n°.) 


,  Google 


RÉCITS  D'UN  SOLDAT' 


UHE  GAMPAaNB  DEVANT  PARIS. 


L'aspect  de  la  grande  ville  était  changé.  Ce  n'était  déjà  plus  le 
Paris  que  j'avais  quitté.  II  y  avait  un  air  d'effarement  partout;  les 
ménagères  couraient  aux  provisions;  on  chantait  encore  la  Mar- 
seillaise, mais  d'une  voix  moins  haute;  on  savait  à  quel  ennemi  on 
avait  affaire.  Cependant  l'orgueil  national,  l'orguei!  parisien,  pour- 
rais-je  dire,  se  tendait.  On  avait  été  battu,  c'est  vrai,  mais  sous  les 
murs  de  la  grande  ville  on  pouvait,  on  devait  vaincre.  La  popula- 
tion tout  entière  était  debout,  ïlle  avait  des  armes.  La  bourgeoisie 
et  le  peuple  semblaient  ne  faire  qu'un.  Les  remparts  et  les  forts  se 
hérissaient  de  canons.  Le  tambour  battait,  le  clairon  sonnait^  on 
faisait  l'exercice  sur  toutes  les  places.  Et  puis  la  république  n'avait- 
elle  pas  été  proclamée?  C'était  la  panacée;  quelques-uns  même,  les 
enthousiastes,  s'étonnaient  que  l'armée  du  prince  royal  ne  se  fût 
pas  dispersée  aux  quatre  vents  à  cette  nouvelle.  Ce  miracle  ne  pou- 
vait tarder.  D'autres,  il  est  vrai,  mais  n'osant  pas  exprimer  leur 
sentiment,  estim^ent  que  c'était  un  désastre,  et  que  ce  mot  seul 
paralyserait  la  défense  en  province.  Que  d'orages  d'ailleurs  dans  ces 
quatre  syllabes  qui  portaient  la  marque  de  931  mais  cela  était  en 
dessous  et  ne  se  faisait  jour  que  dans  les  conversations  intimes.  Le 
peuple,  qui  ne  travaillait  plus  et  jouait  au  soldat,  agitait  ses  fusils 
à  tabatière.  11  y  avait  une  grande  effervescence.  Le  gouvernement 
du  4  septembre  n'avait  qu'à  commander;  il  était  obéi.  On  attendait 
avec  anxiété,  avec  une  impatience  fiévreuse  où  il  y  avait  de  la  joie, 
le  retentissement  du  premier  coup  de  canon.  On  t'entendit,  et  la 

(<)  Voyei  U  fl«mM  du  I"  Inillet. 

nigiUrrlbyGOOglC 


668  uvn£  BbU  uaa.  uasinvs. 

population  qui  courait  au  Trocadéro  sut  enfin  que  le  cercle  de  fer 
de  l'armée  prussienne  se  fermait  autour  de  Paris. 

J'appartenais  alors  à  lai"  compagnie  du  3*  bataillon  àah'  zouaves- 
Le  capitaine  R...,  qui  en  avait  le  commandement,  avait  été  k  Sedan, 
et  j'avais  fait  sa  connaissance  k  l'Ile  de  Glairtis.  C'était  entre  les 
évadés  qui  en  a¥aient  paitagé  les  misères  coniaie  une  franc-maçoD- 
nerie.  Ce  nouveau  régiment  de  zouaves  dans  lequel  je  venais  d'être 
incorporé  se  composait  de  trois  bataillons  formés  avec  les  débris 
des  1",  2'  et  3'  régimens  d'Afrique.  Il  portait  le  n°  4;  mais  il  n'av^t 
pas  de  drapeau.  Il  fat  question  de  lui  délivrer  celui  que  les  zouaves 
du  3'  avaient  sauvé  de  Sedan.  Ce  qui  restait  de  ce  régiment  s'y  op- 
posa si  énergiquement  que  le  drapeau  troué  de  balles  fut  «  versé  u 
au  musée  d'artillerie. 

Bientôt  après  le  régiment  fut  envoyé  à  Courbevoie,  où  les  trois  ba- 
taillons furent  cantonnés,  et  le  3*  reçut  ordre  de  répartir  son  monde 
dans  les  petites  maisons  qui  sont  groupées  entre  le  village  et  le 
remblai  du  chemin  de  fiir.  Des  pioches  nous  avaient  été  distiibuées, 
et  sous  la  surveillance  des  officiers  une  centaine  de  bras  se  mirent 
à  Fœuvre  pour  créneler  les  pauvres  habilations  où  restaient  encore 
quelques  meubles.  Quelques  coups  vigoureux  sulTisaient  pour  percer 
les  murailles  et  faire  jouer  te  vent  de  chambre  en  chambre.  En  un 
tour  de  main,  le  village  fut  mfs  en  état  de  di^fense;  briques  et  moel- 
lons tombaient  de  ci,  de  là,  et  des  lucarnes  s'ouvraient  partout, 
propres  à  recevoir  lé  bout  des  chassepots.  Cétait  comme  si  Ton  se 
fût  attendu  à  l'arrivée  subite  des  Prussiens.  • 

On  ne  peut  pas  percer  des  murs  continuellement,  môme  quand 
c'est  inutile;  la  besogne  de  créneler  la  partie  du  village  que  nous 
occupions  av,iit  été  faite  en  un  jour.  Kous  ne  savions  rien  de  ce  qui 
se  passait  à  Paris.  Les  journées  s'écoulaient  lentement,  pesamment; 
nous  n'avions  pour  distiaction  que  les  grand' gardes  qu'on  nous 
envoyait  monter  sur  les  bords  de  la  Seine.  On  avait  l'émotion  de 
la  sur\einance.  On  nous  employait  aussi  aux  travaux  de  la  redoute 
de  CharievilTe;  mais  les  zouaves  qui  manient  ie  mieux  le  fusil  ma- 
nient tri'S  mal  la  pelle  et  la  pioche.  On  faisait  grand  bruit  autour 
des  brouettes,  et  la  besogne  n'avançait  pas.  Une  chanson,  un  récit, 
une  calembredame,  faisaient  abandonner  les  outils,  et,  quand  od 
les  avait  abandonnée,  on  ne  les  reprenait  plus.  Après  quelques  jours 
d'essai,  on  nous  remplaça  par  des  soldats  de  la  ligne  et  des  mo- 
biles. L'ennui  devenait  endémique  et  quotidien.  Un  exercice  de 
deux  Ëeures  en  coupait  la  longue  monotonie. 

Dn  jour  vint  cependant,  le  16  octobre,  où  le  bataillon  crut  qu'on 
allait  avoir  quelque  chose  à  faire;  quelque  chose  à  faire,  en  lan- 
gage de  îbuave,  signifiait  qu'on  avait  l'e^raoce  d'ua  combat.  On 


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nÈars  o'.\is  soldat-  âââ 

IPdrit  Ua  armes  avec. un  frémissemeiU  de  joie,  et  l'oa  nous,  dicigea  vens 
le  roodr-poiiiti  dâ  Gouxb&voH,.  où  dea  Jiatlaries  de  campagne  doub 
avaient  fcécédéSt.  Là.on  mit  VaxxD&  au  pâed,,  et  ou  attendit.  Aucun 
bruit  se  venait,  de  la  plaine^.  SLouns  nous  atUqjoaJî  gtas,  c'esLt^ue 
aoii&allîoaa< attaquer.  On.allendit  eacoce;  on  coutcs-ordre  arûvarOt 
on  nous  ramena  la  tête  basse  dana  dos  caotooi^inâos.. 

Le  lendemaiiLr  l'emuii.  reput  de  plus  belle.^  y  avait  déj^à  plus 
à'vQ.  mois  que  l.'îiiveslJsseineiLt  avait  commencé,,  et  je  n'avais  pas 
Mcoce  tiré  un  coup  ds  fufiïL  On  vidait  les  gamelles  deux  fois  pai* 
JBtu:,  on.  jouait  au  bouclioo,  on  ae  promenait  les  mains-  dans  les 
pociies,  on  péchait  &  la  ligna,  en  boucrait  sa  pîpe„  on  la  fumaîl,  on 
)a  bourrail,  da  nouveau^,  att  pegardait  leS'  petits.noages  blajscs  qui 
«'élevaient  au-deseua  du  Mont-Valérien  apfës  ebaqjifi  coup  de  ea^- 
■oa,  on  s'intéreatiait  au  vol<dee-obus,  on  diercbait  une  place  où  dor- 
Hiir  au  soleil  dans  l'benbef. 

Cependant  h  21  odobce  on  nous  fu  prendra  les-  anaies  de  grand 
maJin.  Le  bataillon  a'èbranla;  il  avait  La  pas  léger.  Pou£  ma  parL, 
je  n'étais  point  fàcbé  du  voir  ce  que  c'était  qa'une  aHalre  en  ligne. 
ïout  m^'intéreseaiLdans  catiâ  marchfl'  au  clair  soleil  d'automne.  Le 
remblai  du  cbemin  du  fer  fi:aiicbi*  oa  nous  fit  faù-e  balte.  Pour'- 
qnoi?  L'esprit  fFondeur  qui,  sous  le  premifir  empire,  avait  cempli 
la  vieille  garde  de  grogDaiidâ,.s!exbalaLt  déjà  dans  nos  rangs  en  quo- 
libets et  sa  réfleiûoiiS' ironiques,  et  coauBemân  serre-file  demandait 
àvoixba&se  la  cause  de-oa  temps  d'arrêt:  —  Ab!  tuveux5atroir,.toi 
qui  ss-  «mieujE,  pourquoi  on  .noua'  fait  attfodrâ  les  pieds  dans,  la 
Dosée,  au  risque  de  nous  faire  attns^er  des^ rhumes  de  cerveau?  dit 
ma  ci^oral;  je  vais  te  le  dire  en  conûdeBce,  mais  à  la  condition,  que 
tu  gar derafi  ce  secret  pour  toi.  —  BL,  sans-  attendre  la  répoaae  du 
omarade,  le  capoiaU.  se  flùsant  de  ses  deux,  mains,  un  porte-voLx, 
reprit  d'une  vola:  souide  :  —  Voiâ-(a,  petit,  ou  attend  pour  donner 
aux  Pi^saiens,  quii  sont  à  ûâner  sur  une  langue  lignQ„le  Icùsic  da 
se  rassenobler  eo  tas..(.  C'est  une  luse  de  guerre.  —  Les  soldats  se 
Mirent  à  siixt,  les  ofluiiers  firent  semblant  de  n'a^ioir  rien  entendji. 
J'ai  pu  rciriarquer  depuis  lors  que  est  ee^trit.  gouailleur,,  pour  me 
■ervîr  du  terme  parisien,,  est  une:  des  habltudesvje  pourcais  dire 
des  traditions  de  l'armée.  liUe  a'a.  point  d'idiluence  sur  le  coucaga 
pffl^onnal  du.  soldat,  ni  mftme  sur  la.  dificipJine-  Le  soldat  entretient 
aa  gatié  aux  dépous  de  s«s  chefs;. mais,, bien  cominandé.  il  marcha 
bravement,  et,  s'il  r,iussit,  il  se  moque  au  bivouac  de  sa  propre  rail- 
lerie. \«rs  onze  buures,  le  bataillDn  repsitaa  marché.  Le  coatre-ordre 
qo'oa  redoutait  ft'ôUiit  pas  venu.  Nanterre  fut  traversé.  Il  n'y  a»ait 
personne  sur  le  pas  des  maisons.  Le  village  des  rosj^es  svait.  un 
aspeU  désnlé.  Les  uiagasiaa  ôtaient.  fermés.  Les  faaôtres  doses,  le 

nigiUrrlbyGOOglC 


560  B£\'UE   DES  DEUX  MONDES. 

silence  partout.  Le  bruit  de  notre  marche  cadencée  sonDai|;  entre  la 
double  rangée  des  maisons  vides.  Parfois  cependant  les  têtes  de 
quelques  habitans  obstinés  apparaissaient  derrière  un  pan  de  ri- 
deau. Nous  avancions  le  long  de  la  levée  du  cbemin  de  fer  de 
Saint-Germain  dans  la  direction  de  Gbatou,  laissant  derrière  nos 
files  la  station  de  B^eil-Bougival. 

II  me  serait  impossible  d'exprimer  ce  qui  se  passait  en  moi,  tan- 
dis que  je  parcourais,  le  chassepot  sur  l'épaule,  en  compagnie  de 
quelques  milliers  de  soldats,  ce  pays  charmant  dont  je  conDaissais 
les  moindres  coins.  Hes  yeux  regardaient  en  avant,  et  ma  pensée 
regardait  en  arrière.  Une  partie  du  3'  bataillon  servait  de  soutien  à 
l'artillerie,  qui  tirait  à  volées  sur  la  Malmaison  et  la  Celle-Salot- 
Cloud,  d'où  les  batteries  prussiennes  répondaient  faiblement.  Les 
obus  qu'elles  nous  envoyaient  dépassaient  nos  canons  et  tombaient 
près  de  nous;  mais,  reçus  par  une  terre  humide  et  meuble,  ces  pro- 
jectiles n'éclataient  pas  tous  et  nous  faisaient  peu  de  mal.  J'avais 
oublié  Bougival  et  les  promenades  faites  en  canot  en  d'autres  temps 
pour  ne  plus  m' occuper  que  des  obus  :  ils  silBaient  l'un  après  l'autre 
et  continuaient  à  tomber  tantAt  plus  loin,  tantôt  plus  près.  Cette 
immobilité  à  laquelle  nous  étions  tous  condamnés  est  l'une  des 
choses  les  plus  insupportables  qui  se  puissent  imaginer.  Elle  con- 
stitue, je  le  sais,  l'une  des  vertus  essentielles  de  toute  armée,  la 
constance  et  le  sang-froid  dans  le  péril;  mais  quelle  anxiété  et  sur- 
tout quelle  irritation  !  Les  nerfs  se  preonent,  et  l'on  a  aous  la  peaa 
des  frissons  qui  ne  s'effacent  que  pour  revenir.  J'avais  passé  par 
Sedan,  où  les  balles  et  les  projectiles  pleuvaient  et  faisaient  voler  la 
pierre  et  les  briques  des  murailles,  l'eau  des  fossés,  la  poussière 
du  chemin  ;  mais  là  j'étais  dans  l'action ,  je  faisais  le  coup  de  feu, 
j'avais  le  mouvement  avec  le  danger.  J'affectai  cependant  une  tran- 
quillité qui  n'était  pas  dans  mon  cœur.  C'était  comme  un  nouveau 
baptême  que  je  recevais,  et  je  voulais  m'en  montrer  digne.  Nos 
yeux  cherchaient  à  découvrir  la  batterie  d'où  nous  venaient  ces 
obus;  ils  n'apercevaient  rien  qu'un  peu  de  fumée  blanche  s' élevant 
en  flocons  derrière  un  bouquet  d'arbres. 

L'ordre  de  pousser  plus  avant  arriva  enfin,  et  bientôt  après  le 
bataillon  était  déployé  en  tirailleurs  dans  la  plaine  qui  s'étend  entre 
le  chemin  de  fer  américain  et  la  Seine.  Nous  étions  tous  couchés  à 
plat  ventre,  l'un  derrière  un  buisson,  l'autre  dans  un  fossé,  celui-là 
à  l'abri  d'un  arbre,  celui-ci  dans  le  creux  d'un  sillon.  Chacun  cher- 
chait un  abri,  chargeait  et  tirait.  J'avais  devant  moi,  au  bord  dn 
chemin  de  halage,  la  guinguette  du  père  Maurice,  si  chère  aux 
peintres,  çt  sur  ma  droite,  dans  l'Ile  de  Croissy,  cette  grenouillère 
d'où  partent  tant  de  rires  en  été.  Les  magnifiques  trembles  de  l'Ile 


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RECITS  0  CN   SOLDAT.  561 

s'étaient  revêtus  de  teintes  superbes,  on  distinguait  à  travers  les 
arbrisseaux  de  la  rive  les  cabanes  si  bruyantes  encore  au  mois 
d'août,  et  maintenant  le  roulement  du  canon  et  !e  crépitement 
de  la  fusillade  remplaçaient  la  galté  d'autrefois.  On  tirait  sur  nous 
des  maisons  de  Bougivaii  nous  nous  mimes  à  tirer  sur  Boiigival.  Le 
mai  que  nous  faisions  n'était  pas  grand. -Quelquefois  nous  avan- 
cions, quelquefois  nous  reculions;  l'intensité  plus  ou  moins  vive  du 
feu  y  était  pour  quelque  chose,  les  ordres  qu'on  nous  donnait  pour 
le  reste.  Un  pauvre  zouave  de  seconde  classe,  qui  n'avait  vu  qu'une 
défaite  et  une  capitulation,  n'a  pas  d'avis  à  émettre  sur  des  opéra- 
tions de  guerre;  il  me  semblait  cependant  que  cette  affaire  était 
menée  sans  vigueur  et  surtout  sans  ensemble.  Cependant  on  se  bat- 
tait ferme  autour  de  la  Malraaison.  Le  parc  était  en  feu;  les  pierres 
et  le  plâtre  du  mur  d'enceinte  sautaient  en  éclats.  Je  tiraiilai;^  tou- 
jours. Je  regardais  tomber  les  branches  des  arbrisseaux  coupées  par 
les  balles  comme  avec  une  serpe.  C'est  là  que  pour  la  première  fois 
j'ai  remarqué  cet  air  de  stupéfaction  que  prend  le  visage  d'un 
homme  frappé  à  mort.  C'est  de  l'LfTarement.  Il  y  en  a  qui  restent 
foudroyés.  J'avais  près  de  moi  un  zouave  qui  chargeait  et  déchar- 
geait son  chassepot  accroupi  derrière  un  saule.  II  en  appuyait  le 
bout  sur  la  fourche  de  deux  branches,  et  ne  lâchait  son  coup  qu'a- 
près avoir  visé.  De  temps  à  autre,  je  le  regardais.  Un  instant  vint 
où,  ne  l'entendant  plus  tirer,  je  me  retournai  de  son  côté.  Il  était 
immobile,  la  tête  penchée  sur  la  crosse  de  son  fusil,  le  doigt  à  la 
gâchette,  dans  l'attitude  d'un  soldat  qui  va  faire  feu.  Un  fdet  de 
sang  coulait  sur  son  visage  d'un  trou  qu'il  avait  au  front.  Il  était 
mort.  Aucun  de  ses  membres  n'avait  remué.  Une  sonnerie  de  clai- 
ron nous  fit  commencer  un  mouvement  de  retraite.  On  reculait, 
puis  sur  un  nouveau  signal  on  s'arrêtait.  Des  oBus  passaient  sur 
nos  têtes;  mais,  chemin  faisant,  nos  baïonnettes  trouvaient  à  s'oc- 
cuper. Elles  nous  servaient  à  fouiller  les  champs  et  à  en  arracher 
de  bonnes  pommes  de  terre  que  nous  glissions  dans  nos  poches. 
L'ordinaire  se  faisait  incertain,  et  quelques  légumes  venaient  à  pro- 
pos pour  en  varier  la  maigreur.  Un  temps  se  passa  mêlé  de  hiiltes 
et  de  marches,  après  lequel  un  ordre  définitif  nous  fit  rentrer  dans 
nos  cantonnemens. 

Le  village  de  Nanterre,  que  nous  avions  traversé  une  première 
fois  en  tenue  de  campagne,  devint  un  lieu  de  promenade.  Ce  vil- 
lage avait  une  physionomie  particulière  qui  brillait  par  l'originalité. 
On  ne  pouvait  pas  dire  qu'il  fût  peuplé;  on  ne  pouvait  pas  dire  non 
plus  qu'il  fût  désert.  H  y  avait  des  habttans;  quelques-uns  étaient 
de  Nanterre  certainement,  mais  d'autres  avaient  été  conduits  là  par 
les  hasarda  de  la  guerre;  Nanterre  me  rappelait  ces  pays  frontière> 


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602  RBTCE  DES   DEOX  UOHDES. 

dont  il  est  question  dans  les  romans  de  WaJter  Scott,  et  que  les 
gens  de  la  plaine  et  de  la  montagne  plllûent  allernaUremeut.  Un 
certain  commerce  interlope  s'était  établi  dans  le  village,  situé  i 
égale  dbt:tnce  de  Courberoie  et  da  Itueil.  Patrouilles  françaises  et 
reconnaissances  prussiennes  s'y  promenaient  avec  la  même  ardeur. 
On  y  échangeait  des  coups  de  fusil,  mais  dans  l'intervalle  les  habi- 
tans  vendaient  du  tabac  aux  uns  et  aux  autres  sur  le  pied  de  la 
plus  parfaite  égalité.  Si  les  coups  de  feu  partaient,  les  babitans 
rentraient  chez  eux  et  se  tenaient  cois.  La  bourrasque  éteinte,  ils  oa- 
vraient  la  fenêtre,  risquaient  on  œil  dans  la  rue,  et,  sûrs  que  tout 
danger  avait  momentanément  disparu,  quittaient  leurs  maisons 
comme  des  lapins  leurs  terriers  «pris  le  départ  des  chasseurs. 

On  nous  envoyait  de  grand' garde  aux  bords  de  la  Seine.  Nous 
passions  là  ordinairement  vingt-quatre  heures,  quelquefois  qua- 
rante-huit. C'étaient  pour  les  zouaves  du  3'  bataillon  des  jours  de 
fête.  A  peine  arrivés  autour  de  la  redoute  qui  nous  servait  de  quar- 
tier-général, chacun  de  nous  se  f&ulilaît  du  côté  d'une  sorte  de  tran- 
chée creusée  au  bord  de  l'eau,  en  ayant  soin  de  se  défiler  des  balles, 
et  on  ne  perdait  plus  de  vue  la  rive  opposée.  C'était  la  chasse  i 
l'homme.  J'avais  trop  lu  les  romans  de  Fenïmore  Cooper  pour  ne 
pas  me  rappeler  les  pages  palpitantes  où  il  raconte  les  prouesses 
du  Cerf-Agile,  du  Renard-Subtil  et  de  la  Longue-Carabine:  mais 
qui  m'eût  dit  à  cette  époque  qu'un  jour  viendrait  où,  embusqué 
moi-même  dans  un  trou  fait  en  plein  champ,  j'attendrais  le  pas- 
sage  d'un  ennemi  pour  lui  envoyer  uue  balle,  et  cela  à  une  Ûeue 
d'Asnières? 

La  nuit  venue,  des  distractions  nouvelles  nous  étaient  offertes. 
La  presqu'île  de  Gennevilliers,  qui  s'ouvrait  devant  nous  eutre  les 
replis  de  la  Seine,  était  un  champ  ouvert  à  de  longues  promenades. 
Quelquefois  ces  reconnaissances  partaient  sous  la  conduite  d'un 
sergent;  quelquefois  nn  caporal  réunissait  quatre  hommes  et  se 
mettait  en  marche  à  (a  tête  de  son  petit  corps  d'armée.  La  coDsigne 
étut  courte  et  sévère  :  tout  regarder  et  se  taire.  On  parcourait  l'tle 
en  tout  sens,  silencieusement,  comme  des  Peaux-Rouges.  Quand 
nous  suivions  le  bord  de  la  rivière,  où  les  Prussiens  pouvaient  avoir 
l'idée  de  jeter  un  pont  de  bateaux,  on  se  glissait  à  plat  ventre;  de 
temps  en  iemps  on  s'arrêtait  et  on  écoutait;  puis  on  rentrait  et  on 
dormait  comme  des  souches.  Au  réveil,  nous  nous  arrachions  les 
journaux  pour  savoir  ce  qui  se  passait  k  Paris.  Je  commençais  i 
m'expliquer  comment  il  se  fait  qu'on  peut  être  mêlé  à  tous  les  hasards 
d'une  bataille  sans  en  rien  savoir.  Uu  soldat  ne  voit  jamais  que  le 
poiat  précis  où  il  charge  et  déchaîne  son  fusil,  le  capitaine  peut  n- 
oonter  l'histoire  de  sa  compagnie,  im  colonel  celle  de  son  régim^t; 
l'un  a  combattu  le  long  d'un  ruisseau,  l'autre  auprès  d'un  bouquet 

D,g,t7„lb,.GOOgIC 


KÈCITS  n'm  SOIDAT.  Mi 

de  bois.  I!  y  a  des  batûUons  entiers  qui,  tenas  en  réserve  dans  un 
pli  de  terrain,  n'ont  vu  que  de  la  fumée  et  entendu  que  du  bruit. 
C'est  pourquoi  un  caporal  a  pu  ine|dire  en  toute  vérité  et  avec  l'ac- 
cent de  la  conviclion  :  —  La  bataille  de  Wissembourg,  où  j'étais,  c'est 
un  cbamp  de  betteraves  autour  duquel  on  s'est  beaucoup  battu...  A 
sis  heures,  il  a  fallu  l'abandonner...  Un  de  mes  hommes  y  a  perdu 
son  sac.  —  il  n'y  a  que  le  général  eo  chef  qui  puisse  dire  comment 
les  choses  se  sont  passées,  et  encore  senlement  après  que  les  rap- 
ports des  chefs  de  corps  lui  sont  arrivés. 

J'obtenÛB  quelquefois,  mais  rarement  et  non  sans  peine,  une 
permission  pour  venir  voir  mes  parens.  Paria  avait  un  aspect  tran- 
quille. Si  on  n'avait  pas  entendu  une  furieuse  canonnade,  on  aurait 
pu  croire  que  rien  d'extraordinaire  ne  s'y  passait.  Il  fallait  parfois 
faire  un  effort  de  mémoire  pour  se  rappeler  que  trois  ou  quatre  cent 
mille  Prussiens  campaient  aux  environs.  On  croyait  à  la  victoire.  Je 
ne  pouvais  pas  m'empècher  d'avoir  moins  de  confiance  :  j'avais  vu 
Sedan.  Je  ne  faisais  part  de  mes  appréhensions  qu'à  un  petit  nombre 
d'amis  particuliers.  En  dehors  de  leur  cercle  intime,  on  m'eût  pris 
pour  un  foQ  ou  pour  un  agent  de  M.  de  Bismarck.  On  était  encore 
dans  la  période  de  l'enthousiasme  joyeux.  Paris,  avec  sa  ceinture 
de  forts,  paraissait  une  ville  inexpup;nable.  Le  moyen  qu'une  armée 
de  quatre  cent  mille  hommes  fût  forcée  dans  ses  retranchemens,  et 
la  Prusse,  malgré  la  landwehr  et  le  landsturm,  empécberait-elle  la 
province  soulevée  de  donner  la  main  à  Paris?  Les  orateurs  ne  man- 
quaient pas  pour  développer  ce  thème,  qui  renfermait  en  germe  l'es- 
poir d'un  triomphe  éclatant.  Chaque  restaurant  possédait  un  groupe 
de  ces  stratégistes  qui  prenaient  des  redoutes  et  brisaient  des  lignes 
entre  un  beefsteak  de  cheval  et  une  mince  tranche  de  fromage.  Les 
Prussiens  repoussés  et  )e  café  pris,  on  était  fort  gai. 

Après  la  malheureuse  affaire  du  Bourget,  vers  le  15  ou  20  no- 
vembre, le  &*  zouaves  reçut  dans  ses  cadres  un  certain  nombre  de 
louaves  et  de  chasseurs  de  l'ex-garde  qui  étalent  en  dépôt  à  Ssùnt- 
Denis  :  ils  furent  répartis  dans  les  1"  et  2*  bataillons;  quant  au  8*, 
on  en  compléta  l'effectif  par  une  compagnie  de  turcos,  dont  la  plu- 
part étaient  nés  en  France  et  plus  spécialement  à  Paris.  Cependant, 
parmi  ces  recrues,  on  complût  à  peu  près  une  cinquantaine  de  vé- 
ritables Africains,  Arabes  ou  Kabyles,  rompus  au  métier  des  armes, 
et  qui  avaient  vu  les  batailles  de  l'est.  Désormais  il  n'y  eut  plus 
dans  la  ville  assiégée  d'autres  zouaves  que  ceux  du  A'  régiment. 

Dans  les  derniers  jours  du  mois  de  novembre,  un  frémissement 
parcourut  nos  bataillons.  Des  bruits  circulaient  qui  nous  faisaient 
croire  qu'on  allait  se  battre.  D'où  venaient-ilsT  On  n'avait  aucun 
renseignement  officiel,  et  on  sentait  qu'ils  ne  mentaient  pas.  Ceux 
qui  comptaient  le  plus  sur  la  bataille  faisaient  semblant  de  n'y  pas 

,  Google 


56JI  BEVUE   DES   DBUX  UONDES. 

croire.  —  Ce  sont  des  mots  en  l'air  pour  nous  amuser!  disaient  les 
uns.  —  On  a  déjà  perdu  trop  de  temps  pour  n'en  pas  perdre  en- 
core, reprenaient  les  autres.  Mais  tous,  ceux  qui  grondaient  et  ceux 
qui  raillaient,  astiquaient  leurs  armes  et  passaient  la  revue  de  leurs 
chaussures,  cette  grande  préoccupation  du  fantassin.  On  ne  s'en- 
nuyait plus;  on  allait  voir  des  Prussiens.  Ce  ne  serait  pas  comme 
dans  la  plaine  de  Gennevilliers,  où  pas  un  ne  se  montrait  jamais. 
Enfin,  au  plus  fort  de  cette  agitation  et  de  cette  impatience,  le 
28  novembre  on  reçut  l'ordre  de  partir.  Le  matin,  au  point  du  jour, 
on  forma  le  cercle,  et  la  fameuse  proclamation  du  géiiéral  Ducrot 
fut  lue  au\  compagnies.  Quel  silence  partout!  Arrivé  au  passage  cé- 
lèbre :  Il  je  ne  rentrerai  à  Paris  que  mort  ou  vicLorieux!  »  un  étraiv- 
glement  subit  coupa  la  voix  de  mon  capitaine.  11  porta  la  main  à 
ses  yeuT,  qui  ne  voyaient  plus.  J'étais  auprès  de  lui.  —  Fourrier, 
me  dit-il  en  me  pa.ssant  la  proclamation,  lisez  pour  moi.  —  J'achevai 
cette  lecture  d'une  voix  nerveuse  que  l'émotion  faisait  trembler 
un  peu.  II  y  eut  un  frisson  dans  les  rangs.  J'avais  chaud  dans  la 
poitrine. 

Le  général  Ducrot  n'est  pas  mort  et  n'a  pas  été  victorieux;  mais 
faut-il  lui  faire  un  crime  de  quelques  paroles  inutiles  écrites  avec 
trop  de  précipitation?  C'était  un  peu  la  mode  alors,  une  sorte  de 
manie  qui  s'était  emparée  des  généraux  aussi  lien  que  des  orateurs 
de  carrefour  et  des  gardes  nationaux.  Tous  parlaient  et  prenaient 
à  ta  hâte  de  ces  engagemens  superbes  que  les  événemens  ne  per- 
mettent  pas  toujours  de  tenir.  Souvent  la  mort  ne  i-épond  pas  à  ceux 
qui  l'appellent.  Dix  fois  le  général  Ducrot  a  chargé  liravement  à  la 
tète  de  ses  troupes,  et  dix  fois  les  balles  et  les  obus  ont  tourné  au- 
tour de  lui  sans  l'atteindre.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'elTcil  produit  par  les 
paroles  du  général  Ducrot  fut  très  grand  ;  elles  électrisaient  tout  le 
monde,  elles  Hattaient  l'orgueil  national.  C'est  un  peu  la  faute  de  la 
France  si  on  lui  en  prodigue  en  tou^e  occasion;  elle  les  aime,  elle 
se  paie  de  mots,  et  croit  tout  S[iuvé  quand  des  phrases  éclatantes 
sonnent  à  ses  oreilles;  mais  ensuite,  quand  les  Français  se  réveillent 
en  face  de  la  réalité  triste  et  nue,  ils  crient  à  la  trahison. 

Le  régiment  se  rendit  de  Courbevoie  à  la  porte  Maillot;  il  mar- 
chait d'un  pas  ferme  et  léger  malgré  le  poids  des  sacs.  Li  le  chemin 
de  fer  de  ceinture  nous  prit,  et  nous  descendit  à  Charoone.  Il  était 
six  heures  et  demie  do  soir  au  départ;  la  nuit  était  donc  tout  h  fait 
noire  quand  nous  atteignîmes,  rangés  en  colnnne  de  marche,  le  bois 
de  Vincennes,  que  nous  devions  traverser.  On  apercevait  dans  les 
profondeurs  du  bois  et  le  long  des  avenues  les  feux  de  bivouac  al- 
lumés. Il  faisait  un  froid  âpre  et  dur.  Le  vent  qui  secouait  les  ra- 
meaux dépouillés  des  arbres  faisait  osciller  les  flammes  et  projetait 
dans  l'ombre  des  lueurs  bizarres  et  flottantes.  Ces  massifs  étaient 

n,gH7cdb/G00gIc 


BÉciTS  d'on  soldat.  565 

soudainement  éclairés,  d'autres  plongés  dans  les  ténèbres.  Les 
armes  en  faisceau  brillaient  et  semblaient  lancer  des  éclairs  subits. 
Tout  autour  des  brasiers,  des  groupes  de  soldats  étaient  couchés. 
Les  uns  dormaient  roulés  dans  leur  couverture;  on  les  voyait  comme 
des  boules,  la  tête  cachée  sous  un  pli  de  laine;  d'autres,  assis,  les 
coudes  sur  les  genoux,  le  visage  à  la  flamme,  qui  les  couvrait  de 
olartés  rouges,  semblaient  réfléchir,  le  menton  pris  dans  les  mains. 
D'autres  encore,  accroupis,  tisonnaient  et  faisaient  jaillir  du  foyer  des 
gerbes  d'étincelles  qui  les  couvraient  de  reflets  pourpres  :  c'était  un 
spectacle  à  la  fois  triste  et  doux.  Il  devenait  terrible  par  la  pensée 
quand  l'esprit  se  représentait  cette  ma^se  d'hommes  sb  levant  et  se 
jetant  sur  d'autres  hommes  pour  les  tuer.  Le  bruit  de  notre  marche 
cadencée  qui  se  prolongeait  sous  les  futaies  réveillait  à  demi  les 
soldats,  ou  attirait  l'atteniion  de  ceux  qui  veillaient.  Ils  tournûent 
la  tète,  nous  contemplaient  un  instant  en  silence,  puis  retombaient 
dans  lei;r  sommeil  ou  leur  immobilité. 

Le  bois  de  Vïncennes  traversé,  je  ne  vis  plus  derrière  moi  qu'un 
rideau  noir  baigné  d'une  lueur  rouge  qui  s'éteignait  dans  la  nuit,  et 
que  piquaient  des  points  lumineux;  nous  marchions  toujours.  C'est 
ainsi  que  nous  traversâmes  Nogent,  le  village  après  le  bois;  mais 
alors  des  ordres  transmis  à  la  hâte  nous  faisaient  faire  de  courtes 
baltes.  Les  ïouaves  en  profitaient  pour  soulager  leurs  épaules  par 
cette  secoussa  rapide  qui  relève  le  sac,  et  dont  leurs  muscles  ont 
l'habitude.  Les  deux  mains  sur  le  canon  de  leur  fusil,  ils  atten- 
daient, et  après  quelques  minutes  ils  reprenaient  leur  marche.  Un 
moment  vint  cependant  où  toute  la  colonne  s'arrêta.  Je  déposai 
mon  sac  avec  une  sorte  de  volupté  ;  mes  reins  pliaient  sous  le 
poids. 

Les  ofliciers  passèrent  sur  le  front  des  compagnies,  et  firent  for- 
mer les  faisceaux  en  assignant  leur  lieu  de  campement  à  chacune 
d'elles.  —  Inutile  de  dresser  les  tentes,  et  surtout  pas  de  feu,  nous 
dit-on.  —  L'action  devait  donc  s'engager  de  bonne  heure?  l'ennemi 
était  donc  bien  près?  Des  chuchotemens  légers  coururent  dans  les 
rangs,  puis  chacun  commenç;.  ^es  préparatifs.  Savait-on  combien 
de  nuits  on  avait  encore  à  dormir?  Le  froid  piquait  ferme,  je  pris 
ma  couverture  et  mon  capuchon  avec  lesquels  je  m'enveloppai,  et 
bien  serrés  l'un  contre  l'autre  pour  nous  tenir  chauds,  mon  sergent- 
major  et  moi,  nous  nous  étendîmes  sur  l'herbe  trempée  de  rosée. 
Presque  aussitôt  nous  dormions. 

Ce  sentiment  de  froid  qui  précède  le  matin  nous  réveilla.  Le  ré- 
giment fut  sur  pied  en  quelques  minutes.  A  genoux  dans  la  rosée, 
chacun  roula  sa  couverture  encore  himide  et  la  boucla  sur  le  sac. 
Il  faisait  presque  nuit;  nos  regards  interrogeaient  l'horizon.  Les 
compagnies  se  rangeaient  dans  l'ombre,  on  en  voyait  confuse 


C\>oglc 


686  KETtlE  DES  DEUX  HONDES. 

ment  les  ligoes  noires;  des  murmures  de  voix  en  sortaient.  Une 
anxiété  sourde  nous  dévorait;  des  soldats  essuyaient  le  canon  de 
leur  fusil  avec  les  pans  de  leur  capuchon,  ou  cherchaient  des  chif- 
fons gras  pour  en  nettoyer  la  culasse;  d'autres  serraient  leurs 
guêtres.  11  se  faisait  de  place  en  place  des  mouvemens  pleins  de 
sourdes  rumeurs;  dea  officiers  toussaient  en  se  promenant;  l'obscu- 
rité s'en  allait;  deux  heures  se  passèrent  ain^.  La  route  par  laquelle 
nous  étions  venus  et  qui  s'étendait  derrière  nous  était  encombrée 
de  convois  de  vivres,  de  régimens  en  marche  et  de  trains  d'artil- 
lerie. On  entendait  le  cahot  des  roues  dans  les  ornières  et  les  jurons 
des  conducteurs;  les  soldats  filaient  par  les  bas  câtés. 

Les  crêtes  voisines  s'éclairèrent,  tout  le  paysage  m'appanit;  non» 
avions  campé  entre  les  forts  de  Nogent  et  de  Rosny.  Une  forêt  de 
baïonnettes  étîncelaii.et  des  files  de  canons  passaient.  A  huit  heures, 
l'ordre  vint  de  mettre  sac  au  dos.  La  colonne  s'ébranla,  on  se  re- 
garda; chaque  regard  semblait  dire  :  Ça  va  chauffer!  fJous  écoutions 
toujours;  le  canon  allait  gronder  certainement.  Les  minutes,  les 
quarts  d'heure  s'écoulaient;  quelques  sons  rares  fendaient  l'air;  nous 
marchions  alors  sur  une  sorte  de  petit  plateau  qui  descendait  en 
pente  douce  jusqu'au  remblai  du  chemin  de  fer  de  l'est.  Là  tout  à 
coup  le  régiment  s'arrêta,  nous  avions  parcouru  800  mètres.  —  Ce 
sera  pour  tout  à  l'heure,  se  dit-on. 

Quelques  minutes  après,  nous  avions  mis  has  nos  sacs,  et  no» 
officiers,  prévenus  par  î'état-major,  nous  invitaient  à  faire  la  soupe. 
Cette  invitation  est  toujours  une  chose  à  laquelle  le  soldat  se  rend 
avec  plaisir  :  ces  cuisines  en  plein  vent  si  tôt  creusées  au  pied  d'un 
mur  et  sur  les  talus  d'une  haie  l'égaient  et  le  réconfortent;  mais  en 
ce  moment  elle  fut  reçue  avec  de  sourds  murmures.  Était-ce  donc 
pour  manger  la  soupe  qu'on  nous  avait  fait  venir  de  Courbevoie  à 
Nogent  !  A  quoi  pensaient  nos  généraux?  Leur  mollesse  deviendrait-' 
elle  de  la  paralysie?  Tout  en  grondant  et  grognant,  on  ramassait  du 
hois  et  on  allumait  le  feu.  Les  marmites  houillaîent,  les  gamelles  se 
rempfissaient;  mais  on  avait  l'œil  et  l'oreille  au  guet,  prêt  à  les  ren- 
verser au  moindre  signal.  Les  officiers  fumaient,  allant  et  venant  d'un 
air  ennuyé.  La  soupe  avalée,  chacun  de  nous  grimpa  sur  un  tertre 
ou  sur  le  remblai  du  chemin  de  fer  pour  regarder  au  loin.  Quelques 
coups  de  fusil  éclat^ent  par  intervalles.  Ëtait-ce  le  commencement 
de  l'action?  A  deux  heures,  on  nous  donna  l'ordre  de  camper.  Ce  fut 
comme  un  coup  de  massue.  Plus  de  bataille  k  espérer.  Ceux-à  se 
plaignaient,  ceux-là  juraient.  Pourquoi  ne  pas  nous  faire  planter  des 
pommes  de  terre?  Les  philosophes,  il  y  en  a  même  parmi  les  zouaves. 
Si  couchaient  au  soleil  sur  le  revers  d'un  fossé.  Les  curieux  s'en  al- 
laient en  quête  de  renseignemens.  J'appris  enfin  que  le  coup  était 
manqué.  On  remettait  la  bataille  au  lendemain.  La  Marne,  disait- 

nigiUrrlbyGOOglC 


RÉCITS  O'VR    EOLDIT.  567 

on,  avMt  subi  uoe  crue  dans  la  nuit,  et  le  pont  de  chevalets  s'était 
trouvé  trop  court.  Le  tablier  même  en  avait  été  emporté.  C'était 
encore  un  tour  de  cette  malechance  qui  nous  poursuivait  depuis  Wis- 
sembourg.  Ce  pont  trop  court  m'éuâl  suspect.  Il  me  sembla  qu'on 
mettait  au  compte  de  la  Marne  une  mésaventure  dont  la  responsa- 
bilité retombait  sur  nos  ingénieurs.  Les  chuchotemens  de  bivouac 
me  firent  supposer  bientôt  que,  dans  lem-s  calculs,  les  constructeurs 
du  pont  s'étaient  trompés  d'une  douzaine  de  mètres  à  peu  près.  — 
En  somme,  ce  n'est  qu'un  retard  de  quelques  heures,  disaient  les 
optimistes. 

Il  est  vrai  que  ce  retard  profitait  aux  Prussiens  en  raison  directe 
du  tort  qu'il  nous  portait.  —  A  présent  Os  sont  avertis;  nous  en 
aurons  demain  des  bandes  sur  le  dos,  répétaient  les  vieux.  Le  jour 
tomba;  à  six  heures,  l'avis  passa  de  rang  en  raflg  qu'une  distribution 
serait  faite  à  Montreuil. — Ici  les  hommes  de  corvée!  cria  mon  ser- 
gent. C'était  une  promenade  de  trois  kilomètres  qu'on  nous  pro- 
posait, et  il  ne  dépendait  pas  de  moi  de  la  refuser,  lin  camarade  me 
fit  observer  que  trois  kilomètres  pour  aller  et  trois  kilomètres  pour 
revenir,  cela  faisait  six  kilomètres.  Il  m'était  impossible  de  discuter 
l'évidence  de  ce  calcul,  mais  ce  n'était  pas  une  raison  pour  jrester. 
Il  faisait  un  froid  vif  qui  rendait  la  marche  facile.  Qui  sait?  on  au- 
rait peut-être  la  chance  de  rencontrer  un  cheval  mort  sur  lequel 
on  taillerait  un  bon  morceau. 

Tout  en  causant,  on  avance;  point  de  cheval  mort.  Des  corlieauz 
qui  volent,  et  autour  d'une  ferme  en  ruine  pas  une  poule.  Nous  ar- 
rivons enfin  et  préparons  nos  sacs.  Rien,  ni  pain  ni  viande.  Dans 
ces'  occasions,  le  soldat  ne  ménage  pas  l'intendance  ;  les  épithètes 
pleuvent.  Cependant  on  apprend  tout  à  coup  qu'il  y  a  quelque 
chose.  Quoi?  Les  sourires  reviennent.  On  retourne  aux  sacs,  et  l'on 
nous  distribue  quelques  morceaux  de  sucre  et  quelques  grains  de 
café.  Tristement  il  fiillut  reprendre  le  chemin  que  nous  avions  par- 
couru. Bientôt  !a  magnificence  du  spectacle  qui  se  déroulait  sous  mes 
yeux  me  fit  oublier  ma  fatigue.  Je  ne  regrettai  plus  d'être  venu.  Tout 
l'horizon  était  constellé  de  feux.  On  en  voyait  dans  la  nuit  obscure 
les  lueurs  vacillantes,  qui  se  profilaient  en  longues  lignes  et  dispa- 
raissaient dans  l'éloignement.  Ici  c'étaient  des  brasiers;  là  des  étin- 
celles. Un  vent  léger  secouait  ces  feux  de  bivouac  qui  couvraient  la 
nuit  de  clartés  rouges.  Dans  l'ombre  passaient  les  silhouettes  des 
sentinelles.  On  entrevoyait  des  squelettes  d'arbres  et  vaguement 
les  cdnes  blancs  des  tentes.  J'étais  seul.  Derrière  moi,  j'entendaj^ 
le  pas  traînant  et  les  chuchotemens  irrités  de  mes  camarades.  Du 
côté  des  Prussiens,  rien  ;  ta  nuit  noire  et  profonde.  Je  rentrai  sous 
la  tente  avec  un  sentiment  de  bien-être  indéfinissable;  encore  ébloui 
par  l'étrangeté  de  ce  spectacle,  oà  les  jeux  de  la  lumière  donnûent 

,  Google 


568  REVUE   DES    DEUX   ÏIONDES. 

à  l'ombre  des  appai-eoces  fantastiques,  je  me  roulais  dans  ma  cou- 
TCflure;  nous  devions  nous  lever  le  lendemain  à  quatre  heures. 
Aucune  idée  de  mort  ne  me  préoccupait  :  j'avais  cette  idée  bizarre, 
mais  enracinée,  que  rien  jamais  ne  m'arriverait. 

A  quatre  heures,  nous  étions  tous  debout;  c'était  la  fameuse  jour- 
née du  30  novembre  qui  allait  commencer.  Lu  mouvement  silec- 
cieux  animait  notre  campement.  Accroupi  comme  les  autres  dans 
ta  rosée,  je  défaisais  ma  tente  et  eu  ajustais  les  piquets  sur  le 
sac.  On  n'y  voyait  presque  pas.  Quelques  tisons  fumaient  encore; 
des  zouaves  présentaient  leurs  mains  à  la  chaleur  qui  s'en  déga- 
geait. Quelques-uns  parlaient  bas.  11  y  avait  comme  de  la  graViti 
dans  l'air.  Nos  oQiciers,  la  cigarette  aux  lèvres,  allient  autour  de 
nous  comme  des  chiens  de  berger.  Quelques  soldats  se  promenaient 
lentement  à  l'écart;  ils  ne  savaient  pas  pourquoi;  des  tristesses 
leur  passaient  par  l'esprit.  Vers  cinq  heures,  on  défit  les  faisceaux 
et  chaque  compagnie  prit  son  rang.  Une  demi-heure  après,  nous 
étions  en  route;  nos  pas  sonnaient  sur  la  terre  dure. 

Le  chemin  était  encombré  de  voitures  et  de  fourgons.  Il  fallait 
descendre  dans  les  champs.  La  clarté  se  faisait;  nous  voyions  des 
colonnes  passer,  "à  demi  perdues  dans  la  brume  du  matin.  Il  s'éle- 
vait de  partout  comme  un  bourdonnement.  Les  crêtes  voisines  se 
couronnaient  de  troupes  ;  des  pièces  d'artillerie  prenaient  position 
Notre  ré^ment  s'arrêta  sur  un  petit  plateau,  à  200  mètres  sur  la 
gauche  de  Neuill y-sur- Uame.  Nous  étions  entre  le  village  et  la  ligne 
du  chemin  du  fer.  Un  soleil  radieux  se  leva;  il  faisait  un  temps 
splendide.  Un  sentiment  de  joie  parcourut  le  régiment.  Quelques- 
uns  d'entre  nous  pensèrent  au  soleil  légendaire  d'Austerlitz.  Ëtait-ce 
le  même  soleil  qui  brillait?  Deux  heures  se  passèrent  pour  nous  dans 
l'immobilité,  à  cette  même  place,  sous  Neuilly.  Tantôt  on  déposait 
les  sacs,  tantôt  on  les  reprenait.  Les  alertes  suivaient  les  alertes, 
(ta  avait  des  accès  de  fièvre.  Un  premier  coup  de  canon  partit,  le 
régiment  tressaillit;  la  bataille  s'engageait.  Bientôt  les  coups  se 
suivirent  avec  rapidité.  On  regardait  les  flocons  de  fumée  blanche. 
Du  côté  des  Prussiens,  rien  ne  répondait.  Ce  silence  inquiétait  plus 
que  le  vacarme  de  l'artillerie.  II  était  clair  que  nous  devions  tra- 
verser la  Marne.  De  la  place  où  je  me  dressais  sur  la  pointe  des 
pieds  pour  mieux  saisir  l'ensemble  des  moovemens,  je  voyais  par- 
faitement le  pont  jeté  sur  la  rivière.  On  en  calculait  la  longueur. — 
C'est  là  qu'on  va  danser  1  me  dit  un  voisin.  Quelle  cible  pour  des 
Q^quets  de  mitraille!  pas  un  obstacle,  pas  un  pli  de  terriûn,  \m 
plancher  nu  I 

Le  1"  et  le  2*  bataillon  s'ébranlèrent;  on  les  dirigea  du  cAté  de 
Villiers.  J'avùs  des  amis  dans  ces  deux  bataillons.  Le  3*  ne  les  ac- 
compagnait pas.  On  les  suivit  des  yeux  aussi  longtemps  qu'on  put 


BECITS    D  UN    SOLDAT.  569 

les  distinguer.  Des  ondulations  du  terrain,  puis  des  traînées  de  fu- 
mée nous  les  cachaient.  Le  soir,  au  bivouac,  j'appris  qu'on  les  avait 
menés  devant  le  mur  crénelé  d'un  parc  qpi'on  n'eut  jamais  la  pen- 
sée d'abattre  à  coups  de  canon.  L'attaque  de  ce  mur  avait,  me 
dit-on,  coûté  670  hommes  au  régiment,  tant  tués  que  blessés.  On 
olficier  que  j'avais  rencontré  à  la  frontière  y  avait  eu  le  ventre  em- 
porté par  un  obus.  Je  n'en  étais  pas  encore  aux  réflexions  mélanco- 
liques, je  ne  pensais  qu'à  la  bataille;  le  canon  faisait  rage.  L'action 
la  plus  violente  était  engagée  sur  notre  droite.  Nous  ne  perdions 
pas  un  des  mouvemens  qui  se  passaient  sur  les  crêtes  qui  couron- 
nent la  Marne.  Un  grand  nombre  de  soldats  disposés  en  tirailleurs 
rampaient  çà  et  là.  Un  rideau  de  fumée  les  précédait;  mais  au-delà 
tout  se  confondait.  Qu' avions-nous  au  loin  devant  nous,  des  Fran- 
çais ou  des  Prussiens?  Les  uns  et  les  autres  peut-Stre  ;  mais  où 
étaient  les  pantalons  rouges  et  les  capotes  noires?  k  cette  distance, 
les  couleurs  s'effaçaient,  et  nos  officiers,  qui  n'avaient  pas  de  lor- 
gnettes, ne  pouvaient  faire  que  dss  conjectures.  Ne  savais-je  pas 
déjà  que  les  officiers  de  l'armée  de  Sedan  n'avaient  pas  plus  de 
cartes  que  n'en  avaient  eu  ceux  de  l'année  de  Metz? 

Cette  indécision,  les  artilleurs  du  fort  de  Nogent  la  parta- 
geaient. Us  ne  savaient  pas  de  quel  côté  faire  jouer  leurs  pièces, 
et  il  arriva  même  qu'un  obus  lancé  un  peu  au  hasard  vint  tomber 
au  milieu  d'une  colonne  de  mobiles  qui  s'efforçaient  de  débusquer 
des  tirailleurs  prussiens  répandus  sur  le  coteau.  Il  y  avait  dans  le 
bataillon  des  trépignemens  d'impatience.  La  batterie  qui  tirait  sur 
notre  front  appuyait  le  travail  des  pontonniers  qu'on  voyait  sur  les 
deux  rives  et  dans  l'eau,  ajustant  les  barques  et  tes  cordes;  nous 
avions  repris  nos  sacs.  Trois  mitrailleuses  furent  amenées  sur  le 
bord  de  la  Marne  et  fouillèrent  les  taillis  qui  nous  faisaient  face  sur 
la  rive  opposée.  On  voyait  sauter  les  branches  et  des  paquets  de 
terre;  rien  n'en  sortit.  On  nous  avait  dissimulés  derrière  des  mai- 
sons. Les  ponts  étaient  prêts.  —  En  avant!  crièrent  nos  officiers. 

C'était  à  la  1"  compagnie  qu'appartenait  le  périlleux  honneur  de 
ptendre  la  tête  de  la  colonne.  Le  général  Carré  de  Bellemare  et  son 
état-major  nous  précédaient.  Le  pont  plia  sous  notre  marche.  Je  ne 
sais  pourquoi,  mais  en  ce  moment  je  me  mis  à  penser  au  pont  d' Ar- 
éole, dont  j'avais  vu  tant  de  gravures,  avec  le  grenadier  qui  tombe 
les  bras  en  avant.  Mon  cœur  se  mit  à  battre.  Je  serrai  nerveusement 
la  crosse  de  mon  fusil.  J'avais  un  peu  peur.  Par  combien  d'obus  et 
par  quels  milliers  de  balles  n' allions-nous  pas  être  accueillis  sur  ce 
tablier  ouvert  à  tons  les  vents  1  Je  me  voyws  déjà  faisant  la  culbute 
comme  le  soldat  de  la  gravure  et  plongeant  dans  la  rivière.  J'ai 
toujours  admiré  cenx  qui  parlent  de  leur  indifférence  en  pareille 
occaâon;  mais  est-elle  aussi  magnifique  qu'ils  le  racontent?  Quant 


,  Google 


570  BEVUE  DES   DEDX  MONDES. 

à.  moi,  ma  vertu  n'avut  point  le  tempérament  aussi  solide,  et  à 
j'étais  résolu  à  faire  mon  devoir,  ma  force  n'allait  point  jusqu'à  cet 
oubli  de  la  crainte.  Cependant  nous  avancions  toujours;  ni  boulets, 
ni  mitraille,  rien.  Quelle  surprise  diabolique  nous  réservalt-OD?  Le 
fer  et  le  plomb  allaient  certainement  tomber  tout  à  coup  dru  comine 
grêle.  Point.  Le  général,  qui  avait  pris  la  tête,  marchait  au  pas  de 
son  cheval,  le  poing  sur  la  hanche.  J'avais  les  yeui  sur  son  képi 
aux  galoos  d'or.  N'allait-il  pas  voler  dans  l'espace?  Toujours  même 
silence.  Décidément  les  Pnisâens  ont  le  caractère  mieux  fait  que 
je  ne  le  supposais.  Est-ce  négligence  ou  mansuétude?  Le  pont  est 
franchi  ;  le  cheval  du  général  pose  ses  sabots  sur  la  terre.  Nous 
respirons.  Il  nous  semble  que  le  plus  gros  de  la  besogne  est  fait. 
Tous  à  terre  et  le  cœur  soulagé,  on  nous  disperse  en  tirailleurs,  et 
je  me  porte  en  avant  parmi  ces  buissons  que  les  mitrailleuses  ont 
fouillés.  C'est  à  présent  que  les  chassepots  vont  jouerl  Les  zouaves 
se  jettent  de  droite  à  gauche  &  travers  les  taillis  comme  un  trou- 
peau de  chèvres.  Les  branches  violemment  fendues  nous  couvrent 
le  visage  d'éclats  de  givre.  Je  vois  briller  l'épée  nue  de  nos  offi- 
ciers, qui  donnent  l'exemple.  —  C'est  comme  en  Afrique!  me  dit 
un  vieux  zouave  tout  chargé  de  chevrons  et  de  médùlles  qui  s'est 
évadé  comme  moi  de  la  presqu'île  de  Glaires. 

Un  coup  de  clairon  sonne;  nous  nous  arrêtons  net.  Pourquoi  ce 
coup  de  clairon  ?  Immédiatement  nous  battons  en  retraite,  et  ordre 
nous  vient  de  repasser  le  pont.  Je  marche  tout  en  regardant  mon 
voisin,  qui  regarde  le  sien.  Que  se  passe-t-il  donc?  Le  canon  tonnait 
toujours.  Allait-on  nous  engager  d'un  autre  côté?  Le  pont  traversé  en 
sens  invei'se,  cinq  minutes  après  on  nous  le  fait  repasser  en  grande 
hâte;  mais  alors  pourquoi  ce  premier  mouvement  de  retraite? 

Nous  étions  de  nouveau  lancés  en  tirailleurs,  et  cette  fois  noua 
marchions  boa  train.  On  ne  paraissait  pas  disposé  à  nous  rappeler; 
nous  avions  cette  idée,  qu'en  poussant  loin  eu  avant  ou  nous  laisse- 
rait faire.  Le  taillis  que  nous  traversions  était  assez  grand  et  assez 
épais.  Les  balles  commencèrent  à  siQIer,  brisant  les  branches  et  ^- 
sant  pleuvoir  les  feuilles  mortes.  Les  tirailleurs  prussiens  nous 
attendaient.  Aussitôt  qu'on  distinguait  un  casque  à  pointe  ou  une 
casquette  plate,  les  nôtres  répondaient.  J'étais  trop  vieux  chasseur, 
quoique  jeune,  pour  tirer  ainsi  ma  poudre  aux  moineaux.  J'atten- 
dais l'occasion  de  faire  un  beau  coup;  il  s'en  présentait  rarement. 
Il  y  avait  devant  nous  un  vaste  parc  dont  l'artillerie  avait  renversé 
les  murs;  les  Prussiens  s'y  étaient  logés.  Un  capitaine  qui  counùt 
nous  le  montra  du  bout  de  son  épée.  En  avantl  On  s'élance  après 
lui  par-dessus  les  pierres  éboulées,  on  entre  par  les  brèches;  on  ae 
précipite  au  milieu  des  massifs  et  des  avenues.  Le  parc  est  ^de, 
l'enoemi  a  décampé,  laissant  quelques  morts  le  nez  dans  l'herbe.  Il 


RÉCITS  d'cj»  soldat.  671 

y  ftvait  de  l'autre  côté  du  parc  une  route  où  le  passage  de  rarlilleiie 
et  des  fourgons  avait  creusé  des  ornières.  A  l'appel  du  clairon,  les 
zouaves  s'y  rallient.  Le  beau  soleil  nous  animait  et  nous  égayait, 
nous  avions  chaud  ;  nous  pensions  cpie  rien  ne  nous  était  impos- 
sible. Afin  de  ne  pas  perdre  une  minute,  on  se  mit  à  fouiller  des 
maisons  qui  bordaient  la  route.  Pauvres  maisons!  les  portes  en 
étaient  ouvertes,  les  fenêtres  enfoncées.  On  n'y  trouva  point  d'ha- 
bitans,  et  cependant  il  était  clair  que  les  Prussiens  s'y  étaient  in- 
stallés il  n'y  avait  pas  longtemps  encore.  Une  pipe  chaude  reposait 
sur  une  table,  une  belle  pipe  en  porcelaine  blanche  avec  un  por- 
trait de  la  Marguerite  de  Faust;  j'atlaîs  étendre  la  main  sur  ce  sou- 
venir, il  était  déjà  aux  lèvres  d'un  caporal.  Des  bouts  de  cigare  en- 
core allumés  s'éteignaient  partout.  Sur  le  coin  d'une  table,  une 
omelette  entamée  refroidissait  à  côté  d'un  saucisson  dont  il  ne  res- 
tait qu'une  moitié.  Dans  la  maison  voisine,  où  il  y  avait  encore  une 
persienne  qui  achevait  de  brûler  dans  la  cheminée  avec  les  débris 
d'une  commode,  un  ronflement  qui  partait  d'un  coin  attira  mon 
attention.  Je  tirai  à  moi,  avec  le  sabre-bsuonnette  de  mon  chassepot, 
une  couverture  qui  s'arrondissait  sur  une  boule.  Un  grognement 
en  sortit.  J'avais  eu  le  mouvement  un  peu  brusque  :  la  boule  remua, 
et  j'aperçus  sur  son  séant  un  grand  grenadier  saxon  qui  se  frottait 
les  yeux  ;  il  était  ivre-mort,  et  riait  à  désarticuler  sa  mâchoire.  ■ — 
C'est  un  farceur  I  cria  un  zouave  de  Paris  qui  ne  croyait  à  rien,  pas 
même  à  l'ivrognerie.  Il  le  piqua  légèrement  de  sa  baïonuatte.  — 
Yii!  ya!  murmura  le  Saxon,  et,  roulant  sur  le  côté,  il  s'endormit 
derechef.  Cependant  quelques  balles  tirées  des  crêtes,  dont  nous 
n'étions  plus  séparés  que  par  quelques  centaines  de  mètres,  cas- 
saient les  tuiles  et  frappaient  les  murs.  11  fallut  quitter  les  maisons 
et  se  déployer  de  nouveau  en  tirailleurs.  Tout  en  cheminant,  nous 
débusquions  quelques  vedettes  prussiennes  qui  se  repliaient  sur  les 
hauteurs  en  faisant  feu.  Nous  ripostions,  et  chaque  fois  que  ces  ve- 
dettes s'en  allaient,  il  tombait  quelques-uns  des  leurs.  Les  forts 
tiraient  pour  appuyer  notre  mouvement,  et  les  obus  qui  passaient 
en  ^Slant  éclataient  dans  le  parc  de  Yilliers.  C'était  superbe. 

Une  partie  de  l'action,  vigoureusement  engagée,  se  passait  sous 
nos  yeux.  C'était  plus  vif  qu'à  la  Malmaison.  Toute  ma  compagnie 
était  déployée  dans  les  vignes;  les  compagnies  de  soutien  nous  re- 
joignirent, et  la  marche  en  avant  se  dessina,  il  m'était  difficile  de 
tirer  à  coup  sûr;  je  tirai  au  jugé  et  en  m'eiforçant  de  calculer  mea 
distances.  Les  Prussiens  tenaient  ferme  et  renvoyaient  balles  pour 
halles.  Elles  faisaient  sauter  les  échalas,  et  souvent  rencontraient 
des  jambes  et  des  bras.  Quelques  zouaves  atteints  descendaient  la 
cûtp  en  traînant  le  pied  ;  d'autres  se  couchaient  dans  les  sillons.  Des 
camarades  allaient  quelquefois  les  chercher  pour  les  mener  «ux  aïo- 

,  Cooglc 


572  RKVUE    DES    DEDX    MONDES. 

bulances,  mais  pas  toujours.  Ça  me  fendait  le  cœur  d'en  voir  qui 
remuaient  sous  les  ceps  avec  un  reste  de  vie,  et  qu'un  pansement 
aurait  pu  sauver;  mais  j'avais  du  feu  dans  le  sang,  et  ne  songeais 
qu'à  pousser  mes  cartoucties  dans  le  canon  de  mon  fusil.  De  l'artil- 
lerie qui  avait  passé  le  pont  après  nous  envoyait  des  volées  d'obus 
sur  Villiers.  C'était  un  beau  tapage,  on  devient  fou  dans  ces  in«- 
mens-là. 

Nous  étions  lentement  revenus  sur  la  route;  des  canons  s'y  étaient 
mis  en  batterie;  la  nuit  commençait  à  tomber.  La  batterie  tirait  par 
volées.  On  voyait  sortir  de  la  gueule  des  canons  de  longues  gerbes 
de  feu  rouge.  Ils  étaient  placés  derrière  nous,  à  30  mètres  à  peine 
de  nos  épaules.  Les  éclairs  larges  et  flamboyans  passaient  sur  nos 
têtes,  illuminant  tout.  Quand  la  rafale  partait,  nous  éprouvions 
une  secousse  terrible;  mon  dos  pliait;  il  me  semblait  que  j'avais  la 
colonne  vertébrale  cassée  par  la  décharge.  A  la  nuit  noire,  on  nous 
fit  entrer  dans  un  grand  parc  où  nous  devions  prendre  gîte.  Les 
postes  furent  désignés,  et  on  plaça  les  sentinelles.  Le  sac  nous  pesait 
horriblement;  les  jambes  étaient  un  peu  lasses;  nous  avions  marché 
depuis  le  matin  dans  les  terres  labourées,  et  le  sac  au  dos,  c'est 
dur.  Les  tentes  montées,  il  fallut  songer  au  dîner.  Je  n'avais  pas 
fait  mon  stage  sur  les  bords  de  la  Meuse  pour  m'endormir  dans  le 
gémissement.  Il  y  avait  des  champs  autour  du  parc.  J'y  courus  et 
ramassai  des  pommes  de  terre  en  assez  grande  quantité  pour  rem- 
plir mon  capuchon.  Ce  n'était  pas  un  magnifique  souper,  mais  enfin 
c'était  quelque  chose,  et  ces  pommes  de  terre  cuites  sous  la  cendre, 
avec  un  peu  de  café  par-dessus,  m'aidèrent  à  trouver  le  sommeil. 

Le  lendemain  matin,  une  vigoureuse  fusillade  nous  rCveilla  en 
sursaut.  On  sortît  des  tentes,  et  on  courut  aux  armes.  C'étaient  les 
Prussiens  qui  étaient  tombés  sur  les  grand'gardes  d'un  régiment 
de  ligne,  et  les  avaient  surprises.  Les  soldats  qui  dormaient,  les 
fusils  en  faisceau,  avaient  été  tués  ou  faits  prisonniers.  Vingt  ex- 
périences ne  les  avaient  pas  corrigés.  Personne  n'avait  appris  l'art 
d'éclairer  une  armée.  Tout  ce  bruit  venait  du  côté  de  Petit-Bry.  J'y 
connaissais  une  petite  maison  sous  les  arbres.  Un  pan  de  la  façade 
était  crevé.  Les  fenêtres,  sans  volets  et  grandes  ouvertes,  semblaient 
me  regarder.  L'ordre  nous  fut  donné  de  partir  immédiatement.  Le 
bataillon  passa  sous  le  fort  de  Nogent,  tourna  sur  la  gauche  et  ga- 
gna en  grande  hâte  Joinville-le-Ponfen  longeant  la  redoute  de 
Graveile,  qui  lançait  des  obus.  —  Tiens  !  des  gardes  nationaux,  me 
dît  un  jeune  soldat  qui  s'appelait  .Michel  et  qui  m'avùt  pris  en 
affection  pour  quelques  paquets  de  tabac. 

Il  y  en  avait  en  effet  plusieurs  bataillons  réunis  autour  du  vil- 
lage. C'était  la  première  fois  que  j'en  voyais  en  ligne.  Ils  parais- 
saient fort  agités,  parl^ent,  gesticulaient,  quittaient  les  rangs. 

nigiUrrlbyGOOglC 


RÉCITS   d'un   3ULDAT.  673 

Leurs  oftîciers  couraient  de  tous  côtés  pour  les  ramener.  Les  canti- 
Qiëres  oe  savaient  auquel  entendre.  Quelques-uns  déjeunaient,  assis 
sur  des  tas  de  pierres.  A  la  vue  des  zouaves,  les  gardes  nationaux 
poussèrent  de  grandes  exclamations.  Le  petit  vin  blanc  matinal  y 
était  pour  quelque  chose.  Ces  acclamations  enthousiastes  redou- 
blèrent de  vivacité  quand  ils  nous  virent  traverser  la  Marne,  après 
quoi  ils  se  remirent  à  déjeuner  et  h.  causer. 

La  rivière  passée,  on  nous  fit  prendre  une  route  qui  traverse  un 
bois  et  gagner  les  liautenrs  de  Petit-Bry.  Les  clameurs  des  gardes 
nationaux  ne  nous  arrivaient  plus,  mais  les  traces  du  combat  se 
voyaient  partout;  des  arbres  brisés  pendaient  sur  les  fossés;  des 
débris  de  toute  sorte  jonchaient  la  terre;  une  roue  de  caisson  au- 
près d'un  képi;  un  pan  de  mur  crénelé,  noirci  par  les  feuj  du, bi- 
vouac, s'appuyait  à  une  maison  crevassée.  Sur  la  route,  nous  nous 
croisions  avec  les  brancardiers  qui  revenaient  des  champs  voisins. 
Ces  pauvres  frères  de  la  doctrine  chrétienne  donnaient  l'exemple 
du  devoir  rempli  modestement  et  sans  relâche.  Ils  l'avaient  fait  dès 
le  commencement  du  siège,  ils  le  firent  jusqu'à  la  fin.  Ils  passaient 
lentement  dans  leurs  robes  noires,  portant  les  morts  et  les  blessés. 
Leur  vue  nous  rendait  graves  ;  nous  nous  rangions  pour  leur  laisser 
le  bon  côté  du  chemin. 

La  route  était  dure  et  sèche  et  s'allongeait  devant  nous.  Nous  la 
foulions  d'un  pas  rapide,  lorsqu'un  général  parut,  suivi  d'un  nom- 
breux état-major.  C'était  le  général  Trochu.  Kn  nous  voyant,  il 
s'arrêta,  et,  nous  saluant,  d'une  voix  où  pensait  liu  accent  de  satis- 
faction :  —  Ah  !  voilà  les  zouaves,  dit-il  ;  mais  le  régiment  était  si 
pressé  d'en  venir  aux  mains  que  personne  ne  cria.  11  y  eut  dans  les 
rangs  comme  un  froissement  d'armes,  et  notre  marche,  déjà  rapide, 
prit  une  allure  plus  leste.  Presque  aussitôt,  et  le  général  en  chtf 
toujours  en  selle,  immobile  sur  le  bas  côté  de  la  route,  un  brancard 
passa  portant  un  soldat  blessé.  Cétalt  un  garçon  qui  paraissait  avoir 
une  vingtaine  d'années,  un  blond  presque  sans  barbe.  Il  se  souleva 
sur  le  coude,  et  la  main  sur  le  canon  de  son  fusil  :  —  En  avant! 
cria-t-il,  en  aianl!  —  L'effort  l'avait  épuisé,  il  retomba. 

A  un  kilomètre  à  peu  près  au-dessus  de  Petit-Bry,  on  nous  ar- 
rêta. 11  fallut,  sur  l'ordre  des  oITiciers,  se  coucher  à  plat  ventre  et  at- 
tendre. Nous  étions  en  quelque  sorte  sur  la  lisière  de  la  bataille,- 
mais  à  portée  des  balles.  Il  en  sifllait  par  douzaines  autour  de  nous 
qui  nous  étaient  envoyées  par  des  ennemis  invisibles.  Quelques- 
unes  écorcbaiont  nos  sacs  en  passant;  il  ne  fallait  pas  trop  souvent 
lever  la  tête.  Quand  on  distinguait  derrière  l'abri  d'une  haie  de  petits 
flocons  de  fumée  blanche,  nous  tirions  au  jugé;  c'était  un  amuse- 
ment qui  faisait  prendre  patience.  Il  y  en  avait  parmi  nous  qui  fu- 
maient des  cigarettes  accoudés  sur  les  deux  bras  ;  c'est  la  pose  que 

nigiUrrlbyGOOglC 


&7A  REVSB  DBS  DBDX  ICOKDES. 

prenoeDt  les  chasseurs  quand  ils  sont  i  l'affût  du  canard.  J'ai  bien 
TU  alors  que  )a  curiosité  était  une  passion.  On  joue  sa  vie  pour 
mieux  voir.  Un  grand  bruit  me  fit  regarder  de  cAté.  C'étaient  daox 
ou  trois  bataillons  de  mobiles  qu'on  dirigeait  sur  notre  gauche.  II9 
arriTaîent  tumutttteuseraent,  sans  ordre,  et  couraient  parmi  nous. 
Je  crois  bien  que  dans  leur  effarement  ils  ne  se  doutaient  même  pas 
de  notre  présence.  Ils  nous  marchaient  bravement  sur  le  corps.  Ce 
fut  alors  une  explosion;  chacun  de  nous  avait  un  pied  de  mobile 
sur  la  jambe  ou  sur  le  bras.  On  criait,  on  jurait;  les  mobiles  sau- 
taient de  tous  côtés.  Le  rire  nous  prit;  eux  couraient  toujours.  Mal- 
heureusement ce  mouvement  qui  faisait  prévoir  une  attaque  avait  été 
vu  par  les  Prussiens;  leurs  batteries  commencèrent  à  tirer.  Bientôt 
les  obus  arrivèrent  par  paquets,  ceux-là  sifflant,  ceux-ci  éclatant. 
Ce  fut  alors  au-dessus  de  nous  une  évolution  de  chutes  et  de  sou- 
bresauts qni  alternaient  avec  une  s'orte  de  régularité.  Ces  jeunes 
mobiles,  qui  n'avaient  certainement  jamais  vu  le  feu,  se  jetaient  à 
plat  ventre,  tous  en  bloc,  offiders  et  soldats,  puis  se  relevaient 
quand  la  volée  de  fer  avait  passé.  —  En  avantl  cria  une  voix  forte.  ' 
—  En^avantl  répétèrent  nos  officiers.  En  un  clin  d'oeil  nous  fûmes  sur 
pied  comme  enlevés  par  une  secousse  électrique,  et  un  vif  élan  nous 
porta  du  côté  de  l'ennemi.  En  quelques  bonds,  ceux  qui  couraient 
le  plus  vite  touchèrent  aux  tranchées  où  la  veille  nos  grand'gardes 
avaient  été  surprises;  quelques-uns  n'y  parvinrent  pas.  Au  moment 
où  j'y  arrivais,  un  grand  zouave  qui  me  précédait  s'eifaça  subite- 
ment. Je  n'eus  que  le  temps,  emporté  par  ma  course,  de  sauter 
par-dessus  son  corps  qu'un  dernier  ^asme  agitait.  Aucun  Prussien 
dans  les  tranchées;  mais  quel  spectacle  nous  y  attendait  1  Partout 
des  sacs,  des  képis,  des  bidons,  des  ustensiles  de  campement,  des 
cartouchières,  et  parmi  tous  ces  objets  des  hommes  étendus  pèle- 
mélel  Tous  les  sacs  étaient  éventrés,  laissant  éparses  sur  le  sol  des 
lettres  par  domaines.  Je  me  baissû  et  en  pris  une  au  hasard.  Elle 
commençait  par  ces  mots  :  h  Mon  cher  fils,  comme  c'est  ta  fête  dans 
quatre  jours,  je  t'envoie  dix  francs...,  ta  petite  sœur  y  est  pour 
vingt  sous.  Quand  tu  écriras,  n'en  dis  rien  à  ton  père...  »  Je  laissai 
tomber  la  lettre.  11  y  avait  par  terre  devant  moi  un  pauvre  grena- 
dier dont  la  tête  était  brisée. 

Dne  halte  nous  réunit  près  d'une  espèce  de  remblai  où  chacun 
se  tint  sur  le  qui-vive,  le  doigt  sur  la  gâchette,  prêt  à  faire  feu  et 
le  faisant  quelquefois.  Nous  avions  devant  nous  des  lignes  de  fumée 
blanche  d'où  sortaient  des  projectiles.  J'étais  fait  à  ce  bruit,  qui 
n'avait  plus  le  don  de  m'ê  mouvoir;  je  savais  que  la  mort  qui  v(rfe 
dans  ce  tapage  ne  s'en  dégage  pas  aussi  souvent  qu'on  le  croit. 
Tout  siffle,  tout  éclate,  et  on  se  retrouve  vivant  debout  a[»-ës  la  ba- 
taille comme  le  matin  au  sortir  de  la  tente  ;  mais  ce  qui  m'étouDÛt 


RÉCITS  d'on  soldat.  &7S 

encore,  c'était  le  temps  qu'on  passait  à  chercher  un  ennemi  qu'<fti 
ne  découvrait  jamais.  On  ne  se  doutait  de  sa  présence  que  par  les 
(Aus  qu'il  nous  envoyait.  Il  eu  venait  du  fond  des  boia,  des  co- 
teaux, des  vallons,  des  villages,  et  par  rafales,  et  personne  ne  sa- 
vait an  juste  oCi  manœuvraient  les  régimens  que  ces  feux  violens  pro- 
tégeaient. J'avais  présens  à  la  mémoire  ces  tableaux  et  ces  images  où 
l'on  voit  des  soldats  qui  combattent  à  l'arme  blanche  et  se  chargent 
avec  furie;  au  lieu  de  ces  luttes  héroïques,  j'avais  le  spectacle  de 
longs  duels  d'artillerie  auxquels  l'infanterie  servait  de  témoin  ou  de 
complice,  selon  les  heures  et  ta  disposition  du  terrain.  L'inquiétude 
des  premiers  momens  éteinte,  ce  que  j'éprouvais,  c'était  l'impa- 
tience. Ces  temps  d'arrêt  toujours  renouvelés,  ces  courses  qui  Â- 
boutissaient  à  aucune  rencontre,  me  causaient  une  sorte  d'exaspé- 
ration morale  dont  j'avais  peine  à  me  défendre.  Je  commençai  à 
comprendre  le  sens  profond  d'un  mot  qui  m'avait  été  dit  par  ua 
vieux  compagnon  à  qui  je  demandais  à  quoi  seit  une  baïonnette, 
—  Gela  sert  à  faire  peur,  —  m'avùt-il  répondu.  Au  plus  fort  de  mes 
réflexions,  une  balle  égratigna  la  terre  à  cinq  pouces  de  ma  tête, 
sur  ma  gauche,  et  un  éclat  d'obus  rebondît  sur  un  caillou  qu'il  brisa 
k  ma  droite.  —  Toi,  tu  peux  être  tranquille,  me  dit  un  camarade, 
jamùs  rien  ne  t'écorchera  la  peau, 

La  nuit  se  faisait.  Un  capitaine  prît  avec  lui  une  section  et  la 
plaça  en  grand' garde.  J'étais  de  ceux  qui  restaient  sur  le  remblai. 
On  nous  permit  de  nous  étendre  par  terre,  k  la  condition  de  ne  rien 
déboucler  ni  du  sac  ni  de  l'équipement,  et  d'avoir  toujours  le  fusii 
i  portée  de  la  main.  J'eus  bientôt  fiût  de  mettre  bas  mon  sac  et 
de  me  coucher  dans  on  creux,  le  chasaepot  entre  les  jambes.  Ta- 
Tais  les  paupières  lourdes,  et  mes  yeux  se  fermaient  malgré  moi.  Il 
fallait  que  la  fatigue  fût  terrible  pour  nous  permettre  de  dormir  par 
le  froid  qu'il  faisait  depuis  deux  ou  trois  jours.  La  terre  avait  la  da- 
reté  du  c^llou  ;  le  thermomètre,  à  ce  qu'on  me  dit  après,  marquait 
14  degrés.  Au  bout  d'un  certain  temps,  j'ouvris  les  yeux;  un  ciel  bril- 
lant resplendissait  au-dessus  de  ma  tète;  les  étoiles  étaient  comme 
des  pointes  de  feu.  Rien  ne  remuait  autotir  de  moi;  je  me  sentais 
glacé.  Je  me  levai  pour  marcher  un  peu  et  ramener  la  circulation 
par  l'exercice;  mes  mains  avaient  la  raideur  du  bois,  elles  ne  m'o- 
béissaient  plus.  Comment  aurais-je  fait  s'il  m'avait  fallu  prendre 
mon  chassepot?  Quelques  coups  de  canon  retentissaient  au  loin, 
un  grand  silence  m'entourait.  Je  m'écartai  du  remblai.  Mes  pieds 
tout  à  coup  heurtèrent  un  obstacle  qui  avait  la  rigidité  d'un  trône 
d'arbre.  Je  trébuchai;  c'était  un  cadavre  raide  et  froid,  parfaite- 
ment gelé.  Le  corps  que  je  soulevai  retomba  lourdement  tout  d'une 
pièce  sur  le  sol,  avec  un  bruit  dur;  d'antres  cadavres  étaient  ré- 
pandus çà  et  là  dans  toutes  les  attitudes.  La  vue  d'un  mur  crénelé 

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576  REfUE    DES    DEUX   HOKDES. 

dont  la  ligne  blanche  apparaissait  vaguement  dans  la  ouït  me  fît 
reconnaître  l'cndj'oit  où  l'avaut-veilie  on  avait  déchaîné  la  moitié 
du  régiment  contre  le  parc  de  Villiers.  Que  de  morts!  Us  portaient 
presque  tous  runiforme  des  zouaves.  On  reconnaissait  à  la  torsion 
de  leurs  membres  ceux  qui  avaient  fait  quelques  pas  avant  d'expi- 
rer; d'auti'es  tenaient  encore  leur  fusil  avec  le  geste  menaçant  du 
combat.  Plusieurs,  étendus  sur  le  dos,  tournaient  leur  visage  blanc 
vers  le  cieî;  leurs  lèvres  ouvertes  avaient  laissé  échapper  un  dernier 
cri.  Toutes  les  sensations  de  la  dernière  minute  se  rellétaient  comme 
figées  par  la  mort  sur  leurs  traits  immobilisés.  Il  y  avait  de  la  stu- 
peur, du  désespoir,  de  la  surprise,  de  l'effroi,  puis  les  contractions 
d#ragonie.  Le  sentiment  d'une  tristesse  sans  bornes  s'empara  de 
moi,  tandis  que  j'errais  parmi  ces  cadavres  dans  la  transparente 
obscurité  de  la  nuit.  J'allai  de  l'un  à  l'autre,  cherchant  à  reconnaître 
ceux  de  mes  amis  que  j'avais  perdus;  il  en  était  deux  que  je  tenais  à 
revoir,  il  me  fallut  retourner  un  certaîu  nombre  de  ces  morts  couchés 
sur  le  ventre,  h.  nez  en  terre.  Quelques-uns,  frappés  à  la  tête,  étaient 
méconnaissables;  ils  avaient  comme  un  masque  rouge  sur  un  visage 
défiguré.  Je  me  penchai  pour  les  mieux  voir;  un  frisson  me  prit  quand 
l'un  des  deux  amis  que  je  cherchais  m'apparut  tordu  et  replié  sur  lui- 
même  dans  un  creux.  Il  avait  trois  blessures  faites  par  trots  balles  : 
l'une  à  la  jambe,  l'autre  au  bas-ventre;  la  troisième  balle,  entrée 
par  la  tempe,  avait  traversé  la  cervelle.  Je  m'agenouillai  auprès  de 
ce  corps  durci  par  la  gelée;  je  n'y  voyais  plus  bien.  En  passant  mes 
mains  sur  sa  veste,  je  sentis  sous  l'épaisseur  du  drap  un  objet  qui 
avait  échappé  aux  maraudeui's;  c'était  le  portefeuille  du  pauvre 
mort.  Je  le  pris  et  le  serrai  dans  ma  poche;  je  pleurais  et  roe  lais- 
sais pleurer.  Un  jour  vint  où  je  pus  rapporter  ce  souvenir  à  sa  fa- 
mille; elle  ne  devait  avoir  pour  consolation  que  de  savoir  que  celui 
qu'elle  regrettait  était  mort  devant  l'ennemî. 

Quand  je  me  relevai,  j'avais  froid  jusqu'à  la  moelle  des  os.  J'ar- 
rivai à  un  endroit  où  les  cadavres  des  nôtres  avment  été  ramassés 
et  couchés  sur  deux  rangs.  J'en  comptai  quarante-sept,  parmi  les- 
quels vingt-deux  zouaves;  le  reste  appartenait  à  la  ligne  et  à  la 
mobile,  qui  avaient  solidement  donné  ;  je  ne  savais  ce  que  je  faisais 
en  les  comptant.  Parmi  ces  morts  étendus  dans  les  poses  les  plus 
teriibles,  il  y  avait  un  lieutenant-colonel  de  la  mobile  éventré  par 
un  obus;  il  paraissait  dans  la  force  de  l'âge;  l'une  de  ses  mains  était 
gantée,  l'autre  portait  la  trace  d'une  abominable  mutilation  :  le  qua- 
trième doigt,  le  doigt  annulaire,  manquait;  la  trace  de  l'amputa- 
tion était  fraîche  encore,  on  le  lui  avait  coupé  pour  avoir  la  bague. 
Je  jetai  un  dernier  coup  d'œil  sur  ce  champ  funèbre  tout  rempli 
de  misères,  et  retournai  vers  ma  compagnie,  l'esprit  noir,  le  cœur 
malade.  Je  marchai  comme  un  homme  ivre,  voyant  toujours  ces 


BÉc[TS  d'ut*  soldat.  577 

faces  livides,  ces  mains  violettes,  ces  yeux  éteints,  et  tous  ces  morts 
qui  devaicDt  attendre  pendant  huit  jours  leur  sépulture.  Je  tombai 
sur  mon  sac  comme  une  niasse.  Il  n'y  avait  pas  une  demi-heure  que 
je  dormais  d'un  sommeil  lourd  l(H'squ'un  soldat  vint  me  réveiller, 
et  me  prévint  de  la  part  de  l'adjudant  qu'une  distribution  de  vivres 
allait  avoir  lieu  à  Petit-Bry,  place  de  l'église,  à  une  lieure  du  ma- 
tin. Je  me  frottai  les  yeux.  Il  était  onze  heures.  Si  je  me  rendormais, 
étais-je  bien  sûr  de  me  réveiller  à  temps?  La  prudence  me  conseil- 
lait de  marcher.  C'étaient  deux  heures  de  cigarettes  à  fumer;  mais 
l'idée  de  m'éloigner  du  bivouac  ne  me  vint  plus.  Un  peu  avant  une 
heure,  grelottant  sous  ma  couverture,  je  commençai  à  faire  la  revue 
des  hommes  qui  devaient  m'accompagner.  Je  n'y  mettais  pas  moins 
de  rudesse  que  d'activité;  mais  ceux  que  je  secouais  par  les  épaules 
se  rendormaient  tandis  que  je  tirais  leurs  camarades  par  les  jambes. 
L'un  grognait,  l'autre  ronDait,  aucun  ne  bougeait.  Je  me  mis  à  jouer 
des  pieds  et  des  mains  au  hasard,  marchant  dans  le  tas.  Le  premier 
qui  se  leva  voulut  crier,  je  le  fis  taire  d'un  coup  de  poing;  en 
une  minute,  la  corvée  était  debout,  presque  éveillée.  Marcher  en 
tête  de  mes  hommes,  c'était  m'exposer  à  en  perdre  la  moitié  che- 
min faisant.  Je  pris  la  queue  du  cortège  et  arrivai  au  lieu  du  rendez- 
vous.  Il  n'y  avait  personne  sur  la  place  de  l'église  ;  j'en  fis  le  tour 
une  fois,  deux  fois,  trois  fois  :  —  rien,  pas  un  soldat,  pas  un  comp- 
table; le  village  semblait  mort.  La  corvée  maugréait,  battait  la  se- 
melle, courait,  frappait  du  pied.  Deux  heures  sonnèrent,  rien  encore, 
Mes  hommes  allaient  et  venaient,  cognant  aux  portes.  Quelques-uns 
tombaient  dans  les  coins  et  s'y  rendormaient;  j'aurais  voulu  foire 
comme  eux.  Le  froid  était  abominable.  J'envoyai  dans  toutes  les 
directions,  et,  bien  sûr  enlin  qu'il  n'y  aunût  point  de  distribution  à 
Petit-Bry,  je  m'en  retournai  au  campement. 

Vers  six  heures  du  matin,  le  pétillement  de  quelques  coups  de 
fusil  me  réveilla;  ils  partaient  de  la  tranchée,  où  une  section  de  ma  - 
compagnie  était  de  grand'garde  et  nous  couvrait.  Chacun  de  nous 
prit  son  rang,  sac  au  dos.  La  fusillade  devint  bientôt  rapide  et  vive; 
les  balles  prussiennes  passaient  au-dessus  de  nos  têtes  par  volées 
avec  de  longs  siOlemens.  Tout  à  coup  notre  capitaine  donna  le  si- 
gnal de  l'attaque,  et  criant  à  gorge  déployée  :  Attaou!  atlaou!  ce 
mot  terrible  qui  avait  retenti  à  Wissembourg  et  dont  les  syllabes 
arabes  signifient  tue  !  tue  !  il  se  précipita  en  avant.  Nous  le  suivîmes. 
Il  y  eut  un  instant  terrible  oi!i  les  balles  s'éparpillaient  au  milieu  de 
nous  dru  comme  la  grôle.  Comment  passe-t-on  à  travers  celte 
pluie  7  mais  nous  étions  lâchés  comme  une  meute  de  chiens  courans, 
et.  bondissant  à  côté  de  ceux  qui  tombaient,  toujours  guidés  par  le 
farouche  atlaou  du  capitaiae,  nous  atteignîmes  en  un  instant  la 


,  Google 


&78  BEVDE  DES  BECX  XOflDXS. 

tnncliée  où  les  fusils  &  aiguille  et  leachassepots  échangeaient  leurs 
coups.  Allais-je  enfin  arotr  la  joie  d'un  combat  corps  i  corps?  Los 
Prussiens,  qui  avaient  joné  le  même  jeu  que  la  Teille,  mais  avec 
EDoios  de  succès,  pousseraient-ils  en  ayant  jusqn'i  nos  postes,  on 
resteraient-ils  k  portée  de  notre  élaiiT  J'espérais  qu'un  mouvement 
impétueux  les  amènerait  jasqn'à  la  tranchée  ou  nous  jetterait  sur 
eux;  mais  il  fallut  enfin  me  ren<b«  k  l'évidence  :  ils  ne  tiraieot  près- 
tfaeplus,  bientdtilsnetirèrent  plus  du  tout,  et  ordre  nous  fut  donné 
de  cesser  le  feu.  C'était  encore  uae  occasion  perdue.  Ceux  d'entre 
nous  qui  avaient  de  bons  yeux  se  levaient  sur  la  pointe  du  pied 
ponr  regarder  au  loin  dans  la  plaine-,  nous  étions  &  demi  consolés 
quand  nous  avions  deviné  plus  que  découvert  des  points  noirs  ép&rs 
dans  l'ombre  vague  qui  eo  estompait  l'éteodue.  Des  diftcassioos 
s'engageaient  alors  pour  savoir  si  chacun  de  ces  points  représen- 
tait un  ennemi  mort.  Les  plus  fougueux  voulaient  s'en  assurer  par 
eux-mâmes;  mais  on  avait  ordre  de  ne  point  quitter  la  tranchée. 

On  la  quitta  cependant  vers  neuf  heures  pour  aller  tremper  quel- 
ques débris  de  biscuit  dans  du  café  à  cette  même  place  où  la  veille 
tant  d'obus  avaient  pla  sur  nous,  et  à  quatre  heures  les  régimens, 
les  brigades,  les  div^ions,  toute  l'armée  a' ébranla.  Je  demandù  h 
mon  capitaine  ce  que  cela  signifiait.  —  Gela  sigoilie,  me  dit-il,  que 
nous  abandonnoDs  les  positions  conquises,  et  que  les  hommes  tués 
sont  morts.  —  Le  bataillon  n'était  pas  content;  il  avait  compté  sot 
une  victoire,  et  c'était  une  retraite  qu'on  lui  offrait.  On  lui  fit  repasser 
la  Marne  sur  le  même  pont  de  bateaux  qu'il  connûssait  et  renber 
à  T'Iogent;  on  allait  retomber  dans  l'ennui  et  l'immobiUté  comme  à 
Courbevoie,  i  cette  difTérenoe  prés  qu'an  lieu  de  monter  les  graad'- 
g^des  sur  les  bords  de  la  Seine,  on  les  monterait  dans  l'Ue  des 
Loups,  à  côté  du  grand  viaduc  du  chemin  de  fer. 

Sur  ce  fond  d'enmû  et  de  découragement  courait  une  trame  lé- 
gère de  mauvwses  nouvelles  qui  nous  arrivaient  de  la  province. 
Gomment?  Je  ne  sais  pas;  c'étaient  des  rumeurs  qui  disaient  la  vé- 
rité. Nos  conversations  le  soir,  autonr  d'un  morceau  de  cheval  éti- 
que,  dans  les  malheureuses  maisons  oà  nous  avions  abrité  iios 
f^urnimeos,  n'étaient  pas  gaies.  On  riait  encore  quelquefois,  mais 
pas  beaucoup;  on  sentait  que  l'état-major  ne  croyait  pas  à  la  possi- 
bilité ni  même  à  l'utilité  de  la  défense.  Sou  scepticisme  le  paralysait 
en  même  temps  que  la  jactance  du  gouvernement  endormait  Paris. 
Aucun  de  nous  ne  faisait  plus' attention  à  l'échange  continuel  d'obus 
qui  SB  faisait  entre  les  lignes  prussiennes  et  la  ligne  des  forts. 

Ces  jours  noirs  de  décembre,  mêlés  de  coups  de  vent  et  de  ra- 
fales (te  neige,  me  semblaient  interminables.  A  des  matins  brumeux 
succédaient  des  soirées  froides  et  des  nuits  glaciales.  Le  regard  se 
fatiguait  à  suivre  les  lignes  sombres  des  arbres  courant  aux  deux 

D„j,i7<-,ib,.GoogJc 


BXCiTS  d'on  soldat.  670 

cdtés  des  routes  blanches  :  partout  la  nei^,  on  songeût  à  la  Russie. 
La  pensée  n'avait  plus  ni  ressort,  ni  chaleur.  Sur  ces  entrefaites, 
j'appris  qu'on  formait  un  hataîUon  de  fraDcs-tireurs  au  moyen  de 
quatre  compagnies  prises  dans  cbacon  des  quatre  régitnens  de  h. 
division,  qui  se  composait  alors  du  h'  régiment  de  zouaves  et  dm 
régiment  des  mobiles  de  Seine-et-Marne  réunis  sons  le  ctHnoiande^ 
ment  du  général  Foumës,  et  du  itb'  de  ligne  avnc  les  mobiles  dn 
Horbiban  embrigadés  sous  les  ordres  du  colonel  Colonieu,  faisant 
foDctioD  dégénérai.  J'avais  été  nommé  caporal-fourrier  à  l'affaire  de 
Cbampigny;  maïs,  pour  entrer  dans  le  corps  des  francs-tireurs,  je 
n'hésitai  pas  à  déposer  nu  gaton  et  à  redevenir  simplement  capca-al. 
Je  voyais  dans  ces  quatre  mots  :  bataillon  des  francs-tireurs,  toute 
une  perspective  de  combats  et  d'aventures  où  les  coups  de  fusil  ne 
manqueraient  pas.  Je  oe  voulais  pas  d'ailleurs  me  séparer  de  mon 
cEq>ttaine. 

Le  hasard  donna  raison  h  mes  prévisiints,  et  rompît  la  mooo- 
toûe  de  notre  existence.  La  nouvdle  se  répandit  un  soir  que  le 
lendemûn  20  décembre  nous  entrerions  en  expédition.  Comment  le 
savait-on  ?  quelle  bouche  indiscrète  faisait  ainsi  descendre  à  l'avance 
du  général  en  chef  au  soldatle  jour  et  l'heure  des  prises  d'annest 
C'est  ce  qu'il  nous  était  impossible  de  deviner;  mais  qiielqu'an, 
fie  ou  femme,  se  chargeait  toujours  d'avertir  l'armée,  et  le  secret, 
qui  avait  toute  liberté  d'aller  et  de  venir,  ne  tardait  pas  à  frandiû: 
les  avant-^stes.  Que  de  choses  ne  raccm tait-on  pas  entre  camarades, 
le  soir,  en  fumant  une  pauvre  pipel  La  confianoe  était  partie.  La 
nouvelle  de  cette  prochaine  sortie  fut  dose  accueillie  avec  une  ar- 
deur hésitante;  on  n'y  voyait  que  l'occasion  de  remuer  un  peu.  Un 
sergent  qui  tisonnait  le  feu  dans  une  chambre  sans  fenêtre,  où  il  ne 
restait  qu'un  vase  de  fleurs  ut^ieUes  sous  son  globe  de  verre,  se 
toarna  du  côté  du  narrateur,  et  d'ime  voix  sèche  :  —  Où  doit-on 
reculer  demain?  ditr-il.  —  Ce  mot  sanglant  traduisait  les  sentûnecs 
du  soldat.  II  ne  croyait  pins  Jt  la  victoire,  parce  qu'il  ne  croyait  plus 
aux  chefs.  Dans  de  telles  conditions,  les  régtniens  marchent  avec  Ut 
déroute  suspendue  à  la  semelle  de  leurs  aonliers. 

Un  mouvement  rapprocha  mon  bataillon  da  village  de  flosny,  où 
les  maraudeurs  n'avaient  laissé  ni  use  porte,  ni  une  persienne,  ni 
un  volet.  Les  maisons  avec  leurs  fenêtres  béantes  ne  cachaient  plus 
un  habitant,  si  ce  n'est  çà  et  là  quelques  misérables  fugitifs  qui  re- 
muaient dans  les  caves.  Le  lendemain,  à  quatre  heures  du  matin, 
le  régiment  s'ébranla,  et  &  la  faveur  de  la  nuit  noire,  traversant 
le  canal  de  l'Ourcq,  il  vint  camp»*  à  2  kilomètres  de  la  ferme  de 
Gfoslay,  à  l'abri  de  quelques  maisons.  On  savait  &  peu  près  que 
l'afTaire  du  Bourget  allait  recommenc»'. 

Il  y  avait  dans  le  corps  de  logis  derrière  lequel  ma  compagnie  se 

n,g,t7cdb/G00glc 


&80  RETDE   DES   DEOX   HONDES. 

massait  des  éclaireurs  d'un  corps  franc;  on  ne  mancpia  pas  de  les 
questionner.  Un  officier,  qui  avait  de  grandes  bottes  molles  et  des 
moustaches  farouches  avec  deux  revolvers  pendus  à  la  ceinture, 
hocha  la  tftte  d'un  air  d'importance.  —  Les  Prussiens  ont  là  des 
retranchemens  et  une  pièce  de  canon,  dit-il.  —  Nous  devions  nous 
en  emparer  coûte  que  coûte  et  nous  y  maintenir.  L'ordre  vînt  subi- 
tement de  nous  déployer  en  tindlleurs.  C'était  une  besogne  qm 
revenwt  de  droit  à  la  compagnie  des  francs-tireurs.  Mon  lieutenant 
prit  la  gauche;  j'étais  en  serre-file  à  la  droite,  et  nous  marchions 
fort  vite.  La  rapidité  dans  ces  occasions  diminue  le  péril.  A  peine 
avais-je  fait  une  centaine  de  pas  qu'une  patrouille  de  cavalerie  vint 
faire  le  tour  de  la  ferme.  On  envoya  quelques  balles  dans  le  tas,  et  la 
patrouille  disparut  au  galop.  Il  ne  fallait  plus  perdre  une  minute. 
Nos  officiers  néanmoins,  qui  avaient  la  responsabilité  du  mouvement, 
agissaient  avec  une  certaine  circonspection,  et  nous  engageaient, 
tout  en  avançant,  à  nous  défiler  de  la  mitraille.  —  Gare  au  canon  ! 
disions-nous,  et  nous  marchions  toujours.  Rien  ne  remuait  dans  la 
ferme.  On  en  distinguait  parfaitement  les  bâtimens  et  les  enclos.  Je 
vis  alors  uii  homme  qui  était  en  sentinelle  sur  un  toit;  mais  à  peine 
l'avais-je  aperçu  qu'il  disparut  par  une  lucarne  avec  la  promptitude 
d'une  grenouille  qui  saute  dans  une  mare.  On  se  mit  k  courir;  l'im- 
prudence devenait  de  la  prudence.  Il  ne  fallait  pas  laisser  au  fameux 
canon  le  loisir  de  nous  viser.  Chacun  de  nous  jouait  des  jambes  à 
qui  mieux  mieux.  Je  tenais  la  tête  de  l'attaque  avec  cinq  ou  six  ca- 
marades. Les  balles  allaient  partir  sans  doute.  Rien  encore;  nous 
redoublons  d'élan,  nous  touchons  aux  murs,  nous  enti'ons  et  nous 
apercevons  un  cheval  mort  auprès  d'un  bon  feu.  De  canon  point,  et 
d'ennemis  pas  davantage.  Nous  étions  exaspérés.  Il  fallait  cepen- 
dant mettre  la  ferme  en  état  de  défense  au  cas  d'un  retour  offensif; 
chacun  s'y  employa.  Je  roulais  force  tonneaux  le  long  des  murs  sur 
lesquels  j'ajustai  force  planches,  ce  qui  formait  un  assemblage  de 
tréteaux  bons  pour  la  fusillade.  Quand  j'avais  les  mains  engourdies 
par  le  froid,  j'allais  les  réchauffer  à  un  grand  feu  qui  brûlait  dans 
la  cour  et  qu'on  alimentait  avec  mille  débris.  Le  génie  arriva  et 
pratiqua  des  meurtrières  avec  des  tranchées  auprès  desquelles  on 
plaça  des  sentinelles.  Au  plus  fort  de  cette  besogne,  et  Dieu  sait 
si  on  la  menait  bon  train,  le  colonel  Colonieu  vint  nous  rendre  vi- 
site. On  apprit  ainsi  qu'on  se  battait  du  cOté  du  Bourget.  A  son  tour, 
un  offiâer  d'état-major  arriva  au  grand  galop  et  nous  demanda  oit 
était  le  général  de  Bellemare.  Nous  n'en  savions  rien.  tJn  autre  sur- 
vint, puis  un  autre  encore,  puis  nn  quatrième,  puis  un  cinqui&me. 
Toujours  môme  réponse.  Il  y  en  avait  parmi  nous  qui  trouvaient 
singulier  qu'un  officier  ne  sût  pas  où  trouver  le  général  qui  com- 
mandait la  division, 

n,g,t7cdb/G00gIc 


BÉCITS  d'un   soldat.  &S1 

Avec  le  (ùaquième  officier  arriva  un  premier  obus.  II  éclata  en 
arrière  de  la  ferme.  —  Trop  long!  dit  Michel.  Cd  second  éclata 
en  avant.  —  Trop  court,  reprit-il.  Un  troisième  tomba  sur  un  toit 
qu'il  effondra;  les  Prussiens  avaient  rectifié  leur  tir.  Un  peu  d'in~ 
fanteiie  se  montra  au  loin  ;  on  courut  aux  meurtrières.  Là  je  fis 
connaissance  avec  un  nouveau  genre  de  supplice  qui  avait  son 
&preté.  Un  courant  d'air  terrible  s'établit  dans  ces  ouvertures  pra- 
tiquées en  pleins  moellons,  et,  quand  le  thermomètre  descend  à 
12  degrés,  il  acquiert  une  violence  qui  coupe  le  visage  et  le  rend 
bleu.  Les  yeux  s'enflamment  et  n'y  voient  plus.  Cette  infanterie  que 
nous  avions  aperçue  n'arrivait  pas,  mais  les  obus  ne  cessaient  pas 
de  pleuvoir  avec  une  précision  qui  ne  se  démentait  plus.  Un  projec- 
tile abattait  un  pan  de  mur  qui  s'écroulait  sur  ses  défenseurs;  un 
autre  éclatait  dans  une  tranchée  d'où  il  fusait  voler  des  lambeaux 
de  chair  avec  des  paquets  de  terre.  Un  seul  obus  nous  vint  en  aide 
en  tuant  un  cheval  qui  servit  au  ravitaillement  de  la  compagnie. 
Nous  tenions  bon  cependant,  et  depuis  quelques  heures,  de  cinq 
minutes  en  cinq  minutes,  on  relayût  les  camarades  aux  meur- 
trières, lorsque  à  six  heures  du  soir  ordre  vint  d'évacuer  la  ferme. 
Une  main  frappa  mon  épaule.  —  Te  l'av^s-je  dit!  s'écria  Michel. 

—  Je  n'avais  rien  à  répoudre,  et  à  mon  rang,  le  fusil  sur  l'épaule, 
je  suivis  ma,  compagnie,  qui  avait  pour  mission  de  couvrir  la  re« 
traite  de  la  division  de  Bellemare.  Vers  neuf  heures,  nous  arrivions 
à  Bondy,  où,  en  attendant  les  ordres,  quelques-uns  de  nos  hommes, 
harassés  de  fatigue,  dormaient  debout,  le  sac  au  dos,  les  mains  sur 
le  fusil. 

Deux  ou  trois  jours  se  passèrent  là  en  pleine  misère;  parfois  on 
avait  l'abri  de  quelque  maison  à  laquelle  on  arrachait  une  poutre 
ou  un  reste  de  parquet  pour  faire  du  feu;  parfois  on  campait  sur  la 
route  et  dans  la  neige.  Le  froid  nous  rongeait.  Il  semblait  s'immo- 
biliser dans  son  intensité.  On  attendait  le  matin,  on  attendait  le 
soir;  les  heures  se  passaient  dans  ces  longues  attentes,  l'arme  au 
pied  ou  les  fusils  en  faisceaux.  On  s'engourdissait  dans  l'épuise- 
ment. Ce  fut  le  moment  que  moo  capitùoe  choisit  pour  tomber  ma- 
lade. II  traînait  depuis  quelque  temps  malgré  sa  jeunesse  et  son 
énergie.  Un  soir,  la  fièvre  le  prit;  il  eut  froid,  il  eut  chaud;  il  se 
laissa  tomber  sur  quelques  brins  de  paille  et  y  resta  à  demi  mort. 
Un  médecin  qui  passait  par  là  s'arrêta  et  me  déclara  qu'il  avait  la 
petite  vérole.  —  S'il  en  revient,  ce  sera  drôle.  —  Il  faisait  un  froid 
de  14  degrés.  Pour  remède  rien  que  de  l'eau-de-vie  et  de  la  neige 
fondue  que  je  lui  faisais  boire  alternativement.  Qnand  il  avait  faim, 
il  mâchait  un  morceau  de  cheval  cru;  je  lui  donnais  ce  que  j'avais 
sous  la  main.  Je  lui  demandai  s'il  voulait  être  porté  à  l'ambulance. 

—  Jamais  I  cria-t-il,  —  La  fièvre  le  secouait  toujours,  et  ses  dents 

nigiUrrlb/GOOglC 


i83  BETDB  DBS  DEDI  MOUDES. 

claquaient.  Soo  visage  était  d'nn  rouge  sombre;  mais,  comme  je  n'y 
voyais  pas  de  boutons,  je  croyais  qne  le  docteur  s'était  trompé.  I* 
batailloD  cepeadant  campait  de  ci,  de  là,  un  jour  an  bord  dn  canal 
de  rOurcq,  en  plein  air,  un  jour  i.  Noisy-le-Sec,  dans  une  salle  de 
bal.  Je  ne  quittais  pas  mon  capitaine,  qui  de  son  côté  m'oOraît 
toujours  la  moitié  de  sa  botte  de  paille,  quand  il  en  avût  une;  oons 
dormions  sous  la  même  couverture.  Le  cinquième  jour,  il  était  à 
peu  près  rétabli.  Le  docteur  revint  et  le  trouva  déchirant  à  coups 
de  dents  un  beersteak  de  cheval  cuit  snr  un  lit  de  braise  et  buvant 
dans  une  tasse  de  fer-blanc  un  mélange  de  glace  et  d'eau-de-vïe. 
IL  n'en  voulait  pas  cruire  ses  yeux.  —  Ma  foi,  dit-il,  vous  avei  tué 
la  petite  vérole,  c'est  un  miracle  1 

Nous  étions  alors  en  cantonnement  à  la  ferme  de  Londeau,  à  mi- 
chemin  entre  le  fort  de  Rosny  et'  le  fort  de  Noisy-le-Sec.  Chacone 
des  compagnies  du  bataillon  des  francs- tireurs  devait  être  de  grand'- 
garde  à  tour  de  rôle  le  long  du  chemin  de  fer,  entre  les  stations  de 
Rosny  et  de  Noîsy.  Il  se  passait  quelquefois  d'étranges  choses  au- 
tour de  ces  cantonnemens  lointains.  Si  les  Prassiens  ne  se  gênaient 
pas  pour  frapptsr  de  réquisitions  les  villages  qu'ils  occupaient,  ceux 
quifgroupaient  leurs  maisons  à  l'ombre  de  nos  forts  avaient  d'au- 
tres ennemis  à  redouter.  Les  soldats  se  chaulTaient  comme  ils  pou- 
vaient, et  il  est  bien  difficile  de  se  montrer  d'une  sévérité  absolue 
envers  des  malheureux  qui  cherchaient  çà  et  là,  aux  dépens  des 
propriétaires,  quelques  pièces  de  bois  pour  rendre  un  peu  de  vie  à 
leurs  membres  engourdis.  Certes  ils  ne  respectaient  pas  toojouis 
les  portes  et  les  fenêtres  des  habitations  abandonnées;  mais  le  ther- 
momètre marquait  lA  et  16  degrés,  nous  étions  souvent  sans  abri, 
et,  par  les  nuits  glaciales  que  nous  subissions,  les  cas  de  congéla- 
tion étaient  frëquens.  Que  ceux  qui  n'ont  jamais  péché  nous  jettent 
la  première  pierre  I  Mais  que  dire  des  spécolateurs  que  nous  en- 
voyait Paris?  Un  matin  j'ai  vu,  de  mes  yeux  vu,  un  officier  de  la 
garde  nationale  arriver  en  tapissière,  et,  accompagné  d'un  ami, 
■exécuter  une  véritable  razzia  aux  dépens  des  portes  et  des  per- 
siennes  du  voisinage.  Il  cboissait  son  butin,  ne  dédaignait  pas  d'y 
comprendre  quelques  volets  mêlés  de  jalousies,  et,  sa  tapissière 
bien  chargée,  il  s'en  retournait  faisant  claquer  son  foaet,  le  képi 
anr  l'oreille.  C'était  probablement  un  enti'epreneur  qui  faisait  pn>- 
nsion  pour  la  saison  prochaine,  et  ne  voulait  pas  que  sa  clientèle 
eût  à  souffrir  d'aucun  retard.  D'autres  industriels  venaient  à  la 
suite,  que  les  scrupules  n'embarrassaient  pas  davantage. 

Notre  situation  à  cette  extrémité  de  nos  lignes  et  les  promenades 
qu'elle  entraînait  donnaient  à  notre  vie  un  caractère  en  quelque 
sorte  monacal.  Si  Pans  ne  savait  rien  de  ce  qui  se  passait  en  pro- 
vince, nous  ne  savions  rien  de  ce  qui  se  passait  à  Paris;  nous  seit- 

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KBOTS  d'ds  soliut.  683 

lions  cq)endsiit  que  ceb.  ne  pouvait  pas  dorer  toujours,  faate  de  cbe- 
val.  —  Qtae  peot-on  faire  là  dedans?  disions-nous  quelquefois,  tout 
ea  rendant  visite  aux  postes  araocée  échelonnés  le  long  de  la  ligne, 
à  cinq  cents  mètres  les  uns  des  autres,  et  gardés  etix-mémes  par 
des  sentinelles  ûxes  et  des  sentinelles  Tolantes  qui  n'étaient  pas  à 
plus  de  cent  mètres  des  vedettes  prussiennes.  Ces  sentinelles,  tapies 
dans  un  trou  ou  dissimulées  derrière  dd  bouquet  d'arbres,  avaient 
ordre  de  ne  jamais  allumer  de  feu  pour  ne  pas  attirer  l'attention 
de  l'ennemi.  Si  le  friùd  les  engourdissait,  les  obus  les  réveillaient. 
Il  en  tonibait  toujours  quelqu'un  en-deçà  ou  au-delà  du  remblai  du 
cbemin  de  fer.  Celait  l'aubaine  accoutumée  quand  on  allait  rele- 
ver les  senlineiles  ou  poi'ter  tes  vivres  ani  postes  avancés.  Les  pré- 
cautions dinÙDuai^il  le  péril,  mais  ne  le  ôùsaient  pas  disparaître; 
trop  de  lunettes  nous  observaient.  Un  matin,  au  moment  où  ma 
«irrée  déboucbaitd'un  cbemin  creux,  sept  ou  huit  obus  éclatèrent. 
Chacun  de  nous  se  cinit  mort.  La  corvée  n'y  perdit  qu'un  bidon  en- 
levé de»  mains  d'un  zouave.  En  revanche,  combien  de  nos  pauvres 
camarades  qu'on  ramenait  les  pieds  gelés  des  tranch(!es  où  ils  pas- 
saient lanuitt 

La  ferme  de  Londeau  avait  eu  le  sort  de  la  ferme  de  Groalay. 
Prise  pour  point  de  mire,  elle  était  effondrée  en  dix  endroits.  Le 
bataillon  des  francs-tireurs,  qni  en  avait  fati  son  quartier-général, 
dut  l'abandonner  pour  se  cantonner  à  Malassise,  tandis  que  la  divi- 
sion tout  entière  se  retirait  à  Noisy-le-Sec,  et  de  Noisy-le-Sec  à 
Uontreuil  et  à  Bagnolel.  il  ne  fallait  pas  être  un  stratégiste  de  [>re- 
mier  ordre  pour  comprendre  que  te  cercle  dans  lequel  l'armée 
prussienne  étreignalt  Paris  allait  se  rétrécissant. 

J'avais  profilé  d'un  jour  de  répit  pour  demaader  à  mon  comman- 
dant l'autoiTiatîtHi  de  me  rendre  à  Paris,  qne  je  n'avais  pas  vu  de- 
puis plus  d'un  mœs.  Il  me  l'accorda  volontiers,  et  je  pris  le  chemin 
de  la  porte  de  Homainville,  où  un  hasard  propice  me  lit  rencontrer 
un  de  mes  amis  qui,  en  sa  nouvelle  qualité  d'oCQcier  d'état-majoc 
du  sectau",  me  ât  passer  tout  de  suite,  il  me  sembla  que  je  tombais 
d'une  fctornaise  dans  une  baignoire.  On  n'avait  de  la  guerre  que  le 
bruit  éloigné  de  la  canonnade.  Les  «nnibos  roulaient;  il  y  avait 
do  monde  sur  les  boulevards,  les  cafés  étaient  pleins;  partout  les 
mfimes  habitudes-  et  les  mêmes  conversations  ;  dans  les  rues  seule- 
ment, une  débauclie  de  gardes  nationaux.  —  Tn^  de  téptsi  trop 
de  lépisl  me  disais-je. 

Qoand  je  r^oarnai  à  Ualassîse,  le  batatUoo  des  francs-tireurs, 
exempté  du.  service  des  tranchées  et  des  grand'gardes,  allait  entre- 
prendre uu  service  plus  actif.  U  s'agissait  d'expédiiions  nocturnes 
ojt  les  qualités  individuelles  trouveraient  des  occasions  de  se  ma- 
oàfester.  IIIob  capitaine  me  prit  à  part  pour  m' apprendre  qu'un  de 

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58&  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

nos  trois  sergens  ayant  été  blessé  j'étais  appelé  à  l'hoDoeur  de  le 
remplacer,  et  que  je  remplirais  en  même  temps  les  fonctions  de 
sergent-major.  —  Et  soyez  tranquille,  ajouta-t-il,  vous  aurez  votre 
part  des  expéditions  de  nuit.  —  Un  soir  en  eiïet,  le  bataillon  prit  les 
armes  tout  à  coup.  11  pouvait  être  dix  heures.  II  faisait  nne  nuit 
claire.  C'était  le  temps  où  l'on  avait  abandonné  un  peu  lestement  le 
plateau  d'Avron  en  y  laissant  des  masses  de  munitions,  ce  même 
plateau  dont  la  possession  devait  porter  un  coup  funeste  à  l'armée 
prussienne,  —  après  avoir  rempli  de  joie  le  cœur  des  Parisiens,  si 
prompt  aux  espérances.  Tout  en  marchant,  on  cherchait  à  deviner 
quel  motif  nous  avait  fait  mettre  sac  au  dos  ;  mais  un  flair  particu- 
lier anime  le  soldat  dans  ces  sortes  d'occasions  et  lui  fait  tout  com- 
preudre  sans  qu'on  lui  ait  rien  dit.  Certains  obus  arrivaient  depuis 
quelque  temps  qui  nous  gênaient  et  nous  inquiétaient.  D'où  ve- 
naient-ils? On  eut  bientôt  dans  la  compagnie  le  sentiment  qu'on 
nous  envoyait  à  la  découverte  de  la  batterie  mystérieuse  qui  les 
tirait;  on  savait  en  outre  que  toute  la  brigade  devait  sortir, 

lUâlassise  abandonné,  on  piqua  droit  vers  le  fort  de  Rosny,  sur 
lequel  pieuvaient  les  obus;  on  en  voyait  passer  par  douzaines  comme 
d'énormes  étoiles  lîlantes.  C'était  la  plus  jolie  des  illuminations  : 
c'était  parmi  nous  une  affaire  d'amour-propre  de  ne  plus  y  prendre 
garde;  mais  tous  n'y  réussissfûent  pas  malgré  une  bravoure  incon- 
testée. Nous  étions  alors  sur  la  gauche  du  fort  suivant  la  route  qui 
conduit  au  village.  Des  obus  mal  pointés  négligeaient  le  fort  et  tom- 
baient de  ci  de  là  sur  les  deux  côtés  de  la  route;  il  s'agissait  de  ne  pas 
baisser  la  tâte.  Chacun  de  nous  observidt  son  voisin;  des  paris  s'en- 
gageaient. Ce  n'était  rien,  et  c'était  beaucoup.  Qui  réussissait  une 
première  fois  échouait  un  moment  api'ès.  C'étaient  soudain  de 
grands  éclats  de  rire  et  des  buées.  Mon  vieux  médaillé  de  Crimée  y 
trouvait  moyen  de  faire  ample  provision  de  petits  verres.  Il  avait 
des  nerfs  d'acier;  je  crois  qu'il  eût  allumé  sa  pipe  à  la  mèche  d'une 
bombe. 

Ainsi  pariant  et  riant,  la  compagnie  arrive  à  Rosny.  Le  village 
était  mort;  le  vent  se  jouait  à  travers  les  malsons.  Nous  commen- 
cions à  nous  engager  dans  les  tranchées  qui  creusaient  le  plateau 
d'Avron;  la  brigade  nous  suivait  et  les  occupait  tour  à  tour  après 
nous.  Il  ne  fallût  plus  ni  rire,  ni  crier.  Bientôt,  nous  étions  à  cAté 
de  Villemonble,  devant  le  parc  de  Beauséjour.  Deux  douzaines  de 
petites  maisons,  séparées  les  unes  des  autres  par  des  enclos  fer- 
més de  murs,  s'élevaient  çà  et  là.  Le  moment  était  venu  de  reom- 
naltre  le  terrùn,  lorsqu'un  ver  da  vigoureusement  accentué  noua 
arrêta  net.  Chaque  soldat  resta  immobile  à  sa  place,  attendant  le 
signal;  un  coup  de  sifflet  lancé  par  notre  lieutenant  le  donna.  Quels 
Iwttds  alors  I  Huit  ou  dix  coups  de  feu  partirent  sans  nous  atteindre, 

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BÉciTS  d'dn  soldat.  585 

mais  DOS  b^onnettes  ne  trouvèrent  rien  devant  elles.  La  vedette 
enneioie  avait  décampé  ;  un  sac  cependant  resta  en  notre  pouvoir, 
un  sac  seulement,  mais  quel  sacl  il  est  devenu  légendaire  dans 
l'bistoire  de  la  campagne.  Un  zouave  en  Ht  l'inventaire  à  haute 
voix  comme  un  commissaire-priseur,  devant  un  cercle  de  curieux 
qui  riaient  aux  éclats.  Ab  I  le  bon  père  de  famille  et  l'ùmable  épouxl 
11  y  avait  là  dedans,  mêlés  à  une  petite  provision  de  tabac  et  à  un 
gros  morceau  de  lard,  une  paire  de  souliers  vernis,  trois  paires  de 
bas  de  soie,  deux  jupons  de  femme,  on  autre  en  laine,  un  encore 
en  une  toile  garni  de  valencienne,  deux  cravates  de  satin,  une  robe 
de  petite  fille  ornée  d'effilés,  de  bonnes  pantoufles  bien  chaudes, 
que  sais-je  encore?  une  camisole,  deux  bonnets,  quatre  mouchoirs 
de  batiste,  une  garde-robe  complète  enfin,  et  de  plus  un  porte- 
feuille contenant  les  photographies  de  la  famille  entière.  Le  sac 
vidé,  il  fut  impossible  de  le  remplir  de  nouveau,  tant- ces  objets 
étaient  empilés  avec  art. 

La  capture  d'un  Saxon  qui  s'était  blotti  dans  le  grenier  d'une 
maison  où  brûlait  un  bon  petit  feu  acheva  de  nous  mettre  en  galté. 
Je  m' aperçus  en  cet  instant  que  le  capitaine  de  la  compagnie  était 
en  conférence  avec  le  commandant  du  bataillon.  —  Tu  vas  voir,  me 
dit  tout  bas  le  médaillé,  on  attend  quelque  chose,  et  ou  va  nous  in- 
viter à  nons  reposer. — Il  ne  se  trompait  pas,  on  attendait  une  com- 
pagnie de  Irancs-tireurs  de  la  division  Butter  qui  devait  flanquer 
notre  droite,  et  on  nous  donna  l'ordre  de  nous  coucher  à  plat  ventre 
dans  la  neige.  11  faisait  un  clair  de  lune  magnifique;  le  plateau 
d'Avrott  était  tout  blanc;  nous  regardions  'devant  nous,  ne  soufflant 
mot,  si  ce  n'est  à  l'oreille  d'un  camarade.  Une  voix  m'appela;  le  com- 
mandantavait  demandé  à  mon  capitaine  de  lui  désigner  un  sous- 
ofEcier  pour  aller  à  la  recherche  de  cette  compagnie  qui  n'arrivait 
pas  et  l'amener.  Le  capitaine  m'avait  nommé.  Je  reçus  ordre  de 
battre  le  pUteau  dans  tous  les  sens.  —  Allez,  et  bonne  chance!  me 
dit  mon  capitaine,  qui  ne  semblait  pas  tranquille.  Je  mis  le  sabre- 
baîonnette  au  Iwut  de  mon  cbassepot,  et  m'éloignai  à  grandes  en- 
jambées. —  J'étais  certainement  flatté  du  choix  que  le  ressuscité, 
—  c'était  ainsi  que  dans  nos  heures  d'intimité  j'appelais  le  capi- 
taine R..., — avait  fait  de  ma  personne;  mais  je  n'étus  que  médio- 
crement rassuré.  Au  bout  de  quelques  minutes,  je  me  trouvai  seul 
dans  l'immensité  du  plateau,  errant  sur  un  linceul  de  neige  éptûsse 
qui  étouffait  le  bruit  de  mes  pas.  Je  me  fais^s  l'efl'et  d'un  fantfime. 
Rien  autour  moi;  j'avais  perdu  de  vue  mes  compagnons.  Un  silence 
sans  irames,  intense,  profond,  m'entourait;  j'entendais  les  batte- 
mens  de  non  cœur.  Un  coup  de  fusil  dont  j'aurais  à  peine  le  temps 
de  voir  l'éclair  n'allait-il  pas  tout  à  l'heure  me  jeter  par  terre,  ou 
bien  n'aurais-je  pas  la  malecbancede  tomber  brusquement  dans  une 

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586  REYDE  DES  DSUX   HORDES. 

embuscade  qui  me  ferait  prisonnier?  Ces  téflexions  ne  m'empèchûent 
pas  de  marcher^u  hasard,  tantôt  le  long  d'une  muraille,  et  proGtant 
de  ta  zone  d'ombre  qu'elle  répandait,  tantôt  à.  travers  champs.  Des 
lires  silencieux  me  prenaient  au  souvenir  deDeerslayercberchant 
la  piste  des  Siaux  dans  les  prairies  du  continent  américain,  des  rires 
un  peu  nerveux.  J'avançais  toujours,  le  regard  inquiet,  l'oreille  ten- 
due. Quelquefois  je  m'arrêtais;  j'écoutais,  je  prenais  le  vent;  rien, 
toujours  rien,  et  je  continuais,  bien  résolu  à  ne  rentrer  qu'après 
avoir  parcouru  l'étendue  entière  du  plateau.  11  y  avait  déjà  plus 
d'une  demi-heure  que  j'errais  ainsi,  et  cette  demi-heure  m'avait  paru 
plus  longue  qu'une  longue  nuit,  lorsqu'à  une  distance  de  600  mè- 
tres à  peu  près  j'aperçus  aux  vifs  reQets  de  la  neige  le  sciotUlement 
de  quelques  baJtoonetles  qui  semblaient  se  mouvoir.  Elles  brillaient 
et  s'éteignaient  tour  à  tour,  rapidement,  au  clair  de  lune.  Je  m'étais 
accroupi  à  l'abri  d'une  broussaille;  ce  ne  pouvait  être  des  Prussiens. 
En  gens  pratiques  qui  évitent  l'éclat  et  le  bruit,  ils  n'aiment  leurs 
fantassins  que  de  baïonnettes  en  acier  bruni  qui  ne  lar.cent  point 
d'éclairs,  et  les  glissent  dans  des  fouri-eaux  de  cuir  qui  ne  dégagent 
aucun  son,  quelle  que  soit  la  vivacité  de  la  marche.  Tout  à  fût 
raffermi  par  cette  courte  réflexion,  je  m'avançai  jusqu'à  300  mè- 
tres, et  la  main  sur  la  gâchette,  le  fusil  armé,  d'une  voix  de  Sten- 
tor, je  criai  :  Qui  vive!  Une  voix  répondit  :  France!  Mais  je  ne 
voulais  pas  être  la  victime  d'une  ruse  de  guerre.  Savais-je  si  je 
n'avais  pas  aiïaire  à  une  patrouille  ennemie  imitant  nos  allures  et 
parlant  notre  langue  ï  Je  criai  donc  à  la  patrouille  de  venir  me 
reconnaître;  une  ombre  se  détacha  du  groupe  indécis  qui  faisait 
tache  sur  la  neige  devant  moi,  et  s'avança  :  c'était  le  capitaiiie 
de  la  compagnie  que  je  cherchais.  Si  j'étais  conteni  de  l'avoir 
découvert,  il  ne  l'était  pas  moins  de  m'avoir  renconti'é.  J'avais  été 
éclaireur,  je  devins  guide,  et  la  compagnie  des  francs-tireurs  que 
nous  attendions  opéra  son  mouvement. 

Pendant  que  je  marchais  à  côté  du  capitaine,  un  échange  de  coups 
de  fusil  m'annonça  que  nos  avant-postes  causaient  avec  les  avant- 
postes  ennemis.  On  avait  commencé  le  long  des  murailles  du  parc 
de  fieauséjour  le  travail  de  la  mine.  Le  génie  et  les  pioches  étaient 
à  l'œuvre;  les  pierres  tombaient  ;  on  allùt  faire  l'essai  ae  la  dyoar- 
mite  sur  un  gros  pan  de  mur.  J'arrivai  à  temps  pour  assister  à.cette 
expérience.  Je  ne  veux  pas  dire  du  mal  de  ce  nouvel  agent  chimi- 
que, ni  nuire  à  sa  réputation  ;  mais  ses  débuts  dans  la  curière  de 
la  destruction  ne  me  semblèrent  pas  heureux  :  deux  détonations  par 
reilles  à  deux  coups  de  canon  nous  apprirent  que  ta  dynamite  vo- 
uait de  faire  explosion.  On  courut  au  mur  qu'elle  avait  pour  mission 
de  mettre  en  poudre;  on  y  découvrit  deux  trous  de  50  ceotimëtres 
cartes  chacun  :  c'était  un  médiocre  résultat,  après  deux  leores  de 

nigiUrrlbyGOOglC 


KKctis  d'dh  soldat.  &S7 

trav&il  surtout.  U  marqua  cette  nuit  la  ûa  de  notre  expédition. 

Ces  prooienades  aveotureuses  se  renouv^ient  trois  fois  par  se- 
maine à  peu  près.  On  n'éUit  prévenu  du  départ  qu'au  moment  de 
prendre  les  armes.  Le  péiil  était  l'assaisonnement  de  ces  expédi- 
tions; il  n'était  déplaisant  que  lorsqu'une  négligence  en  était  la 
caose,  et  je  dois  ajouter  tristement  que  les  balles  prussiennes  n'é- 
taient pas  toujours  les  seules  qu'on  eût  k  craindre.  Il  arrivait  quel- 
quefois que  l'oRicier  de  grand'garde,  enveloppé  de  sa  couverture, 
confiait  la  surveillance  de  ses  houioies  au  sergenl-major;  celui-ci, 
qu'un  tel  exemple  encourageait,  passait  la  consigne  au  caporal,  qui 
s'en  déchai^eajt  sur  un  soldat,  et  de  cliute  en  chute  la  garde  du 
campement  incombait  à  une  sentinelle  qui  s'endormait.  Quant  à  nos 
ennemis,  ils  ne  se  laissaient  jamais  prendre  en  flagrant  délit  de  né- 
gligence. Point  de  lacune  dans  leur  discipline;  ils  reculaient  souvent' 
devant  nos  attaques,  mais  jamais  ils  n'étaient  surpris.  « 

On  pouvait  constater  chaque  jour  le  rétrécissement  du  cercle 
meurtrier  tracé  par  leurs  obus.  Le  campement  où  l'on  était  presque 
à  l'abn  la  veille  recevait  de  telles  visites  le  lendemr:in,  qu'il  fallait 
prendre  gîte  ailleurs.  C'était  le  métier  du  soldat,  et  aucun  de  nous 
ne  songeait  à  s'en  plaindre;  mais  les  pauvres  habilans  qui  gardaient 
leurs  toits  jusqu'à,  la  dernière  heure  gémissaient  et  ne  se  décidaient 
à  déménager  que  lorsque  quelques-uns  d'entre  eux  avaient  arrosé 
de  leur  sang  leurs  foyers  menacés.  Quel  tumulte  un  matin  et  quel 
désespoir  à  Montreuil  !  Pendant  la  nuit,  les  obus  prussiens,  passant 
par-dessus  les  forts,  étaieut  tombés  jusque  sur  la  place  du  village. 
Le  jour  ne  sembla  que  dpnner  plus  de  certitude  et  plus  de  rapidité  à 
leur  vol.  U  fallut  en  toute  hâte  enlever  les  meubles  les  plus  précieux, 
atteler  les  charrettes,  fermer  les  portes  et  abandonner  ces  espaliers 
cultivés  avec  tant  d'amour.  Les  malheureux  émigrans  ne  se  crurent 
en  sûreté  qu'à  l'ombre  du  donjon  de  Vincennes. 

Quelque  temps  après,  au  moment  oi!i  le  sommeil  engourdissait 
les  francs-tireurs  de  la  compagnie,  à  dix  heures  du  soir,  un  appel 
me  fit  sauter  sur  mes  jambes.  Ordre  était  donné  de  prendre  les 
armes.  Le  chassepot  sur  i'épaule,  la  cartouchière  au  flanc,  le  sabre- 
baïonnette  passé  dans  la  ceinture  pour  éviter  le  cliquetis  métallique 
du  fourreau,  sans  sacs,  nous  marchions  lestement.  Je  me  glissai  du 
c6té  du  capitaine,  et  j'appris  que  la  compagnie  avait  pour  mission 
de  pousser  jusqu'à  Villemonble  par  la  droite  du  plateau  d'Avron  et 
de  rabattre  par  le  versant  ganclie.  Tout  en  filant  vers  Rosny  en  belle 
humeur,  nous  regardions  les  obus  qui  coupaient  la  route  à  inter- 
▼alles  inégaux,  tantôt  en  avant,  tantôt  en  arrière.  Les  grand'gardes 
traversées,  la  compagnie,  soutenue  par  des  francs-tireurs  du  Mor- 
bihan, si  brillamment  conduits  par  M.  G.  de  C...,  aborda  le  plateau. 
Le  capitaine  alors  me  confia  huit  hommes  avec  ordre  de  les  épar- 

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5S8  SETDE   DES  DEUX  MONDES. 

piller  en  tirailleurs.  Dans  ces  sortes  de  reconaaissances,  on  avait 
pour  coutume  de  choisir  des  Alsaciens  et  des  Lorrains,  dont  le  lan- 
gage pouvait  tromper  l'ennemi;  j'avais  moi-même  attrapé  quelques 
mots  d'allemand  dont  je  me  servais  dans  les  occasions  délicates. 
L'un  des  tirailleurs  vint  me  dire  tout  bas  qu'il  avait  aperçu  des  om- 
bres errant  parmi  les  maisons  et  les  enclos  dont  le  damier  s'étendait 
autour  de  nous.  Je  n'iiésitai  pas,  et  puisant  dans  mon  vocabulaire  : 
for  wart,  gchnell,  mcrameml  m'écrïai-je.  Mes  liuit  Alsaciens  s'élan- 
cent el  fouillent  les  maisons.  Rien  dans  les  appartemens,  rien  dans 
les  cours;  mais  des  empreintes  de  pas  se  voyaient  dans  la  neige  fraî- 
chement creusées.  C'était  une  indication  suflisante  pour  nous  enga- 
ger à  continuer  notre  marche,  et  j'allai  toujours  répétant  tcfmelll 
tchnelll  Je  venais  d'obliquer  à  gauche  sur  le  commandement  du 
'capitaine,  lorsqu'aprës  avoir  franchi  200  mètres  à  peu  près  quel- 
ques balles  noua  sifllërent  dans  le  dos.  II  fallait  qu'il  y  eût  par  Ih 
des  fusils  Dreyse.  Mes  tirailleurs  pirouettèrent  sur  leurs  talons,  al- 
longeant le  pas.  Quelque  chose  alors  attira  mon  attention.  J'avais 
devant  moi,  dans  la  douteuse  clarté  du  plateau,  sept  ou  huit  ombres 
qui  avaient  l'apparence  immobile  de  troncs  d'arbre.  în  m'étais  ar- 
rêté, les  regardant.  —  Ya,  ya,  me  dît  un  Alsacien.  A  peine  avait-il 
parlé,  que  deu\  de  ces  arbres  morts  se  mirent  à  courir  à  toutes 
jambes.  Je  m'élançai  sur  leurs  traces,  et,  pris  malgré  moi  d'un  rire 
fou,  j'entremêlai  ma  course  de  tous  les  mots  germains  que  me  four- 
nissait ma  mémoire.  Les  Alsaciens  s'en  mêlant,  la  fuite  des  tioncs 
d'arbre  se  ralentit;  quand  je  ne  me  vis  plus  qu'à  15  mètres  de  leur 
ombre,  criant  à  tue-téte  :  A  la  baionnettei  je  sautai  sur  eux. 

Ce  cri  français  fut  pour  les  fugitifs  un  coup  de  foudre.  Ils  se  vi- 
rent perdus,  et,  tombant  à  genoux,  tremblant  de  peur  et  tendant 
leurs  fusils  :  Halte,  camarades,  halte,  pas  Prussiens,  SaxonsI 
Saxons!  Ils  étaient  plus  morts  que  vifs,  et  croyaient  toujours  qu'on 
allait  les  fusiller.  Le  plus  petit  d'entre  eux,  —  ils  étaient  cinq,  — 
me  dépassait  de  toute  la  tête.  Leur  surprise  égalait  leur  sufToca- 
tioD.  Ils  parlaient  par  monosyllabes  et  tressaillaient  au  moindre 
mouvement  que  faisaient  les  zouaves  de  leur  escorte.  Ce  ne  fut 
qu'après  avoir  avalé  quelques  gorgées  de  café  et  fumé  la  pipe  dans 
notre  cantonnement  qu'ils  reprirent  leurs  sens  et  se  mirent  à.  cau- 
ser. En  entendant  prononcer  le  nom  du  général  Ducrot,  te  sergent 
de  la  bande  poussa  un  cri  :  Tugrotl  ya^ya,  Tugrot!  Ichkenne  thn! 
dit-il.  —  C'était  lui,  à  ce  qu'il  prétendait,  qui  avait  monté  la  garde 
h.  la  porte  du  général  à  Sedan  ;  c'était  peut-être  vrai. 

On  était  au  mois  de  janvier,  et  une  attaque  contre  les  lignes 

prussiennes,  du  cêté  de  Montretout,  avait  été  décidée  dans  les  con- 

,  seils  de  la  défense.  On  racontait  vaguement  que  la  garde  nationale 

senùt  de  la  fête,  il  était  impossible  qu'en  pareille  circonstance  te 

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RECITS  D  DN   SOLDAT.  689 

&>  zouaves  fût  oublié.  Dès  le  leodemiÙD,  un  billet  d'iovîtatiou  nous 
arriva,  et,  &  la  tête  de  la  division,  le  ré^ment  tout  entier  rentra 
par  la  barrière  du  Trône,  traversa  le  faubourg  et  la  rue  Sùnt-An- 
toine,  la  rue  de  Rivoli,  les  Champs-Elysées,  et  ne  s'arrêta  qu'à 
Courbevoie.  Nous  avions  ce  pressentiment  que  nous  allions  tirer 
nos  derniers  coups  de  fusil ,  et  que  nous  les  tirerions  inutilement. 

Il  était  quatre  beures  et  demie,  —  c'était  le  17,  —  quand  on" 
forma  les  faisceaux  auprès  du  rond-point  de  Courbevoie.  Ahl  j'en 
connaissais  toutes  les  maisonsi  Pendant  la  nuit  et  la  journée  du 
lendemûn,  de  grandes  colonnes  d'infanterie  et  d'artillerie  passèrent 
auprès.de  nous.  Des  bataillons  de  marche  pris  dans  la  garde  natio> 
nale  parurent  enfin.  C'était  la  première  fois  qu'on  les  menait  au  feu. 
Ils  marchaient  en  bon  ordre  et  d'an  pas  ferme.  A  minuit,  mon  capi- 
taine reçut  ordre  de  se  rendre  chez  le  commandant  du  bataillon; 
je  l'accompagnai.  Quand  il  sortit  :  —  C'est  pour  demain,  me  dit-il. 
La  compagnie  fut  avertie  de  se  tenir  prête  à  quatre  heures  du 
matin. 

A  quatre  heures  du  matin,  elle  était  rangée  en  bataille.  Il  taiatàt 
une  nuit  épaisse.  On  entendùt  partout  dans  la  plaine  que  comman- 
dait la  batterie  du  Gibet  le  bruissement  sourd  des  régîmens  en 
marche.  Le  h'  zouaves  avait  été  le  premier  à  s'ébranler  ;  il  s' avan- 
çât lentement  dans  les  champs  détrempés,  où  le  poids  énorme  de 
notre  équipement  nous  faisait  enfoncer  à  chaque  pas;  parfois, 
mais  pour  quelques  minutes,  on  s'arrêtait,  et  les  hommes,  ap- 
puyant le  sac  sur  le  canon  de  leur  fusil,  se  repos»eât.  Des  lueurs 
pâle.s  commençaient  à  blanchir  l'horizon;  les  squelettes  des  arbres  . 
se  dessinaient  en  noir  dans  cette  clarté.  La  masse  obscure  du 
Hont-Valérien  s'arrondissait  à  notre  gauche  comme  une  bosse  gi- 
gantesque. Le  pépiement  des  moineaux  sortait  des  haies,  des  cor- 
beaux yoletaientlourdement  çà  et  là,  et  s'abattaient  dans  les  champs, 
remplis  encore  de  ce  silence  qui  donne  à  la  nuit  sa  majesté.  Qui  le 
croirait?  dans  cette  ombre  incertaine,  nous  cherchions  La  Pouil- 
leuse, que  les  troupes  françaises  occupaient  depuis  un  mois,  et  au- 
cun officier  d'état-major  ne  savait  où  cette  fameuse  ferme  pouvait 
se  trouver.  Des  marches  mêlées  de  contre-marches  nous  la  firent 
enfin  découvrir.  Il  faisait  encore  sombre.  Des  brouillards  ram- 
paient dans  la  plaine,  des  paquets  de  boue  s'attachaient  à  mes 
bottes,  car  j'avais  de  grandes  bottes  comme  les  officiers  :  on  n'était 
plus  au  temps  où  l'on  se  renfermait  dans  la  stricte  observation  des 
ordonnances;  mais  cette  Pouilleuse  tant  chsrcbée  et  trouée  par  tant 
de  projectiles  ne  devait  pas  nous  retenir.  Un  mouvement  rapide 
nous  fit  pousser  plus  avant,  et,  la  laissant  sur  notre  gauche,  nous 
vînmes  prendre  position  en  face  du  parc  de  Buzenval.  Michel  me 
serra  la  main;  il  avait  l'air  triste.  —  Qui  sait?  me  dit-il. 

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600  RETCE  DES  DEUX  UONDES. 

Le  spectacle  que  j'avais  sons  les  yeux  était  grandiose.  La  clarté 
commençait  à  se  dégager  de  l'ombre;  les  lignes  du  paysage  s'accn- 
saieot  di^jà;  derrière  le  mur  créoelé  du  parc,  les  cimes  des  futaies 
faissdent  des  masses  jioîres  estompées  sur  le  ciel  gris-,  les  façades 
bUocbes  des  ?ilLas  s'éclairueot.  Je  voyais  À  une  petite  distance  une 
compAgnie  de  la  ligne  qui,  vaguement  voilée  par  un  léger  rideau  de 
brume  et  l'arme  au  pied,  me  rappelait  le  fameux  tableau,  de  Pils  ; 
c'était  la  même  attente,  la  même  attitude.  Au  loin,  sur  les  flancs 
du  Hont'Valérien,'des  colonnes  d'infanterie  s'allongeaient  et  dies- 
cendaient  dans  la  plaine;  elles  étaient  épaisses  et  noires.  On  en 
distinguait  les  lentes  ondulations.  Il  me  semblait  impossible  qne  de 
telles  masses  énergiquement  lancées  ne  fissent  pas  une  trou^  jus- 
qu'à Versailles. 

Une  fusée  partit  du  Mont-Valérien.  A  ce  signal,  les  zonares  s'é- 
lancèrent en  tirailleurs.  A  peine  avaient-ils  fait  cinquante  pas,  que  le 
mur  du  parc  s'éclaira  de  points  rouges.  Les  Prussiens  étaient  à  Jeur 
poste.  Des  soldats  tombèrent  dans  les  vignes.  On  n'avait  pas  oublié 
l'affaire  du  parc  de  Villiers,  l'une  des  plus  meurtrières  de  la  cam- 
pagne. Allait-elle  se  renouveler  devant  le  parc  de  Buienval,  d'où 
partait  une  gréte  de  balles?  Le  régiment  savait  par  une  douloureuse 
expérience  qu'une  charge  à  la  b^onnette  ne  ferait  qu'augmenter  le 
nombre  des  morts,  et  déji  bien  des  pantalons  rouges  restaient  im- 
mobiles, couchés  dans  les  écbalas.  Dispersés  parmi  les  abris  qne 
présentait  le  terrain,  noua  tirions  contre  les  ouvertures  d'où  l'inces- 
sante fu^llade  nous  décimait.  Des  bataillons  de  gardes  nationaox 
partirent  pour  tourner  le  parc  A  leur  mine,  à  leur  allure,  au  visage 
des  hommes  qui  les  composaient,  on  comprenait  que  ces  bataillons 
appartenaient  aux  quartiers  aristocratiques  de  Paris.  Ils  firent  bra- 
vement leur  devoir,  comme  s'ils  avaient  voulu  effacer  le  souvenir  de 
ce  qu'avaient  fait  ceux  de  Belleville  à  l'autre  extrémité  de  nos 
lignes. 

Ce  mouvement  prononcé,  l'alfaire  devint  plus  chfHide.  Un  rideau 
de  fumée  s'étendait  au  loin  sur  notre  gauche;  le  mur  du  parc  en 
étùt  voilé.  Il  en  sortait  im  pétillement  infernal.  Je  cherchais  toujours 
à  envoyer  des  balles  dans  les  trous  d'où  s'élancent  des  langues 
de  feu.  Htm  capitaine,  qui  allait  des  uns  aux  autres,  me  cria  de 
pruidre  avec  moi  quelques  hommes  et  d'enfoncer  une  porte  qu'tm 
voyait  dans  le  mur,  coûte  qne  coûte.  Je  criai  comme  lui  :  En  avanti 
aune  poignée  de  camarades  qui  m'entouraient.  Us  sautèrent  comme 
des  chacals,  le  vieux  Criméen  en  tête.  Une  poutrelle  se  trouva  par 
terre  à  dix  pas  des  murs  :  des  mains  furieuses  s'en  empar^^nt,  et 
d'un  commun  effort,  à  coups  redoublés,  on  battit  la  porte.  Les  coups 
sonnaient  dans  le  bois,  qui  pliait,  se  fendait  et  n'éclatait  pas.  On  y 
allait  bon  jeu,  bon  argent,  avec  une  rage  sourde,  la  fièvre  dans  tes 

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Bécrrs  d'on  soldat.  591 

ytsDz,  âes  cris  ranqiies  à  la  boache;  mais  les  Prussiens  tiraient  tou- 
jours, et  nos  bras  frappaient  à  découvert.  —  Je  ne  pensais  qu'à  bri- 
ser la  porte  et  à  passer.  Les  balles  sautaient  sur  le  ims  et  en  déta- 
chaient des  éclats;  les  aïs  craquaient  sans  se  rompre.  L'un  de  nous 
tombait,  puis  un  autre;  un  autre  encore  s'éloignait  le  bras  cassé  ou 
traînant  la  jambe.  La  poutre  ne  frappait  plus  avec  la  même  force. 
L'n  instant  vint  où  elle  pesa  trop  lourdement  à  nos  mains  épuisées, 
elle  tomba  dwas  l'herbe  rouge  ;  nous  n'étions  plus  que  deux  restés 
debout,  le  Criméen  et  moi.  Des  larmes  de  fureur  jaillirent  de  mes 
yeux;  lui,  reprit  froidement  son  chassepot,  et  passant  la  main  sur 
son  front  baigné  de  sueur  :  —  En  route  1  dit-il. 

Quelques  souaves  tiraillaient  à  100  mètres  de  nous.  Pour  les  re- 
joindre, il  fallait  passer  le  long  d'une  route  qui  filait  parallèlement 
an  mur  derrière  lequel  les  Prussiens  tiraient.  Un  sergent  de  zouaves 
qui  bat  en  retraite  ne  court  pas;  l'amour-propre  et  la  tradition  le 
veulent.  Vingt  paires  d'yeux  me  regardaient;  je  leur  devais  l'exemple. 
Le  Criméen  me  suivait,  se  retournait  de  dix  pas  en  dix  pas,  brû- 
lant des  cartouches.  Je  portais  un  surtout  de  peau  de  mouton 
blanc  qui  me  donnait  l'apparence  d'nn  officier  et  me  désignait  aux 
balles.  A  mi-cbemin,  je  compris  qu'on  me  visait.  One  balle  passa  à 
2  pouces  de  mon  visage,  suivie  presque  aussitôt  d'une  seconde  qui 
s'aplatit  contre  un  arbre  dont  je  frôlais  l'écorce.  L'ne  troisième 
efDeura  ma  poitrine,  enlevant  quelques  touiTes  de  laine  frisée.  Dé- 
tidément  un  ennemi  invisible  m'en  voulait.  —  Je  venais  de  re- 
joindre mes  Eouaves  toujours  accompagné  du  Criméen.  —  Par  ici, 
me  cria  Michel,  qui  cbûrgeait  et  déchargeait  son  fusil.  Je  me  re- 
tournai. Une  balle  qui  me  cherchait,  la  quatrième,  passa  au  ras 
de  mes  épaules  et  siffla;  un  grand  soupir  lui  répondit.  Michel  ve- 
nait de  tomber  sur  les  genoux  et  les  maios.  H  essaya  de  se  relever; 
le  poids  du  sac  le  fit  retomber,  et  il  resta  immobile,  le  nez  en  terre. 
Je  courus  vers  lui.  Une  mare  de  sang  coulait  autour  de  sa  reste. 
Le  pauvre  garçon  fit  un  effort  pour  retourner  sa  téta  à  demi  et  me 
dire  adieu.  Je  vis  la  clarté  s'éteindre  dans  ses  yeux.  Sa  tête  posée 
sur  mes  genoux,  je  le  regardais.  Une  clameurde  joieme  lira  de  ma 
stupeur.  Ua  groupe  de  zouaves  plus  heureux  que  nous  avait  réussi 
à  renverser  une  porte  mal  barricadée;  ils  entraient  pële-méle  par 
cette  brèche.  Je  m'élançai  de  ce  côté,  la  rage  au  cœur.  Déjà  mes 
camarades  couraient  au  plus  épais  des  taillis,  d'où  les  Prussiens 
débusqués  s'échappaient  à  toutes  jambes.  Des  balles  en  faisaient 
rouler  dans  l'herbe.  Je  sautai  par-dessus  leurs  corps  avec  l'élan 
d'un  animal  sauvage;  j'aurais  voulu  en  tenir  un  au  bout  de  ma 
baïonnette.  Les  projectiles  cassaient  les  branches  autour  de  moi  ou 
labouruent  le  sol;  des  hommes  s'abattaient  lourdement,  d'autres. 


,,GoogIc 


592  BBTUE  DES  DEUX  HONDBS. 

blessés,  s'accroupissaient  dans  les  creux.  On  criait,  on  s'appelwt. 
Au  milieu  de  ma  course,  un  chevreuil  affolé  par  tout  ce  bruit  se  jeta 
presque  dans  mes  jambes.  L'instinct  du  chasseur  l'emporta,  et  je  le 
mis  en  joue.  Un  peu  plus  loin,  un  cri  bien  connu  frappa  mon  oreille, 
et  deux  coqs  f^sans  qui  venaient  de  partir  d'une  cépée  s'envo- 
lèrent à  tire-d'aile.  Cette  fois  on  chassait  à  l'faomme;  la  battue  était 
plus  sanglante. 

Quelques  bonds  nous  amenèrent  k  l'autre  extrémité  du  parc,  au 
pied  du  mur  que  les  Prussiens  dans  leur  fuite  venaient  d'escalader. 
Aussitôt  on  employa  les  sabres-baïonnettes  k  desceller  les  pierres 
pour  pratiquer  contre  eux  les  créneaux  qu'ils  nous  avaient  oppo- 
sés sur  le  front  d'attaque.  Chaque  trou  recevait  un  fusil.  Il  pouvait 
être  alors  onze  heures  à  peu  près.  Devant  nous,  La  Bergerie  soute- 
nait un  feu  terrible  ;  des  balles  par  centaines  volïùent  par-dessus 
notre  tête  et  tombaient  dans  le  parc.  La  Bergerie  enlevée,  la  route 
de  Versailles  était  ouverte;  il  n'y  avait  plus  qu'à  descendre.  Do 
fouillis  d'hommes  animés  par  l'ardeur  de  la  lutte  grouillait  dans  le 
parc,  —  de  la  ligne,  de  la  mobile,  de  la  garde  nationale,  —  tous 
prêts  à  s'élancer  où  l'on  voudrait.  On  m'a  raconté  que  le  corps  du 
général  Ducrot  était  arrivé  en  retard,  et  que  ce  retard  avait  com- 
promis, en  l'enrayant,  le  succès  du  mouvement,  que  l'on  avait 
perdu  plusieurs  heures  devant  une  tranchée  qu'il  aurait  été  facile 
de  tourner,  puisque  noua  étions  à  500  mètres  au-dessus  de  cet 
obstacle,  préservés  nous-mêmes  par  le  mur  du  parc;  mais  que  de 
choses  ne  dit-on  pas  pour  expliquer  un  échec  1  Les  zouaves  atten^ 
daient  toujours.  Cette  portion  qu'on  nous  avait  dit  de  prendre, 
elle  étùt  prise.  N'avait-on  pas  à  nous  faire  donner  encore  un  coup 
de  collier?  Le  jour  et  une  moitié  de  la  nuit  se  passèrent  sans  ordre 
nouveau.  Des  accès  de  colère  nous  empêchaient  de  dormir.  Le  bruit 
de  la  bataille  était  mort.  Vers  une  heure  du  matin,  un  ordre  arriva 
qui  nous  fît  abandonner  la  position  conquise  au  prix  de  tant  de  sang. 
Quelle  fureur  alors  parmi  nous  I  Sur  la  route  qui  nous  ramenait  à  La 
Pouilleuse,  nous  marchions  fiévreusement  au  travers  des  mobiles 
roulés'dans  leurs  couvertures.  11  y  avait  près  de  vingt-quatre  heures 
que  nous  étions  sur  pied,  le  ventre  creux,  et  la  folie  de  l'attaque  ne 
nous  soutenait  plus.  Je  mourais  de  soif.  Le  Criméen  me  passa  un 
bidon  pris  je  ne  sais  où,  'et  qui  par  miracle  se  trouva  plein.  Je  bus 
à  longs  tr^ts.  —  Sùs-tu  ce  que  tu  as  bu,  dis7  me  demanda-t-il  en 
riant  dans  sa  barbe. 

—  De  l'eau,  je  crois. 

—  C'est  de  l'eau-de-vie,  camarade  I  flaire  un  peu  1 

Et  c'était  vrai.  Je  ne  m'en  étais  pas  aperçu.  Le  froid  produit  de 
ces  phénomènes.  Une  heure  après,  il  fallut  de  nouveau  quitter  La 


■  Google 


BÉCIT8  d'uk  soldat.  693 

Fouilleuse  et  regagner  Courbevoie  en  suivant  la  levée  du  chemin 
de  fer.  L'aflaire  était  manquée,  et  cependant,  à  l'heure  même  où 
l'on  prenait  possession  du  parc  de  Buzenval,  — des  habitons  du 
pays  me  l'ont  alTirmé  plus  tard,  —  on  attelait  les  chevaux  aux 
fouirons  du  roi,  et  Versailles  allait  être  évacué.  —  C'est  toujours 
au  moment  où  il  ne  fallait  plus  qu'une  attaque  à  fond  pour  nous 
forcer  à  reculer,  disait  un  ofiicier  prussien  après  l'armistice,  que  le 
mouvement  de  retraite  commençait  dans  votre  armée.  Pourquoi?  — 
Chacun  sentait  que  la  campagne  était  fmie.  Paris  ne  mangeait  plus. 
Les  illusions  s'étaient  envolées.  On  ne  croyait  plus  à  la  délivrance 
par  la  proviuce.  Les  zouaves,  un  instant  campés  &  Believille-Villette, 
où  l'on  craignait  une  manifestation,  avaient  repris  leurs  cantonne- 
mens  à  Malassise. 

L'armistice  venait  d'être  signé.  11  fallut  ramener  le  A'  zouaves 
dans  Paris,  où  il  devait  être  désarmé.  tJn  effroyahie  accablement 
nous  avait  saisis.  Quoi  !  tant  de  morts  et  perdre  jusqu'à  ses  fusilsl 
Notre  dernière  heure  militaire  se  passa  à  Belleville,  où  notre  pa- 
tience fut  mise  à  une  rude  épreuve.  Ces  mêmes  hommes  qui  de- 
vaient plus  tard  élever  tant  de  barricades  contre  l'armée  de  Ver- 
sailles après  avoir  respecté  l'armée  prussienne  rôdaient  autour  des 
biiraques,  et  nous  raillaient  grossièrement.  — Tiens  1  encore  des 
chassepots!...  Va,  les  cacher...  On  va  te  les  prendrel  disaient-ils 
aux  soldats  isolés.  Sans  l'intervention  des  officiers,  combien  de  ces 
misérables  que  les  zouaves  exaspérés  auraient  ch&tiés  d'importance! 
Déjà,  l'abominable  esprit  qui  a  fait  explosion  le  18  mars  fermentait 
dans  ce  coin  gangrené  de  Paris. 

Je  ne  m'étais  engagé  que  pour  le  temps  de  la  guerre.  La  guerre 
était  finie.  La  fièvre  me  prit.  Je  payai  le  froid,  la  fatigue,  les  dures 
privations,  les  longues  insomnies,  les  émotions  surtout,  les  tris- 
tesses, les  colères  de  cette  désastreuse  campagne  de  six  mois. 
J'avais  vn  la  catastrophe  de  Sedan,  je  voyais  la  chute  de  Paris. 
C'était  trop.  J'entrai  à  l'ambulance  de  l'École  centrale.  J'y  allûs 
chercher  le  repos  après  le  travail  ;  mes  forces  en  partie  revenues, 
un  invincible  besoin  de  quitter  la  ville  à  laquelle  une  dernière  hu- 
miliation allait  être  infligée  s'empara  de  moi.  Voir,  les  mains  liées 
et  sans  armes,  ceux  que  j'avais  combattus  dans  la  mesure  de  mes 
forces  m'était  impossible;  je  pris  un  déguisement  et  traversai  les 
lignes  prussiennes  sans  retourner  la  tête  pour  ne  pas  voir  le  Hont- 
Valérien,  où  ne  flottaient  plus  les  couleurs  françaises. 

Ahzdée  Aciuhd. 


Il  lar.  —  1S71, 


jUnlbyGOOglC 


LES  LABORATOIRES 

E?l  rtiXCE  ET  1  ItTEilNGtl 


L  Im  ]I<iMm  ÉtuMtt  fnWffvi  *UM  !■  «MnnKu  ailiwimnivi,  Hji^rl  n  misiMa  da  Vîd- 
■ImctisD  publique,  pH  11.  Warli,  numbr*  da  l'iuiitut,  1870.  —  II.  L'ddmntiâlralion  4t 
M.  Dui-iiy  1I8II.1-«B),  1870.  —  ni.  Dt  l'Obimalim  ri  ie  CExp&ieitei  en  ^.hyttolagtt.  par 
U.  Coats.  membre  de  Hnslilui,  ISflS.  —  IV.  De  la  lUfarmt  dn  éluda  mtditaltt  pta-  lit 
MmtMra,  pu  t»  O'  Lotan,  ISH. 


L'existence  des  laboratoires  comme  ^^tablisseiaeBS  plus  oa  ib<mb8 
publics,  destinés  à  la  démonstratioD  expérimeRtale  -des  lois  natu- 
relles et  à  l'exploration  méthodique  des  phéDomëDee,  oe  date  que 
d'hier;  ils  D'«a  ont  pas  moins  déjà  exercé  une  graide  inlluenoe.  De- 
piHB  qu'on  s  enrichi  ies  institotioBS  diverses  d'enseignement  snpé- 
rieur  des  outils  nécessaires  pour  r^ipéter  régulièrefsent  les  aaci«iBes 
expériences ,  depuis  qu'on  a  octroyé  aux  sarans  les  moyens  'd'en 
entreprendre  de  nouvelles,  l'activité  des  hautes  études  s'est  aocme, 
et  les  sciences  ont  pu  faire  en  peu  d'années  des  progrès  autrefois 
in^ossibles.  C'est  nne  vérité  banale  rjse  l'essor  si  considér3d>le  de 
la  physique,  de  la  chimie  et  de  la  physiologie  dam  ce  siècle  est  dt 
aux  travaux  accomplis  dans  les  labor-at<nres.  11  faut  considérer  aussi 
que  les  démonstrations  pratiques  qu'on  y  donne  sont  la  source  des 
connaissances  les  plus  solides  et  la  meilleure  disciptiiw  pour  l'esprit 
comme  pour  les  sens.  D'autre  part,  les  iabco'atoires  n'ont  pas  pour 
but  unique  de  faciliter  la  découverte  des  lois  spéculatives;  ils  sont  le 
champ  où  germent  les  inventions  fécondes  et  les  applications  bril- 
lantes qui  engendrent  la  richesse  des  nations  :  ils  ont  substitué  à 
l'empirisme  de  l'ancienne  industrie  des  procédés  rationnels,  uoe 


LES  JUBûK&TOIKES  saEHTiFIQUES.  065 

certitude  réglée  aux  lâtonoemeos  séculaires  des  arts.  JUalgré  les 
services  qu'iU  rendent,  l'importance  de  ces  <tai>Iisseniens  n'est  pas 
encore  appréciée  comme  elle  devrait  l'être,  surtout  en  France; 
du  moins  il  n'en  existe  pasassaz,  ni  d'asssi  convenablement  organi- 
sés. L'histoire  des  anciens  laboratoires  et  des  diverses  inslit4Uions 
consacrées  à  la  science  pratique,  la  description  des  laboratoires  ac- 
tuels telle  qu'on  peut  J'écrire  avec  les  docuiœus  fournis  par  plu- 
sieurs missions  récentes,  font  mieux  comprendre  les  développemens 
de  la  métbode  expérimentale.  Il  y  a  là  aussi  une  perspective  cu- 
rieuse du  passé  des  travaux  scientifiques.  Peut-être  est-ii  opportun 
d'y  insister  aujourd'hui  qu'il  s'agit  de  réorganiser  sérieusement  les 
hautes  études  en  France  et  d'y  fonder  des  laboratoires  nouveaux. 

L'ezpérimentalino  régulière  et  méthodique,  iatroduite  définili- 
vement  par  Galilée  dans  les  sciences  de  la  nature,  iut  pratiquée 
avec  ardeur  dès  le  xvii'  siècle,  grâce  i  l'exemple  d'un  certain 
nombre  de  compagnies  savantes  qui  se  donnèrent  pour  mission  de 
{aîie  des  expériences.  L'Académie  des  Lyucées,  fondée  en  1603  par 
Galilée,  l'Académie  d£i  Ciment,  établie  Â  Florence  en  1Q51  par  les 
élèves  de  Galilée,  la  Société  royale  de  Londres,  instituée  par  Boyle, 
Willis  et  leurs  aïois  en  164à,  l'Académie  des  Curieux  de  la  nature, 
que  Bauscb  fonda  en  ldâ2  à  Schweinfurt,  enfin  l'Académie  des 
Sciences  de  Paris,  qui  date  de  166S,  voilà  les  premières  ^oles  de 
sùence  expérimentale.  I^  physique  proprement  dite  y  était  plus 
particulièrement  cultivée,  et  c'est  à  cette  époque  que  iurent  in- 
ventés presque  tous  les  appareils  classiques  employés  encore  au- 
jourd'hui. La  physique  expérimentale  est  une  science  de  geos  du 
monde.  Ou  ne  ee  saut  pas  les  maiâs  en  la  cultivant,  on  mante  de 
jolis  instrumeos,  il  y  a  de  l'éclat  et  des  sui'pri&es  dans  les  spec- 
tacles qu'elle  donne.  Ces  motifs  avaient  séduit  beaucoup  d'amateurs 
dans  les  deux  derniers  siècles.  Des  princes,  des  seigneurs,  des  ab- 
bés, cherchaient  uo  diver^saement  dans  la  physique,  et  avaient  des 
salons  affectés  atu  démoastrations.  Voltaire  s'était  donné  ce  luxe. 
L'introduction  de  la  physique  daus  l'easeignemeot  publie  se  lit  peu 
&  peu;  mais  ce  n'est  qu'au  commencement  de  notre  siècle  que  des 
instrumens  furent  mis  à  la  disposition  des  professeurs,  et  que  les 
,  cours  furent  accompagnés  de  démonsb'ations  exp^iraentales. 

I4os  cabinets  de  ;>hysique  ont  conservé  quelque  chose  de  l'aspect 
des  anciens  salons  de  physiciens.  Ce  sont  de  vastes  salles  tout  au- 
tour desquelles  on  remarque  des  vitrines  où  sont  renfermés  les  in- 
strumens. Au  milieu  de  la  salle,  on  laisse  à  découvert  les  appareils 
trop  grands  pour  être  placés  avec  les  autres,  comme  la  machine 
pneumatique,  la  machine  électrique  à  plateau,  etc.  Le  parquet  cîré 
brille  toujours,  tout  est  d'une  propreté  irr^rochable.  Auk  murs, 

D„j,i7<-,ib,.GoogIc 


fi96  RBTDB   DBS   DEDX  SONDES. 

on  voit  des  dessina,  des  modèles  d'appareils,  des  reproductions 
coloriées  de  divers  phénomènes  et  surtout  du  spectre  solaire  et 
des  spectres  des  diff^^renles  flammes,  line  petite  pièce  voisine  sert 
d'atelier  pour  la  réparation  des  instrumens.  l'ne  chambre  noire  est 
destinée  aux  expériences  d'optique.  —  Nous  avons  en  France,  à 
l'Ëcole  polytechnique,  au  Conservatoire  des  arts  et  métiers,  à  la 
Sorbonne,  au  Collège  de  France,  de  fort  belles  collections  d'instru- 
mens  de  physique;  mais  nous  manquions  jusqu'à  ces  derniers  temps 
de  laboratoires  de  physique.  L'enseignement  de  cette  science  est 
resté  chez  nous  théorique,  et  les  professeurs  ne  se  sont  point  oc- 
cupés d'initier  directement  leurs  i  lèves  à  la  pratique  de  l'expéri- 
mentation. Gay-Lussac  à  l'iîcole  polytechnique,  Biot  et  M.  Regnault 
au  Collège  de  France,  M\I.  Becquerel  père  et  fils  au  Muséum,  ont 
exécuté  de  célèbres  travaux,  mais  n'ont  point  fon'é  d'école  de  phy- 
sique. Les  appareils  de  cabinet  ont  été  presque  exclusivement  con- 
sacrés par  eux  aux  démonstrations  qui  doivent  accompagner  les 
leçons  orales.  Nous  devons  dire  cependant  que  M.  Rrgnault  a  tou- 
jours eu  à  son  laboratoire  du  Collège  de  France  quelques  élèves. 
C'est  là  que  M.  Mascart  a  fait  en  dernier  lieu  .^es  expériences  re- 
marquables sur  les  ondulations  lumineuses.  C'est  là  qu'on  voit 
aussi  les  grands  appareils  roémorable.s  q'ii  ont  servi  aux  recherches 
classiques  de  M.  Kegnauit  sur  la  force  élastique  des  gaz  et  des  va- 
peurs. Tous  les  savans  de  l'étranger  sonl  venus  visiter  k  Paris  le 
laboratoire  d'un  de  nos  physiciens  les  plus  originaux  et  les  plus 
ingénieux,  enlevé  prématurément  à  U  science  il  y  a  quelques  an- 
nées. Le  laboratoire  de  Foucault  était  inslallé  dans  le  pavillon  qu'il 
habitait,  rue  d'Assas.  Foucault  construisait  lui-même,  avec  nue 
habile  et  fmc  industrie,  les  appareils  destinés  à  ses  expériences,  et 
les  installait  à  demeure  chez  lui.  Tout  y  était  disposé  de  la  laçon 
la  plus  élégante  et  la  plus  confortahlc,  afin  d'assurer  le  calme  et  le 
bien-être  si  nécessaires  aux  expérimentations  précises  et  délicates. 
Un  large  balcon  était  pourvu  d'un  sidérostat  qui  permettait  à  l'in- 
venteur du  gyroscope  de  faire  de  l'astronomie  physique  au  coin  de 
son  feu.  Récemment,  en  vue  d'élever  le  niveau  des  études  de  phy- 
sique en  France,  M.  Duruy  a  fait  créer  un  laboratoire  à  la  Sorbonne 
et  l'a  placé  sous  la  direction  de  deux  savans  de  mérite,  MM.  Jamio 
et  Desains.  Un  certain  nombre  de  jeunes  élèves  y  apprennent  à  se 
servir  des  instrumens,  quelques-uns  même  sont  autorisés  à  pour- 
suivre des  recherches  pour  leur  compte.  Ce  laboratoire,  assez  grand, 
pourvu  des  appareils  nécessaires,  aura  une  heureuse  induence  sur 
la  physique  française,  à  la  condition  toutefois  qu'on  ne  s'arrête  pas 
dans  la  voie  des  dépenses,  car  ici  le  cons^tructeur  est  l'auxiliaire 
indispensable  du  chercheur,  et  les  appareils  sont  coûteux. 

L'Allemagne  a  d'importaotes  collections  d'iostrumeos  de  pby- 

nigiUrrfi-yGOOglC 


'  LES   LABORATOIRES   SCIENTIFIQUES,  607 

BÎque  installées  dans  des  laboratoires  commodes.  Quelques-uns  de 
ces  derniers  sont  auss  richesi  que  les  nôtres  et  plus  accessibles  aux 
élèves;  plusieurs  sont  voisins  des  laboratoires  de  physiologie,  et  ce 
rapprochement  est  fort  utile.  A  Heidelberg,  le  cabinet  de  physique 
de  M.  KirchhofTet  l'Institut  physiologique  de  M.  Helmhoitz  (1)  sont 
dans  le  même  bàliment,  qu'on  appelle  Palais  de  la  nature  (Nalur- 
paliisl).  A  Gœttingue,  le  professeur  Weber  est  installé  à  côté  du 
professeur  Meissner,  et  là,  comme  à  Heidelbe rg,  la  biologie  tire  le 
plus  grand  profit  du  voisinage  de  la  physique. 

Les  laboratoires  de  chimie  d'aujourd'hui  dilTërent  autant  des  an* 
ciens  laboratoires  d'alchimistes  que  la  science  des  Lavoisier,  des 
Berzélius  et  des  Gerhardt  diiïère  elle-même  de  celle  des  Paracelse, 
des  Raymond  Lui  le  ci  des  Basile  Valentin.  Rien  de  plus  étrange  qu'un 
laboratoire  d'alchimiste.  La  salle  est  voûtée,  sombre,  humide,  à 
peine  éclairée  par  un  rayon  de  soleil  qui  y  produit,  l'effet  magique 
qu'on  admire  dans  les  toiles  de  Rembrandt.  Un  reptile  empaillé  est 
accroché  au  plafond,  couvert  de  toiles  d'araignée.  Sur  des  tablettes 
fixées  au  mur,  on  voit  des  fioles  vertes,  rouges,  bleues.  Dans  un 
gros  foui-neau  qui  occupe  un  des  coins  de  la  pièce,  le  feu  brille  à  tra- 
vers tes  briques  disjointes  et  chauiïe  un  alaml)ic  aux  formes  bizarres. 
Le  vieux  maître,  assis  dans  son  fauteuil,  consulte  un  énorme  in-folio 
rongé  par  les  rats,  et  un  aide  essaie  de  broyer  une  dure  matière 
dans  un  mortier.  Voilà  oiii  se  poursuivent  les  longues  et  patientes 
investigations  du  grand  œuvre,  dans  le  silence  et  le  secret,  loin 
d'une  ombrageuse  inquisition  et  des  impatiences  vulgaires.  L'al- 
chimie, jusqu'à  la  fin  du  xvir  siècle,  est  une  science  réser\ée  à  de 
rares  adeptes.  Au  xviii'  siècle,  les  laboj  atoires,  moins  fantastiques, 
conservent  cependant  une  physionomie  encore  sombre  et  mysté- 
rieuse. L'attirail,  ainsi  que  le  montrent  les  pittoresques  gravures 
du  temps,  en  est  toujours  rudimen taire.  Cependant  les  expériences  se 
font  quelquefois  en  public.  Des  auditeurs,  au  nombre  desquels  il  y 
a  des  princes,  sont  admis  aux  démonstrations  de  Lèmery,  de  Rouelle; 
on  exp'ique  d'une  manière  naturelle  les  arcanes  de  l'antique  science. 
Néanmoins  te  matériel  se  perfectionne  lentement.  Scheete,  le  grand 
chimiste  suédois,  fit  ses  travaux  mémoraliles  dans  son  étroite  offi- 
cine de  pharmacien  avec  quelques  fioles  et  quelques  tubes  de  verre. 
Ces  mesquins  appareils  lui  sulTrrent  pour  découvrir  le  chlore  et 
l'acide  fluorhydrique.  Lavoisier  et  ses  successeurs,  surtout  Berzé- 
lius, en  renouvelant  les  méthodes  d'investigation  chimique,  inau- 
gurèrent l'emploi  d'instrumens  nombreux  et  de  nouveaux  procédés 
qui  devaient  multiplier  les  laboratoires  et  tes  amener  bientôt  à  l'as- 
pect qu'ils  ont  aujourd'hui.  C'est  dans  les  premières  années  de  ce 

(1)  H.  HelmbolU  a  été  rto^mment  appelé  comms  profraseur  k  ruDÏTanlté  de  Bwllii, 

,  Google 


598  KrVTtl   »E9  DEOÏ  MONDES. 

siècle  (pie  furent  ctmstrnîts  leslaboraloires  de  l'École  poTjrtechnîtpie 
et  de  ta  Sorbonne,  qui  devinrent  !e  modèfe  et  l'exemple  de  ceux  do 
reste  de  l'Earope. 

Les  laboratoires  actnels  de  chimie  sont  ceux  dont  l'extc^nsioB  et 
l'organisation  laissent  le  moins  à  désirer,  à  l'étrangr  surtout.  Lit 
chimie,  étant  la  science  qui  rend  le  plus  de  services  à  l'indastrie, 
qui  a  le  plus  d'influence  sur  la  richesse  publique,  est  phis  que  les 
autrps  encouragée  par  les  goovememeïs.  De  fait,  les  laboratoires 
de  chimie  qui  ont  été  récemment  construits  en  Allemagne  sont  de 
véritables  palais,  et  ceux  que  l'on  a  l'intention  d'édifier  h  Paris  se- 
ront aussi,  dil-on,  de  beaux  monnmens.  A  la  vérité,  si  ces  établis- 
semens  n'exigent  ni  les  décorations,  ni  l'architecture  imposante 
d'un  palais,  ils  en  exigent  du  moins  les  dimensions.  Nous  sommes 
loin  aujourd'hui  des  vieilles  officines  d'apothicaire.  Rien  n'est  com- 
pliqué comme  l'outillage  àa  chimiste,  ses  besoins  sont  dispendieux; 
il  lui  fant  de  la  place,  de  l'air,  de  la  lumière,  et  beaucoup  d'appareils. 

Entrons  dans  un  laboratoire  de  chimie.  C'est  d'abord  une  salle 
spaciense,  bien  éclairée,  où  de  grandes  tables  s'étendent  en  face 
des  fenêtres  de  manière  h  recevoir  le  jour  directement.  Ces  tables 
sont  divisées  en  deux  moitiés  par  on  corps  de  tablettes  superpo- 
sées qui  reçoit  une  collection  de  flacons  à  réactifs,  i  portée  de  toutes 
les  mains.  On  y  exécute  les  petites  opérations  courantes  au  moyen 
d'ustensiles  et  de  vases  aux  formes  légères.  Ici  c'est  un  filtre  placé 
sur  un  entonnoir  qui  laisse  passer  goutte  à  goutte  un  liquide  clari- 
fié, là  c'est  une  capsule  de  porcelaine  d'où  s'échappent  les  vapeurs 
d'une  solution  qui  doit  être  condensée,  ailleurs  on  liquide  qui  bout 
à  grosses  bulles  et  dont  les  émanations  sont  dirigées  dans  un  tube 
de  verre  baigné  dans  un  courant  irean  froide.  Le  gaz,  employé 
comme  moyen  de  chauffage,  l'eao  qui  sert  comme  dissolvant  ou 
comme  réfrigérant,  sont  amenés  par  des  tuyaux  de  plomb  qui  cir- 
culent le  long  des  murs  et  sous  le  plancher.  L'eau  et  le  feu  sont 
ainsi  dirigés  sur  la  table  à  la  portée  de  Ions  les  travailleurs.  Une 
niche  à  évaporatiOTi  est  creusée  dans  !'un  des  murs.  C'est  un  âtre 
recouvert  de  dalli^s  en  pierre  ou  de  carreaux  en  faïence  et  surmonté 
d'une  cheminée  dont  te  manteau  vient  s'élargir  à  la  partie  infé- 
rieure et  donner  appui  à  des  fenêtres  à  coulisse  pouvant  servir  & 
fermer  l'espace  compris  entre  la  surface  de  l'âtre  et  la  base  de  la 
cheminée.  Cette  niche  sert  aux  opérations  qui  provoquent  un  déga- 
gement de  gaz  ou  de  vapeurs  nuisibles,  lîne  autre  pièce  est  le 
tiiéâtre  des  expériences  par  le  feu,  des  grandes  calcinations  qui  s'ef- 
fectuent dans  des  fourneaux  chanfTés  au  coke  et  dans  des  appareils 
où  la  combustion  du  gaz  d'éclairage,  alimentée  par  un  courant  d'air 
impétueux,  produit  une  chaleur  infernale.  Plus  loin,  une  cour  sert 
aux  opératiûiu  dangereuses.  £Ue  comprend  le  «  coin  aux  explo- 


LES   LABOKATOIBXS    SCIENTIFIQUES.  &M 

sioas,  »  OÙ  OD  chauffe  dans  des  lubes  àe  verre,  sotia  une  pres^n 
énorme,  des  liquides  h  une  température  très  supérieure  à  leui' 
piHDtd'ébullition.  Voici  maiateDant  des  endroits  où  s'eiécutent  des 
travaux  p\as  délicals.  C'est  en  premier  lieu  la  chambre  des  balances 
de  précisioD.puis  la  salle  des  instrumens  de  physique,  tels  que  ma- 
diioes  poenBiatiqucs,  Ibermofoèlres,  baromètres,  microscopes, 
vases  gradues,  appareils  à  densité.  L'a  cabinet  noir  est  affecté  aux 
expériences  d'optique  qui  nécessitent  l'emplw  du  poJaj-imètre  ou 
do  speclroscope.  Une  autre  ctianibre  referme  un  outilkage  spécial 
pour  )' analyse  des  gai.  Dans  une  galei-ie  paisible,  oa  voit  rangées 
des  collections  depcoduits,  d'échastillons,  de  modèles,  qui  senreut 
aux  démonstrations  de  l'enseignement  oral.  Les  provisions  de  toute 
nature,  dn^ues,  cluirbon,  verrcfie,  sont  logées  dans  un  vaste 
sons-sol  éclairé,  m  se  trouve  aussi  uo  générateur  chargé  de  dis- 
iriLmer  la  vapeur  dans  les  ëtuves  et  iea  divns  appareils  distilla- 
toîres. 

Cette  description  da  laborattùre  idéal  s'applique  de  tout  poîat 
aux  établissemeos  que  possèdent  aujourd'hui  les  plus  céièbies  uni- 
Trrsités  allemandes  :  BeilLa,  Bonn  et  Leipzig.  A  nn  quart  d'heure  de 
Bonn,  sur  une  colline  qui  commande  la  vue  du  Rhin  et  des  mon- 
tagiiee  du  Siebengebirge,  sont  situés  le  village  et  le  cbâtean  de 
Poppelsdorf,  ce  dernier  autrefois  la  ré«âence  d'été  de  rélecteur, 
maintenant  le  siège  de  l'observatoire  astrosonrique  et  du  œasée 
d'histoire  Datnrellc.  C'est  dans  le  'voisinage  de  ce  château  qa'oat 
été  jetées  au  eoDimeacement  de  18(55  les  fondations  du  laboratoire 
stooumental  qui  fait  aujourd'hui  la  gloire  de  l'univer»té  de  Bonn, 
et  à  la  tête  duquel  se  trouve  un  chimiste  éminent,  M.  KeLulé.  Le 
bâtiment  offre  la  forine  d'un  rectangle  dont  les  loags  càtfïa  sont 
les  façades  latéraJes.  L'espace  ciicoosciit  par  ce  corps  de  bâti- 
neot  est  divisé  es  quatre  cours  intérieures  par  une  construction 
CD  croii  dont  les  aiks  viennent  tomber  perpendiculairement  sur  les 
côtés  du  rectangle.  Il  y  a  trois  grandes  salles  destinées  aux  rc- 
cheniiiea  de  chimie,  les  deux  premières  pour  les  élèves,  répalis 
en  deux  cbvisions,  et  la  troisième  pour  tes  jeoEKs  chimistes  qui  dé- 
fflrait  entrqwendre  des  travaux  originaux.  Le  laboratoire  de  phy- 
sique, sous  la  direction  de  M.  Landolt,  est  annexé  aux  précédens. 
Toutefois  l'éclat  de  ce  laboratoire  est  effacé  par  le  lustre  tout  ré- 
cent de  celui  de  l'université  de  Bedin.  En  1863,  oo  y  était  encore 
fort  arriéré swis  ce  rapport.  A  cette  époque,  M.  Hoffmann  fut  appelé 
à  Berlin  pour  eccuper  la  chaire  de  chimie  que  laissait  vacante  la 
mort  de  Mitscherlich.  11  accepta,  mais  à  la  condition  qu'un  nouveau 
laboratoire  richement  doté  serait  mis  à  sa  disposition.  Le  ministre 
le  lui  promit,  et  trois  ans  après,  dans  un  des  plus  beaux  quartiers 


,  Google 


600  KETOE  DES   DEUX  MONDES. 

de  ta  ville,  près  de  la  promenade  dite  Unter-den-Liaden,  s'élerah 
le  monument,  qui  n'avait  pas  coûté  moins  de  1  million  et  i/'>  (1). 
C'est  un  édifice  de  deux  éuges,  de  ih  mètres  de  hauteur,  dans  le 
vieux  style  vénitien  de  la  renaissance,  et  couronné  par  une  atUque 
avec  balustrade.  La  façade  est  en  briques  rouges  avec  omemeos 
en  terre  cuite.  Plus  de  soixante  élèves  peuvent  j  travailler  simul- 
tanément. Le  laboratoire  de  chimie  de  Vienne,  qu'on  édifie  en  oe 
moment,  aura  des  proportions  à  peu  près  pareilles. 

L'université  de  Leipzig  possédait  depuis  1 8i3  un  laboratoire  cmi- 
struit  sur  les  indications  d'Erdmann,  et  qui  passait  à  cette  époque 
pour  le  plus  beau  qu'on  pût  trouver  en  Allemagne.  Depuis  vingt- 
cinq  ans,  il  en  est  sorti  beaucoup  de  chimistes  distingués  qui  ont 
concouru  aux  progrès  de  l'industrie  saxonne.  Le  gouvernement 
n'en  a  pas  moins  songé  à.  construire  dans  la  même  ville  un  second 
laboratoire.  Les  chambres,  réunies  au  printemps  de  1867,  n'ont  pas 
hésité  à  voter  les  fonds  nécessaires  clans  un  moment  où  le  pays  ve- 
nait déjà  de  faire  de  durs  sacrifices.  Depuis  trois  ans,  le  nouveau 
laboratoire  réunit,  sous  la  direction  du  professeur  Kolb^,  un 
grand  nombre  d'élèves.  Cet  établissement  couvre  une  superficie 
de  6,047  mètres  carrés. 

Voyons  maintenant  ce  que  les  laboratoires  de  chimie  sont  chez 
nous.  En  fait,  presque  tous  nos  établissemens  d'enseignement  su- 
périeur qui  comportent  une  chaire  de  thitnie  sont  pourvus  de  labo- 
ratoires. Très  petits  et  très  mal  installés  dans  les  facultés  de  pro- 
vince, ils  n'y  servent  guère  qu'à  la  préparation  des  expériences  qui 
doivent  être  exécutées  devant  les  auditeurs  du  cours;  les  exceptions 
du  moins  sont  rares.  A  Paris,  les  laboratoires  servent  encore  aux 
recherches  originales  des  maîtres  et  à  l'instruction  pratique  des 
élèves.  Hélas!  ils  ne  sont  pour  cela  guère  plus  riches,  ni  mieux 
pourvus.  Beaucoup  même  sont  humides,  ohscui's  et  mal  aérés.  Deux 
membres  de  l'Académie  des  Sciences  s'entretenaient,  il  y  a  quelques 
années,  d'un  de  nos  premiers  chimistes  retenu  au  lit  par  une  fluxion 
de  poitrine.  «  Que  voulei-vousT  dit  M.  Claude  Bernard,  les  labora- 
toires sont  les  tombeaux  des  savans!  »  Cette  parole  donne  une  idée 
de  l'installation  misérable  de  presque  tous  les  laboratoires  de  la 
capitale. 

Le  plus  important  est  celui  de  M.  Wuriz  à  l'École  de  médecine. 
Situé  à  gauche  du  grand  amphithéâtre  de  la  faculté,  il  se  compose 
de  deux  pièces  assez  petites  servant  aux  opérations  chimiques  pro- 
prement dites,  d'une  salle  réservée  aux  analyses  organiques,  d'un 


LES   UBOBATOIBES   SCIENTIFIQUES.  601 

magasin,  d'un  lavoir  et  d'une  petite  cour,  le  tout  très  irrégulière- 
ment distribué  au  rez-de-chaussée.  Au  premier  se  trouve  un  cabinet 
renfermant  les  balances  et  autres  instrumens  de  précision.  Huit  ou 
dix  personnes  au  plus  peuvent  travailler  ensemble  dans  ce  labora- 
toire, qui  depuis  vingt  ans,  sous  la  direction  de  M.  Wurtz,  a  été  le 
foyer  des  plus  importantes  recherches.  Les  deux  tiers  des  mémoires  de 
chimie  organique  publiés  en  France  sortent  de  cette  oflicine  étroit  '. 
C'est  là  que  M.  Wurtz  et  M.  Friedel  ont  accompli  toutes  leurs  décou- 
vertes, qu'un  grand  nombre  de  savans  français  et  étrangers  ont  été 
initiés  à  l'art  de  chercher.  Aus&i  bien  le  miiltre  s'y  est  fait  une  loi 
de  donner  chaque  jour  l'exemple  du  travail,  et  d'encourager  jiar 
une  libérale  et  familière  assistance  l'émulalion  et  l'ardeur  des  élèves. 
De  temps  à  autre,  tantôt  debout,  tantôt  assis  siii'  un  vieux  tabouret 
rembourré  dont  le  crin  sort  par  cinfjuante  déchiruics,  il  assemble 
son  monde  dans  un  colloque  amical,  et  là  il  prodigue  à  tous  les 
conseils  utiles,  les  avis  féconds.  Les  étrangers  n'y  perdent  rien,  car 
M.  Wurtz  joint  à  ses  autres  mérites  celui  de  parler  les  principales 
langues  de  l'Europe.  C'est  un  beau  speciacle  de  voir  en  ce  sanc- 
tuaire le  maître  discutant  avec  abandon,  donnant  à  la  vérité  son 
sympathique  assentiment  ou  relevant  l'erreur  avec  une  ingénieuse 
et  piquante  finesse. 

Le  principal  laboratoire  de  chimie  de  la  Sorbnnne,  qu'on  appelle 
laboratoire  de  perfectionnement  et  de  recherches,  est  une  pièce  hu- 
mide et  sombre,  de  plus  de  i  mètre  en  contre-bas  de  la  rue  Saint- 
Jacques.  La  faculté  des  sciences  n'a  été  enrichie  qu'il  y  a  très  peu 
de  temps  d'un  laboratoire  plus  spacieux,  À  l'usage  des  débutans. 
L'école  de  pharmacie  n'a  que  des  laboratoires  insignifians,  oix 
M.  Bprthelot  a.  fait  la  plus  grande  partie  de  ses  beaux  travaux. 
L'École  normale  supérieure  de  Paris  possédait  depuis  18â5,  époque 
à  laquelle  elle  fut  transférée  rue  d'Lim,  des  laboratoires  assez  spa- 
cieux, tant  pour  les  professeurs  que  pour  les  élèves.  M.  Henri  Sainte- 
Claire  Devtlle  y  a  fait  ses  études  sur  l'aluminium,  la  dissociation  et 
l'emploi  des  hautes  températures.  M.  Debray,  M.  Troost  et  d'autres 
de  Sfis  élèves  y  ont  poursuivi  des  recherches  du  même  ordre.  En 
1866,  M.  Deville  obtint  d'importantes  allocations  pour  agrandir  son 
laboratoire  personnel  et  l'approprier  au  genre  spécial  d'invrsiiga- 
tions  q-i'il  poursuit.  Des  fourneaux  énormes,  de  beaux  appareils  de 
fer  et  de  platine  pour  l'emploi  de  chaleurs  très  élevées  et  de  pres- 
sions très  fortes,  bref  tout  ce  qui  est  nécessaire  anx  études  de  chi- 
mie minérale  est  réuni  là,  non  sans  profusion.  Les  laboratoires 
d'enseignement  à  l'usage  des  élèves  ont  été  aussi  notablement  amé- 
liorés. Comme  disposition,  comme  ressources,  comme  matériel, 
l'établissement  chimique  de  l'École  normale  est  le  seul  de  France 


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60S  BBTOE  DBS  DECX  MOKDES. 

qui  se  rapproche  un  peu  des  laboratoires  allemaDds.  AjontODs  qu'un 
laboratoire  de  cbimie  physiologique,  destiné  à  U.  Pasteur  et  à  ses 
élèves,  encore  en  voie  d'acbèvemeot,  est  anoexé  aux  précéde&s. 
Ce  sera  une  transformatÎMi  de  raociea  laboratoire  particulier  où 
M.  Pasteur  a  exécuté  ses  expériences  sur  les  remwatALioos  et  les 
maladies  des  vins. 

L'École  polytechnique  a  des  laboratoires  aiuquels  se  rattachent 
de  grands  souvenirs.  C'est  là  que  Gay-Lussac  a  eiécnté  ses  expé- 
riences capitales,  c'est  là  qu'après  une  trouvaille  heureuse  il  disait 
à  ses  jeunes  collaborateurs  :  «  Eh  bien  !  maintenant  nous  altoDS 
danserl  »  Et  alors  mattres  et  élèves  se  livraient  galmeot  à  la 
bourrée.  Ces  laboratoires  sont  restés  à  peu  près  ce  qu'ils  étaient 
alors,  et  servent  surtout  aux  manipulations  obligatoires  pour  les 
polytechniciens.  A  l'École  centrale  et  au  Conservatoire  des  arts  et 
métiers,  les  travaux  de  cbimie  pratique  ont  lieu  dans  des  locaux 
^>propnés  spécialement  aux  études  et  aux  applications  indus- 
trielles. 

L'utilité  des  laboratoires  de  physiologie  n'a  été  recnonue  que  de 
nos  jours.  On  l'a  cootestée  pendant  longtemps  au  nom  de  ce  principe, 
qu'ici  l'ex périme ntation  est  inutile,  sinon  trompeuse,  puisqu'il  n'y  a, 
disait-on,  aucune  fixité  ni  régularité  dans  les  phénomènes  vitaux.  Les 
médecins,  d'une  part,  soutenant  que  l'étude  de  la  maladie  ne  peut 
être  entreprise  qu'au  lit  du  malade  par  l'observation  clinique,  les 
zoologistes,  d'autre  part,  affirmant  que  la  connaissance  des  roac- 
lions  résulte  de  celle  des  organes  disséqués,  ont  contribué  k  discré- 
diter l'application  de  la  méthode  expérimentale  à  l'étude  des  phé- 
nomèckes  de  la  vie.  D'autres  ont  proscrit  les  vivisections  au  nom  du 
droit  naturel,  qui  nous  défendrait  de  disposer  de  la  vie  des  animaux. 
Pour  toutes  ces  raisons  et  malgré  les  grands  exemples  de  Uarvey, 
de  Perrault,  de  Régnier  de  Graaf,  d'Aselli,  de  Buffon,  de  Spallan- 
lanî,  de  Hall er,  de  Lavoisier,  l'expérimentation  physiologique  est 
restée  jusqu'à  notre  siècle  à  l'état  de  méthode  d'exception.  Lavtù- 
sier  surtout,  par  ses  belles  expériences  sur  la  respiration  et  la  dia- 
leur  animale,  avait  montré  la  fécondité  de  l'expérimentation  exacte 
appliquée  aux  phénomènes  de  la  vie;  mais  il  ne  pratiqua  point  de 
vivisections.  Bichat  et  Legallois  avaient  fait  également  quelques  es- 
péricnees  sur  les  animaux,  mais  c'est  Flourens  et  surtout  Magendk 
qui  ont  démontré  que  l'expérimentation  et  principalement  la  vivisec- 
tion doivent  être  la  méthode  ordinaire  des  recbercbes  sur  les  êtres 
organisés.  Ils  créèrent  en  France  les  premiers  laboratCHres  de  pby- 
«ologie;  mais  quels  laboratoires ,  et  avec  quelles  diOicuItés  I  Celui 
de  Flourens  était  un  cabanon  du  Jardin  des  Plantes,  celiû  de  Ua- 
g«idie  oD  petit  réduit  de  quelques  mètres  carrés  dans  un  coin  du 


LES    LABORATOIRES    SCIENTIFIQUES.  60$ 

Collège  de  France.  C'est  dans  ce  dernier  que  M.  Claude  Bernard  a 
trouvé  le  moyen  de  faire  toutes  ses  découvertes.  Ces  laboratoires 
ODt  été  à  peine  agrandis  depuis  lors. 

Deux  faits  montreront  jusqu'à  quel  point,  il  y  a  trente  ans,  l'ex- 
périmentation physiologique  était  contrariée.  En  1842,  au  mi- 
lieu d'une  leçon  de  Magendie  au  Collège  de  France,  et  alors  qae 
M.  Claude  Bernard  assistait  le  maitre  dans  une  eipéricnce,  on  vH 
entrer  dans  la  salle  im  homme  âgé,  vêtu  de  noir,  gardant  sur  la 
télé  un  chapeau  à  laides  bords,  portant  un  habit  à  collet  droit  et 
des  culottes  courtes.  «  Je  demande  à  parler  à  Magendie,  »  dit  Ih'ub- 
quement  l'inconnu,  qui  était  un  quaker.  Mngendie  se  nomma.  Alors 
le  quaker  s'exprima  ainsi  :  u  J'avais  entendu  parler  de  toi,  et  je  vois 
qu'on  ne  m'avait  pas  trompe,  car  on  m'avait  dit  que  tu  faisais  des 
expériences  sur  les  animaux  vivans.  Je  viens  te  voir  pour  ta  deman- 
der de  quel  droit  tu  en  agis  ainsi,  et  pour  te  dire  que  tu  dws  cesser 
ces  sortes  d'espérietces,  parce  que  tu  n'as  pas  le  droit  de  faire  mou- 
rir les  anin^aux  ni  de  les  faire  souftrir;  tu  donnes  un  mauvais  exemple 
et  tu  habitues  tes  semblables  à  la  cruauté.  «  Les  sujets  furent  immé- 
dlatemeait  enlevés,  et  Magendie,  avec  autant  de  calme  que  de  con- 
venance, répondit  qu'il  fallait  se  placer  à  un  tout  autre  point  de  vue 
pour  juger  ces  sortes  d'expériences.  Le  physiologiste  agit  dans  une 
pensée  d'humanité-,  il  étudie  les  lois  de  la  vie  pour  apprendre  à 
connaître  celles  des  maladies,  u  Et  Harvey,  votre  compatriote,  dit-il 
encore  au  quaker,  n'aurait  jamais  découvert  la  circulation,  s'il  n'a^ 
vait  fait  des  expériences  sur  les  biches  du  parc  du  roi  Charles  I".  u 
Ces  argumens  ne  convertirent  pas  plus  le  quaker  que  te  quaker 
n'avait  converti  Magendie,  et  si  l'opinion  de  l'un  a  prévalu  parmi 
les  savans,  celle  de  l'autre  trouve  beaucoup  de  partisans  pa'rmi  les 
gens  du  monde. 

Magendie  avait  d'ailleurs  d'autres  ennemis  dans  l'administratioD 
de  son  propre  pays.  M.  Claude  Bernard  a  raconté  avec  douleur  les 
tracasseries  de  toute  sorte  dont  son  maître  fut  l'objet  de  la  part  de 
l'autorité,  qui  surveillait  son  laboratoire  comme  un  lieu  suspect. 
M.  Claude  Bernard  lui-même  eut  un  jour  avec  la  police  un  démêlé 
assez  curieux.  Un  célèbre  chirurgien  allemand,  DîefTenbach ,  étant 
de  séjour  à  Paris,  désira  voir  comment  on  pratique  sur  un  animal 
une  Âstule  gastrique  avec  application  de  canule.  Le  jeune  physio- 
logiste français,  sous  les  yeux  du  praticien  de  Berlin,  fit  l'opération 
sur  un  chien  dans  un  laboratoire  de  la  rue  Dauphine,  puis  on  ren- 
ferma la  béte  dans  la  cour.  Le  lendemain,  le  chien  s'était  sauvé, 
emportant  au  ventre  la  canule  accusatrice  du  savant.  Quelques 
jours  après,  de  grand  matin,  H.  Claude  Bernard  fut  mandé  chez 
le  commissure  de  police  de  la  rue  du  Jardinet.  Le  magistrat,  un 


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60A  BETDE  DES  DECX  MOXOES. 

petit  homme  sec  et  froid,  montra  le  chien  à  H.  Bernard,  et  lui 
dénia  iita  s'il  le  reconnaissait  poiir  l'avoir  mis  dans  un  pareil  état. 
L'accusé  ne  nia  point,  il  njuuta  même  qu'il  était  très  content  de 
retrouver  sa  caniilc,  qu'il  croy  it  perdue.  Cet  aveu  provoqua  la 
colère  du  commissaire,  qui  (it  entendre  des  paroles  d'autant  plus 
si^vères  et  menaçantes  que  le  chien  lui  appartenait.  M.  Bernard 
s'excusa  de  son  mieux,  disant  que  le  chien  lui  avait  été  fourni  par 
une  tierce  personne,  et  qne  d'ailleurs  il  ne  mourrait  pas  de  l'opé- 
ration, si  la  canule;  lui  éiaît  enlevt^e.  Ces  mots  calmèrent  le  com- 
missaire et  surtout  sa  Temme  et  sa  fille.  M.  Claude- Bernard  enleva 
l'appareil  et  promit  de  revenir,  l.e  chien  fut  bientôt  guéri,  et  le 
jeune  opérateur  avait  gngné  l'aniitié  du  fonctionnaire,  qui  lui  pro- 
mit sapiotection. 

Depnis  cette  époque,  l'autorité  est  devenue  plus  tolérante,  les 
physi:>logistes8ont  moins  persécutais.  Un  nouveau  laboratoire  a  été 
mis,  il  y  a  deux  an.<;,  à  la  dl«posi:ion  de  M.  Paul  B.rt,  à  la  Sor- 
bonne,  Cepen'lant  l.i  où  les  études  de  cet  ordre  devraient  être  le 
plus  encouragées,  elles  sont  à  peine  possibles.  Il  n'y  a  pas  dix 
ans  que  des  laboratoires  de  bioI'>gie  ont  été  construits  à  l'École  de 
médecine  de  Paris  sur  la  demande  de  Rayer;  en  d'autres  termes,  il 
n'y  a  pas  dit  ans  qne  l'expérimentation  biologique  est  introduite 
dans  notre  premier  élablissement  médical.  Ces  laboratoires,  situés 
à  l'KioIri  pratique,  derrière  les  ainpliitbrâtres  de  dissection,  sont  au 
nombre  de  cinq  (anatomie  générale,  —  physiologie,  —  anaLomie 
pathologique,  —  thérapeutique,  —  médecine  comparée),  mais  si 
petits  qu'ils  ne  peuvent  servir  qu'aux  travaux  personnels  des  pro- 
fesseurs et  de  leurs  aides,  et  d'ailleurs,  comme  l'a  dit  le  doyen, 
«  installi  s  dans  dos  conditions  déplorables.  »  Ce  sont  de  simples 
cabinets  qui  font  mal  à  voir  quand  on  a  visité  les  înslituls  biolo- 
giques de  l'étranger  ;  et  cependant  des  hommes  aussi  disLingués  et 
laborieux  que  MM.  Robin,  Vu'plan,  Gubler,  Brown-Séquard,  auraient 
droit,  ce  senible,  à  è;re  mieux  pourvus  de  moyens  de  rpcherche 
et  de  démonstration.  Le  laboratoire  de  M.  Robin,  malgré  tant  de 
difllcultés  et  de  pénurie,  est  devenu  un  centre  d'activés  et  impor- 
tantes études.  L'Institut  a  couronné  presque  tous  les  travaux  qui  y 
ont  été  entrepris,  parmi  lesquels  on  cite  en  première  ligne  ceux  de 
MU.  Legros,  Gimbert,  Rabuteau,  Grandry,  Goujon,  et  autres  savans 
connus. 

Quelques-unes  des  plus  belles  découvertes  de  ce  temps  ont  été 
faites  par  un  physiologiste  français,  M.  Marey,  dans  un  laboratoire 
privé  qu'il  a  élalili  en  1Sô4,  à  ses  frais,  dans  une  salle  qui  forme  la 
pariie  supérieure  de  la  scène  de  l'ancienne  Comédie,  en  face  du  café 
Procope.  Ou  monte  par  un  escalier  étroit  et  sombre  à  cette  vaste 

C;.K>;;lc 


LES   LABOBATOISES    SCIENTIFIQUES.  605 

salle,  carrée,  de  40  pieds  de  long  sur  20  pieds  de  haut,  où  la  lu- 
mière pénètre  à  (lots  par  de  larges  châsvis.  Un  des  murs  du  labo- 
ratoire sert  d'appui  à  une  riche  bibliothèque.  Partout  des  tableaux 
offrent  au  regard  des  tracés  graphirjnes  qui  riessinent  la  lui  de  quel- 
que phénomène  de  la  vie;  on  y  voit  les  diiïéi  enies  formes  du  pouin, 
d^s  battemens  du  cœur,  des  mouvemens  respiratoires,  etc.  De 
grandes  vitrines  renferment  des  appareils  de  pr  cision  :  régu'aieurs 
de  Foucault,  cardiographes,  sphygmographei,  therniographes,  cy- 
lindres tournans  sur  lesquels  se  produisent  les  tracés,  appaieils  pour 
l'étude  de  l'électricité  animale,  etc.  Dans  le  fond  tlu  labo  atoire,  on 
aperçoit  les  grandes  cloches  où  l'on  peut  enfermer  les  animaux 
pour  leur  faire  respirer  des  gni  de  diverse  nature.  Bref,  ce  labora- 
to're,  dû  à  l'initiative  privée,  est  le  seul  de  France  où  l'on  puisse 
entreprendre  des  recherches  sur  les  questions  délicates  de  la  vie 
animale.  . 

L'Allemagne,  cpii  ne  nous  a  jamais  devancés  sur  le  terrain  des 
découvertes  ou  des  idées,  qui  n'avait  encore  nucun  physiologiste 
célèbre  quand  nous  avions  Bichat,  Legallois,  Floiireus,  H^gcndie, 
Bresrhet,  l'Allemagne  a  été  plus  empressée  et  plus  généreuse  que 
nous  dans  la  fondation  des  hiboratoires  de  biologie.  Tandis  que 
nous  n'en  avons  que  très  peu  et  d'insuHisans,  elle  en  a  depuis  long- 
temps de  très  remarquable».  Les  plus  imporlans  sont  ceux  de  Ber- 
lin, Heidelberg,  Vienne,  Leipzig,  Tulùngen.  Munich.  Giultirigue,  oCi 
les  Hslmhollz,  les  Brucke,  les  Lndwig,  ont  accompli  leurs  travaux. 
Saint- l'étersbourg  possède  un  inslùut  physiologiqu.'.  immense  qui  a 
coûté  3  millions.  Celui  d'Utiecht,  <ling(>  par  M.  Dond.Ts,  est  cité 
comme  un  modèle.  Au  musée  roy^l  du  Florence,  M.  SchifTest  plate 
à  la  léte  d'un  laboratoire  que  nous  pourrions  envier  à  l'Italie;  celui 
de  M.  Moleschotl,  à  Turin,  est  aussi  très  bien  monté.  Enli  i  tout  ré- 
cemment, M.  Kuhne  ayant  été  a|ipelé  comme  professeur  de  physiu- 
logie  à  Amsterdam,  cette  ville  a  mis  trè->  libéralement  à  la  disfiosi- 
tion  du  jeune  savant  de  grands  moyens  maiértels  et  un  laboiatoire 
magnifique  dont  la  construction  est  k  peine  terniim^e. 

Nous  ne  décrirons  que  l'un  de  ces  élahlissemens,  celui  de  M.  Lud- 
wîg,  à  Leipzig,  qui  est,  ai  l'av's  dj  H.  Claude  Bernard,  le  mieux 
installé  de  tous.  Le  laboratoire  de  JH.  Ludw'g  se  compose  de  trois 
corps  de  bâtiment  disposés  l'un  sur  l'autre  k  angles  droits,  de  ma- 
nière à'  former  trois  des  côtés  d'un  carré  dont  le  quatrième  côté 
reste  vide,  et  qui  renferme  une  grande  cour.  Dans  les  caves  se 
trouve  une  machine  à  vapeur  qui  distribue  la  (one  néce-isaire  à  un 
•  grand  nombre  d'opérations.  On  y  a  pficé  aussi  des  ateliers  pour 
des  mécaniciens  et  autres  ouvriers  chargi's  de  la  confecttori  des  în- 
sti-umeos.  Au  rez-de-chaussée  sont  les  salles  desttuées  aux  vivisec- 


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606  eeroE  dbs  Dsax  mondes. 

tioQs  et  aux  autopsies,  puis  iea  cbenils  et  les  éUbles  des  divers 
animaux.  Daus  la  coar,  oq  a  coosuiiit  des  écuries  pour  les  che- 
vaux et  autres  gi'ands  sujets  sur  lesquels  on  espérimeute.  On  j  voit 
aussi  un  aquarium  pour  les  poissons  et  les  grenouilles.  Au  preoiftr 
étage,  les  salles  du  bâtiment  central  sont  réservées  aux  expériences 
de  physiologie  propremeat  dite.  11  y  a  d'abord  uoe  vaste  salle  pour 
les  vivisections,  uoe  salle  pour  les  tiavaux  persoDoels  du  professeur, 
puis  UD  certain  Bonibi«  de  pièces  pour  les  redierclies  d'ua  ordre 
spécial,  comme  les  études  d'électro-pbysiiriogie,  d'optiifue,  «Ce 
Des  deux  bâtimens  latéraux,  l'un  a  son  premier  étage  occupé  par 
les  laboratoires  de  microscopie,  l'autre  renferme  dûs  sa  portioa 
correspoudante  les  laboratoires  de  cbiraîe.  L'étage  supérieur  com- 
prend les  appartemens  piivés  des  professeurs,  des  aides  et  des  em- 
ployés. Au  milieu  de  la  cour  s'élève  un  grand  ampbitbéitre  éclairé 
par  le  haut,  et  où  se  font  les  cours  de  M.  Ludwig;  il  communique 
avec  chacun  des  trois  grands  coi'ps  de  bâtiment  par  de  pelits  che- 
mins de  fer  qui  apportent  sur  la  table  du  professeur  les  divers  ob- 
jets d'expérimentation  et  de  démonstration.  Tous  les  laboratoires 
de  physiologie  en  Allemagne  sont  construits  sur  ce  patron.  Tous 
sont  en  quelque  sorte  divisés  eu  trois  parties  respectivement  aifeo- 
tées  aux  vivisections,  aux  travaux  microscopiques  et  aux  recbercbes 
physioo-chimiques.  La  physique  et  la  cbimie  y  sont  ainsi  misée  aa 
sei'vice  de  la  biologie,  qui  ne  saurait  ae  passer  de  leur  ooocours, 
puisqu'elle  leur  emprunte  les  procédés  les  plus  puissans  pour  l'a- 
naly.se  des  phénomènes. 

il  nous  reste  ii  parler,  pour  compléter  cette  revue,  d'uu  établis- 
sement français  qui  c'a  point  d'analogue  en  Allemagne  ni  eu  Ao- 
gleterre,  et  qui  fait  le  plus  grand  honneur  à  uo  célèbre  physiulo- 
giste,  M.  Goste.  Nous  voulons  parler  du  laboratoire  de  Coocarneau, 
si  bien  disposé  pour  toutes  les  études  relatives  à  la  faune  immense 
et  infinie  de  la  mer.  Soixante-dix  aquariums  ou  bacs,  alimentés  pai 
un  courant  continu  qu'entretient  une  pompe  mue  par  un  moulin  â 
vent,  fonctionnent  en  permanence  aa  rez-de-chaussée  d'un  vaste 
bâtiment  dont  le  premier  étage  a  été  converti  en  cabinet  de  travail. 
Attenant  à  ce  bâtiment  et  se  développant  à  ciel  ouvert  dans  toute 
sa  largeur  du  côté  de  l'jOcéan,  qui  vient  battre  leurs  murailles  in- 
submersibles, six  ré-servoirs  de  1,000  mètres  de  superficie,  de  3  à 
A  mètres  de  profondeur,  bordés  de  grands  trottoirs  d'où  l'on  voit 
aisément  tout  ce  qui  s'y  passe,  forment  sur  un  fond  de  granit  une 
petite  mer  en  miniature  dont  l'eau  peut  se  renouveler  entièrement 
deux  fois  par  jour  au  moyen  d'un  jeu  de  vannes  giillées  imitant  le  « 
flux  et  le  reflux.  Les  espèces  qu'on  y  retient  captives  trouvent  là 
toutes  les  conditions  du  large;  elles  y  vivent,  s'y  engraissent  et  s'y 


LES   LAKOBtTUItieS  SaEHTIVIQfJES.  607 

repnxhnsent  comme  e»  pleine  liberté,  et,  quand  Cuoe  d'elles  est 
i^clamée  ponr  des  expériences,  od  transporte  les  sujets  dans  les 
aquariums,  où  on  les  a  toujours  sous  la  main,  —  C'est  dans  cet  éta- 
blissement, Tonde  par  M.  Coste  et  ofTert  par  lui  avec  noe  gnuide 
bienTeiHance  à  l'activité  des  chercheurs,  qu'ont  été  accomplie  quel- 
ques-uns des  travaux  de  MM.  Robin,  liegros,  Moreau,  Gerbe,  George 
Pouchet,  Legouis,  van  Beneden.  Beaucoup  de  savans  s'y  rendent 
constamment  pour  expérimenter  sur  le  monde  de  )a  mer,  avec  au- 
tant d'aisance  «t  de  précision  que  sur  les  espèces  domestiques  de 
nos  basses-cours.  Le  laboratoire  de  Concaroeau  n'a  que  l'iooonvé- 
nîent  d'être  situé  loin  de  Paris. 

Nous  venons  de  voir  combien  la  France  est  en  retard  pour  ce  qui 
touche  tes  laboratures  et  l'organisation  des  étud«s  pratiques;  plos 
d'une  fois  des  savans  ëmioeDs  ont  dû  se  charger  d'atténuer  eux- 
mêmes  les  eflets  de  cette  déplorable  pénurie.  Cest  dans  un  labora- 
toire construit  et  entretenu  à  ses  frais  que  H.  Dumas  et  ses  élèves 
ontaccompli  leurs  travaux;  les  laboratoires  de  M.  FiEeau,de  M.  Bous- 
sînganlt,  de  M.  Marey,  leur  appartiennent  également.  On  conçoit 
cependant  que  toot  le  monde  ne  puisse  suivre  ces  exemples,  que  l'ini- 
tiative individuelle  soit  impuissante  à  donner  k  toos  ceux  qu'anime 
l'amour  ardent  de  la  science  les  moyens  de  travailler  et  de  chercher. 
Des  voix  nombreuses  et  compétentes  se  sont  élevées  et  s'élèvent  en- 
core pourconjurer  le  gouvernement  de  prendre  quelque  souci  de  cette 
regrettable  situation  de  nos  établissemens  scientîriques.  MH.  Wurts, 
Coste,  Pasteur,  Frémy,  Claude  Bernard,  ont  fait  entendre  à  ce  sujet 
d'éloquentes  paroles.  M.  Duniy  se  donna  beaucoup  de  mal  pour  ob- 
tenir quelques  milliers  de  francs  avec  lesquels  on  construisit  trois 
laboratoires  k  la  Sorbonne,  un  de  physique,  un  de  chimie  et  un  de 
pbysiolope  ;  mais  tout  cela  est  bien  insuffisant.  Ce  sont  des  millions 
et  non  des  milliers  de  francs  qu'il  aurait  fallu.  lis  n'existent  pas,  tant 
s'en  faut,  au  budget  de  l'instruction  publique,  et  pourtant  voilà  un 
des  plus  nobles  besoins  du  pays.  «  Ce  sont,  dit  M.  Wurtz,  des  dé- 
penses productives  que  ces  sommes  consacrées  au  perfectionnement 
des  études  scientifiques:  c'est  un  capital  placé  k  gros  intérêts,  et 
le  sacrifice  comparativement  léger  qu'il  aura  imposé  k  une  généra- 
tion vaudra  aux  générations  suivantes  un  surcroît  de  Iwen-étre  et 
de  lumières  (1).  » 

M.  Duruy,  quicomprenaitlanécessitéde  relever  les  hautes  études 

en  France  et  d'utiliser  les  meilleures  forces  du  pays,  trop  lungtemps 

délaissées,  essaya  de  former  avec  l'ensemble  des  anciens  laboratoires 

-  et  de  ceux  qu'il  avait  établis  une  sorte  d'école  à  laquelle  il  donna 

[<)  Rappori  lur  hs  haulei  Avdei  pratiques,  etc.,  p.  8Î. 


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608  BeruE  des  deui  hokoes. 

le  nom  d'Érole pratique  de*  haute»  études.  On  y  accueillit  assez  libé- 
ralement les  jeunes  gens  désireux  de  cultiver  la  physique,  la  chimie, 
la  botani'iue,  la,  physiologie;  on  leur  donna  les  moyens  d'observer, 
de  manipuler,  d'expérimenter  et  même  de  chercher.  On  divisa  les 
laboratoires  en  h  boratoires  d'enseignement  et  laboratoires  de  re- 
cherches, et  on  y  in'.ialla  tonte  une  hiérarchie  de  directeurs,  sous- 
directeurs  et  préparateurs.  L'École  des  hautes  études  a  fonc:  ionaé  et 
fonctio:ine  encore,  il  en  est  sorti  quelques  travaux  estimables;  seu- 
lement on  se  demande  où  était  la  nécessité  de  faire  une  école  idéale, 
une  éco!e  qui  n'a  pas  de  siège  déterminé,  en  réunissant  par  abstrac- 
tion ces  laboratoires  qui  n'ont  rien  de  commun  les  uns  avec  les  au- 
tres. En  fait,  l'École  des  hautes  études  n'a  qu'une  existence  fictive, 
et  on  travaille  dans  les  laboratoires  comme  par  le  passé.  L'essentiel 
est  toujours  de  les  agrandir,  de  les  enrichir,  et  de  trouver  le  moyen 
de  concilier  l'intérêt  de  l'éUt  avec  celui  de  la  science  et  des  tra- 
vailleurs. La  question  est  délicate. 

Deux  catégories  d'hommes  se  livrent  aux  travaux  de  laboratoire. 
Les  premiers  sont  ceux  pour  qui  l'investigation  expérimentale  n'est 
qu'une  besogne  stcondaire  entreprise  conformément  à  une  méthode 
sûre  pour  l'instauration  ou  la  vérification  des  doctrines.  Ces  savans, 
qui  conçoivent  dans  la  logique  toujours  présente  et  toujours  agis- 
sante de  leur  raison  l'ordre  des  choses,  sont  comme  d'habiles  pi- 
lotes dans  la  propulsion  du  savoir.  Les  autres  chercheurs,  plus 
nombreux,  travaillent  sans  direction  méditée,  sans  inspiration  |ihi- 
losophi'jue  :  ils  sont  utiles  à  la  science,  grâce  aux  matériaux  qu'ils 
accumulent;  mais  qu'ils  sont  inférieurs  aux  hommes  de  pensée!  Ils 
meiteni  l'eau  ci  le  charbon  dans  la  machine  du  navire,  tandis  que 
les  autres  en  dirigent  les  mouvemens  et  prennent  en  main  le  gou- 
vernail. Une  école  d'invesiigation  pourra  produire  des  chercheurs 
d^  la  seconde  cati^gorie,  mais  elle  est  impuissante  à  encourager  les 
vocations  supérieures  et  à  faire  éclore  les  esprits  hardiment  origi- 
naux. Le  travail  n'y  est  pas  assez  libre,  et  puis,  disons-le,  de  tels 
esprits  y  seraient  par  eux-mêmes  impossibles.  Se  figure-t-on  des 
îniiiateura,  des  hommes  comme  Bichat,  Ampère,  Faraday,  Magen- 
die,  Laurent,  Gerhardt,  Foucault,  élèves  de  l'École  des  hautes 
étudesï  Dans  un  sembl:ible  milieu,  l'étrange  nouveauté  de  leurs 
idi'es  et  l'originalité  de  leurs  allures  les  eussent  presque  fait  passer 
pour  (le  jeunes  extravagans.  La  première  condition  de  l'existence 
d'uneécole,  c'est  la  discijjline,  la  régularité,  le  respect  des  traditions 
et  des  maîtres.  Or  il  y  a  des  intelligences  qui  se  posent  d'emblée 
au-dessus  de  toute  autoriié.  Dans  nos  écoles,  on  ouvre  volontiers  les 
laboratoires  aux  jeunes  gens  dociles,  qui  ne  demandent  qu'à  suivre 
un  maître  et  à  mériter  des  diplômes;  mais  on  se  garde  eo  général  de 


LES    LABORATOIRES    SCIEMTIFIQDES.  '  609 

favoriser  les  savans  primesautiers  qui  ne  sauraient  tolérer  un  joug 
quelconque,  et  à  qui  souvent  les  ressources  matérielles  font  complè- 
tement défaut.  Aussi  parmi  ces  hommes  qui  voudraient  vérifier  par 
l'expérience  les  idées  que  leur  suggère  une  incessante  méditation, 
beaucoup  doivent  y  renoncer  faute  de  moyens  d'action. 

Il  semble  donc  qu'indépendamment  des  jeunes  savans  guidés, 
conseillés  et  contrôlés  dans  les  écoles  pratiques,  il  conviendrait 
de  songer  à  ces  hommes  d'une  trempe  spéciale,  impatiens  de  l'au- 
torité, qui  sont  à  eus-mèmes  leur  propre  lumière,  à  qui  la  liberté 
plénière  est  indispensable.  Il  faut  leur  donner  les  moyens  d'exercer 
leur  activité;  l'état  devrait  leur  assurer  le  matériel  de  l'invesliga- 
tion.  Pour  faire  de  ce  rêve  une  réalité,  pour  inaugurer  ce  système 
libéral  de  protection,  la  première  condition  à  remplir  est  d'aug- 
menter le  budget  de  l'enseignement  supérieur.  C'est  le  seul  moyen 
de  donner  de  l'extension  aux  laboratoires,  d'encourager  largement 
les  recherches  scientifiques  et  d'assister  ceux  qui  se  distinguent  par 
une  originalité  exceptionnelle.  Toutefois  l'expérience  ne  joue  pas 
un  rôle  exclusif  dans  l'avancement  des  sciences.  C'est  pour  cette 
raison  que  la  France  a  pu,  malgré  son  infériorité  sous  le  rapport 
des  moyens  matériels,  tenir  constamment  la  tète  du  mouvement 
scientifique.  Piimesautier  et  clairvoyant,  le  génie  de  notre  nation 
a  p'us  fait  dans  les  sciences  que  le  génie  des  autres  races  n'obte- 
nait de  l'emploi  de  précieuses  qualités,  telles  que  la  patience  et 
l'obstination  aidées  d'un  outillage  supérieur.  Faisant  jaillir  non  paa 
plus  d'idées  peut-être,  mais  plus  d'idées  justes  et  lucides,  l'esprit 
français  a  toujours  initié  et  conduit  les  intelligences  étrangères 
dans  les  voies  nouvelles.  II  a  été  l'universel  initiateur.  Un  prompt 
sentiment  de  l'ordre  et  du  vrai,  une  merveilleuse  intuition  de  la 
réalité  et  en  même  temps  un  grand  art  d'abstraire,  voilà  ce  qui  le 
dispense  souvent  de  l'effort  d'une  expérimentation  longue  et  dis- 
pendieuse, voilà  aussi  le  secret  de  la  prééminence  dont,  malgré  son 
caprice  et  son  humeur  mobile,  i!  a  gardé  le  sceptre.  —  n  J'honorais 
vos  travaux,  ils  me  paraissaient  grands,  disait  naguère  un  savant 
étranger  en  sortant  d'un  laboratoire  de  Paris;  maintenant  que  je 
connais  les  ressources  matérielles  dont  vous  disposez,  je  les  ad- 
mire. i>  —  Ce  savant  a  raison.  S'il  faut  réaliser  des  économies,  que 
du  moins  les  intérêts  de  la  science  n'en  souffrent  pas.  Le  mot  sa- 
crifice ne  doit  point  être  prononcé  ici.  Lorsqu'il  s'agit  de  d-^penses 
nécessaires  pour  relever  le  niveau  des  hautes  études  et  répandre 
l'esprit  scientifique,  toute  économie  serait  mal  entendue. 

Febbakd  Papillon. 


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L'USINE  D'ESSEN 


LES  CANONS   KRUPP 


A  quoi  tient  la  fortune  des  armes?  Voici  deux  guerres  toutes  ré- 
centes, celle  de  BobAme  et  celle  de  France,  dont  la  succès  a  dé- 
pendu eu  partie  de  découvertes  techniques,  le  fusil  à  tir  rapide  ea 
ISQ6,  le  canon  se  chargeant  par  la  culasse  en  1S70,  l'un  et  l'autre 
inséparaUes  des  noms  de  leurs  iaventei  rs,  Dreyse  et  Knipp.  Or, 
quel  que  soit  le  lot  qu'on  laisse  à  ceux-ci  dans  les  résultats  obtenus, 
il  est  constant  <fue,  sans  eux,  ces  résultats  n'eussent  été  ni  aussi 
prompts  ni  aussi  décisif}.  Si  donc  ils  ont  été  les  premiers  à  la  peine, 
ils  ne  doivent  point  être  des  derniers  à  l'bonntur.  et  c'est  justice, 
quand  on  parle  de  ces  graves  événemens,  de  leur  y  ménager  une 
mention.  Pour  Dreyse,  c'est  déjà  fait  :  son  arme  de  guerre  a  bril- 
lamment franchi  la  période  d'épreuves,  elle  a  eu  ses  récits  et  même 
ses  lég  ndes  :  en  Europe  et  en  Amérique,  les  imitations  se  sont  tel- 
lement multipliées  qu'à  peine  en  dresserait-on  la  liste;  ou  l'a  non- 
seulement  copiée,  mais  dépassée.  Le  canon  Krupp  n'en  est  pas  là; 
c'est  d'hier  seulement  qu'il  a  donné  sa  mesure  ;  il  a  été  pour  nos 
armées  et  pour  Paris  surtout  une  douloureuse  surprise;  il  a  réussi 
du  preniim"  jet,  et  jusqu'ici  il  a  tenu  au  moins  en  échec  les  imita- 
tions qu'on  en  a  faites.  A  ces  titres,  il  y  a  un  certain  intérêt  à  en 


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L'osinc  d'essen.  611 

reclierf^er  les  otites,  à  suivre  le  palàent  «<ffort  qni  fa  eondtrit  an 
degré  de  puissance  dont  nons  avons  été  ténoins.  L'histoire  de  ce 
casoD  eera  «n  même  temps  c^le  de  l'iwrne  d'où  il  «st  sorti  et  de 
l'homme  iog^ieux  qa\  a  fondé  cette  usine;  nous  y  apprenrf  rons  une 
fois  de  plus  à  snoioa  croire  en  Bous-mëHies  «t  &  faire  plus  de  cas 
■AeoB  qui  se  ftaese  éiors  de  cfaee  neos. 


Snrfatme  droàte  4hi  Khin,  non  loin  Ae  Bimseldorf  et  au  confluent 
■Ae  la  Rubr,  existe  une  ville,  propriété  d'abbesses  au  siècle  dernier, 
ai^ODrd'hdi  domaine  de  forgerons,  et  qui  a  changé  ^  maîtres  sans 
qoe  se  fortune  en  souffrit.  C'est  EBawi,  qui  de  quelques  milliers 
«i'âBies  est  arrivée  i  craquante  mille  dans  le  cours  d'an  quart  de 
BÏède.  Tout  l'a  éervie  pour  cela,  te  aol  sur  le^el  elle  est  assise, 
les  bras  que  oe  sol  nourrit.  Essen  est  en  effet  «n  pleitie  Westphatte, 
«nr  l'nB  des  bassins  botiillers  les  pins  récemment  explorés  de  l'Eu- 
rope continentale  et  «ù  les  couÂeg  de  houille,  comme  dans  les 
grandes  formations,  reposant  snr  le  grès  à  menle,-  sont  h  stratifica- 
tion par&ïlèle.  Pour  l'aire  exploitable,  on  n'a  que  des  sondages  in- 
complète; tout  an  plos  eait-on  qtre  strr  le  pied  de  l'extraction 
■actuelle  (10  millions  -de  tonnes  par  an)  quarante  siècles  de  travail 
n'épuiseraient  pas  les  gttes.  La  honiile  est  d'ailleurs  facile  à  ren- 
contrer et  k  exploiter-;  on  l'atteint  entre  400  et  200  mitres  par 
couches  de  2  à  8  iftHres,  en  qualité  excellente  et  dans  toutes  les 
yariétéfl  d'empirn,  riche,  grasse  ou  sèclte,  k  flamme  lonf^ue  ou 
cottrie.  Par  surcroît,  elle  est  accompagnée  de  minerais  de  f^  r  qui 
fourniraient  au  besoin  des  fontes  marchandes,  si  dan^^  le  voisinage, 
■à  Nassau,  à  Siegen,  à  Sayn  près  de  Neuwied,  on  n'avait,  pour  pro- 
duire des  fontes  strpérienres,  d'abendans  minerais  spéculaires.  Voilà 
donc  un  site  de  tout  point  fayorîsé  et  où  l'industrie  a  tout  sous  sa 
main  :  combustible,  fotrfana,  terres  et  roches  métallifères,  comme 
aussi  une  légion  ■de  clientes  et  de  tributaii-es  dans  des  villes  comme 
Elberfeld,  Barmen,  Duisbourg,  Mulheim,  Solingen,Oberhausen,  qui 
comptent  de  qirarante  à  cinquaDte  mille  âmes  dans  les  raeilletirss 
conditions  d'aictlvité. 

Ce  n'est  pas  tout.  Si  bien  pcrarvae  en  profloits  naturels,  Essen 
ne  l'est  pas  moins  en  moyens  de  circulation.  A  cheval  sur  la  roirte 
loyale  de  Coblentï  à  Mînden,  elle  est  en  outre  traversé:;  par  un  ré- 
seau de  chemins  de  fer  qui  approvisi<Hinent  la  vaste  usine  dans  !a- 
x^uelle  le  vie  x  bonrg  ahbitia!  s'est  pour  ainsi  dire  absorbé.  Or 
l'importancetle  ces  approvisionnemens  est  telle  que  sur  nne  seule 
de  ces  voies  de  fer  passent  chaque  jour  cent  trains  de  vingt-cinq 
wagons  en  moyenne,  presque  lous  chargés  de  bouille.  D'antres 


,  Google 


612  lETUE   DES   DCCX   HOntES. 

voies  enveloppent  l'établissemeDt  dans  des  parcoors  circalaires, 
d'où  se  déUchent  des  rails  de  service  qui  pénètrent  jusqu'au  cœur 
des  ateliers.  Peu  de  spectacles  s'emparent  plus  vivement  du  regard 
et  le  tiennent  plus  longtemps  captivé.  Ici.  de  la  bouche  des  loun 
sortent  des  lingots  en  fusion,  livrés  dans  l'espace  k  des  évolutions 
mécaniques,  et  qui  suivent  la  courbe  décrite  par  les  grues  d'ofi  ils 
descendent  sous  les  marteaux.  Dans  les  cours,  sur  les  préaus,  par- 
tout gisent  d'autres  lingots,  les  uns  refroidis,  les  autres  encore 
brûlans  malgré  leur  teinte  grise,  et  dont  il  est  pradeot  d'éviter  le 
contact.  Plus  loin,  ce  sont  les  courses  eCTrénées  des  locomotives, 
non-seulement  sur  les  lignes  principales,  mais  encore  dans  les  pe- 
tits embrancbemens  qui,  des  puits  de  mine,  rejoignent  tous  la 
grande  voie.  Çà  et  là,  sur  les  &0  hectares  de  terrain  que  couvrent 
les  ateliers,  se  dessinent  enfm  les  silhouettes  monumentales  des 
bauts-fourneaux  et  les  façades  décoratives  des  halles  de  travail, 
pleines  de  feu  et  de  fumée,  de  bruit  et  de  mouvement. 

Il  y  a  quarante  ans,  ces  lieux  n'avaient  ni  cette  vie,  ni  cet  aspect. 
A  l'entrée  principale  de  l'établissement  d'Essen  se  trouvent  deux 
maisons  accolées,  bien  modestes,  d'un  étage  seulement  et  dont  on 
a  fait  un  bureau  pour  la  paie  des  ouvriers.  C'était  le  logement  de 
Krupp  le  père,  et,  un  peu  plus  loin,  la  forge  où,  avec  un  seul  aide, 
il  fabriquait  quelques  articles  d'acier  qu'il  allait  à  cheval  vendre 
aux  environs.  Dans  Ci;tte  maison  et  dans  cette  forge,  Frédéric 
Krupp,  dès  l'âge  de  quinze  ans,  devînt  le  compagnon  de  travail  de 
son  père  et  s'associait  à  ses  recherches,  la  fonft  de  l'acier.  Le  père 
en  avait  eu  l'instinct,  le  fjls  en  eut  le  génie;  mais  que  de  tàtonoe- 
mens  et  d'essais  infructueux  !  Pas  à  pas,  en  pénétrant  dans  l'usine, 
on  en  suit  les  traces.  A  peu  de  distance  de  la  maison  de  ramlUe, 
d'anciens  ateliers  renferment  les  instrumens,  aujouid'hui  frappés 
de  désuétude,  qui  ont  commencé  la  fortune  industrielle  d'Ës.sen.  Ce 
sont  des  jeux  de  martinets;  non  pas  que  les  martinets  ne  fussent 
depuis  longtemps  familiers  aux  forges  catalanes,  répandues  dans 
les  chaînes  des  Pyréni^es;  mais,  encouragé  par  quelques  exemples, 
M.  Krupp  y  apportait  deux  changemens  :  il  forçait  le  volume  de 
l'outil  et  y  appliquait  la  vapeur.  Ici  les  marteaux  ne  frappent  plus 
à  bras  d'hommes  dans  les  dimensions  et  avec  la  force  ordinaires; 
d'autres  organes  mènent  k  d'autres  effets.  Le  manche  en  bois  est  un 
tronc  d'arbre  de  8  mètres  de  long  sur  1  mètre  de  diamètre  et  cerclé 
de  bagues  de  fer  :  soutenu  par  deux  massifs,  ce  manche  s'enfonce 
dans  des  tôles  de  m;ïrteau  dont  le  poids  varie  de  6,000  i  10,000  ki- 
logrammes, qu'un  piston  à  vapeur  soulève  et  laisse  retomber  dans 
un  mouvement  alternatif.  C'était,  à  tout  prendre,  le  premier  rudi- 
ment du  marteau-pilon  qui  plus  tard  devait  donner  à  l'industrie 
du  fer  de  bien  autres  moyens  de  puissance. 

D„j,i7<-,ib,.GoogIc 


l'dsine  d'essek.  613 

Tout  imparfaite  qu'elle  fût,  cette  invention  mit  M.  Krupp  dans 
son  vrai  cbemia.  Il  en  sentait  le  prix,  et  dans  les  opérations  esseo- 
tieiles  il  était  le  premier  au  poste  d'action.  Les  vieux  ouvriers  mon- 
trent, auprès  du  plus  gros  de  ces  marteaux,  l'endroit  où  H.  Krupp 
avait  coutume  de  dormir  quand  ses  aides  faisaient  rt^chaufTer  dans 
le  four  la  pièce  à  marteler.  Était-elle  à  point,  on  le  réveillait.  11  sa- 
vait ce  que  valent  le  temps  et  l'œil  du  maître,  surtout  ce  que  vaut 
l'observation  patiente,  qui  dans  les  arts  chimiques  est  le  meilleur 
gage  du  succès.  L'atelier  était  à  la  fois  pour  lui  un  cabinet  d'études 
et  un  laboratoire.  A  le  voir  mener  k  bien  tout  ce  qu'il  entreprenmt, 
personne  parmi  ses  bommes  d'équipe  qui  ne  crût  à  une  cause  sur- 
naturelle; les  uns  parlaient  de  recettes  particulières,  d'un  tour  de 
main,  les  autres  d'un  véritable  secret  transmis  de  père  en  fils. 
M.  Krupp,  il  faut  le  dire,  n'avait  pas  l'air  de  s'en  défendre,  il  lais- 
sait croire  au  sortilège;  dans  tous  les  cas,  il  ne  se  laissait  ni  épier 
ni  pénétrer.  Près  de  sa  principale  porte  d'entrée,  des  affiches  en  trois 
langues  interdisaient  l'accès  des  ateliers,  si  bien  que  devant  cette 
consigne  les  curieux  et  même  les  indiiïérens  étaient  tentés  de  se 
demander  :  Qu'oot-ils  donc  tant  à  cacher  ici? 

Au  fond,  le  secret  de  H.  Krupp  était  des  plus  simples.  11  consis- 
tait à  viser  en  toute  chose  et  pour  chaque  détail  au  plus  de  perfec- 
tion possible,  et  à  continuer  l'effort  jusqu'à  ce  que  cette  perfection 
fût  atteinte.  Voilà  son  secret,  il  n'en  a  jamais  eu  d'autre.  Au  début, 
s' exerçant  sur  une  œuvre  limitée,  il  ne  s'en  remettait  à  personne 
pour  l'exécution  ;  plus  tard,  quand  l'œuvre  eut  grandi,  il  s'attacha 
surtout  à  choisir  des  remplaçans  qui  le  valussent,  en  les  adaptant  bien 
à  leurs  fonctions,  en  les  fortifiant  par  une  constante  surveillance. 
C'était  encore  la  perfection  de  l'œuvre  qu'il  avait  en  vue  en  s'asso- 
ciant  d'autres  bras,  et  il  en  fut  de  tout  ainsi.  Si  quelque  part,  dans 
les  travaux  de  son  ressort,  travaux  de  léte  ou  de  main.  M,  Krupp 
savait  un  bon  sujet  disponible,  rarement  il  le  laissait  échapper.  Par 
ce  recrutement  insensible,  il  eut  bientôt  les  meilleurs  contre-maî- 
tres, les  meilleurs  comptables,  les  meilleurs  employés  d'adminis- 
tration. Aujourd'hui  les  écritures  d'Essen  sont  celles  d'un  petit  état, 
et  pourraient  servir  de  modèles  à  de  plus  grands.  Dans  les  départe- 
mens  techniques,  même  sollicitude  à  se  pourvoir  de  bons  chefs, 
choisis  dans  la  fleur  des  écoles  polytechniques  d'Allemagne,  et  aux- 
quels est  adjoint  un  docteur  en  droit  pour  les  questions  litigieuses 
et  les  contrats  d'adjudication.  Dans  les  instrumens  de  travail,  même 
choix;  le  moindre  outil,  comme  la  plus  grosse  machine,  était  d'un 
modèle  achevé  et  d'un  excellent  service.  Essen  les  fabriquait  elle- 
même,  et  ne  s'y  épargnait  pas;  sur  aucun  point,  on  ne  l'eût  prise  en 
défaut.  Vainement  eût-on  cherché  ailleurs  des  matières  plus  pures, 
des  façons  plus  soignées;  elle  devançait  les  autres  et  ne  s'en  lais- 

,  Google 


61i  BETUE  DU  DEUX  HOSDES. 

sait  pas  devancer,  it  le  répèle,  toat  le  secret  de  M.  ILnipp  éuût  là. 

Où  l'on  s'en  assure  mieux,  c'est  quand  oo  le  suit  dans  ses  tra- 
vaux sur  la  foate  de  l'acier.  Qu'il  y  ait  eu,  dans  le  conrs  des  essais, 
quelques  amalgames  de  aoa  îuventioD,  <mi  iott  le  croire;  mais  k 
coup  sûr  ce  qui  dooÙBe,  c'est  une  suite  de  préparations  bien  faîtes, 
obstinément  reprises  et  studieusement  obâenréM.  Anaai  cet  acier 
a-l-il  gardé  son  nom.  Ce  s'est  plus  ni  l'acier  de  SbefSeld,  ni  l'acier 
Bessemer;  c'est  l'acier  Krupp,  dont  le  point  de  départ  est  on  bon 
choix  et  UD  bon  coupage  dans  .les  BiineTais  qui  fournissent  la  foote. 
Soumise  dans  le  four  à  puddler  à  use  d^carburalion  méthodique, 
cette  fonte  passe  à  diverses  fois  sons  les  aarteaus  et  les  lamiosirs 
qui  enexprimeat  le  laitier  et  en  rapprochent  les  molécules.  C'est 
alors  de  l'acier  puddié  soas  la  forme  de  grosses  barres  rondes  dé- 
coupées à  chaud  par  des  cdsailles,  oa'  de  longues  verges  carrées, 
découpées  à  froid  eii  très  petits  morceaux.  Po«tr  créer  l'acier  fondli, 
il  suffit  d'ajouter  à  ces  morceaux  d'acier  puddlé  dans  les  creusets  oit 
OD  les  dépoee  des  morceaux  d'un  fer  spécial,  qnî  j^end  à  i'acio' 
pvddlé  un  excès  de  carbone  et  se  carburp  lui-même  par  conséquent. 
Le  fer,  infuMble  quand  U  est  seul,  se  fond  dans  facier  et  s'y  méie 
inûniemejit.  Une  fois  remplis  dTacier  et  de  fer  à  fondre,  les  creusets 
sont  rangés  sur  les  grilles  de  fours  maçonnés  en  briques  réfrac- 
taires,  où  la  fusion  a  lieu.  Ce  qui  en  sort  est  l'acier  fondu,  qui  dé- 
sortoais  a  sa  place  marquée  dans  l'iodustrieet  dans  la  guerre.  L'ob- 
jet en  vaut  la  peine,  insistons  sur  quelques  détails. 

n  n'en  est  aucun  qui  n'ait  été  le  produit  de  longues  recherches. 
Les  fours,  par  exemple,  ob  s'opère  la  fusion  des  creusets  ont  été 
plusieurs  fois  recoDstrnits  avant  d'atteindre  un  degré  de  chaleur 
compatible  avec  la  nature  de  leurs  matériaux;  Boéme  aujourd'hui 
les  meilleures  briques  d'Ecosse  sont  vitrifiées  et  attaquées  par  les 
températures  qu'exige  la  fonte  de  l'acier.  Qaaat  à  la  fabrication  des 
creusets,  elle  compose  tout  im  art  et  des  plus  méticuleux;  il  y  entre 
une  proportion  réglée  de  débris  d'anciens  creuseis,  de  morceaux  de 
briques,  diverses  terres  réfractaires  et  de  la  plombagine.  Tous  ces 
débris,  pierres  oa  terres,  passés  entre  des  cylimires,  sont  broyés 
ensuite  sous  des  roues  qui  les  réduisent  en  farine,  puis,  mélangés 
dans  des  bacs  avec  de  la  plombagine,  deviennent  une  pâte,  et  dans 
des  moules  mécaniques^  calculés  avec  soin  se  changent  en  creusets 
d'une  précision  constante.  Cette  condition  est  de  rigueur  :  elle 
prévient  ou  réduit  la  casse,  cause  de  préjudices  et  d'accideas, 
procure  on  arrimage  eominode,  obvie  anx  encombreoteiis.  iNiur 
M.  Krupp,  cet  approvisionnement  de  creusets  n'est  pas  en  effet  une 
petite  ailaire.  Ses  séchoirs  en  logent  10^,000  ta  moyenne,  qiù  ne 
serviront  qu'une  fois,  et  qui,  endommagés  on  non  dans  une  pre- 
mière coulée,  soot  brisés  poar  servir  à  en  reconstruire  Ae  noa- 

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t'vsms  d'esser.  615 

veaui.  La  capaàté  de  ces  creusets  varie  de  20  à  30  od  AO  kilo- 
grammes, suivant  la  ténacité  ou  la  dureté  de  l'acier  qu'on  veut 
obtenir. 

Nous  Toici  mainleitaDt  hors  des  opérations  préliminaires;  les 
fours  ont  rempli  leur  œuvre,  les  creusets  ausà  ;  la  coulée  est  prèle. 
La  halte  où  se  font  les  grandes  coalées  peut  contenir  jusqu'à 
1,200  creusets  placés  dans  des  fours  par  A,  8  ou  12  suivant  leurs 
dimensions.  11  s'agit  de  conduire  cet  acier  liquide,  réparti  dans  une 
foule  de  petits  récipiens,  vers  des  moules  plus  vastes,  non  plus  en 
terre,  mais  en  fonte  épaisse,  toujours  cylindriques  et  vai*iant  de 
grandeur,  de  60  kilogrammes  à  37,000  danâ  leur  plus  grand  écart. 
Ces  moules  qui  vont  recevoir  la  coulée  sont  rangés  dans  une  tran- 
chée médiane  desservie  par  une  grue  mobile  qui,  se  portant  çà  et 
là,  suffit  à  tons  les  besoins.  Le  signal  est  donné  ;  la  manœuvre  com- 
mence. Les  hommes,  armés  de  pinces  et  divisés  par  équipes,  ont 
leur  poste  et  leur  consigne  militairement  réglés.  L'analogie  est  frap- 
pante. Les  temps  et  les  mouvemens  sont  tantôt  simultanés,  tantAt 
successifs;  mais,  venant  d'un  seul  homme  ou  de  plusieurs,  rien  n'y 
est  arbitraire,  tout  y  est  calculé,  et  arrive  à  point  pour  un  effet 
voulu.  En  réalité,  chacun  sait  son  rôi»?,  simple  ou  combiné.  Le  con- 
tre-maître aura  bien  déterminé  la  place  du  moule  pour  qu'il  soit  à 
la  portée  de  tous  les  fours  en  fusion;  il  aura  calculé  les  pentes  des 
rampes  descendant  vers  la  tranchée;  sur  ces  pentes  régnent  des 
canaux  convergens  à  une  cuvette  qui  domine  le  moule.  C'est  dans 
ces  canaux  que  les  ouvriers  verseront  l'acier,  portant  leur  cn;uset 
sur  une  pince,  deux  par  deux,  au  moyen  de  relais,  réglant  leur  pas 
l'un  sur  l'autre,  de  manière  que  leur  charge  en  reçoive  le  moins 
d'ébranlement  possible,  et  perde  également  le  moins  possible  de 
son  degré  de  déliquescence;  faisant  en  scMte  qu'il  ne  règne  au  mi- 
lieu de  tout  cela  point  de  désordre,  que  personne  ne  s'enchevêtre, 
qu'aucune  ëclaboussure  du  métal  en  fusion  ne  jette  dans  te  travail 
sinon  le  deuil,  du  moins  des  émotions  douloureuses. 

Dieu  merci,  l'opération  s'est  passée  cette  fois  sans  accident.  Le 
moule  est  rempli  en  quelques  minutes  :  deux  heures  plus  tard,  le 
bloc  est  figé  et  dégagé  de  son  enveloppe.  A  quoi  servira-t-il?  Qui 
le  sait?  Comme  dans  la  fable,  sera-t-il  dieu,  table  ou  cuvette?  l^es 
circonstances  en  décideront.  En  attendant,  il  s'agit  de  le  mettre  à 
l'abri.  Il  y  a  à  Essen  une  curieuse  halle,  celle  des  blocs  de  métal 
qui  attendent  une  destination,  un  ordre,  une  commande.  Le  bloc 
restera  dans  cette  balle  jusqu'à  ce  qu'on  ait  besoin  de  lui,  et  cela 
sans  se  refroidir  entièrement.  Construire  des  fours  pour  y  entrete- 
nir dans  cet  état  provisoire  des  masses  énormes  et  difficiles  à  ma- 
nier eût  été  trop  coûteux  ;  on  y  a  pourvu  autrement.  On  couvre 
chaque  pièce  avec  du  fraisil  soutenu  par  des  petits  murs  en  briques 


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016  HETDE   DES  DEUX  MONDES. 

sèches;  la  combustioa  lente  de  ce  déchet  sans  valeur  empêche  le 
métal  de  se  refroidir  au-dessous  de  quelques  100  degrés,  et  il  cuit 
sous  cette  enveloppe  comme  daus  un  bain-marie  de  charbon.  La 
balle  est  remplie  de  ces  lingots  surnuméraires,  tous  d'une  grande 
valeur.  En  y  comprenant  les  pièces  déjà  martelées  et  qui,  elles  aussi, 
doivent  passer  par  cette  sorte  de  recuit,  on  compte  là  pour  plu- 
sieurs millions  de  francs  d'oiijets  plus  ou  moins  travaillés,  dont 
M.  Krupp  seul  peut  tirer  parti,  car  nul  autre  que  lui  ne  pourrait  ni 
les  forger,  ni  les  ciseler,  ai  les  casser,  ni  les  fondre,  ni  les  trans- 
porter. 

Pour  M.  Krupp  même,  forger  de  si  grosses  pièces  n'avait  pas  été 
l'affaire  d'un  jour;  il  lui  avait  fallu  faire  plus  d'un  effort,  courir  plus 
d'une  aventure.  Ses  premiers  martinets  qui  venaient  à  bout  des  lin- 
gots ordinaires  restaient  sans  puissance  sur  une  masse  de  métal  de 
'  37  tonnes,  on  avait  renoncé  à  s'en  servir;  mais  comment  y  sup- 
pléer? Les  grandes  forges  en  étaient  aux  essais.  Au  Creusot,  on  ci- 
tait un  marteau  à  vapeur,  dû  à  son  ingénieur  en  chef,  et  d'une  pré- 
cision telle  qu'il  pouvait  casser  la  coque  d'un  œuf  et  en  même  temps 
agir  sur  d'énormes  blocs.  Le  poids  du  marteau  était  de  12,000  ki- 
logrammes; le  jeu  en  était  mécanique  et  se  réglait  sur  la  force  à  ob- 
tenir. La  vapeur  soulevait  le  marteau  à  la  hauteur  d'où  en  retom- 
bant il  frappait  dans  les  conditions  voulues  la  pièce  posée  sur 
l'enclume.  Cet  instrument,  aujourd'hui  l'àrae  des  ateliers  de  pre- 
mier ordre,  était  le  marteau-pilon.  Outre  celui  du  Creusot,  on  citait 
ceux  des  forges  de  la  marine,  à  La  Chaussade,  et  de  MM.  Petio  et 
Gaudet  à  Hive-de-Gier,  l'un  et  l'autre  de  15,000  kilogrammes. 
D'autre  part,  l'Angleterre  en  montait  plusieurs  d'une  force  supé- 
rieure, et  dans  le  nombre  un  de  25,000  kilogrammes.  C'était  ,en 
1850;  la  révolution  gagnait  toutes  les  forges,  point  d'homme  du 
métier  qui  n'y  songeât.  Le  cri  public  disait  que,  dans  toute  indus- 
trie régulière,  les  moyens  de  traitement  doivent  se  mettre  en  rap- 
port avec  le  poids  et  le  volume  des  matières  à  traiter,  et  que  poser 
le  problème  sans  le  résoudre,  c'est  rester  au-dessous  de  sa  tâche. 
M.  Krupp  n'accepta  pas  cette  mise  en  demeure;  il  fit  ses  calculs, 
évalua  la  limite  de  ses  besoins,  et  se  dit  que  pour  y  suffire  dans 
tous  les  cas  il  aurait  un  marteau-pilon  de  50,000  kilogrammes. 

Le  projet  était  hardi  et  n'eut  guère  que  des  censeurs.  Les  maîtres 
de  forges  n'y  virent  que  l'œuvre  d'un  fou  qui  a  du  temps  et  de  l'ar- 
gent à  perdre;  parmi  les  savans,  peu  le  crurent  possible  :  la  plupart 
de  ceux  à  qui  il  fut  soumis  estimèrent  qu'on  ne  réussirait  pas  à 
faire  le  marteau,  que,  si  on  le  construisait,  on  ne  parviendrait  pas 
à  le  mettre  en  marcta:,  et  que,  si  on  le  mettait  en  marche,  il  se 
briserait,  lui  et  tout  son  appareil.  M.  Krupp  se  trouvait  donc,  en 
préludant  k  son  œuvre,  en  face  de  trois  défis  :  il  ne  s'en  émut  pas. 

nigiUrrlbyGOOglC 


L  USINE   DE8SEN.  617 

Évidemment  l'issue  de  l'entreprise  allAït  di^pendre  de  la  solidité  des 
premières  installations;  il  y  avisa  en  homme  qui  sait  réussir.  Pour 
donner  à  son  marteau-pilou  une  assiette  capable  de  résister  à  tous 
les  ébranlemens,  il  l'appuya  sur  trois  fondations  qui  se  succédaient 
tout  en  se  combinant,  l'une  en  maçonnerie  très  profonde,  l'autre  en 
chêne  provenant  des  forêts  de  l'Allemagne  du  nord,  la  troisième 
en  fonte,  formée  de  segmens  de  cylindre,  solidement  reliés  entre 
eux  et  fortement  établis  sur  les  solives  de  chéuc;  enfiu  au-dessus 
se  trouvait  la  cbabotte,  puis  l'enclume  qui  demeure  mobile,  en  tant 
que  sujette  à  de  fréquens  changemens.  Sur  ce  massif  allaient  porter 
non-seulement  les  chocs  du  marteau,  posant  50,000  kilogrammes 
et  tombant  d'une  hauteur  de  5  mitres,  mais  tout  un  systf-me  de 
colonnes  en  fonte  creuse,  formant  autour  du  pilon  une  sorte  d'ar- 
cade qui,  en  l'ornant,  maintenait  l'armature  du  faite  et  servait  à 
régler  le  jeu  du  marteau. 

C'est  par  cet  appareil  à  la  fors  simple  et  solide  que  M.  Krupp  a 
répondu  au  triple  défi  qui  lui  était  jeté.  Pour  que  son  massif  de- 
meurât à  l'abri  de  toute  autre  secousse,  il  l'a  complètement  isolé 
des  travaux  sur  lesquels  porte  l'effort  du  cylindre  à  vapeur  qui  fait 
mouvoir  le  piston,  divisant  ainsi  l'ébratilement  et  donnant  une 
double  base  à  la  résistance.  Toujours  est-il  que  dans  cet  essai, 
comme  dans  tous  les  autres.  M,  Kru|)p  a  éif-  heureux.  Les  enclumes 
se  sont  assez  souvent  cassées,  ce  qui  était  prévu;  la  télé  du  mar- 
teau ne  s'est  jusqu'ici  brisée  qu'une  seule  fois,  et  encore  est-ce 
non  pas  dans  la  partie  qui  donne  le  choc,  mais  au  sommet,  dans 
un  angle  et  près  de  la  tige.  Si  le  cns  ne  s'est  pas  plus  fréquemment 
produit,  ce  n'est  pas  faute  de  s'y  être  exposé.  Depuis  qu'il  a  été 
inauguré,  le  gros  marteau  n'a  eu  d'arrêt  que  celui  causé  par  de 
rares  accidens,  quelques  semaines  tout  au  plus  :  c'est  qu'il  a  coûté 
cher  à  son  maître,  2,800,000  fr-,  s^ns  compter  les  soucis  et  les  in- 
somnies. Il  faut  qu'il  paie  les  inléréts  de  tout  cela,  sanscompt  r  un 
large  amortissement.  La  gngeure  a  d'ailleurs  si  bien  réussi  qu'avant 
d'en  être  détourné  par  les  fournitures  de  la  guerre  M.  Kru|)p  était 
prêt  à  la  recommencer.  Au  prix  de  5  millions,  il  paraissait  disposé 
à  mettre  sur  le  chantier  un  nouveau  marteau-pilon,  modifié  en 
beaucoup  de  points  et  portant  au  double  la  puissance  du  premier, 
un  poids  de  100  tonnes  ou  de  100,(100  kilogrammes;  tout  est  pos- 
sible à  un  homme  qui  a  jusqu'à  présent  si  bien  calculé. 

II. 

Ce  que  nous  venons  de  voir  et  de  décrire  donne  une  idée  suffi- 
sante de  l'Inventaire  industriel  d'Essen  :  l'usine  s'est  montée;  des 
plus  petites  machines  elle  est  aiTÎvée  aux  plus  grandes;  elle  a  trouvé 

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618  RETUE   DES   DEUX  MONDES. 

la  matière  qu'efle  cherchait,  les  procédés  qui  l'épnrent,  les  nwule 
qui  la  reçoivent,  les  puissans  engins  qui  la  façonnent.  En  même 
temps  l'espace  s'est  couvert  de  constniclions  appropriées  à  ces  di- 
vers travaux  et  remplies  d'nne  population  rompue  à  ce  labeur.  Elte 
réunit  tes  deux  qualités  qui  distingoent  la  race  allemande,  et  qu'on 
retrouve  dans  tous  ses  actes  :  l'esprit  réfléchi  et  le  goût  de  la  disci- 
pline. Ce  qu'il  y  a  d'un  peu  lent  dans  ses  allures  se  cwnpeose  par 
no  soin  plus  grand  à  bien  discerner.  Dans  le  maniement  de  matières 
presque  toujours  incandescentes,  ce  qui  importe  surtout,  c'est  le 
sang-froid  et  le  degré  d'attention;  sous  peine  d'accidens,  î)  laot 
des  ouvriers  prompts  et  habites  de  la  main,  calmes  de  la  tète  et  des 
yeux;  même  à  Essen,  tous  n'y  sont  pas  propi'es,  et  d'eai-ménies 
beaucoup  renoncent  après  un  court  appreotissage.  Ce  qui  reste  est 
une  véritable  élite,  alerte,  vigoureuse  et  si  bien  exercée  qu'il  lui 
sulTJt  d'un  mot,  d'un  signe  pour  comprendre  ce  qn'on  attend  d'elle, 
l'exécuter  sans  bruit  et  avec  un  ensemble  qui  étonne  ceux  qui  en 
sont  téntorns.  Aussi  ces  services  sont -ils  bien  payés,  autant  du  moins 
qu'ils  pouvaient  l'être  en  Allemagne,  où  tout  était  pauvre  avant  que 
l'on  s'y  enrichît  par  la  conquête  et  le  butin. 

A  ces  salaires  d'exception  se  joignent,  de  la  part  de  M.  Krupp, 
des  habitudes  de  patronat  qui  en  rehaussent  le  prix.  Le  maître ,  on 
te  voit,  se  souvient  du  temps  où,  dans  l'humble  forge  de  l'entrée,  il 
aidait  son  père  à  des  travaux  manuels.  Dans  l'usine  d^Essen,  tout 
ouvrier  est  en  quelque  sorte  un  coopérateur.  Le  salaire,  outre  i' in- 
demnité fixe,  comprend  une  sorte  de  prime  qui  coïncide  avec  la 
croissance  de  production  de  l'usine,  et  intéresse  le  moindre  ouvrier 
à  la  prospérité  commune.  Tous  également  sont  associés  à  une  caisse 
d'assurance  dans  laqutjlL-  l'administration  verse  une  somme  égale  à 
celle  qui  est  retenue  à  la  masse.  Celte  caisse  a  pour  objet  d'asâsler 
l'ouvrier  dans  les  circonstances  critiques;  elle  paie  le  médecin  et 
les  médicamens  en  cas  de  maladie,  sert  des  pensions  aux  veuves  et 
aux  orphelins;  elle  agit  aussi  graduellement  par  des  annuités  de 
retraite.  Après  onze  ans  de  travail  effectif,  l'ouvrier  commence  à  re- 
cevoir delà  caisse  une  allocation  qui  va  en  croissant,  de  telle  sorte 
qa'au  bout  de  seize  ans  de  service  actif  dans  la  fabrique  il  toucbe 
«I  se  reposant  une  somme  égale  à  la  solde  qu'il  recevrait,  s'il  tra- 
vaillait encore.  Tontes  ces  œuvres  sont  à  noter;  elles  sont  les  témoi- 
gnages d'une  sollicitude  constante  pour  la  vie  et  la  santé  des  hommes, 
d'un  juste  souci  de  leur  bien-ôtre  quand  l'âge  les  supprime  des  ca- 
dres d'activité,  enfin  des  obligations  volontaires  que  tout  cht^f  de 
grand  établissement  doit  s'imposer,  pour  l'acquit  de  sa  conscience, 
vis-à-vis  de  ceux  qui  ont  été  les  inslrumens  de  sa  fortune. 

Celte  colonie  de  S.OOO  ouvriers  est  en  somme  paternellement  et 
judicieusement  gouvernée.  Le  pays  nourrit  ua  bétail  abondant,  et  la 


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K.'vsn(L  d'kwem.  dl9 

vie  D'y  est  pas  chère.  Le  pain,  de  seigle  pur  presque  toujours,  est 
fourni  par  une  boulang^ie  qu'a  fondée  et  qu'estretioit  la  compa- 
gnie d'Essen.  Les  fours  ont  liear  sole  ea  lave  et  sont  clianfles  à  la 
boiûLle  par  deux  aUadierB  dont  on  retire  te  eombustihte  avant  l'en- 
Houmemeat;  chaque  four  coDtJeDi  deux  cent  dî;i  pains,  et  k  cutssoo 
dttre  trois  beum.  Ces  pains,  eompattes  et  carrés,  pèsent  3  kilogr. 
etceùteat  eu  temps  ordinaire  Ad  centimes.  L'aliment  est  à  la  fois 
très  sain  et  très  économique.  Les  ouvriers  le  paient  en  jetons,  qui 
plus  tard  se  compensent  avec  des  journées  de  travail  inscrites  aux 
£euiiles  de  service.  Un  ménage  de  puddienrs,  de  fondeurs  ou  de  la- 
mineurs se  trouve  donc  à  l'aise  avec  des  salaires  de  5  à  6  francs 
par  jour,  et  peut  mettre  de  côté  une  petite  épar^De.  Les  mécant- 
ôens  sont  même  plus  favorisés,  et  dans  quelque  cas  gagnent  jus- 
qu'à &  francs.  Le  travail  ne  K  règle  pas  d'ailleurs  à  Esseo  par  dé- 
légAtiMi  comme  dans  beaucoup  d'autres  forges  :  point  de  tâche  ni 
de  sous-eni reprise,  mais  un  cempte  ouvert  à  chaque  ouvrier  avec 
les  directeurs,  qui  loi  règlent  ta  part  indivi^lDellemeat  sur  le  prix 
du  tarif  et  d'.iprë8  l'évaluation  du  tonnage.  Lee  rapports  soat  ainsi 
simplifiés  et  suppriment  les  petites  exploitations  qui  accompagnent 
presque  toujours  remploi  des  intermédiaires.  Le  caractère  allemand, 
àr  tout  prendre,  s'y  prêterait  peu  :  l'ouvrier  ici  aime  mieux  avinr 
ftOaife  au  patroD  qu'aux  camarades;  il  croit  que  l'argent  ne  gagne 
rien  à  passer  par  plusieurs  mains.  L'esprit  de  subordination  exclut 
d'ailleurs  les  arrangemeng  qui  impliquent  u»  calcul  ou  ressemblent 
à  une  menace.  Le  véritable  Prussien  ne  donne  pas  dans  de  tels 
écarts  :  enfant,  if  a  connu  la  discipline  de  l'école,  adulte  celle  de 
l'armée  active,  homme  celle  des  cadies  successifs  de  la  réserve.  A  au- 
cune période  de  sa  vie,  il  ne  s'est  réellement  appartenu  ;  comment 
serait-il  dans  l'industrie  autre  qu'il  n'a  été  dans  l'école  et  dans 
l'armée?  Il  y  change  de  férule  et  de  consigne,  voilà  tout  :  c'est  le  ré- 
gime familier. 

La  tradition  militaire  est  en  tout  cas  amplement  représentée  à 
Esseo.  L'usiue  a  une  caserne,  —  on  n'a  pas  reculé  devant  le  mot, 
—  qui  loge  1,500  ouvriers,  et  naturelleinent  ceux  dont  la  prompte 
disponibilité  importe  le  plus  au  travaiL  Le  logement  dans  la  ca- 
serne donne  droit  au  réfectoire,  ce  qui  CMnplète  l'assimilation. 
Moyennant  1  franc  par  jour,  l'ouvrier  est  logé  et  nourri.  On  en  a 
seulement  excepté  le  café,  dont  les  forgerons  d'Essen  sont  grands 
consommateurs {  c'est,  à  ce  qu'il  pai-<dtrait,  la  boisson  qui  répare  le 
mieux  leurs  forces  et  les  soutient  avec  le  plus  de  fruit  devant  les 
fieux  ënervans  de  la  forge.  Aussi  U  voit-on  circuler  par  brocs  en 
ler-blaoc  h  toutes  les  heures  et  dans  tous  les  ateliers,  toujours  fil- 
mante et  prête  à  être  consommée.  On  a  même  disposé  au  pied  de  la 
plus  grande  cbenûnée  de  l'usine  des  foyers  apédaux  et  des  salles 

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620  BEVUE   DES   DEUX  MONDES. 

OÙ  elle  se  prépare  dans  les  meilleures  conditions.  Impunément  on 
peut  encourager  de  pareils  goûts;  l'excès  n'en  est  point  à  craindre. 
D'excès  ici,  on  n'en  voit  guère;  tout  y  est  modeste,  la  tenue,  les  ha- 
bitudes, les  distractions.  Quand  chaque  matin,  aux  lueurs  de  l'aube, 
cçs  8,003  ouvriers  quittent  la  petite  ville  ou  les  hameaux  environ- 
nans  pour  venir  reprendre  leur  place  dans  les  ateliers,  on  n'entend 
au  dehors  d'autre  bruit  que  celui  de  la  chaussée  qui  résonne  sous 
leurs  pieds.  Point  de  cris,  point  d'entretien  qui  s'engage  :  chacun 
va  de  son  côté  comme  des  gens  qui  n'ont  rien  à  se  dire,  et  qui  son- 
gent seulement  à  Être  rendus  à  point  nommé  où  ils  ont  aiïaire.  Leur 
pas  est  cadencé  comme  celui  d'une  troupe  en  marche;  au  retour, 
quand  le  jour  tombe  ou  quand  les  hommes  de  corvée  rentrent,  c'est 
le  même  mouvement.  Pays  exceptionnel  que  celui  où  l'ouvrier  ne 
donne  pas  d'autres  émotions  aux  entrepreneurs  qui  l'emploient! 

Parmi  les  hommes  qui,  matin  et  soir,  prennent  et  quittent  à  Ëssen 
les  vétemens  de  la  forge,  il  en  est  encore  un  certain  nombre  qui 
ont  pu  assister  au  commencement  de  l'œuvre.  Le  maître,  M.  Krupp, 
n'en  était  alors  qu'à  ses  premiers  travaux,  cherchant  une  issue  pour 
les  grandes  facultés  dont  il  est  doué,  ambitieux  comme  l'est  tout 
homme  qui  sent  sa  force,  et  ne  manquant  pas  une  occasion  de  se 
produire.  Dans  chacune  de  ces  occasions,  on  le  voit  grandir.  Dès 
1851,  il  figure  à  l'exposition  du  Londres,  et  le  produit  qui  porte  son 
étiquette  est  un  canon  sorti  de  ses  forges.  Voici  la  mention  qu'on 
en  trouve  dans  le  compte-rendu  français  : 

II  La  Prusse  expose  un  canon  de  campagne  du  calibre  de  6,  ayant 
5  pieds  et  demi  de  longueur,  monté  sur  un  affût  large  de  3  pieds.  La 
pièce  est  en  acier,  coulée,  forgée  au  marteau  dans  l'usine  que  possède 
M.  Krupp  à  Essen,  prés  de  Dusseldorf.  Le  mérite  de  M.  Krupp,  sa  rare 
habileté  dans  le  travail  du  fer  et  de  l'acier,  sont  parfaiiement  connus;  il 
recevra  sa  récompense  non-seulement  pour  cette  fabrication,  mais  pour 
celle  des  cuirasses  en  acier.  » 

Rien  de  plus.  Ce  canon  était  peut-être  alors  un  exemplaire  unique, 
et  le  fonds  de  l'assortiment  consistait  plutôt  dans  les  cuirasses  en 
acier.  En  1855,  dans  la  première  exposition  de  Paris,  l'effet  fut  plus 
grand.  On  sut  à  quoi  s'en  tenir  sur  cet  acier  fondu  qui  était  la  vraie 
découverte  de  M.  Krupp.  et  allait  assurer  sa  fortune.  Dans  l'an- 
nexe du  Palais  de  l'Industrie  se  trouvait  bien  en  relief  et  disposé 
avec  un  certain  art  un  bloc  de  cet  acier  fondu.  Pour  qu'il  frappât 
les  yeux,  M.  Krupp  l'avait  mis  pour  ainsi  dire  en  action.  Chaque 
jour,  au  moyen  de  forts  burins,  un  ouvrier  y  pratiquait  des  entailles 
profondes  et  devant  un  public  curieux  en  détachait  des  copeaux.  Il 
était  aisé,  même  pour  les  hommes  étrangers  au  métier,  de  voir  que 
c'était  là  un  métal  très  pur,  sans  pailles  ni  cassures,  d'une  bomo~ 

nigiUrrlb/GOOglC 


LUSIKE   DESSEN.  621 

géDéité  parfaite,  ce  qui  ne  se  rencontre  pas  même  dans  l'acier  de 
cémentation.  L.e  grain,  partout  où  le  métal  était  mis  à  découvert, 
ne  laissait  rien  à  désirer  aux  connaisseurs;  il  était  uni,  serré,  régu- 
lier, brillant,  sans  imperfection  en  un  mot.  Le  succès  de  ce  bloc 
fut  un  des  événemens  de  l'exposition;  à  le  montrer  et  à  le  faire  va- 
loir, M.  Krupp  avait  eu  la  main  heureuse.  Il  devint  évident  dès  lors 
que  ce  métal  trouverait  de  l'emploi,  surtout  dans  les  pièces  qui, 
faites  d'un  seul  bloc,  comportent  sous  un  gros  volume  une  grande 
force  de  résistance,  et  ont  besoin,  pour  donner  toute  sécurité,  d'une 
autre  matière  que  le  fer. 

La  veine  était  donc  venue,  M.  Krupp  se  garda  de  la  brusquer. 
Four  exécuter  son  travail  en  toute  liberté  d'esprit,  il  lui  man- 
quait àeas  points  d'appui,  des  finances  aisées  et  des  débouchés 
sûrs,  en  d'autres  termes  les  moyens  de  produire  et  les  moyens 
d'écouler.  On  a  vu  quelles  sommes  représentent  à  Essen  les  blocs 
déposés  dans  les  halles  d'attente;  i!  s'agissait  de  supporter  sans 
gène  l'avance  de  ces  sommes,  il  s'agissait  en  outre  d'y  rentrer  avec 
profit  par  la  voie  la  plus  naturelle,  le  débit.  Quant  au  premier  point, 
M.  Krupp  n'avait  que  l'embarras  du  choix.  Essen  était  connue  et 
déjà  en  crédit  :  rien  de  plus  aisé  que  de  la  coustiiuer  sous  la  forme 
la  plus  familière  aux  entrepreneurs  d'industries,  une  comman- 
dite avec  un  capital  d'actions  et  au  besoin  d'obligations;  même 
il  eût  pu,  ce  qui  arrive  souvent,  en  amortir  une  partie  à  son  profit 
personnel,  tout  en  gardant  la  gérance  avec  des  droits  et  une  quo- 
tité d'intérêts  déterminés.  M.  Krupp  ne  fit  pas  de  ces  calculs;  il 
voulut  rester  maître  chez  lui,  n'avoir  de  comptes  à  rendre  qu'à  iui- 
mèmp;  il  ne  se  sentait  vraiment  fort  qu'à  la  condition  d'être  libre. 
En  cela  comme  en  tout,  il  obéit  à  son  esprit  réfléchi.  Ce  cortège 
d'actionnaires  lui  paraissait  être  une  charge  et  un  embarras  sans 
compensation.  Comme  rouage  consultatif,  il  n'y  avait  que  de  mé- 
diocres efTets  à  en  attendre;  comme  expédient  financier,  il  y  décou- 
vrait de  graves  inconvéniens.  Ce  temps  d'arrêt  annuel,  imposé  à 
une  usine,  avec  obligation  d'en  distribuer  les  bénéfices,  lui  semblait 
surtout  contraire  au  régime  qu'il  avait  introduit  dans  sa  compla- 
bi  ité.  Essen  capitalisait  en  réalité  ses  profits,  et,  après  avoir  payé 
ses  dettes,  employait  le  reste  à  des  travaux  neufs.  Ainsi  rien  de  ce  qui 
se  gagnait  dans  l'établissement  ne  s'en  détournait,  qui  ne  concourût 
à  en  développer  les  proportions  et  à  en  accroître  les  ressources. 

Sur  cette  donnée,  M.  Kriipp  prit  un  parti  auquel  il  n'a  plus  dé- 
rogé :  il  se  promit  de  ne  point  recevoir  de  f  inds  qui  donneraient 
contre  lui  d'autres  droits  que  le  service  des  intérêts  et  le  rembour- 
sement du  principal  à  l'échéance.  Le  mode  de  comptabilité  consis- 
tait dans  l'ouverture  de  comptes  courans.  Dans  ces  termes,  jamais 
les  fonds  ne  lui  ont  manqué;  ils  affluaient  dès  le  début,  et  plus  tard 


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622  BEVUE   DES  DEtrx  MONDES. 

les  offre*  dwioreot  teïl«s  qu'il  fallut  s'inscrire  poar  être  «dn». 
Tîagt  baiUeun  pour  on  se  préseauieat  aa  fur  et  k  nesore  des  ms- 
boursemens,  comme  cela  se  v«it  poar  les  d'^pAt»  en  usage  dans  la 
fabrique  lyonnaise.  Esiwn  échappait  «iosi  aux  servitudes  iiifpft[>ani- 
blés  d'uiie  assoctation  de  capjtaut  dont  le  moiodre  ^neil  est,  fc 
imisoD  de  la  disperston  des  titres,  de  n'îatéresser  persoMie  à  force 
d'intéresser  tout  le  toonàe,  et  de  n'être  poar  les  porteurs  qu'ooe 
propTv'té  de  passage.  M.  Krnpp  n'eât  pas  m  saas  rougir  Essen  «d 
butte  à  ces  spi^onlatioBS  et  livrée  an  marché  des  valears.  C'était  son 
<£uvi  e,  il  voulait  qu'el'c  rtîsiât  forte ,  à  l'abri  de  tout  contact  *iwr- 
rant,  et  ressentait  pour  elle  les  délicatesses  de  la  paternité;  il  en- 
tendait surtout  ta  conduire  i  sa  guise,  et  p«iir  cela  en  ékngm  la 
pire  espace  d'embnnoheurs.les  manieurs  d'argent.  En  dcborc  d'e«z, 
mal^é  eni,  il  eut  taras  les  midioDS  dont  il  avait  besoin,  sans  qu'il 
loi  en  cnùt&t  an  se<nl  de  ses  droits,  et  oe  ne  fut  pas  son  moindre 
ioar  de  force. 

ïl  eut  antifit  de  bonheur  powr  l'autre  point  d' appui  qu'il  efcer- 
cbait  ;  les  déboncbés.  Ce  B*W.iît  pas  non  plus  une  petite  besogiïc. 
'  Malgré  la  bonté  de  ses  produits,  t'nsine  d'Êssen  a  contre  eJte  I'eld»~ 
gnement  o*  elle  se  ttWfve  de  plusieurs  graads  marchés  de  l'Enrope. 
Cantonni^e  dans  un  «oîn  de  l'Allemagne  du  nord ,  elle  n'est  sur  le 
chemin  d'aucune  des  grandes  puissances  eentrafes  ©u  méridionales. 
Sauf  la  Ptasse,  elle  n'a  point  de  cliens  à  ses  portes,  et  bon  gré  val 
gré  force  lui  est  de  les  aller  trouver  au  loin.  En  «otre  la  recherche 
du  débouché  n'est  pas  des  {^us  simples  :  ilyalA,  mftme  pour  des  ob~ 
jets  qui  t>e  le  comportent  guère,  des  vogues,  des  engouemens  qu'il 
faut  prévoir,  saisir  i  temps  pour  ne  pas  faire  f;iosse  route;  il  y  a 
asssi  des  besoins  d'arg'^nce  qui  veulent  être  Scitisfaits  avant  tows 
les  autres,  et  qui  donnefx>nt  de  l'emploi  i  tous  les  atpcliers  montés 
à  leur  inteolion.  Ce  sera  tantôt  les  chemins  de  fer,  tantôt  les  bâtï- 
meitfi  à  cuirasses,  plus  souvent  tes  grosses  cravTes  des  machines 
marines  ou  les  grands  appareils  hydrauliques.  Est-on  enfin  fixé  sur 
l'objet,  viennent  les  drtaîts.  Que  de  plans,  qwe  <f  épures  il  y  awra 
à  échanger  «vant  d'être  d'accord  sur  tes  organes  définitifs  d'une 
maicliine,  sorlont  quand  le  modèle  en  est  mis  a»  cfcauttcr  pour  la 
première  fois! 

Essen  n'est  restée  au-dessous  d'aucune  de  ces  difficultés.  H  est 
peu  de  grosses  pièces,  on  peut  dh-e  dans  tous  les  genres,  qui  n'y 
ai  nt  été  exécutées  :  autant  d'essais,  autant  de  succès.  L'acier  fondu 
n'a  failli  i  aucune  des  destinaiions  qu'on  lui  a  données.  Cher,  il 
l'a  été  quelquefois,  il  l'est  enowe  souvent,  jamais  il  n'a  été  dé- 
fectueux. On  ne  peut  pas  toujours  l'employer  faute  de  oonvemmee 
dans  les  prin;  quand  on  l'emploie,  on  trouve  presque  toujours  des 
compensations  à  la  cherté  dans  les  sei-vices  qu'on  en  tire.  Dans  bien 

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L'usiN£  d'esbex.  623 

des  css,  il  est  impossible  de  s'en  passer,  notamment  pour  les  ma- 
chines  ou  pièces  de  machines  sujettes  à  une  grande  fatigue.  Ëâsea 
est  alors  la  forge  par  eicelJence.  Nulle  part  les  bandages  de  roues 
de  lûConioUves  ne  sont  mieux  Uaités,  et,  mis  k  l'épreuve,  n'ollreot 
plus  de  résistance  à  l'écrasement.  Ëssea  n'a  pas  moins  réussi  dans 
les  roues  pleines  en  acier  fondu;  on  les  y  coule  d'un  seul  coup  et 
d'ujie  façon  tellement  sure  qu'il  n'est  besoin  ai  de  les  tourner,  ni  de 
les  aléser.  Telles  qu'elles  sortent  du  moule,  elles  sont  prêtes  à  être 
enaployées,  ce  qui  supprime  toute  soudure,  tout  lieo,  et  diminue 
par  co  lâéquent  les  chances  d'accident  et  de  rupture.  L'acier  fondu 
a  suppléé  également  le  ier  pour  les  essleui  droits  et  coudés,  pour 
les  arbres  de  couche  des  machines  à  vapeur,  les  cylindres  des  lami- 
Qoira,  les  cuirasses  des  bàtimens  de  guerre,  les  rails  à  poser  dans 
le  croisement  des  voies.  Toutes  ces  applications  nouvelles,  chaque 
jour  mieux  vériâi^es  et  se  consolidant  par  les  résultats,  ont  amené 
aux  forges  d'Essen  des  dieos  obligés,  et  ainsi  s'est  créé  le  plus  na- 
turellement du  monde  ce  que  U.  Kivpp  cherchait  dès  le  commen- 
cement, le  débouché.  La  recette  a  été  simple,  quelques  efforts  ser- 
vis par  la  supériorité  des  produits. 

La  plupart,  des  travaux  qu'on  vient  de  citer,  et  surtout  les  arbres 
de  couche,  portent  sur  des  lingots  de.  $7,000  kilogrammes  et  de 
2  mètres  de  diamètre.  Le  traitement  de  telles  masses  est  un  spec- 
tacle plein  d'émotions.  Avec  les  anciens  appareils,  il  eût  fallu,  pour 
les  ébranler,  une  centaine  d'hommes  agissant  sur  une  grande  pince 
à  barres  transversales  servant  de  levier,  et  à  chaque  effort  c'eût  été 
du  bruit  et  des  cris  comme  accompagnement  obligé  de  la  manœuvre. 
Avec  le  marteau-pilon,  plus  de  ces  cohues;  l'équipe  n'est  que  de 
douze  ouvriers,  l'effort  est  à  peine  visible,  le  silence  et  le  sang- 
froid  font  place  i  l'agitation.  A  l'ouverture  du  four,  devant  cette 
masse  incandescente,  la  poignée  d'hommes  semble  même  en  dis- 
proportion avec  la  tâche  i  remplir.  Involontairement  on  se  prend  à 
douter  qu'elle  en  vienne  à  bout.  Cependant,  par  une  impulsion  à 
peine  perceptible,  les  mouvemens  se  succédant.  Au  moyen  de 
chaînes  fixées  à  un  treuil  ou  descendant  d'une  grue  qui  domine  le 
champ  de  manœuvre,  le  chariot  et  le  lingot  sont  tirés  du  four;  oo 
met  à  ce  dernier  un  collier  et  des  liens  en  fer  qui  l'assujettissent, 
on  le  balance  dans  l'espace,  et  par  un  dernier  tour  de  grue  ou  le 
couche  sur  l'enclume  comme  un  vaincu.  Mécaniquement  encore, 
on  le  retourne  pour  bien  juger  où  et  comment  ou  le  fjappera;  alors 
seulenH'nt  le  traiienient  co  i  mence.  Les  coups,  en  se  succédant, 
font  vibrer  et  trembler  le  sol,  les  murs,  les  toitures,  tandis  que  la 
petite  équipe,  reculant  ou  avançant  ses  chaînes,  faisant  agir  ses 
poulies,  tourne  et  retourne  la  pièce  sans  une  grande  dépense  de 
force;  les  évolutions  mécaniques  y  ont  largement  suppléé. 

D„j,i7<-,ib,.GoogIc 


62&  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

Peu  d'usines,  on  le  voit,  sont  en  position  de  mener  les  grands  tra- 
vauï  de  forge  aussi  vite  et  aussi  bien  qu'Essen,  et  il  n'en  est  aucune 
qui  ait  pou  se  aussi  loin  le  luxe  des  instnimens  de  précision,  c'est 
presque  de  la  proiiîgnlité.  Ces  marteaux-pilons,  d'une  construction 
si  coûteuse  et  qu'ailleurs  on  ne  voit  que  par  unités  ou  à  un  petit 
nombre  d'exemplaires,  à  Essen  sont  le  meuble  presque  banal  de 
tout  atelier.  On  en  compte  plus  de  cinquante  de  toutes  les  gros- 
seurs, depuis  10  tonnes  jusqu'à  vingt,  tous  destinés  à  un  service  de 
martelage.  Il  eu  est  de  même  des  laminoirs,  des  presses  hydrau- 
liques, des  machines  à  dresspr,  percer,  tailler,  aléser,  tourner,  fa- 
çonner l'acier,  l'oint  de  détail  qui  n'ait  ses  machines,  toutes  exé- 
cuf'es,  quelques-unes  inveniées  dans  l'usine.  On  conçoit  l'orgueil 
du  maitje  quand  il  passe  en  revue  ce  magnifique  assortiment  et  en 
donne  le  spectacle  à  quelques  curieux.  Parmi  ces  instrumens,  il  en 
est  un  qui  est  pour  ainsi  dire  le  juge  du  travail  des  autres  :  c'est 
une  machine  d'origine  anglaise  qui  s<?rt  à  essayer  les  qualités  de 
l'acier  quant  à  la  coht^siun;  chaque  fabrication  lui  livre  un  frag- 
ment dont  on  fait  un  boulon  qui  est  soumis  à  l'action  de  |i  ma- 
chine. L'épreuve  a  lieu.  La  macliine  mesure  la  résistance  du  boulon 
à  l'arrachement,  à  l'écrasement  et  à  la  torsion;  ces  différentes  ré- 
sistances sont  notées,  et  M.  Krupp  connaît  ainsi,  pi^ce  à  pièce,  la 
force  du  métal  qu'il  em|)loie.  Il  en  est  de  mfme  de  la  composition 
chimique  et  des  propriétés  des  aciers.  A  chaque  fourniture,  pres- 
que à  chaque  lingot,  on  enlève  un  échanlill()n  qui  est  attaqué  par 
toute  sorte  d'ageiis  appropriés,  à  chnud,  à  froid,  seuls  ou  en  pré- 
sence d'aulies  agens  nf;utri;s  ou  actifs.  On  regarde  attentivement 
si  les  molécules  sont  assez  denses  pour  résister  à  l'action  des  acides, 
et  si  quelque  fissure  ne  se  trahit  pas  sous  l'influence  des  réactifs. 
Point  de  pièce  importante  qui  ne  passe  par  ce  contrôle  du  labora- 
toire. 

On  conçoit  qu'un  établissement  de  cet  ordre  no  marche  pas  sans 
que  beaucoup  d'intelligences  y  concourent.  L'armée  dont  M.  Krupp 
est  le  général  en  chef  a  dus  cadres,  et  des  caiires  d'élite.  Ces  fon- 
deurs, forgerons,  mécaniciens,  potiers,  sont  sous  les  ordres  d'une 
cinquantaine  d'ingénieurs,  de  chimistes  et  d'olTiciers  choisis  parmi 
les  plus  renommés  de  l'Allemagne,  La  division  commerciale  com- 
prend un  même  nombre  d'employés,  sans  compter  les  représentans 
que  la  maison  Krupp  a  éiablis  d;ins  les  principales  villes  de  l'Eu- 
rope. Le  ch'ùx  de  ces  représentans  a  été  pour  elle  une  grande  af- 
faire, l'instrument  de  la  noioriété,  le  nerf  de  la  vente.  Avant  la  pé- 
riode de  vogue,  elle  leur  a  dû  beaucoup  :  ils  poussaient  aux  essais, 
répandaient  les  échantillons,  avaient  i  faire  sur  un  métal  peu  connu 
l'éducation  d'un  public  rebelle  aux  nouveautés.  On  a  calculé  que 
depuis  1827,  date  des  débuts  d'Esseu,  débuts  modestes  dont  à  peine 


L  USINE   D  ESSEM.  625 

on  ose  citer  le  chiiïre,  l'accroissement  de  productioD  de  la  fabrique 
d'acier  fohdu  a  été  régulièrement  d'un  tiers  tous  les  ans,  excepté 
en  18A8  :  en  1865,  la  production  a  doublé;  il  est  à  croire  que 
dans  ces  dernières  années  la  proportion  a  été  plus  considér^le 
encore.  Pour  l'ensemble  du  travail,  M.  Samuelson  citait  en  1868 
60,000  tonnes  d'acier  fondu,  M.  Turgan  en  1865  2S  millions  de  kilo- 
grammes (28,000  tonnes),  représentant  une  valeur  de  35  millions 
de  francs;  en  bâiimens  et  en  machines  l'usine  a  déjji  absorbé  plus 
de  50  millions  de  francs.  Quant  à  la  valeur  effective,  M.  Krupp  n'a 
pas  à  s'en  occuper;  on  a  vu  qu'il  en  est  seul  propriétaire. 

Dans  les  prix  de  vente,  il  y  a  beaucoup  d'arbitraire.  Les  ardcles 
les  plus  réguliers,  comme  les  raïls,  ne  coûtent  que  50  centimes  par 
kilogramme  ou  cinq  cents  francs  par  tonne;  mais  ici  l'acier  fondu 
rencontre  la  concurrence  d'une  autre  découverte,  l'acier  Bessemer, 
qui  fournit  des  produits  moins  sûrs,  mus  de  moitié  moins  cbers. 
Les  bandages  de  roues,  qui  exigent  un  plus  grand  degré  de  ré- 
sistance et  auxquels  l'acier  Bessemer  ne  peut  pas  régulièrement 
suffire,  coûte;;t  à  Essen  1,150  francs  la  tonne.  Au-dessus,  il  n'y  a 
guère  que  quelques  cylindres  pour  les  lamineurs  d'or  et  d'argent, 
les  estampeurs  de  maillechort,  dont  le  prix  est  illimité,  et  aussi 
toutes  les  pièces  qui  concernent  l'artilbrie:  des  boulets  qui  valent 
àOO  francs  les  100  kilos,  et  enfin  le  canon,  dont  le  prix  s'élève  jus- 
qu'à 9  francs  le  kilogramme  ou  9,000  francs  la  tonne.  C'est  que  la 
perte  est  considérable  :  deux  tiers  du  poids  du  lingot  primitif, 
quelquefois  plus;  en  outre  le  travail  mécanique  demande  des  outils, 
des  hommes,  des  moyens  de  manœuvre,  une  installation  fort  chère 
et,  pour  les  gros  calibres,  une  stagnation  de  capital  qui  souvent 
dépasse  une  année.  Ce  sera  l'objet  d'un  examen  à  part.  Tout  ce  qui 
précède  a  eu  pour  sujet  principal  les  services  civils.  On  a  vu  Essen 
y  prendre  résolument  sa  place,  y  marquer  son  empreinte  dans  tout 
ce  qui  touche  les  grands  appareils  de  locomotion  ;  il  nous  reste  à 
fixer,  dans  un  examen  rapide,  ce  que  cette  usine  a  fait  pour  les  agens 
de  destruction  et  pour  les  services  de  guerre. 

III. 

Le  canon  Krupp,  comme  on  le  nomme, aura  laissé  dans  la  popu- 
lation de  Paris  une  impresâon  qu'Essen  ne  parviendra  pas  à.  effa- 
cer. De  longtemps  on  n'y  voudra  voir  qu'une  fabrique  d'instrumens 
de  dévastation'  sous  la  main  et  aux  ordres  du  roi  de  Prusse.  Rien 
n'est  moins  fondé  que  ce  jugement.  Essen  est  demeurée  dans  les  arts 
de  la  guerre  ce  qu'elle  est  dans  les  arts  de  la  paix,  un  terrain  neutre 
ouvert  à  tous  les  cliens,  recevant  les  commandes  de  toute  main  sans, 

ma  xai.  —  1811.  40      >-''  "^ 


686  REVDX  DBS  DEUX  HONDES. 

aoCbpUoD  de  peramneB  ni  diatinctioD  d'origiae,  une  propriété  privée 
es  un  mot,  sans  titre  ni  «nacbe  ofilciels.  Devant  ses  fw^,  toute» 
les  pQÎssaDces  sont  traitées  sar  )e  même  pied.  Ces  mômes  cîuioiis 
qne  l'usine  vend  à  la  Prusse,  elle  les  a  offerts  et  vendus  aux  autres 
nations  ea  qualité  identique,  dans  les  mêmes  formes  et  avec  le» 
mêmes  effets.  La  compagnie  fait  commerce  de  canoas  d'acier  comme 
derouesd'acier,  de  bandages,  d'essieux  drcnts  ou  coudés  et  d'arbres 
d'bélice;  des  modèles  sont  sous  les  yeux  des  acquéreurs,  libres  de 
les  mettre  à  l'essai  et  de  cbMsir,  Le  canou  est  un  article  d'asswti- 
ment,  et,  on  peut  ajouter,  la  dernier  venu. 

Le  matériel  d'artillerie  n'a  figuré  es  effet  sur  les  oatalo^es 
d'Essen  qu'à  une  date  assez  récente.  La  pièce  de  campagne  expo- 
sée à  Londres  en  18&1  était  et  resta  ce  qu'on  nomme  en  termos  du 
métier  une  montre.  On  ne  fut  pas  de  pièces  de  canon  pour  le  plai- 
sir  d'en  faire,  ceux  même  qui  en  commandent  espèrent  en  tirer 
quelque  parti  ou  pour  leur  grandeur  ou  pour  leurs  intérêts.  C'est 
là  un  jeu  terrible,  et  personne  n'était  alors  en  mesure  d'en  courir 
la  chance.  Comment  prévoir  qu'à  peu  d'années  de  là  deux  grands 
pays  seraient  successivement,  de  la  part  d'un  état  moindre,  Tob- 
jet  d'une  surprise,  et  que,  coup  sur  coup,  le  reste  de  l'Eun^e  y 
assisterait  l'arme  au  brasT  La  fabrique  de  canons  d'Ësaen  ne  prit 
d'activité  que  loi'sque  cette  éventualité  devint  de  plus  en  plus  nsa- 
nifeste,  et  qu'il  y  eut  convenance  à  multiplier  les  instrumeos  de 
conquête  pour  les  chef^  d'armées  qui  allaient  ravager  le  monde  à 
leur  profit.  En  i658,  le  mouvement  ne  s'étût  pas  encore  prononcé; 
à  peine  avait-on  fabriqué  une  centaine  de  pièces  pour  des  destina' 
lions  de  fantaisie,  la  "Furquie,  l'Egypte,  le  Japon ,  les  républiques 
américaines,  rien  de  sérieux  avant  la  guerre  du  Holstein  et  l'attaque 
des  lignes  de  Duppel.  Il  y  eut  seulement  alors  conune  un  essai  à 
huis  clos  de  quelques  batteries  qui,  dans  le  tir  et  la  chaîne,  eflrirent 
des  perfectionnemens  inattendus.  On  n'er  fit  pas  de  bruit,  quoique 
au  fond  elles  eussent  réussi.  En  Bohêr.je,  moines  incidens,  après 
Sadowa,  dans  la  poursuite  sur  l'Elbe  :  là  aussi  des  pièces  d'essw 
servirent  à  vérifier  les  portées,  les  modes  de  construction,  le  degré 
de  résistance  des  matières,  tout  cela  discrètement;  on  ne  voulait 
rendre  sensibles  les  effets  de  ces  nouveautés  qu'avec  un  armement 
complet. 

Essen,  il  faut  le  dire,  ne  s'est  jamais  prêtée  à  ces  mystères)  sa 
fabrique  de  canons  a  toujours  travaillé  à  ciel  ouvert.  Il  ne  peut 
plus  y  avoir  de  secrets  dès  qu'il  faut  vendre,  et  beaucoup  vendre. 
Ces  secrets  se  gardent  dans  une  nsine  officielle,  dans  les  cartons 
d'un  état-major,  d'un  comité  spécial.  Dans  une  usine  libre,  tout  ce 
qui  s'invente,  tout  ce  qui  s'exécute  est  de  deux  choses  l'une,  ou 


sous  k  gftrde  d'ua  brevet,. ou  diuos  le  domaùie  pubUc;  les  prodoito 
d'Essen  sont  daas  ce  dei'iiim  eu,  les  copie  qui  veut  à  se»  rtsquea 
et  périls.  M.  Ki'upp  n'apa»  mâmelefi  v&ûtés  da  l'ioveoteur;  il 'fait 
voU>nUer8  de  ses  forgestle  siège  d'expérienoefr  oâi  il  agit  sur  d'au- 
tres pians  sur  d'autres  calcula  que  Ite  aieos.  &'H  a  defrpBéféreocBaj 
il  ne  lea  montre  qu!à  boQ  escient;  il  s' (efface  devant  les  geas  qui 
savent,  cunme  auEei  devant  les-geos  qui  s'entôteot.  Dws  ces  cani- 
ditioDâ,  leS'  responsabilités  ne  so&t  que  reJatives.  Il  y  a<lii  des  offi- 
ciers â'iulitlene,  des  ingéiùeurfi  eo  cbef  qui  ont  dressé  les  épores; 
la  t&che  de  ÎL  Krupp  est  d*  donner  h  ces  épocea  um  corpSi  une 
forme,  une  îhçon,  qui  rendent* la  pièœ  pi-opre  au  service.  Le  canon 
se  chargera,  par  Ift  bouche  ou  p«r  1&  euksse,  il  s^-a  à  âme  lisse  on 
rayée,  peu. importe,  c'est  l'ajOaipe  de  ceux  qui  ont  fait  lai  commande; 
omis  M:  Krupp  n'en  suit  pas  iBoiosjusc|ii'au  boutla.piëce  qui  sera 
sortie  de  ses  forgea,  etqnaud  elW  ka  où  nécessairement  il  faut  tou- 
jours qu'ello  aille,  au  polygonei,  il  la  jugera.  Il  saora  ce  qn'dle  a 
de  b(»);  ce  qa'elle  a  cfô  défectueuxt  et  son  éducation  se  téta  par 
ces  observations  comparées.  C'est  aiifêî,  un  peu  aux,  dépens  d'aa- 
trui,  ua  peu  à  sea  pn^res  d^eos,  qu'il  a.  pu  avoir  des  nodèlèS'  à 
loi  et  partait  son  nom. 

Partai  ces  modèles,  il  est  imposùblô  d'oublier  le  csdob  qui  fit 
quelque  bruit  en  1837  à  l'exposition  àa  Paris.  Ce  n'était  qu'on 
tour  de  force  qui  ne  semble  pas,  même  poiir  les  bautteries  do  der- 
nier^iége,  avoir  été  renouvelé.  Ce  oanon  lasçùt  unboulèt  plein  de 
500  kilogcammes;  le  pubitio  a  vu  ce  oolcaae,  on  se  souvient^de  ses 
jaropArtioQS' :  il  avaitfalltt  le  renfbrveri  avec  des  dettes  et  prendre 
les  tourillons  non  dans  le  gros  de  la  pièce,  oiaiâ  à  une  forte  bagoe 
qui  l'eottourait.  Tout  y  étâit.diHic  pour  ainsi  dire  hors  de  nature.  Le 
cafiOB  ordinaire  du  siège,  le  vraL  canoo:,  était pl«i9iBaiBable,.et  c'est 
sur  lui  que,  pour  les  gros  caliiires>  on  pouvait  mieux  voir  le  jeu  du 
ehergemenl  parla  culasse.  Le'  procécÛ  est  des  plus  simples.  La 
culaase-dâ  la  pièce  est  efitaiUéfi  d'un  canal  dans  lequel  un  verrou 
qui  forme  châssis  se  meut  transversaJenraii  k  Vase  dnj  canon.  Ce 
verrou,  est  d'une  manœurra  facile,  et  lorsqu'il  est  ttré  aai.  dehors, 
on  peut  in,tradui[-e  le' boulet  dans  l'âme  par  la.  partie  postérieure 
de  la  cnlasse-,  ihk  fois  W  boulet  ftmé^  on  n^eusse  I«  cbâsàs,  un 
système  de'  fermeture  trop  osBipliqué  pour  être  décrit  empêche 
l'échapfiement  des  gaz.  D«  ces-  pièces  aînn  chargés  s'éclraj^at 
d«s  boulets  massifs  ou  cœux,  de  forme;  cylindrique,  et  amnis  eité- 
Eteurement  dé  aail  lies  annulaîreB  dentioéês  à,  retenr  nne  enveloppe 
ou  ohemiae  de  plonb  qui  fait  corpa  avec  le  projeclile  :  sn  donne 
pu-  ce  moyen  mie  grande  tensioa  i  la  course  ou  trajectoîire  que 
parcourt  le  boulet  i  la  sortie  du  canon  ;  en  d'autres  termes,  on  vise 
Itislmn  «t  pliis  juste,  et  la.lorce  da  pftoétcMion.  du  peqjectile  est 

nigiUrrlbyGOOglC 


«28  lEVUE  DES  DEDX  HORDES. 

plus  grande.  Sauf  on  petit  nombre  d'accidens,  ce  système  a  rempli 
son  objet  et  justifié  ce  que  H.  Knipp  attendait  de  ses  eflets. 

Hais  ces  gros  canons  de  siège  n'ont  été,  dans  les  succès  de  DOtre 
ennemi,  qu'un  iostniment  secondure,  et  il  n'y  aurait  pas  lieu  d'y 
insister,  si,  sur  les  quatre  mille  canons  conjurés  pour  notre  niioe, 
la  Prusse  avait  dâ  se  contenter  de  ceui-Ià.  A  l'œuvre,  ils  se  soat 
montrés  plus  bruyaas  que  redoutables.  Sous  leurs  coups,  tous  les 
sièges  ont  langui,  et,  sauf  à  Héricourt,  où  le  corps  badois  du  géoé- 
ral  Werder  fit  quelques  emprunts  de  gros  calibres  aux  tranchées  de 
Belfort,  ils  n'ont  Gguré  dans  aucun  eugagement  décisif.  On  ne  les  a 
vus  ni  aux  journées  de  Forbaeh  et  de  Wissembourg,  ni  dans  les  com- 
bats autour  de  Metz,  ni  dans  le  cercle  de  feu  qui,  à  Sedan,  enve- 
loppa une  armée  entière.  Devant  Paris ,  ces  gros  canons  n'ont  pn 
ni  réduire  un  fort,  ni  ouvrir  une  brèche  dans  le  mur  d'enceinte;  ils 
ont  troué,  mutilé  les  habitations  sans  faire  fléchir  les  habitans ,  ils 
ont  fait  en  pure  perte  et  sans  profit  pour  ceux  qui  les  déchaînaient 
contre  de»  populations  inoffensives  une  lamentable  besogne.  Ce  n'est 
donc  pas  lï  qu'il  faut  chercher  ni  un  grand  eflet  produit,  ni  une 
vraie  cause  de  supériorité;  c'est  dans  les  pièces  de  campagne  de  6, 
de  S  et  de  12,  se  chargeant  également  par  la  culasse.  Voilà  le  type 
par  excellence,  simple  et  puissant  à  ta  fois,  et  dont  les  bons  services 
ne  se  sont  démentis  ni  un  jour  ni  une  heure.  Tout  le  monde  a  pu 
les  voir,  les  juger,  ces  batteries  si  promptes,  si  simples  k  la  ma- 
nœuvre, dont  la  portée  est  si  grande,  dont  les  coups  sont  si  sûrs. 
Elles  dominent  toute  cette  guerre;  partout  on  les  voit  arriver  4 
temps  pour  dédder  ou  pour  rétablir  le  combat,  elles  ont  presque 
toujours  le  dernier  mot. 

Que  de  batailles  se  sont  en  effet  succédé,  dans  ces  calamiteuses 
campagnes,  sans  que  les  circonstances  et  l'issue  en  aient  sensible- 
ment varié!  On  eût  dit  un  programme  inflexible.  Des  armées  cer- 
nées metuient  bas  les  armes,  d'autres  capitulaient  faute  de  vivres 
ou  (le  munitions.  Dans  les  engagemens  partiels,  même  fatalité  :  le 
premier  élan  nous  servait  presque  toujours,  nos  fusils  frappaient 
l'ennemi  à  des  distances  qui  ne  lui  permettaient  pas  la  riposte,  nos 
mitrailleuses  balayaient  l'espace,  l'avantage  nous  restait  donc  pour 
les  feux  de  mousqueterie,  et  l'arme  blanche  ne  nous  trahissait  guère 
dans  les  luttes  corps  à  corps.  En  avant!  disait-on,  et  une  certaine 
ivresse  circulait  dans  les  rangs,  comme  cela  arrive  quand  on  croît 
la  partie  gagnée.  HélasI  c'était  le  moment  d'un  retour  de  fortune. 
Dans  une  sorte  de  changement  à  vue,  le  rideau  de  fusiliers  qu'on 
avait  devant  soi  s'effaçait  et  cédait  la  place  à  d'autres  champions. 
L'artillerie  de  campagne  entrait  en  jeu;  elle  déuchait  batterie  snr 
batterie  et  enveloppait  nos  soldats  dans  une  tempête  de  mitraille. 
Pas  de  trêve,  la  consigne  n'en  permettait  point,  et  elle  partait  d'un 


l'usine  d  essen.  629 

maître  qui  s'y  entendait  :  opposer  tes  boulets  aux  balles,  boulets 
creux  ou  pleins,  et  cela  en  tel  nombre  et  avec  un  tel  redoublement, 
que  la  place  ne  îùx  plus  tenable.  C'était  en  efTet  ce  qui  arrivait. 
Graduellement  le  feu  enragé  de  ces  canons  éteignait  les  feux  moins 
rapides  ou  moins  puissans  que  nous  avions  à  notre  service,  et  le 
découragement  gagnait  les  cœurs  les  plus  fermes  dans  nos  régi- 
mens  mis  en  coupes  réglées.  Que  faire?  La  partie  a  été  vingt  fois 
reprise  dans  les  mêmes  conditions,  vingt  fois  elle  a  été  perdue. 

Les  explications  n'ont  manqué  à  aucun  de  ces  échecs;  elles  ve- 
naient surtout  des  hommes  spéciaux,  qui  ne  consentent  jamais  à  ce 
qu'il  y  ait  de  meilleures  armes  que  les  leurs.  A  les  croire,  on  les  bat 
toujours  contre  les  règles.  Pour  des  hommes  sans  prévention,  il  y  a 
pourtant  ici  ce  fait  signilîcattf,  que  l'un  des  combattans  peut  em- 
ployer le  boulet  à  éclata  quand  l'autre  combattant  n'emploie  que  la 
balle.et  que  la  faculté  dont  jouit  le  premier  tieut  à  la  supériorité  de 
son  arme,  qui  frappe  plus  loin  et  part  plus  vite.  Ce  sont  là  en  effet 
les  avantages  du  chargement  par  la  culasse  silf  le  chargement  par 
la  bouche  :  l'augmentalion  de  la  portéi3,  la  justesse  du  tir,  la  force 
de  pénétration.  Ajoutons  que  la  manœuvre  du  chargement  en  est 
facilitée  et  accélérée,  que  l'emploi  de  l'écouvillon  n'y  est  pas  néces- 
saire, que  dans  le  tir  par  embrasures  les  servans  sont  mieux  cou- 
verts pendant  le  chargement,  que  l'âme  de  la  pièce  estviàtéeet 
réparée  plus  aisément,  que  la  fabrication  offre  des  commodités  plus 
grandes,  que  les  rayures  sont  plus  faciles  à  obtenir,  enfm  qu'en  cas 
de  surprise  le  canon  est  mis  hors  de  service  sans  qu'il  soit  besoin 
de  l'enclouer;  il  suffit  d'emporter  le  levier  ou  le  coin  qui  ferme 
l'obturateur  de  la  culasse.  Voilà  des  motifs  pour  que  ces  canons, 
traités  avec  soin  dans  des  ateliers  de  choix,  aient  raison  des  canons 
ordinaires  et  gardent  sur  le  terrain  un  rôle  prépondérant.  C'est  ainsi 
qu'en  jugeaient  avant  la  guerre  les  hommes  les  plus  autorisés,  et 
leur  opinion,  en  quelques  points  du  moins,  est  bonne  à  recueillir. 

Parmi  les  cliens  d'Essen,  t'un  des  plus  anciens  et  aussi  des  plus 
fidèles  a  été  la  Russie;  même  avant  la  Prusse  elle  s'était  installée 
chez  M.  Krupp  comme  à  demeure,  et  y  avait  commandé  plusieurs 
centaines  de  canons.  Elle  ne  lésinait  pas  sur  le  prix,  50,  60  et 
jusqu'à  120,000  francs  la  pièce;  elle  ne  tenait  qu'à  la  qualité. 
Aussi  avait-on  choisi  pour  les  recevoir  le  plus  grand  connaisseur 
de  l'empire,  le  général  Todleben.  On  cite  un  rapport  curieux  qu'il 
fît  comme  président  d'une  commission  d'enquête.  Il  s'agissait  de 
quatre  pièces  de  canon  en  acier  fondu  destinées  4  un  sei'vice  de 
mer;  les  deux  systèmes  de  chargement  par  la  culasse  ou  par  la 
bouche  y  ét^ent  comparés,  et  voici  à  quelles  conclusions  aboutirent 
la  commission  et  son  savant  rapporteur.  Après  le  détail  des  faits, 
le  récit  des  épreuves,  les  incidens  qui  les  avaient  accompagnées. 


630  RETCe   SES  ttECX  VMîDES. 

I«s  calculs  et  les  chiffirs  qu'il  CaHnt  ea  dégager,  il  ét«t  dit  :  ■  Vea 
expériences  faites  ont  prouvé  que  tes  canons  se  chargeaat  par  la 
calasse,  fabriqués  es  Acter  foadu  par  M.  Krapp,  possèdent  une  très 
grande  jostesse  de  (ir,  —  qu^ls  agissent  d'une  manière  suffisante 
contre  les  armares,  qu'ils  résistent  ji  ft25  coups,  après  qai»  ils  nes- 
tent  parfaiteiDent  intacts.  En  rnson  de  ces  e'qtériences  Caites,  la 
comnûseion  par  ordre  suprême  pour  l'esécatioQ  de  ta  fabricatiatt 
des  canons  applicables  nui  forteresses  et  à  la  marine  a  recoana  It 
canon  de  218  mil  Hmètres  se  chargeant  par  la  culasse  parfaitement 
prt^)re  à  rannement  des  batteries  de  cMes;  ellea  résolu  de  Via-  ^ 
trodoire  dès  à  préseat  et  de  tran^ormw  à  cet  effet  Ions  les  canons 
de  218  Dilllinètres,  non--«ealenient  ceux  qui  existent  ici,  mais  en- 
core ceux  qne  M.  Kmpp  n'a  pas  encore  enroj'és,  en  canons  se 
chargeant  pu-  la  culasse,  n  Natnrellement  ces  conclusions,  soumises 
à  l'empereur  en  1867,  prirent  la  forme  de  prescriptions  adminift- 
CratÎTes  qui  ré^ssent  encore  >a  matière. 

Esscn,  vers  le  mêftie  temps,  ralliait  à  ses  procédés  de  Êvbricatioo 
des  ciieits  encore  plus  difTioiles,  des  constmcteurs  comme  Whîtmrth 
et  Blakely,  surtout  Armstrong.  Ce  dernier  lai  commanda  même  d'oa 
seul  trait  de  plume  cent  douze  pièces  rie  canon.  De  la  part  d'un  des 
maîtres  de  l'art,  c'était  presque  de  la  condescendance,  ç'aurMt  dft 
^re  en  outre  un  exemple  à  imiter.  Il  ne  dépendit  pas  de  M.  Krupp 
que  la  France  ite  s'y  laissât  entraîner,  et  c'est  on  chapitre  de  ptas 
i  l'histoire  de  nos  déceptions  admîaistratives.  On  était  en  1867, 
l'exposition  universelle  avait  attiré  à  Paris,  avec  la  foule  des  cu- 
rieux, des  chefs  ou  des  représentans  des  grandes  maisons  de  con- 
struction, décidés  à  y  nouer  quelques  affaires.  —  L'occnRÎoo  était 
bonne,  on  avait  sons  les  yeux  d(?s  échantillons,  des  mo-'èles,  des 
petits  ateliers  d'essai  où  l'on  pouvait  à  volonté  composer  on  décom- 
poser les  organes  des  machines.  Le  chargé  de  pouvoirs  de  M.  Knifç 
s'adressa  au  ministre  de  la  guerre,  et  lui  fit  une  offre  pour  un  cer- 
tcûn  nombre  de  canons,  en  donnant  tous  les  renseignemens  néces- 
saires sur  la  nature  des  pièces  et  les  conditions  de  vente.  Son  offre 
faite,  il  attendit  une  réponse,  elle  ne  vint  pas;  il  insista,  on  lui  ré- 
pondit quu  le  ministre  l'avait  renvoyée  au  comité  spécial  de  qui 
l'affaire  dépendait.  En  homme  d'esprit,  il  comprit  ce  qu'administi*- 
tivement  signifiait  ce  langage,  il  n'insista  pks. 

11  eut  tort,  l'affaire  suivît  son  cours;  seulement  elle  n'aboutit  pas 
autrement.  Tout  dossier,  dût-il  retomber  au  néant,  suit  en  France 
une  marche  régulière.  On  nomme  un  rapporteur  qui  l'étudié  très 
consciencieusement,  et  k  un  jour  donné,  six  mois,  un  an  après  le 
dépôt,  fournit  des  conclusions.  Dans  des  cas  semblables,  ces  con- 
clusions sont  invariablement  les  mêmes.  €es  canons  proposés,  v»- 
t-on  dire,  sont  complètement  défectneux,  ils  ne  remplinôeiit  en 


l'dsihe  d'esseh.  631 

aucune  manière  l'objet  auquel  on  les  destine.  Us  pèchent  par  tels 
détails,  seraient  dangereux  k  l'emploi,  éclateraient  sous  k  pression 
des  gai.  Comment  y  songer  d'ailleurs  quand  on  a  des  modèles  aussi 
parfaits  qm  les  nôtres,  des  modèles  que  l'Europe  nous  envie?  — 
C'est  un  compliment  qu'on  ne  se  refuse  jamais.  Ainsi  parle  un  rap>- 
porteurpour  l'acquit  de  sa  «onscienœ,  après  quoi,  enterré  dans 
toutes  les  formes,  le  dossier  tombe  dans  des  cartons  d'où  jamais 
dossier  n'est  revenu.  De  bonne  foi,  n'est-ce  pas  ainsi  que  les  choses 
se  passent?  Pourtant  quel  intérêt  jl  y  aurait  eu  &  se  montrer  plus 
«visé  et  moins  inattentif  I  Ce  qu'on  nous  proposait  là  en  1867,  c'é- 
tait une  portiun  du  secret  de  la  Prusse  en  1870.  Quand  nous  n'au- 
rions pris  des  mains  qui  nous  les  olTraient  que  quelques-uns  des 
types  qu'on  allait  armer  contre  nous,  qui  devaient  nu  jour  nous 
écraser  k  Sedan,  nous  foudroyer  i  Paris,  n'était-ce  pas  de  bonne 
guerre  et  un  véritable  coup  de  partie?  Au  moins  nous  aurions  été 
sur  nos  gardes  comme  la  Prusse  l'a  toujours  été  pour  nos  préten- 
dns  secrets. 

Mais  achevons  ce  récit.  En  renvoyant  l'affaiie  à  son  comité,  le 
ministre  de  la  guerre,  c'était  alors  le  maréchal  Niel,  croyait  l'avoir 
bel  et  bien  étouffée;  elle  eut  pourtant  un  dernier  incident.  Le 
chargé  de  pouvoirs  de  M.  Rrupp  avait  adressé  à  l'empereur  te 
double  de  ses  propositions  avec  deux  brochures  à  l'appui  (1).  Ces 
deux  brochures  rendaient  compte  d'un  tir  avec  un  canon  de  0  pouces 
anglais,  se  chargeant  par  la  culasse,  et  d'un  autre  tir  à  oAtrance 
avec  un  cauMi  de  k.  La  première  de  ces  expériences  avaj|i|iu  lieu 
par  ordre  dti  l'empereur  de  Russie,  la  seconde  par  ordre  du  mi- 
nistre de  la  guerre  de  Prusse.  Le  pli  suivit  son  cours;  du  cabinet  de 
l'empereur,  il  passa  chez  le  marëchal,  et  le  plus  naturellement  du 
monde  revint  au  comité  d'artillerie,  c'est-à-dire  aux  mêmes  ou- 
bliettes. Cette  fois  pourtant  il  fallait  répondre  sinon  à  l'impétrant, 
du  moins  au  maître  ;  ce  fut  le  général  Leboeuf  qui  en  fut  chargé, 
cette  réponse  en  date  du  27  février  1868  est  un  .modèle  d'équi- 
voque. Il  Parmi  les  pièces  en  aciw,  dit-il,  plusieurs  ont  résisté  i 
on  grand  noukbre  de  coups;  mais  il  s'est  produit,  pour  d'autres, 
après  un  nombre  de  coups  restreint,  des  éclatement  qu'on  n'a  pu 
atti'ihuer  qu'itu  défaut  de  l'}iom»gènéilé  de  Tacier...  En  attendant, 
on  pousse  l'industrie  française,  qui  semble  en  retard  sons  ce  rap- 
port, k  se  mettre  à  la  hauteur  de  la  fabrication  de  Krupp,  qui  jus- 
qu'à présent  semble  avoir  la  supériorité,  h  Voilà  ce  que  le  général 
trouve  &  dire  à  propos  d'expériences  concIuauDeB,  et  il  ajoute,  en 
termes  non  moins  évasifs,  que  d'une  part  il  n'y  aurait  plus  lieu 


(1)  Papitt*  «(  CorruftmdaMCê  i»  Ut  {aimait  itnpiriaiÊ,  W  UvnlMD. 


Cooglc 


032  HETUB   DES  DEUX   IfOITDES. 

de  se  préoccuper  de  ta  question  de  l'acier,  si  les  expériences  com- 
mencées à  Versailles  tur  deux  canons  de  Vtonze  se  chargeant  par 
la  culasse  avaient  un  résultat  définitif  favorable ,  que  d'autre  part 
au  rapport  du  lieutenant-colonel  StolTel,  le  défaut  de  confiance  dans 
l'acier  faisait  de  grands  progrès  dans  l'année  prussienne,  et  qu'une 
commission  d'oRiciers  d'arUlIerie,  réunie  à  Berlin  en  janvier  i8&8, 
avait  paru  se  prononcer  en  faveur  du  bronze.  C'est  pourtant  sur 
de  pareils  documens  qu'on  envoyait  des  défis  à  des  gens  armés  de 
pied  en  cap  et  passés  maîtres  dans  toutes  les  perfidies.  Sur  la  che- 
mise du  dossier  fîgure  ce  résumé  significatif  :  Demande  :  suite 
donnée?  Réponse  :  rien  à  faire  (11  mars  1868).  Toute  la  négocia- 
tion est  dans  ce  commentaire.  En  seconde  comme  en  première  in- 
stance, la  cause  était  sinon  jugée,  du  moins  perdue. 

Dussent  '^3  comités  spéciaux  en  gémir,  c'est  une  leçon  qui  ne 
doit  pas  être  stérile;  elle  noas  coûte  assez  cher.  La  vie  du  huis 
dos  est  une  mauvaise  école;  il  nous  faut  porter  désormais  ces  ques- 
tions d'armement,  de  puissance  militaire,  devant  des  hommes  moins 
formalistes,  moins  pleins  de  leur  infaillibilité.  Il  faut  agir  comme 
H.  Frédéric  Krupp,  en  disant  bien  haut  ce  qu'on  sait  et  ce  qu'on 
fait,  en  se  mettant  autant  que  possible  en  communion  avec  le  pu- 
blic. Quelle  œuvre  que  la  sienne,  et  comme  il  en  porte  modeste- 
ment et  résolument  le  poids I  Celte  responsabilité,  dont  tout  antre 
serait  écrasé,  le  soutient  et  l'anime;  au  fond  il  n'a  qu'un  ^guil- 
)on,  c'est  la  conscience  du  rôle  qui  lui  est  échu,  c'est  surtout  le  sort 
de  cet  essaim  d'ouvriers  qui  l'a  suivi  aux  bords  de  la  Ruhr,  qui  s'est 
grossi  sous  ses  yeux  en  tirant  de  lui  ses  moyens  d'existence,  et  dont 
il  a  su  faire  autant  de  compagnons  de  sa  fortune  et  de  ses  inven- 
tions. Tous  ou  presque  tous  ont  à  un  cert^n  degré  la  notion,  l'in- 
stinct du  moins  des  recherches  auxquelles  îls  concourent  et  des 
services  qu'ils  rendent;  M.  Krupp  le  sait,  et  il  compte  sur  eux 
comme  sur  un  autre  lui-même.  Aussi  le  voit-on  mener  à  bien, 
comme  en  se  jouant  et  presque  sans  s'en  douter,  ces  révolutions 
dans  les  arts  militaires  qui  décident  de  la  chance  des  batailles  et 
changent  en  quelques  mois  la  destinée  des  empires.  La  fonction 
qu'il  se  réserve,  c'est  de  garder  le  champ  libre,  le  dernier  mot  du 
commandement,  la  faculté  et  la  volonté  d'agir. 

Singulier  contraste,  et  sur  lequel  il  n'est  pas  inutile  de  s'appe- 
santir :  en  Allemagne,  c'est  l'industrie  privée  qui  dans  ces  derniers 
temps  a  fourni  à  l'état  les  instrumens  de  ses  conquêtes,  et,  on  peut 
le  dire,  un  arsenal  renouvelé.  L'état  n'a  eu  à  se  préoccuper  ni  de 
l'achat  des  usines  dans  lesquelles  ces  travaux  s'accomplissaient,  ni 
du  choix  des  matières,  ni  des  dépenses  causées  par  l'installation  de 
machines  et  d'outils  sans  ^quivalens.  Ce  sont  des  particuliers  qui 


l'usine  d'essen.  633 

ont  entrepris  cette  besogne,  et  ont  fait  les  avances  nécessures  pour 
la  conduire  jusqu'au  bout.  L'état  a  reçu  d'eux  des  canons  et  des 
fu»ls,  et  il  a  ensuite  mis  à  rançon  les  puissances  auxquelles  il  a 
cherché  querelle.  Voilà  une  spéculation,  sinon  loyale,  du  moins  bien  * 
avisée.  Est-ce  lûnsi  qu'on  a  procédé  chez  nousîBien  loin  de  là.  L'état 
a  d'abord  pour  principe  que  les  œuvres  de  la  guerre  le  regardent 
seul,  que  seul  il  sait  où,  comment,  dans  quel  mode,  dans  quelles 
proportions,  avec  quels  matériaux  il  convient  de  les  faire.  Dès  lors  et 
naturellement  il  lui  faut  avoir  pour  cela  des  manufactures  d'armes, 
des  fonderies  de  canons,  des  ateliers  de  câbles  en  fer,  d'ancres, 
de  machines  à  vapeur,  qui  absorbent  des  capitaux  énormes  pour  un 
travail  qui  n'y  est  pas  proportionné.  C'est  une  première  condition 
d'infériorité;  il  en  est  une  autre  plus  grave,  et  qui  explique  bien 
des  désastres  inattendus.  Ces  manufactures,  fonderies,  ateliers  k  la 
main  de  l'état,  conduits  par  des  agens  de  l'état,  ne  s'appliquent-ils 
pas  trop  à  refaire  te  même  canon,  le  même  fusil,  le  même  câble,  la 
même  ancre,  la  même  machine  à  vapeurî  Non  pas  que  ces  objets 
ne  soient,  comme  on  dit  administrativement,  de  recette,  composés 
de  bonnes  matières  et  soigneusement  exécutés,  mais  ce  sont  des 
types  déjà  anciens,  dont  l'elîet  est  connu  et  qui  n'ajoutent  rien  à  la 
défense  du  pays. 

En  temps  ordinaire,  cela  peut  suffire.  Oui,  quand  le  droit  des 
gens  n'est  pas  une  lettre  morte  et  qu'il  a  pour  sanction  le  respect 
de  la  vie  humaine,  il  est  permis  de  regarder  de  moins  près  à  un  ma- 
tériel de  guerre,  de  n'en  pas  forcer  les  élémens,  de  n'y  pas  épuiser 
les  ressources  du  pays.  L'opinion  exerce  alors  sur  les  passons  des 
souverains  uoe  sorte  de  contrôle,  tempère  leur  ardeur,  contient 
leurs  ambitions,  calme  leurs  rancunes.  'Que  dans  ces  termes  l'état 
garde  le  travail  exclusif  de  l'armement  et  y  apporte  son  flegme 
babttuel,  le  danger  n'est  pas  grave;  mais  quand  la  gueiTe  n'est  plus 
qu'un  calcul,  quand  elle  devient  pour  les  forts  un  moyen  de  battre 
monnaie  aux  dépens  des  faibles,  et  montre  en  perspective,  après 
d'implacables  exactions,  une  mutilation  de  territoire,  il  y  a  lieu 
d'adopter  d'autres  règles  de  conduite.  La  nation  entière  doit  alors 
chercher  les  moyens  de  défendre  son  bien,  de  disputer  sa  dépouille. 
C'est  l'aSaire  de  l'activité  privée  comme  de  la  puissance  publique; 
les  plus  humbles  comme  les  plus  fiers  y  sont  conviés,  et  les  mieux 
venus  seront  ceux  qui  auront  trouvé  tes  meilleures  armes  contre  les 
spoliateurs. 

Louis    REtBADO. 

nigiUrrlbyGOOglC 


FORMES  DE  GOUVERNEMENT 

DANS   LA  SOCIÉTÉ   MODERNE 


11". 


Rappelons  d'abord  ce  que  nous  avons  essayé  d'établir  dam  la 
première  partie  de  ce  travail.  Les  sociétés  modernes  deviernieiit  de 
plus  en  plus  démocratiques;  toute  distinction  de  classe  tend  à  dis- 
paraître. Les  hommes  partout  arrivent  A  Stre  très  semblables  :  ils 
9'habillent  de  même,  lisent  les  mêmes  écrits,  se  cri'ent  les  mêmes 
besoins,  nourrissent  les  mêmes  désirs,  les  mêmes  espérances.  Vxrxmt 
anssi  on  donne  à  tous  les  citoyens  les  mêmes  droits  politiques.  Néan- 
moins l'inégalité  des  conditions,  qui  a  perdu  les  démocraties  anli- 
ques,  continue  à  subsister,  et  il  s'y  joint  certains  caractères  nouveaux 
qui  la  rcindent  plus  difficile  à  supporter.  Ainsi  donc  c'est  an  moment 
où  la  plupart  des  hommes  sont  mécontens  de  la  condition  que  la 
société  leur  fait  qu'on  accorde  &  tons  le  droit  de  modifier,  par  lenr 
vote,  les  lois  sur  lesquelles  la  société  repose  :  situation  nouveffle 
dont  nous  ne  pouvons  encore  entrevoir  les  conséquences.  Qu'en 
sortira-t-il  ?  Les  uns,  croyant,  avec  M.  de  Parieu,  que  l'égalité  et 

(1)  Voyei  la  Sevue  du  15  Juillet 


,  Google 


DES   I<0«MES  OS   CQDTEKKEUENT.  636 

k  liberté  sont  inséparables,  rëfioadent  avec  asstrance  :  dee  insti- 
tutions Ubres  et  la  répabliqne.  D'antras,  et  roalbeureusement  oe 
sont  les  plus  clatrvoyans,  comme  Tocqueville,  Quinet,  Passy,  R&- 
nao ,  craignent  que  nous  n'abonlissioas  an  despotisme  démocra- 
tiqoe.  4c  L'avenir  de  t'&irope,  dit  M.  Quioet,  aera-t-il  donc  de 
produire  d'immenses  démocratieB  servilea,  qui  graviteront  inces- 
samment vers  l'arbitraire  i'ot  elles  sortent  et  où  elles  rentrent  T  ■ 
Mais  le  despotisme  oè  pourrait  s'étabUr  d'une  fa^oo  stable,  — et 
•queflle  stabilité  !  —  qee  par  l'aTilissement  des  caractères  et  par  la 
perte  de  tout  sentiment  d'indépendance,  c'eat-à-dire  par  la  dégra- 
dation de  notre  espèce.  Afin  d'échapper  à  ce  dést^ut  avenir,  il  faat 
voir  i  quelles  conditions  m  peot  maintenir  des  institutions  libres  et 
ne  reculer  devant  rien  pour  réaliser  ces  oonditions. 

Mais  on  peuple  peut-U  adopter  et  sartout  conserver  les  insthu- 
t»Hi8  qu'il  juge  les  nieiUeurefi?  L'école  historique  le  nie.  D'après 
elle,  les  iostitutâons  politiques  sent  le  résultat  nécessaire  des  in- 
stincts, des  traditions,  de  toote  VhisWiie  d'un  peuple,  et  c'est  en 
vain  qu'il  tenterait  de  se  sonstrvre  à  cette  fatalité.  S'il  la  mé- 
connaît et  s'il  veut  se  donner  des  instituions  que  son  tempérament 
De  comporte  pas,  il  ne  fera  qu'accnmuler  des  mines.  Cette  optnioa 
4  longtemps  dominé «nn  Allemagne  et  en  Angleterre.  En  France,  une 
'  ntaniëre  de  penser  tout  opposée  a  toujours  régné.  Les  systèmes  po- 
Ihâques  s'y  sont  formés  par  l'étude  de  l'antiquité.  Or  on  voit  dans 
presque  tontes  les  cités  antiques  des  instituteors  de  peuple  changer 
cwnplétement  les  lois,  interrompre  brusquement  la  tradition  et  don- 
ner &  l'état  une  organisation  entièrement  nouvelle.  C'est  le  souvenir 
de 'ces  exemples  tpii  ponssait  la  Virginie  à  demander  une  constitu- 
tion toute  faite  à  Lociie,  la  Cm-se  et  la  Pologne  à  en  demander  une 
à  Rousseau. 

Ces  brusques  changemeos  de  l'ongaaisation  politiqae  et  même 
sociale  étaient  possibles  dans  l'antiquité,  parce  qu'ils  ne  s'appli- 
quaient qu'au  petit  grovpe  des  honiines  liiH-es,  et  qae  par  l'esclai- 
vage  toutes  les  diflioultés  économîqaes,  les  plusigraves  de  toutes, 
étaient  écartées;  mais  c'est  une  profonde  et  dangereuse  erreur  de 
croire  que  dans  nos  sociétés  modernes,  où  toute  question  politique 
se  complique  d'iioe  question  éooDomiqne,  on  puisse  procéder  comme 
da«s  les  sociétés  antiques.  Cette  erreur  levient  à  chaque  page  dans 
tEtprit  dp*  l9ix.  Partagée  «éme  par  un  esprit  aussi  sensé  qae 
Montesquieu,  répandue  par  Rousseau,  par  les  écrivains  du  xvm*  siè- 
cle et  par  les  orateurs  de  la  révolution  française,  elle  a  pénétré  pro- 
fondément dans  les  esprits  en  France,  et  elle  a  conduit  ans  lamen- 
tables échecs  que  l'on  sait.  On  croyait  et  on  croit  encore  que  pour 
faire  des  lois  il  ne  faut  intecroger  .que  la  naiaon  sans  tenir  compte 


636  BEVUE  DES   DEC!   HOKBES. 

de  la  tradition.  Targot  a  exprimé  admîrablemeot  cette  idée  quaiid 
il  dit  :  •  Les  droits  des  hommes  réunis  en  société  ne  soot  point 
fondés  sur  leur  histoire,  mais  sur  leur  nature,  n  On  était  cooTaiiica 
qu'il  suffisait  de  découvrir  la  meilleure  organisatloo  politique  et  de 
la  proclamer.  Jamais  on  ne  se  demandait  ai  les  conditions  qu'exige 
cette  organisation  idéale  existaient.  Rencontrût-elle  des  obstacles, 
on  s'en  prenait,  aux  hommes,  aux  aristocrates,  on  criait  à  la  trahi- 
son et  on  égorgeait  les  traîtres.  Ces  violences  provoquaieat  une 
réaction  qui  emportait  les  conquêtes  récentes  de  la  liberté.  Déjà 
dans  la  lirèce  antique  certains  législateurs  étaient  meilleurs  poli- 
tiques. C'est  avec  un  admirable  bon  sens  que  Solon  disait  :  a  J'ai 
donné  aux  Athéniens,  non  les  meilleures  lois  qu'on  puisse  coacevoir, 
mais  les  meilleures  qu'ils  puissent  supporter.  • 

il  ne  suffit  pas  de  proclamer  une  loi  parce  qu'on  la  juge  bonne; 
il  faut  qu'elle  soit  comprise  et  qu'elle  ne  soulève  pas  une  résistance 
qui  en  détruit  les  avantages.  C'est  inutilement  que  vous  aurez  in- 
s^tué  ta  république,  si  le  peuple  n'est  pas  disposé  &  faire  et  ca- 
pable de  faire  ce  que  le  maintien  de  la  république  exige;  elle  ne 
tardera  pas  à  disparaître.  C'est  ainsi  qu'après  les  guerreii  civiles  ds 
Marins  et  de  Sylla  Borne  était  mûre  pour  le  despotisme  :  les  condi- 
tions qui  peuvent  faire  subsister  la  liberté  avaient  cessé  d'exister. 
Bnitus  tue  César;  mais  il  désespère  de  la  liberté.  Cicéron  approuve 
la  mort  du  tyran,  mais  î!  voit  qu'ils  ne  peuvent  échapper  à  la  ty- 
rannie; interfecto  rege,  liberi  non  tumm.  C'est  en  vain  que  dans 
l'Orient  vous  tenteriez  d'établir  le  régime  représentatif;  le  degré 
d'indépendance  que  ce  régime  réclame  fwt  défaut  (1).  Le  contrôle, 
l'opposition  aux  volontés  du  souverain  étant  impossibles,  le  pouvoir 
ne  peut  être  qu'absolu.  Une  nation  n'est  donc  pas  libre  d'adopter 
la  forme  de  gouvernement  la  plus  conforme  à  la  raison,  comme  le 
croyait  le  xvtii'  siècle.  11  faut  tenir  compte  des  mœurs,  des  idées, 
des  lumières,  des  intérêts,  c'est-à-dire  de  la  situation  créée  par 
l'histoire.  C'est  en  interrogeant  la  rùson  qu'on  découvre  ce  qui  est 
le  meilleur;  c'est  en  tenant  compte  de  la  tradition  qu'on  voit  ce  qui 


Toutefois  aucun  peuple  n'est  absolument  lié  par  son  passé.  La 
volonté  est  une  force  qui  peut  accomplir  des  merveilles,  quand  elle 
est  persévérante,  et  qu'elle  profite  des  lumières  de  l'expérience. 
Vouloir  la  liberté  même  avec  passion  et  la  proclamer  comme  un 

(1J  Quand  le  Tice-roi  d'Egypte  eut  Oubli  une  chambre  dcc  notables  il  ;  a  peu  d'ao- 
odea,  OD  expliqua,  paraît-il,  à  ceui  qai  eu  TaisaieDl  partie  le  mécaaiBme  parlemsn- 
tâire.  Oa  leur  dit  que  les  paniMus  du  gourerusment  prenaient  place  t  droiio,  et  le» 
membres  de  l'opposition  &  gauche.  Tous  auasitAt  sa  précipitèrent  d  l'aitreme  droite, 
et  nul  ne  Toulut  occuper  les  bancs  de  la  gauche. 


DES   FORMES   DD   GODTERNEHENT.  637 

dogme  ne  suffit  pas,  il  est  vrù;  mais  si  on  accepte  les  devoirs,  si 
on  se  soumet  aux  charges,  si  on  réalise  en  un  mot  toutes  les  con- 
ditions qu'elle  réclame,  on  parvient  à  la  fonder.  Ainsi  réconcilier 
l'opinion  publique  avec  une  certaine  forme  de  gouvernement,  c'est 
supprimer  l'un  des  principaux  obstacles  qui  s'opposetit  à  son  éta- 
blissement, n  Quand  la  plupart  des  gens  instruits,  dit  Stuart  Mill, 
peuvent  être  amenés  à  reconnaître  un  arrangement  social  ou  une 
institution  politique  comme  salutaire ,  et  une  autre  comme  mau- 
vaise, l'une  comme  désirable,  l'autre  comme  condamnable,  on  a 
■fîût  beaucoup  peur  donner  à  l'une  et  retirer  à  l'autre  cette  pré- 
pondérance de  force  sociale  qui  la  fait  vivre.  »  En  somme,  le  légis- 
lateur ne  parviendra  pas  à  établir  la  constitution  qu'il  juge  la  meil- 
leure, si  les  conditions  qui  peuvent  la  rendre  viable  n'existent  pas; 
mais  ces  conditions,  il  n'est  pas  impossible  de  les  faire  naître.  11  est 
donc  plus  nécessaire  de  déterminer  quelles  sont  ces  conditions  que 
d'apprécier  le  mérite  relatif  des  différentes  formes  de  gouverne- 
ment. Cependant,  comme  les  peuples  de  nos  jours  sont  fréquem- 
ment obligés  à  faire  un  choix  entre  ces  diverses  formes,  il  faut  bien 
étudier  les  avantages  ou  les  înconvéniens  que  chacune  d'elles  pré- 
sente. Nous  verrons  ensuite  ce  qu'il  faut  pour  les  faire  durer. 

I.  '';■"'•• 

Le  despotisme,  comme  la  mort,  se  subit,  on  ne  le  choisit  pas; 
nous  n'avons  donc  à  nous  occuper  que  des  gouvernemens  libres, 
qui  sont  la  monarchie  représentative  et  la  république.  Les  meil- 
leurs auteurs  récens  qui  ont  écrit  sur  la  politique  ne  se  sont  pas 
arrêtés  à  examiner  la  valeur  relative  de  ces  deux  formes  de  gou- 
vernement, tant  ils  y  voyaient  peu  de  différence.  Comme  on  l'a  dit, 
la  monarchie  constitutionnelle  n'est  qu'une  république  avec  un  pré- 
sident héréditaire;  cependant  cette  seule  différence  n'est  pas  sans 
avoir  certaines  conséquences  que  nous  essaierons  de  démêler. 

Cette  question  a  été  peu  élucidée,  parce  qu'elle  a  été  traitée  or- 
dinairement avec  plus  de  passion  que  de  réHeiion,  et  plus  de  parU- 
pris  que  de  véritable  esprit  scientifique.  La  science  politique  est  la 
moins  avancée  de  toutes.  Cela  vient  de  ce  qu'en  cette  matière  il  est 
très  difficile  de  tirer  des  conséquences  de  l'observation  des  faits, 
les  faits  politiques  pouvant  être  le  résultat  de  plusieurs  causes  di- 
verses, race,  climat,  religion  ou  situation  géographique.  En  outre  il 
est  presque  impossible  que  l'observateur  politique  se  trouve  dans 
cet  état  d'impartialité  absolue,  j'allais  presque  dire  d'indifférence 
supérieure,  qu'exige  l'étude  scientifique.  Les  convictions,  les  espé- 
rances, les  préjugés  nationaux,  les  habitudes,  le  régime  dominant, 


0SS  mVfOB  DE»  BEDX   HOHDEE. 

rîntérél,  ne  peavent  muiqaer  d'eieroer  «se  œruttoe  âiOneiice; 
très  souvent  même  Técm^a  n'a  pos  la  plime  que  peur  âéfeBdn 
le  régime  qu'il  croil  le  meâleor  et  pear  lÈscrèdJter  calai  qu'il  joge 
mauvais.  Honarchiste ,  il  ne  verra  que  les  vices  de  la  république; 
répnblJeain,  que  ceui  de  la  Hianrcfaie  :  c'est  son  droit  et  même  son 
devoir,  quand  il  s'agit,  neo  de  diaoïur  une  questioa  de  théorie  po- 
litique, mais  de  déterraiucr  une  réaolutivD  d'oà  peut  dépeoite  i'»~ 
venir  du  paye  ;  seulenicfit  de  ce  geare  d'écrits  la  science  ne  ratiie 
pas  beaucoDp  de  bunières^  loe  grande  obscurité  règoc  dooc  eacon 
dans  la  plupart  des  recherches  ooDcemuit  les  fonnes  de  goavenie> 
raent.  Il  s'ensuit  que  beaucoup  d'idées  famées  joiùssâst  d'au  crédit 
presque  incontesté. 

Ai»:ji  l'un  des  avantages qu'oa  attribue  i  la  république  est  d'âtM 
une  Tonne  de  geuvernewesit  extrénemeat  sîsiple.  a  Toute  société 
homogène  veut  un  gouvonaement  aiiaple,  ■>  dit  M.  Vacherot  dans  s(M 
livre  la  Démocrutie,  et  ce  gouTemement,  c'est  la  république  avoc 
UDeebambre  unique.  H.  VacberoL  ne  fait  qu'esprimerropinioa  de 
la  plupart  des  répablicains  français,  qui  est  également  partagée 
par  ceux  qui  ne  veulent  pas  de  la  république.  Une  assemblée  so»- 
veraine,  émanation  Hn  safTrage  universel  direct,  arm^  d'une  p^ia- 
sance  irrésistibil!  et  commandant  à  une  hiérarchie  de  fonctionnaires 
disciplinés  et  répandus  sur  tout  le  pays,  afiu  que  les  décisions  de 
la  majorité  puissent  être  mises  à  exécution  promptement,  complé- 
tesoent,  sans  reocootcer  de  r.^sislance,  voilà  bien  le  rë^ne  répu- 
blicain dont  la  révolution  a  It^gué  l'idée  i  la  France.  Or  cette  ktée 
est  en  contrat!  ictioa  avec  tfws  les  faits  obiservés  jusqu'à  ce  jour. 

Le  régime  de  tontes  les  républiques  qui  ont  eu  quelque  durée  a 
présenté  les  plus  ettrémee  compUcattons;  on  pourrait  même  for- 
muler ce  principe,  que  phts  un  régime  politique  est  simple,  plus 
il  se  rapproche  de  l'absolutisuie  :  su  oontr^re  plus  il  doane  de 
garanties  à  la  liberté,  plus  il  est  compliqué.  Rien  b'est  atisai  simple 
que  le  de^lisme  oriental,  rien  n'est  plus  compliqué  que  les  insti- 
tutJOQS  des  États-Unis.  On  a  éctit  de  très  bons  Uvrcs  pour  «i  fn^o- 
ser  le  mécanîNne;  qui  cependant  puit  se  vanter  de  les  connaître 
datis  tous  leurs  détails?  C'est  qu'en  effet  il  ne  suflU  pas  d'aveir 
étudié  la  constitution  de  l'Union,  ni  même  celles  dee  iteote-tcrâs 
états  qui  la  composent  :  il  faudrait  dans  chacun  de  ces  états  péa^ 
trer  au  sein  des  comtés,  des  communes,  suivre  la  marche  de  ces 
corps  de  foactionnaires  iodépendans  les  uns  des  autres,  tous  élus 
d'après  des  règles  particulières  ponr  veiller  aux  travaux  ptdiiks,  à 
reiismgnement,  à  la  milice,  à  Injustice,  anx  prisons,  aux  fisaBoes; 
il  faudrait  saisir  les  procédés  adminôtratifs,  complètement  difb^sns 
desnAtras,  de  ces  milliers  de  coqis  politiques,  teu  animés  tfone 


DES  FQSHSfi  DU  GOOrEKNEUË.NT.  639 

vie  propre,  etqu'aucan  lien  hiérarchique  n'enchaîne  les  uns  aux 
wtres.  four  ne  citer  qu'un  exemple,  plu^urs  pages  sufTiraient  à 
peine  pour  donner  une  idée  de  la  façon  dont  soot  organisées  la 
sarveillance  et  la  direction  de  l'ensaigneioent  primaire  dans  la  ville 
ia  New-York.  Partout  on  trouve  le  même  système  de  contrôles  et 
de  contre-poids.  La  division  des  pouvoirs  est  poussée  à  un  point 
qu'oo  m  peut  se  figurer.  Nulle  part,  k  aucun  degré,  la  volonté  d'un 
homme,  fût.'il  mâme  revêtu  de  l'autorité  suprême,  ne  peut  mettre 
eu  mouvement  une  série  de  corps  ou  de  fonctionnaires  administratifs. 

La  république  des  Provinces-Unies,  qui,  après  avoir  conquis  la 
liberté  pour  elle  et  pour  les  Bociétés  modernes,  a  joué  le  rôle  d'une 
puissance  de  premier  ordre  malgré  la  petitesse  de  son  territoire, 
avait  une  organis^on  politique  tout  aussi  compliquée  que  celle  des 
États-Unis.  Quoique  je  l'aie  étudiée  aivec  la  plus  grande  atten- 
tion, je  n'oserais  dire  que  je  la  connais.  Quand  on  voit  combien  les 
pouvoirs  étaient  disséminée  et  à  quel  point  toute  uoiformité,  toute 
unité  même,  faisaient  défaut  dans  le  gouvernement,  on  s'étonne 
que  cet  état  ait  pu  résister  aux  attaques  des  plus  puissans  royaumes 
du  coiitioeni,  l'Espagne,  la  France  et  l'Angleterre,  et  devenir  le 
centre  des  grandes  coalitions  européennes.  Quoi  de  moins  simple 
que  les  constitutions  de  Borne  ou  de  Venise?  Et  l'organisation  poli- 
tique de  la  Suisse  actuelle,  qui  peut  se  vanter  de  la  conualtre  avec 
ces  vingt-deux  cantoQs  ayant  chacun  ses  traditions,  ses  coutumes 
locales,  sa  législation  paiticuli^re  et  sa  constitution  toujours  en  voie 
de  transformation  ?  Itien  que  le  système  scolaire  du  canton  de  Zu- 
rich raéritt^ait  une  étude  sérieuse,  tant  on  est  parvenu,  par  d'ingé- 
nieuses combinaisons,  i  y  donner  i.  chaque  influence  la  place  qui 
lui  revient.  Ainsi  donc  nulle  part  la  république  n'a  eu  cette  forme 
simple  que  ses  partisans  ont  toujours  voulu  lui  imposer  en  France. 
&,  obéissant  k  une  logique  superficielle  et  à  une  manie  de  simpli- 
fication irréfléchie,  on  tente  de  nouveau  de  la  fonder  sous  cette 
forme,  on  ne  parviendiu  pu  à  la  faire  Aui'er,  parce  qu'elle  ne  sera 
qu'un  despotisme  hypocrite  et  insupportable- 

Un  autre  caractère  que  l'oii  attribue  généralement  à  la  répu- 
blique, c'est  de  ré  uire  te  pouvoir  exécutif  presque  à  l'impiûssance. 
C'est  un  des  motifs  pour  eaquels  le  parti  radical  s'attache  avec 
paasioi  à  cette  forme  de  gouvernement.  C'est,  encore  une  erreur. 
Un  chef  de  république,  quelque  nom  qu'on  lui  donne,  de  quelque 
fa^on  qu'il  soit  élu,  aura  plus  de  pouvoir  qu'un  roi  héréditaire  dans^ 
une  monarclûe  vrajnaen  constitutionnelle.  La  raison  en  est  simple. 
Le  chef  de  la  république  n'arrive  i  ce  poste  élevé  que  par  sa  valeur 
personnelle.  U  se  seta  distingué  par  son  éloquence,  par  ses  con- 
naissances administratives,  par  son  génie  militaire.  Pwr  s'élever, 


■  Google 


OAO  BETEE  DES  DEDX  HOHDES. 

il  aura  Tait  usage  de  sa  volonté,  et  il  est  habilaé  4  la  faire  préra- 
loir.  Il  a  des  idées  politiques  arrêtées .  conoues;  c'est  même  en 
raisoD  de  ces  idées  qu'il  aura  été  choisi.  Arrivé  au  pouvoir,  il  se 
servira  de  ses  taleos,  de  sou  autorité  personuelle  pour  faire  triom- 
pher ces  idées.  Il  ne  craindra  pas  d'engager  la  lutte  contre  l'asseo}- 
blée  législative,  ou  il  la  pliera  par  d'autres  moyens  à  sa  volonté.  Aa 
lieu  de  n'avoir  que  le  prestige  presque  évanoui  de  la  couronne,  il 
disposera  de  la  force  vive  du  parti  qui  l'a  porté  an  fauteuil.  S'il  est 
armé  du  velo^  il  en  fera  usage.  Presque  tons  les  présidens  des  États- 
Unis  l'ont  fait,  et  l'avant^dernier,  Johuson,  jusque  sons  le  coap 
d'une  accusation  de  haute  trahison.  Oo  aura  beau  faire  élire  le  dé- 
positaire du  pouvoir  exécutif  par  l'assemblée  nationale  et  le  décla- 
rer toujours  révocable;  il  n'en  restera  pas  moins  qu'un  mérite  ex- 
ceptioDuel  l'aura  porté  à  la  place  qu'il  occupe,  et  que,  disposant 
en  outre  de  l'autorité  énorme  du  pouvoir  suprême,  il  exercera  une 
influence  prépondérante.  Tant  vaut  l'homme,  tant  vaut  le  pouvoir 
dont  il  dispose  ;  nous  en  avons  un  exemple  concluant  sous  les  yeux. 
Voyez  H.  Tbiers  :  il  est  impossible  de  rendre  le  chef  de  l'état  plus 
dépendant  de  la  volonté  d'une  assemblée  qu'il  ne  l'est  eo  ce  mo- 
ment. Un  vote,  une  marque  de  défiance,  moins  que  cela,  le  moindre 
symptôme  de  refroidissement  sufOt  pour  le  renverser.  Et  pourtant 
jamais  roi  constitutionnel  n'a  joui  d'une  autorité  qui  approcb&t  de 
la  sienne.  Il  n'est  pas  le  dépo^^itwe  presque  inerte  du  pouvoir  exé- 
cutif, il  a  aussi  le  législatif  dans  ses  mains;  en  réalité,  il  est  tout- 
puissant,  bien  plus  même  que  ne  l'est  le  tsar. 

Considérez  maintenant,  à  côté  de  la  personnalité  active,  vigou- 
reuse, entreprenante  du  chef  élu,  le  rôle  effacé  du  souverain  héré- 
ditaire dans  une  monarchie  constitutionnelle.  Son  éducation,  très 
soignée  peut-être,  sera  en  général  très  molle,  parce  qu'il  sera  con~ 
stamment  entouré  de  prévenances,  de  soins  et  d'adulations.  Il  n'a 
pas  à  se  conquérir  une  place  dans  la  vie  :  cette  place  est  toute  faite, 
et  c'est  ta  plus  haute.  L'apprentissage  de  ses  fonctions  de  roi  con- 
sistera, non  à  faire  usage  de  sa  volonté,  mais  à  en  faire  le  sacrifice, 
non  à  montrer  ses  préférences,  mais  à  les  dissimuler,  non  à  pro- 
duire ses  idées  et  à  en  poursuivre  la  mise  en  pratique,  mais  à  ne 
pas  même  les  laisser  deviner.  Les  souverains  constitutionnels  mo- 
dèles, comme  le  roi  Léopold  I"  ou  la  reine  Victoria,  n'ont  jamais 
fait  voir  vers  quel  parti  ils  penchaient.  Comme  ils  ne  peuvent  re- 
k  tremper  leur  popularité  dans  l'élection,  ils  ont  besoin  de  la  conser- 
ver par  les  plus  grands  ménagemens.  On  ne  voit  plus  jamais  se 
produire  en  Angleterre  ces  conflits  entre  l'exécutif  et  le  législatif, 
M  fréquens  en  Amérique;  il  y  a  plus  :  on  ne  les  croit  même  pas 
possibles.  La  raison  en  est,  comme  le  dit  M.  Bagebot,  que  nul  n'ad- 


DES  FORUES   DU   GOITTERHEHENT.  6M 

met  plus  que  la  couronne  puisse  tenir  le  parlement  en  échec;  celui- 
ci  eat  désormais  le  maître  suprême.  En  89,  la  France  a  fait  une 
révolution  pour  ne  pas  accorder  le  veto  au  roi.  Le  vélo  remplissait 
d'épouvante  tous  les  amis  de  la  liberté,  —  crwntes  sans  fondement. 
Les  constitutions  contemporaines  accordent  te  veto  au  souverain; 
mais  c'est  une  arme  d'apparat,  il  ne  peut  plus  en  faire  usage.  Ainsi 
donc,  adversaires  du  despotisme,  voulez-vous  que  le  pouvoir  exé- 
cutif soit  inerte  et  faible,  remettez-le  aux  nnains  d'un  monarque 
constitutionnel.  Il  aura  une  tout  autre  énergie  entre  celles  d'un  chef 
élu,  parce  que  celui-ci,  fût-il  nommé  pour  peu  de  temps  ou  même 
révocable,  jouit,  pendant  qu'il  tient  le  pouvoir,  de  toute  l'autorité 
que  lui  donnent  une  volonté  ferme,  l'habitude  de  la  lutte  et  le» 
passions  du  parti  qu'il  représente, —  et  cette  autorité,  i]  l'emploiera, 
tandis  que  le  roi  ne  se  servira  même  pas  de  toute  celle  qu'il  lient 
de  la  constitution  ou  du  prestige  de  la  couronne.  En  un  mot,  dans 
nos  sociétés  actuelles,  le  pouvoir  exécutif  sera  débile,  s'il  est  héré- 
ditaire, —  fort,  s'il  est  électif. 

Toutes  choses  égales  d'ailleurs  (1),  les  grandes  affaires  seront 
mieux  conduites  dans  une  monarchie  constitutionnelle  que  dans  une 
république  avec  un  président  directement  élu  par  le  peuple,  comme 
aux  Élata-TJnis.  En  voici  tes  rusons.  Dans  la  monarchie  constitu- 
tionnelle, celui  qui  conduit  les  affaires  ce  n'est  pas  le  souverain, 
c'est  te  chef  du  cabinet.  Or  ce  premier  ministre  est  nécessairement 
un  homme  éminent  :  il  émane  d'une  élecUon  à  deux  degrés;  il 
est  le  plus  capable  d'une  majorité  de  représentans  qui  sont  eux- 
mêmes  choisis  par  ta  majorité  des  électeurs.  Le  chef  du  cabinet 
sort,  pour  ainsi  dire,  d'uue  double  sublimation  de  capacité  politi- 
que. Il  a  du  conquérir  sa  place  à  force  de  talent,  de  prévoyance, 
d'esprit  de  conduite  et  d'éloquence;  il  ne  la  garde  que  s'il  réussit. 
Un  échec  st^rteux  le  précipite  du  pouvoir.  Il  est  donc  obligé  d'être 
&  la  fois  sage  dans  ses  conceptions  et  heureux  dans  ses  entreprises. 
Les  rois  absohis  mettent  parfois  la  direction  de  l'état  entre  les 
mùns  de  ministres  supérieurs  à  ceux  du  régime  parlementaire, 
parce  que  ces  ministres  ne  sont  pas  tenus  à  être  orateurs,  et  qu'on 
peut  être  un  très  grand  homme  d'état  sans  avoir  le  don  de  la  pa- 
role; mais  aussi  le  choix  du  souver^n  absolu  est  souvent  dicté  par 

'  (1)  Cette  faroiule  dsTrul  pr^cider  toute  tfSnnktloo  en  politique  et  en  éeoaoDiIe  po- 
litique, ctr  una  cette  ri^ïcrt«  U  n'est  point  de  principe  qni  loit  rigoureuiement  eiKt.  ' 
Ainsi  Je  crois  que  It^a  Et&u-Cnls  ont  déplojré  plus  de  Ufieue  d*Di  leur  conduite  qo« 
l'ÂDgleterre.  ns  ont  nionlrd  plus  de  respect  pour  le  droit,  plue  d'borreur  pour  la 
gnerre,  pluB  de  modi^raiion  dus  leurs  relitions  extérieures,  beaucoup  plue  de  lumière* 
dans  leur  •dministrkiion  iatârieure;  maie  cel>  Tient  de  ce  que  les  foudaieurs  d» 
l'Union  lui  avaient  daané  des  sentimena  de  moralité ,  de  religion ,  d'égalité,  de  Miai 
dâmocraUe,  que  l'Angleterre  ne  possédait  pas  au  mtine  degré. 

min  nuT,  —  1811.  41 


;^tsffî%M/iKu:]i 


êh2  Eirc»  Bst  •nrx  hohhs. 

des  coa^déntiiMu:  Id»  plus  aesqnints  •■  les  dnibs  areoaUes,  ^ 
alors^ii  t«fnJ3«  9w  du  boou&es  dont  rincapacité  perd  le«  nopires. 
Dans.  1»  r^fiûne  coDsiiluûooiiel ,  le  choix  da  premier  nûoîstre  pevt 
De  paA  ft'é^er  si  haut;  mais  jaœus  il  ne  ttmbe  si  bas,  parce  (jwlU 
est  toujsnn  la  coaséqoence  d'una  'aptitude  actire,  daDÙnaote  et  re- 
coDoue  par4e  paya. 

Dans  UDC' république,  le  préaïdeat  est  ëhi  parfois  à  caose -des  aer- 
TÎcea  qu'il  a  reados  oa  de  la  gloire  qn'ît  a  acquise.,  mais  parfois 
aussi  parce  qu'il  »  le  mérite  négatif  de  oe  Troùser  TÎTeineBl  aocnne 
opinion  et  de  ue  porter  ombrage  à  personne  :  très  souvent  en  Araé- 
rique  c'est  cette  qualité  qui  a  déterminé  le  choix  lu  caadîdat  k  la 
pri^sidence.  Aussi  peat-on  dire,  je  crois,  que  les  pr^iiers  nûoistres 
en  Aiig)«Mrre  ont  gteéraleraeot  été  sapiriears  aux  pré«idens  des 
Étals-UoLs  e»  excepta>4,  bien  entemlo,  les- fondateurs  de  IXnioD. 

L&  président  est  Dommé  pour  agir,  it  est  responsable.  U  ne  suffit 
pas  qu'il  rëgn.3,  il'  faut  qu'il  gouverne;  mais  il  n'a  pas  le-  coi^rte 
dan»;  la  main;  il  a  même  peu  de  moyens  d'agir  surlul,  car  ses  chB& 
de  service  ne  peuvent  se  présenter  ^ans  les  chambres.  Ses  capacités 
gouveroesientales  swontOenc  souvent  parai} s--^s,  d'autres  fois  ^ea 
provoqueront  des  conOits;  eo  toutcesi  elli^s  ae  s'impliqueront  que 
difficilement  au  gouvernement  de  l'étal.  C'est  un  inconvénient  grave, 
et  il  n'apoint  passa  inaperçu;  mais  it  a  fallu  te  subir  pour  échapper 
au  danger  de»,  usurpations  de-  pouvoir  et  des  coups  d'état:  &itre 
deuxi  maui,  la  sagesse  caosiste  à  toujours  ciioisir  le  moudre.  IlD'ea 
est  pas.  moins  vrai  que  dam.  le  môme  pays.  Tboaune  le  plus  capable 
de  le  bien  gouverner  arrivera.plus  probablement  ài  la  direelioa  des 
aiïairescomiBeobef  du  cabinet  que  comme  président,  et  dans  cett6 
première  qualité  il  pourra  mieux  faire  usage  du  son  habileté  gou- 
Temexneutale  que  dans  la  seconde.  Dans  la  monarchie,  on  peut  tkec 
tout  le  profit  possible  de-KS  capacités,  et  il  n'y  arieaà.eDredoiittt-, 
car  il  ne  peut  soBgeràiune  usnrpatioB,  le  nù  le  tenaM  toujours  ea 
respect.  Ôomme  préaideal^  pins  il  serait  doué  de  taJens  eitraor^- 
nairess  plus  il  nourrirait'  de  longs  et  vastes  desseins,  plu»  même 
en  uncertain.9eBs.il  voudrait  la  grandeur  de  sa  patrie,  que' seul  il 
croirait  pouvsÎT'  assurer,  etplus  il  serait  tenté  d'employer  la  force 
dontil  disposs'pour  s'éterniser  au  pouvoir.  Ainsi  àxtnt,,  dans  lamo-> 
narcbie  constitutionnelle,  la  sagesse  commande  de  porter  aux  affaires 
l'horame  d'état  le  plua  cagable,  le  plus  actif,  le  plus  doué  de  vo- 
lonté. Dans  uoQ  réptU>liquet  U  prudence  conseille  de  t'éloig^ea-,  car: 
mieux  vaut'un>  président  médiocre  qi>!un  homme  de  génie  usurp»-- 
teur.  L'ostracisme  y  est  souvent  une  regrettable  nécessité. 

Un  autre  désavantage  d'un  président  élu  par  le  peuple  pour  un, 
tenue  fixé,  c'est  l'instabUité,  lé  délaut  d'esprit  de  suite.  Au  bout. 


DES   FORHESi  BU   GOOTESKEltENT.  6iS 

d'un  tQinps.fort  oourt,  ra^mÎQiatratîap  o))^g&,  tiD  nouTel  esprit 
pré«dc  à  Uidirection  de  l'étaC  GetiecQnvéïùcBt  eit  si  grand  qu'aw 
Étais-Unis  on  tend  dfc  plu&en  plus  à^réélbcle  préaident  aartant»  afia 
d'éviter  oette  brusque  interruption.  Daos  ce  pays,  oit  l'indép^dtace 
des  institutions  loc^S'ât  le  caractère  4&  la  nation  rendent  -ubs  u^urf 
pa don  impossible,  ce  remède  est  sanadangert  et  il  attéau«)çinal.  fii 
Euiepe,  il  condnirnit  presque  inévitablement  a»  «uisulat  à  vie,  et 
de  là  iJa  souvercûneté  héréditaire^  Le  cbefdu  cabinet'  auiCWitraîrft 
continu*  à  gouverner  tantqv'l)  oonservAl^appui  du  parleaKnt  et  la 
ctnâaoeedu  pays;  nul  tenne  n'est  fixéÀ  la-daréedesafonction^S'il 
est  habila,  prévoyant,  souple  et  énergiqua  toiir  à  tour,  sa  carrière 
peut  se  prolonger  aussi  longtemps  qtte  celle  d'an  miniatre  dana  lun 
régime  absolu.  Soit  au  pouvoir,  soit  dans  ^opposition,  il  oootimiera 
à  guider  son  pays  jusqu'à'  la  fm  de  ses  jours,  oomiBe  l'ont  fait  la 
plupart  des  grands  ministres  anglais.  Le  chef  du  cabinet  exerce 
ainsi  une  eortu  de  royauté  révocable,  responsahle,  niais  durable 
néUHnoins,  à  qui  j»  manquent  ni  l'esprit  d«'  suite,  ni  les  gf'ands 
desseins  poursuivis  aivee  prévoyince  et  constance.  De  ce  qui  précède 
on  peut  conclure,  je  croîs,  qu'un  même  peuple  aura  plus  doohances 
d*ëtf  e  bien  gouverné  avec  un  premier  ministreporlemeDtaire  qu'avec 
un  président  élu  directement  par  le-peuple. 

be  moyen  d'assurer  sous  ce  rappoït  k  la  rÂ^ublique<  les<  avan- 
tages' que  présente  la  monarchie^  o'Mt  d«  la  faire  aam  gouverner 
simplement  par  un  chef  de  cabinet,  fteeto:  à  savoir-  si  le^peuple 
se  conlenterait  d'une  administratvHi  semblable,  à  celle  d'une  so- 
ciété'aïKwynte.  Une  république- ainsi  organisée  serait  uDi  gouver- 
nement de  raison  ;  or  presque  padout  on  Eur(qke  le  peuple  est  en- 
core bien  peu  raisonnable.  U  a' attache  à  un  nom;  il  attend  soctsalut^ 
noi\  '  de  lui-même,  ntais.  d'ua<  gnind>  bonun».  Dana  un  momeU  de 
crîaesuiiOHt,  il  lui  fa\it  ua  guida  à  suivre,  im  b^uveui  &  élever  sw 
le  pavois  et'^  déifier;  il  veut  que  le  pouvoir s'incarpe  daw:Ufi  chel 
visible.  Le»  partiaaas  de  la  r^ublique  comptent  pour  la  soutenir 
sur- l'appui  du  peuple.  Ils  ne  considbrent  qu'un  petit;  groupie  die 
peu^,  groupe  d'élite  puiaqu'il  pense  comme  eux.  Ik  oublient  le 
vrai  peuple,  qui  a  toujours  aimé  les  faux  dieux  et  leelycaos,  qtû 
jadis  est  resté  peïen  pafce  qu'il  ne  pouvait  s'hi^ituer  aux  temples 
sait»  ikutels^  stins  saorirrcest  sens  pompe  &t  sans  (^viBité»,  du  cJiriSrr 
tianiime  primitif,  etquî  s'y  eatentré  que  quand,  on  lui  a  rendu  des 
cérémonies,  deS' pontifes  et  de&idele» sous  fbrii*  de  sùnts,  —  le 
peuple  qui  k  Naples,  en  Espagne,  en  FraDoe,  en  Hollande,  comme 
autreftiis  k  Home  et  en  Grèce^  a  toi^ours  ioutenu  le.  pouvoir  ab- 
solu.  G'ett  dans  l'aristocratie  que  la  r-épub^qneaitrouvèparteutSQs 
plus  feripes  et  ses  derniers  défenseurs.  La  république  en  effet,  comipe 
le  culte  des  iconoclastes,  est  un  régime  spiritualiste.  Il  faut  qtiA,  1^ 


,  Google 


DES   FOSHES  DD  GOUVERNEMENT.  645 

ronne,  que  l'on  combattait  autrefois  comme  l'arme  de  la  tyrannie, 
deviendrait  en  réalité  le  dernier  refuge  de  la  minorité  et  le  bouclier 
de  la  liberté. 

J'ai  essayé  de  montrer  ce  qu'avaient  de  peu  fondé  certaines  opi- 
nions qui  ont  cours  au  sujet  de  la  république.  11  en  est  d'autres  au 
sujet  de  la  monarchie  qui  sont  également  erronées.  Ainsi  l'on  dit: 
la  capacité  de  bien  gouverner  ne  se  transmet  pas  plus  aux  premiers- 
nés  que  toutes  les  autres  aptitudes;  il  est  donc  absurde  d'établir 
une  royauté  héréditaire.  Voici  comment  de  Tracy  exprime  cette 
idée  dans  ses  commentaires  sur  Montesquieu,  h  Tel  qui  se  croirait 
en  démence,  s'il  déclarait  héréditaires  les  fonctions  de  son  cocher 
ou  de  son  cuisinier,  ou  s'il  s'avisait  de  substituer  à  perpétuité  la 
confiance  qu'il  a  dans  son  médecin  en  s'obligeant,  lui  et  les  siens, 
de  n'employer  jamais  en  ces  qualités  que  ceux  que  lui  désignerait 
l'ordre  de  primogéniture,  encore  qu'ils  fussent  enfans  ou  décrépits, 
fous  ou  imbéciles,'  maniaques  ou  déshonorés,  tiouve  cependant  tout 
simple  d'obéir  à  un  souverain  choisi  de  cette  manière.  11  est  si  vrai- 
semblable que  les  enfans  de  celui  qui  est  revêtu  d'un  grand  pou- 
voir seront  mal  élevés  et  deviendront  les  pires  de  leur  espèce;  il 
est  si  improbable  que,  si  l'un  d'eux  échappe  à  cette  maligne  in- 
fluence, il  soit  précisément  t'atnë;  et  quand  cela  serait,  son  enfance, 
son  înexpËrience,  ses  passions,  ses  maladies,  sa  vieillesse,  remplis- 
sent un  si  grand  espace  dans  sa  vie,  pendant  lequel  il  est  dange- 
reux de  lui  être  soumis;  tout  cela  forme  un  si  prodigieux  ensemble 
de  chances  défavorables,  que  l'on  a  peine  à  concevoir  que  l'idée  de 
courir  tous  ces  risques  ait  pu  nattre,  qu'elle  ait  été  si  généralement 
adoptée  et  qu'elle  n'ait  pas  toujours  été  complètement  désastreuse.» 
Od  ne  peut  mieux  dire;  seulement  l'objection  n'atteint  point  la 
royauté  constitutionnelle,  que  certaines  nations  conservent  libre- 
ment; elle  ne  s'élève  que  contre  le  despotisme  que  les  hommes  su- 
bissent, mais  ne  choisissent'pas. 

Pour  que  la  monarchie  constitutionnelle  soit  un  bon  gouverne- 
ment, il  ne  faut  pas  que  les  qualités  d'un  bon  souverain  se  trans- 
mettent suivant  l'ordre  de  la  naissance.  Le  roi  règne,  il  est  vrai; 
mais  il  ne  gouverne  pas.  S'il  est  sensé  et  habile,  il  rend  au  pays  de 
_trè3  grands  services;  mais,  fût-il  méchant  ou  fou,  il  ne  peut  faire 
assez  de  mal  pour  perdre  l'état.  Le  pouvoir  réel  étant  aux  mains  du 
chef  de  cabinet,  les  vertus  et  les  talens  du  roi  ne  seront  pas  inutiles, 
mais  ses  vices,  ses  folies  mêmes,  ne  peuvent  atteindre  directement 
les  citoyens  protégés  par  les  lois.  La  démence  de  George  IH  a  cer- 
tùnement  fait  commettre  des  fautes  à  l'Angleterre;  elle  ne  l'a  pas 
empêchée  de  déployer  une  grande  énergie  au  dehors  et  de  pour- 
suivre à  l'intérieur  l'affermissement  de  ses  libertés.  Les  mauvaises 
chances  de  l'hérédité  rovale  n'étaient  k  redouter  que  quand  le  mo- 


aarque  dbpoiait  à  «on  gré  du  sort  de  sis  sujets  et  de  la.  dcstkiée 
de  son  pays. 

On  a  expliqué  le  règne  remarquablement  heureax  des  femmes 
qsî  ont  porté  la  cooronlie  ^n  disant  que  sous  les  reines  ce  sOit  des 
bontmes  qui  régnent,  et  sous  les  rois  des  femmes.  Le  mot  est^pi- 
qoant,  mais  il  n'est  \tas  juste,  car  la  genre  i'.e  nu  rite  qui  dèangne 
un  favori  au  cboti  de  sa  souveraine  n'est  certes  pas  l'iart  de-kieo 
gouTemer.  Le  succès  du  règne  des  femmes  Tient  plutôt  de  Cbfiue 
BOUS  elles,  comme  aujourd'hui,  le  pouvoir  suprême  a  été  réeUcmeot 
exercé  pu-  les  ministres.  Lord  RuEseM  a  dit  un  jotir  au  parleUect 
que  les  Anglais  di  valent  plus  de  reconnaissance -à  la  reine  Victoria 
qu'à  tous  leurs  autres  souverains,  parce  que  c'était  sous  SfSn  figue 
que  la  nation  avait  définitivement  pris  l'habitude  de  se  gouverner 
elle'-méme.  On  le  voit,  l'objection  de  Tiacy  ooolre  l'hérédké  4e  la 
couronne  n'atteint  que  la  monarchie  absolue,  non  la  OM^narcbie 
constitutionnelle,  comme  elle  existe  en  Angleterre. 


II. 

Voyons  maintenant  les  avantages  réels  que  présente  la  répu- 
blique. M.  Caro  a  dé^'eloppé  ici  cette  opinion,  que  cette  fbnne  de 
gotivemement  peut  seule  fupponerleÈuffiage  universel  et  la  liberté 
absolue  de  la  prcsse.dont  il  faut  bien  d,>s')rmai.s  s'accomin»der.  Je 
ne  ci-ois  pas,  comme  M.  Cno),  que  la  monarchie  conSlitutiontiellb  n'y 
puisse  pas  résister,  si  le  monarque  se  renferme  Étnatement  dans- son 
rôle,  car  les,  paysans  voteront  gt^néralemont  i)oUr  l'ordre  établi,  et 
la  presse  n'aura  réollement  à  surveiller  que  le  chef  de  cabinet,'  qui 
seul  agit;  mais  il  .-stvnii  ccp-ndant  qae  le  m(^cani8me  de  tamo- 
narchle  constitutionnelle  est  éxtrômoment  di^lii;at  à  nlanier.  fie  la 
part  de  la  nation,  elle  demande  de  la  modération,  du  disobt-oe- 
ment,  un  jugement  é7uitaltle;  de  h  part  du  sonVeiiain,  ail  moins 
dans  les  commencetnens,  beaucoup  de  taor,  d'abnégation,  de  défé- 
rence pour  les  vwiix  du  pays,  et  le  renoncement  è.  toote  politique 
personnelle*  Elle  exige  imroi  1res  intelligent  et  disposé  à  faire  usage 
(le  son  intelligence,  ïion  pour  dlfiger^la  machine  aux  ^plaudlsse- 
mens  dii. public,  mais  pour  en  graisser  modestement  les  remges 
sans qu'oti' s'en  aporçoive.  L'écheo de  Lonis^Phi lippe,  quiavaittant 
d'eipérience,  tant  de  dévoântent  au  pays,  lît  l'eiîprit  si  fini^sirpré- 
voyanr,  montre  toute  la  difficulté  de  la  lâche.  Or  si' un  roi  ée)À)ue, 
il  est  renversé  par  la'iioiem^e.ét  tOut  est  en'péril.- Dans  lairépu- 
bliqne,  Repeuple  ne  rééUtpastepré^dent, 'ou  la  chambre  luii  retire 
lefpouvoir,  et  on  fait  ainsi' l'ôcwwtmied'ïine  i-évo(u-lion.  Il  demeure 
irai'toutftu  moiiMqiiolaTépuijlIqat^  supporUHa  mieux  g4K  touttetre 


ftBS   EuRMËfi  DU  iGOUVeSHEMENT.  047 

ré^me  une  prefiaeentièremcntlibre  et  le  suïTrage  uniTersel, —  k 
la  condition  toutefois  que  le  pays  soit  républicain. 

Ou  cr^iit  tant  aujourd'hui  )as  bouleversemens  sociatiK,  que  l'on 
cORsii^rerait  ivoloatiers  comme  la  meîlleare  forme  de  genvArne^ 
meiitcâlie  qui  est  la  plus  propreià  ûombattreœ  danger.iLas  nanions 
épouvaiBtées  soDt.portéflsàcroire  qae  c'tiStie^d^spotisnie,  et  elles 
selivrent  À  un  œottre.  :Leurerc«ur  eu^ande-Lc  despotisms,  d'a- 
bord accueilli  avjc  tnaosport,  ne  tarde  pas  k  soulever  coatre  lui 
l'esprit  de  liberté,  qu'on  c'est  pas  entore. parvenu  À  f^toufifor  com- 
plétemeut  dansiootre  Occident.  La  lutte  s'engage;  les -amls'de  la 
liberté,  pour  attaquer  le  poavoir,  chercbent  partout  des  alliés,  et 
ils  en  trouvent  pi-écisémetit  dans  ces  mécontenteanns  sourdsiet  re- 
doutables que  provoque  l'ordre  social  actuel.  >Ite  accroissent  >ainsî 
déntesui/'inent  ia  force. d'un  mouvement' (Qu'ils  auraient  combattu, 
s'ils  n'avaient  «ougé  avant  tout  k  renversar  la  tyrannie.  Au-con- 
traire,  avec  la  république,  il  seioble  qu'il  s'y  ait  plus  de  toaquêtes 
à  faire  sur  le  terrain  politique.  L'attention  peutdonc  se  poltei'con- 
tinucllemeiit  sur  la  défeuae  de  l'ordre  social.  D'ailleurs,  conmie  le 
remarque  fort  bien  M.  Caro,  ta  république,  qoi  est  la  nation  elle- 
miniB,  peut  di^ployer  une  vigueur  de  répressioninterditi;  à  la  mo- 
narchie, car  celle-ci  doilmesurer  ses  coups  avec  une  eitrôme  ino- 
dératiOQ  :  OQ  ne  lui  ;;ardonne  pas  le  sang  versé  pour  ^a  défense. 
C'est  au  nom  de  quelques  émeutiers  tués  en  février  IBÂS  quA'I'on  a 
renverstî  Ja  monarchie  de  juillet.  La  république  de  3848  et  ceHe  de 
1671  ont  chacune  vaincu  des  in^un^ctione  d'une  puissance  sans 
exemple,  su  prix  de  combats  acharnéeiet  d'exécution  jnexorableS) 
dont  aucun  souverain  n'aurait  osé  prendre  la  responsabilité.  On  at- 
tribue à  Louie-Pliilippe  ce  mot  profond  1  propos  ^des  journées  de 
jubi  1848  :  «  il  n'y  a  qu'un  gouvurnenient  anonyme  qui  piiiase  exé- 
«iter  impunément  de  telles  répressions.  «Louis-Philippe  a  quitté  le 
pouvoir  plulôt  que  de  le  défendre  à  coups  dei  canon.  La  ré;tublique 
ne  peut  abdiquer  ainsi.  Toute  faiblesse ,  toute  commisération  de  ce 
genre  lui  sont  interdites,  car  après  elle  iliie  resteraitque  le  cliaos. 
les  cooservateuRs  sont  donc  singulièrement  ingrats  quand  ils  refu- 
sent de  k  reconnaissance  à  k  république.  'Ils  liii>eo  doivent  beau- 
coup, COI-  elle  a  défendu  l'ordre  avec  une; vigueur  qu'on  n'anmitpu 
attendre  d'aucun  autre  gouvernement.  :Dan3  nos  temps  troubJti.'^,  où 
de  nouvelles  txinvulsions  sociales  sont  à  prévoir 'daiis  l'avenir,  la 
force  de  r^istance'dontla  république  di<^se  devrait  la  recvm- 
manfler  aux  sympathies  de  tousceux  qui  auraient  leplos  k  peidre, 
si  unS' insurrec^on  socîiiliiitti  venait  à  tciompher.  Les:  socialistes  au 
.contraire ite  pourraient  que  gagnera  l'établissementidu  despotisme. 
Sous  son  empire,  ils  feraient  des  progrès,  etan  jour  dï  saobote  il« 
deviendi-àient  probablement  lee.raattresîinaislesiippaTeticesiiroa- 


6&S  lETCE  DES  DECX  HOXDES. 

bleot  tellement  la  rue  des  hommes,  qn'aucim  des  deux  partis  ne 
voit  où  est  sOD  intérêt. 

Autre  avantage  de  la  république  :  elle  Tavorise  la  simplicité  des 
mœurs  et  les  progrès  de  l'égalité.  Les  déclamaLions  contre  la  cor- 
ruption des  cours  et  sur  le  bronet  Spartiate  n'ont  plus  de  sens 
aujourd'hui.  Cepeudant  il  reste  vrai  que  la  royauté,  donnant  le  ton  à 
la  haute  société,  pousse  an  déploiement  du  luxe;  on  peose  même  eo 
général  que  cela  fait  partie  de  sa  nûssion,  et  c'est  dans  celte  pensée 
qu'on  lui  accorde  une  grosse  liste  civile.  L'igoorance  en  écoaomie 
politique  est  si  grande  et  l'oubli  des  principes  chrétiens  si  complet, 
qu'on  prélève,  au  moyen  de  l'impAt,  des  millions  sur  le  travail,  afin 
que  le  personnage  le  plus  en  vue  donne,  avec  l'autorité  inséparable 
du  trAne,  l'exemple  de  la  prodigalité.  C'est,  dit-on  niaisement, 
pour  faire  aller  le  commerce.  Les  dépenses  de  luxe  ne  sont  autre 
chose  qu'une  destruction  rapide  et  improductive  de  la  richesse;  le 
salaire  ne  peut  s'élever  cependant  que  par  l'accroissement  du  ca- 
pital ;  de  sorte  que  du  même  coup  on  arrête  l'amélioration  du  sort 
des  ouvriers,  et  on  leur  donne  le  spectacle  d'une  excessive  et  irri- 
tante inégalité.  Depuis  l'antiquité,  tous  les  moralistes  païens  et  chré- 
tiens ont  répété  que  le  luxe  corrompt  les  mœurs.  Nous  avions  récem- 
ment encore  sous  nos  yeux  la  preuve  de  cette  vérité.  Le  faste  de  la 
cour  impériale,  surexcitant  dans  toutes  les  classes  le  goût  de  la  dé- 
pense, a  fait  pénétrer  dans  les  familles  le  désordre,  la  gène  et  son- 
vent  le  déshonneur.  La  plupart  des  souverains  de  l'Europe  sont  plus 
raisonnables  que  leurs  sujets;  ils  ne  donnent  pas  le  mauvais  exemple 
qu'on  attend  d'eux  et  pour  lequel  on  les  rétribue.  La  reine  Victoria 
vit  dans  la  retraite  ;  Victor-Emmanuel  se  plaît  surtout  à  chasser  le 
bouquetin,  à  pied  comme  un  hardi  montagnard.  En  Portugal,  le  roi 
adore  la  musique,  et  le  roi  don  Femand  plante  des  eucalyptus, 
service  immense  qu'on  appréciera  plus  tard.  Le  roi  de  Prusse  se 
platt  k  vivre  comme  un  soldat.  Les  rois  modernes  vivent  donc  assex 
simplement;  ils  sont  môme  portés  à  faire  des  économies.  On  leur  en 
fait  un  reproche;  c'est  insensé.  Il  faudrait  au  contraire  leur  savoir  le 
plus  grand  gré  de  ce  qu'ils  ne  poussent  point  leurs  peuples  aux  dé- 
penses improductives,  et  pour  leur  en  ôler  la  tentation  il  serait 
même  sage  de  diminuer  leur  traitement.  C'est  certainement  là  un 
des  bons  cdtés  de  la  république;  jamûs  on  ne  pourra  reprocher  au 
gouvernemant  anonyme  de  la  Suisse  de  contribuer  à  répandre  le 
.  luxe  et  à  dépraver  les  mœurs.  C'est  précisément  parce  que  la  France 
est  entraînée,  par  tradition  ou  par  tempérament,  à  pécher  de  ce 
cAté,  qu'il  faut  inaugurer  le  règne  de  la  simplicité  au  sommet  des 
pouvoirs.  Par  une  aveugle  contradiction,  ce  sont  les  représentans 
des  intérêts  ruraux  qui  voudraient  rétablir  une  cour  fastueuse,  eox 
qui  devinent  s'attacher  à  toutes  les  institutions  qui  favorisent  la 


DES   FORMES  DU   GODTERNEHENT.  649 

simplidté  des  mœurs  et  repousser  celles  qui  mènent  à  la  dissipa- 
tion. 

Dans  une  époque  démocratique,  il  ne  faut  pas  que  le  pouvoir  su- 
prême soit  comme  le  symbole  éclatant  de  l'inégaliK  des  conditions. 
C'est  par  les  services  rendus  qu'il  doit  se  faire  respecter.  La  pompe 
royale,  qui  jadis  éblouissait  les  peuples  et  ainsi  fortifiait  le  pouvoir, 
ne  fait  plus  aujourd'hui  qu'irriter  les  masses  et  provoquer  les  pas- 
ûoas  anarcbiquQS.  Les  valets  aux  livrées  éclatantes,  les  équipages 
somptueux,  le  faste  d'une  cour,  tout  cet  appareil  qu'il  faut  payer 
cbërement  n'est  plus  à  sa  place  dans  nos  sociétés  laborieuses.  Ce 
qui  convient  plutôt,  c'est  le  train  de  vie  du  chrétien  et  le  vêtement 
noir  du  quaker. 

Un  chef  de  république  sera  moins  porté  à  chercher  querelle  aux 
autres  nations  qu'un  roi  qui  est  un  chef  d'armée.  Les  souverains 
européens  portent  toujours  l'habit  militaire,  et  ne  paraissent  en 
public  que  revêtu  d'un  costume  de  général,  môme  quand  ils  ne  sont 
point  capabl(?s  de  conduire  une  armée;  le  vêtement  civil  paraît  in- 
digne d'eux.  Jamais  le  roi  de  Prusse  et  l'empereur  d'Autriche  ne 
se  montrent  qu'en  uniforme,  lis  s'occupent  surtout  de  perfectionner 
les  choses  militaires  et  les  engins  de  combat,  fusils,  obusiers,  mi- 
trailleuses, comme  si  l'art  de  détruire"les  hommes  était  le  seul  qui 
méritât  leur  attention.  Ils  sont  en  cela  les  continuateurs  des  rois 
anciens,  qui  étaient  avant  tout  des  guerriers;  mais  dans  nos  socié- 
tés, fondées  sur  la  paix,  le  travail  et  l'échange,  ces  rois  guerriers 
forment  un  terrible  contre-sens.  Disposant  de  millions  d'hommes, 
aspirant  à  s'illustrer  ou  à  consolider  leur  trftne  par  des  victoires, 
jaloux  les  uns  des  autres,  ils  menacent  constamment  le  repos  du 
monde.  Le  désarmement  dans  les  conditions  actuelles  est  une  chi- 
mère; mais  si  tous  les  peuples  de  l'Europe  disposaient  de  leurs  des- 
tinées, comme  ils  n'ont  aucun  intérêt  à  se  nuire,  à  s'enlever  des 
provinces  ou  à  rainer  leur  commerce,  ils  ne  tarderaient  pasà  imiier 
la  Suisse  et  les  États-Unis  :  ils  renverraient  les  soldats  à  la  charrue. 
Ce  serait  trop  de  dire  que  la  république  est  une  garantie  assurée  de 
paix;  mais,  généralement  adoptée  et  organisée  comme  aux  États- 
Unis,  elle  diminuerait  certainement  les  chances  de  guerre. 

La  république  aurait  pour  la  France  en  ce  moment  l'avantage  de 
lui  permettre  une  plus  grande  liberté  d'action  dans  sa  politique  ex- 
térieure. La  monarchie  pourrait  difficilement,  sans  compromettre 
sa  popularité,  comprimer  les  impatiences  belliqueuses  que  le  désir 
de  la  revanche  ne  manquera  pas  d'éveiller,  tandis  que  la  république 
sera  toujours  libre  d'attendre  son  heure;  car  elle  n'a  pas  d'intérêt 
dynastique  à  sauvegarder  au  prix  d'une  guerre  intempestive.  Étant 
le  peuple  constitué,  elle  n'a  pas  à  faire  de  popularité. 

Étranger  ftt  fîitnven  d'un  navs  neutre  et  oacifimie  de  oar  le  droit 


'650  ItETDE   DES  iDBOK  HOMWS,  - 

européen,  il  ne  m'appartient  poe  d'exprimer  une  opÏBÏcu  sm-  les 
revend  icatioDS  que  la  France  peut  tenter  un  jour;  maïs  ce  que  l'on 
p8Ut  dire,  c'est  que  ueux  qui  en  oe  moment  allumeot  dans  les  caurs 
la  soif  de  la^Avanche  font  le  pins  igmod  Msi  &  lenr  ipays,  om*  ils 
rendent  presque  impossible  lia  t&ohe  du  gottvernentent,  qui  aurai 
reconstituer,  par  «in  travail  sérieux  et  nénessaîreoient  très  -lent^  les 
forces  uatioueles,  et  ils  .le  poussant  à  rucommencer  de  .aom'Mu  la 
politique  insensée  de  1870.  Pour  reconquérir  la  suprématie  mili- 
taire, il  ne  suffit  pas,  comme  les  esprits  superiïcit.'Is  le  suppaeent, 
de  perfectionner  des  mitnùlleusas,  de  8ubsi.ituer  le  oanon  d^acier 
au  canon  de  bronze  ou  l'obus  percutant  à  l'obus  à  mèche;  il  se 
sulTit  Oléine  pas  d'introiluire  le  service  obligntoii'e  pour  tous  ou 
d'étudior  les  mouveinens  toumans.  C'est  la  discipline,  leiressort 
nioml,  l'instruction  dans  tous  les  rangs,  les  secrets  de  la  haute 
science  militaire,  qu'il  s'aigit  d'introduire  partout,  et  c'estlà  une 
œuvre  qui  duiBande  de  la  réflexion  et  duWinps.  Orsi,  pendant  que 
le  gouTemetnent  y  consacre  tous  ses  soins,  le  public  s'impatiente 
de  ces  leateura;  si  l'opposition,  flottant  les  ardeurs  de  vengeance 
du  peuple,  s'en  fait  une  armi;  ^pOQr  renverser  le  pouvoh-,  <cst~il  un 
souverain  qui  puisse  résister  à  des  attaques  de  ce  genre?  On  a  re^ 
proche  à  Louis -Ptiilip;)?,  soiis  le  iiomde  paix  à  tout  pritt,  la  poli* 
tique  sensée  que  la  Fiance  suivait  alors  et  qu'elle  n'aurait  jamais 
dû  abandotinur;  l'opposition  radicale,  avcugk^ntcnt  ou  ^mtcham- 
ment  ballic(ueii.«e,  aininc  le  trftne  en  révfillaiii'ces  instincts  guer- 
riers et  fie  b.'soin  d'agir  au  dehoi-s  que  l'empire  avait  inoculé  à  la 
nation.  Or,  si  on  a  pu  faire  une  arme  de  démolilion  de  l'aflEaiceiPrit- 
cbard  ât  du  droit  de  vis^ite,  quand  It  s'agi8>:û:  d'uiiequeretleiavec 
l'Angleterre,  quel  cri  de  guerre  iiTtisisliUSe  l'opposition  &ntidyoas- 
tjque  ne  pourrait-elle -pas  élever  contre  un  roi  qui,  restant. sourd 
auK  appels  d'une  province  arrachée  à  ki  France,  seaiWerait  ou- 
bliiîfile  devoir  de  relever  l'IionneuT  national  !  On  a  presque  ^ren- 
versé le  trône  en  iwoqitant  lentm  de  la  Pologne;  coniment-arréter 
une  révotu^oit  qulipre^idrait  pour  m»t  d'ordre  l'Alsaae  et  la 'Lor- 
raine? LaTéçubliqiie  seule  est  assez  furte  pour  imposer  la  patience 
et  pour  i-ésister  à  une  opposition  somtilable'  à  celle  qui  a  misHnipéril 
l'établissement  ide  juiHet  depuis  sa  élondation  jusqùtau  jour  de  sa 
«hute. 

La< monarchie  constitutionnelle,  quand  elle  estiprati^ée-coinnie 
elle  l'a  été  en  Angleterre  soue  la  reine  iVictori»,  en  Belgique^sous 
le  roi  Léopold  I^etson  aïKcesseur,  donne  au  paye  le  ^gouverMment 
de  lui-mftnse,  «t  garantit  la  liberté  mieux  quetout&ftUtre  forme  de 
gouvernement;  mwsce  régime  excellant  exige  de  la  i  part' du -.sou- 
verain ou  une  indifférence  complèteou  un  tact supérieui:.  Si'le  roi 
est  indiS^reot  et  ne  s'occupe  que  de  ises  iphàirs,'  c'est  le  :premiei 

D„j,i7<-,ib,.Googlc 


DÈê 'VOUat»   DV  «OOVKBMEUENT.  651 

ouaistre  qui,gouvenie,  et  tou4 marclie  comme  dans  une  r^ubliique; 
mus  si  l«  douveraio  s'intéresse  aux  afikîras  et  veut  .y  intervenir,  s'il 
a  des  visées,  des  plans,  une  jpoUtique  qu'il  veut  imposer,  alors  il 
lui  ftiut  ulie  iMbHeté  tout -à  fait  exœptiiwneUe.pour  rëusùr  cooinie 
Léopold  ■["  et  ne  pas  tomber  comme  Louis-Fbilippe. 

Le  r61e  d'un  roi  conatllutionnel  n'est  .point  du  tout  cette  siné- 
cure grasseitwnt  rdtribuéA,  mais  humiliante,  (jue  N^oli^on  refu- 
sait, on  sait  en  quels  termes,  des  mains  de  Sieyès.  M.  Bagehot, 
dans  non  livre  sur  J&  constitution  as^laise,  analyse  tivec  une  mer- 
vcUleuae  finesse  t«us  les  tssrvicvs  que  l'on  jpeut  attendre  de  cette 
haute  fonction  ;  il  en  fait  aussi  voir  toutets  les  dinicuUës,  bien  plus 
grandes  eocOre  sur  le  oontineiit  qu'en  Angleterre.  1:^1  le  souverain 
a  une  politique. p^rsojumlle,  il  s'efforcera  de  la  faire  prévaloir.  11 
n'osera  peut-être  pas  se  mettre  en  lutte  ouverte  avec  la  riapi^ésen- 
tatioD  nationale,  mais,  usant  des  énormes  moyens  d'influence  dont 
le  pouvoir  exécutif  dispose,  il<fera  tout  poui"  que  cette  représenta- 
Utm  soit  oompesâe  au  gré  de  ses  désirs  et  pour  qu'elle  y  cède.  Il 
essaiera  d'étendre  son  pouvoir,  et  uoe  lutte  sourde,  mais  pleine  de 
péiils,  s'établira  enti%  le  monarque  et  ia  .partie  la  plus  ardente  du 
pays,  -Comme  il  pourra  se  débarrasser  des  chambres  grâce  k  l'ar- 
mée, le  régiAe.pariemeutûre  n'existera  que  par  tolérance  :  toujours 
il  s^aàla  merci  d'un  coup  d'état.  En  Angleterre,  ce  n^gimea  de  si 
profondes  raciaes,  la  liberté  est  si  bien  défendue,  la  légalité  si  res- 
pectée, que  l'armée  ne  marcherait  pas  contre  le  parlement.  Sur  le 
continent,  la  situation  est  en  tout  point  l'iaverse  de  celle-là,  et  elle 
l'est  en  France  plus  que  partout  ailleurs.  Un  écrivain  qui  a  vrai- 
otënt  Approfondi  tous  les  problèmes  de  la  science  politique  si- 
gnale ainsi  ce  danger  dans  une  brooliure  récente.  «  Un  petit  prince 
allemand,  dit  M.  Dupont-Wbile,  échappé  du  Hanovre,  s'il  passe  roi 
en  Angleterre,  y  deviendra  à. la  longue  un  siwple  spectateur  du 
gouvernement,  un  compteur  des  partis,  bref  uu  Kii  coD.^tUutionnel  : 
Cette  foi'tuue  est  échue  à  nos  voisins;  mats  demandez  donc  ceU  en 
France' au  prince  qui  restaure  une  dynastie,  quand  il  porte  un  nom 
lié  à  toutes  les-grandeurs  de  notre  histoire,  quand  il  peut,  outre  les 
tombeaus  de  Saint-Denis,  nommer  quamnte  de  ses  aïeux  tombés  à 
la  bataille,  enfin  quand  avec  tout  cela  U  vient  d'être  adopté  et  ac- 
clauié  pftr  U  nation  I  Comment  cette  dynastie  renaissante  abdi^ue- 
rût-elle  la  force  du  peuple  dont  elle  procédât  Qt  '^  force,  le 
saortunent  de  Ses  traditions?  Comment  n'aurait^ulle  pas  le  senti- 
ment très  vif  de  ces  origines,  avec  abus  prochain  et  imminent? 
Être  un  tel  élu  et  un  tel  prince,  c'est  tn^  de  la  moitié  .pour  l'a- 
venir de  la  liberté  française.  «  Lt  monartihie 'constitutionnelle  est 
peut-âtus  le  meilleur  deï  g«uvernei«eiis;  ffiais  dans  certains  pays 
elle  ofTce  de  -telles  teûtationa  «ux  anvahissemeas  du  pouvoir , per- 


,,  Google 


652  KETOE  DES   DEDX  MONDES. 

sonnel,  de  si  nombreuses  occasions  rie  conflit  entre  le  pouvoir  et 
le  peuple,  que  c'en  est  aussi  le  plus  fragile;  elle  aboutit  presque 
inévitablement  à  un  coup  d'état  ou  à  une  révolution.  Si  Lonis- 
Pbilippe,  l'un  des  meilleurs  rois  et  des  plus  éclairés  qui  aient  jamais 
régné,  n'a  pu  acclimater  en  France  cette  forme  de  gouvernement, 
qui  peut  espérer  être  plus  habile  ou  plus  faeureux  que  lui? 

Autre  avantage  encore  de  la  république,  c'est  qu'elle  peut  deve- 
nir un  gouvernement  accepté  par  tous.  Que  les  conservateurs  s'y 
rallient,  elle  aura  pour  elle  l'unanimité,  chose  difficile,  mais  pos- 
sible, et  déjà  à  moitié  faite.  Toute  monarchie  aura  au  contraire 
contre  elle  les  républicains,  et  l'on  ne  pourra  jamais  faire  que  les 
républicains  ne  soient  pas  en  France  un  parti  puissant  et  redou- 
table, agissant  tandis  que  les  conservateurs  donnent,  et  suppléant 
au  nombre  qui  leur  manque  par  l'audace  de  leurs  entreprises  et  la 
persévérance  de  leur  propagande.  Bien  des  motifs  font  qu'il  y  aura 
toujours  beaucoup  de  républicains  en  France.  D'abord  on  élève  U 
jeunesse  dans  l'admiration  des  républiques  de  Rome  et  d'Athènes 
et  de  la  révolution  française.  En  outre  la  royauté  rappelle  l'ancien 
régime  avec  tous  ses  abus,  détestés  jusqu'au  fond  des  campagnes. 
Ailleurs,  en  Prusse  par  exemple,  la  royauté  a  parfaitement  admi- 
nistré le  pays  :  elle  lui  a  fait  des  écoles,  des  universités,  ouvert 
des  routes,  fondé  des  haras,  drîûné  des  marais,  perfectionné  l'a- 
griculture ;  elle  a  formé  la  nation,  puis  elle  l'a  civilisée.  En  France, 
quoi  qu'en  dis^  le  comte  de  Ghambord,  la  royauté  a  ruiné  le  trésw, 
dépeuplé  les  campagnes,  corrompu  les  mœurs,  sacrifié  les  intérêts 
ruraux  aux  splendeurs  empestées  de  la  cour,  détruit  les  libertés 
provinciales  et  communales,  tué  la  vie  locale,  brisé  toute  initiatiffi 
individuelle  et  toute  indépendance  de  caractère;  en  un  mot,  ellei 
préparé  le  pays  au  despotisme  sanglant  de  la  terreur,  au  despo- 
tisme militaire  de  l'empire  et  à  tous  ses  malheurs  subséquens,  parce 
qu'elle  l'a  rendu  impropre  à  se  gouverner  lui-même.  La  monarchi* 
s'est  écroulée  si  souvent  depuis  la  fin  du  siècle  dernier,  qu'elle» 
perdu  son  prestige.  Ce  qui  est  plus  grave,  nul  ne  croit  plus  à» 
durée.  Elle  ne  semble  donc  plus  offrir,  même  aux  yeux  de  ses  par- 
tisans, cette  garantie  de  stîô)îlité  qui  est  son  principal  mérite.  ^ 
Gn  on  pense  généralement  que  les  progrès  de  la  démocratie  doi- 
vent amener  partout  la  république,  et  la  prospérité  inouïe  de  rL'niW 
américaine  fait  espérer  que  l'Europe  aurait  le  même  sort,  si  elle 
adoptait  les  mômes  institutions.  Il  se  trouve  îùnM  que  la  monardûe 
en  France  a  des  partisans  tièdes,  divisés,  découragés,  et  des  aii- 
versaires  ardens,  convaincus  et  entreprenans.  Comment  pourrait- 
elle  durer  dans  de  telles  conditîonsT 

Il  est  une  vérité  démontrée  par  des  faits  récens,  qu'il  ne  fandriH 
jamais  perdre  de  vue,  c'est  qu'une  nation  déchirée  par  de  profond» 

nigiUrrlbyGOOglC 


DES  FORMES  DO  GOUVERNEMENT.  663 

disseosioDs  politiques  ne  peut  lutter  avec  succès  contre  un  état  de  , 
force  égale,  où  les  mêmes  divisions  n'existent  pas.  D'abord  cette 
nation  ne  dispose  jamais  de  toutes  ses  ressources,  car  le  gouverne- 
ment doit  en  employer  une  partie  à  comprimer  ses  adversaires.  En 
second  lieu,  elle  ne  peut  perdre  une  bataille  sans  risquer  une  révo- 
lution ea  face  de  l'ennemi,  ce  qui,  jetant  partout  le  trouble,  désor- 
ganise nécessairement  la  défense.  Napoléon  111  vaincu  ne  pouvait 
rentrer  à  Paris  :  c'était  la  fin  de  la  dynastie.  De  là  cette  expédition 
de  Sedan,  si  étonnamment  inepte  qu'en  Europe  on  ne  pouvait  y 
croire.  Supposons  au  contraire  une  victoire  de  la  France  en  avant  du 
Rhin.  Dans  les  premiers  huit  jours,  la  Prusse  s'y  attendait,  car  îl  lui 
fallait  quinze  jours  pour  mobiliser  son  armée.  Y  aurait-il  eu  une 
révolution  en  Allemagne?  Loin  de  là,  la  nation  entière  se  serait  ser- 
rée autour  de  son  chef.  Ce  n'est  pas  à  Berlin,  c'est  à  Rœnigsberg 
qu'il  aurait  fallu  conquérir  la  paix,  et  le  roi  aurait  pu  la  signer  sans 
perdre  la  couronne.  Entre  deux  souverains  dont  l'un  ne  peut  subir 
un  revers  sans  compromettre  sa  dynastie  et  dont  l'autre  peut  comp- 
ter sur  l'appui  de  ses  sujets  dans  le  plus  extrême  malheur,  les 
chances  ne  sont  pas  égales.  A  génie  militaire  de  môme  force,  le 
second  fera  mieux  la  guerre  que  le  premier.  Voyez  Fri  déric  II  pen- 
dant la  guerre  de  sept  ans.  Vers  la  Cm,  il  perd  bataille  sur  bataille, 
son  royaume  est  envahi,  sa  capitale  prise;  néanmoins  il  fait  une 
paix  honorable  et  garde  la  Silésie  :  il  n'avait  rien  à  craindre  des 
factions.  En  1813,  Napoléon  sacrifie  ses  armées  et  ne  sait  point  ac- 
cepter la  paix  avantageuse  qu'on  lui  offre  :  il  ne  pouvait  rentrer 
dans  Paris  avec  un  prestige  diminué,  Dn  pays  dont  la  forme  de 
gouvernement  a  pour  adversaire  un  parti  puissant,  ou  dont  l'ordre 
social  est  troublé  par  des  luttes  de  classe,  n'est  pas  en  mesure  de 
mener  à  bien  une  grande  guerre.  La  révolution  française  n'a  vùncu 
que  grâce  à  l'extrême  mollesse  et  aux  divisions  des  souverains  étran- 
gers. Si  la  France  rétablit  la  monarchie,  elle  sera  toujours  en  ce 
point  inférieure  à  la  Prusse,  caria  Prusse  est  un  pays  monarchique, 
où  la  maison  royale,  populaire  par  les  services  rendus,  peut  long- 
temps encore  compter  sur  l'appui  de  tous.  La  France  au  contraire  a 
tellementperdu  le  sentiment  monarchique,  — la«  loyauté,  »  comme 
disent  les  Anglais,  —  que  les  légitimistes  mfime  ne  le  counaissent 
plus.  La  république  peut  lui  rendre  la  force  en  rétablissant  l'accord 
de  tous. 

C'est  pour  un  pays  un  avantage  très  grand  d'avoir  conservé  une 
dynastie  ancienne  que  le  respect  «nvironne,  mais  à  qui  on  a  enlevé 
toute  puissance  de  nuire,  comme  en  Angleterre.  C'est  un  avantage 
principalement  pour  l'avancement  des  classes  populaires,  but  final 
que  poursuivent  les  républicains.  Voici  comment.  République  et 
mooârdiie  consUtutioDoelle  se  valent  à  peu  près,  et  tout  homme 

nigiUrrlb/GOOglC 


6&&  H£TDE  DU  DBOX   HONiaSl 

réflâciii  avouera  qae  ca  n'est  pas  U  peine'  de  sabattre'poar  avoir 
l'une  plutàt  que  l'autre.  Cepentbat»  si  ceUe-  quattios  est  soulevée 
par  laohute  du  tr&ne,  toute  l'atteotien  sly  portera,  l^^s  partis  lutte* 
ront  sur  ce pmnt.  Des  elTorte  énormea^asrant consacréspour  amener 
le  triomphe  de  l'une  ou  du  Tautra  de  ceslîcnnnea  de  gouvecnenaant, 
et  ceUe  lutte  est  stérilet  car  l'eajeu  ne  vaut  pas  les  sacrifices  qu'it 
nécesEÏte.  Peod&nt  ce  tunps,  rien  ne  wra  fait  pour  lefrquestions 
économiques,  pour  rensoîgneineQt,  pour  1»  diflbsion  des  lumières 
et  du  bien-être,  ce'  qui  eat  pourtant  la  ohose  principale.  Orgaiiiseï 
l'iiistritcUon  primaire  comme  aux  États-Unis,  o»iisacrcz~y  des  cen- 
taines de  millions,  etvousautczfaJt  mille  fois  plus  pour  letHompbe 
définitif  de  la  liberté  démocratique  qu'en  proclamant  la  république. 
Quand  la  forme  du  gouv^nement  est  hors  de  cause,  ce  sont  des- ré- 
formes sociales  que  l'on  accomplit,  et  aiosi  le  peuple  s'avance  peu 
à  peu,  mais  sûrement,  vers  nne  plus  grande  é^lilt^. 

Le  renversement  du  trône  de  Louis  XVI  a  été  un  inraiense  mal- 
heur pour  ta  Fraooe.  Si,  les  Français  avûetit  eoRservé  leur  aotiqne 
royauté,  ils  rauraieol  dépouillée  sans  peine-  de  toutes  sus  préro- 
gatives nuisible»,  car  elle  manquait  de  tout  point  d'appui  solide. 
La  nation  se  serùt  bîontAt  gouvernée' complètement  elle<-m£me; 
elle  aurait  établi  ses  libertés  provinciales,  elle  aurait  réalisé  \t 
magnifique  programme  humanitaire  formulé  par  le  xttii*  siècle, 
et  qui  déjà  dans  toute  l'Europe  était  en  voie  d'etécution.  Elle  au- 
rait échappé  ainsi  i  cette  triste  période  de  l'onpire  qui  lui  &■  fUt 
oublier  la  liberté  pour  Ife  glwre  des  armes,  et  qui  a  provoqué  Tinï- 
mitié  de  l'Europe  contre  un  pays  que  le  genre  humain  adorait  at 
l78i\  Aujourd'hui  probablement  la  Fiance  serait  aussi  eo  répu- 
blique, mais  elle  y  aurait  abofd^  mûrie  par  une  longue  prépara- 
tioa,  au  lieu  d'y  être  Jetée  par  la  tempête,  comme  sur  un  radeaw 
guu  chaque  lane  menace  d'en^outir;  Les  pays  qui,  comme  I'ItaI(«, 
ont  une  dynastie  na^onare  respectéoi  aimée  par  tous,  feront  sage^ 
ment  de  la  conserver  et  d'appliquer  leurs  forces  au  développement 
de  laricfaesae  et  de  l'instruction,  o»  qui  est  ta  cliose  essentielle,* 
mais  la  France  ne  pourrait  rétahlirla>âynastie  ancienne  sans  se  dé- 
chirer de  ses  propres  mains  et  sans  se  vouer  &  une  irrémé^lde 
infériorité  vi»-à-vis'  des  autres  peuples,  ta  légitimité  est'  comme 
l'honneur,  «  OD  n'y  rMitre  plusi  quaad  on  en  est' dehors;  » 

Si  les  conservateurs  acceptaient  la  république,  elle  pourrait  w- 
cordei>  une  liberté  plus  griuide  que  la  nonarchie.  En  voioi  t*  rei- 
SOD.  Ftus  un  gouvernement  est  attaqué,  plus-  il'  aura  recours  aux 
moyensi  de  compression.  La  fonnj,  te'nâmt  n'y  font  rien  :  violam-' 
ment  contesté,  il  sera  despotique,  ou  du  mcùns  il  emploiera  les 
armes  du  despotisme;  ta  conventioa  l'a  bien  prouvé.  Slaa  con- 
traire son  existence  n'est  pas-mise  en  péiil,  Û  pourra  peiimttn 

n,g,t7cdb/G00gIc 


DES   FOUIES  OC   GOUTEIUfEïlBIfT.  655 

impimément  à  toutes.  lea  doctrioes  d'élever  leura  tribunes  et  de 
fonder  leurs  jouttuaux.  Aux.  ËUta-Untai,  la  forme  ripubltc&îne'  eat 
voulue  par  toufi;  la.  liberté  set  absolument  ilUioitée.  Dansks  états 
du  sud  autrefois,  l'escUvaga,  l'inetituttoa  fon'lafneoiale ,  étant 
menaça,  la  liberté  touchant  cd'  sa^ttt  était  complètement  soppri- 
mée.  U>  en.  ser&  toujours  ain»;  Le  seul  gouvemeoient  qui  puisse 
donner  pleine  carrière  à  toutes-  les  Rianifestaticns  est  celui  qui 
s'appuie  sur  là  grande  majorité  des  citoyens.  Or  la  république,  si 
on  leveut,  sots,  ce  gouvernement.  Anstote  en  dit  la  raison  dans 
une  de  ces.  maximes  lumineuses  qui  résument  la  sagesse  de  l'anti- 
quité-: «  la  démocratie  est  le  plus^  selide  des  gouvememens,  parce 
que  c'est  la  majorité  qui  y  domine,  et  que  l'égalité  dbnt  on  y.  jouit 
fait  chérir  la^  constitution' qui  la  donne-.  » 

En  somme,  la  république  et  la  monarchie  constitutionnelle  pra- 
tiquée sincèrement  ont  tant  de  caractères  communs,  et  leurs  avan^ 
tages  respeclirs  se  compensent  à  tel  point,  qu'il  ne  peut  jamais  être 
avantageux  de  faire  une  révolution  pour  substituer  l'une  à  l'autre, 
les  nationsqui  possèdent  une  dynastie'  g'^néralement  aocfptée  Ibnt 
bieadfr  la  garder  et  d'apiiliquer  luurs  elToPts  aux.  réforipes  sociales; 
mais  la  France,  dont  te  sol'  n'est  plus  assez  ferme,  semble-t-iU  pour 
porter  une  aïonarcUie,  devrait  s'eflbrcer  de  constituer  une  répu- 
blique stable  par  le  concours  de  tous.  Il  n'est  pirj  ntuation  pour 
un  peuple  que  d'aspirer  avec  ardeur  Jtune  formede  gouvernement 
qu'il  neparvient  pas  à  faire  vivre,  et  de  renverser  toujoui's,  en  un 
moment  de  fureur,  celle  qu'il  s'est  donnée  en  uu  jour  de  lassitude  ou 
d'effroi.  Seulement  pour  fonder- la  république  il  ne  suRlt  pas  de  le 
vouloir-,  il!  faut  encore  faire  tout  œ  qui  est  indispensable  à:  son 
existeno». 


La'  prenit^re-  difficulté  est  qu'il  faut,  commfr  on'  l'a  dit,  fonder  la 
républiqueians  les  républicains.  Cela  peut-parallre  injuste,  et  pour- 
tant OB  ne-  peut  faire  autrement,  car  les  républicains  n'adftiet- 
tent  presque  aucune  des  maximes  qui  peuveut  assurer  la  durée  des 
institutions  républicaines,  et  ils  oui  beaucoup  de-pencbansqui  leur 
serwent  mortels.  Jsn'ai  jamais  compris  qu'en  France  lés  républi- 
cains, au  lieu  de  s'inspirer  de  ce  qu'avaient  fait  les  fondateurs' d6 
la  république  en  Suisse,  tant  Pays-Bas,  dans  les  États-Unis,  qui  orrt 
réussi,  prennent  obstinément  pour  modèles  les  hommes  de  )703j 
qui  ont  lamentablement  échoué.  Qlt'on  attribue  i. ceux-ci  toutes  les 
qualités^  l'amotir  d»  Is'  patrie  et  de  l'humanité,  l'éloquence-,  là 
\ertu,  le  courag»,  la  fermeté  :  plus  on  exaltera  leur  mérite,  plus  i^|c 
feud«  avouwque  leurs-idées  élwent  fausses,  puiSqn'avec  dé  talléfe 


666  BEVUE  DES   DEDX   MONDES. 

qualités  Us  soot  cependant  arrivés  à  ce  résultat,  que  pour  leur 
échapper  la  France  s'est  jetée  dans  les  bras  d'un  tyran. 

Voici  quelques-unes  de  ces  idées  fausses  incompatibles  avec 
l'existence  de  la  république.  Les  républicains  français  de  la  fin  du 
siècle  dernier  et  ceux  de  notre  temps  n'ont  jamais  compris  ce  que 
c'est  que  la  liberté  politique.  Demandons  à  un  publiciste  américain 
en  quoi  consiste  cette  liberté.  «  La  liberté  régnera,  dit  H.  Francis 
Lieber,  quand  on  aura  accordé  les  plus  sûres  garanties  à  tout  acte 
légitime  et  posé  les  obstacles  les  plus  efficaces  contre  toute  inter- 
vention non  indispensable  du  pouvoir,  n  Ainsi  créer  partout  des 
obstacles  à  l'action  de  l'état  et  au  contraire  des  moyens  de  défense 
pour  l'activité  individuelle,  non-seulement  respecter  les  minarités, 
mais  dresser  pour  elles  des  refuges  et  des  remparts,  atin  qu'elles 
puissent  résister  légalement  à  la  majorité,  n'admettre  nulle  part 
d'autorité  omnipotente,  telle  est  l'idée  que  les  Américains  se  font 
de  la  liberté.  S'emparer  de  l'autorité  par  un  coup  de  main,  procla- 
mer la  république  de  droit  divin ,  organiser  les  pouvoii-s  de  façon 
que  la  volonté  de  ceux  qui  dirigent  la  république  ne  rencontre  nulle 
part  de  résistance,  imposer  par  décret  tout  ce  que  l'on  croit  utile, 
mettre  à  néant  ou  réduire  à  l'impuissance  toutes  les  autorités  lo- 
cales qui  pourraient  désobéir,  écraser  au  besoin  dans  le  sang  tous 
ceux  qui  résistent  à  l'établissement  de  ce  que  l'on  appelle  la  jus- 
lice,  supprimer  les  journaux  hostiles,  dissiper  les  réunions  malin- 
tentionnées, fermer  la  bouche  aux  dissidens,  emprisonner  les  traîtres 
et  les  partisans  de  l'ancien  régime,  voilà  comment  on  a  toujours 
voulu  fonder  en  France  les  institutions  républicaines! 

Les  anciens  n'avaient  pas  l'idée  de  la  liberté  individuelle  telle 
que  les  Anglo-Saxons  l'ont  reçue  de  leurs  ancêtres,  et  telle  qu'ils 
l'ont  consacrée  dans  leurs  lois.  En  Grèce,  comme  à  Rome,  le  ci- 
toyen était  tout  entier  aux  mains  de  l'état,  mais  la  liberté  existait, 
croyait-on,  quand  tousprenaient  part  au  gouvernement.  La  science 
politique  ne  consistait  pas  à  garantir  les  droits  des  individus,  mais 
au  contraire  &  les  plier  au  service  de  la  cité.  L'Anglo-Saxon  veut 
ne  pas  être  gouverné,  le  Grec  voulait  gouverner  à  outrance  pour 
atteindre  le  but  posé  à  l'état.  Laissez  faire  chacun,  dit  le  premier, 
et  tous  seront  aussi  heureux  qu'ils  peuvent  l'être,  ce  qui  estpa  fin 
pour  laquelle  la  société  est  établie.  Emparez-vous  de  chacun ,  dit 
l'autre,  ou  l'ordre  véritable  ne  s'établira  jamais.  En  ce  point,  les 
républicains  français  pensent  et  agissent  comme  les  Grecs,  et  c'est 
ainsi  qu'ils  ont  tué  et  qu'ils  tueraient  encore  la  république. 

L'homme  moderne ,  quelque  brisé  qu'il  soit  par  le  despotisme  et 
par  la  lassitude  de  ses  vaines  tentatives  d'émancipation ,  ne  peut 
se  soumettre  à  ce  régime  antique  :  il  résiste,  des  méconteotemens 
se  font  jour,  des  minorités  lèvent  la  tête.  Le  pouvoir  ne  peut  le  to- 


,  Google 


DES   FOilHES  DO  GOtJTEBNEUENT.  697 

lérer,  il  veut  anéantir  toutes  les  résistances;  sa  sévérité  même  en 
provoque  de  nouvelles,  la  lutte  s'engage,  et,  après  qu'elle  a  abouti 
à  la  guerre  civile,  la  république  s'écroule  sous  le  poids  des  désor- 
dres qu'elle  a  enfantés. 

Une  condition  essentielle  du  gouvernement  républicain,  c'est  que 
les  partis  respectent  les  lois  et  sachent  se  résigner  à  demeurer  mi- 
norités jusqu'à  ce  qu'ils  reconquièrent  la  suprématie  par  les  moyens 
légaux.  Aux  États-Unis,  rien  n'égaie  l'âpreté,  la  violence  même  des 
luttes  électorales,  si  ce  n'est  la  soumission  avec  laquelle  les  par- 
tis acceptent  le  verdict  du  scrutin.  En  France,  les  républicains 
ont  hérité  de  la  première  révolution  la  tradition  des  journées.  Un 
groupe  de  citoyens  de  Paris,  qui  de  bonne  foi  s'appelle  le  peuple  et 
se  croit  l'incarnation  du  droit,  marche  sur  le  siège  du  gouver- 
nement et  s'empare  du  pouvoir.  C'est  à  coups  de  journées  popu- 
laires qu'on  a  renversé  successivement  tous  les  gouvememens; 
c'est  à  coups  de  journées  militaires  qu'on  a  alissi  établi  deux  fois  le 
despotisme.  L'emploi  de  la  force  pour  changer  les  institutions  pa- 
rait donc  si  naturel  que  le  parti  radical  n'hésite  jamais  longtemps 
à  en  faire  usage.  L'assemblée  nationale,  même  élue  par  le  suffrage 
universel,  ne  lui  inspire  aucun  respect.  Il  trouve  toujours  quelque 
raison  pour  attaquer  son  autorité;  elle  représente  tantôt  la  corrup- 
tion et  l'intimidation,  tantôt  la  stupidité  des  campagnes  et  les  pré- 
jugés ruraux.  Balayer  le  foyer  de  réaction  est  le  premier  devoir  de 
tout  bon  patriote. 

L'esprit  d'obéissance  peut  être  le  propre  des  âmes  servîles  sous 
le  despotisme;  mais  sans  cet  esprit  la  république  ne  subsistera  pas, 
puisqu'elle  doit  s'appuyer  sur  le  concours  spontané  de  tous.  Contre 
un  tyran,  l'insurrection  sera  parfois  un  devoir;  contre  un  gouver- 
nement libre,  elle  est  toujours  un  crime.  Malheureusement  la  France 
ayant  eu  presque  toujours  à  sa  tête  des  pouvoirs  soit  usurpateurs, 
soit  combattus  par  un  parti  puissant,  éclairé  et  influent,  l'hostilité 
contre  le  pouvoir  est  devenue  un  mal  chronique.  Aucun  gouverne- 
ment n'ayant  jamais  admis  la  liberté,  toutes  les  insurrections  ont 
pu  être  considérées  comme  de  glorieuses  revendications  d'un  droit 
méconnu,  et  ainsi  l'esprit  de  rébellion  est  entré  dans  le  sang.  En 
Angleterre,  on  fomente  pendant  des  années  une  «  agitation  u  qui 
soulève'  le  pays  jusque  dans  ses  fondemens,  des  meetings  surex- 
citent les  passions  populaires,  des  orateurs  enflamment  les  foules 
dans  les  parcs,  enfm  des  centaines  de  mille  hommes  roulent  leurs 
Ilots  menaçans  jusqu'aux  abords  du  parlement;  mais  il  n'est  point 
fait  usage  des  armes,  la  légalité  est  respectée.  A  Paris,  on  enterre 
le  général  Lamarque,  on  promène  un  drapeau  en  faveur  de  la  Po- 
logne, on  veut  avoir  le  droit  de  se  réunir  à  des  banquets  ou  d'élfre' 

TOHi  iciv.  —  1871.  43 


-^J 


05S  BXTDB  D£a  DEUX  MOXDES. 

OU  conseil  communal  ;  aussitôt  les  coups  de  fusil  partent,  le  sang 
coule  :  c'est  une  journée  ou  avortée  ou  triomplisnte,  un  déplorable 
avortement  ou  une  glorieuse  révolution.  Ce  n'est  pas  avec  de  sem- 
blables traditions  qu'on  fondera  la  république. 

Les  républicains  sont  en  général  hostiles  à  tout  sentiment  reli- 
^eux.  De  Tracy  a  parfaitement  résumé  leur  opinion  à  ce  sujet 
quand  il  dit  :  <>  Moins  les  idées  religieuses  ont  de  force  dans  un 
pays,  plus  on  y  est  vertueux,  heureux,  libre  et  paisible.  »  Les  faits 
démontrent  que  c'est  une  mauifeste  et  dangereuse  erreur.  La  force 
desËtats-Unisvientdel'espritprofondément  religieux  des  puritains. 
Cet  esprit  a  présidé  à  la  naissance  de  la  grande  république,  et  il  la 
conserve  dans  son  développement  actuel.  C'est  la  foi  des  gueux  qui 
a  fondé  la  glorieuse  république  des  Provinces-Uoles.  La  Suisse  est 
un  des  pays  de  l'Europe  où  le  sentiment  religieux  est  le  plus  ré- 
pandu, le  plus  fort  et  le  plus  éclairé.  On  prétend  que  la  morale  est 
indépendante  de  la  religion;  en  pratique  du  muîns  elles  sont  insé- 
parables, car  ce  n'est  que  par  les  ministres  du  culte  que  le  peuple 
reçoit  des  idées  de  morale.  Chassez-les,  qui  restera  dans  les  villages 
pour  enseigner  le  devoir  avec  cette  autorité  qui  donne  quelque  elS- 
cace  à  la  parole?  Sans  mœurs  point  de  liberté  et  sans  religion  point 
de  mœurs,  voilà  ce  que  prouve  l'histoire.  L'église  romaine  ayant  jeté 
l'anathëme  aux  libertés  modernes  par  l'organe  de  sou  chef  infail- 
lible, les  peuples  qui  veulent  conserver  des  institutions  libres  sont 
conduits,  malgré  eux,  à  lutter  contre  cette  église,  et  c'est  là  pour  les 
nations  catholiques  une  cause  de  désordre  et  de  faiblesse  dont  nous 
ne  pouvons  encore  apprécier  toutes  les  désastreuses  conséquences. 
Cette  lutte  ïnévilabie  est  un  grand  malheur,  mais  du  moins  fau- 
drait-il s'efTorcer  de  sauver  le  sentiment  religieux,  soit  par  le  secours 
de  la  philosophie,  soit  en  lui  cherchant  un  refuge  daiis  un  culte  ami 
de  la  liberté. 

Les  républicains  ne  veulent  ni  des  libertés  provinciales,  ni  des 
influences  rurales.  C'est  encore  une  erreur.  Elle  vient  ausal  de  la 
révolution  qui  a  proscrit  avec  une  rage  sanguinaire  le  fédéralisme 
et  les  fédéralistes,  la  seule  forme  de  gouvernement  et  les  seulâ 
hommes  qui  auraient  pu  sauver  la  république.  Les  républiques  qui 
durent  et  qui  prospèrent  sont  des  fédérations  :  }a  Suisse  et  les 
Ëtats-Cnis.  La  raison  en  est  simple  :  du  moment  que  le  pouvoir  perd 
sa  prépondérance  autocratique,  l'indépendance  des  provinces  doit 
s'accroître;  il  n'y  a  de  liberté  véritable  qu'à  cette  condition.  Une 
république  unitaire  et  absolutiste  comme  celle  que  l'on  a  toujours 
voulu  fonder  en  France  est  un  monstre,  c'est  le  donjon  du  despo- 
tisme devant  lequel  on  a  élevé  un  fronton  républicain  avec  les  mots 
sacramentels  ;  égalité^  liberUf  fralemiiéi  mais  le  pays  n'y  étoulfe 


DES  FOBICIS  DU  GOOTCRKEHENT.  659 

pas  moins,  faate  d'air  et  d'espace  pour  ee  mouvoir.  La  France  est 
en  république  maintenant,  mais  il  n'y  a  rien  de  changé,  sauf  que 
la  presse,  le3  réunions,  les  transactions  commerciaJes,  les  comnm- 
nicatioDs  postales,  les  échanges  intenialionaujt,  seront  soumis  à 
des  entraves  nouvelles. 

L'une  des  plus  grandes  fautes  de  la  révolution  a  été  la  destruc- 
tion des  assemblées  provinciales,  et  je  doute  que  la  France  arrive 
jamais  à  posséder  la  vraie  liberté,  si  elle  ne  les  rétablit  pas.  M.  de 
Lavergne  a  raconté  ici  même,  en  traits  qu'où  n'oublie  point,  le  réveii 
de  ces  corps  politiques  si  lontemps  engourdis.  Qui^l  magnifique 
spectacle!  Partout  des  réunion»  d'hommes  éclairés,  sensés,  dévoués 
&  leur  pays,  enflammés  d'une  sainte  ardeur  pour  la  justice,  pour 
l'amélioration  du  sort  de  tous  les  peuples ,  pour  le  progrès  sous 
toutes  ses  formes,  occupés  à  la  fois  des  intérêts  de  l'humanité  en- 
tière et  de  ceux  de  leur  localité!  Quand  toute  résistance  était  déji 
brisée,  les  assemblées  provinciales  n'&vaient  point  cessé  de  lutter 
contre  l'arbitraire  de  la  royauté.  Elles  avaient  parfois  combattu 
pour  conserver  des  privilèges  peu  justifiables;  m^is  l'esprit  du 
Tiii*  siècle  les  pénétrait,  et,  si  elles  avaient  continué  à  vivre,  elles 
l'auraient  appliqué  en  des  réformes  durables.  Le  parti  radical  rére 
toujours,  comme  moyen  de  progrès,  un  pouvoir  illimité  mis  aux 
mains  des  représentans  de  la  bonne  cause.  Malheureusement,  l'ex- 
périence l'a  prouvé,  le  progrès  ne  peut  s'accomplir  ainsi,  et  ce  pou- 
voir illimité  finit  toujours  par  tomber  aux  mains  d'un  usurpateur. 
Ce  qu'il  faut  au  contraire,  c'est  multiplier  les  corps  indépendans 
capables  de  résistance,  et  ensuite  convertir  ces  corps  aux  idées  nou- 
velles. C'est  ce  que  lee  républicains  espagnols,  dont  M.  Castelar  est 
l'éloquent  organe,  ont  bien  compris;  ils  repoussent  la  république 
unitaire,  et  demandent  la  république  fédérale.  Fn  Hongrie,  le  parti 
radical  défend  l'autonomie  des  comitats.  C'est  en  effet  grâce  à  l'in- 
dépendance des  comitats  que  la  Hongrie  est  parvenue  à  défendre 
ses  libertés  contre  tous  les  assauts  du  despotisme  dans  une  lutte 
héroïque  de  deux  siècles.  Les  républicains  allemands  sont  aussi 
n  particularistes,  »  c'est-à-dire  que,  tout  en  voulant  uniGer  l'Alle- 
magne en  une  seule  république,  ils  demandent  que  les  états  parti- 
culiers conservent  une  indépendance  aussi  grande  que  celle  dont 
jouissent  les  états  de  l'Union  américaine.  Les  républicains  français, 
avec  leur  fanatisme  d'unité  et  leur  opposition  au  système  des  auto- 
nomies locales,  sont  seul»,  parmi  leurs  coreligionnaires,  h  marcher 
dans  cette  voie,  et  ils  sont  en  contradicdon  avec  leurs  propres  prin- 
cipes; c'est  un  triste  legs  de  leurs  aïeux  de  la  révolution. 

C'est  à  tort  aussi  qu'ils  se  défient  des  campagnes  et  atlendeat 
tout  des  villeE.  Les  populations  urbaines  ne  «ont  que  révolution- 


-J 


660  BEVUE   DES   DEUX  UOKDES. 

naires,  ce  qui  est  un  tempérament  incompatible  avec  des  institutions 
libres;  excellent  pour  renverser  la  monarchie,  i!  ne  vaut  rien  pour 
fonder  la  république.  Les  paysans  au  contraire  sont  conservateurs 
d'instinct,  mais  républicains  de  mœurs.  Si  vous  pouvez  les  conver- 
tir à  la  république,  celle-ci  sera  définitivement  assise.  Voyez  la 
Suisse  et  les  États-Unis.  Leur  base  solide,  c'est  la  masse  des  pro- 
priétaires ruraux;  le  point  menaçant,  ce  sont  les  grandes  villes  : 
ici  Genève,  là-bas  New-York.  Cette  vérité  avait  été  clairement 
aperçue  par  Aristote.  D'après  lui,  aucun  peuple  n'est  plus  propre  à 
fonder  la  démocratie  qu'un  peuple  de  laboureurs.  Ils  vîvtnt  sim- 
plement des  fruits  de  leur  travail,  ils  sont  attachés  à  l'ordre;  leurs 
besoins  sont  bornés,  leur  condition  très  semblable  ;  ils  ne  connais- 
sent ni  l'oisiveté  ni  le  luxe,  ces  détestables  fruits  de  l'inégalité, 
source  inévitable  des  dissensions  sociales.  Vouloir  fonder  une  dé- 
mocratie libre  avec  l'unique  appui  des  grandes  villes  et  contre  le 
gré  des  campagnes  est  la  plus  vaine  des  tentatives.  Tant  que  l'é- 
tat romain  a  été  rempli  de  propriétaires  libres,  cultivant  leur 
champ,  il  a  pu  constituer  une  république  forte  et  glorieuse.  Dès  que 
Rome  s'est  peuplée  d'une  masse  de  prolétaires  et  d'oisifs  opulens, 
elle  est  tombée  dans  l'empire,  et,  qu'on  le  remarque  bien,  elle  ne 
pouvait  y  échapper.  Ce  n'est  pas  César,  c'est  la  corruption  des 
mœurs  qui  a  tué  la  république. 

J'ajouterai  une  dernière  considération.  Si  l'on  continue  d'accor- 
der trop  d'empire  à  l'esprit  littéraire,  les  institutions  républicaines 
prendront  diUicilement  racine.  Tocqueville  a  montré  à  l'évidence 
comment  l'esprit  littéraire,  devenu  tout-puissant  à  la  fin  du  siècle 
dernier,  avait  engagé  la  révolution  dans  une  voie  où  elle  devait  pé- 
rir. M.  Caro  vient  de  nous  faire  connaître  la  détestable  influence 
que  ceitaine  littérature  a  exercée  sur  les  tristes  événemens  dont 
Paris  a  été  le  théâtre.  La  France  a  toujours  adoré  l'esprit;  elle  aime 
les  beaux  disconrs,  les  livres  bien  écrits,  les  idées  générales  bril- 
lamment formulées,  les  mots  vifs,  les  traits  piquans.  Mirabeau, 
en  grand  artiste  qui  connaît  son  public,  avait  toujours  soin  d'â- 
guiser  une  pensée  forte  en  un  trait  piquant  qu'il  plaçait  à  la  fin  de 
ses  périodes.  Les  Français  n'ont  pas  tort  en  ceci,  car  c'est  par  les 
lettres  qu'ils  ont  acquis  la  meilleure  partie  de  leur  renom,  et  qu'ils 
ont  contribué  à  répandre  dans  le  monde  certains  principes  de  jus- 
tice sociale;  mais  parce  qu'on  admire  les  littérateurs,  ce  n'est  pas 
une  raison  pour  en  faire  des  législateurs.  Lisez  les  poètes  et  les 
bons  écrivains,  dressez-leur  des  statues,  vous  ne  pouvez  leur  faire 
trop  d'honneur;  mais  ne  leur  confiez  pas  la  direction  des  affaires 
publiques,  car  d'ordinaire  ils  n'entendent  même  rien  à  gérer  les 
leurs.  11  ne  faut  poiifl  s'en  étonner.  La  principale  qualité  d'un  poète 


DES  FOBUeS   DU   GOUVEBNEUENT.  661 

et  de  tout  littérateur  est  l'imaginatjon  ;  or,  en  atTaires,  rien  de 
plus  funeste  que  l'imagination.  Elle  efface  les  obstacles  ou  accroît 
les  périls,  teint  tout  en  rose  ou  en  noir,  en  un  mot  empêche  de 
voir  les  clioses  telles  qu'elles  sont.  Les  imbéciles  font  fortune,  dit-on, 
tandis  que  les  hommes  de  génie  se  ruinent.  C'est  que  les  premiers, 
rampant  à  terre,  aperçoivent  les  obstacles  et  les  évitent,  tandis  que 
les  seconds,  la  tète  dans  les  nues,  se  heurtent  à  toutes  les  pierres  et 
,  sejettentdans  les  abîmes.  La  première  qualité  de  l'homme  d'état  est 
une  vue  claire  de  la  réalité,  car  on  ne  peut  tabler  sur  des  espé- 
rances, et  il  importe  de  ne  tenir  compte  que  des  faits.  En  politique, 
il  ne  faut  donc  pas  se  laisser  guider  par  des  hommes  de  lettres, 
ni  emporter  par  l'esprit  littéraire.  Si  je  voulais  ruiner  une  pro- 
vince, disait  Frédéric  U,  j'en  confierais  le  gouvernement  à  un  phi- 
losophe. 

Il  est  même  très  dangereux  de  transporter  la  langue  littérure 
dans  l'administration  des  intérêts  de  l'état.  Le  littérateur  vise  à 
l'elTet  plutôt  qu'à  rendre  la  vérité.  Il  ne  se  soucie  point  d'un 
nombre  exact  :  pour  dire  beaucoup,  il  dira  mille  ou  un  million. 
II  écrira  qu'à  l'ennemi  la  France  opposera  âO  millions  de  poitrines; 
il  le  croira  peut-être  et  du  moins  le  fera  croire.  L'antithèse,  la 
métaphore,  l'hyperbole,  sont  des  figures  de  rhétorique  qui,  dans 
un  livre,  feront  peut-être  le  meilleur  effet;  mais,  dans  la  bouche 
de  ceux  qui  gouvernent,  elles  peuvent  amener  d'irréparables  mal- 
heurs. Que  de  mal  n'a  pas  fait  en  93  la  fausse  rhétorique  du  tempsi 
Que  de  sang  versé  au  nom  des  grandes  phrases  empruntées  à  Rous- 
seau ou  à  Piutarquel  Quel  danger  de  donner  à  la  politique  d'un 
grand  pays  une  expression  assez  tranchante  pour  qu'elle  tienne 
dans  les  deux  membres  d'une  antithèse!  Que  de  mécomptes  quand 
00  veut  formuler  un  programme  en  métaphores  brillantes,  ou 
quand  on  transforme  une  situation  au  gré  d'une  imagination  trop 
ardente! 

Le  mal  que  je  signale  est  grave,  surtout  quand  il  s'agit,  comme 
en  France,  de  refaire  toutes  les  institutions  sans  le  secours  de  la 
tradition,  celles  qui  existaient  ayant  conduit  le  pays  à  sa  perte. 
L'esprit  littéraire  tiendra  lieu  de  science  politique,  car  celle-ci  est 
généralement  Ignorée.  Elle  n'est  enseignée  nulle  part.  Elle  est  bien 
cultivée  par  quelques  écrivains  d'élite,  mais  leurs  livres  sont  peu 
lus,  et  eux-mêmes  ne  sont  pas  nommés  aux  assemblées  consti- 
tuantes. La  France  devrait  avoir  partout  des  professeurs  chargés  de 
découvrir  les  meilleures  formes  de  gouvernement  et  de  communi- 
quer au  public  le  résultat  de  leurs  études,  attendu  que  tous  les 
vingt  ans  elle  -renverse  son  gouvernement  et  en  cherche  un  meil- 
leur. Et  cependant  on  n'a  pas  songé,  que  je  sache,  à  élever  des 


J 


662  lErvE  MS  DEin  wnrDta. 

cbairet  de  droit  constitotionoel  (1).  C'est  l'esprit  littiraîre,  ce  n'est 
pas  la  Bcitnce  politique  qui  a  dkté  la  constitution  de  1S&8  :  aossi 
celle-ci  n'a-t-elle  pas  duré  longtemps.  Consul  tera-t-on  dawitagc 
la  science  en  18717  A  suivre  la  discussion  récente  sur  la  réorgani- 
sation de  l'administration  des  dépanemens,  oo  serait  porté  à  ta 
douter.  Il  faudrait  se  livrer  patiemment  k  l'étude  comparée  des 
constitutions  étrangères  et  recueillir  les  enseignemens  de  l'histmre, 
sans  se  laisser  entraîner  par  le  charme  de  l'éloquence  et  par  la  magie  . 
de  la  rhétorique.  Partout  où  les  procédés  scientifiques  ont  été  ap- 
pliqués, de  merreilleui  progrès  ont  été  accomplis;  mais,  chose  toot 
à  fut  inconcevable ,  on  l'a  rien  fait  pour  favoriser  la  science  qui 
s'occupe  des  institutions  politiques.  Et  pourtant  c'est  du  choix  de 
ces  institutions  que  dépend  le  bonheur,  la  graiideur,  disons  pins, 
l'existence  même  de  la  nation.  Aux  Ëtats-IJnis,  il  n'est  pas  une  école 
où  l'on  ne  fasse  connaître  les  lois  constitutionnelles  de  l'état  et 
de  l'L'nton.  En  Allemagne,  dans  toutes  les  universités,  ri  y  a  plu- 
sieurs chaires  de  droit  public  et  de  science  sociale.  Il  en  est  de 
même  en  Hollande  et  en  Italie.  En  Belgique,  on  esjilique  la  consti- 
tution belge  dans  les  universités,  dans  tous  les  établisseoiens  d'en- 
seignement moyen  et  dans  beaucoup  d'écoles  primaires.  Dans  l'as- 
semblée appelée  à  donner  une  nouvelle  constitution  à  la  France, 
combien  se  trouvera-t-il  de  personnes  qui  auront  suivi  un  cours  ou 
fait  des  études  spéciales  sur  cette  importante  matière?  11  y  a  là  une 
immense  et  inquiétante  lacune  qu'il  faudra  s'efforcer  de  combler. 
C'est  surtout  en  fait  d'institutions  politiques  qu'il  est  nécessaire  de 
faire  appel  à  l'esprit  scientifique  et  de  se  défier  de  l'esprit  litté- 
raire. 

J'ai  essayé  d'indiqner  quelques  penchans  mauvais  et  certaines 
idées  fausses  qui  rendraient  impossible  l'établissement  de  la  répu- 
blique en  France;  je  voudrais  examiner  maintenant  quelles  seraient 
les  institutions  qui  pourraient  en  assurer  la  durée. 

Ëhils  de  Lâtelete. 

(1)  n  y  R  i  l'École  des  chirtes  an  conra  sur  les  inMitutloDi  politiques,  admInUtn- 

ti\es  et  JudicUires  de  [a  France,  et  au  Collège  de  France  une  chaire  de  lëgisIfttiOD 
comjMréi];  mais  je  ne  crois  pai  que  cee  courg  répondent  *u  besoin  que  Je  signale. 
Cette  lacune  est  sf  apparente,  suriout  maintenant,  qu'un  comité  vient  de  se  formera 
Paris  pour  oi^niaer  une  faculté  libre  de  sciences  palttiques.  Les  stcn^laires  du  comité, 
MH.  C.  BaDtmy  et  E.  Vinet,  ont  même  publié  un  programme  dos  cours  très  bien 
conçu,  Lldiîe  est  excellente,  elle  mérite  l'appui  de  tous;  mais  elle  ne  porter*  de* 
fruits  que  si  l'État  institue,  comme  m  B<;lglque,  un  dipl6me  sricntiBque  pour  le» 
sdences  poliriques,  qui  deviendrait  an  titra  de  prt^férence  ponr  les  fonctiane  admi 
tratlTes.  Cest  le  seul  moyen  d'aroir  tin  contJDgent  suSisaiit  d'élèves  aaaidua  ai 
répandra  la  conoaittanM  sérleiue  de»  «ciences  politiques  dans  le  payg. 


FLEURS  DE  SANG 


Pendant  que  nous  faisions  la  guerre, 
Le  soleil  a  fait  le  printemps; 
Des  fleurs  s'élèvent  où  naguère 
S'entre-tuaient  tes  combattans. 

Malgré  les  morts  qu'elles  recouvrent. 
Malgré  cet  effroyable  engrais, 
Voici  leurs  calices  qui  s'ouvrent. 
Comme  l'an  dernier,  purs  et  frajs. 

Comment  a  bleui  la  pervenche? 
Comment  le  lis  renalt-il  blanc, 
Et  la  marguerite  encor  blanche, 
Quand  la  terre  a  bu  tant  de  sang? 

Quand  la  sève  qui  les  colore 
K'est  faîte  que  de  sang  humain, 
Comment  peuvent-elles  éclore 
Sans  une  tache  de  carmin  ? 

Leur  semble-t-il  pas  que  la  honte 
Des  vieux  parterres  envahis 
Jusques  à  leurs  corolles  monte 
Des  entrailles  de  leur  pays  ? 

Sous  nos  yeux  l'étranger  les  cueille, 

Pas  une  ne  lui  tient  rigueur. 

Et,  quand  il  passe,  ne  s'effeuille  p          t  , 

Pour  ne  point  sourire  au  vwDqueur;  '  ■  ^^'^'*^'y '^ 


BETDE   DES  DEUX   MONDES. 

Pas  une  ne  dit  i  l'abeille  : 
a  Je  suis  cette  fois  sans  parfum  ;  ■ 
Au  papillon  qui  la  réveille  : 
s  Cette  fois  tu  m'es  importun.  ■ 

Pas  uoe,  eu  ces  plaines  fatales 
Où  tomba  plus  d'un  pauvre  enfant. 
N'a,  par  pudeur,  de  ses  pétales 
Assombri  l'éclat  triomphant. 

De  notre  deuil  tissant  leur  gloire, 
Elles  ne  nous  témoignent  rien, 
Car  les  fleurs  n'ont  pas  de  mémoire. 
Nouvelles  dans  un  monde  ancien. 

0  fleurs,  de  vos  tuniques  neuves 
Refermez  tristemeat  les  plis, 
Ne  vous  sentez-vous  pas  les  veuves 
Des  jeunes  cœurs  ensevelis? 

A  nos  malheurs  indiCféreotes 
Vous  vous  étalez  sans  remords  : 
Fleurs  de  France,  un  peu  nos  parentes. 
Vous  devriez  pleurer  nos  morts. 


SciXX-PRDDHOiaiE. 


,  Google 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  Juillet  1S11. 

11  est  encore  bien  des  esprits  qui  ne  peuvent  se  faire  au  régime  sous 
lequel  nous  vivons,  et  qui  à  la  première  occasion  éclatent  en  impa- 
tiences. La  réflexion  les  relient,  l'instinct  les  emporte  parfois.  Ils  passent 
leur  temps  à  mettre  d'accord  leurs  idées,  qui  vont  au-delà  de  l'ordre 
de  choses  actuel,  et  leur  patriotisme,  qui  s'incline  devant  la  nécessité. 
C'est  ainsi  que  s'expliquent  peut-être  ces  légères  recrudescences,  de 
plus  en  plus  rares  d'ailleurs,  où  se  réveillent  comme  dans  un  éclair  ces 
questions  de  république  et  de  monarchie  qu'on  est  convenu  de  lais- 
ser dormir,  et  qui  se  déchaînent  de  temps  h  autre  à  l'improviste ,  ne 
fût-ce  que  dans  une  discussion  sur  la  validité  d'une  élection.  Un  in- 
stant tous  ces  mots  de  guerre  retentissent,  la  querelle  a  l'air  de  a'en- 
flammer,  c'est  l'effet  de  l'impatience;  aussitôt  on  court  se  remettre  à 
l'abri  sous  la  protection  du  pacte  qu'on  s'est  fait  une  loi  de  maintenir, 
c'est  la  réflexion  qui  reprend  son  droit.  Le  pacte  de  Bordeaux,  c'est 
notre  constitution.  Assurément,  on  ne  peut  dire  le  contraire,  ce  régime 
qui  pèse  aux  impatiens  et  à  tous  les  partisans  de  la  logique  à  outrance, 
ce  régime  est  une  nouveauté  un  peu  étrange  dans  l'histoire  des  gouver- 
nemens;  il  n'a  pu  naître  que  dans  des  circonstances  extraordinaires,  et 
parce  qu'il  a  trouvé  tout  à  propos  pour  le  personnifier  un  homme  of- 
frant les  garanties  d'un  esprit  supérieur  et  d'une  grande  expérience, 
d'un  palrioiisme  dévoué  et  d'un  libéralisme  conservaleur.  Il  a  quelque 
peine  à  se  définir  lui-même,  et  il  aurait  tout  au  plus  un  nom,  s'il  ne 
s'appelait  avant  tout  la  France.  Il  ne  faut  pas  cependant  l'oublier,  ce 
régime  a  pour  lui,  aujourd'hui  comme  hier,  la  force  de  la  nécessité: 
il  est  la  défense  du  pays  devant  l'étranger,  la  sauvegarde  de  ce  qui 
nous  reste  d'ordre  intérieur,  et,  tel  qu'il  est  depuis  qu'il  existe.  Il  a 
sufQ  pour  créer  ces  conditions  visibles  d'apaisement  où  la  vie  com- 
mence à  renaître,  où  de  vieilles  proscriptions  ont  pu  être  abrogées  stJns 


66o  KETUB  DBS  DBOX  HORDES. 

péril,  où  assemblée  et  gouvenieiDent  sont  à  coup  sûr  moins  préoccupés 
de  multiplier  les  causes  de  division  que  de  s'unir,  de  se  ménager, 
même  quand  ils  ne  sont  pas  d'accord. 

C'est  un  régime  provisoire,  soit;  coanalt-OD  beaucoup  de  régimes  dé- 
finitifs qui  auraient  pu  faire  en  si  peu  de  temps  ce  qu'a  fait  ce  régime 
provisoire  par  la  seule  autorité  du  bon  sens,  du  patriotisme  et  de  la 
persuasion?  Il  y  a  quelques  mois  à  peine,  la  France  était  accaUée  sons 
le  poids  des  plus  horribles  infortunes,  au  point  qu'on  en  était  à  se  de- 
mander comment  elle  pourrait  se  relever,  d'où  elle  pourrait  tirer  l'ef- 
froyable rançon  qu'on  lui  imposait  le  couteau  sur  la  gorge.  EUIe  n'est 
point  encore  relevée  à  sa  juste  hauteur  sans  doule  ;  elle  a  du  moins 
trouvé  dus  ressources,  elle  a  vu  renaître  son  crédit  par  cet  emprunt  dont 
le  prodigieux  succès  avait  été  si  habilement  ménagé,  qui  a  été  une  vic- 
toire pour  celui  qui  l'avait  préparé  comme  pour  le  pa\s.  Il  n'y  a  pas 
si  longtemps  encore,  les  passions  de  parti  se  jetaient  avec  une  ardeur 
jalouse  sur  certaines  questions  dont  elles  exagéraient  la  gravité.  Il  sem- 
blait que,  si  l'on  ouvrait  la  porte  aui  princes  des  anciennes  familles 
royales,  si  on  touchait  aux  lois  d'exil,  tout  devait  être  en  combustûm  le 
lendemain.  Les  lois  d'exil  ont  disparu,  les  princes  sont  revenus,  ils  tml 
pu  respirer  l'air  de  la  France  et  vivre  de  la  vie  de  tout  le  monde  ;  tl  nV 
a  point  eu,  que  nous  sachions,  la  moindre  révolution.  Ce  qui  était  une 
question  n'en  est  plus  une,  et  la  république  ne  s'en  trouve  pas  plus 
mal.  Il  y  a  miteux,  M.  le  comte  de  Chambord  lui-même  a  pu  en  pleine 
France,  dans  sou  château  de  la  Loire,  publier  son  manifeste  sur  le 
drapeau  blanc;  il  est  veau  en  France  sans  apparat,  sans  faste  d'au- 
cune sorte  :  il  s'est  retiré  simplement.  Qu'en  est-il  résulté?  Pas  mêate 
l'ombre  d'une  agitation ,  —  preuve  infaillible  de  cet  état  d'apaisement 
mêlé,  si  l'on  veut,  de  lassitude,  où  peuvent  se  passer  le  plus  tran- 
quillement du  monde  es  faits  qui  eussent  été  considérés  autrefois 
comme  des  dangers  publics,  qui  auraient  mis  toutes  les  polices  en  casa- 
pagne.  Ce  n'est  point  sans  doute  que  dans  la  situation  de  la  France  tout 
soit  également  ioolTensif  et  rassurant.  Quand  on  voit  les  incendies  se 
succéder  dans  certaines  villes,  à  Nancy,  à  Bourges,  ailleurs  encore,  à  la 
suite  des  incendies  de  Paris,  on  est  porté  à  se  demander  si  ces  sinistres 
sont  l'œuvre  du  hasard,  ou  s'ils  ne  sont  pas  l'implacable  réalisation  de 
quelque  plan  mystérieux  et  diabolique  destiné  à  entretenir  l'agitation. 
Quand  on  observe  certains  symptômes,  on  se  dit  involontairement  qu'il 
y  a  des  passions  qui  ont  été  vaincues  sans  être  découragées,  et  que  le 
gouvernement  entendrait  singulièrement  son  devoir,  s'il  montrait  quel- 
que faiblesse  après  avoir  été  obligé  de  livrer  la  plus  sanglante  bataille. 
Oui,  sans  doute,  on  ne  peut  s'y  tromper,  il  y  a  des  passions  qui  vivent 
encore  dans  certaines  sphères;  mais  dans  la  masse  du  pays  ce  qui  d»- 
mine,  c'est  le  désir  ardent  du  repos,  c'est  le  besoin  de  roir  se  régulariser 


BETCE.   —  CHBONIQUI.  607 

et  se  ronsolîder  cette  paix  relative  qui  a  fait  d'incontestables  pn^rës  de- 
puis deux  mois,  qui  est  l'œavre  ffnn  régime  de  patriotiqae  et  libé- 
raie  pradeoce,  et  à  laquelle  tout  le  monde  a  contribué,  le  chef  du  pou- 
voir exécutif  [jar  ses  direclions,  son  initiative  et  son  habileté,  l'assemblée 
nationale  par  son  esprit  d'abn^alioa  et  sa  bonne  volonté. 

Celte  assemblée  en  effet,  cette  aaembtée  elle-même  est  asaarément 
des  plus  modérées.  Elle  a  un  mérite  qui  a  singulièrement  servi  à  la  paix 
publique  dans  les  circonstances  actuelles  :  en  tout  ce  qui  est  politique, 
eUe  sait  se  coateuir  et  même  oublier  presque,  qoand  il  le  faut,  qu'elle 
est  le  pouvwr  prépondérant,  l'image  vivante  de  la  souveraineté  natio- 
nale. Elle  sait  prudemment  résister  aux  tentations  de  ia  tonte-puis- 
sance, et,  jusque  dans  ses  relations  journalières  avec  le  gouvernement, 
elle  n'abuse  point  de  ses  droits  les  plus  incontestés,  elle  n'en  use  même 
pas  toujours;  elle  s'abstient  avec  un  soin  scrupuienx  de  tout  ce  qni  pour^ 
rail  avoir  l'air  de  provoquer  des  crises  ou  des  conflit»  inutiles,  et  vérila- 
blemciit  jamais  assemblée  politique  n'a  vu  s'agiter  dans  son  sein  moins 
d'ambitions  et  de  compétitions  de  pouvoir.  Voyez  effectivement  ce  qui 
se  passe  :  à  coup  sûr,  l'assemblée  nationale  n'a  aucun  enthousiasme 
pour  le  ministère,  oh  !  pour  cela  non,  elle  n'aime  pas  le  ministère;  elle 
fait  des  exceptions  pour  quelques-uns- des  membres  du  cabinet,  comnae 
M.  Lambrecht;  pour  d'autres,  elle  n'a  que  le  goût  le  plus  médiocre,  cela 
est  certain,  cela  saute  aux  yeut,  et,  pour  tout  dire,  elle  n'a  pas  absolu- 
ment tort,  car  enfin,  parmi  ces  ministres  que  l'assemblée  n'aime  guère, 
il  en  est  qui  après  une  expérience  suffisante  pourraient  désormais  quit- 
ter le  pouvoir  sans  laisser  un  vide  sensible  dans  la  direction  des  affaires 
publiques.  Le  malheur  de  quelques-uns  des  ministres  d'aujourd'hui, 
c'est  de  plier  sous  le  poids  des  événemens  auxquels  ils  ont  participé,  on 
de  paraître  ne  pascomptendre  la  gravité  de  la  mission  que  la  plus  im- 
périeuse nécessité  leur  impose.  Ils  sont  des  ministres  ordinaires  et  très 
ordinaires  dans  des  circonstances  extraordinaires,  voilà  leur  faute.  Ils 
n'ont  visiblement  aucune  étincelle  de  l'inspiration  virile  et  passionnée 
qui  devrait  aujourd'hui  diriger  des  hommes  dans  l'œuvre  de  la  régéné- 
ration morale  et  de  la  reconstitution  du  pays. 

Quoi  doncl  direz-vous,  M.  Jules  Simon  o'ést-i)  pas  un  ministre  plein 
de  feu  et  de  zèle?  Il  vi^it  de  faire  une  tournée  à  Brest  et  h  Cher- 
bourg; il  est  allé  visiter  les  insurgés  de  Paris  retenus  sur  les  pontons, 
il  a  étudié  leurs  dossiers,  il  s'est  attendri  peut-être.  Nous  sommes 
charmés  d'apprendre  que  M.  Jules  Simon  a  trouvé  le  temps  d'aller  à 
Cherbourg  et  à  Brest  inspecter  les  pontons,  et  puisqu'il  est  en  si  bonne 
humeur  d'activité  pour  les  choses  qui  ne  ie  regardent  pas,  il  ne  se- 
rait pas  inutile  qu'il  déployât  cette  même  activité  dans  l'administratioD 
de  ITÎDStruciion  publique,  qui  le  regarde  nu  peu  plus.  Quand  H.  Jules 
Sinon  s'occuperait  de  l'enadgaerncst,  on  twil  est  à  faire,  au  lieu  de 


068  BErUE   DES   DEUX  MO!n>ES. 

s'occuper  des  pontons,  il  n'y  aurait  que  moîiié  mal,  et  il  serait  sans 
doute  alors  un  ministre  dd  peu  plus  accrédité.  Tout  ced  veut  dire  que 
l'assemblée  D'à  certes  pas  toujours  tort  daos  ses  défiances,  et  cependant 
elle  n'a  cessé  d'observer  la  plus  grande  réserve,  elle  n'a  eu  recours  i 
aucun  de  ces  procédés  par  lesquels  les  parlemens  font  la  vie  difficile  à 
un  cabiuet,  elle  n'a  laissé  échapper  aucun  vote  d'impatience  ou  d'en* 
nui.  Que  quelques-uns  des  ministres  songent  à  se  retirer  et  aient  remis 
leur  démission  au  chef  du  pouvoir  exécutif,  cela  même  se  passe  eo  dehors 
des  sphères  parlementaires.  L'assemblée  n'y  est  directement  pour  rien, 
et  si  elle  avait  à  dire  son  mot,  t&  n'est  pas  M.  Jules  Fsvre  seul,  ce  o'est 
même  pas  peut-être  M.  Jules  Favre  le  premier  qu'elle  rendrait  &  nue  r«- 
traite  qu'il  a  si  bien  méritée,  et  que  d'autres  ont  méritée  autant  que  loi. 
Les  ministres  qui  ont  toute  sorte  de  titres  h  se  retirer  peuvent  se  faire 
illusion,  ils  peuvent  se  figurer  qu'on  les  poursuit  pour  leurs  opinions, 
pour  leur  passé,  pour  le  rôle  qu'ils  ont  joué  au  k  septembre;  non,  ils 
tomberaient,  s'ils  tombaient,  parce  qu'ils  ne  répondent  plus  aux  néces- 
sifés  d'une  situation  nouvelle.  L'assemblée  n'a  rien  fait  pour  bâter  leur 
chute,  elle  a  montré  à  leur  égard  le  désintéressement  le  plus  complet, 
et  elle  serait  bien  plus  désintéressée  encore,  si  la  petite  crise  qui  se 
déroule  à  petit  bruit  depuis  quelques  jours  à  Versailles  devait  se  bor- 
ner à  la  retraite  de  M.  Jules  Favre. 

Il  est  vrai,  et  c'est  là  précisément  un  des  traits  curieux  du  régime 
actuel,  il  est  vrai,  soit  dit  sans  oITenser  personne,  que  les  ministres 
ne  comptent  guère,  et  que  tout  ce  qui  se  fait  en  politique  depuis  six 
mois  se  noue  par-dessus  leur  tête  entre  M.  Thiers  et  l'assemblée.  Quand 
M.  Thiers  veut  faire  sentir  sou  action,  il  ne  se  sert  pas  d'intermédiaire, 
il  va  droit  à  l'assemblée,  et  il  lui  parle  ce  langage  éloquent,  sensé,  habile, 
persuasif,  qui  la  laisse  toujours  charmée.  Quund  l'^semblée  elle-même 
a  une  opinion  décidée,  elle  sait  bien  que  c'est  au  cnef  du  pouvoir  exé- 
cutif qu'elle  doit  s'adresser.  M.  Thiers  et  l'assemblée,  ce  sont  là  les  deuï 
vraies  forces  de  la  situation  faite  à  la  France,  et  ce  qui  achève  de  carac- 
tériser le  régime  actuel,  c'est  que  les  relations  de  ces  deux  forces,  de  ces 
deux  pou  voira  si  l'on  veut,  n'ont  d'autre  règle,  d'autre  mesure  qu'âne  sa- 
gesse commune.  On  a  eu  déjà  plus  d'une  fois  la  pensée  de  régulariser 
ou  de  préciser  ces  relations  en  leur  assurant  du  moins  une  certaine 
durée,  en  les  mettant  k  l'abri  des  instabilités  quotidiennes.  On  semble  y 
revenir  aujourd'hui  par  l'idée  d'une  proposition  qui  conférerait  à  M.  Thiers 
un  pouvoir  plus  permanent,  proportionné  sans  doute  à  l'existence  de 
l'assemblée  elle-même.  Ira-t-on  jusqu'au  bout  de  ce  projet,  remis  à  jour 
tout  à  coup?  cette  combinaison  se  lie-t-elle  à  une  modification  minis- 
térielle? a-t-e!le  été  conçue  en  prévision  des  vacances  prochaines  que 
l'assemblée  veut  se  donnerT  Bien  n'est  assurément  plus  naturel  que  de 
vouloir  donner  une  certaine  stabilité  à  des  conditions  de  gouvernement 


>9«K»': 


BETOE.   —   CHBONIQDE.  669 

nécessaires,  rien  n'est  plus  politique  que  de  chercher  à  maintenir  au 
pouvoir  la  sagesse  et  l'habileté,  quand  on  a  eu  la  bonne  fortune  de  les 
trouver  réunies  dans  un  homme  qui  est  l'honneur  de  son  pays. 

On  peut  essayer  de  résoudre  ce  problème;  il  ne  faut  pas  cependant  se 
faire  illusion  :  ce  ne  sera  pas  aussi  facile  qu'on  le  croît,  par  cette  raison 
bien  simple  qu'en  l'absence  de  toute  constitution  définitive  c'est  tou- 
jours l'esprit  de  bonne  conduite  et  de  bonne  volonté  qui  règne  et  gou- 
verne en  dehors  de'toutes  les  combinaisons  momentanées  qu'on  s'impose. 
Le  nom  pourra  changer,  la  situation  restera  à  peu  près  la  même,  en  ce 
sens  que  demain  comme  hier  elle  reposera  sur  le  concours  permanent, 
nécessaire,  toujours  renouvelé  des  deux  forces  que  les  circonstances  ont 
rapprochées  pour  le  bien  du  pays.  Au  point  où  nous  en  sommes,  on  con- 
(;oit  aussi  peu  l'assemblée  sans  M.  Thiers  que  M.  Thiers  sans  l'assemblée. 
C'est  l'alliance  de  ces  deux  forces  qui  nous  a  rendu  ce  quenous  avons  de 
paix  publique,  qui  a  ramené  la  sécurité,  la  conllance,  l'illusion  de  quel- 
que chose  de  déûniiif  dans  le  provisoire.  C'est  par  l'alliance  de  ces  deux 
forces  que  la  France  peut  reprendre  une  attitude  devant  l'étranger,  re- 
nouer des  relations  et  se  remettre  à  suivre  avec  fruit  pour  elle-môme, 
peut-être  aussi  avec  utilité  pour  d'autres,  tous  ces  mouvemens  qui  s'ac- 
complissent en  Europe,  en  Allemagne  comme  ailleurs.  C'est  par  l'alliance 
de  ces  forces  enfin  et  seulement  par  cette  alliance  qu'elle  peut  arriver 
à  résoudre  tous  ces  problèmes  qui  deviennent  chaque  jour  plus  pres- 
saos,  qui  sont  la  condition  première  de  sa  renaissance  parmi  les  peu- 
ples, la  réorganisation  de  son  armée,  la  réorganisation  de  ses  finances, 
la  réorganisation  de  tout  ce  qui  peut  renouveler  sa  puissance  intérieure 
eu  rouvrant  les  sources  de  sa  vitalité  politique  et  morale. 

Que  M.  Thiers  et  l'assemblée  ne  soient  pas  toujours  d'accord  dans  la 
recherche  des  moyens  les  plus  propres  à  réaliser  cette  œuvre  de  réfor- 
mation nationale,  ce  n'est  point  certainement  impos<;ibIe,  et  il  faudrait 
bieû  de  la  naïveté  pour  n'avoir  point  prévu  d'inévitables  conflits  d'opi- 
nions. Non,  M.  Thiers  et  l'assemblée  ne  sont  pas  toujours  d'accord,  ils 
ne  s'entendront  pas  toujours,  et  ils  ne  doivent  pas  moins  rester  unis.  On 
fera  ce  qu'on  a  fait  ces  jours  derniers,  lorsque  l'assemblée,  paraissant 
disposée  à  faire  peser  sur  le  pays  tout  entier  l'indemnité  des  dommages 
causés  aux  départemens  envahis,  s'est  trouvée  en  présence  du  chef  du 
pouvoir  exécutif  défendant  les  intérêts  du  trésor.  On  a  pris  quelques 
jour?,  et  on  trouvera  sans  doute  une  transaction.  Ce  qui  est  bien  clair, 
c'est  qu'il  y  a  un  certain  nombre  de  questions  dont  la  solution  est 
désormais  urgente,  impérieuse-,  il  n'y  a  plus  de  temps  à  perdre. 

La  réorganisation  de  nos  forces  militaires  est  surtout  une  de  ces  ques- 
tions qui  s'imposent  d'elles-mêmes.  Depuis  quelques  mois,  toutes  les 
opinions  ont  pu  se  produire,  toutes  les  polémiques  sont  ouvertes,  tous 
les  systèmes  ont  plaidé  leur  cause,  sans  parler  des  faits  qui  ont  d3  leur 


670  SSTDB  t>U  DEOX  XOHKS. 

cOlé  UD  langage  assez  éloquent.  Une  oommissioa  parleroeDUire  s'est 
livrée  au  travail  le  plus  consciencieux  et  le  plus  approfondi.  Aujourd'hui 
la  décision  ne  peut  plus  être  ajournée,  d'autant  plus  qu'on  semliie 
s'être  mis  d'accord  sur  le  principe  même  du  service  obligatoire.  Le 
principe  admis,  tout  n'est  point  uni  certainement,  mais  du  moins  on  a 
fait  un  grand  pas,  on  a  un  point  de  départ  Hic,  et  on  peut  s'engaga' 
dans  cette  œuvre  laborieuse,  diUicile,  patriotique,  de  la  réorganisatimi 
de  l'armée.  Une  discussion  prompte,  suivie  d'une  Ttolutîon  définitive, 
aurait  l'avantage  de  dissiper  toutes  les  incertitudes,  de  mettre  Gn  à  une 
foule  de  polémiques  très  vives,  très  bien  intantionoées,  nous  n'en  doutons 
pas,  mais  qui  ne  sont  peut-ôtre  pas  toujours  profitables  à  l'esprit  mili- 
taire. Certes,  dans  l'élude  de  ce  grand  problème  de  l'organisation  de 
notre  armée  nouvelle,  les  rapporu  que  M.  le  colonel  de  Stoffel  adressait 
autrefois  de  Berlin  au  gouvernement  impérial,  et  qu'il  rassemble  aujour- 
d'hui, sont  un  des  documens  tes  plus  utiles  et  les  plus  saisissans.  Ces 
rapports,  où  éclate  le  pressentiment  attristé  de  nos  désastres,  montrent 
d'avance  ce  qui  manquait  à  la  France,  ce  qui  faisait  la  supériorité  de  la 
Prussej  ils  sont  l'analyse  passionnée  et  lumineuse  de  l'inégalité  de  ces 
forces  qui  allaient  s'entre-choquer,  et  ils  sont  inséparables  de  l'bistoire 
de  cette  guerre,  conduite  avec  une  impéritie  que  M.  de  Persigny  avoue 
aujourd'hui,  après  avoir  été  entreprisse  par  l'imprévoyance.  Nous  nous 
demandons  seul  ment  par  quelle  étrange  inspiration  M.  le  coloael  Stol^ 
fe!  a  cru  devoir  ajouter  à  ces  rapports  une  préface  amére  et  désespérée 
qui  incrimine  tout,  le  présent,  l'avenir  comme  le  passé.  Si  U.  le  colonel 
Stoffel  dit  vrai,  que  reste-t-il  debout  en  France,  et  que  peut-on  ei- 
pérer  encore?  Rien  en  vérité.  Qu'on  soit  sans  illusion  et  sans  faiblesse 
~  pour  les  infaluatioos  populaires  comme  pour  les  fautes  des  hommes,  rien 
de  mieux;  mais  enûn  ce  n'est  point  sous  cette  inspiration  désespérée 
qu'on  peut  se  mettre  utilement  à  réorganiser  notre  armée,  et  ce  n'^ 
point  dans  cet  esprit  que  l'assemblée  abordera  la  grande  discnssïoa  qui 
s'approche. 

Les  affaires  financières  ne  sont  pas  moins  pressantes  pour  le  moment 
que  la  réorganisation  militaire.  U  faut  combler  les  déficits  créés  par  h 
guerre,  assurer  le  service  des  intérêts  des  emprunts  devenus  nécessaires, 
proportionner  en  un  mot  nos  ressources  à  nos  charges  nouvelles.  Le 
gouvernement,  on  le  sait,  a  prt^sé  un  certain  nombre  d'impôts  dont 
le  plus  grave  est  un  droit  de  20  pour  100  sur  l'entrée  des  matières  pre- 
mières. Si  M.  Pouyer-Qoerlier  était  seul  à  proposer  cette  taie,  ce  ne 
serait  rien  encore;  mais  ici  M.  Thiers  apparaît  comme  la  terrible  arriére- 
garde  de  sou  ministre  des  finances.  Or  la  commission  du  budget  résiste 
jusqu'ici  à  cette  proposition,  dans  laquelle  elle  voit,  non  sans  raison,  use 
menace  pour  le  commerce  français.  Il  faut  c^ndant  combler  ce  déficit 
béant.  Les  uns  proposent  une  taxe  sur  les  produits  fabriqués,  d'autres 


RETUB.   —  CHBOHIQDB.  d71 

rerienDeot  plus  que  jamais  à  l'impôt  sur  le  revenu;  mais  l'impAt  sur  le 
revenu  implique  à  son  tour  un  rcmaiiiemeiit  presque  complet  de  notre 
système  tributaire,  et  c'est  ainsi  que  les  problèmes  s'agrandissent.  La 
commission  du  budg;et  est  eDcoœ  à  l'œuvre,  et  tout  ce  qu'on  peut  dire, 
c'est  qu'elle  porte  duos  l'étude  de  ces  épineuses  afTaires  de  finances  un 
e^rit  qui,  pour  être  iodépândant,  ne  se  prêtera  pas  moins  aux  transac- 
tions nécessaires. 

Une  des  questions  les  plus  ^aves,  les  plus  délicates  peut-être,  et  où 
éclate  avec  le  plus  d'iugénuité  l'esprit  à  la  fois  conservateur  et  novateur 
de  cette  assemblée  versaillaise  chargée  de  remettre  la  France  sur  le 
cbemin  du  salut,  c'est  cette  question  de  l'oi^anisatton  des  cooseils-gë- 
néraux  ou  de  la  décentralisation,  qui  vient  d'être  a(;itée  pendant  quel- 
ques jours.  La  loi  de  décentralisation,  due  à  l'initiative  parlementaire, 
a  été  votée  k  une  seconde  lecture,  —  une  réforme  dont  on  parlait  de- 
puis si  longtemps  se  trouve  presque  accomplie.  ¥  aura-t-il  à  la  dernière 
heure,  à  l'épreuve  suprême  et  définitive  de  la  troisième  lecture,  quelque 
revirement  provoqué  par  une  intervention  plus  ou  moins  directe  du 
chef  du  pouvoir  exécutif  7  Ce  qui  est  clair,  c'est  que  l'assemblée  tient 
à  son  œuvre,  c'est  que  la  majorité,  formée  d'ailleurs  en  dehors  de  tout 
esprit  de  parli,  a  enlevé  la  vîctoir«  au  pas  de  charge,  sans  se  laisser 
détourner  par  les  oppositions  ou  les  malveillances  qui  cherchaient  à  lui 
faire  peur  de  ses  témérités  novatrices.  On  peut  dire  en  effet  que  la  loi 
nouvelle  est  bien  l'expression  des  tendances  les  plus  intimes  de  cette 
masse  parie men taire,  de  celte  armée  qu'on  ne  sait  trop  comment  défi- 
nir, puisqu'elle  compte  des  soldats  dans  tous  les  camps,  dans  la  jeune 
gauche  comme  dans  la  droite,  mais  qui  porte  certainement  dans  les 
affaires  publiques  un  grand  fonds  de  bon  vouloir,  du  libéralisme,  de  la 
sincérité,  une  sorte  de  hardiesse  invtriontairé  et  pas  du  tout  de  préjugés. 
Le  vote  qui  tranche  une  si  grosse  question  est  presque  audacieux,  nous 
en  convenons,  la  discussion  a  été  des  plus  intéressantes,  bien  plus  inté- 
ressante que  beaucoup  d'autres  discussions  qui  font  plus  de  bruit;  elle 
a  révélé  des  talens  réels,  de  vrais  wateurs,  jeunes  ou  anciens,  partisans 
ou  adversaires  de  la  réforme  nouvelle,  H.  Emonl,  M.  Achille  Relorme, 
M.  Emile  Leooel,  M.  Raoul  Duval,  M.  Ernest  Duvei^er  de  Hauranne. 
sans  parler  du  spirituel  et  impétueux  patriarche  de  la  décentralisation, 
M.  Baudot,  et  sans  oublier  M.  Léonce  de  Lavergne,  qui  n'a  pas  peu  con- 
tribué à  décider  le  succès  de  la  loi  par  deux  courtes  allocutions  d'une 
netteté  familière  et  imisive.  Tout  le  monde  a  donné  dans  la  bataille,  et 
en  fin  de  compte  la  décentralisation  a  triomphé  de  tomes  les  résistances, 
des  honnêtes  scrupules  du  ministre  de  l'intérieur.  M.  Lambreeht,  de 
l'hostilité  très  vive  de  M.  Ernest  Picard,  qui  se  croyait  peut-être  encore 
ministre,  ou  qui  espère  le  redevenir,  des  velléités  autoritaires  d'une 
fraction  de  la  gauche,  de  ce  que  nous  appellerons  la  vieille  garde  ^' 


-J 


673  lETCI   DES   DEUX   MONDES. 

la  gauche,  car  la  vieille  gauche,  od  le  sait  bien,  n'a  plus  aucune  répa- 
gnaoce  pour  la  ceatralisation  et  pour  l'autorité  plus  ou  moins  illimitée 
des  préfets  dès  qu'elle  compte  pouvoir  s'en  servir. 

Au  fond,  de  quoi  s'agit-ii?  La  lutte  est  engagée  entre  ceux  qui  veulent 
le  maintien  de  ce  qui  a  existé  jusqu'ici,  de  cette  fameuse  iosiitution  pré- 
fectorale de  l'an  vui,  assez  légèrement  modîDée  par  les  circoDStaaces, 
et  ceux  qui  croient  le  moment  venu  d'introduire  dans  le  vieil  organisme 
administratif  un  esprit  nouveau  par  l'extension  des  droits  des  assem- 
blées départementales,  par  la  réalisation  progressive  de  tout  ce  qui  peut 
conduire;^au  gouvernement  du  pays  par  le  pays.  11  se  peut  sans  doute 
que,  malgré  tous  les  soins  de  la  commission  et  de  son  zélé  rapporteur, 
H,  WaddingtOD,  la  loi  nouvelle  ne  soit  point  des  plus  parfaites.  Il  se 
peut  qu'il  y  ait  de  l'inconnu  dans  celte  expérience  qui  va  se  faire,  qu'on 
ne  voie  pas  au  juste  encore  ce  qui  sortira  de  ce  déplacement  de  pou- 
voirs, de  cet  agrandissement  de  la  sphère  d'action  des  assemblées  dé- 
partementales, de  ce  droit  d'émettre  des  vœux  sur  des  questions  qui, 
sans  se  confondre  avec  ta  politique,  y  touchent  de  très  près,  de  cette  in- 
stitution nouvelle  d'une  délégation  semi-permanente  du  conseil-général, 
placée  auprès  du  préfet  pour  !e  contrôler,  pour  concourir  avec  lui  à 
l'administration  des  intérêts  locaux.  Ce  sont  là  des  nouveautés,  plus  mo- 
destes  qu'on  ne  le  dit,  assez  sérieuses  encore,  nous  n'en  disconvenons 
pas;  mais  quoil  valait-il  mieux  ne  rien  faire,  et  pouvait-on  mente  ne 
rien  faire?  Suffisait-il  de  revenir  à  la  vieille  routine  et  de  reprendre  le 
vieil  instrument  en  se  promettant  d'en  jouer  mieux7  Cest  tout  simple- 
ment une  illusion. 

Le  fait  est  que  dans  ces  désastres  qui  ont  éclaté  sous  nos  pas,  que 
nous  n'avons  pas  su  voir  venir,  la  France  a  subi  ce  qu'on  peut  appeler 
d'un  mot  aussi  cruel  que  juste  une  faillite,  une  faillite  administrative 
autant  que  militaire  et  diplomatique,  et  qu'il  ne  s'agit  plijs  de  réformes 
plus  ou  moins  séduisantes  selon  l'expression  qui  a  été  employée;  il 
s'agit  de  tout  refaire,  parce  que  tout  nous  a  manqué  :  voilà  la  vérité.  La 
centralisation  administrative,  lorsqu'elle  a  été,  non  pas  précisément 
créée,  mais  reconstituée  et  adaptée  à  un  ordre  nouveau  au  commence- 
ment du  siècle,  la  centralisation  a  été  sans  nul  doute  un  bienfait;  elle  a 
été  l'instrument  le  plus  énergique  et  le  plus  efficace  pour  cimenter 
l'unité  nouvelle  de  la  France.  En  réalité,  la  centralisation  a  péri  à  la 
longue  par  son  excès  même,  parce  que  l'esprit  qui  l'avait  produite  et 
qui  l'a  fait  vivre  s'est  épuisé,  et  il  n'est  plus  resté  qu'un  mécanisme 
dénué  d'unei  fécondité  réelle.  Au  jour  du  péril,  on  l'a  bien  vu,  cette 
centralisation  démesurée  s'est  trouvée  n'avoir  produit  que  la  désorgani- 
sation, c'est-à-dire  qu'au  moment  oîi  le  système  devait  manifester  avec 
le  plus  d'énergie  son  efficacité,  il  a  laissé  éclater  son  impuissance.  Les 
préfets  de  l'empire  s'en  sont  allés,  les  préfets  de  M.  Gambetla  sont  ve- 


RETUE.   —  CHBONIQDE.  073 

DUS  :  qu'ont-ils  fait  de  plus  ?  Ils  se  sont  servis  du  même  instrument  ;  ils 
ont  été  un  peu  plus  despotes  que  les  autres,  ils  le  seraient  encore  à 
l'occasion,  et  il  faudrait  en  passer  par  là.  Le  mot  If  plus  terrible  qui  ait 
été  dit  est  certainement  celui  qu'un  jeune* orateur,  M.  Elrnoul,  laissait 
échapper  l'autre  jour  en  pleine  assemblée  :  «  ne  sentez-vous  pas  qu'en 
France  les  extrémités  sont  froides?  »  L'omnipotence  stérile  des  adminis- 
trateurs amenant  la  décadence  de  toute  initiative  dans  le  pays,  le  a  froid 
aux  extrémités,  »  voilà  le  dernier  et  redoutable  résultat.  Est-ce  que  vous 
croyez  qu'en  présence  d'un  tel  mal  il  suffise  de  remettre  la  main  sur  la 
vieille  machine  et  de  recommencer  une  si  cruelle  histoire  administra, 
tîve?  Une  réforme,  prudente  si  l'on  veut,  mais  dans  tous  les  cas  assez 
sérieuse  pour  devenir  un  stimulant  énergique,  s'imposait  de  toute  né- 
cessité, et  la  loi  nouvelle  ne  fait  en  définitive  rien  de  plus  que  d'es- 
sayer cette  réforme  en  tempérant  la  prépondérance  administrative  par 
la  coopération  des  assemblées  locales,  des  délégations  des  conseils-géné- 
raux. C'est  là  sa  raison  d'être  et  sa  légîlimiié. 

Après  cela  il  est  bien  entendu  qu'on  ne  peut,  qu'on  ne  doit  rien  faire 
qni  puisse  porter  atteinte  à  l'unité  nationale.  Ce  n'est  point  certes  le 
moment  d'affaiblir  la  France,  de  diminuer  ses  moyens  d'action.  M.  Er- 
nest Picard  nous  permettra  de  lui  dire  qu'il  a  défendu  une  cause  gagnée 
d'avance  dans  tous  les  esprits,  et  qu'il  s'est  donné  à  peu  de  frais  un  air 
d'homme  d'état  revendiquant  les  conditions  essentielles  de  tout  gouver- 
nement. De  tous  ceux  qui  acceptent  les  réformes  nouvelles,  pas  un  oe 
les  eût  votées,  s'il  avait  entrevu  ces  anarchiques  et  désastreuses  con- 
fusions de  pouvoirs  que  l'ancien  ministre  de  l'intérieur  s'est  plu  à  évo- 
quer comme  un  spectre  dont  nous  ne  saisissons  pas  bien  la  couleur, 
s'il  avait  pu  avoir  la  crainte  sérieuse  de  toucher  à  l'unité  de  la  France, 
à  cette  «  robe  sans  couture  »  dont  on  a  parlé.  L'anarchie,  hélas!  elle 
est  toujours  possible,  et  pour  bien  d'autres  causes,  sans  que  la  mo- 
deste mesure  d'indépendance  laissée  à  des  assemblées  départementales 
y  soit  pour  rien.  Franchement  il  ne  faut  point  exagérer  ainsi.  En  quoi 
l'unité  nationale  est-elle  menacée,  parce  que  les  conseils-généraux  au- 
ront quelques  droits  et  quelques  pouvoirs  mieux  définis,  parce  que,  de 
concert  avec  le  préfet,  ils  disposeront  de  quelques  subventions  ou  de 
quelques  fonctions  exclusivement  rétribuées  par  le  département,  parce 
qu'il  y  aura  auprès  des  préfets  des  commissions  élues  qui  régleront 
l'ordre  dans  lequel  s'exécuteront  certains  travaux  de  voirie,  qui  surveil- 
leront l'emploi  de  certaines  sommes  affectées  aux  départemens?  Après 
comme  avant  la  loi,  les  conseils-généraux  ne  sont  pas  moins  enfermés 
dans  des  attributions  d'où  ils  ne  peuvent  sortir  sans  s'expaser  à  voir 
leurs  délibérations  annulées  par  un  simple  décret.  Ils  ne  peuvent  nulle- 
ment gaspiller  et  épuiser  la  fortune  publique,  comme  on  l'a  dit,  puisque 
la  loi  annuelle  des  finances  fixe  la  limite  dans  laquelle  ils  ont  la  faculté 
mai  iciT.  -  18T1.  43 


Ô7«  BETWl  DBS  DEUX   HjUHDES. 

de  s'imposer,  et  qu'ils  ne  penveat  emprunter  sans  une  aatorisation  légis- 
lative. Après  conune  avant  la  loi,  les  préfets  se  restent  pas  moÏDs  les  re- 
présenlans  du  pouvoir  central,  les  exécuteurs  des  lois,  les  gardiens  de 
l'ordre  public,  les  ctiers  politiques  des  dépaitemens.  Rim  i>«  peut  se 
foire  sans  eux  et  autrement  que  par  eux.  Ils  soDt  l'exécutif  des  dépst- 
temeas,  comme  le  chef  du  gowernement  est  l'exéeutif  de  l'assembiée 
et  de  la  France. 

Oui,  dit-oa,  maïs  il  y  aura  des  confits  entre  les  préfets  e«  tes  cob- 
seils-généraux  ou  les  délégations  départementales.  C'est  fort  possible, 
il  y  aura  des  conflits  cornue  il  y  en  a  toujours  lit  où  règne  une  certaine 
liberté;  ces  conflits  s'apaiseront,  comiae  ils  s'apaisent  presque  toujours, 
sons  riniluence  d'une  oécessilé  de  concorde,  ils  deviendront  de  plus  en 
plus  rares  à  mesure  que  les  moiurs  publiques  se  formeront,  et  à  la  der- 
nière extrémité  le  goNvememeot  garde  tovjonrs  comme  garantie  k  Yé~ 
gaid  des  conseils-généraux  te  droit  de  3u.<<pension  temporaire  par  décret 
ou  de  dissolution  par  voie  légielalive.  Que  fasi-il  de  plos? 

L'intérêt  essentiel  de  la  puissance  publique  peiiâ  et  doit  rester  intact, 
rien  n'est  plus  évident.  Le  jour  où  lu  gouvernement  parie  au  nom  de  la 
France  et  de  l'assemblée  qui  représente  la  nation,  il  faut  qu'il  soit  par- 
tout obéi,  c'est  encore  moins  douteux.  Ua  loi  nouvelle  ne  change  rieaà 
cela.  Avouons-le  cependauat,  il  est  bien  vrai  qu'elle  peut  avoir  certaines 
conséquences.  11  peut  en  résuher  par  exemple  que  les  préfets  oe  puis- 
sent plus  être  absolument  ce  qu'ils  étaient  trop  souvent.  Par  cela  même 
qu'ils  cesseront  d'être  de  petits  dictateurs,  qu'ils  n'aaroni  plus  à  leur 
service  tous  ces  moyens  dTactton,  faveurs,  sobventioss,  emploi»,  à  l'aide 
desquels  ils  se  flattaient  de  faire  marcher  leur  département  comme  an 
régiment,  surtout  un  jour  d'élections,  il  faudra  qu'ils  suppléent  à  ce 
qu'ils  n'auront  plus  par  l'ascendant  moral,  p»  l'autorité  personnelle.  Ils 
auront  à  compter  avec  la  repr^nlation  indépendante  de  l'esprit  et  des 
intétëts  d'un  département.  11  faudra  qu'ils  se  créent  en  qufdque  sorte 
leur  situation,  qu'ils  gagnent  l'inQuence  par  leur  aptitude,  par  la  cons^ 
dératioQ  qu'ils  devront  mériter,  s'ils  veulent  rester  à  la  hauteur  du  râle 
politique  qu'on  leur  confie.  On  verra  peut-être  un  peu  moins  de  ces  ad- 
ministrateurs de  haïiard  envoyés  du  nord  au  midi ,  au  midi  au  nord,  et 
qui  n'ont  aux  yeux  des  populations  d'autre  litre  qtte  d'être  M.  te  préfiet. 
Quand  môme  les  préfets  seraient  obligés  d'être  capables  et  actifs,  oii 
serait  le  grand  mal?  Il  peut  résotler  aussi  de  la  loi  nouvelle  une  autre 
conséquence  un  peu  plus  haute  encere  et  peut-être  plus  délicate,  t^est 
que  les  ministres  eux-mêmes  soient  tenus  de  ne  point  être  trop  dé- 
paysés dans  leurs  fonctions,  de  ne  plus  se  borner  à  laisser  marcher  toute 
seule  une  roacbine  qu'ils  trouvent  tout  organisée.  Ce  n'est  pas  tout  d'être 
ministre;  il  est  évident  qu'aujourd'hui,  en  présence  d'une  situation  si 
complètement  transformée,  le  choix  des  fonctionnaires  de  tout  ordre 


RETOE.   —  CHKONIQCE.  Q7i 

associés  au  gouvernemect  est  une  chose  grav>e.  Les  circonstances  d'ail- 
leurs sont  devenues  asseï  difficiles  et  assez  laborieuses  pour  exiger  des 
redoublem^is  d'activité,  une  énergie  croissante  d'initiative.  Quand  mâote 
les  ministres  se  croiraient  obligés  de  mettre  un  peu  plus  d'attentiOH 
qu'ils  ne  le  font  quelquefois  dans  le  choix  des  fonctionnaires,  préfets  ou 
autres,  qu'ils  envoient  en  province,  et  quand  même  ils  nous  montre- 
raient un  peu  plus  souvent  par  des  actes  ostensibles  qu'ils  se  préocai-- 
pent  de  tout  ce  qu'ils  ont  à  faire,  où  serait  encore  le  grand  mal?  Qu'en 
e&t  pensé  M.  Picard  lorsqu'il  était  au  ministère?  E^l-ce  parce  que  la  loi 
de  décentralisation  n'existait  pas  qu'il  a  fait  un  usage  si  éclatant  de  la 
puissance  administrative  mise  un  moment  entre  ses  mains?  Si  la  loi  de 
décentralisation,  en  cri^ant  des  conditions  plus  difBciles,  plus  rudes,  A 
l'OD  veut,  devait  réveiller  chez  tous  ceux  qui  sont  ou  qui  passent  aa 
pouvoir  une  activité  nouvelle  avec  le  sentiment  d'une  responsabilité 
agrandie,  ce  serait  déjii  quelque  chose,  et  ce  ne  serait  encore  qu'uoe 
partie  de  ce  qu'on  peut  en  attendre. 

L'utilité,  reOicacitë  de  cette  loi,  si  elle  doit  eo  avoir  une,  si  elle  ne 
doit  pas  passer  comme  tant  d'autres  lois,  ce  sera  sunoul  de  préparer, 
de  contraindre  te  pays  à  s'occuper  de  ses  prqires  affaires.-  Nous  ne  noua 
exagérons  pas  trop  sans  doute  l'influence  de  la  réforme  accomplie  en  ce 
moment  par  l'assemblée.  Elle  est  certainement  des  plus  modérées,  cette 
réforme;  elle  ne  produira,  selon  tonte  apparence,  ni  les  merveilles <(ue 
les  uns  en  attendent,  ni  les  cataclysmes  qui  troublent  l'imagination  de 
M.  Ernest  Picard;  mais  enûn,  telle  qu'elle  est,  elle  peut  contribuer  à 
développer  à  la  longue ,  par  la  pratique,  par  une  expérience  iocessanle 
des  choses,  un  certain  sens  de  la  responsabilité,  qui  par  malheur 
manque  presque  absolument  en  France.  Ne  connaissez-vous  pas  cette 
éternelle  histoire?  En  France,  on  est  électeur,  on  vote,  on  ferait  une 
révolution  plutôt  que  de  se  laisser  ravir  ce  droit  souverain,  et  on  semble 
ne  point  se  douter  que  ce  vote  est  une  chose  sérieuse,  que  si  on  se  livre 
à  ses  fantaisies,  si  on  nomme  un  mauvais  député,  un  mauvais  conseiller- 
général,  un  mauvais  conseiller  municipal,  on  en  su[^rtera  d'une  façon 
ou  d'une  autre  les  conséquences.  Pendant  vingt  ans,  on  a  nommé  tous 
les  députés  qu'il  a  plu  à  l'empire  de  proposer.  On  aurait  dit  que  cela 
ne  regardait  pas  les  électeurs;  il  paraît  au  contraire  que  cela  les  regar- 
dait, puisqu'ils  en  paient  très  positivement  les  frais  aujourd'hui,  et  s'ils 
s'étaient  dit  plus  tôt  qu'il  s'agissait  de  leurs  affaires,  ils  n'en  seraient  pas 
là.  Des  élections  municipales  viennent  de  se  faire  k  Paris,  elles  se  soal 
achevées  hier,  et  on  s'est  encore  passé  la  fantaisie  de  quelques  nomi- 
nations au  moins  étranges  dans  les  drconstances.  Imagino-t-on  cepen- 
dant rien  de  plus  grave  pour  les  Parisiens,  rien  qui  touche  plus  direc- 
tement à  leurs  intérêts?  La  question  qui  se  débatwit  pour  eux  dans  ces 
élections  était  de  savoir  comment  se  fera  une  désastreuse  liquidation 


■  Google 


67d.  RETCE   DES   DEUX  MONDES. 

financière  dont  ils  porteront  le  poids,  et  «  le  gouvernement  peut 
trouver  assez  de  garanties  dans  Paris  pour  y  rentrer  bientôt.  Cest  ce  sen- 
tûneat  très  net,  très  posliir,  que  la  praUque  des  institutions  locales  pent 
contribuer  h  réveiller,  en  même  temps  qu'elle  peut  aider  à  former  des 
hommes  pour  la  vie  publique,  à  stimuler  toutes  les  saines  activités,  à 
développer  l'habitude  des  affaires,  à  préparer  même  des  caractères. 

Ainsi  se  forment  les  mœurs  publiques.  M.  le  ministre  de  rintérieur, 
qui  avec  son  esprit  conciliant  voudrait  bien  faire  la  part  de  la  réforme, 
mais  qui  s'en  effraie  comme  membre  du  gouvernement,  M.  Lam- 
brecht  disait  l'autre  jour  :  u  Cest  l'assemblée  nationale  qui  doit  être  la 
gardienne  des  libertés  du  pays.  »  Oui,  c'est  dans  l'assemblée  que  les 
libertés  se  décrètent;  mais  c'est  un  peu  partout  qu'elles  se  préparent, 
c'est  dans  les  institutions  indépendantes  répandues  à  la  surface  du  pays 
qu'elles  se  pratiquent,  c'est  par  les  mœurs  qu'elles  deviennent  une 
réalité  et  qu'elles  se  consolident.  Sait-on  pourquoi  la  liberté  politique 
a  été  toujours  si  exposée  en  France?  C'est  parce  qu'elle  n'était  qu'au 
sommet,  tandis  que  nous  restions,  comme  l'a  écrit  un  jour  M.  le  duc 
de  Broglie,  «  une  nation  réduite  à  fronder,  k  critiquer,  à  regarder  faire 
en  se  croisant  les  bras,  n  incomplètement  associée  aux  embarras  et  è 
la  responsabilité  des  choses.  Il  faut  changer  de  voie,  l'avenir  est  ï  ce 
prix,  et  voilà  pourquoi  la  loi  sur  les  conseils-généraux  est  une  des  ré- 
formes les  plus  décisives,  à  la  condition  pourtant  qu'elle  sera  prise  au 
sérieux  par  le  gouvernement  et  par  le  pays. 

La  France  a  certes  pour  le  moment  assez  à  faire  sans  aè  jeter  dans 
les  aventures.  L'assemblée  elle-même  vient  de  s'en  apercevoir  tout  ré- 
cemment, comme  aussi  elle  a  montré  une  fois  de  plus  ce  qu'il  y  a  de 
dangereux  à  livrer  les  questions  les  plus  délicates  de  politique  exté- 
rieure à  la  merci  de  toutes  les  impressions.  L'assemblée  a  voulu  avoir 
sa  discussion  sur  les  affaires  de  Rome,  elle  l'a  eue;  en  est-elle  beaucoup 
plus  avancée?  Si  nous  en  étions  encore  à  tout  voir  à  travers  le  prisme  de 
réioquenco,  assurément  on  ne  pourrait  qu'être  satisfait.  M.  l'évéqus 
d'Orléans  a  plaidé  éloquemment  la  cause  de  Rome,  M.  Thiers  a  fait  un 
de  ces  discours  où  il  sait  si  bien  concilier  toutes  les  hardiesses  et  les 
devoirs  de  réserve  qui  sont  dans  sa  position.  Malheureusement  il  ne 
s'agit  plus  seulement  d'éloquence,  quoique  l'éloquence  soit  encore  une 
force;  il  s'agit  de  nos  intérêts  les  plus  pressans  et  les  plus  pratiques. 
Que  pouvait-on  espérer  de  ces  pétitions  qui  étaient  l'objet  de  la  discus- 
sion et  qui  demandaient  à  la  France  de  relever  la  cause  du  pouvoir 
temporel  du  pape,  de  reprendre  Rome  à  l'Italie  pour  la  rendre  au  pon- 
tife? Ne  voyait-on  pas  que  pour  un  résultat  impossible  on  s'exposait  à  pro- 
voquer dans  l'assemblée  des  manifestations  de  nature  à  nous  susciter  des 
difficultés,  qu'on  pouvait  créer  de  singuliers  embarras  au  gouTernement 
lui-même  ?  On  ne  demandait  pas  la  guerre  pour  le  pouvoir  temporel;  noa. 


BETUE.   —  CHBOSIQDE.  677 

on  demandait  une  intervention  diplomatique.  Une  intervention  diplo- 
matique! et  avec  qui?  Quelle  est  la  puissance  qui  n'a  pas  reconnu  les 
évënemens  accomplis  en  Italie?  Et  d'ailleurs  que  signifie  une  interven- 
tion diplomalique  qui  est  bien  sûre  de  ne  pas  réussir,  à  moins  qu'elle 
n'ait  r arrière-pensée  de  devenir  plus  active?  Il  a  fallu  toute  l'habileté 
de  M.  Thiers  pour  ramener  cette  silualion  à  sa  vérité  pratique,  et  il  avait 
d'autant  plus  de  mérite  que  lui,  un  vieux  défenseur  du  pouvoir  tempo- 
rel, il  était  obligé  de  se  rendre  à  la  puissance  des  choses.  Il  n'a  pas  ca- 
ché qu'on  ne  devait  rien  lui  demander  qui  fût  propre  à  compromettre 
la  politique  de  la  France.  Tout  ce  qu'il  a  promis,  c'est  de  défendre  l'in- 
dépendance religieuse  du  pape  dans  une  situation  qu'il  n'a  pas  faite.  C'est 
SQus  le  bénéfice  de  ces  explications  qu'on  a  voté  le  renvoi  des  pétitions 
au  ministre  des  affaires  étrangères,  en  s'en  remettant  au  patriotisme  et 
à  la  prudence  du  chef  du  pouvoir  exécutif. 

Et  maintenant  quelle  différence  y  a-t-il  entre  ce  renvoi  au  ministre 
des  affaires  étrangères  et  l'ordre  du  jour  qui  avait  été  d'abord  proposé 
avec  la  même  attestation  de  confiance,  qui  avait  été  accepté  far 
M.  Thiers  lui-même?  Au  fond,  il  n'y  en  a  aucune,  puisque  les  deux  mo- 
tions ratifiaient  les  déclarations  de  M.  Thiers.  Seulement  c'est  M.  Gam- 
betta  qui  a  failli  tout  gâter;  il  a  voulu  intervenir  comme  chef  de  parti, 
mettre  sa  griffe  sur  l'ordre  du  jour,  et  du  coup  il  l'a  tué  sous  lui.  Ea 
faisant  la  même  chose,  la  majorité  a  voulu  la  faire  autremenl.  Et  voilà 
comment  M.  Gambetta  a  gagné  sa  première  victoire  parlementaire  en 
rentrant  dans  la  politique  I  ch.  de  uazadb. 


CORRESPONDANCE 


Nous  avons  reçu  trop  tard  la  lettre  suivante  pour  l'insérer  dans  notre 
dernier  numéro. 

VeTsaiUei,  le  12  Juillet  1871. 
Monsieur  le  directeur, 

Le  numéro  du  1"  juillet  1871  de  votre  Revue  contient  un  article  de 
M.  le  capitaine  de  vaisseau  Aube,  intitulé  le  20'  Corps  iTarmée,  dans 
lequel  les  opérations  du  15*  corps  que  j^avais  l'honneur  de  commander 
sont  étrangement  présentées,  et  oii  je  suis  personnellement  l'objet  de 
ses  attaques. 

J'ai  l'honneur  de  vous  prier  d'insérer  dans  votre  plus  prochain 
numéro  ta  réponse  suivante ,  qui  expose  les  faits  sous  leur  véritable 
jour. 


1178  RETCB   DES  DEDX  UOKDES. 

Je  ne  suis  pas  éionoé  que  M.  Aube  se  serve  contre  moi  de  la  maxime 
nouvelle,  qui  a  cours  aujourd'hui  parmi  lea  personnes  inexpérimeotées 
dans  l'art  de  la  guerre,  a  qu'on  doit  toujours  et  quand  même  marcha' 
an  canon.  » 

Le  9  novembre  1870,  la  1'*  division  du  15'  corps  a  marché  pendast 
quatorze  heures  au  canon  de  Coulmiers,  bataille  qui  ne  devait  Être 
Hvrée  que  le  11,  ce  qui  aurait  permis  à  cette  division  d'arriver  sur  les 
derrières  de  l'ennemi.  Hais  cette  fraction  du  15*  corps  était  libre  de  ses 
mouvements,  et  son  devoir  était  de  faire  tous  ses  efl'orts  pour  remplir 
son  importante  mission. 

Le  28  novembre  au  contraire,  celte  mSine  division,  étendue  swr  on 
front  de  30  kilomètres,  puisque  ses  éclaireors,  le  corps  Catheliaeaa 
•t  la  légion  bretonne,  combattaient  le  même  jour  à  Courcelles  avec  le 
20*  corps,  gardait  les  quatre  défilés  qui  conduisaient  d'Étampes,  Pîthi- 
Tiers  et  Montargissur  Orléans. 

Lia  possession  d'uu  seul  de  ces  défilés  par  l'ennemi  aurait  isolé  l'aite 
droite  du  reste  de  l'armée  et  coupé  le  centre  de  ses  commuaications 
avec  Orléans. 

Dans  ces  conditions,  la  1"  division  ne  quitta  pas  ces  importantes  posi- 
lions,etattendit,  pour  envoyer  du  secours  a  une  armée  de  03,000  hommes 
qui  manœuvrait  régulièrement  pour  se  rapprocher  d'elle,  que  ce  secoars 
fût  nécessaire  et  par  conséquent  demandé.  Elle  le  fit  aussitôt  avec  la 
plus  grande  diligence,  en  dirigeant  sur  Charaboo,  aux  ordres  du  général 
Crouzat,  7,000  hommes  et  3  batteries  d'artillerie,  devant  opérer  sur  le 
flanc  droit  de  IVnnemi  et  soulager  le  20'  corps,  sans  affaiblir  trop  sensi- 
blement la  situation  qu'elle  avait  h  sauvegarder. 

Si,  le  3  décembre,  la  Indivision  quitta  ses  positions,  c'est  qu'elle  avait 
reçu  du  commandant  en  chef,  à  quatre  heures  cinquante  minutes  du 
malin,  le  télégramme  suivant  : 

M  Général  en  chef  à  général  Des  Pallières.  —  Chilleurs  par  Loury. 

n  Revenez  dès  aujourd'hui  et  le  plus  tôt  possible  reprendre  vos  posi- 
tions anciennes  de  Saini-Lyé  et  de  Chevilly,  avec  toutes  les  forces  pos- 
sibles, en  ne  laissant  que  ce  qui  est  nécessaire  pour  garder  la  forêt. 

n  Le  mouvement  en  avant  fait  par  le  général  Chanzy,  soutenu  par 
W3  2*  et  3'  divisions,  n'a  pas  réussi.  Ordre  est  donné  d'occuper  les 
andenDes  positions  devant  Orléans,  d 

a  D'AUBELLE.    ■ 

Ce  jour  même,  nous  devions  marcher  en  avant;  à  quatre  heures  do- 
fMDte  minutes  du  matin,  tous  les  ordres  étaient  expédiés  en  ce  sens; 
3  faHnt  donner  des  instructions  nouvelles,  et  comme,  à  l'esceptioo  dei 
quaU«  artères  défendues  par  la  1'*  division,  toutes  les  routes  de  la  St- 


lEVDE.    —  CHRONIQOB.  679 

T&t  avaient  été  rendues  impraticables,  on  dut  diriger  par  Oriéans  et  Cer- 
-CDttes  sur  Chevilly  le  convoi,  le  parc  da  corps  d'armée  et  l'artillerie  de 
la  division  qui  devaient  nous  y  rejoindre. 

Le  20'  corps  fut  en  même  temps  prévenu  de  ce  mouvement. 

L'ennemi  s'étant  naturellement  présenté  devant  nous  au  jour,  comme 
nous  l'avaient  fait  pressentir  ses  mouvemens  dans  la  nuit,  je  dus,  avant 
de  me  lancer  avec  mon  disponible  sur  Chevilly,  assurer  à  mes  convois 
une  avance  assez  grande. pour  qu'ils  ne  pussent  être  atteints  par  la  ca- 
valerie prussienne.  Dans  ces  conditions,  je  laissai  l'ennemi  prendre  mi- 
nutieusement toutes  ses  dispositions,  ne  pouvant,  avec  11,000  hommes 
■et  5  batteries,  avoir  la  prétention  de  faire  échec  à  environ  S5,flflO  hommes 
et  ih  batteries  qui  étaient  devant  moi. 

Pavais  d'ailleurs  la  devoir  de  lutter  juste  îe  t«mps  utile  pour  que 
l'ennemi,  devenu  plus  circonspect,  ne  nous  serrât  pas  d'assez  près  pour 
nous  empêciier  de  nous  dérober  et  d'arriver  à  temps  à  l'eiidroit  dési- 
gné, suivant  les  desseins  du  gùnéial  en  chef  qui,  seul,  avait  la  respon- 
sabilité de  l'ensemble  des  mouvemens. 

Je  comnien(;ai  l'attaque  vere  dix  heures  et  demie  et  me  mis  en  retraite 
avec  mon  infanterie  aussitôt  que  je  n'eus  plus  une  roue  de  rechange 
pour  mes  piÈces,  ce  qui  ne  fut  pas  long.  Je  dus  môme  laisser' un  canon 
sans  roues  et  un  caisson  qui  sauta  au  dûbut  de  l'action;  mais  le  mouve- 
ment réussit,  et  le  lendemain  matin  les  26,000  hommes  de  la  division 
et  la  cavalerie  du  corps  d'armée  étaient  au  nouveau  poste  désigné  par 
le  général  en  chef  dans  la  nuit,  après  avoir  combattu  et  marché  pendant 
vingt-quatre  heures  sans  repos. 

C'est  cette  division  qui  fournil  plus  tard  au  général  Bourbaki,  après 
les  désastres  d'Orli'ans,  les  10,000  homises  avec  lesquels  il  constitua  la 
réserve  de  l'armée  de  l'est. 

Quant  à  la  scène  dans  laquelle  le  commandant  Aube  dispose  mes  pa- 
rc'es  de  façtui  à  me  présenter  au  public  comme  un  ofQcier-général  igno- 
rant et  présomptueux,  tandis  qu'il  y  remplit,  lui,  un  rôle  plein  de  clair- 
voyance, voici  ce  qui  arriva. 

Comme  je  devais  opérer  de  concert  avec  le  général  Crouzat,  je  fus  le 
voir;  il  réunit  ses  ofïiciers-généraux  pour  me  les  présenter.  M.  Aube, 
qui  servait  comme  général  de  brigade  auxiliaire  dans  la  2*  division  du 
20'  corps,  en  prit  occasion  pour  faire  sur  la  situation  une  sortie  des 
plus  inattendues  et,  je  dois  dire,  des  plus  démoralisées. 

Si  on  réflcJchit  à  la  nature  de  nos  troupes,  à  leur  mauvaise  situation 
matérielle  et  par  suite  morale,  au  peu  d'expérience  d'uu  certain  nombre 
parmi  les  ofEciers-généraux  qui  les  commandaient,  on  comprendra  l'im- 
prudence et  l'inopportunité  d'un  pareil  langage  dans  la  bouche  d'un 
officier  du  grade  de  M.  Aube,  appartenant  à  la  maiine,  à  un  corps  aossi 
sérieux  et  qui  a  rendu  de  si  réels  services. 


■  Google 


680  BETnB   DES   DEDX   MONDES. 

Je  fus  nécessairement  obligé  de  combattre  de  pareilles  opiiûoDS,  mais 
je  le  fis  dans  des  termes  tout  autres  que  ceux  qu'il  met  dans  ma  bouche, 
et  je  me  retirai  indigné,  témoignant  au  général  Crouzat  ma  surprise  qu'il 
n'eût  pas  mis  cet  ofGcier  à  la  disposition  du  ministre  de  la  guerre.  Sa 
réponse  fut  qu'il  venait  de  lui  transmettre  la  démission  du  grade  de  gé- 
néral de  brigade  de  H.  Aube. 

Telle  est,  monsieur  le  directeur,  la  réponse  que  je  crois  devoir  faire 
aux  commentaires  de  celui  qui  s'intitule  n  l'un  des  soldats  obscurs  et 
les  plus  ignorés  de  celle  désastreuse  campagne.  » 

Je  ne  veux  pas  sonder  les  motifs  qui  l'ont  fait  sortir  volontairement 
de  cette  obscurité,  pour  présenter  au  grand  jour  de  la  publicité  de  votre 
Revue  ses  appréciations  malveillantes  sur  les  généraux  qui  ont  com- 
mandé l'armée  de  la  Loire.  Je  dédaigne  les  attaques  personnelles,  mais 
il  était  de  mon  devoir  de  rétablir  la  vérité  des  faits  qu'il  a  dénaturés. 

Recevez,  monsieur  le  directeur,  l'expression  de  mes  sentimeos  les 
plus  distingués. 

G.  Des  Pau.iëres, 
Inipccteur'général  adjoint  des  troQpea  de  I&  marine, 
Ei-iommaadaDt  du  15*  corps  d'armée, 
questeur  de  l'assemblée  nationale. 

Les  convenances  et  les  usages  nous  faisaient  un  devoir  de  communia 
quer  la  réclamation  de  M.  le  général  Des  Pallières  à  l'auteur  de  l'étude 
publiée  dans  notre  a"  du  1"  juillet.  Voici  sa  réponse  : 

Paris,  le  le  Juillet  1811. 

Monsieur  le  directeur, 
le  n'ai  rien  à  répoudre  à  la  lettre  que  vous  venez  de  recevoir,  si  ce 
n'est  que  j'ai  dit  la  vérité,  que  je  maintiens  mes  assertions,  et  surtout 
que  le  seul  motif  de  mon  travail  a  été  de  dire,  comme  toujours,  la  vé- 
rité, parce  qu'elle  est  pour  moi  l'unique  voie  de  salut  qui  reste  à  notre 
malheureuse  patrie. 
1     Veuillez  agréer,  etc. 

Th.  Adbe. 


ESSAIS    ET    NOTICES. 


LES  IHPDRETËS  DU  SOL  ET  DES  EADX. 

11  y  a  quelques  mois,  la  malle  de  l'Amérique  du  Sud  apportait  la 
nouvelle  que  la  population  de  la  ville  de  Buenos-Ayres,  —  la  mal  nom- 
mée, —  était  décimée  par  la  fièvre  jaune.  On  sait  aujourd'hui  que  la 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  081 

terrible  épidémie  qui  a  donné  un  si  cruel  démenti  à  la  renommée  de 
salubrité  de  ce  pays  n'était  pas  la  fièvre  jaune,  mais  uo  mal  tout  par- 
ticulier, causé  par  les  émanations  du  sol.  A  Buenos-Ayres  on  n'a  point 
d'égouts;  le  sol  s'y  imprègne  directement  de  toutes  les  déjections  qui 
représentent  les  résidus  de  la  vie  organique  et  de  la  vie  sociale.  Cette 
incurie  séculaire  a  Soi  par  se  venger  :  on  a  semé  la  pourriture,  on  ré- 
colte la  fièvre. 

C'est  l'occasion  de  rappeler  des  recherches  fort  importantes  qui  ont 
contribué  à  mettre  en  lumière  le  râle  que  le  sous-sol  joue  dans  la  pro- 
duction des  épidémies  el  des  maladies  endémiques.  Il  est  une  contrée 
où  cette  influence  a  pu  être  étudiée  d'utie  maoiëre  très  complète,  dans 
des  conditions  qui  se  sont  considérablement  modillées  avec  le  temps  : 
c'est  la  région  des  Landes  de  Gascogne.  Le  sable  de  la  Lande  ressemble 
à  celui  du  littoral  de  la  mer,  il  est  blanc,  mêlé  de  quelques  grains  noirs 
dans  lesquels  on  rencontre  le  peroxyde  de  fer  et  l'oxyde  de  manganèse. 
Les  eaux  du  ciel  l'ont  lavé  pendant  des  siècles,  de  sorte  qu'il  ne  ren- 
ferme plus  rien  d'immédiatement  soluble;  mais  à  la  profondeur  moyenne 
de  1  mètre  au-dessous  de  la  surface  on  trouve  intercalée  dans  l'épaisseur 
de  ce  sable  une  couche  pierreuse,  compacte,  imperméable,  qui  est  un 
réservoir  de  matières  organiques.  Cette  espèce  de  tuf,  d'un  brun-rouge 
foncé,  appelé  alios  (1),  ne  se  rencontre  que  dans  les  landes  proprement 
dites,  il  n'existe  ni  dans  les  marais,  ni  sur  les  rives  des  étangs,  ni  dans 
les  dunes,  même  celles  qui  sont  couvertes  de  broussailles  et  ombragées 
de  forêts  séculaires.  L'alios  ne  cède  qu'à  la  pioche,  mais  11  est  d'une 
consistance  assez  variable  suivant  les  régions  où  on  le  prend;  en  quel- 
ques endroits  il  se  délite  à  l'air  en  se  desséchant,  ailleurs  il  est  assez 
dur  pour  être  employé  comme  pierre  à  bâtir.  Quant  à  la  composition 
chimique  de  cette  assise  inférieure,  c'est  du  sable  agglutiné  par  un  ci- 
ment rouge  de  nature  organique  qui  doit  sa  couleur  à  une  faible  pro- 
portion d'oxyde  de  fer  hydraté, 

M.  Fauré,  de  Bordeaux,  qui  a  beaucoup  étudié  le  tuf  des  Landes,  a 
reconnu  dès  i8f|7  que  la  matière  à  laquelle  est  due  l'adhérence  des  mo- 
lécules siliceuses  est  un  sédiment  végétal  abandonné  par  les  eaux  qui 
pénètrent  dans  le  sol.  Cette  matière,  en  se  solidifiant,  a  formé  un  ré- 
seau imperméable  qui  retient  les  eaux  pluviales  à  une  faible  profondeur 
au-dessous  de  la  surface;  elles  y  croupissent,  se  chargeât  des  principes 
solubles  de  l'alios,  ainsi  que  des  produits  de  la  décomposition  des  végétaux 
qu'elles  baignent,  et  vont  empoisonner  les  puisards  d'où  la  population 
landaise  tire  l'eau  pour  ses  usages  domestiques.  Les  eaux  du  sous-sol  d^ 
Landes,  examinées  par  M.  Fauré,  étaient  pauvres  en  sels  minéraux;  en 
revanche,  elles  renfermaient  des  matières  oi^aniques  en  proportion  vrai- 
Ci]  Senit-M  le  mot  aipigaol  aliocc  (marbra  )T 


,  Google 


682  BETUE  Des  DEUX  MONDES. 

ment  effrayante.  Oi  admet  qu^une  eau  n'est  pas  insalubre  et  peut  être  dé- 
clarée potable  torsqu'elle  contient,  en  matlfres  salines,  60  centigranunes 
seulement,  et,  en  matières  organiques,  pas  plus  de  1  centigramme  par 
litre  (1).  Or  les  analyses  de  M.  Fauré  ont  révélé  la  présence  de  10  et  de 
20  cen^grammes  de  subslances  organiques  dans  quelques-unes  des  eaux 
souterraines  des  Landes,  tandis  que  les  matières  minérales  s'y  trouvaient 
dans  la  proportion  de  20  à  80  centigrammes  par  litre  (de  2  à  ^  dix- 
millièmes).  Voici  quelques  exemples,  que  nous  rapprochons  de  l'analyse 
d'une  eau  très  pure,  celle  de  la  Garonne,  &  Castets,  et  de  l'analyse  d'an 
puits  â(Mit  l'eau  est  très  insalubre  : 

(duH  1  liin). 

Ctronne,  à  CftsteU. e»,<46  0tr,003 

Reims,  puits  de  IHMcl-DW.      0    *i1i  0     1(3 

[  Le  Parpt 0    380  0     1 80 

SoQS-sot  des  Undes.}  Le  Bach 0    574  0     311 

(  S«ini-Vi»ieQ 0    8Î1  0    013 

Ces  eaux  des  landes  offraient  une  couleur  jaune-brun  plus  ou  moins 
foncé,  quelquefois  légèrement  verdàlre,  elles  avaient  une  odeur  et  une 
saveur  marécageuses  qui  disparaissaient  en  partie  par  rébullition,  après 
le  dépôt  d'un  sédiment  floconneux  ayant  les  caracièrcs  de  l'albumine 
végétale.  L'eau  bouillie  pouvait  se  conserver  en  bouteille  un  mois  et 
plus  sans  altération,  tandis  que  quatre  ou  cinq  jours  suHisaient  pour 
amener  à  la  putréfaction  celle  qui  n'avait  pas  bouilli.  Cette  eau  pouvait 
être  considérée  comme  la  cause  principale  des  fièvres  paludéennes  qui 
ont  été  si  longtemps  endémiques  dans  celle  région  de  la  France. 

Les  choses  sont  bien  changées  aujourd'hui  depuis  que  les  Landes  ont 
été  transformées  en  vastes  pinèdes  par  l'introduciion  systématique  du 
pin  maritime.  Voici  comment  M.  Faye,  en  les  revoyant  à  trente  ans  d'i£- 
tervalle,  décrit  ses  impressions  dans  une  note  qu'il  a  lue  l'été  dernier 
à  l'Académie  des  Sciences.  «  Ces  vastes  plaines,  dit-il,  que  j'ai  vues  dé- 
sertes et  dont  les  bruyères  servaient  à  nourrir  misérablement  quelques 
troupeaux  de  moulons  surveillés  de  loin  par  des  pasteurs  à  écliasses, 
sont  couvertes  aujourd'hui  de  riches  semis  de  pins  maritimes;  mais  ce 
qui  n'a  pas  changé,  c'est  la  couche  imperméable  d'alios...  L'influence 
de  cette  couche  invisible  sur  la  condition  des  habitans  des  Landes  a  été 
,  grande.  En  maintenant  les  produits  de  la  décomposition  végétale  dans 
la  couche  supérieure  d'un  sol  presque  sans  pente,  l'alios  a  fixé  pendant 
des  siècles  la  fièvre  intermittente  dans  ces  pauvres  contrées  où,  de  plus, 
une  nourriture  presque  antédiluvienne,  le  pain  sans  levain  (cruchade), 
a  conservé  longtemps  comme  une  dernière  trace  des  maladies  préhis- 
toriques. Aujourd'hui  les  fièvres  ont  disparu,  on  ne  parle  plus  de  la 

(1)  GrimMid  de  a>ax.  Ut  Eaux  pubii^m.  ,  GoOqIc 


«EVCE.   —  CHHORIQnB.  68B 

sinistre  et  mystérieuse  pellagre,  et  l'alios  ne  fait  g;uëre  sentir  désor- 
mais ses  effets  que  sur  les  racines  pivolanles  des  pins,  qu'il  force  à  se 
transformer  en  racines  traçantes,  n  Comment  ce  résultat  peut-il  s'ex- 
pliquer? C'est  ce  que  l'on  comprendra  en  remontant  aui  causes  mêmes 
qui  ont  donné  naissance  au  tuf  des  Landes.  M.  Faye  a  pu  les  éiudier  à 
fond  pendant  les  travaux  de  nivellement  dont  il  était  chargé  en  1837  et 
qui  ont  nécessité  de  nombreux  sondages. 

La  couche  d'alios  se  rencontre  h  une  profondeur  d'environ  1  mètre, 
elfè  offre  une  épaisseur  variable,  mais  généralement  assez  faible,  et  re- 
couvre elle-même  une  couche  indéfinie  de  sable  identique  à  celui  de  la 
surface.  Lorsqu'on  pratique  en  été  un  trou  dans  le  sol  en  s'arrétant  à 
l'alios,  on  y  voit  apparaître  un  peu  d'eau  jaune  à  peine  potable;  mais  si 
l'on  perce  le  tuf,  on  trouve  immédiatement  au-de.'îsous  une  eau  abon- 
dante et  limpide.  On  réussit  aujourd'hui  à  conserver  à  cette  eau  infé- 
rieure sa  limpidité  en  recouvrant  de  ciment  les  parois  des  puits  jusqu'à 
l'alios,  de  manière  à  empêcher  les  inHltrations  latérales.  Il  existe  donc 
en  été  une  nappe  d'eau  souterraine  dont  le  niveau  aiteinl  la  couche  de 
concrétions  pierreuses.  En  hiver  au  contraire,  et  au  commencement  du 
printemps,  le  sol  presque  horizontal  des  Landes  est  comme  une  éponge 
imprégnée  d'eau  pluviale.  Sous  l'influence  du  soleil,  cette  eau  s'évapore 
en  été  jusqu'à  la  profondeur  de  1  à  2  mètres,  qui  s'accorde  avec  le  niveau 
généra!  des  étangs  et  marais  de  la  contrée.  L'alios  semble  donc  marquer 
l'étiage  des  eaux  du  sous-sol;  il  matérialise  en  quelque  sorte  le  niveau 
de  la  basse  marée  souterraine.  Les  racines  des  vé^jétaux  de  la  lande  ne 
séjournent  pas  dans  l'eau  stagnante  pendant  une  moitié  de  l'année  sans 
subir  une  décomposition  partielle,  dont  les  produits  sont  entraînés  de 
baut  en  bas  lors  de  la  retraite  des  eaux  à  l'approche  de  l'été.  Pendant  la 
stagnation  périodique  de  l'étiage,  les  sédimens  organiques  se  déposent 
et  cimentent  les  grains  de  sable,  et  ces  dépôts  renouvelés  pendant  des 
siècles  ont  fini  par  former  !a  couche  de  tuf  dont  l'existence  semblait  si 
difficile  à  expliquer.  Dans  les  marais,  l'alios  ne  peut  pas  se  former,  parce 
que  les  eaux  ne  se  retirent  pas  dans  le  sol  ;  il  manque  également  dans 
les  dunes  boisées,  parce  que  l'eau  qui  tombe  du  ciel  n'y  séjourne  pas  : 
elle  s'écoule  incessamment  soit  vers  la  mer,  soit  vers  les  marais  de  l'in- 
térieur. Dans  ces  dunes,  les  longues  racines  des  pins  descendent  à  une 
grande  profondeur  sans  rencontrer  d'obstacle,  L'alios  ne  prend  nais- 
sance que  dans  les  plaines  où  les  pluies  d'hiver  produisent  une  nappe 
d'eau  souterraine  forcée  de  baisser  verticalement  sur  place  et  de  rester 
périodiquement  en  stagnation  à  un  niveau  fixe.  La  présence  de  la  ma- 
tière ferrugineuse  dans  le  ciment  aliotique  peut  être  expliquée  par  l'ac- 
tion que,  d'après  M.  Spiodler,  la  pourriture  des  plantes  exerce  sur  les 
oxydes  de  fer.  Ce  chimiste  a  constaté  que,  sous  l'influence  des  racines 
en  décomposition ,  le  peroxyde  de  fer  se  modifie  et  devient  attaquable 


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68&  BETUE   DES   DEUX   UOHDES. 

par  les  acides  qui  se  dégagent;  le  fer  des  grains  noirs,  di^sormaîs  so- 
lubie,  est  entraîné  par  les  eaux,  et  c'est  là  l'origine  de  la  coloration 
ocreuse  de  l'aliûs.  M.  Daubrée  a  rattaché  à  la  mémo  action  chimique 
des  végétaux  la  formation  du  fer  limoneux  dans  les  lacs  de  ^uède.  Les 
eaux  d'infiltration,  devenues  ferrugineuses  par  l'action  des  plantes,  s'ac- 
cumulent dans  les  lacs  et  y  déposent  à  la  longue  un  minerai  très  riche. 
On  rencontre  aussi  ce  fer  limoneux  dans  quelques  marais  des  Landes, 
par  exemple  dans  ceux  de  Mimizan,  qui  ont  été  autrefois  exploités. 

L'influence  funeste  de  la  couche  imperméable  d'alios,  qui  forme  le 
sous-sol  des  Landes ,  a  été  aujourd'hui  neutralisée  par  des  rigoles  très 
nombreuses  et  peu  profondes  qui  favorisent  l'écoulement  des  eaux.  Les 
bruyères  et  les  herbes  qui  pourrissaient  sur  place  ont  été  chassées  par 
les  pins  maritimes,  dont  les  racines,  peu  altérables,  ne  produiFent  plus 
de  dépfits  putrescibles.  Avec  les  produits  de  la  fermentation  végétale, 
ont  disparu  les  fièvres  qui  afTaiblissaient  la  race  de  ce  pays.  Le  drai- 
nage a  été  le  meilleur  et  le  plus  sûr  des  remèdes. 

M.  Paye  a  tiré  de  ces  faits  une  généralisation  qui  paraît  tout  à  fait 
justifiée  par  l'expérience.  Le  sous-sol  doit  jouer  un  rôle  capital  dans  le 
développement  de  certaines  maladies.  «  Partout,  dit  M.  Paye,  où  il  existe 
à  0",  75  ou  1  mètre  de  profondeur  un  sous-sol  imperméable,  on  ren- 
contre la  fièvre  iaiermiltente,  si  le  sot  est  contaminé  par  la  pourriture 
végétale,  et  des  fièvres  de  nature  typhoïde,  s'il  est  contaminé  par  la 
pourriture  animale.  Ce  dernier  point  est  établi  à  mes  yeux  par  une 
longue  expérience  personnelle.  »  Chaque  fois  en  eiïet  qu'en  visitant  un 
établissement  scolaire  M.  Paye  apprit  que  les  afTcctions  muqueuses  ou 
typhoïdales  y  revenaient  périodiquement,  ii  constata  aussitèt,  par  l'étude 
du  sol,  l'existence  d'une  couche  supérieure  infectée,  reposant  sur  un 
sous-sol  imperméable;  et  réciproquement,  chaque  fois  qu'il  trouva  un 
pareil  sous-sol  avec  des  couches  supérieures  contaminées  par  des  pui- 
sards ou  des  fosses  non  étanches,  il  eut  à  constater  le  retour  pério- 
dique de  l'épidémie.  Le  rapport  de  cause  à  effet  qui  existe  entre  cer- 
taines conditions  du  sol  et  le  développement  des  Gèvres  de  nature  diverse 
semble  donc  éiabli,  par  ces  observations,  d'une  manière  indiscutable. 
Le  remède  est  ici  tout  indiqué  :  empêcher  autant  que  possible  les  fer- 
mentations dans  le  sol  et  assurer  l'écoulement  des  eaux  par  des  opéra- 
tions de  drainage.  Les  pluies  se  chargent  alors  de  laver  le  sol ,  au  lieu 
de  l'imprégner  de  germes  dangereux. 

Ce  qui  vient  d'être  dit  est  encore  confirmé  par  les  observations  très 
curieuses  qui  ont  été  faites  à  Munich  depuis  un  certain  nombre  d'an- 
nées. Cette  ville,  quoique  située  à  plus  de  500  mèires  au-dessus  du  ni- 
veau de  la  mer  dans  un  pays  réputé  salubre,  est  visitée  assez  fréquem- 
ment par  d' effrayantes  épidémies  de  typhus  dont  l'apparition  a  quelque 
chose  de  mystérieux.  Pendant  longtemps  tes  médecins  ont  fait  de  vains 


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BEVOE.    —  CHRONIQUE.  086 

etTorls  pour  découvrir  un  lien  quelconque  eolre  cette  maladie  et  les 
agens  atmosphériques  qui  peuvent  exercer  une  action  sur  le  corps  hu- 
main. Le  baromètre,  le  thermomètre,  l'hygroscope,  la  girouette,  furent 
questionnés,  mais  aucun  de  ces  instrumens  ne  put  révéler  la  cause  des 
oscillations  bizarres  du  fléau  qui  venait  périodiquement  décimer  la  po- 
pulation. On  se  mit  alors  à  accuser  les  puits.  Pour  en  éliminer  l'influence, 
la  ville  fut,  dès  1860,  pourvue  d'une  eau  de  source  d'excellente  qualité; 
mais,  comme  pour  railler  l'impuissance  des  hommes,  le  typhus  revint 
la  marne  année  avec  un  redoublement  d'intensité,  et  les  quartiers  qui 
étaient  alimentés  par  l'eau  de  source  furent  aussi  maltraités  que  ceux 
qui  buvaient  encore  l'eau  des  puits.  Il  était  donc  manifeste  que  la  cause 
déterminante  des  retours  du  typhus  ne  devait  être  cherchée  ni  dans  les 
agens  atmosphériques,  ni  dans  l'eau  potable.  Restait  le  sous-sol.  C'est 
M.  Pettenkofer  qui  eut  l'idée  de  rattacher  les  phénomènes  typhoïdes  à 
l'influence  du  sous-sol,  et  en  particulier  aux  marées  des  eaux  souter- 
raines. 

Ce  chimiste  a  suivi  pendant  plus  de  dix  ans  les  mouvemens  de  l'eau 
dans  le  sol  de  Munich  et  de  quelques  autres  localités,  et  il  a  constaté 
que  l'éliage  du  lac  souterrain  olTre  des  variations  considérables  d'une 
année  à  l'autre  et  même  parfois  dans  l'espace  de  quelques  semaines; 
les  différences  de  niveau  peuvent  aller  à  plusieurs  mètres.  La  compa- 
raison de  ces  variations  avec  celles  de  l'épidémie  typhoïde,  écrites  en 
regard,  a  révélé  la  marche  concordante  des  deux  phénomènes.  Toutes 
les  fois  que  le  niveau  des  eaux  souterraines  est  tombé  d'une  manière 
sensible,  le  typhus  a  présenté  une  recrudescence  marquée,  et  on  le  voit 
diminuer  aussitôt  que  les  eaux  remontent.  Dans  son  Journal  de  Biologie, 
M.  Pettenkofer  a  publié  en  1868  une  carte  qui  renferme  les  courbes  de 
la  mortalité  causée  par  le  typhus  à  Munich,  celles  de  l'eau  tombée  et 
celles  de  l'étiage  moyen  des  eaux  souterraines  pour  chaque  mois  pendant 
douze  ans,  de  1856  à  1 867.  Il  suffit  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  ces  tracés 
pour  reconnaître  immédiatement  l'étroite  ressemblance  des  oscillations 
du  lac  souterrain  et  de  celles  de  l'épidémie.  Si  l'on  cherche  des  yeux 
l'étiage  le  plus  has  qui  ait  été  observé  depuis  1856,  on  te  trouve  en  re- 
gard de  l'épidémie  la  plus  terrible  qui  fût  constatée  dans  le  même  es- 
pace de  temps  ;  c'est  celle  de  l'hiver  de  1857-1858,  L'épidémie  la  plus 
intense  après  celle-ci  a  été  l'épidémie  de  1865-1866;  elle  répond  au 
second  minimum  de  l'étiage.  Cette  coïncidence  des  minima  relatifs  de 
l'étiage  et  des  maxima  relatifs  de  la  mortalité  subsiste  encore  pour  l'hi- 
ver de  1863-186i,  pour  1862  et  pour  1861.  On  peut  faire  la  preuve  in- 
verse et  chercher  à  quelle  époque  a  eu  Heu  l'étiage  le  plus  élevé  de  la 
nappe  souterraine;  on  le  rencontre  en  1867,  c'est-à-dire  daife  l'année 
où  le  typhus  offrit  la  moindre  intensité  depuis  1857,  le  nombre  des  cas 
de  décès  se  réduisant  alors  à  96.  Le  parallélisme  frappant  des  deux 


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696  BETOE  DES  DEUX  MONDES. 

courbes  nous  force  presque  à  supposer  qu'il  existe  entre  l'étiage  des  eaux 
souterraines  et  le  développement  du  typhus  une  relaliou  de  cause  à  ^let. 
Comme  ce  n'est  pas  assurément  la  recrudescence  de  l'éfHdémie  qui  fait 
baisser  les  eaux,  il  faut  bien  que  ce  sœt  la  retraite  des  eaux  qui  ravive 
l'épidémie. 

On  peut  encore  se  demander  de  quelle  manière  s'exerce  l'ioflueiice 
de  œs  eaux  dont  le  sou&-sol  est  imprégné.  Il  est  constant  que  les  mala- 
dies que  l'on  attribue  à  l'action  des  miasmes  se  développent  de  préfé- 
rence dans  les  lieux  dont  le  sol  est  formé  par  des  terrains  d'allnvion 
légers  et  poreux.  Ces  terrains  absorbent  sans  cesse  des  détritus  oi^ani- 
ques  susceptibles  de  se  décomposer  sous  l'influence  de  la  chaleur  et  de 
l'bumidité.  L'expérience  nous  apprend  aussi  que  les  endroits  mar^a- 
geux,  les  plaines  exposées  à  de  fréquentes  inondations  et  couvâtes 
d'une  riche  vi^'gétation,  favorisent  éminemment  l'ëclosion  des  miasmes, 
tandis  que  les  rcgijns  dont  le  sol  est  formé  par  tine  roche  compacte 
jouissent  généralement  d'une  immuniti^  assez  complète.  En  rapprochant 
tous  ces  faits  bien  connus,  on  ne  tarde  pas  à  reconnaître  que  la  condi- 
tion essenttdle  du  développement  des  miasmes  est  la  présence  de  ma- 
tières organiques  putrescibles  qui  se  trouvent  alternativement  exposées 
au  contact  de  l'air  et  de  l'eau.  Celte  condition  est  remplie  par  un  soi  po- 
reux où  l'eau  offre  de  fortes  variations  de  niveau  dans  le  voisinage  de  la 
surface.  En  moulant  brusquement,  cette  eau  produit  une  sorte  d'inon- 
dation souterraiJie;  en  se  retirant,  elle  laisse  au-dessus  d'elle  un  ma- 
rais chargé  de  substances  fermentescibles  que  l'air,  en  pénétrant  dans 
ta  terre,  vient  envelopper  à  mesure  que  l'eau  les  abandonne.  Ce  marais 
n'est  point  accessible  au  vent,  qui  pourrait  en  balayer  les  émanations: 
c'est  un  foyer  de  décomposition  dont  les  produits  vont  s'accumuler  à  la 
surface  du  sol.  Les  surfaces  de  contact  que  les  matières  décoraposables 
présentent  tour  à  tour  à  l'air  et  à  l'eau  sont  multipliées  à  l'infini  par  les 
interstices  des  cailloux  et  des  grains  de  sable  qui  forment  un  terrain 
léger.  Supposons  par  exemple  que  le  terrain  soit  composé  de  globules 
d'un  diamètre  moyen  de  2  millimètres;  en  descendant  jusqu'à  la  pro- 
fondeur de  1  mètre,  leur  surface  lolale  développée  surpasserait  trois 
mille  fois  la  surface  libre  du  sol.  C'est  assez  dire  quel  doit  être  l'effet 
pernicieux  de  la  dissémination  des  matières  oi^aniqiies  dans  un  sol  po- 
reux. Il  est  encore  possible  que  la  température  du  sous-sol  ait  quelque 
rapport  avec  l'apparition  des  épidémies.  \  Munich,  le  typhus  se  déclare 
généralement  vers  la  fin  ou  bien  au  commencement  de  l'année  {en 
décembre,  janvier,  février);  c'est  l'époque  où  la  température  atteint uq 
maximum  (11  degrés)  à  la  profondeur  de  7  ou  8  mètres,  car  elle  metsii 
mois  à  pénétrer  aussi  loin  dans  le  sol. 

Quelques  auteurs  pensent  que  le  choléra  dépend  également  d'in- 
fluences telluriques.  Ils  allèguent  que  cette  maladie  n'exerce  pas  ses 


EETDE.   —  CHR0MIQU8.  887 

ravages  dans  des  localités  à  sol  rocheux  et  compacte;  qu'elle  décime  des 
villages  bâtis  dans  un  creux  entre  deux  moatagoes,  sur  un  sol  formé  de 
détritus,  tandis  qu'elle  épargne  les  hameaux  vcùsios  bâtis  sur  le  roc; 
mais  il  ne  faut  pas  se  laisser  aller  à  l'attrait  des  théories  simples  qui 
nous  persuadent  d'accepter  souveut  des  analogies  hasardées  pour  des 
faits.  Dans  le  cas  où  l'inlluence  des  eaux  souterraines  est  bien  prouvée, 
OQ  conçoit  la  possibilité  d'en  régler  l'étiage  par  des  moyens  artificiels, 
comme  on  règle  les  cours  d'eau  à  l'aide  d'éclu.se^  et  d'en  empêcher  les 
variaiions  trop  brusques  dans  l'intérêt  de  la  santé  publique. 

La  cause  proch^iine  de  ces  indueuces  tellurique»  doit  être  sans  doute 
cherchée  dans  les  êtres  microscopiques,  —  infusoires  et  champignons,' 
—  qui  se  développent  par  la  pourriture  des  matières  mortes.  C'est  par 
là  qtie  ces  phénomènes  touchent  à  ceux  qui  sont  dus  aux  miasmes  des 
marais  ordinaires.  Ces  derniers  ont  été  beaucoup  étudiés  depuis  quel- 
que temps;  noua  ne  citerons,  parmi  les  travaux  qui  s'occupent  de  ce 
sujet,  qu'une  note  très  ialéressaate  du  docteur  Balestra,  qui  a  été  com- 
muniquée à  l'Académie  des  Sciences  il  y  a  un  an.  En  esamioant  au  mt- 
croscope  les  eaux  des  Marains-Poniins,  celles  de  Maccarebbe  et  d'Os- 
t:e,  le  physiologiste  italien  les  a  trouvées  remplies  d'infusoires  de  tous 
les  types  et  de  microphytes  granulés,  parmi  lesquels  le  plus  remarquable 
était  une  petite  algue  dont  la  forme  rappelle  de  loin  le  cactus  pej-uvia^ 
nus,  Cetie  plante  se  rencontre  dans  les  eaux  en  proportion  de  leur  degré 
de  putréfaction,  avec  une  foule  de  spores  transparentes  d'un  >aune  ver- 
dàtre,  dont  il  faudrait  aligner  un  millier  pour  faire  1  millimétré,  et  qui 
smt  accompagnées  de  sporanges  (vésicules)  environ  vingt  fois  plus  gros. 
I^  petite  algue  surnage  à  la  surface  de  l'eau,  elle  y  produit  comme  des 
taches  d'huile.  Elle  se  développe  rapidement  dans  l'eau  chargée  de  dé- 
tritus végétaux  et  exposée  au  soleil;  mais  il  suffit  d'y  verser  quelques 
gouttes  d'une  solution  d'acide  arsénieux,  desulûte  de  soude  ou,  mieux 
encore,  de  sulfate  de  quinine,  pour  voir  sous  le  microscope  les  infusoires 
mourir,  l'algue  et  les  spores  s'étioler  et  s'affaisser.  M.  Balestra  a  con- 
staté de  plus  que  ces  spores  sont  disséminées  dans  l'air  des  marais;  il 
les  a  trouvées  en  quantité  dans  la  rosée  qui  se  dépose  sur  un  verre 
froid.  L'air  de  Rome  et  des  environs  les  contient  en  proportions  varia- 
bles selon  la  saison;  elles  sont  abondantes  vers  la  fin  du  mois  d'août,  et 
surtout  le  jour  qui  suit  la  fin  des  pluies.  Tout  concourt  à  prouver  que 
ces  spores  donnent  naissance  à  la  petite  algue  déjà  mentionnée,  et 
qu'elles  représentent  le  principe  miasmatique  des  Marais -Pon tins.  La 
petite  algue  ne  se  développe  que  sous  l'influence  d'une  humidité  modé- 
rée, —  d'une  pluie  faible,  d'une  rosée  nocturne  ou  d'un  brouillard;  cela 
explique  la  recrudescence  des  Dèvres  intermittentes  à  Rome  en  août  et 
septembre.  L'action  manifeste  que  les  sels  de  quinine  et  les  autres  fé- 
brifuges exercent  sur  les  spores  explique  encore  l'efl'et  de  ces  spéciû- 


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MARINE  D'AUJOURD'HUI 


III. 

LA  GUERRE   q'iTALIE.    —   LES  1NS1ITUTI0NS  NÉCESSAtHES. 


Le  rôle  de  la  marine  française  a  été  moin3  actif  et  moins  brillant 
pendant  k  campngne  d'Italie  qu'il  ne  l'avait  été  pendant  la  cam- 
pagne de  CrJEni^e  (I).  L'apparition  di  nos  escadres  dans  l'Adriatique 
ne  fut  point  tontefois  un  événement  sans  importance;  elle  mit  un 
terme  aus  h'^sitations  qui  tenaient  en  suspens  la  conclusion  de  l'ar- 
mbtice  de  Villafraiica,  et  prévint  ainsi  une  conllagration  générale. 
!Noii3  savons  aujonrd'hul  que  cette  conllagralion  eût  amené,  douze 
ans  plus  tôt,  la  ruine  de  la  France.  L'Adriatique  avait  été  jus- 
qu'en 1858  une  mer  à  peu  près  f«rmi^e;  le  gouvernement  autri- 
chien mettait  un  soin  jaloux  à  en  exclure  les  navires  de  guerre 
étrangers.  J'y  ai  conduit  deux  fois  une  division  détachée  de  l'es- 
cadre de  la  Méditerranée  ;  la  première  fois,  pour  apporter  au  Mon- 
ténégro l'appui  de  notre  pavillon  ;  la  seconde,  pour  bloquer  dans 
Venise  l'escadre  que  commandait  alors  l'archiduc  Maximilien.  11  y 
a  de  singuliers  rapprochemens  en  ce  monde.  Pundant  que  nous 
étions  mouillés  à  quelques  milles  du  Lldo,  un  aviso  rapide  osa  sor- 
tir du  port  en  plein  jour  et  s'approcher  à  portée  de  canon  de  nos 
bàtimens.  Nous  le  poursuivîmes  jusqu'à  l'extrâme  limite  des  bauts- 

(1)  Voyei  la  Hmue  du  15  Juillet  et  do  1"  Mût, 

TOHK  ICIÏ.  —  la  AOCIT  ISll.  44 


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ô&û  BETUB   DKS  DBUX   HOHDBtl. 

fonds,  et  peu  s'en  fallut  que  nous  ne  hii  fissions  payer  cher  son 
audace.  Si  un  seul  de  nos  boulets  l'eùl  alteinl,  il  est  probable  que 
je  n'aurais  jamais  fait  le  voyage  de  Vera-Cruz,  et  que  la  tragédie 
de  Quer  :taro  eût  été  épargnée  à  l'histoiie. 

L'archiduc  Maximilien  ne  se  piquait  pas,  en  J858,  d'une  bien 
vive  sympathie  pour  la  France.  Notre  prejiiière  apparition  dans 
l'Adriatique,  l'agitation  dont  il  nous  supposait  complices,  l'avaient 
indisposé  contre  ngus.  Il  ne  craignit  pas  de  s'en  eApiinier  avec 
•  une  francliifîi:  uo  peu  rude  lersque,  passant  sur  son  yacht  à  Cor- 
fou,  il  y  reçut  la  visite  des  autorités  consulaires.  Le  futur  empe- 
reur du  Mexique  voyait  dans  la  mission  que  je  remplissais  à  ce 
moment  sur  les  côtes  de  la  Dalmatie  le  pr.'sage  de  celle  dont  je  de- 
vais être  cbargé  l'année  suivante.  Cjlle  iperspicacitt^  eût  fait  hon- 
neur à  son  s  ns  politique,  s'il  eût  été  vriii  qu'en  m'envoyant  proté- 
ger le  Monténégro,  le  gouverneniQni.  français  avait  déjà  la  pensée 
secrète  d'alHrmer  un  nouveau  droit  européen,  et  de  remplacer  le 
vieux  principi"  de  l'équilibre  territorial  par  le  principe  des  naiiona- 
Utés.  L'idi^e  chevaleresque  qui  nous  conduisit  à  R;igu«e  était  loin, 
suivant  moi,  de  cacher  des  vues  aussi  vastes.  Nous  venions  de  sau- 
ver l'empire  ottoman;  nous  ne  voulions  pas  lui  permettre  de  deve- 
nir oppresseur  à  son  tour.  Ce  n'était  pas  pour  appesantir  le  joug 
sous  Lquel  gémissaient  les  populations  chrétiennes  que  nous  avions 
arrêté  l'ambition  de  la  Russie.  Il  ne  pouvait  nous  convenir  d'être, 
au  %i\'  siècle,  le  champion  arriéré  de  l'islamisme.  Pour  légitimer 
notre  victoire,  il  fallait  la  rendre  féconde.  Le  premier  prix  dont  le 
sultan  devait  payer  le  secours  que  nous  lui  avions  prêté,  c'était  l'é- 
mancipation graduelle  des  provinces  qui  subij^saiput  encore  les  in- 
justes rigueurs  de  la  conquête.  Tel  était  le  vœu  de  la  France; 
telle  fut,  au  lendemain  de  la  paix  de  Paris,  la  politique  du  second 
empire. 

Nous  étions  cependant  à  peine  rentrés  à  Toulon,  après  un  séjour 
de  six  mois  sur'  la  rade  de  Raguse,  que  les  événeniens  semblèrent 
donner  rai.son  aux  prévlsloris  soupçonneuses  de  l'archiduc.  L'hori- 
zon, jusque-là  ^i  serein,  commença,  pour  les  yeux  les  moins  clair- 
Toyans,  à  se  charger  de  nuages.  Ces  nuages,  qu'u;i  soufUe  pacifique 
avait  en  partie  dissipés,  grossirent  tout  à  coup.  Une  alllapcj  de  fa- 
mille présagea  l'alliance  de  deux  peuples.  Deux  mois  plus  tard,  la 
glorieuse  campagne  de  IS59  était  commencée.  Je  reçus  l'ordre  de 
partir  pour  l'Adriatique  avec  deux  vaisseaux  et  une  frégate.  Le  cbe- 
rain  de  fer  de  Triesti  à  Venise  ne  se  piolongeait  alors  que  jusqu'à 
Udine;  les  renforts,  les  approvisionnemens,  qu'on  expétlialt  à  l'ar- 
mée autrichienne,  devaient  prendre  à  Tiieste  la  voie  de  mer.  Sii 
frégates  à  vapeur  et  un  certaia  nombre  d'avisos  étaient  aiFectés  à 


LES   INSTITUTIONS   NECESSAIRES.  691 

ces  transports;  nous  avions  mission  de  les  interrompre  en  obli- 
geant les  navires  qui  les  opéraient  à  ae  renfermer  dans  Venise. 

Les  ofTic^er^  de  l'escad're  antrichieone  étaient  pleins  d'ardeor; 
c'étaient  déji  Ibs  vaillans  officiers  qui  devaient  triompher  à  Lfssa. 
Ils  demandaient  à  tenter  une  sortie  et  à  nous  faire  l^ver  un  blocus 
qui  les  humi'iait.  L'archiduc  ne  crat  pas  qu'il  fût  sage  d'aventurer 
one  flotte  qu'on  avait  eu  tant  de  peine  i  créer,  et  que  l'Autriche, 
si  elle  la  perdait ,  ne  se  déciderait  jamais  à  reconstruire.  II  préféra 
s'inspirer  de  i'exempfe  des  défenseurs  de  Sébastopol,  et  appliqua 
tous  ses  soins  à  nous  interdire'  l'approche'  de  la  ville.  Le  vaisseau  le 
Kaiser,  qui  venait  à  peine  de' descendre  des  chantiers  de  Pola,  était 
mouillé  à  l'entrée  de  la  passe  centrale.  Au  lieu  d'en  poursuivre  l'ar- 
mement, on  prit  toutes  les  dispositions  ponr  le  couler  entre  les  je- 
tées de  Malamocco,  et  boucher  ainsi' le  seul  canal  par  lequel  airraient 
pu  s'introduire  dans  l'intérieur  des  lagunes  des  bâtimens  d'un  moyen 
tirant  d'eau.  Tout  le  cordon  sablonneux  qui  sVtend  du  Lido  à  Ghiog- 
gia  fut  couvert  de  batteries;  des  canons  furent  montés  sur  les  îlots 
qui  émergent  au-dessus  des  bancs  entre  lesquels  il  faut  circuler 
pour  se  rendre  de  Malamocco  à  Venise;  les  canaux  furent  garnis  de 
mines  sous-marines.  C'est  de  Venise  qu'a  passé  dans  les  états  amé- 
ricains du  sud  cet  art  si  ingénient  de  détendre  l'accès  des  rades  par 
l'établissement  de  torpilles,  et  c'est  de  l'Amérique  que,  par  l'inter- 
médiaire du  capitaine  Maury,  il  noos  est  revenu. 

Aucun  de  ces  préparatifs  ne  nous  échappait;  ceux  que  nous  ne 
pouvions  cliùrement  discerner  du  pont  ou  des  hunes  de  nos  bâti- 
mens nous  étaient  révélés  par  dtes  communications  qui  nous  arri- 
vaient de  toutes  parts.  Mon  premier  soin,  one  fois  le  blocus  établi, 
avwt  été  de  chercher  le  moyen  dfe  correspondre  avec  le  ministre. 
Par  Riniîni,  Ferrare  et  Livourne,  nous  pûmes  recevoir  des  lettres  et 
même  des  transmissions  télégraphiques.  La  frégate  qui  faisait  par- 
tie de  la  division  et  un  aviso  qui  m'avait  été  envoyé  furent  employés 
&  maintenir  de  constantes  relations  avec  Paris,  Toute  une  flottille  de 
bat;aux  romains  nous  apportait  des  bestiaux  et  des  légumes  frais; 
nos  machines  distillatoires  nous  fournissaient  de  l'eau  en  abon- 
dance; nos  prises  nous  avaient  procuré  7,900  tonneaux  dj  charbon, 
et  avaient  en  partie  renouvelé  nos  vivres.  Nous  pouvions,  sans  rien 
demander  au  port  de  Toulon,  tenir  ainsi  le  blocus  jusqu'à  l'hiver. 

Toutefoî's  on  ne  tardai  pas  &  pressentir  que  les  opérations  de 
cette  campagne  ne  seraient  pas  cond'uites  avec  la  prudente  lenteur 
qui  préside  aux  guerres  de  siège.  L'armée  fVan';aise  n'avait  pas 
ouvert  la  tranchée  devant  Plaisance  ou  devant  Pavîe;  elle  s'était 
portée  par  une  marctie  de  flanc  sur  Novare  sans  se  laisser  arrêter 
par  ce  nom  de  sinistre  augure.  La  batfûlle  de  Magenta  était  livrée, 


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692  REYUE  DES  DEDX  MONDES. 

le  Tessirt  franchi,  et  nos  troupes  marchaient  sur  Milan.  Ce  fut  un 
coup  de  foudre,  jamais  la  stratégie  n'avait  eu  d'inç^piration  plus 
hardie.  A  partir  de  ce  moment,  il  fut  évident  que  les  événemens 
allaient  se  précipiter.  Us  dilTiculiés  n'appartenaient  plus  à  l'ordre 
matériel;  elles  devaient  apparaître  surtout  après  la  victoire.  L'Italie 
tout  entière  s'était  associée  avec  trop  d'enthousiasme  à  notre 
triompha  pour  qu'il  nous  fût  permis  d'en  modérer  les  conséquences. 
Ce  n'était  pas  le  Milanais  que  nous  avions  affranchi,  c'était  la  pé- 
ninsule. H  nous  arrivait  devant  Venise  des  émissaires  de  toutes  Ik 
villes  des  légations,  les  uns  ardens,  vieillis  dans  les  sociétés  se- 
crètes, demandant  «  à  être  soldats  pour  devenir  citoyens,  »  les 
autres,  moins  résolus,  intimidés  encore  par  l'ascendant  séculaire 
de  l'Autriche,  très  désireux  de  ne  pas  ensanglanter  la  révolution, 
mais  révolutionnaires  cependant,  et  presque  au  même  degré  que  les 
adeptes  du  carbonarisme.  Leurs  inquiétudes  se  trahissaient  par 
cette  phrase  :  questi  Crotati -nono  U)n  prrpolenli.  Leur  programme 
était  dans  ce  vœu  :  il  fairt  chasser  l'étranger,  ron  plausi  e  baiii- 
mtmi.  L'ambassadeur  de  France  à  Rome  m'avait  mis  en  garJe  contre 
ces  démonstrations;  je  n'avais  d'ailleurs  aucun  désir  de  les  secon- 
der. Ma  mission  avait  i^té  très  nettement  définie;  j'entendais  n'en 
pas  sortir.  Je  devais  bloquer  Venise  jusqu'au  jour  où  M.  le  vice- 
amiral  Desfdssés  amènerait  devant  ce  port  des  forces  assez  considé- 
rables pour  l'attaquer.  On  comptait  employer,  pour  arriver  sous  les 
quais  de  la  place  Saint-Marc,  les  batteries  flottantes  et  les  canon- 
nières qui  avaient  réduit  le  fort  de  Kinburn.  Les  moyens  d'action 
étant  les  mêmes,  il  eût  été  puéiil  d'espérer  que  le  succès  serait 
aussi  facile,  car  les  duux  entreprises  ne  se  ressemblaient  guère.  J'ai 
tout  lieu  de  penser  que,  si  les  places  du  fameux  quadrilatère  eussent 
arrêté  nos  troupes  sur  les  bords  de  l'Adige,  Venise  et  ses  lagunes 
auraient  pu  arrêter  plus  longtemps  encore  nos  vaisseaux  et  notre 
flottille  au  fond  du  golfj.  La  résistance  au  contraire  s'évanouissait 
comme  par  magie  le  jour  où  la  grande  armée  autrichienne  était 
forcée  de  battre  en  retraite. 

L'armement  qu'on  préparait  )\  Toulon  avait  demandé  plus  de 
temps  qu'on  ne  l'avait  prévu.  Je  fus  enfin  avisé  que  l'expédition 
étiiit  prête,  qu'elle  allait  partir  et  se  rallier  dans  le  port  d'Antivari. 
Pendant  qu'elle  accomplissait  cette  traversée  et  qu'arrivée  au  lieu 
de  rendez-vous  elle  y  renouvelait  son  approvisionnement  de  char- 
bon, nos  aigles  victorieuses  ne  s'arrêtaient  pas;  la  bataille  de  Sol- 
ferino  achevait  l'œuvre  de  Magenta.  L'aviso  qui  stationnait  à  Riniiai 
E^poita  dev.'int  Venise  une  dépêche  destinée  à  l'amiral  Desfossés; 
une  heure  après,  cet  aviso  faisait  route  pour  Antivari.  Non-seule- 
ment il  n'y  trouva  plus  la  flotte,  mais  il  ne  la  rencontra  même 


LES    mSTITUTlONS    NECESSAIRES.  693 

pas  sur  soD  chemin.  Il  passait  à  l'ouest  de  Lissa  pendant  que  l'a- 
miral Desfossés  remonttùt  vers  le  nord  et  longeait  la  côle  de  Dal- 
matle.  Ne  croyant  pas  la  crise  aussi  prochaîne,  désirant  d'ailleurs, 
avant  de  s'engager  dans  des  opérations  plus  sérieuses,  s'assurer 
la  possession  d'un  port  de  dépôt  et  de  refuge,  l'amiral  s'était  dé- 
tourné de  sa  route  pour  aller  s'emparer  du  port  de  Lostiini,  Ce 
fut  là  que  le  rejoignit  l'aviso  envoyé  à  sa  recherche.  La  dépêche 
confiée  à  ce  bâtiment  émanait  du  quartier -généial  de  l'armée 
française;  elle  prescrivait  d'attaquer  sur-le-champ.  L'insurrection 
vénitienne  n'attendait,  disait-on,  qu'une  démonstration  de  ta  flotte 
pour  agir;  malheureusement  cet  ordre  si  pressant  avait  été  dirigé 
du  quartier-général  sur  Paris.  De  Paris,  il  était  venu  à  Bimini  par 
Livourne;  de  Bimini,  il  avait  dû  faire  le  tour  de  l'Adriatique  pour 
arriver  à  sa  destination.  Les  cinq  jours  qu'il  avait  passés  en  voyage 
l'avaient  rendu  inutile;  au  moment  où  l'ainiral  Desfossës  appa- 
reillait de  Lossini,  résolu  à  combattre  dès  te  lendemain,  un  nou- 
veau messager  lui  apportait  la  nouvelle  de  la  suspension  des  hosti- 
lités. La  paix  n'était  pas  cooclue,  mais  les  préliminaires  en  étaient 
arrêtés;  il  semblntt  peu  probable  qu'elle  ne  succédât  pas  prompte- 
ment  â  l'armistice.  On  peut  juger  quel  fut  le  désappointement  de 
l'escadre,  et  cependant  je  ne  sais  trop  si  l'intérêt  du  pays  ne  fut  pas 
mieux  servi  par  cette  déception  qu'il  ne  l'eût  été  par  un  glorieux 
effort  dont  on  ne  pouvût  garantir  le  succès.  C'était  la  crainte 
qu'inspirait  l'expédition  de  la  flotte,  dont  l'eatrée  d.ms  l'Adriatique 
venait  d'être  connue,  qui  avait  décidé  l'Autriche  hésitante  à  sou- 
scrire à  la  trêve  qui  hn  était  offerte.  Si  le  résultat  d'une  première 
attaque  eût  été  moins  décisif  qu'on  ne  l'espérait  en  France  et  qu'on 
le  redoutait  à  Villafranca,  nos  ennemis  n'auraient  pas  manqué  de 
reprendre  courage,  et  la  guerre  eût  vraisemb'ablemiint  continué. 
Elle  aurait  pu  continuer  aussi  le  jour  où  l'Autriche  n'eût  plus  eu 
par  la  paix  les  états  vénitiens  à  sauver.  Or  il  fallait  la  paix  à  la 
France  abandonnée  à  cette  heure  par  la  Bussie,  pressée  par  l'An- 
gleterre, menacée  par  l'Allemagne,  inquiétée  par  l'esprit  révolu- 
tionnaire qui  gagnait  malgré  elle  toute  l'Italie.  Les  esprits  exi- 
geans  ont  pu  trouver  cette  guerre  écourtée,  les  hommes  sages 
l'ont  trouvée  d'autant  mieux  conduite  qu'une  heureuse  iaspiration 
sut  la  terminer  â  propos. 

II. 

La  marine  qui  avait  fait  la  campagne  de  Crimée  était  l'héritage 
d'un  autre  gouvernement;  celle  qui  eût  été  appelée  à  seconder  l'ar- 
mée d'Italie,  si  une  paix  trop  prompte  ne  fût  intervenue,  pouvait, 


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60i  KETOE  DES  DBOX  UOSIDES. 

i  plus  d'un  titre,  être  reveiidiquée  par  l'empire  conmie  l'œuvre  de 
soQ  iniiiaiive  et  de  sa  sollicitude.  C'est  d»nB  les  cinq  ou  six  pre- 
mières années  du  règne  que  se  sont  acct)m|)lies  les  réC'.irmes  qui  ont 
constitué  la  marine  d'aujourd'hiû.  J'essaierai  d'uxposer  brièvement 
ce  travail  d'ime  admiuistration  à  Laquelle  on  n'a  peut-être  paj 
rendu  assee  complètement  justice:  l'examea  que  j'en  ferai  me  con- 
duira uaturellemeiU  à  envisager  la  situation  présente. 

11  était  généralement  admis  que  l'empire  Mbrrifiait  la.  marine  à 
l'armée,  qu'il  tenait  cet  i&térét  comme  secondaire  et  ne  lui  accor- 
dait qu'une  att.^ntion  distraite.  La  vérité  eût  pLutât  été  dans  l'aOk- 
matioa  contraire.  Je  ne  sais  si  L'armée  fraoçai-^  a  biaucoup  gagné 
depuis  la  campagne  de  Crinaée,  mais  je  puis  affirma  que,  <Ie  18â2 
i  1S70,  la  marine  avait  pris  ui  France  un  dévalo)>pemeat  qu'oi 
eût  pu,  sous  bien  des  rapports,  trouver  excessif.  Nos  arsenauz 
avaient  triplé  rl'étendue;  nos  ateliers  étaient  des  mmumeas  q/n 
nous  aurait  enviée  le  siècle  du  grand  roi.  Nolfe  Hotte,  presque  l'é- 
gale de  celle  de  l' Angleterre,  avait  laisBé  en  arrière  toutes  les  antres. 
MaJlieureusement  ces  richesses  sont  promptes  à  dépérir,  et  il  faudn 
sagement  admiulÀtrer  notre  fortune  pour  que  quelques  années  n'es 
fusent  pas  de»  ruines. 

J'ai  entendu  un  illustre  marédial  con>parer  la  marine  française  à 
un  météore.  Plus  d'une  foie  en  eiïet  cette  marine  s'est  éteinte  an 
moment  mômeoà  c'Le  venait  de  briller  du  plus  vif  éclat.  C'est  qu'eUe 
a.  toujours  été  la  premi^e  à  souffrir  du  désarroi  fuiiiaeier;  un  sem- 
blable danger  la  menace  encore.  Pour  conjurer  ce  péril,  il  ne  suffit 
pas  d'implorer  d'irréalisables  augmentations  de  u'éditii;  il  faut 
avant  tout  fermier  1^  issues  par  Jesquelles  s'i^paoclit'raJt,  sans  profit 
direct  pour  la  llotte,  le  budget,  restreint  qui  va  lous  être  alloué.  Il 
importe  donc  de  bien  définir  œ  qui,  dans  notre  organisaiiee,  est 
vilal  et  ce  qui  n'est  qu'accessoire.  Il  faut  plonger  nos  rti^ards  au- 
dessous  de  l't  surÊice  et  aller  chercher  dans  ta  marine  qui  nous  a 
été  légu*^»  les  bases  fondamentales,  ce  que  j'appellerai  tes  ùuti- 
tutioiu  nécessaires.  Voilà  ce  qu'iliaut  ceoonnaitre,  voilà  ce  qu'il  lâmt 
sauver. 

Après  la  exclusion  de  la  pus  de  Paris,  l'occasion  était  unique 
pour  entreprendre  une  organisation  aouvelle  et  défiuiiive  de  la 
marine  française.  L'état  des  finances  permetuit  d'étoblir  le  budget 
des  dépenses  navales  sut  une  base  assez  large  pour  satisfaire  une 
ambition  contenue  dans  de  justes  limites.  Cette  ambition  ne  devait 
pas  aller  jusqu'à  prétendre  au  premitir  rang,  mais  elle  devait  se 
proposer  d'occuper  incontestablement  (e  second.  Ce  n'est  qu'en  ré- 
glant, ses  désirs  qu'on  parvient  à  foiidw  quelque  chose  de  durable. 
Un  établissemoit  exagéré  ne. résiste  pas  âux  premiers  embarras-qui 


LES   INSTITUTIONS   NBCESSAIBES.  Ovi 

se  produisent,  et  ce  n'est  rieo  d'avoir  étonné  le  monde  par  le  dé- 
pl(rfement  de  ses  forces,  si  l'on  n'est  pas  en  mesure  de  les  entrete- 
nir. On  excite  ainsi  chez  les  autres  peuples  des  ombrages,  dans  son 
propre  pays  une  présomption  et  des  aspirations  funestes.  Il  était 
donc  sagp,  je  dirai  même  indispensable,  de  ne  pas  vouloir  disputer 
k  l'Angleterre  l'avantage  du  nombre.  C'était  la  seule  supériorité 
qu'on  dût  lui  cencéder.  Pour  tenir  sur  les  mers  la  placera  laquelle 
nos  ressources  de  tout  genre  nons  faisaient  un  devoir  d'aspirer, 
nous  avions  deux  moyms  infaillibles  :  n'admettre  dans  la  comrpo*- 
sition  de  notre  flotte  qUe  des  navires  dont  les  qualités  ne  lissent 
aucun  doute,  —  assMi-er  par  tons  les  détela  de  notre  organisaUoa 
une  c^érité  e^ceptionneilleànos  armeméns.  Nous  ponvions  ainsi  in- 
spirer un  certain  respect  k  l'Angleterre  même,  car  au  début  d'une 
guerre  nous  lui  aurions  opi>osé,  en  la  primant  de  vitesse,  des  forces 
à  peine  inférieures  aux  siennes.  Ce  programme  était  sinaple.  11  en 
fallait  éc'irLer  Wul  plagiat  imnlelligent  da  passé. 

IJ  n'est  point  de  pays  où  l'on  fasse  un  plus  grand  abus  qu'en 
France  du  félichisrtre  qui  s'attache  encore  à  certains  noms.  Quand 
Golbert  cré?i  la  marine  française,  il  s'inspira  des  besoins  du  mo- 
ment; les  procédés  qu'il  emjdoya  n'eussent  pas  été  les  mftfnes,  s'il 
«at  vécu  à  notre  époque.  En  1668,  tout  était  exclusion,  corporaition, 
pt4vilége.  Sans  colonies,  il  n'y  avait  point  de  commerce  estérieur, 
sans  commerce  pas  de  mnrine  militaire.  En  1856,  de  nouvellea  doc- 
trines pTéfwiraient  la  liherté  des  échanges  et  Taboiilion  du  pacte 
coionifti  ;  les  progrès  de  la  marine  k  vapeur  tendaient  à  faâre  de  la 
flotte  une  armée.  Il  était  donc  inutile  de  sulxwdonner  le  dévelop- 
pement de  nos  forces  navales  à  des  considérations  'trangëres. 

L'am'>iiion  coïcMiiale  n'a  pas  été  favorable  aux  destinées  du  ae- 
eond  empire^  Peiidatit  dix  ans,  nous  avoits  été  distraits  par  des  di- 
versions regrettables  de  la  seule  question  qiti  dût  dû  nous  occuper. 
Quelle  eût  été,  an  bout  de  ces  dix  années  de  paix,  notre  puisBaoce, 
si  tious  les  eussions  employées  à  nous  préparer  à  la  lutte  qui  devût 
avoir  notre  esistence  même  pour  enjeol  II  était  difficile  de  ne  pas 
payer  ce  tribut  aux  idées  Au  passé.  L'ambition  coloniale  ne  fat 
pas  désavouée  par  la  France,  nots  y  applaudîmes  ati  contraire 
tant  que  nous  la  vîmes  couronnée  par  le  succès,  et  cependant, 
heuredse  on  malheureuse,  cette  ambition  n'en  était  pas  moins  un 
ana<[bronisme.  Les  comptoirs  a^atiques  semblent,  il  est  vrai ,  en- 
courî^r  encore  les  partisans  dn  système  qui  s'écroule;  mais  ces 
colonies  sont  les  sommets  d'un  monde  à  demi-submErgé,  le  flot 
montant  les  viendra  couvrir  à  leur  tour.  Il  s'opère,  depuis  quelques 
années,  d'étranges  transformations  dans  l'extrême  OrieOt.  Noas 
ftvoBs  mis  Ja  BUùn  dans  la  ntcbe,  et  nous  aVoits  éveillé  les  abeUleb. 


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e96  RETDE  DES   DEUX   MONDES. 

Tout  établissement  possédé  par  l'Europe  dans  ces  mers  loÏDlaines 
doit  se  sentir  menac^.  Je  ne  conseillerais  certes  pas  de  faire  succé- 
der à  la  politique  d'expansion  la  poliùfiue  d'ab  mdon  :  il  faut  A\oa 
plus  de  suite  dans  les  idées;  mais  il  importe,  j'en  suis  très  con- 
vaincu, de  se  tenir  en  garde  contre  des  espérances  chi  néiiques.  II 
ne  reste  plus  aux  colonisateurs  qu'un  privilège  :  Hs  supportent  seuls 
les  frais  d'une  administration  dont  les  auties  pavillons  profitent. 
Sur  le  terrain  défriché,  chacun  vient  s'établir  avec  un  droit  pareil. 
Il  n'est  [)lus  de  débouchés  que  le  travail  national  ne  puisse  s'assurer 
par  la  supériorité  d  :  son  industrie.  L'Inde,  lifs  Pliili|)pines,  la  grande 
tle  de  Java,  s'il  fallait  les  conquérir  aujourd'hui,  absorberaient  plus 
d'or  qu'elles  n'en  laisseraient  refluer  vers  la  métropole.  Où  trouver 
d'ailleurs  dans  le  monde  encore  inexploité  des  populations  qu'un 
prosélytisme  ardent  puisse  étreindre  et  assimiler  à  la  race  conqué- 
rante, comme  celles  dont  la  ferveur  religieuse  de  l'Espaiçne  a  su 
faire  en  quelques  années  non-seulement  des  chfétiens,  mais  des 
Espagnols?  Où  rencontrer  une  aristocratie  féodale  pareille  à  celle 
des  zemindars  hindous  ou  des  régens  javanais  pour  pressurer  an 
compte  du  maître  européen  la  fouie  asservit;  et  résignée  qui  fé- 
conde le  sol  saus  oser  prétendre  à  en  garder  les  produits?  Des  con- 
quérans,  sceptiques  comme  nous  le  sommes,  ne  sauraient  se  flatter 
de  renouveler  les  conversions  presque  miraculeuses  du  xri"  siècle. 
L'avenir  colonial,  sous  quelque  forme  qu'il  se  présente,  ne  m' ap- 
paraît donc  qu'environné  de  nuages.  Il  n'existe  plus  heureusement 
de  relation  intime  entre  le  progrès  colonial  et  les  facultés  mati- 
times  du  pays.  Confondre  les  dépenses  des  colonies  et  celles  de  U 
flotte  serait  moins  que  jamais  de  saison.  En  18&7,  on  eut  l'excellente 
idée  de  les  rendre  distinctes  en  constituant  à  côté  du  ministère  de 
la  marine  un  ministère  des  colonies.  Il  est  fâcheux  qu'on  ait  altéré 
la  simplicité  de  cette  réforme  et  qu'on  l'ait  ainsi  rendue  peu  durable 
en  donnant  au  nouveau  ministère,  avec  les  établissemens  transatlai>- 
tiques,  l'Algérie,  que  sa  proximité  et  son  importance  conseillaient 
d'assimiler  dès  lors  aux  départemens  français.  De  plus,  on  voulut 
laisser  à  la  marine,  ou,  pour  mieux  dire,  la  marine  commit  la  faute 
de  revendiquer  la  charge  de  l'année  coloniale,  de  sorte  que  nous 
perdîmes  une  merveilleuse  occasion  de  voir  enfin  clair  dans  notre 
budget.  Il  n'en  est  pas  moins  remarquable  que  la  plupart  des  pro- 
grès réalisés  par  ta  marine  impériale  datent  de  l'époque  où,  par 
suite  de  la  séparation  des  deux  ministères,  son  sort  avait  cessé  d'être 
étroitement  associé  à  celui  de  nos  possessions  d'outre-mer. 

Le  premier  ministre  qui  avait  été  placé  à  la  tête  du  départe- 
ment de  la  marine  n'avait  pu  donner  à  sa  pensée  ardente  tout 
l'essor  qu'il  eût  voulu  lui  faire  prendre.  Les  nécessités  de  la  guerre 


LES   INSTITCTIONS   NÉCESSAIRES.  697 

avaient  réclamé  ses  premiers  soins,  et  la  mort  l'avait  surpris  au 
milieu  de  projets  grandioses,  mais  à  peine  ébauchés.  L'empe- 
reur le  remplaça  par  un  homme  froid,  profondément  honnête  et 
qu'une  longue  expérience  avait  mis  au  courant  de  toutes  les  par- 
ties de  notre  service.  L'amiral  Hamelin  a  laissé  tine  trace  féconde 
de  son  passage  aux  affaires.  On  n'eût  pu  à  coup  sûr  appeler  l'an- 
cien commanriant  en  chef  de  l'escadre  de  Crimée  un  novateur; 
mais,  à  l'heure  oil  te  département  de  la  marine  fut  remis  en  ses 
mains,  tout  ministre,  quelque  circonspect  et  prudent  qu'il  pût 
être,  était  tenu  d'innover.  L'ancienne  constitution  de  notre  éta- 
blissement naval  n'était  plus  d'accord  avec  les  conHitions  dans  les- 
quelles allait  se  développer  une  marine  qui  n'avait  que  de  rares 
analogies  avec  la  marine  du  passé.  L'âge  de  fer  avait  sucbédé  à 
l'âge  du  bois  et  du  chanvre.  Le  premier  monument  qu'on  édifiait 
autrefois  dans  un  port  étajt  une  corderie  ;  aujourd'hui  on  commence 
par  y  établir  des  forges  et  des  ateliers  d'ajustage.  Ce  sont  des  mi- 
chines  qui  taillent,  qui  percent  et  qui  rabotent.  Quand  le  navire 
est  à  flot,  ce  sont  encore  des  machines  qui  le  conduisent.  La  force 
musculaire  de  l'homme,  son  agilité,  sont  moins  souvent  en  action 
que  son  intelligence.  En  somme,  la  marine,  personnel  et  matériel, 
était  une  œuvre  à  reprendre  jusque  dans  ses  fondemens.  Il  est  à 
regretter  qu'on  ne  l'ait  pas  compris,  et  qu'au  lieu  d'un  travail  d'en- 
semb'e  on  n'ait  voulu  entreprendre  que  des  révisions  successives 
et  partielles.  Cependant,  de  toutes  ces  élucubratîonç;  auxquelles  il 
me  fut  donné  de  prendre  une  part  assez  active,  il  sortit  une  ré- 
forme générale  dont  je  me  bornerai  à  esquisser  les  principaux 
traits. 

Le  matériel  naval  fut  d'abord  divisé  en  trois  catégories  :  la  flotte 
à  voiles,  destinée  à  rispnrattre  dans  un  temps  assez  court;  la  (lutte 
transformée,  matériel  de  transition  qu'on  se  proposait  d'entretenir 
sans  le  renouveler;  enfin  la  flotte  de  l'avenir,  dont  le  chiffre  fut 
fixé  à  150  bâtimens  de  combat.  De  ces  150  navires,  40  devaient 
être  des  vaisseaux  de  ligne  ou  des  unités  équivalentes.  C'était  là 
un  programme  très  sérieux  et  qui  tendait  à  placer  nos  forces  navales 
sur  un  pied  des  plus  respectables.  Un  crédit  de  292  millions  ré- 
parti en  quatorze  annuités  fut  alloué  au  ministre  pour  le  réaliser. 
Ce  crédit  était  tout  à  fait  indépendant  des  160  millions  du  budget 
normal.  Malhf^ureusement  une  portion  notable  devait  en  être  absor- 
bée par  la  construction  de  navires  dont  l'existence  parasite  mena- 
çait de  se  développer  aux  dépens  de  la  substance  même  de  notre 
flotte  de  guerre.  Les  vaisseaux  transformés  n'avaient  pas  suffi  aux 
partisans  des  transports  militaires;  il  leur  avait  fallu  toute  une  flotte 
spéciale,  capable  de  recevoir  à  un  jour  donné  40,000  hommes. 


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6,000  chevau\ 
semblait  une  cF 
où  les  budgets 
source  où  chaqi 
nous  n'avions  p 
aucune  autre  m 
aacrilier  à  un  i 
Dans  le  plan 
temps  qu'une  il 
navires  rapirles 
conséquences  e 
eût  appelé  nos 
taient  devenus 
vent  encore  av' 
tendances  qu'el 
ponr  rôieprînc 
tandis  que  c'esi 
essentiel.  La  9é( 
fîront  pour  l'a* 
pas  laisser  prér 
qu'à  la  coofusit 
de  la  flotte  et 
qui  concerneat 
serves  fahtiS,  o 
n'ait  Été  conçut 
cette  marine  fui 
connues.  Les  b 
ties  en  navires 
que  des  mas-^es 
auxquelles  elle 
nautiques.  L'em 
encsre  l'élan,  I 
chaient  et  osaif 
n'îospirait,  je  c 
flotte  fût  cooBtr 
ooHstamineot  d 
trepnise  par  l'ai 


Les  navires  v 
dent  pour  recev 
Bée.  Le  dépérii 


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LES    INSTITDTiailS   f)iCBS81IRES.  699 

cette  nouvelle  situation.  Si  l'on  ne  construisait  chaque  année  un  - 
certait  nombre  de  navires,  au  bout  «le  dix-huit  oa  vin^  ans  la 
flotte  B'extsteraîl;  plus;  encore,  pour  lui  assurer  cette  durée,  faut-il 
qu'on  l'entretienne.  Tout  !>iidget  qui  vise  à  ne  pas  laisser  ôôcroltre 
le  matériel  ne  doit  pas  seulement  prévoir  les  dépenses  qu'exigeront 
les  consti'uctioas  neuves;  à  côté  de  ce  fonds  de  renouvellenteiit,  il 
doit  inscrire  un  atit4-e  fonda  spécial  destiné  à  l'entretien.  On  con- 
struirait deiu  ou  trois  navires  de  plus  tous  les  ans,  si  la  marine  k 
flot  n'exigeait  des  soins  très  coûteux  de  conservation,  des  ntdoKbs 
complets  et  une  Foule  de  menues  réparations.  On  se  figurera  aisé- 
ment quel  dut  être  l'embarras  dn  ministre,  lorsqu'à  la  fin  de  la 
guerre  de  Ciimée  U  vit  aflluer  dans  nos  poris  tous  ces  navires 
qu'on  devait  désaumer  et  qu'on  ne  ponmiit  cependant  laisser  à  l'a- 
bandon. Alors  monte  qu'elle  a  cessé  de  fonctioniier,  la  machine  a 
eecore  besoin  du  mécanicien;  seul  le  mécanicien  peut  la  lubrifier» 
la  graisser,  la  polir,  seul  il  peut  prendre  charge  de  tant  de  miUioas 
qui  soniraeilleut.  Le  gardien  traditionnel  qui  suffis^iit  aux  bàtimeoB 
à  voiles  préserverait  mal  les  organes  délicats  du  navire  à  vapeur; 
un  repos  ti'op  proloogi';  rotiiliereit  les  articulatro»s  de  ces  appareils; 
une  mais  maladroite  n'essaierait  pis  d«  les  meure  en  mouvement 
sans  s'exposer  h  le»  briser  ou  à  kê  bosser.  La  premîèi'e  pensée  de 
l'amiral  Ûamelin  fut  de  naettre  ces  trésors  sous  I»  garde  d'un  per- 
S(wael  aussi  réduit  que  possibie,  suffisant  toutefois  ]>our  les  garan- 
tir d'une  dépréciation  trop'  ra^tide.  Il  substituait  ainsi  à  la  position 
de  désarmement  une  position  intermédiaire  à  laquelle  il  voulait 
donner  le  nom  de  réserve.  C'était  en  effet  une  rôse.rve  dans  toute  la 
Jbrce  du  terme  que  cetCe  Hotte  k  Uquelle  on  conservait  la  portion 
I»  plus  iniéreasaute  de  ses  cadres.  Cette  flotte  n'avait  pins  qu'à 
compléter  B?a  équipages,  qu'à  embarquer  ses  poudres  et  ses  vivres 
pour  se  trouver  en  mesure  de  prendre  la  mer;  mais,  quand  on  en 
vint  à  supputer  la.  dépense  qu'entraînerait  ce  mode  d'entretien,  on 
recula  elTrayë.  Les  ports  du  noi-d  firent  aussi  entendre  leurs  ré- 
clamations; ils  représentèrent  qu'en  vaulant  maintenir  un  état  de 
préparation  trop  avancé ,  on  s'exposait  k  faire  campagne  avec  un 
matériel  demi-usé  qui  serait  loin  de  valoir  celui  qu'on  eût  gardé  à 
l'abri  dans  les  magasins.  Sous  le  ciel  du  midi,  on  n'avait  peint  de 
sembtabies  inquiétudes;  le  port  de  Toulon  n'élevait  aucune  objec* 
tioQ  contre  la  position  de  disponibiltté  immédiate.  Le  ministre  prit 
le  meilleur  parti.  H  partagea  la  flotte  de  réserve  en  autant  de  caté- 
gories qu'il  lui  en  {allait  pour  pouvoir  toujour»  rencontrer  sur  ce 
clavier  la  note  jtiste,  c'est-à>Hlire  la  situation  qui  répondit  exacte- 
ment aux  nécrâsités  du  moment  et  aox  convenances  diverses  des 
port84 


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pour  ces  (épreuves;  seuls,  les  mt^caiiicîens  et  Ls  chanfftîufs  seroDl 
au  complet.  Un  mniïstre  de  la  marine  a  donc  conslaniment  trois 
flottes  sur  les  bras  :  la  fli>tte  en  cours  de  campagne,  la  flotte  en  ré- 
serve, et  cette  flotte  en  essai  qui,  par  suite  du  résultat  incertain  des 
expériences,  des  réparations,  des  retouches,  des  entrées  intiltipliées 
au  bassin,  est  inconlest  iblement  la  plus  propre  à  déconcerter  les 
prévisions  financières.  Tout  n'est  pas  calcul  rigoureux,  il  s'en  fant 
de  beaucoup,  dans  l'établissement  d'un  budget;  on  doit  toujours 
y  faire  une  très  large  pwt  aux  mécomptes.  L'important,  c'est  qu'on 
ne  puisse,  comme  on  n'en  serait  que  trop  souvent  tenté,  aligner 
ses  chifl'res  aux  dépens  des  constructions  neuves.  La  sincérité  n'est 
pas  seulement  le  premier  devoir  d'un  ministre,  c'est  aussi  la  meil- 
leure de  ses  garanties.  On  ne  peut  dans  un  budget  faire  l'obscurité 
pour  les  autres  sans  la  faire  un  peu  pour  soi-même. 

L'organisation  du  matériel  n'avait  pas  demandé  moins  île  cinq 
ans  d'éiudes.  La  solution  adoptée  par  l'amiral  Hamelin  parut  r^ 
pondre  et  répondait  en  elTet  à  toutes  les  exigences.  Le  bon  entre- 
tien de  la  Hotte  était  assuré,  et,  ce  qui  n'était  pas  moins  nécessain', 
l'entente  entre  les  ports  et  l'administration  centrale  était  devenue 
facile.  Un  mot  suflisait  pour  indiquer  les  intentions  du  ministre;  un 
root  dûsait  tout  en  fait  de  dépenses  autorlst^es  et  de  préparatifs 
prescrits.  L'œuvre  avait  su  allier  la  clarté  i  l'économie;  on  ne  pou- 
vait lui  demander  davantage.  Ce  n'était  là  pourtant  qpie  la  pente 
question;  la  chose  réellement  importante,  c'était  la  constitution  du 


LES    INSTITUTIONS    NÉCESSAIRES.  701 

personnel.  Le  navire  étant  donné,  aucune  nation  maritime  ne  sau- 
rait se  flatter  de  pouvoir,  aussi  rapidement  que  nous,  le  munir  d'un  ■ 
équipage.  L'inscription  marilime  est  une  force  toujours  prête,  nne 
rfoerve  (lont  le  recensement  s'opère  à  chaque  heure  et  fjiie  nous 
n'avons  pas  besoin  d'exercer,  car  l'industrie  même  dont  elle  vil  !a 
tient  constamment  en  haleine.  Elle  a  son  ban  et  son  arri^re-ban,  les 
hommes  de  première  et  'es  hommes  de  seconde  levée.  Une  portion 
de  celte  population,  adonnée  à  la  petite  pèche,  ne  quitte  pas  le  lit- 
toral ;  l'aulrt!  est  employée  à  la  navigation  au  long  cours.  Celte  por- 
tion pourrait  être  corapromiï,e  par  une  brusque  déclaration  de 
guerre,  si  les  pécheurs  n'étaient  là  pour  subvenir  aux  premiers  ar- 
memens  qui  doivent  assurer  son  retour.  Jamais  ressource  ne  fut 
plus  précieuse,  et,  —  qu'on  me  passe  le  mot,  —  ne  fut  mieux  amé- 
nagée. Il  ne  serait  que  trop  facile  d'en  abuser,  et  nous  l'avons  du- 
rement exploitée  quelquefois.  Par  bonheur,  ce  n'esl  pas  notre  seul 
moyen  de  recrutement;  nous  pouvons  demander  à  ce  fonds  commun 
où  l'armée  puise  son  contingent  annuel  le  tiers  enviion  de  nos 
effectifs.  Aussi,  lorsqu'il  nous  a  fallu  passer  subitement  du  pied  de 
paix  au  pied  de  guerre,  les  hommes  ne  nous  ont-ils  jamais  man- 
qué; mais  des  hommes,  si  nombreux  qu'ils  soient,  ne  sont  pas  un 
équipage.  Si  l'on  prend,  comme  la  chose  semble  niiurelle,  pour 
base  de  l'efTectif  aiiribué  à  chaque  vaiss  au,  le  rôle  de  combat,  on 
verra  qu'il  est  indispensable  d'assurer  à  l'avance  certains  services 
spéciaux.  Le  gouv(;rnement  de  juillet  avait  établi  pour  le  service  de 
l'artillerie  une  école  Aottante  de  matelols-canonniers;  on  dorma  une 
large  extension  à  ce  système.  On  voulut  avoir  pour  chaque  fonction 
des  hommes  d'élite  prépan^s  par  une  instruction  préalable  et  pour- 
vus, comme  les  canonniers,  d'un  brevet  de  capacité.  C'est  ainsi  que 
lu  port  de  Loiient  fut  chargé  de  former  pour  la  flotte  des  matelots- 
fusiliers,  que  celui  de  Toulon  joignit  au  soin  d'ijistruire  nos  chefs 
de  pièce  la  tâche,  comparativement  facile,  de  dresser  un  certain 
nombre  du  jeunes  gens  à  l'interprétalion  des  signaux  et  aux  menus 
détails  du  service  de  la  timonerie.  La  création  de  ces  deux  spécia- 
lités était  une  excellente  mesure.  Il  avait  sufli,  pour  en  réaliser  la 
pensée,  de  reproduire,  avec  des  altérations  presque  insignifiant 'S, 
une  instittition  déjà  en  vigueur.  La  chose  fut  moins  simple  quand  il 
fallut  assurer  le  recrutement  et  la  composition  du  personnel  de  nos 
machines,  L'n  manuel  d'examen  fut  arrêté,  des  concours  semestriels 
furent  ouverts  aux  candidats  de  tout  grade,  appel  fut  fait  aux 
écoles  de  l'industrie  aussi  bien  qu'aux  écoles  de  nos  ports,  et  cepen- 
dant l'œuvre  resta  incomplète.  On  a  dû  y  reviMilr  à  diverses  re- 
prises, on  y  reviendra  encore  avant  de  pouvoir  se  déclarer  satisfait. 
En  réalité,  il  ne  s'agit  de  rien  moins  que  de  créer  une  marine  dans 


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705 

b  marine.  I 

bïlienie;  m 

ce  sera  le  c 

place  dans  1 

netardvraf 

J'ai  pass' 
CompotM!  un 
les  BW^canic 
des  hunes.  < 
de  gabiers. 
marcbande 
poniTtonR  a» 
temps  que  i 
plèbe  narii 
marcher.  ■ 
lea  voiles,  u 
de  palan,  ui 
la  niécanir|ii 
Sa  spécialîl 
autres. 

Le  décret 
temps  de  Ci 
nous  assura 
qn'à  trouvei 
tr<m  entrain 
mement.  0 
cohésion  de 
dément,  on 
dispersés  ai 
pare  brusqu 
porter  enseï 
amour-prop 
cieuse;  il  j 
pire,  les  éqi 
naval;  les  < 
les  compagi 
permaneiic« 
efllciers  (feu 
au  lieonciei 
de  nos  perl 
servirent  i 
l'administni 
ment,  le  no  n,g,t7rrib.GoOQlc 


LES   INSnTOTIONS   NËGESeAlBES.  703 

caniciens  et  d'hommtis  de  pont  réputé  nécessaire.  Je  ne  saums  ap- 
prouver compléteineat  un  système  contre  lequel  j'ai  fait  connaître 
mes  objectioDS;  mais  ce  qu'oo  oe  peut  nier,  c'est  qu'avec  ces  trois 
institutions,  —  ia  flotte  de  réserve,  les  dépôts  de  spÉcialités,  l'in- 
scription niariiime,  —  l'empire  avait  résolu,  àaas  les  conditions  les 
plus  complètes  et  en  même  temps  les  plus  économiques,  le  pro- 
blème de  \a.  prompte  mobilisation.  Aussi  n'a-t-il  jamais  fait  en  vain 
appel  à  sa  marine.  l>e  18&8  à  1670,  il  l'a  mainte  fois  prise  à  l'im- 
proviste,  laniôt  lui  demandant  de  transporter  des  armées  de  2â,000 
à  30,000  hommes  au-delà  des  mers,  tantôt  lui  pnescrivant  de  mettre 
en  quelques  jours  toutes  ses  ressources  sur  pied.  La  rapidité  avec 
laquelle  ces  ordres  ont  été  exécutés  a  frappé  d'étonnement  les  na>- 
tions  étrangères.  De  toutes  les  forces  vitales  du  pays,  la  marine  est 
peut-être  celle  qui,  en  toute  occasion,  a  le  moins  trompé  notre  at- 
tente; il  ne  faut  pas  oublier,  il  est  vrai,  que  nous  n'avons  pas  eu  à 
soutenir  une  guerre  mariLime.  Et  pourtant,  al  la  Fr-once  tient  à 
garder  son  i^ng  dans  le  monde,  si  elle  veut  faire  un  jour  recher- 
cber  son  alliance,  c'est  toujours  cetle  épreuve  décisive  qu'elle  doit 
avoir  en  vue,  c'est  pour  se  mettre  en  mesure  d'en  sortir  avec  avan- 
tage qu'il  lui  faut  arrêter  la  constitution  de  aa  flotte. 

IV. 

A  quoi  peut  servir  une  marine?  C'est  la  première  question  qu'un 
budget,  et  surtout  un  budget  ulans  l'embarras,  doit  se  poser.  Je 
réponds  sons  hésiter  :  à  occuper  les  grandes  voies  maritimes.  L'oc- 
cupation dt3  la  mer,  ne  fùt-elle  que  temporaire,  doit  avoir,  même 
dans  une  guerre  continentale,  des  conséquences  de  la  plus  haute 
portée.  C'est  par  là  que  les  états  du  nord  en  Amérique  ont  triom- 
phé de  la  rôs'fôtance  des  étals  du  sud;  c'est  par  là  qu'en  Europe 
l'Angleterre  a  Uni  par  user  Le  premier  empire;  c'est  par  là  qu'en 
Grimée  nous  avons  vainou  ta  Husfiie.  On  a  beaucoup  exagéré  le 
dommage  causé  au  conunerce  aniérioain  par  quelques  corsaires;  on 
a  fedt  un  bruit  ridicule  de  la  capture  d'iuniuavira  de  commerce  fran- 
çais par  une  corvette  allemuide  «'échappant,  eu  oceur  de  l'hiver, 
d'un  port  inaccessible  qui  n'était  plus  bloqué.  La  suprématie  navale 
la  mieux  établie  ne  saurait  prévenir  complètement  ces  déprédations. 
Sur  mer  aussi  bien  que^  sur  terre,  une  armée  victorieuse  n'a  pas  de 
convois  qui  ne  puissent  être  inquiétés;  mais  quels  résultats  peuvent 
avoir  de  pareils^coupe  d'épingle?  S'iiaagine>~t-on  que  lee  prouesses 
de  vingt  AUbnnui»  auraieot  pu  retarder  d'un  jour  la  prise  de  Rich- 
mond?  Si  c'est  sur  de  tels  souvenirs  qu'on  s'appuie  pour  nous  re- 
commander ta  guerre  de  oource  et  pour  réclamer  le  lioenciement 


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704 

de 'dos  escadres 
placer  ud  iDslâr 
la  Fiance  sont  d' 
sont  en  tout  ser 
mais  une  flotte 
pas  d.'  tlottuà  11 
choses?  Toutes  i 
demanderont  d( 
exposée  à  tonibi 
équipages  de  co 
pontons,  et  pa, 
pour  la  course  a 
spéculation  pm 
iaul.'s  .->uccouibei 
tauOmeiit  abaud 
considérer  les  ei 
sortent  avec  ui 
battre  le  pays  ai 
qu'il  les  faut  bu 
grand  niât  de  se 
singue  ('tai-inL  i 
stibli^sâient,  ser; 
lu  nie  pas,  le  sei 
portion  des  fore 
se  rendre  moins 
sans  savoir  au  j 
ce  serait  abdi(|L 
est  encore  à  nal 
par  exemple,  si 
drions-nous,  n't 
ou  un  lac  espagi 
terre  pour  enne< 
gniade  guerre, 
nous  serait  com 
draient  modiliei 
t  rrain  quand  ji 
flotte. 

La  (lotte  de  < 
homogène  ;  chac 
le  même  cercle  i 
seaux  le  grand  i 
hiement  des  mt 
d'avoir  des  navi 


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LES  INSTITUTIOiSS   NÉCESSAIRES.  705 

Je  ne  crois  pas  cependant  impossible  de  concilier  la  recherche  du 
progrès  avec  les  avaatages  qui  résultent  de  i'uniformiié  des  con- 
structions. Dans  1  escadre,  deux  ou  trois  navires  accouplés  forment 
l'unité  tactique;  dans  l'armée  navale,  cette  unité  devient  l'escadre, 
c'est-à-dire  le  groupe  composé  de  six  navires  au  moins,  de  douze 
navires  au  plus.  Chaque  escadre  doit  manœuvrer  isolément  et  d'une 
façon  indépendante  pour  atteindre  le  but  indiqué  par  les  instruc- 
tions du  commandant  en  chef.  On  peut  donc  renoncer  sans  incon- 
vénient à  l'homogénéité  de  la  flotte,  pourvu  que  l'on  conserve 
l'homogénéité  dans  chaque  escadre.  Ce  programme  paraîtra  bien  ri- 
goureux encore  à  ceux  qui  trouvent  la  pensée  de  nos  ingénieurs  trop 
timide  et  leur  imagination  trop  paresseuse.  Nous  avons  heureuse- 
ment d'autre  matière  à  essais  que  les  navires  si  coûteux  dont  se 
compose  Te  coips  de  bataille  de  nos  armées  navales.  Tout  bâtiment 
qui  n'est  pas  aujourd'hui  l'équivalent  de  l'ancien  vaisseau  de  ligne 
n'a  besoin  d'être  astreint  qu'à  certaines  conditions  de  force  et  de 
vitesse.  11  n'appartient  d'avance  à  aucun  type;  il  faut  en  faire  une 
œuvre  individuelle,  sîgn<Je  par  son  auteur  et  mise  au  monde  sous 
sa  responsabilité.  C'est  sur  ce  terrain  que  j'j  voudrais  provoquer 
l'audace  des  constructeurs.  Le  progrès  dans  notre  architecture  na- 
vale a  procédé  jusqu'ici  par  élans  plutôt  que  par  un  effort  continu  ; 
de  1852  à  1857,  le  bond  fut  énorme.  Toute  notre  jeunesse  s'était 
passée  dans  des  débats  ardens  ofi  la  science  et  la  pratique  n'avaient 
pu  parvenir  à  se  mettre  d'accord.  Un  jeune  homme  parut,  qui  w- 
mait  notre  métier,  qui  en  avait  l'instinct;  nous  le  primes  dans  nos 
bras,  nous  le  soulevâmes  au-dessus  des  rivalités,  d  is  critiques  et  des 
barrières  que  de  toutes  parts  on  lui  opposait;  pour  son  début,  il 
nous  donna  un  chef-d'œuvrj.  Esprit  original  et  fertile,  ses  produc- 
tions se  sont  appelées  successivement  le  Napoléon,  \'Algé$iras,  la 
Gloire^  le  Solferino,  VOcéan;  nous  lui  devons  la  matint;  dont  nous 
sommes  lîers  à  si  juste  titre.  Celte  marine  est  homogène  parce 
qu'elle  est  sortie  armée  de  toutes  pièces  d'un  seul  cerveau.  11  est 
temps  aujourd'hui  f)u'une  inspiration  nouvelle  s^^  produise;  le  même 
type  s'est  représenté  trop  de  fois  avec  des  modifications  qui  révè- 
lent un  arrangement  ingénieux  plutôt  qu'une  pensive  créatrice; 
nous  attendons  un  autre  Algésiras,  c'est-à-dire  un  de  ces  navires 
dont  l'apparition  soit  un  événement  et  un  avènement.  Dans  YAlgi- 
iiraSf  ce  ne  fut  pas  seulement  le  navire  qui  fut  une  nouveauté,  ce 
fut  surtout  la  machine.  La  marine  marchande  se  préoccupe  peut- 
être  moins  que  la  nôtre  du  boîtier  de  la  montre;  elle  s'inquiète  da- 
vantage du  mouvement  qu'on  y  enferme.  Il  y  a  beaucoup  à  ap- 
prendre de  ces  navigations  à  outrance  où  la  rapidité  de  la  marche 
se  soutient  pendant  des  semaines,  où  les  traversées  s'accomplissent 


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706  &BTVE  Des  DEUX   UOIWES. 

avec  une  r^ularité  qui  ne  -se  dément' jamais.  Quand  j'aurai  vu  nos 
vaisBMUx  ti-averser  l'AtlaMique  en  coippagoie  d'un  de  nos  grands 
paqueboUi  je  leslteodrai  iquiUes  des  autres  é[ireuves  qu'on  leur 
faitsubir.  La  science  de  riogéaieur  est  devenue  de  nos  jourertrès 
complexe;  nous  Mnames  loin  decss  t^mps  où  les  Tnailres  de  hache 
se-transmettaient  àpeu  de.frais  les  Xacilus  secrets  d'un  art  itérédi- 
taîre. 'Dans  ringéoieur.le  mécanicien  aiijou^i'hui  double  le  cob- 
stmcteur,  Je  devrais  dire  qu'il  le  prime,  car  cette  faculté  estjle 
beaucoup)  la  plus  rare  et  la  plus  nécessaire.  On  peut.gGÂoe  à  l'étiulc, 
devenir  constructeur;  il  faut  naître  ni<^caaioien. 

L'administration,  —  qu'on  veuille  bien  le  remarquer,  — i n'est  pofi 
engénéral  aussi  boatiler  au  progrès  qu'on  te  i-épèlu  ou  qu'on  le  aiq>- 
pose;   son   extrême  circonspection,  qui   l'attardé  quelquefois,  ne 
vient  que  des  rigueurs  impitoyables  de  l'opinion  publique  .peur 
tout  ce  qui  n'est  pae  du  premier  coup  un  succès  avéré.  Obteaans 
de  l'opinion  un  peu  ,pluSid'indulgeoee,  radniiuistraiiw)   preodra 
moins  ooibrage  des  i nouveautés;  il  faut  que  l'viiiDion  s'appJique-i 
donner,  siije  puis  m'exprimer  ainsi,  au  budget  —  du  cmirage,  «n 
talent  qui  veut  prendre  son  essor  —  des  ailes.  Nous  avons  plus  «pie 
jamais  besoin  de  viser^à  la  perfection  dons  nos  constructions  na- 
vales, car  on  va  certainement  nous  menacer  de  réduire  le  chiffre  de 
nos  bâlimene.  Le  ebapitre  de  la  solde  est  bien  peu  de  choss,  û  on 
le  compare  à  ct^lui  des  approvisionnenn^ns  généraux  et  des  sa- 
laires d'ouvriers.  C'està  la  dotation  du  matériel  qu'il  faut  s'adresser 
quand  on  veut  obtenir  des  économies  sérif.usfs;  mais  encore  faut-il 
que  ces  économies  soient  bien  entendues.  Il  n'est  pas  si  iacile  de 
les  réïilieer  qu'on  serait  tenté  de  le  croire.  On  ne  peut,  d'un  jour  à 
l'autre,  mettre  en.  grève  les  populatious  qui  viveut  du  travail  que 
leur  procurent  nos  chantiers.  Il  est  donc  sur  ce  chapitre  même  des 
dépenses  que  l'on  peut  supprimer;  il  en  est  d'autres  sur  lesquelles 
il  est  dangereux  de  rien  rabattre.  Le  procédé  le  plus  sûr  consJstaà 
ne  pas  |)orter  la  cognée  dans  la  forêt  avant  d  avoir  inanfué  les 
arbres  qu'on  se  propose  de  mettre  à  terre.  En  un  uiot,  it  ne  faut 
songer  aux  réductions  que  lorsqu'on  est  en  mesure  d'allîrnier  le 
principe  sur  lequel  on  entend  les  régler;  ce  principe  pour  moi  n'a 
jamnis  été  douteux.  Chaque  fols  que  l'arsenal  et  la  flotte  seroot  en 
présence,  qu'il  fauilranécessairement  immoler  l'une  ou  l'aiitre,  l'ar- 
sena',  je, le  déclare,  aura  tortÀmes  yeux.  Le  monument  est  fatale- 
ment desliué,  diuis  ma  pensée,  à  payer  lairani^on  du  vaisseau;-il 
faut  que  notre  orgueil  national  s'y  rëtûgne.  Nntis  déploierons  d^ 
vaut  l'étrauger  moins  dei magnificence;  qu'importe,  si  nous.préseB- 
tons  à  l'ennemi  des  forces  qui  ne  soient  pas  sensiblement  dioH- 
nuées?  Voilà  ie  résultat  autiuel  ilnous  faut  paiTCoir.  Je  croisavùr 


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LES   INSTlTCTtOHS  NÉCESSAOES.  707 

suffisamment  indirtué  d>^jà  comment,  au  point  de  vue  matériel,  il 
me.paralt  possible  de  préserver  saus  trop  d'exigences  notre  état 
militaire;  jen'ai  pourtant  abordé  encore  que  la.. moindre  partie  de 
mon  sujet.  La  plus  importante, , personne  assurément  n'en  doute, 
est  cellequi  concerne  l'organisme  vivant  de. la  flotte;  c'esMà.  sur- 
tout qu'un  plan  judicieux  de  cooservatîon  est  nécessaire.  J'expose- 
rai Jîrièvement  celui  que  j'ai  conçu,  mais  je  dois  conlesser  quej'^ 
dépassé  qttelquer.is  mon  programme.  Bien  que  le  temps  ne  soit 
gu^e  aux.  rêves  ambitieux,  je  n'ai  pu  me  défendre  de  chercher  des 
pecfeciionnemens  et  des  amt^liorations  Jusque. dans^lesJugtitutiaus 
doutije  deiuande  avec  leiplus  d'iuatance.le maintien. 


I^force  de  toute  organisation  militaipe  est  dans  les  cadres.  Cette 
vérité  est  devenue,  banale;  il  n'est  peut-être  pas  inuUle  cependant 
de  lia  rappeler.  Si  je  n'étais  certain  que  l'état-m^jor  de  la  flotte 
sera; respecté,  si  je  pouvais  douter  du  traitement  réservé  à  la  classe 
non. moins  précieuse  des  ofljciers  mariniers,  je  n'aurais  pas  eu  le 
courage  de  m'occuper  de  l'avenir  de  la  marine  frânçai-^e,  puisque 
bientôt  il  n'y  aurait  plus  de  marine  en  France;  le  zèle  des  commis- 
sions de  finances  me  ciu^e  k  cet  égard, peu  d'inquiétude.  Je  suis 
moins  rassuré  du  côLé  des  réformateurs  :  je  crains  certains  projets 
qui  me  semblent  empreints,  je  l'avoue,  d'une  inoppoitune  ijtipru- 
dence.  Au  nombre  de  eus  projets,  je  n'hésiterai  pasA  cit  r  celui  qui 
tendrait  à  la  suppression  du  vaisseau-école,  d'où  sont  sortis  depuis 
quarante  ans  presque  tous  uns  oUîciers.  Ià  marine  ne  doit  pas.sajis 
doute  se  flatter  d'échipper  aux  réformes  qui  deviendraii;nt  la  c»n- 
séquence  d'une  modification  quflconque  de. notre  état  Kocial,  mais 
il  serait  as^ez  singulier  qu'on  choisit  pour  la  soumettre  ^  de  péril- 
leuses* ejp<^,riences  le  moment  où  ton  éloge  est  dans  toutes  les  bou- 
ches, et  cil  plus  que  jamais  nous  la  trouvons  en  pos^e^sion  de  la 
faveur  publique.  J'admelirai,  si  l'on  veut,  une  école  dVifliciers, gra- 
tuite; je  ne  comprendrais  pas  qu'on  voulût  se  passer  d'école. 

Lemode  de  recrutement  <!e  nos  équipages,  pas  plus  que  le  mode 
d'éducation  de  nos  oOiriurs.  n'appelle  en  ce  momint  de  modiUca^ 
lions  sérieuses.  Le  service  militaire  devenu  obligatoire  pour  tous, 
la  durée  de  ce  service  partag«^e  en  deux  ou.trois  périodes  distîHctes, 
voat-SMuneltre  la  France  entière  au  régime  jusqu'ici  exceptionnel 
sous  lequel  ont  vécu,  non,  pas  depuis  ûolbert,  mais  df^piiis  Jes  dtir- 
nières  années  du  ^9uv«rnement  de  .juiliet,  îles ^pupulatini^  qui. se 
vouaientÀ  l'e^iploitation  de  k  mer.  Si  L'inscriptiisn.mariliijie,  telle 
que  l'ont  faite  nos  derniers  règlemeos,  demeurS'eacore  par  certains 


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708  RET0E   DES    DEUX   HORDES. 

détails  un  régime  d'exception,  ce  sera  par  les  privilèges  qu'elle 
consacre  bien  plus  que  par  les  charges  qu'elle  impose.  Je  ne  vois, 
pour  moi,  nul  inconvénient  à  ce  que  la  classe  intéressante  qui  a 
si  bien  mérité  flu  pays  soit,  pendant  quelques  années  encore,  une 
classe  privili'gién.  Elle  est,  depuis  des  siècles,  habituée  à  vivre  soqî 
la  main  de  l'administration;  cette  tutelle  ne  doit  pas  lui  manqua' 
trop  b^us^uement.  Ce  qui  fait  le  matelot  français  si  discipliné,  c'est 
le  lien  invisible  qui  le  rattache  au  quartier  d'où  il  est  parti;  on  m 
laisserait  pas  cette  attache  se  rompre  sans  voir  une  grave  pertur- 
bation se  produire  tout  à  coup  dans  notre  service.  Nous  aunons  le 
marin  nnniade  des  Élats-Unis;  nous  n'aurions  plus  cet  enfant  dé- 
voué de  notre  littoral,  ce  matelot  façonné  dès  ses  premiers  ans  1 
l'obéissance,  que  garde  à  la  patrie  le  souvenir  du  foyer  domestiqoe 
où  l'atienJ  le  pain  de  ses  vieux  jours. 

Ainsi  je  compte  sur  l'inscription  maritime  pour  y  trouver  encore 
le  fonds  de  nos  équipages;  je  compte  sur  le  vaisseau-école  pour 
donnera  nos  jeunes  officiers  l'instruction  théorique  dont  le  marin 
de  nos  jours  ne  peut  plus  se  passer.  Piotre  métier,  je  l'ai  dit  déjà, 
et  je  ne  t'ai  pas  dit  sans  regret,  était  autrefois  un  instinct:  il  est 
devenu  une  science.  Travaillons  donc;  travaillons  sans  cesse,  puis- 
que le  succès  ne  doit  plus  être  que  le  prix  du  travail.  Si  limités  que 
puissent  être  les  crédits  qu'on  nous  accordera,  je  voudrais  toujours 
en  consacrer  la  majeure  partie  h  l'instruction  de  nos  officiers  et  à 
celle  de  nos  équipages.  On  a  imaginé  bien  des  besoins  maritimes  fac- 
tices :  des  stitions  destinées  à  protéger  un  commerce  qui  souveot 
n'existe  pas,  des  surveillances  diplomatiques  qui  ne  résolvent  pas  I» 
plupart  du  tsmps  les  complications  qu'elles  font  naître.  Ce  qu'il  y  a 
de  plus  sérieux  dans  les  armemens  de  paix,  c'est,  à  mon  sens,  ce 
qui  peut  pri^parer  de  bons  armemens  pour  la  guerre.  Les  stations 
cavales  ne  sont  pas  seulement  inutiles;  elles  sont  cruelles.  Dans  la 
vie  d'un  ofiîcier,  au  cœur  de  sa  jeunesse,  elles  prennent  parfois  trois 
ou  quatre  années  pour  les  vouer,  sous  un  climat  insalubre,  à  l'ab- 
sence. On  a  proposé  de  remplacer  la  station  par  la  circulation.  C'est 
le  vœu  glanerai  de  la  marine,  j'y  adhère  sans  réserve;  je  deman- 
derai seulement  que,  parmi  ces  navires  circulant  autour  du  globe, 
il  y  en  ait  un  qui  soit  spécialement  chargé  de  nous  fournir  des  ga- 
biers brevetés.  On  ne  saurait  admettre  que  toutes  les  professions 
maritimes  aient  été  Jugées  dignes  du  brevet,  et  que  la  spécialité 
la  plus  importante  en  reste  privée.  Le  gabier  sera  toujours  l'homme 
le  plus  intrépide,  le  plus  intelligent  du  navire.  Le  maître  de  ma- 
■  nœuvre  est,  sans  contestation  possible,  le  premier  des  ofTiciers  ma- 
riniers; c'est  à  lui,  non  au  maître  canonnier  ou  au  chef  de  tîmo- 
nerie,  que  nos  ordonnances  réservent  le  commandement,  si  tous  les 


LES   INSTITUTIONS   NÉCESSAIRES.  709 

officiers  venaient  à  disparattre.  La  spécialité  des  gabiers  est  la 
pépinière  des  maîtres  de  manœuvre;  il  y  a  donc  à  la  Cois  justice  et 
prévoyance  à  entourer  le  recrutement  de  cette  classe  précieuse  de 
toutes  les  garanties  qui  assurent  le  bon  fonctionnement  des  autres 
parties  dri, service. 

Les  philosophes  ont  toujours  considéré  comme  une  œuvre  diffi- 
cile de  faire  de  l'enfant  un  homme;  il  ne  faut  pas  moins  de  soin 
pour  faire  de  l'aspirant  un  oITicier.  Si  l'on  me  confiait  un  des  jeunes 
élèves  qui  sortent  du  vaisseau-école  suRisamment  imbus  des  pre- 
mières notions  du  métier,  et  qu'on  me  chargeât  de  le  conduire 
par  la  voie  la  plus  fructueuse  jusqu'au  grade  de  lieutenant  de  vais- 
seau, voici  par  quelle  filière  je  le  ferais  passer.  II  aurait  pour  dé- 
buts deux  ou  trois  tours  du  monde.  Ces  voyages  \' amarineraîent, 
sans  faire  encore  de  lui  tout  à  fait  un  marin.  S'il  y  avait  un  brevet 
de  marin,  comme  il  y  a  un  brevet  de  canonniur,  de  fusilier  et  de 
mécanicien,  comme  il  y  en  aura  bientôt  un,  je  l'espère  du  moins, 
de  gabier,  il  ne  faudrait  l'accorder  qu'à  celui  qui  joindrait  à  la 
science  de  la  manœuvre  la  science  du  pilotage,  il  m'a  toujours 
semblé  que  la  s^Tie  de  nos  institutions  ne  serait  complète  que  le 
jour  oil  le  pilotage  aurait,  aussi  bien  que  l'artillerie  et  la  ma- 
nœuvre, son  école.  Cette  école,  sur  quel  terrain  faudrait-il  l'éta- 
blir? Sur  celui  où  toutes  les  difficultés  de  navigation  seront  réunies. 
De  Bayonne  à  Dunkerque,  on  trouve  à  la  fois  brumes,  courans  et 
hauts-fonds;  c'est  là  qu'il  faut  conduire  nos  timoniers  et  nos  jeunes 
oSîciers.  Les  preniiers  y  apprendront  à  surveiller  la  route  du  na- 
vire avec  plus  d'attention  et  plus  d'intelligence;  ils  apporteront 
au  service  de  vigie  un  regard  plus  pénétrant.  Dans  quelques  pa- 
rages que  le  sort  les  conduise,  au  bout  de  peu  de  temps  ils  pour- 
ront suppléer  les  pilotes.  Les  seconds  seront  bientôt  de  force  à  s'en 
passer. 

Cinq  ou  six  années  bien  employées  peuvent  donner  à  un  jeune 
officier  une  instiuction  dont  il  ressentira  toute  sa  vie  l'inlluence. 
Avant  d'arriver  aux  grades  supérieurs,  il  devrait  avoir  pris  ses  de- 
grés aux  diverses  écoles  que  nous  avons  instituées  pour  former  les 
spécialités  de  nos  équipages;  il  devrait  être  devenu  fusilier  à  Lo- 
rient,  canonnier  à  Toulon,  mécanicien  à  Indret  et  à  Brest.  Parvenu 
au  grade  de  lieutenant  de  vaisseau,  il  sera  mûr  pour  la  grande 
école,  pour  cette  école  où  s'appliquent  les  connaissances  acquises  à 
toutes  les  autres;  je  veux  parler  de  l'escadre  d'évolutions.  Cette 
escadre,  que  M.  de  Cleimont-Tonnerre  réunit  pour  la  première  fois 
en  1925  dans  la  mer  des  Antilles,  et  qui,  depuis  cette  époque,  s'est 
rassemblée  presque  tous  les  ans  dans  là  Méditerranée,  est  la  source 
où  nos  olliders  et  nos  équipages  sont,  de  tout  temps,  venus  re- 
tremper leur  esprit  militaire.  N'eùt-elle  que  cet  avantage,  l'escadre 


,,GoogIc 


71U  BETUB    DES   DEITX    llunUES, 

d'ëTolutions  devrait  être  à  tout  prir  conservée;  maÎ9tme  comiâé- 
ratîon  plus  importante,  s'il  se  peot  encore,  nous  en  commandé  im- 
périeusprni'nt'lè  maintien.  C'est'  notre  sfule  école  de  tactiqne.  ]a 
marine  la  plus  tacticienne  apportera  un  grand  élf^ment  de  snpé- 
riorité  sur  te  champ  de  bataille.  Quand  deux  (T6ttes  se  renromre- 
ront,  quand  les  lignes,  après  avoir  fondu  l'une  sur  l'autre,  se  seront 
pénétrées,  la  lutte  ne  pourra  se  continuer  que  par  un  brusque  ren- 
versement (lè  là  route  prinritivement  suivie.  Celte  manœuvre,  pres- 
que inévii<il)Ie,  est  de  nature  à  ciuser  entre  les  bAtimens  d'une 
même  armée  plus  d'un  choc  involontaire;  la  composition  homt^ne 
de  la  flôHe,  la  symétrie  des  courbes  de  giration  ,  atléniieront  c« 
risques;  l'Habitude  des  mouvemens  d'ensemble  les  fera  disparaître. 
Ce  n'est  pas  dans  la  pratique  des  évolutions  régulières,  des  passes 
géométriques,  qu'il  importe  le  plus  de  faire  preuve  d'un  coup  d'oui 
exercé;  l'habitude  est  Bien  autrement  nécessaire,  quand  on  ^-eut  ac- 
quérir l'aplomb  qu'exigeront  la  plupart  des  mnuvemens  de  combaL 
Ni  les  naviguions  isolées,  ni  les  simulacres  d'escadres  composés 
d'avisos  nu  de  canonnières,  ne  constituent  pour  cet  art  difficile  nne 
école  suffisante.  11  faut  apprendre  à  faire  mouvoir  dans  un  espaM 
restreint  dps  masses  de  0,000  ou  7,0f)0  tonneaux,  qui  ne  penrent 
venir  en  contact  sans  se  broyer  mutuell^-ment.  Il  faut  se  faireaui 
émotions  de  ces  graves  collisions,  souvent  imminentes;  il  faut 's'ha- 
bituer à  marcher  de  nuit  aussi  bien  que  de  jour  en  ordre  serré,  sa- 
voir se  grouper,  savoir  se  répandre,  présenter  tamôfune  masse 
compacte,  tantôt  des  échelons  successifs;  il  faut  surtout  posséder 
la  science  indispensable,  celle  qui  consiste  à  comprend/^  le  chef  à 
demi-mot,  à  surveiller  les  moindres  déviations  de  sa  route,  à  s'in- 
spirer de  son  exemple  et  à  se  passer  de  ses  signaux.  Tout  le  secret 
de  là  tactique  navale  est  là.  II  n'y  a  qu'une  définition  pour  celte 
tactique  :  elle  est  l'art  de  se  soutenir  dans  le  combat  et  de  ne  pas 
s'aborder.  Les  plus  habiles  sont  ceux  qui  peuvent  encore  combiner 
leurs  efforts,  quand  la  traïismission  régulière  dés  ordV-es  est  deve- 
nue impossible.  La  dernière  économie  que  la  France  doive  ïkiif, 
c'estdônc,  i  mon  avis,  celle  d'une  escadre  d'évolutions.  Lejouroii 
l'état  de  nos  finances  nous  interdirait  l'entretien  d'un  pareif  arme- 
ment; il  faudrait  que,  chaque  année  au  moins,  une  campagne  d'in- 
struction, —  ne  durât-elle  qu'un  mois,  — vînt préserverd'hjw com- 
plet oubli  les  précieuses  ttaditions  que  nous  devons  à  un  demi-siècle 
d'études.  Avec  des  armemens  réduits,  ni  les^imbarqnemens  d'offi- 
ciers, ni  les  commandemens  ne  pourront  se  prolongeraussi  Itrag- 
temps  que  parie  passé.  Si  l'on  admet,  comine  j'ai  essayé  de  l'éta- 
blir, qu'il  y  a  en  temps  de  paix  peu  de  démonstrations  de  force 
nécessaires,  qu'il  fàat  surtottt  armer  en  vue  d'aguerrir  et  d^ns^^rire 
les  élémens  dont  on  aura  besoin  k  l'heure  dès  combats,  on  cBer- 


LES   INSTITUTIONS   NECESSAIRES.  711 

chera  naturpilement  Ift  combinaison  qui  pèat  le  pins  largement  ré- 
pandre l'instruction  dans  le  corps  entier  de  la  marine.  Cette  com- 
binaison me  paraît  s'indiquer  d'elie-méfne;  il  faut  multiplier' le 
nombre  des  campagnes  et  en  abréger  la  dilirée. 

Nous  avons  découvert  récemment  chei  nos  marins  des  aptitudes 
qu'autrefois  on  mettait  en  doate;  on  les  savait  canonnters,  on 
croyait  qu'ils  ne  feraient  jamais  qu'une  infanterie  médiocre;  Certes 
je  suis  de  ceux  qui  veulent  que  l'on  tienne  avant  tout  notre  métier  en 
honneur,  qui  verraient  avec  peine  le  corps-de  la  marine  méconnaître 
son  rôle  et  sortir  de  sa  voie  traditionnelle  pour  devenir  une  branche 
auxiliaire  de  l'armée;  je  n'en  ai  pas  moins  constamment  protesté 
contre  une  opinion  qui  tendait  à  jeter  le  découragement  dans  nos 
corpsf  de  débarquement.  Je  suis  heureux  que  les  événemens  aient  si 
bien  montré  ce  quecfis  corps  pourraient  être;  l'action  de  nos  flottes 
sur  le  littoral  ennemi  en  deviendra  plus  efficace.  Ne  sera'rt-il  pas 
fâcbeirx  qu'une  escadre,  ayant  à  sa  disposition  5  ou  6,000  hommes 
d'élite,  ne  fût  pas  toujours  prête  à  exécuter  par  ses  propres  moyens 
UD  coup  de  main,  une  reconnaissance,  une  descente?  Toute  réunion 
un  peu  considérable  de  navires  devra  tirer  désormais  de  son  propre 
sein  les  troupes  dont  elle  aura  besoin  pour  une  opération  quelcon- 
que de  petite  guerre.  U  y  a  longtemps  que  j'expose  cette  idée  aux 
officiers  qui  par  leur  âge  sont  appelés  à  la  réaliser  un  jour;  je  n'ai 
cessé  de  demander  que  le  nombre  des  annes  portatives  distribuées 
it  chacun  de  nos  bâtimens  fût  sensiblement  accru,  que  nos  compa- 
gnies de  débarquement  fussent  munies  des  objets  de  campement 
sans  lesquels  on  ne  peut  les  éloigner  da  rivage,  qu'une  section 
pourvue  des  outils  les  plus  indispensables  pour  ébaucher  un  re- 
trsnchijment  ou  pour  faire  disparaître  '  un  obstacle  accompagnât 
toujours  nos  fusiliers  mis  à  terre  et  nos  obnsiers  de  montagne.  Ce 
qae  les  flottes  romaines,  ce  que  les  invasions  nonnandes  ont  pu 
faire,  nos  escadres,  dès  qu'elles  ont  nettoyé  la  mer,  doivent  être  en 
mesure  de  le  tenter.  Quand  chaque  navire  cuirassé  portera  sur  ses 
fisnes,  comaie  je  !e  crœs  indispensabie,  sept  ou  huit  canoUà~'va- 
peur,  une  escadre  ne  se  montrera  plus  sur  les  cotas  ennemies  sans 
Y  semer  l'alarme  et  sans  y  apporter-la  dévastation-.  Il  serait  sirper- 
ilu  d'insister  sur  ce>  sujet;  nous  auron  dft  aux  malhtfurs  que  nous 
venons  de  subir  la  transformation  de  nos  mœurs.  Tout  Français 
va  devenir  soldat;  les  vœux  qae  je  formais,  U  y  a  moins  d'une  an- 
née, sans  me  dissimuler  les  grandes  difficultés- qui  pouvaient- en 
ajourner  la  réalisation,  se  trouveront  acooRiplis,  si  on  laisse  seule- 
ment la  marine  aller  où  la  conduit  la  pente  naturelle  des  choses. 

tten  des  gens  s'étonneront  de  me  voir  exposer  avec  cette  tran- 
qtnneoonfr&nceun  programme  qui  respire  si  pen  le' découragement; 
plas'  d'ime  fois  mes  -amis  miti  raillé  oe-  qu'ils-  se  permettairat  d'ap- 


,  Google 


peler  «  mes  robustes  espérances.  »  Nous  verrons  à  qui  d'eux  ou  de 
moi  l'avenir  se  réserve  de  donner  raison.  Frappé  du  coup  mortel. 
Chartes  XII  porta,  dit-on,  la  œaîn  sur  la  garde  de  son  épée.  De- 
vons-nous, pour  une  blessure  moins  profonde  que  celles  tant  de 
fois  infligi^es  à  d'auires  nations  par  nos  armes,  nous  coucher  dans 
la  tombe  et  désuspércr  de  la  fortune  de  la  France?  Je  ne  sais  ce 
qu'il  adviendra,  pendant  la  phase  si  critique  que  nous  traversons,  de 
l'org.iDisalion  de  notre  armée;  je  crois  pouvoir  dire  avec  quelque 
assurance  ce  que  doit  être  aujourd'hui  celle  de  notre  marine. 

VI. 

Pour  arriver  au  but,  il  n'est  pas  indifférent  de  bien  choisir  son 
point  de  d>^part;  le  meilleur  raisonnement  ne  conduira  qu'à  une 
conclusion  fausse,  s'il  n'est  pas  appuyé  sur  un  principe  juste.  Quel 
est  le  principi;  sur  lequel  il  faut  baser  l'organisa  lion  de  notre  ma- 
rineî  Sur  ce  principe  qui  fut  vrai  de  tout  temps  et  qui  l'est  dev-DU 
cent  fois  plus  aujourd'hui  :  la  marine  n'est  ni  dans  les  colonies,  ni 
dans  les  arsenaux,  elle  est  dans  ce  qui  flotte.  Il  faut  que  les  colonies 
aillent  chercher  ailleurs  que  dans  notre  budget  le  moyen  de  dis- 
simuler ou  d'aligner  leurs  dépenses;  il  faut  que  l'arsenal  perde  le 
sentiment  de  son  importance,  et  devienne  le  très  humble  serviteur 
du  vaisseau.  »  Tous,  tant  que  nous  sommes  ici,  disait  en  1S37  l'a- 
miral Lalande,  alors  préfet  intérimaire  à  Brest,  nous  ne  sommes 
que  les  s  ^rviteurs  des  serviteurs  de  Dieu.  Nos  ressources,  nous  w 
les  accumulons  que  pour  les  dispenser  à  ceux  qui  doivent  s'en  ser- 
vir; il  ne  fiiut  juger  un  port  ni  par  ses  ateliers,  ni  par  ses  maga- 
sins, il  faut  le  jitg'T  par  ses  armemens.  »  Ce  langage  était  sage,  il 
contient  dans  sa  brièveté  tout  un  programme.  Pour  que  les  passions 
si  naturelles  au  cœur  de  l'homme  ne  vinssent  pas  en  gêner  la  pra- 
tique, je  voudrais  que  l'histoire  n'enregistrât  jamais  une  bataille 
navale  sans  dire  :  l.es  vaisseaux  qui  ont  combattu  avaient  été  cod- 
struits  par  tel  ingénieur,  armés  par  tel  préfet  maritime;  ils  étaient 
commandés  par  tel  amiral.  Quant  au  ministre,  tout  succès  doit  tour- 
ner à  sa  gloire,  et,  quand  une  opération  réussît,  il  est  incontesta- 
blement le  premier  à  récompenser.  Le  vainqueur  n'est  que  son 
mandataire  et  son  obligé.  Pourquoi  l'opinion  s' empresse -t-el le  de 
le  lui  donner  pour  rival?  Compétitions  mesquines  qui  n'enfantent 
certes  pas  de  refus  de  concours,  mais  qui  aigrissent  les  esprits  et 
sont  faites  pour  alarmer  le  patriotismel 

Quand  on  s'occupe  d'un  travail  quelconque  d'organisation,  on 
serût  tenté  quelquefois  d'envier  le  sort  des  nations  chez  lesquelles 
tout  est  à  créer  et  qui  n'ont  pas  à  se  débarrasser  des  ronces  dont  le 
temps  a  obstrué  nos  chemins.  Il  faut  si  peu  d'argent  pour  avoir  une 


LES   INSTiTUTIOXS   NTCESSAIBES.  713 

flotte,  et  l'on  en  peut  tant  dépenser  dans  une  vieille  marine  sans 
être  certain  d'arriviir  à  en  posséder  une!  Au  prix  de  deux  années 
de  nos  anciens  crérlits,  on  construirait  la  (lotte  que  nous  a  li^guée 
l'empire.  Cette  (lotte,  il  est  vrai,  durerait  à  peine  vingt  ans.  Il  fau- 
drait donc  avoir,  en  vingt  années,  épargné  la  valeur  d'une  flotte 
semblable.  Ce  fonds  d'amortissement  qu'on  laisse  s'écouler  par  des 
constructions  annuelles,  au  lieu  de  l'accumuler  dans  nos  caisses, 
constitue  la  base  de  ce  qu'on  appelle  le  budget  normal.  On  n'en 
peut  absolument  rien  retrancher,  à  moins  de  consentir  à  déchoir; 
mais,  à  mon  sens,  ce  ne  serait  pas  déchoir  que  de  se  borner  à  en- 
tretenir soigneusement  la  flotte  de  transport  sans  la  renouveler.  Si 
l'on  cherche  des  économies,  en  voilà  une  qui  ne  nous  coûtera  pas 
une  notable  diminution  de  puissance.  Je  crois  pouvoir  en  indiquer 
une  autre  dont  on  reconnaîtra  aisément  l'importance.  L'annuité  de 
renouvellement  dépend  de  la  rapidité  avec  laquelle  le  dépérissement 
se  produit.  On  en  réduira  considérablement  le  chilTre,  si,  dans  les 
constructions  futures,  on  remplace  le  bois  par  la  tôle.  II  est  vrai  que 
cette  substitution  ne  se  ferait  pas  sans  exiger  l'achat  d'un  nouvel 
attirail,  sans  inutilrser  nos  réserves  de  chêne,  sans  mettre  à  pied  la 
plupart  de  nos  charpentiers.  La  chose  n'est  donc  pas  aussi  simple 
qu'elle  le  paraît  au  premier  abord;  c'est  une  réforme  à  faire,  mais 
il  faut  la  conduire  avec  une  extrême  prudence.  Quant  aux  ateli^-rs, 
aux  bassins,  à  cette -marine  de  pierre  qui,  faite  pour  produire  et 
pour  desservir  l'autre,  la  plupart  du  temps  la  dévore,  il  faut  arrê- 
ter court  soii  développement  et  se  contenter  de  lui  allouer  un  fonds 
d'entretiun.  Sur  une  dotation  annuelle  de  65  millions,  le  matériel 
doit  nous  fournir  le  moyen  de  sauver  les  institutions  dont  j'ai  en- 
trepris la  défi^nse. 

La  séparation  du  ministère  de  la  flotte  et  de  la  direction  des  co- 
lonies nous  viendra  aussi  en  aide.  Je  ne  proposerais  pas  de  créer, 
comme  en  1857,  un  nouveau  ministère;  le  département  du  com- 
merce se  chargera  de  régir  des  intérêts  qui  sont  plus  commerciaux 
encore  que  maritimes.  Quant  aux  garnisons  coloniales,  elles  appar- 
tiennent de  droit  au  département  de  la  guerre.  Cette  petite  armée, 
qui  grossissait  sans  cesse,  aura  tout  à  gagner  à  se  coufondre  dans 
les  rangs  de  la  grande  armée  nationale;  les  services  qu'elle  a  ren- 
dus, l'intrépidité  dont  elle  a  fait  preuve,  lui  valent  bien  assurément 
cet  honneur.  Attachée  aux  flancs  de  la  marine,  elle  eût  continué 
d'y  végéter  à  l'état  de  corps  auxiliaire;  il  faut  lui  ouvrir  un  champ 
plus  vaste  et  saisir  l'occasion  que  nous  avons  laissée  échapper,  il  y 
a  quinze  ans,  de  simplifier  l'établissement  de  notre  budget.  Des 
ofliciers  qui  construisent,  qui  administrent  et  qui  montent  nos 
vaisseaux,  des  médecins  qui  soignent  nos  équipages,  des  aumôniers 
qui  les  instruisent  et  qui  les  consolent,  il  ne  nous  faut  pas  autre 


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71d  BETUE   DES   DEUX  MONDES. 

chose;  mais  tout  ce  qui  existe  dans  ces  branches  essentielles  de 
notre  service,  ofFicîers  civils  on  militaires,  il  nous  le  faut  sans  ré- 
duction aticime.  La  solde  qui  leur  est  allouée  n'est  qu'une  goutte 
d'eau  dans  l'océan  budgétaire.  Avec  te  prix  d'une  fn^gate  cuirassée, 
on  doublerait,  on  triplerait  presque  nos  cadres.  Le  ministre  qui  a 
peut-être  le  mieux  compris  et  le  mieux  défemlti  les  grands  intérêts 
qui  lui  étaient  confiés,  M.  Hydede  Neuville,  a  prononcé  sons  la  res- 
tauration une  parole  qu'on  ne  saurait  trop  méditer.  «  C'est  sur  les 
choses,  a-t-il  dit,  et  non  sur  tes  hommes  qu'il  faut  faire  porter  les 
économies.  »  Qu'on  impose  un  instant  silence  aux  penchana  envieux 
du  cœur  humain  et  qu'on  descende  sans  panï-piis  au  fond  de  la 
question,  on  verra  que  jamais  vérité  ne  fut  plus  incontestable.  On 
peut  bouleveiTser  bien  des  existences,  ruiner  l'orgnnisaiion  tout  en- 
tière d'un  corps,  sans  trouver  à  réaliser  par  des  retranchemens  in- 
tempestifs la  diminution  de  dépense  que  représenterait  le  charbon 
qu'il  serait  quelf]uefois  si  facile  d'épargner. 

Je  désire  vivement  qu'on  n'opère  aucune  n^duction  sur  le  chiCFre 
des  bâtimens  qni  doivent  composer  notre  (lotte  de  combat;  mus  à 
quoi  servirait  d(3  conserver  cette  flotte,  si  l'on  désorganisait  le  per- 
sonnel, sans  lequel  nos  navires  de  guerre  ne  seraii-nt  plus  qu'un 
luxe  tout  à  fait  inutile?  «  La  flotte,  me  dira-t-on,  ne  sera  paaré- 
duite,  mais  les  armemcns  de  paix  seront  diminués.  Vos  nombreux 
olficiers  vont  donc  se  trouver  sajis  emploi.  Ce  n'est  pas  leur  ambi- 
tion seule  qui  souffrira  de  cette  inaction,  ce  sera  leur  instruction 
même.  L'officier  de  marine  ne  se  forme  ni  dans  les  camps,  ni  dans 
les  ports.  It  se  forme  à  la  mer.  «  Le  remède  à  cet  état  de  choses  est 
facile;  il  a  déjà  été  appliqué"  dans  les  pn;mi)''res  années  de  la  res- 
tauration. L'Angleterre  et  les  États-Cnis  y  ont  eu  recours.  Il  (aut 
admettre  que  l'oflicier  naviguant  sur  les  bâtimens  du  commerce, 
—  sur  les  bâtimens  des  particuliers,  disait  l'ordonnance  du  roî 
Louis  XVIII,  —  ne  déroge  pas.  II  me  semblerait  même  équitable 
de  ne  pas  lui  faire  perdre  les  droits  à  I'a\'ancement  qu'il  tiendrait 
de  son  ancienneté.  En  appliquant  ici  le  principe  du  congé  renou- 
velable, on  s'assurera  presque  sans  frais  une  réserve  d'officiers, 
comme  on  a  déjà,  grâce  à  l'inscription  maritime,  une  réserve  de 
matelots. 

La  composition  de  nos  états-majors  a  beaucoup  varié  depuis  la 
création  de  la  marine  française.  Au  début,  nous  n'avions  que  des 
capitaines  et  des  ofliciers-mariniers;  bientôt  à  chaque  capitaine  il 
fallut  adjoindre  un  lieutenant,  et,  quelque  temps  après,  un- en- 
seigne. Nous  en  sommes  venus  peu  à  peu  à  embarquer  sur  nos 
vaisseaux  de  ligne  jusqu'à  12  officiers,  6  lîeutenans  de  vaisseau  et 
6  enseignes.  La  république  institua  deux  classes  de  capitaines,  les 
capitaines  de  vaisseau  et  les  capitaines  du  frégate.  L'amiral  de  Ri- 


LES  i:reTmmoNS  kecessaires.  715 

gny  nous  dornia  des  capitaines  de  corvette;  l'amiral  de  Rosamel  les 
sQpprîaïa.  Quelques  officiers,  doirt  je  ne  serais  paséloigné  de  par- 
tager l'avis,  voudraient'  qu'on  rétablit  an  grade  qui  rendrait  l'ana- 
lope  plus  complète  ertre  la  marine  eti'armée.  Nos  «orps  de  dé- 
barquement trouveraient  dans  cette  disposition  les  chefs  de  batailtbn 
qui  leur  manquent;  l'artillerie  dé  nos  grands  bâtimens  y  gagnerait 
on  commandant  supérieor.  Appelés  à- remplir  les  fonctions  de  se- 
cond, les  capitaines  de  frégate  seraient,  en  cas  d'absence  ou  de 
maladie,  mieux  suppléés  par  un  capitaine  de  corvette  que  par  un 
lieutenant  de  vaisseau;  investis  eux-mêmes  d'un  commandement, 
ce  grade  intermédiaire  leur  fournirait  des  seconds  di?;posant  d'une 
autorité  plus  forte.  Les  lieutenans  de  vaisseau  perdraient,  il  est 
vrai,  la  chance  de  commander;  ils  auraient  poerr  dédommagement 
la  perspective  d'arriver  plus  jeunes  à  une  situation  qni,  pour  beau- 
coup d'entre  eux,  marquerait  la  limite  d'une  ambition  que  la  gêne 
financière  va  nécessairement  restreindre.  Il  faut  toojours  hésiter  à 
remanier  lès  cadres;  on  alarme  ainsi  autant  d'intérêts  qu'on  sus- 
cite d'espérances  et  qu'on  prépare  de  déceptions.  Cependant  I.i  me- 
sure que  j'indique,  si' elle  fut  prématurée  autrefois,  semble  trop 
bien  s'accorder  aujourd'hui  avec  les  besoins  d'une  mnrine  nouvelle 
pour  que  je  ne  la  recommande  pas  tout  au  moins  à  la  plus  sérieuse 
étude. 

Tai  vu  depuis  trente  ans  quelques-unes  des  idées  dont,  au  retour 
de  chaque  campagne,  je  venais  déposer  ici  le  germe  —  avoir  l'heu- 
reuse fortune  d'êclore  au  grand  jour,  et  d'acquérir  droit  de  cité 
dans  le  domaine  de  l'administration.  Pendant  ces  trente  années, 
mes  convictions  se  sont  pliées,  sans  se  démentir,  au  cours  dès  évé- 
nemens  et  aux  révolutions  opérées  par  la  science;  je  les  retrouve 
ea  1871  à  peu  de  chose  près  ce  qu'elles  étaient  en  18A2,  ce  qu'elles 
étaient  encore  en  1850.  Il  en  est  sur  lesquelles  je  pourrais,  à  la 
rigueur,  accepter  quelque  compromis;  pour  celles  qui  me  semblent 
fondamentales,  ni  le  malheur  des  temps^  ni  le  goût  des  nouveautés 
ne  sauraient  m'arracher  le  moindre  sacrifice.  J'fù  p^on^ncé,  au  dé- 
but de  ce  travail,  le  mot  d'institutions  nécessaires;  ces  institutions, 
je  les  résume.  La  première  est  sans  contredit  l'inscription  nraritime; 
là  seconde,  l'ensemble  dé  nos  diverses  écoles'  de  spécialités^  d^ns 
lesquelles  il  faut  comprendre  une  école  de  gabiers  et  une  école  de 
pilotage;  la  troisième  s'appelle  l'cscadiTe  d'évolutions.  Sauver  ces 
ihstitutions,  vous  aurez  sauvé  la  nmrine. 

Si  notre  puissance  navale  n'était  assise  sur  deux  mers  complète- 
ment séparées,  ce  n'est  pas  à  Paris,  c'est  dans  un  de  nos  ports  que 
je  voudrais  voir  si^^ger  Tadministration  centrale  de  la  Hotte.  Il  y 
a  longtemps  que  nous  avons  pu  nous  en  apercevoir.  Ce  fleuve  qui 
emport*  tout  dans  son  cours' emporte  aussi  les  meilleures  pensées 


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71(5  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

du  marin;  quand  nous  avons  bu  pendant  quelques  années  les  eaux 
du  Léthé,  le  s  miment  des  nécessités  maritimes  devient  chez  nous 
moins  vif;  d'autres  sujets  occupent  notre  esprit,  rempliï-sent  nos 
entretiens  :  nous  cédons  peu  à  peu  à  l'assoupissement  moral  qui 
nous  envahit.  La  flotte  abandonnée  dérive  au  gré  des  flots,  et  nous 
courons  le  risque  de  la  retrouver  au  milieu  des  écueils.  Puisque  le 
ministre  ne  peut  vivre  à  Toulon  ou  à  Brest,  il  faut  du  moins  qu'il  j 
vienne  souvent;  ce  qui  retrempera  son  ardeur  excitera  du  même 
coup  celle  des  autres.  Qu'on  le  voie  partout  et  qu'il  apparaisse  à 
l'improviste,  sans  pompe,  sans  fracas,  dans  nos  arsenaux  qu'il  vi- 
vifiera de  sa  présence,  sur  les  bâiimens  nouveaux  qu'on  éprouve, 
au  milieu  des  oiïiciers  et  des  équipages  qu'on  instruit.  Les  inspec- 
tions qu'il  passera  ne  seront  jamais  trop  fréquenles;  les  travaux  en 
seront  mieux  conduits,  et  les  avancemens  en  devi  ndront  plus  judi- 
cieux. Il  est  peu  de  questions  qui  ne  dussent  ëire  étudiées  sur  les 
lieux,  soit  par  le  ministre  en  personne,  soit  par  les  membres  du 
conseil  d'amirauté,  soit  par  ceux  du  conseil  des  travaux.  Combien 
d'avis  négatifs  et  de  fins  de  non-recevoir  nous  senient  ainsi  épar- 
gnés! Quant  aux  affaires,  on  ne  peut  les  traiter  plus  mal  que  par 
le  téli'grnphe.  Avec  son  obscurité  d'oracle,  ce  fil  mysti^rî.rux  est  le 
plus  dét'-stable  instrument  que  l'alminlstration  ait  jamais  eu  entre 
ses  mains.  Il  a  substitué  la  précipitation  au  travail,  un  dialogue 
fiévreux  à  des  ordres  et  h  des  explications  n  fléchis.  On  ne  peut  tout 
voir,  on  ne  peut  tout  faire  par  soi-même;  le  plus  sage  est  alors  de 
donner  notre  confiance  tout  entière  i  ceux  qui  voient  et  qui  agia- 
;e:it.  Pour  un  ministre,  pour  un  commandant  en  chef  comme  pour 
un  souverain,  gouverner,  c'est  toujours  choisir. 

Je  ne  me  suis  occupé  jusqu'ici  que  de  conservation.  Il  faut  bien 
comprendre  cependant  que,  si  nous  faisions  une  halle  trop  brusque, 
nous  serions  de  tristes  conservateurs,  car  nous  nous  trouverions 
bientôt  en  arrière.  La  stagnation  est  aujourd'hui  la  pire  des  impru- 
dences. Tout  est  en  progrès  :  les  navires,  les  machines,  l'artillerie, 
tout  jusqu'à  la  poudre.  Les  polygones  d'expériences,  les  grandes 
usines  appartenante  l'état  ou  subventionnées  par  ses  commandes, 
sont  aussi  des  institutions  nécessaires.  On  pourra  cependant  s'é- 
pargner bien  des  frais,  si  l'on  sait  profiter  des  études  auxquelles  se 
livrent  de  leur  côté  les  autres  nations  maritimes.  C'est  folie  de  vou- 
loir tout  tirer  de  son  propre  fonds,  de  demander  k  des  recherches 
purement  spéculatives  ce  qui  n'est  plus  ailleurs  qu'un  secret  d'ate- 
lier. La  marine  russe  nous  donne  à  ce  sujet  un  excellent  exemple. 
Il  ne  se  passe  rien  d'intéressant  dans  le  monde  naval  qu'elle  n'en 
ait  aussitôt  connaissance;  ses  ofTiciers  sont  partout  et  se  montrent 
en  général  de  très  judicieux  observateurs.  Le  combat  de  Lissa  était 
à  peine  livré  qu'un  de  ses  amiraux  accourait  à  Ancône  pour  exa- 


LES  INSTITonoiSS  hécessaibes.  717 

miner  les  navires,  pour  interroger  les  ofiîciers  qui  y  avaient  pris 
part.  Nous  voyageons  trop  peu;  nous  ne  connaissons  ni  les  ports,  ni 
tes  arsenaux  étrangers;  les  nôtres  sont  constamment  viaiLés  par 
d'intelligens  touristes.  Il  devrait  exister  un  fonda  spi^cial  pour  ces 
missions  doublement  fructueuses.  Je  le  répèle,  ce  qu'a  fait  notre 
marine  depui»  cinquante  ans  n'est  rien,  si  on  le  comparai  à  ce  qu'il 
lui  faudrait  fiiire  dans  le  cas  d'une  guerre  maritime.  J'ai  bien  sou- 
vent ébauché  dans  mon  esprit  la  constitution  d'une  armée  de  mer 
qui  pût,  à  un  moment  donné,  réunir  ses  tronçons  épars  et  présen- 
ter, sur  deux  ou  trois  points  ciioi^is  à  l'avance,  des  masses  formi- 
dables; je  me  suis  demandé  comment  on  pourrait  faire  converger 
vers  cette  pensée  nos  institutions,  notre  budget,  le  partage  de  nos 
forces.  J'ai  repris  ainsi  sur  une  plus  vaste  échelle  le  plan  de  1805, 
convaincu  que  la  flotte  la  plus  prompte  à  se  concentrer  devra  con- 
server pendant  plusieurs  mois  l'avantage  des  premiers  jours,  car 
elle  assurera  le  retour  de  ses  marins  dispersés  et  interceptera  ceux 
de  l'ennemi  au  passage;  mais  il  est  impo.>3ibl3  de  comprendre  de 
sembl.'ibles  opérations,  si  la  flotte  de  guerre  n'est  suivie  d'un  train 
d'équipage  qui  l'alimente  et  l'approvisionne.  Nous  avons  fait  des 
transports  pour  les  troupes  et  pour  les  chevaux;  ceux-là,  nous  pour- 
rions, sans  grands  inconvéniens,  les  laisser  dépi^rir;  ce  qu'il  nous 
faut,  ce  sont  des  transports  pour  les  vivres  et  surtout  pour  le  char- 
bon. I!  y  a  là  un  type  tout  nouveau  et  fort  difficile  à  créer.  Des 
transports  mixtes  de  petite  vitesse  seraient  presque  inutiles;  les 
transports  dont  nous  avons  besoin  doivent  être  aussi  rapides  que  les 
escadres  aux  opérations  desquelles  on  les  prétend  associer. 

Voilà,  si  je  ne  me  trompe,  un  programme  assez  vaste;  ajournons- 
en  la  réalisation,  mais  ne  le  perdons  pas  pour  cela  de  vue.  Un  jour 
viendra  oi!i  une  génération  plus  heureuse  le  trouvera  peut-être  trop 
modeste.  L'éclipsé  que  nous  subissons  sera  plus  ou  moins  longue; 
la  France  est  destinée  à  sortir  de  cette  ombre,  et  nos  enfaos  au- 
ront peine  à  comprendre  nos  découragemens.  Au  milieu  des  amer- 
tumes dont  nos  cœurs  débordent,  c'est  sur  l'avenir  que  je  veux 
fixer  les  yeux.  Cet  avenir,  nous  ne  le  verrons  pas;  mais  vous,  pour 
qui  le  ciel  dms  ses  mystérieux  desseins  le  prépare,  prenez  garde 
qu'il  ne  vous  surprenne.  N'imitez  pas  les  vierges  folles  de  l'Évangile, 
dont  les  lampes  n'avaient  plus  d'huile  quand  l'époux  arriva.  Veillez, 
car  qui  sait  le  moment  où  l'on  viendra  vous  dire  :  «  L'heure  est 
proche?  »  Veillez,  et  conservez  soigneusement  nos  grandes  institu- 
tions. La  marine  de  demain  n'aura  rien  à  envier  à  la  marine  d'au- 
jourd'hui, 

JciRiEN  DE  La  Gratièbe. 


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LA   REVANCHE 

DE  JOSEPH  NOIREL 


■TM.OtBLtMB.VJi.VTVB  W- 


VII. 


C'est  un  poison  très  actif  que  la  parole  humaine.  On  a  beau  se 
jurer  tie  ne  rien  croire,  si  bravement  qu'on  se  défende,  on  ne  laisse 
pas  de  cioire  «n  peu.  Marguerite  s'était  promis  de  ne  tenir  aucttn 
compte  des  avertissemens  qu'avait  bi^n  voulu  lui  donner  M"*  d'Or- 
nis;  elle  ne  pouvait  cependant  s'empêcher  d'y  penser.  Il  ne  lui  vint 
pas  à  l'esprit  du  suivre  les  conseils  de  sa  belle-mère  et  rie  rien  chan- 
ger à  sa  conduite,  où  elle  ne  découvrait  rien  de  répréhensible.  Il  ne 
lui  paraissait  pas  que  son  mari  lui  manquât  de  respect,  nt  qu'elle 
se  manquât  à  elle-même  en  courant  les  bois  avec  lui.  Où  était  le 
mal?  —  Il  a  sa  façon  d'entendre  la  vie  et  le  mari.Tge,  se  die^ait-elle, 
et  cette  façon  en  vaut  une  autre.  A  qui  cela  fait-il  du  tort?  Que  le 
monde  en  glose  !  tout  lui  est  matière  à  gloser.  —  Toutefois  elle  se 
disait  aussi  qu'elle  connaissait  bien  peu  M,  d'Omis,  et  pour  le  con- 
naître mieux  elle  se  prit  à  l'étudier  avec  plus  d'attention  qu'elle 
n'avait  fait  jusqu'alors.  Le  doute  produit  la  curiosilé,  la  curiosité 
engendre  l'inquiétude.  Quand  on  cherche,  on  s'expose  à  de  fâcheuses 
rencontres.  Heureusement  Marguerite  n'était  pas  femme  à  se  créer 
des  fanlôjnes;  elle  était  décidée  à  ne  s'effrayer  qu'à  bon  escient. 
Elle  avait  pour  se  préserver  des  vaines  terreurs  son  bon  sens  et  sa 
belle  humeur  naturelle.  Je  ne  saurais  mieux  la  défmir  qu'eu  disant 
qu'elle  avait  la  raison  gaie. 

Par  un  de  ces  beaux  jours  de  l'arrière-automne  que  M™"  de  Sé- 

(!)  Voyex  la  Rioue  du  1S  Juillet  «t  du  1"  ftoùt. 


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LA   REVANCHE   DE   JOSEPH   NOtItZL.  719 

vigne  appelait  des  jours  de  cristal,  ils  entreprirent  une  longue 
course  p'deslre,  qui  les  mena  plus  loin  qu'ils  ne  pensaient.  Pour 
faire  plaisir  à  sa  f<'mme,  Roger  avait  laissé  au  logis  son  fusil  de 
chasse;  il  s'était  contenté  d'emporter  sa  carnassière,  apr^s  y  avoir 
fourré  un  pâté,  un  poulet  froid,  une  bouteille  de  vin  de  Pomard 
et  du  café  en  poudre,  l's  se  proposaient  de  déjeuner  à  portée  de 
quelque  auberge,  où  îls  emprunteraient  des  assiettes  et  des  four- 
cbettes.  Le  milieu  du  jour  et  leur  appétit  les  surprirent  en  plein 
bois,  dans  une  clairière  d'où  l'on  n'apercevait  aucune  h.ibiiaiion. 
Ils  résolurent  de  faire  balte  dans  ce  désert  et  de  manger  à  la  turque, 
c'est-à-dire  avec  leurs  doigts.  On  s'établit  près  d'une  source;  tout 
autour  croissait  un  abondant  cresson,  admirable  assaisonnement  à 
la  soif.  Comme  on  avait  marché  vite  et  qu'on  craignait  de  se  re- 
froidir, avant  de  procéder  au  repas,  on  alluma  un  grand  feu.  iTous 
deux  à  l'envi  apportaient  des  brassées  de  bois  mort  et  de  broutilles, 
se  montrant  l'un  à  l'autre  leur  butin.  Quand  le  feu  Qamba,  on  étala 
les  provisions  sur  l'herbe.  Le  pâté  fut  emporté  d'ass.iut.  Le  difficile 
fut  de  préparer  le  café.  En  s'ingéniant,  on  réussit  à  faire  bouillir  de 
l'eau  dans  un  gobelet,  et  cette  eau  ne  sentait  pas  la  fumée. 

Le  repas  fini,  Margiterite,  qui  était  un  peu  lasse  des  quatre  lieues 
qu'on  avait  faîtes  le  matin,  réclama  une  demi-heure  de  sieste.  Elle 
se  coucha  dans  son  cbàle,  la  tête  appuyée  sur  une  pierre  moussue. 
Elle  aurait  dormi  deux  heures,  si  Roger,  perdant  patience,  n'avait 
pris  soin  de  la  r*^veiller.  En  ouvrant  les  yeux,  elle  l'aperçut  qui, 
penché  sur  son  visage,  d'une  main  agitait  un  éventail  pour  écarter 
d'elle  la  fumée  que  lui  apportait  le  vent,  et  de  l'autre  tenait  un 
brin  d'herbe  dont  il  lui  chatouillait  doucement  les  lèvres.  Ce  réveil 
lui  fut  délicieux;  elle  avait  ppine  à  reconnaître  son  camarade,  il  lui 
semblait  rajeuni  de  dix  ans.  Elle  se  secoua,  se  mit  à  cltauter;  elle 
se  sent:iit  au  cœur  une  délivrance  soudaine  de  toute  inquiétude  et 
comme  une  légèreté  d'oiseau,  et  quand  les  oiseaux  sont  contens, 
bien  habile  qui  les  empêcherait  de  chanter;  puis  elle  s'écria  :  —  Vous 
avez  fini  par  trouver  le  temps  long? 

—  Pourquoi  voulez-vous  me  le  faire  dh^ï  Je  viens  de  vous  le 
prouver. 

—  Cela  ne  suffît  pas.  J'aime  assez  les  gens  qui  disent. 

—  Fort  bien!  fit-il.  Je  vous  déclare  sur  mon  honneur  et  en  toutes 
lettres  que  le  tejnps  m'a  paru  long.  —  11  ajouta  :  —  S'est-il  pas 
écrit  dans  une  comédie  qu'avant  de  se  lier  il  se  faut  bien  coinaltre, 
parce  qu'autrement  ou  pourrait  avoir  telles  complexioas...  Ebl  oui, 
voici  le  vers  : 

Que  tous  deux  du  mucbé  non*  dous  repentirions. 


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Avani  ae  nous  iiei,  nous  ue  lu 

pas  que  nous  nous  repentions  de  noire  marché. 

Une  imprudence  est  bientôt  faîte.  CliarmOe  autant  que  surprise 
des  belles  dispositions  où  elle  voyait  son  mari,  Marguerite  voulut 
profiter  de  ce  moment  unique  de  joyeuse  liunieur  pour  entrer  en 
exiilications  avec  lui. 

—  Il  me  semble,  comme  à  vous,  lui  répondit-elle,  que  nous 
sommes  un  couple  très  bien  assorti,  et  pourtant  nous  nous  ressem- 
blons bien  peu. 

—  Si  vous  parlez  des  visages...  I!  est  certain  qu'un  vieux  barbon 
comme  moi  est  indigne  de  posséder  la  jolie  femme  que  voici. 

—  Ne  vous  calomniez  pas.  Dans  ce  moment,  on  ne  vous  donnerait 
pas  trente  ans. 

—  Je  vous  ai  déjà  dit  que  mes  jambes  en  ont  quinze,  et,  grâce  à 
Dieu,  les  vôres  sont  bonnes,  ce  qui  nous  permet  de  courir  en- 
semble. Vous  voyez  bien. 

—  Oui;  mais  il  y  a  aussi  le  chapitrs  des  dilTérences. 

—  C'est  k  vous  de  me  les  apprendre. 

—  Faut-il  que  je  commence?  D'abord  je  suis  une  personne  très 
confiante,  trop  confiante  peut-être.  J'ai  beaucoup  de  peine  à  croire 
aux  méchantes  intentions  et  aux  méchantes  gens,  tandis  que 
vous... 

—  Tandis  que,  moi,  je  me  tiens  en  garde  contre  tout  le  monde? 
N'est-ce  pas  ce  que  vous  vouliez  dire?  Vous  avez  raison,  je  ne  crois 
pas  aux  caractères.  Les  hommes  se  gouvonient  par  leurs  impres- 
sions ou  leurs  intérêts  du  moment.  Vous  ne  pouvez  savoir  aujour- 
d'hui ce  qu'ils  seront  demain.  Le  mieux  est  de  ne  pas  s'y  fîur...  Au 
surplu!^,  je  ne  sais  pas  quelle  preuve  de  défiance  exagérée... 

—  Ohl  fit-elle  gaîment,  les  preuves  abondent...  L'autre  soir,  eo 
traversant  le  petit  bois,...  il  vous  en  souvient,  nous  causions  de  la 
pluie  et  du  beau  temps,  quand  nous  entendîmes  près  de  nous  ua 
froissement  de  feuilles  mortes.  Vous  m'avez  saisi  vivement  le  bras 
en  me  disant  :  Silence  I  il  y  a  ici  quelqu'un!...  Il  s'est  trouvé  que  ce 
quelqu'un  était  un  chien  occupé  à  ronger  un  os...  Ce  qu'il  aura 
répété  de  notre  conversation  n'est  pas  propre,  je  pense,  à  nous 
compromettre. 

Il  avait  froncé  légèrement  te  sourcil,  et  lui  répondit  :  —  Les  Ita- 
liens, qui  ne  sont  pas  des  sots,  ont  coutume  de  dire  :  Surveille  ta 
parole;  un  jour  ou  l'autre  elle  se  retournera  contre  toi. 

—  Autre  preuve,  poursuivit-elle  :  avant-hier,  vous  étiez  seul 
dans  votre  chambre ,  cherchant  je  ne  sais  quoi  dans  un  de  vos  ti- 
roirs. Je  me  permets  d'entrer  sans  frapper.  Une  voix  tonnante  me 
crie  :  Qui  va  là?  Heureusement  voua  avez  daigné  me  reconnaître- 


LA   HEVANCHE   DE  JOSEPH   NOIREL,  721 

Il  lui  repartit  avec  une  galté  forcée  :  —  Si  vous  pensez  que  mes 
tiroirs  renferment  quelque  ctiose  de  compromettant,  je  vous  eu 
donDerai  la  clé  quand  vous  voudrez, 

—  Je  n'accepte  pas  cette  clé;  on  ne  veut  pas  leur  faire  de  mai ,  à 
vos  tiroirs. 

Et  ce  disant  elle  allongea  le  bras  et  lui  tendit  la  main. 

—  Soyons  sérieux,  reprît-il,  puisque  nous  sommes  en  conversa- 
tion d'affaires.  Quelle  autre  différence... 

—  Celle-ci  par  exemple  :  on  m'a  toujours  reproché  de  manquer 
de  caractère,  et  peut-èû"e  en  avez-vous  trop. 

—  Qu'entendez-vous  par  là? 

—  Que  vous  êtes  quelquefois...  comment  dirai-je?,..  un  peu 
violent. 

—  Mais  c'est  un  réquisitoire  en  règle? 

—  Point  du  tout.  Il  est  des  violences  que  j'admire  beaucoup,  et 
si  la  chronique  dit  vrai,.. 

—  Expliquez -vous,  reprit-il  avec  impatience,  je  déteste  les 
énigmes. 

—  Je  me  suis  laissé  conter  qu'il  y  a  deux  ans,  —  oui,  il  y  a  deux 
ans,  —  vous  avez  brûlé  la  cervelle  à  un  cheval  que  vous  aimiez... 

Rien  n'est  plus  désagréable  que  de  mettre  par  inadvertance  le 
pied  sur  un  pétard  qui  vous  éclate  entre  les  jambes.  Ce  fut  une 
surprise  de  ce  genre  qu'éprouva  Marguerite  en  voyant  l'efTet  sou- 
dainement produit  par  son  imprudente  parole.  M.  d'Omis  p&Iit,  se 
leva  d'un  bond,  passa  violemment  sa  mûn  dans  ses  cbeveux;  c'était 
le  geste  habituel  de  ses  colères.  Ses  lèvres  tremblèrent;  il  s'écria  : 
—  Qui  vous  a  dit?...  qui  s'est  permis  de  vous  dire?...  J'exige... 
je  veux  savoir... 

Marguerite  le  regardait  avec  effarement  :  —  Calmez-vous,  je  vous 
en  supplie;  j'étais  loin  de  me  douter... 

M.  d'Omis  éprouvait  le  besoin  de  briser  quelque  chose.  11  ra- 
massa une  branche  à  demi  consumée,  la  cassa  en  deux  et  en  rejeta 
loin  de  lui  les  morceaux.  — Je  vousrépèteque  je  veux  savoir...  Ce 
cheval...  Quelle  histoire  vous  a-t-on  faite? 

—  On  m'a  conté  tout  simplement  que  vous  aviez  naguère  nn  che- 
val de  prix,  dont  vous  étiez  fier.  Vous  le  montiez  d'habitude  dans 
vos  promenades  avec  nn  ami  qui  est  mort  assassiné  il  y  a  deux 
ans...  Votre  ami  mort,  vous  avez  résolu  de  vous  défaire  de  ce  che- 
val, qui  vous  rappelait  de  chers  et  douloureux  souvenirs.  Un  autre 
l'aurait  vendu,  vous  l'avez  tué.  Si  c'est  une  folie,  je  vous  le  répète, 
c'est  une  folie  que  j'admire. 

—  Et  moi,  je  vous  le  répète...  Qui  vous  a  fait  ce  récit?  Avec 
qui  vous  permettez-vous  de  parler  de  moi? 

son  iciv.  —  1871.  » 


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J 


722  KEVUB   DES   DEC!  MONDES. 

— '  11  VOUS  est  bien  facile  de  le  deviner.  Depuis  que  je  suis  votre 
femme,  qui  donc  ai-je  vu? 

—  Ah  I  ma  mère...  Vous  étiez  donc  allée  la  questionner?...  Ces 
curioàtés  de  femmes... 

Il  s'aperçut  qu'elle  avait  des  larmes  dans  les  yeuxî  il  ressentit 
quelque  honte  de  eoa  emportemeat,  et  réussit  k  maîtriser  son  émo- 
tion :  —  Après  tout,  reprit-il,  j'ai  tort...  II  n'y  a  pas  grand  mal  à 
toutcela...  Que  voulez-vous?  il  y  a  des  souvenirs...  Il  ajouta  avec 
eûbrt  :  —  Cet  «mi  qu'on  m'a  tué...  ce  cheval...  ne  m'en  repar- 
lez jaœaisl...  vous  m'entendez,  jamais!...  Et  après  avoir  repris  ha- 
leine :  —  A  propos,  quel  était  le  sujet  de  notre  entretien?  Les  dif- 
férences qui  sont  entre  nous...  Nous  avons  fait  les  beaux  esprits, 
subtilisé...  Ce  n'est  pas  la  peine.  Je  ne  suis  pas  subtil,  moi;  je  n'ai 
jamais  compris  que  les  grosses  vérités.  ToiUes  ces  belles  différences 
se  résument  en  un  mot  :  je  suis  très  brun  et  vous  êtes  très  blonde, 
et  j'en  couclus... 

—  Et  vous  eu  concluez?...  demanda-t-elle  en  essayant  de  sou- 
rire. 

—  J'en  ctMiclus ,  dit-il  d'un  ton  iroaique  oà  malgré  lui  il  entrait 
plus  d'amerlume  que  de  galté,  j'en  conclus  que  j'ai  été  mis  au 
monde  pour  me  laisser  gouverna  par  vous,  car  il  n'y  a  pas  de  ty- 
rannies plus  oppressives  que  les  tyrannies  blondes, 

A  ces  mots,  il  ramassa  sa  carnassière ,  en  boucla  les  courroies. 
Dans  la  hâte  fébrile  de  ses  mouvemens,  il  se  piqua  deux  fois  à  l'ar- 
dillon; puis  il  dit  brusquement  :  —  En  route.  —  On  marcha  pen- 
dant vingt  minutes  sans  échanger  plus  de  quatre  paroles.  Cependaa 
Marguerite  parvint  à  surmonter  son  trouble,  elle  recouvra  par  de- 
grés la  liberté  de  son  esprit.  Peu  à  peu  lui-même  se  détendit,  se 
dérida.  Lne  demi-heure  avant  d'arriver  à  Omis,  il  la  prit  dans  ses 
bras  pour  lui  faire  passer  un  ruisseau,  et  en  la  déposant  sur  l'autre 
rive  il  lui  dit  d'un  ton  froid,  mais  aimable  :  —  Vous  êtes  d(!cidé- 
ment  la  plus  jolie  femme  que  j'aie  vue  de  ma  vie.  —  Il  aurait  dit 
du  mente  ton  :  Ce  bahut  est  le  plus  joli  bahut...  Il  n'en  fallut  pas 
davantage  pour  rendre  à  Marguerite  sa  galté. 

Toutefois  cette  journée  mal  commencée  devait  mal  finir.  Après  le 
dîner,  M.  d'Omis  pria  sa  femme  de  se  mettre  au  piano.  Elle  s'em- 
pressa de  lui  obéir  et  lui  chanta  une  romance.  En  tournant  la  tète, 
elle  s'aperçut  qu'il  s'était  endormi  dans  son  fauteuil.  Elle  ferma 
doucement  le  piano,  prit  sa  broderie,  vint  s'asseoir  en  Eace  de  son 
mari.  Tout  en  brodant,  elle  le  regardait,  et  tout  en  le  regardant 
elle  pensait  à  l'histoire  mystérieuse  du  cheval;  il  lui  semblait  que 
dans  la  tête  de  cet  homme  endormi,  de  qui  dépendait  sa  vie,  Û  y 
avait  un  secret  qui  avait  les  yeux  ouverts  et  qui  la  regardait.  — 


LA   HEVAMCHE   DB  JOMPH   RMBEL.  723 

Deviendrai3-je  Toile?  se  disait-elle.  A  quoi  bon  chercher  là  dedans 
un  secret?  11  n'y  a  pas  de  secret. 

Le  sommeil  de  M.  d'Omis  était  agité.  A  deux  reprises,  il  laissa 
échapper  un  soupir;  peu  k  peu  sa  figure  se  contracta,  prit  une  ex- 
pression d'angoisse  qui  effraya  Marguerite.  Elle  le  vit  allonger  ses 
deux  bras,  les  agiter  dans  l'air;  l'instant  d'après,  il  se  prit  à  mui^ 
murer  d'une  voix  étouffée  :  —  II  est  à  tw.  Ne  te  fâche  pas.  Je  te 
jure  que  je  te  le  donne;  mais  pour  Dieu!  que  le  inonde  n'en  sache 
rien  1  —  Le  son  de  sa  voix  le  réveilla,  et  son  premier  rçgard  cher- 
cha Marguerite,  qui  s'empressa  de  baisser  les  yeux  et  de  les  tenir 
fixés  sui'  sa  broderie.  —  Je  crtns  que  je  me  suis  eodormi,  lui  dit-il. 

—  Je  le  crois  comme  vous,  répondit-elle  avec  un  demi-sourire  et 
un  légpr  tremblement  dans  la  v<nx. 

—  Il  me  semble  aussi  que  j'ai  parlé. 

—  Vraiment?  Je  n'ai  rien  entendu,^ 

II  la  regarda  fixement  pendant  une  minute  ou  deux  ;  puis  il  se 
leva,  sortit  dn  saloo.  Cette  nuit-là,  Marguerite  dormit  mal.  Elle  se 
répétait  à  elle-même,  se  retournant  dans  son  lit  :  —  Je  te  le  donne; 
mais  pour  ffieul  que  le  monde  n'en  sache  rien.  —  En  rouvrant  les 
yenx  au  matin,  il  lui  sembla  qu'un  changement  s'était  accompli 
dans  sa  vie,  que  son  bonheur  était  pareil  à  un  vase  précieux  où 
il  s'est  fait  une  fèiure.  Désormais  on  ne  peut  plus  le  toucher  qu'avec 
précaution;  il  suffirait  d'un  mouvement  maladroit  pour  le  réduire 
en  morceaux. 

Quinze  jours  se  passèrent  sans  amener  aucun  incident  nouveau. 
M.  d'Omis  avait  repris  son  visage,  ses  manières,  son  caractère 
habituels.  Cependant,  si  raisonnable  que  soit  une  femme,  quand 
une  fois  sa  curiosité  s'est  allumée,  elle  a  grand'peine  à  éteindre  cet 
incendie,  non  que  les  femmes  soient  plus  curieuses  que  les  hommes, 
mais  elles  ont  plus  de  temps  à  donner  à  leurs  pensées,  moins  d'oc- 
casions de  leur  échapper.  La  vie  uniforme  et  solitaire  que  menait 
Marguerite  lui  offrait  peu  de  distractions.  C'est  une  charmante 
chose  qu'une  promenade  dans  les  bcàs;  mais  les  bots  sont  les  b<ns, 
ils  ne  parlent  guère,  hormis  an  cteur  des  poètes,  et  II  est  des  heures 
où  la  femme  la  moins  mondaine  donnerait  toutes  les  forêts  de  la 
terre  pour  causer  chiffons  pendant  vingt  minutes  avec  une  autre 
femme.  Avec  quelle  femme  pouvait  causer  Marguerite?  Après  la 
soirée  qu'avaient  donnée  M.  et  M"  d'Omis,  ils  avaient  reçu  de  leurs 
voisins  quelques  invitations  à  dtoer.  M.  d'Omis  avait  trouvé  des 
défaites  pour  tout  refuser;  on  n'était  pas  revenu  k  la  charge.  La 
vieille  comtesse  allait  partout  contant  que  sa  bru  était  one  ravissante 
petite  bourgeoise,  mais  qn' elle  avait  ses  raisons  pour  haïr  le  monde, 
qu'elle  se  rendait  justice,  se  sentait  embarrassée  dans  sa  nouvelle 


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J 


72i  lETUE   DES   OECX  HOXDES. 

situation,  et  qu'elle  avait  obteoa  de  son  mari  qu'il  De  reçût  per- 
sonne et  n'allât  chez  personne.  —  Ce  pauvre  Roger  !  — ajoutait-elle 
avec  un  soupir  de  profonde  commisération.  Son  iatime  amie,  la 
marquise  du  Rozan,  épousait  avec  chaleur  ses  resscDtimeDs  et  ap- 
puyait SCS  petites  calomnies.  —  Votre  fils  vous  reviendra,  ma  chère, 
lui  disait-elle  pour  la  coDsoler.  Quand  un  homme  tel  que  lui  a 
épousé  une  femme  impossible,  il  ne  tarde  pas  à  s'en  repentir. — Ainsi 
parlaient  les  femmes.  Les  hommes  raisonnaient  autrement.  I^ 
beauté  de  Marguerite  leur  avait  fait  une  vive  impression,  et  quand 
ils  venaient  à  la  rencontrer,  ils  lorgnaient  avec  insistance  ce  fruit 
défendu.  Ils  en  voulaient  à  H.  JOmis  de  garder  sa  femme  pour  lui 
et  de  la  si^questrer  du  commerce  des  humuns.  Ceux-ci  s'en  pre- 
naient à  son  humeur  sauvage,  ceux-là  le  soupçonnaient  de  jalousie. 
Quelques-uns  s'obstinaient  à  forcer  la  consigne.  Quand  ils  étaient 
reçus,  les  froideurs  qu'ils  e^uyalent  les  contraignaient  d'abréger 
leurs  visites. 

Si  Marguerite  ne  trouvait  dans  la  société  de  ses  voisins  que  de 
médiocres  et  rares  distractions,  elle  n'en  trouvait  pas  beaucoup 
plus  en  elle-même.  Notre  imagination  nous  tourmente  souvent  en 
nous  forgeant  des  fantômes;  en  revanche  elle  nous  rend  quelquefois 
le  service  de  nous  faire  oublier  les  réalités,  et  nous  lui  en  sommes 
fort  obligés  quand  ces  réalités  sont  déplaisantes.  Marguerite  n'était 
pas  une  de  ces  âmes  ailées  qui  se  réfugient  dans  les  nuages  quand 
la  terre  les  contrarie.  Il  ne  lui  était  jamais  arrivé  d'oublier  ce  qui  est 
pour  ce  qui  n'est  pas,  de  voyager  dans  les  espaces,  ni  de  s'éprendre 
d'une  belle  tendresse  p«ur  une  chimère,  pour  une  idée,  pour  les 
aventures  de  l'esprit.  Elle  n'avait  connu  qu'une  passion,  l'amitié; 
le  reste  n'était  pour  elle  qu'un  passe-temps  plus  ou  moins  agréable. 
£lle  aimait,  comme  une  autre,  à  lire  un  roman  ou  à  déchUIrer  une 
sonate,  mais  à  peine  avait-elle  fermé  son  livre  ou  son  piano,  elle  se 
trouvait  rendue  &  elle-même,  à  cette  Marguerite  Mirîon,  devenue 
comtesse  d'Omis,  qui  lui  contait  ses  afKiires  et  lui  en  demandîiit  son 
avis.  Adieu  la  musique  I  il  fallait  lui  jrépondre  et  s'enfoncer  avec  elle 
dans  le  positif  de  la  vie.  Point  de  rêves  dont  elle  pût  s'aider  pour 
se  défendre  contre  les  inquiétudes;  sa  seule  ressource  était  sa  r^- 
SOD.  Elle  gourmandait  vertement  sa  curiosité.  — Tais-toi,  lui  di- 
sait-elle; si  je  t'écoutais,  tu  finirais  par  me  rendre  malheureuse. 
—  Et  ce  disant  elle  secouait  sa  charmante  tête  pour  en  faire  tom- 
ber les  papillons  noirs  qui  venaient  par  instans  s'y  poser.' 

Dn  soir,  —  c'était,  je  crois,  le  20  novembre,  —  le  feu  prit  dans 
un  hameau  voisin  d'Omis.  Roger,  accompagné  de  ses  gens,  se  porta 
l'un  des  premiers  sur  les  lieux  pour  y  organiser  les  secours;  il  se  à.- 
gnalait  dans  ces  occasions  par  son  intrépidité,  sa  présence  d'esprit 


LA   BETANCHE   DE  JOSEPH   XOIBEL.  725 

et  son  sang-froid.  Marguerite  était  restée  seule  au  château  avec  sa 
femme  de  chambre.  Vers  dix  heures,  un  violent  coup  de  sonnette  fit 
retentir  toute  la  maison.  Par  l'ordre  de  sa  maltresse,  Fanoy,  qui 
n'était  pas  la  plus  vaillante  des  camérîstes,  descendit  fort  à  contre- 
cœur pour  ouvrir.  Quelques  instans  après,  Marguerite  l'entendit  re^ 
monter  précipitamment  l'escalier,  et  la  vit  reparaître  efiarée,  criant 
à  tue-tôte  :  —  Madame,  madame,...  un  vilain  homme  avec  un 
grand  nez  de  perroquet  et  des  yeux  qui  lui  sortent  de  la  tôte...  Ce 
ne  peut  être  qu'un  brigand. 

—  Que  veut-il?  que  demande-l-il7  lui  dit  Marguerite  un  peu 
émue. 

—  M.  le  comte.  —  Je  lui  w  répondu  qu'il  n'y  était  pas.  II  m'a 
répliqué  qu'il  y  était  toujours  pour  lui.  Je  l'ai  prié  de  s'en  aller, 
de  repasser  demain.  Il  s'est  mis  à  f^re  le  moulinet  avec  son  bâ- 
ton ,  me  criant  que  j'étûs  une  mijaurée,  qu'il  voulait  voir  mon- 
teur, qu'il  le  verrait... 

—  Et  après? 

—  Après...  je  lui  ai  poussé  la  porte  au  nez  ;  mais  il  a  fourré  son 
rotin  entre  les  deux  battans,  et  je  me  suis  sauvée. 

—  Tu  es  la  fille  la  plus  peureuse  que  je  connaisse,  lui  dit  Mar- 
guerite. Cet  homme  est  peut-être  chargé  d'un  message  pressé. 

Elle  se  leva,  se  dirigea  vers  la  porte.  Fanny  s'eiïorça  de  la  rete- 
nir, la  suppliant  de  tirer  le  verrou  et  d'éteindre  la  lampe.  — ^^Je  vous 
jure  que  c'est  un  brigand,  lui  disait-elle. 

—  Est-ce  qu'il  y  a  des  brigands  dans  ce  pays? 

—  Ëhl  madame,  celui  qui  assassina  ce  pauvre  marquis  Raoux!,.. 

—  On  l'a  exécuté,  et  je  t'ai  défendu  de  me  reparler  de  cette  his- 
toire et  de  prononcer  ce  nom  dans  cette  maison,  lui  dit  Marguerite 
d'un  ton  sévère. 

A  ces  mots,  elle  sortît  de  sa  chambre,  sa  lampe  à  la  main ,  des- 
cendit à  la  rencontre  du  visiteur  nocturne.  Celui-ci  avait  cherché  à 
pénétrer  dans  l'appartement  de  M.  d'Omis;  il  s'était  trompé  de 
chemin,  et  il  venait  d'entrer  dans  un  cabinet  de  bain  qui  s'ouvrait 
au  fond  du  corridor.  La  porte  s'était  refermée  sur  lui;  après  s'être 
efforcé  vainement  de  la  rouvrir,  il  cherchait  dans  l'obscurité  une 
autre  issue  qui  n'existait  pas,  et  tout  en  cherchant  il  tempëtùt  et 
lâchait  des  bordées  de  jurons. 

Marguerite  prit  son  courage  à  deux  mains,  entra  dans  le  cabinet. 
Elle  se  trouva  en  présence  d'un  homme  qui  avait  le  teint  échauffé, 
l'œil  allumé  par  de  trop  copieuses  libations.  Cependant  sa  langue 
n'était  point  embarrassée,  il  était  solide  sur  ses  jambes.  En  aper- 
cevant Marguerite,  il  demeura  un  instant  comme  ébahi;  ses  grosses 
mains  vêtues  posées  en  abat-jour  sur  ses  yeux,  il  la  considérait  des 


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720  BETUI  DES  DECX  MONDES. 

pieds  à  la  tète.  —  Ohl  la  jolie  comtesse  d'Omis  ijue  voilà!  dit-il 
enfin. 

Que  désirez- vous?  lui  demanda  Marguerite,  médiocrement  sen- 
sible à  son  enthousiasme. 

Au  lieu  de  lui  répondre,  il  fit  claquer  sa  langue.  —  11  y  a  des 
hommes  qui  sout  nés  coiffés!  repril-U  comme  se  parlant  à  loi- 
mëme.  En  voilà  un  qui  frise  la  cinquantaine  et  qui  est  noir  comme 
une  fourmi,  et  le  boa  Dieu  lut  amène  dans  son  nid  un  amour  de 
femme  à  faire  venir  l'eau  à  la  bouche  d'un  ange...  Et  la  dot!  peut- 
on  savoir  le  chiffre  de  la  dot? 

—  Encore  une  fois,  que  voulez-vous?  dit  Marguerite  en  haussant 
le  ton.  Qui  cherchez-vous  dans  ce  cabinet  de  bainï 

11  regarda  autour  de  lui.  —  Tiens,  fit-il  en  partant  d'un  éclat  de 
rire,  vous  avez  raisun,  j'ai  failli  me  laisser  tomber  dans  une  bai- 
gnoire. Pourtant  nous  connaissons  les  êtres.  Dame!  j'ai  beaucoup 
trotté  aujourd'hui,  et  tout  à  l'heure  je  me  suis  rafraîchi  dans  la 
guinguette  de  M'"'  Guibaud.  Je  ne  sais  pas  ce  qu'elle  mâle  à  son 
Tin,  mais  je  me  sens  dans  la  tête  un  léger  nuage.  Cela  passera... 
Où  donc  est  votre  mari,  madame  la  comtesse? 

—  On  vous  a  déjà  répondu  qu'il  était  sorti.  Avez-vous  quelque 
chose  à  lui  faire  dire? 

—  A  lui  faire  dire,  madame  la  comtesse?  Je  ne  lui  fais  rien  dire, 
moi;  j'ai  l'habitude  de  lui  conter  moi-même  mes  petites  aHaîres. 
^o^ls  sommes  de  vieilles  connaissances,  voyez-vous,  de  vieux  amis. 
11  ferait  beau  voir  que  je  vinsse  en  Bourgogne  sans  lui  toucher  dans 
la  main  !  L'été  dernier,  j'ai  trouvé  visage  de  bois.  Il  était  en  Suisse, 
où  il  cherchait  femme.  Peste  1  il  a  eu  de  la  chance,  et  il  me  tarde 
de  lui  en  faire  mon  compliment. 

Marguerite  n'avait  jamais  entendu  parler  de  M.  Bertrand,  que  Jo- 
seph Noirel  avait  eu  l'avantage  de  rencontrer  deux  fois  à  Omis  en 
quelques  heures.  Le  grand  danois,  son  inséparable  conipaf^non,  n'é- 
tait pas  loin;  son  maître  l'avait  laissi;  dans  la  cour,  où  il  aboyait 
plaintivement  à  la  lune.  Marguerite  se  demandait  qui  pouvait  être 
ce  personnage  à  la  figure  de  Polichinelle,  qui  Siï  permettait  de  parler 
si  familièrement  du  comte  d'Omis.  Son  costume  offrait  un  bizarre 
amalgame.  Son  habit  était  de  drap  fin,  et  le  collet  en  était  fourré  de 
martre;  il  portait  aux  poignets  de  sa  chemise  deux  énormes  boutons 
d'or.  Eu  revanche,  son  chapeau  de  feutre,  qui  n'avait  point  quitté 
sa  tête,  était  fripé  et  bossue,  et  il  avait  i  ses  pieJs  de  grosses  chaus- 
sures ferrées,  dont  les  cordons  avaient  été  remplacés  par  des  ficelles. 
Marguerite  finit  par  conclure  que  c'était  quelque  maquignon  qui 
avait  fait  autrefois  marché  avec  M.  d'Omis,  et  dont  l'hijdiitude  était 
de  s'oublier  après  boire. 


Li    REVANCHE   DE   JOSEPH    NOIBEl.  727 

—  Je  ne  sais  quand  M.  d'0mi3  reviendra,  reprit-elle.  Soyez  assez 
boa,  monsieur,  pour  repasser  demaia. 

—  Oh!  doucement,  répondit-il  en  roulant  les  yeux.  On  ne  me 
renvoie  pas  ainsi.  Demain  M.  le  comte  sera  à  la  chasse,  et  il  faudra 
que  je  coure  après  lui.  Comme  disent  les  Anglais,  le  temps  est  de 
l'argent,  le  suis  ici,  j'y  reste,  quand  j'y  devrais  passer  la  nuit. 

Sur  ces  entrefaites,  Fanny,  qui,  prise  dt;  vergogne,  venait  de  re- 
joindre sa  maîtresse,  s'avisa  d'un  expédient  qu'on  lui  avait  en- 
seigné pour  se  d.'barrass^  des  rôdeurs  qui  s'introduisent  nuitam- 
ment dans  une  maison  mal  gardée.  Se  tournant  vers  la  cantonade, 
elle  se  mit  à  crier  à  pleine  tête  : — Ëkl  Joseph,  Jérôme,  Jean-Marie, 
Mathurin,  venez  mettre  à  la  porte  ce  monsieur  qui  fait  l'insolent 
avec  madame  !  —  Elle  aurait  épuisé  tout  le  calendrier,  si  Marguerite 
ne  lui  avait  mis  la  main  sur  la  bouche. 

La  belle  invention  de  la  caménste  n'eut  d'autre  effet  que  de  fùre 
entrer  M.  Bertrand  en  fureur.  D'une  main  assénant  un  grand  coup 
de  poing  sur  son  chapeau,  de  l'autre  brandissant  son  bâton  :  — Me 
mettre  à  la  porte  comme  un  voyou,  moi,  M.  Bertrand!  s'écria-t-il 
d'une  voix  de  stentor.  Qu'ils  y  viennent,  tous  vos  Jean-Marie  et  vos 
Mathurin  1  Mille  tonnerres  1  je  voudrais  bien  voir  qu'il  y  eût  dans 
cette  maison  quelqu'un  d'assez  hardi  pour  me  porter  la  main  an 
collet!...  Vous  ne  savez  donc  pas  qu'elle  est  un  peu  à  moi,  cette 
maison?.,.  Et  frappant  de  son  bâton  la  muraille:  — Cela  me  con- 
naît, cette  muraille.  Cela  sait  comment  je  m'appelle  et  que  j'ai  le 
droit  de  parler  en  maître  ici...  Et  tenez,  madame  la  comtesse,  ce 
joli  collier  de  corail  que  vous  portez  au  cou,  s'il  me  prenait  fantaisie 
de  l'ajouter  à  mon  fonds  de  boutiqne,  Je  n'aurais  qu'un  mot  à  dire, 
on  me  le  donnerait...  Et  s'il  me  plaisait,  comme  dit  cette  demoiselle, 
de  faire  l'insolent  avec  madame,  jour  de  Dieu!  je  voudrais  bien 
savoir  qui  m'en  empêcherait! 

A  ces  mots,  étendant  le  bras,  il  aurait  saisi  Marguerite  par  la 
taille,  si  elle  n'eût  bondi  en  arrière.  Dans  le  mouvement  qu'il  fit 
pour  la  suivre,  son  chapeau  tomba,  il  se  baissa  pour  le  ramasser. 
Marguerite  s'élança  dans  le  corridor,  et  Fanny  referma  vivement  la 
porte  du  cabinet,  dont  elle  tourna  la  clef.  M.  Bertrand  s'efforça  en 
vain  d'enfoncer  cette  porte  à  grands  coups  de  pieds;  il  demeura 
enfermé  dans  les  ténèbres,  jurant,  beuglant,  se  trémoussant  comme 
un  diable  dans  un  bénitier,  frappant  de  sa  trique  les  baignoires  et 
faisant  de  toutes  manières  un  tapage  à  réveiller  les  morts.  Son 
chien,  qui  l'entendait  de  la  cour,  lui  riïpondit  par  des  hurlemens 
désespérés,  auxquels  ne  tardèrent  pas  à  riposter  tous  les  chiens  de 
garde  du  voisinage. 

Encore  émue  du  geste  insolent  de  M.  Bertrand,  Marguerite,  qui 


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728  RETUE   DES   DEDX   MONDES. 

ci'aignait  que  la  porte  ne  cédât  à  ua  nouvel  assaut,  ne  savait  à  quel 
saint  se  vouer.  Fanny  lui  offrit  d'aller  quérir  main-forte  au  village. 
Elle  allait  accepter  sa  proposition  quand  M.  d'Omis  parut,  suivi  de 
son  valet  de  chambre.  — Que  signifie  ce  vacarme?  —  demanda-t-il. 
La  camériste  courut  à  lui,  et  avant  que  Marguerite  pût  placer  un 
mot,  elle  Iqi  conta  du  ton  le  plus  pathétique  qu'un  ivrogne,  dont 
les  intentions  étaient  fort  suspectes,  venait  de  s'introduire  dans  la 
maison,  que  sur  la  sommation  qui  lui  avait  été  farte  de  se  retirer, 
il  s'était  répandu  en  invectives  et  en, menaces,  qu'il  avait  poussé 
l'insolence  jusqu'à  vouloir  embrasser  madame  la  comtesse. 

Le  visage  de  M.  d'Omis  s'empourpra  de  colère.  Quel  est  le  drdle?. .. 
s'éctia-t-i!,  et  sans  achever  sa  phrase  il  courut  au  cabinet  de  bain. 
Marguerite  s'élança  sur  ses  pas,  inquiète  de  ce  qui  allait  se  passer 
et  appréhendant  qu'il  ne  se  livrât  à  quelque  violence.  Elle  était 
loin  de  compte.  A  peine  eut-il  ouvert  la  porte,  sa  colère  tomba 
comme  par  enchantement  et  Ht  place  à  une  sorte  de  terreur  mêlée 
de  confusion  et  d'angoisse.  II  recula  de  deux  pas. 

—  Quoi  I  c'est  vous,  Bertrand  1  balbutia-t-îl  en  s'efforçant  de  se 
remettre.  Comment  se  fait-il... 

L'excès  de  fureur  auquel  s'était  abandonné  M.  Bertrand  l'avait 
entièrement  dégrisé;  mais  peu  s'en  fallait  qu'il  n'eût  une  attaque 
d'apoplexie.  Comme  s'il  craignait  de  suffoquer,  il  dénoua  violem- 
ment sa  cravate. 

—  Oui,  c'est  moi,  répondit-il  en  haletant.  C'est  bien  moi,  mon- 
sieur le  comte,  et  voilà  comme  on  me  reçoit  chez  vous  1  Pour  qui 
me  prend-on?  Est-ce  par  votre  ordre  qu'on  me  traite  ainsi?  Suis-je 
de  ces  hommes  dont  on  s'amuse  î  ou  espère-t-on  me  dégoûter  de 
revenir  ici?  Sacrebleu  !  on  y  perdrait  ses  peines. 

—  C'est  une  méprise,  murmura  M.  d'Omis.  Comment  pouvez- 
vous  croire... 

—  Eh!  que  n'appreaez-vous  à  vos  gens  à  me  connaître?  reprît 
l'autre  en  secouant  sa  crinière  rousse.  Vous  n'avez  donc  jamais  parlé 
de  moi  à  madame  la  comtesse?  Veuillez,  je  vous  prie,  lui  expliquer... 

—  Il  suffît,  interrompit  avec  hauteur  M.  d'O.  nis,  qui  avait  réussi 
à  se  refaire  une  contenance.  Je  n'ai  aucune  raison  de  vous  pré- 
senter à  ma  femme,  et  j'entends  vous  garder  tout  entier  pour  moi. 
Calmez-vous,  ramassez  votre  chapeau,  que  vous  avez  laissé  tomber 
dans  la  baignoire,  et  suivez-moi  dans  mon  appartement.  Nous  y 
causerons  à  notre  aise. 

M.  Bertrand  ramassa  son  couvre-chef,  adressa  à  Marguerite  un 
léger  salut  et  un  regard  de  travers  dont  elle  ne  dûgna  pas  s'aperce- 
voir, puis  se  hâta  de  rejoindre  M.  d'Omis,  qui  avait  pris  les  devans 
et  se  retournait  pour  l'appeler.  C   oo^^li.' 


LA   REVANCHE   DE   JOSEPH   NOIREL.  728 

Marguerite  demeura  stupéfaite  de  ce  qu'elle  venait  d'entendre, 
de  tout  ce  qui  s'était  passé  et  qui  lui  faisait  l'effet  d'un  rôve.  Elle 
connaissait  par  expérience  la  vivacité  d'iiumeur  de  son  mari;  elle 
avait  craint  un  instant  qu'il  n'étranglât  de  ses  mains  ou  ne  fît  bà- 
tonner  par  ses  gens  l'intrus  qui  avait  forcé  sa  porte  et  pris  des 
libertés  avec  sa  femme.  Il  se  trouvait  qu'à  la  vue  de  cet  intrus  sa 
colère  avait  fondu  comme  une  pelote  de  neige;  il  avait  pâli,  perdu 
contenance,  écouté  avec  une  sorte  de  componction  les  hautains  re- 
proclies  du  manant,  et  il  venait  de  l'emmener  dans  son  cabinet 
pour  y  causer  d'affaires  avec  lui.  Qui  était  ce  M.  Bertrand  qui  s'en- 
tendait si  bien  à  calmer  les  gens  7 

Elle  remonta  fort  rêveuse  dans  son  salon  ■  Vers  onze  heures,  Fanny, 
qu'elle  avait  envoyée  faire  une  commission  à  l'office,  revint  en  lui 
disant  :  —  C'est  à  n'y  rien  comprendre,  madame.  Ce  vilain  homme 
vient  de  sortir,  et  M.  le  comte  l'a  reconduit  jusqu'à  la  porte.  Ils 
sont  restés  un  instant  à  causer  dans  le  vestibule. 

—  Et  tu  as  écouté,  selon  ta  louable  habitude?  Il  est  bien  temps 
que  tu  la  perdes.  Tu  as  des  oreilles  en  forme  de  trompe  dont  tu 
ferais  bien  de  te  défier. 

—  Je  n'ai  pas  écouté,  madame;  ils  parlaient  tout  haut.  M.  Ber- 
trand disait  :  —  C'est  entendu,  nous  nous  reverrons  danshuit  jours; 
mais  je  vous  préviens  que  c'est  mon  dernier  mot,  je  n'y  peux  rien 
changer.  —  On  voyait  bien  que  monsieur  était  vexé,  que  les  mains 
lui  démangeaient.  —  C'est  bon,  c'est  bon,  a-t-il  répondu.  Vous 
me  permettrez  du  moins  de  vous  dire  que  vous  êtes  un  drôle.  — 
A  ce  mot  de  drôle,  l'autre  a  voulu  se  rebiffer;  mais  monsieur  lui  a 
fait  signe  de  se  taire,  et  le  butor  est  parti  en  sifflotant  une  clianson. 
C'est  égal,  madame;  est-ce  qu'on  se  figure  des  choses  pareilles? 
Un  ivrogne  veut  prendre  la  taille  à  madame,  et  monsieur  avale  cela 
doux  comme  lait  I 

Marguerite  lui  imposa  silence;  elle  pouvait  se  passer  des  réflexions 
de  sa  camériste,  les  siennes  lui  suflisaient.  Elle  reprit  sa  broderie. 
Elle  entendit  bientAt  dans  l'escalier,  puis  dans  le  corridor,  le  pas 
rapide  et  saccadé  de  son  mari.  La  porte  s'ouvrit,  i!  entra.  11  avait 
l'air  sombre.  11  lui  jeta  du  seuil  un  regard  scrutateur;  ce  regard  était 
celui  d'un  homme  qui  souffre  d'une  colère  rentrée,  qui  n'attend 
que  l'occasion  pour  la  décharger  sur  quelque  chose  ou  sur  quel- 
qu'un. 

—  Eh  bien!,  loi  dit-elle,  cet  incendie... 

Cette  question  n'était  pas  celle  qu'il  avait  prévue.  —  Ce  n'est 
pas  la  peine  d'en  parler,  répondit-il  sèchement.  Une  baraque  qui  a 
flambé.  Elle  ne  renfermait  que  des  porcs,  qui  en  seront  quittes  pour 
sentir  un  peu  le  roussi. 


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730  KETUE   DES  DEDX  MONDES. 

—  On  dirat,  fit-elle  en  riant,  que  tous  leur  en  voulez  de  ne  pas 
s'être  laissé  griilerT 

—  Moi  1  pourquoi  donc?  Vous  savez  que  je  veux  du  bien  à  toute 
la  création. 

Il  commença  d'arpenter  le  salon,  les  mains  derrière  le  dos,  re- 
gardant Marguerite  de  côté.  Si  peu  qu'on  aime  les  questions,  on  les 
préfère  h  certains  silences,  rien  n'étant  plus  désagréable  qae  de  se 
trouver  en  présence  de  quelqu'un  qui  ne  dit  mot  et  qui  assurément 
n'en  pense  pas  moins.  — On  étoufle  ici!  s'écria-l-il  au  bout  d'an 
moment.  Vous  avez  la  rage  de  faire  des  feux  d'eofer;  je  ne  sais  pas 
comment  vous  pouvez  y  tenir. 

Il  ouvrit  la  fenêtre  à  deux  battans.  Marguerite  s'approcha  de  la 
cheminée,  écarta  deux  bûches  qui  commençaient  à  s'allumer,  et  ne 
put  s'empêcher  de  faire  in  pelto  la  réflexion  que  son  feu  était  fort 
modeste,  et  qu'un  homme  contrarié  trouve  toujours  à  quoi  se 
prendre.  Elle  se  ras.^t,  se  remit  k  broder.  S' arrêtant  devant  elle, 
M.  d'Ornis  lui  dit.  —  Que  faites-vous  donc  là? 

—  Vous  le  voye»,  je  brode. 

—  Vous  avez  tort  de  broder  si  tard,  vous  y  perdrez  vos  yeux. 

—  Affaire  d'habitude;  je  vous  assure  que  je  ne  les  fatigue 
pas. 

—  Et  moi,  je  vous  certifie  xjue  rien  n'est  plus  insupportable  pour 
un  homme  qu'un  tête-à-tête  avec  une  femme  qui  brode. 

—  Ohl  dit-elle  gaîment,  voilà  un  argument  qui  me  touche.  — 
Et,  posant  sa  broderie,  elle  s'enfonça  dans  son  fauteuil  et  se  croisa 
les  bras.  —  Voyons,  avez-vous  quelque  chose  à  me  dire? 

Il  haussa  légèrement  les  épaules,  fil  encore  un  tour  de  chambre. 
Quand  SI  promenade  l'eut  ramené  en  face  de  Marguerite,  la  voyant 
résolue  à  ne  le  point  interroger,  il  prit  le  parti  de  rompre  lui-même 
la  glace.  —  S'il  vous  platt,  où  avez-vous  péché  voire  femoie  de 
chambre?  lui  demanda-t-il. 

—  Dans  le  lac  de  Genève.  C'est  une  mienne  payse,  qoi  a  passé 
plusieurs  années  à  Paris,  une  brave  fille  très  adroite  de  ses  doigts. 

—  Ne  vous  en  déplaise,  c'est  une  sotte  pécore. 

—  Une  pécorel  Qu' avez-vous  à  lui  reprocher? 

—  Ses  stupides  terreurs,  ses  histoires  à  dormir  debout.  N'avait- 
elle  pas  pris  M.  Bertrand  pour  un  détrousseur  de  grands  chemiosî 
Peu  s'en  est  fallu  qu'elle  n'ameutât  tout  le  village  par  ses  cris.  Cet 
homme  a-t-il  donc  l'air  d'un  malandrin?  Lui  avait-ii  mis  le  poi- 
gnard sur  la  gorge!  Vous  feriez  bien  de  renvoyer  votre  payse  au 
fond  de  son  lac. 

—  Permettez  cependant.  Elle  a  la  lête  un  peu  vive,  et  je  lui  en 
fais  la  guerre;  mais  tout  n'est  pas  rêverie  dans  son  fait.  Votre 


LA    BETARCHE   DE  JOSXPR  HOIREL.  731 

M.  Bertrand  a  une  façon  de  se  présenter  chei  les  gens...  Je  serais 
désolée,  je  vous  l'aTOue,  qn'îl  eût  embrassé  votre  femme. 

—  Êtes-Tons  bien  sûre  qu'il  rouiût  voua  embrasser?  Il  a  vu  que 
vous  aviez  peur,  et  s'est  amusé...  Sa  plaisanterie  était  de  très  mau- 
Tais  goût,  si  vous  le  voulez... 

—  Oh!  je  le  veux  très  fort,  dit-elle. 

—  I)  n'arrive  jamais  rien  aux  femmes  qui  n'ont  pas  peur,  re~ 
prit-tl  brutalement.  Si  la  comtesse  d'Omis  ne  se  comportait  pas 
quelquefois  comme  une  petite  fille,  personne  ne  s'aviserait  de 
prendre  des  familiarités  avec  elle. 

Si  grande  que  fût  sa  mansuétude,  cette  observation  la  choqua. 
—  Excusez,  dit-elle,  cette  pauvre  Marguerite.  Si  j'avais  pu  devi- 
ner que  cet  homme  était  de  vos  amis... 

Il  fit  un  hant~le-corpa.  —  Lui,  mon  ami!  Âvez-vous  l'inten^on 
de  me  fàcherî 

—  Point  du  tout,  mais  voas  avez  pour  lui  des  trésors  d'indul- 
gence. . . 

—  Vous  regrettez  que  je  ne  l'aie  pas  tué  comme  un  chien,  parce 
qu'il  avait  bu  une  demi-bouteille  de  trop? 

—  Dieu  m'en  garde  I  je  voudrais  seulement  que  vos  indulgences 
s'étendissent  à  tout  le  monde,  et  en  particulier  à  mon  humble  per- 
sonne. —  Puis,  reprenant  sa  belle  humeur,  elle  ajouta  de  cet  air  bon 
enfant  dont  la  grâce  était  irrésistible.  —  Voyons,  dites-moi  bien  vite 
qui  est  ce  M.  Bertrand,  et  que  cela  finisse! 

Il  eut  quelque  satisfaction  de  l'avoir  amende  à  l'interroger,  et  il 
parut  s'humaniser  un  peu.  —  Je  savais  bien  que  vous  mouriez  d'en- 
vie de  me  questionner!  s*écria-t-il.  Oh!  les  femmes!  toujours  en- 
rieuses  de  misères!...  M,  Bertrand  est  l'un  des  plus  beaux  pro- 
duits de  ce  pays.  Après  avoir  tâté  de  tous  les  métiers,  cet  enfant 
d'Omis  est  en  passe  de  faire  fortune.  D'abord  simple  gardeur  de 
moutons,  puis  porte-balle,  puis  garde-vente,  puis  courtier  d'assu- 
rances, puis  gourmet-piqueur  d'entrepôts,  il  s'est  lassé  de  déguster 
les  vins  des  autres,  et  a  juré  de  ne  plus  boire  que  les  siens.  11  ne 
tient  pas  toujours  parole,  comme  vous  voyez.  En  fin  de  compte,  il 
s'est  fait  marchand  de  bric-à-brac,  et  depuis  quelques  années  il  a 
levé  boutique  à  Lyon.  De  temps  à  autre,  il  vient  faire  une  tournée 
dans  nos  châteaux  bourguignons,  où  il  trouve  toujours  quelque 
chose  à  brocanter.  Mes  greniers  sont  pleins  de  vieux  meubles,  d'an- 
tiquailles qui  prennent  une  place  inutile,  et  dont  je  suis  bien  aise 
de  me  débarrasser.  Voas  voyea  que  œt  homme  appartient  à  la 
classe  des  animaux  utiles,  et  que  votre  chambrière  est  une  pécore. 

Dans  le  moment,  Marguerite  s'accommoda  de  cette  explication, 
qui  lui  parut  suffisante.  —  Pourquoi,  reprit-elle,  n'avez-vous  jamùs 


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732  RETUE  DES  DEDX  UONCES. 

promené  dans  vos  greniers  la  fille  de  mon  përeT  Vons  savez  que  les 
vieux  meubles  et  moi,  noas  avons  du  goîit  les  uns  pour  les  autres. 

—  Bah  I  dit-il,  vous  ne  trouveriez  là-haut  que  de  la  friperie,  des 
sofas  dépenaillés,  des  tables  boiteuses,  des  fauteuils  manchots  et 
des  bibelots  qui  n'auraient  point  de  valeur  pour  vous,  et  dont  mon 
brocanteur  sût  tirer  parti,  sans  compter  qu'il  me  les  paie. 

—  Oh  !  bien,  permettez-moi  d'enchérir  sur  H.  Bertrand.  Si  Mar- 
guerite Mirion  a  la  passion  des  vieilleries,  la  comtesse  d'Ornîs  a  le 
culte  des  souvenirs  de  famille. 

—  Ne  soyez  pas  plus  royaliste  que  le  roi,  répliqua-t-U  d'un  ton 
bref. 

Elle  s'approcha  de  lui  et  lui  tendit  sa  joue,  qu'il  eflleura  du  bout 
de  ses  lèvres.  A  son  tour,  elle  le  baisa  sur  le  Cront.  Son  baiser 
n'eut  pas  la  vertu  de  dissiper  le  sombre  nuage  qui  couvrait  ce  front 
soucieux. 

A  peine  Marguerite  eut-elle  posé  la  tête  sur  son  chevet,  que,  se 
prenant  à  repenser  aux  explications  de  son  mari,  elle  y  découvrit 
des  invraisemblances  qui  la  troublèrent.  Elle  le  connaissait  assez 
pour  savoir  qu'il  tenait  à  ses  reliques  de  famille,  et  qu'il  était  dans 
son  caractère  de  brûler  plutôt  un  vieux  bahut  que  de  le  vendre  à 
un  brocanteur.  A  supposer  qu'il  eût  conclu  quelques  marchés  lucra- 
tifs avec  H.  Bertrand,  cela  suffisait-il  pour  expliquer  l'espèce  de 
pouvoir  mystérieux  que  ce  grotesque  personnage  exerçait  sur  lui, 
les  égards  que  M.  d'Omis  témoignait  à  uo  homme  qu'il  paraissait 
mépriser,  et  pourquoi  il  avait  p&li  et  reculé  de  deux  pas  en  le  re- 
connaissant? Elle  se  rappelait  aussi  les  paroles  du  marchand  de 
bric-à-brac  :  —  Cette  maison  est  un  peu  à  moi...  Ce  collier  de  co- 
r»l,  je  n'aurais  qu'à  dire  un  mot,  on  me  le  donnerait.  —  De  tels 
propos  sont  étranges  même  dans  la  bouche  d'un  homme  aviné.  Et 
cette  exclamation  de  M.  d'Omis  qu'avait  recueillie  Fanny  :  —  voos 
me  permettrez  de  vous  dire  que  vous  ôtes  un  drôle  !  —  est-il  naturel 
d'interpeller  de  la  sorte  un  animal  utile  qu'on  reverra  dans  huit 
jours  pour  débattre  avec  lui  le  prix  d'une  crédenceî 

A  force  de  tourner  et  retourner  sa  tête  sur  l'oreiller,  Marguerite 
finit  par  s'endormir.  Vers  deux  heures,  elle  se  réveilla  en  sursaut. 
Elle  avait  cru  voir  son  mari  s'approcher  de  son  chevet,  puis,  se  pen- 
chant sur  elle,  la  regarder  fixement,  et  tout  à  coup  lever  sur  elle 
ses  deux  poings  fermés  en  poussant  un  soupir  déchirant.  Elle  s'é- 
lança hors  de  son  lit  et  se  surprit  à  crier  :  —  Qu'est-ce  donc?  que 
me  voulez-vous?  —  Son  cri  la  réveilla  tout  à  fait.  Il  n'y  avait  per- 
sonne dans  sa  chambre,  et  autour  d'elle  tout  était  tranquille.  Ce- 
pendant, en  prêtant  l'oreille,  elle  crut  entendre  marcher  dans  la 
chambre  de  son  mari,  qui  était  séparée  de  la  sienne  par  un  degré 


LA    RETANCUE   DE   JOSEPH   NOIREL.  733 

de  trois  marches  et  ud  petit  palier.  Elle  entr'ouvrit  discrètement  sa 
porte,  et  s'aperçut  qu'il  y  avùt  encore  de  la  lumière  chez  M.  d'Or- 
nis.  Elle  ne  s'était  pas  trompée,  il  était  debout,  il  allait  et  venait. 
Quelques  instans  après,  il  jetait  un  profond  soupir,  presque  aussi 
effrayant  que  celui  qu'elle  avùt  entendu  dans  son  rêve.  Craignant 
qu'il  ne  se  trouvât  mal,  elle  s'élança  pour  lui  porter  secours.  Elle 
avait  déjà  la  main  sur  le  loquet,  le  courage  lui  faillit.  Elle  resta  U 
plusieurs  minutes,  immobile,  retenant  sou  souffle;  enfin  elle  demanda 
d'une  voix  sourde  :  —  Roger,  ètes-vous  souffrant?  —  Il  est  à  croire 
qu'il  ne  l'entendit  point,  car  il  ne  répondit  pas.  Bientôt  il  souffla  sa 
bougie,  se  remit  au  lit.  Marguerite  regagna  le  sien,  mais  elle  ne  put 
se  rendormir.  Toutes  les  cinq  minutes,  elle  se  dressait  sur  son 
séant  et  écoutait.  La  nuit  lui  faisait  peur,  il  lui  tardait  que  l'aube 
parût.  Le  soleil  était  son  grand  ami,  il  l'avait  toujours  consolée  de 
tout.  Elle  n'avait  jamais  eu  de  chagrin  qui  eût  résisté  aux  grâces  de 
l'aurore,  au  premier  sourire  d'un  beau  jour. 

Dès  que  la  nuit  commença  de  s'éclaircîr,  elle  se  leva,  ouvrit  sa 
fenêtre,  respira  la  fraîcheur  un  peu  âpre  d'une  matinée  de  no- 
vembre; puis  elle  se  recoucha,  et  dormit  deui  ou  trois  heures. 
Quand  elle  se  réveilla,  elle  chercha  ses  terreurs  et  ne  les  retrouva 
plus. 

VIII. 

Ce  jour-là,  Marguerite  ne  vît  guère  son  mari.  Il  s'était  mis  en 
chasse  de  bonne  heure  sans  lui  demander  de  l'accompagner.  Il  ne 
revint  que  le  soir  pour  se  mettre  à  table.  Il  y  apporta  un  front  sé- 
vère, des  sourcils  orageux.  Après  le  dtner,  il  alla  fumer  deux  ou 
trois  cigares  dans  le  parc;  puis  il  entra  dans  le  petit  salon  où  se  te- 
nait sa  femme,  échangea  quelques  propos  oiseux  avec  elle,  et  s'en 
fut  se  coucher.  II  en  fit  autant  le  jour  suivant.  Le  surlendemain,  il  lui 
annonça  qu'une  affaire  pressante  l'appelait  â  Paris,  et,  sans  lui  dire 
de  quelle  affaire  il  s'agissait  ni  combien  de  temps  durerait  son  al>- 
sence,  il  partit  pour  aller  prendre  le  chemin  de  fer  à  Blàsy-Bas. 

Marguerite  employa  de  son  mieux  ses  jours  de  solitude.  Elle  fit 

quelques  promenades,  passa  chaque  après-midi  une  ou  deux  heures 

auprès  d'une  vieille  paralytique  qui  l'intéressait,  partagea  le  reste 

'  de  son  temps  entre  sa  broderie  et  une  partition  nouvelle,  qu'elle 

déchiffra  d'un  bout  à  l'autre. 

Elle  était  un  matin  à  son  piano  quand  on  lui  annonça  la  visite  de 
la  comtesse  douairière  d'Omis.  Elle  regretta  que  sa  belle-mère  prit 
pour  la  venir  voir  te  temps  où  son  mari  était  absent.  Mieux  valait 
cependant  la  recevoir  que  de  prétexter  uue  migraine;  M"'  d'Omis 


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73i  BETDE  DES   DEUX  MONDES. 

n'étut  pas  disposée  à  croire  aux  migraîiies  àe  sa  bru.  Mai^aerite 
commao<la  qu'on  la  Ht  entrer  dans  le  grand  salon  du  rez-de-ctaans- 
sée,  où  elle  ne  tarda  pas  à  la  rejoindre.  —  Qu'aî-je  appris ,  ma 
toute  belle?  lui  dit  M**  d'Omis  en  loi  tendant  la  muu.  Vous  Toili 
veuve  !  Comment  vous  èles-vous  résigoée  à  laisser  partir  votre  ber- 
ger? Vous  avez  dû  pleurer  toutes  les  larmes  de  votre  corps. 

—  H.  d'Omis  avût  une  affaire  à.  Paris,  lui  rendit  tranquille- 
ment  Marguerite. 

—  Le  vilûn  mot  !  Depuis  quand  les  bergers  oot-ils  des  affaires? 
Je  croyais  que  c'était  chose  ÏDconnue  en  Arcadie.  A  votre  place,  je 
me  serais  piquée  d'bonneur,  apposée  awrdîcus  à  ce  départ.  Songez-y 
bien,  quand  un  mari  aussi  amoureux  que  le  vôtre  en  vient  à  décou- 
vrir qu'une  affaire  l'appelle  à  cinquante  lieues  de  la  jupe  de  sa 
femme,  cette  découverte  fait  date  daus  le  mariage. 

—  Ua  jupe  et  mm,  nous  sommes  raiswinables,  repartit  Margue- 
rite, notre  berger  noua  reviendra. 

—  Et  Teut-on  savoir  ce  qu'il  est  allé  taire  à  Paris? 

'  —  11  avait  probablement  à  causer  avec  son  banquier. 

—  Probablement?  Vous  n'en  êtes  pas  sûre?  Je  passe  de  surprise 
en  surprise;  je  m'imaginais  qu'il  vous  disait  tout. 

—  Oui,  tout  ce  que  je  tiens  à  savoir. 

—  Bravo,  ma  chère!  reprit  M'"*  d'Omis.  Vous  avez  la  foi.  Ce  n'est 
pas  celle  qui  sauve;  mais  elle  ne  laisse  pas  d'avoir  son  utilité.  Elle 
sert  à  ne  pas  se  mettre  martel  en  tête.  Au  suq>lus,  à  quoi  cela  vous 
avancerait-il  de  questionner  Roger?  Rien  n'est  plus  bête  qu'une 
question.  Dans  le  temps  où  nous  vivions  ensemble,  où  il  était  à 
moi,  il  lui  arrivait  souvent  de  découvrir  un  matin,  en  se  faisant  la 
barbe,  qu'il  avait  une  affaire  pressante  à  Lyon,  à  Dijon  ou  même  i 
Paris.-Je  lui  disais  :  Quelle  est  donc  cette  affaire?  Dans  le  com- 
mencement, il  se  mettait  en  Irais  d'invention;  plus  tard  il  a  pris  le 
parti  de  me  répojidre  tout  crûment  :  —  Je  m'ennuie,  et  j'essaie  de 
me  désennuyer...  Les  temps  sont  bien  changés,  on  ne  s'ennuie  plus 
ici. 

—  Aimez-vous  la  raosiqne,  madame?  interrompit  Marguerite. 
J'ai  là-haut  une  partition  que  je  serais  heureuse  de  vous  jouer. 

—  Je  n'ai  jamais  aimé  que  le  plain-chant.  Gardez,  ma  chère, 
vos  triples  croches  pour  les  amateurs...  A  propos,  ajouta- t-elle,  il 
n'est  bruit  dans  nos  cantons  que  d'une  scène  qui  se  serait  passée 
dans  un  cabinet  de  bain... 

—  Vous  oubliez,  madame,  lui  dit  Marguerite  en  riant,  que  rien 
n'est  plus  bote'  qu'une  question, 

—  Si  ce  n'est  un  conseil,  répliqua-t-elle,  et  pourtant  je  veux 
vous  en  donner  un.  Les  bêtises  sont  de  mon  âge,  les  sottises  sont 


LA   BEVANCUC  DB   JOSEPH   NOIBEL.  7À5 

du  vôtre,  et  je  tiens  à  vous  dire  qoe  voua  en  feriez  une  en  attirant 
ici  M.  Bertr&nd. 

—  Moi,  l'attirer  ici  !  Je  cnws  que  la  façon  dont  je  l'ai  reçu... 

—  Sans  doute.  Je  sais  tout.  Vous  avez  des  domestiques  bavards, 
et  je  n'igDore  point^ue  ce  rustre  s'est  émancipé  jusqu'à  vouloir... 
Cette  liîstoriette  a  égayé  tous  les  châteaux  à  la  ronde.  Ce  n'est  pas 
qu'iJs  soient  méchaos,  ces  châteaux  ;  mais  ils  s'ennuient,  et  quand 
ils  peuvent  dauber  sur  ie  prochain... 

—  Quel  conseil  avez-vous  à  me  donner?  interrompit  de  nouveau 
Marguerite  avec  un  peu  de  hauteur.  Craignez-vous  que  je  n'encou- 
rage les  familiarités  de  H.  Bertrand? 

—  Parlons  sérieusement.  Je  me  suis  déjà  permis  un  jour  de  vous 
représenter...  Je  vous  le  répète,  il  est  de  votre  devoir  de  surveiller 
votre  mari,  de  résister  dans  l'occasion  à  ses  fantaisies.  Je  ne  sais 
ce  qui  lui  prend;  il  semble  que  depuis  quelque  temps  il  ait  juré 
de  vendre  pièce  à  pièce  son  héritage.  D'où  lui  viennent  ces  besoins 
pressans  de  faire  argent  de  tootî  L'an  dernier,  il  a  cédé  à  M.  du  Ro- 
zan  une  noue  et  un  bouquet  de  bois,  répondant  à  toutes  mes  re- 
montrances par  ce  beau  mot  :  — qui  a  l'argent  a  les  coquilles!  — 
Hais  la  plus  sotte  de  ses  fantaisies  est  M.  Bertrand.  Cet  homme  a 
été  ^conduit  de  partout;  il  n'est  reçu  qu'ici.  Sous  mon  ministère,  il 
y"est  venu  deux  fois.  J'ai  si  bien  manœuvré  qu'il  est  reparti  sans 
rien  emporter.  Pensez-y,  ma  belle,  à  l'on  voyail  sortir  de  cette 
maison  un  fourgon  rempli  de  vieux  meubles  armoriés  et  de  por- 
traits de  famille,  cela  ferait  uu  elTet  déplorable,  et  notez  que  c'est 
à  vous  qu'on  s'en  prendrait.  On  vous  accuserait  d'ignorer  c^taiqes 
convenances,  certains  respects... 

—  Qu'on  n'apprend  pas,  dit  Marguerite,  dans  la  boutique  d'un 
menuisier.  Comme  on  les  calomnie,  ces  pauvres  menuisiers.! 

—  Je  ne  leur  veux  point  de  mal.  Il  y  a  place  pour  tout  le  monde 
sous  le  soleil;  mais  il  me  semble  que  tous  é:.es  engagée  d'honneur... 
Parmi  ces  portraits  de  famille  que  convoite  M.  Bertrand,  il  en  est 
qui  ont  du  mérite.  Voici  encore  une  des  bizarreries  de  Roger.  Au- 
trefois il  aimait  à  s'entourer  de  ces  portraits,  il  les  avait  pendus 
aux  murs  de  son  cabinet  de  travail.  Le  vent  a  saule,  et  dans  le  dé- 
rangement d'esprit  qoe  lui  a  cansé  la  mort  de  Raoux,  îl  a  tout  fût 
porter  au  grenier,  me  donnant  pour  raison  que  ces  cadres  qui  le 
regardaient  lui  étaient  insupportables.  Je  recommande  surtout  à 
vos  bons  soins  un  pastel  de  Lalour,  grand  comme  la  main,  qui  re- 
présente une  grand'tante  de  Itoger,  une  d'Ëpinac,  à  vingt-cinq 
ans,  en  robe  de  bal,  une  rose  dans  ses  cheveux,  —  des  cheveux  dé- 
licieux, blonds  cendrés  comme  les  vôtres,  ma  belle.  La  pauvre  femme 
eut  des  aventures.  Son  mari,  qui  avait  commencé  par  l'adorer,  linit 


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736  •     BEVUE   DES   DEUX   UU.XDES. 

par  la  battre.  Ce  sont  des  choses  qui  arrivent.  Dd  jour  elle  parUt 
avec  uD  amant,  et  quel  amant!  Un  clerc  de  notaire...  Dieu  fasse  pùx 
à  son  âme!  Quand  elle  eut  assez  de  son  saute-niïsseau,  elle  eotra 
en  religion;  elle  est  morte  en  odeur  de  sjûnteté.  C'est  une  merveille 
de  peinture  que  ce  portrût.  Figurez-vous  un  t^int  frais  comme  une 
rose,  un  cou  de  cygne,  une  petite  bouche  qui  fait  la  moue,  et  des 
yeux  bruns  ravissans,  un  peu  comme  les  vôtres  aussi,  — mais 
sournois,  très  sournois.  En  y  regardant  bien,  on  aperçoit  au  fond  le 
clerc  de  notaire.  11  serait  désolant  que  ce  bijou  tombât  dans  les 
pattes  du  sieur  Bertrand.  Faites  bonne  garde,  je  vous  prie.  Vous 
devriez  adresser  à  Roger  de  sérieuses  représentations... 

—  A  quoi  tient-il,  madame,  que  vous  ne  les  fassiez  vous-même? 

—  Je  ne  suis  plus  rien  ici,  je  ne  me  mêle  plus  de  rien.  Vous  avex 
succédé  à  mes  droits,  il  est  juste  que  vous  héritiez  des  charges... 
\h  çà!  vous  fait-il  donc  peur,  votre  berger?  Ma  chère,  je  crois  aux 
proverbes  :  qui  ménage  le  loup,  le  loup  le  mangera, 

A  c^s  mots,  ramenant  sur  ses  épaules  son  châle  de  cachemire, 
elle  se  leva  et  serra  de  nouveau  la  main  de  sa  bru  en  lui  disant  : 
■ —  Vous  devriez  profiter  de  l'absence  de  votre  mari  pour  venir  dî- 
ner chez  moi  sans  façons;  nous  causerions.  On  pourrait  vous  offrir 
une  omelette  au  lard,  puisque  vous  les  aimez,  en  y  mêlant  quelque 
assaisonnement. 

—  C'est  de  l'assaisonnement  que  je  me  défîe,  lui  répondit  Mar- 
guerite en  souriant. 

—  Viendrez-vous ,  oui  ou  non? 

—  Je  préfère  attendre  le  retour  de  M.  d'Omis. 

La  douairière  se  mit  à  rire  d'un  petit  rire  méchant  qui  découvrit 
toutes  ses  dents  blanches  et  pointues  :  —  Tranchez  le  mot ,  vous 
n'osez  pas  venir  dîner  chez  moi  sans  en  avoir  demandé  la  permis- 
sion à  votre  tyran.  Décidément  ce  méchant  homme  vous  fait  peur. 

Marguerite  la  reconduisit  jusqu'à  la  grille  :  —  Oh!  toi,  vois-tu, 
lui  disait-elle  tout  bas  en  la  regardant  s'éloigner,  tu  n'es  pas  bonne, 
et  je  renonce  à  t'ùmcr  jamais  I 

Elle  remonta  chez  elle,  rouvrit  sa  partition,  la  joua  jusqu'au  bout. 
En  fermant  son  piano,  elle  se  souvint  d'une  vieille  Genevoise,  es- 
prit aigre  et  hargneux,  laquelle  n'allait  jamais  chez  les  gens  que 
pour  leur  décocher  des  traits  amers  ou  leur  rapporter  quelque  bruit 
désobligeant  qui  courait  sur  leur  compte.  L'oncle  Benjamin,  qui 
l'avait  en  aversion,  du  plus  loin  qu'il  voyait  venir  cette  mégère,  s'é- 
criait :  —  Au  large!  voici  la  bête  à  chagrins...  Et  il  lui  ressouvint 
d'un  autre  mot  de  l'oncle  Benjamin,  d'une  réponse  qu'il  lui  faisait 
quand  elle  était  petite  et  qu'elle  l'interrogeait  sur  des  choses  qu'elle 
ne  pouvait  comprendre.  —  Va,  va,  Margot,  lui  disait-il,  lorsque 


LA   REVANCHE   DE  JOSEPH   NOIREL.  737 

tu  seras  grande,  tu  verras  qu'il  y  a  bien  des  choses  dans  un  cho> 
sier.  —  Qu'est-ce  qu'un  chosier,  mon  oncle?  demandait-elle.  — Eb! 
parbleu,  c'est  l'endroit  où  le  bon  Dieu  met  les  choses.  II  y  a  te  grand 
chosier,  qui  est  le  monde,  et  il  y  a  les  petits  chosîers ,  comme  par 
exemple  une  tôte  de  jeune  fille,  et  tout  cela  est  plus  compliqué 
qu'on  ne  pense.  —  Ahl  oui,  se  dit-elle,  tout  cela  est  plus  compli- 
qué qu'où  ne  pense. 

Elle  essaya  de  broder;  mais  elle  éprouvait  une  irritation  ner- 
veuse. Il  lui  semblait'qu'un  insecte  venimeux  l'avait  piquée  de  son 
dard.  Elle  voulut  prendre  un  bain  d'air.  Elle  mit  sur  sa  tête  sa 
toque  de  feutre  gris  ornée  d'une  aigrette  rouge,  sur  ses  épaules  son 
mantelet  de  velours  bordé  de  fourmre,  et  sortit  pour  faire  le  tour 
du  parc.  En  traversant  le  grand  salon,  elle  vit  passer  son  image 
dans  la  glace  et  s'arrêta  un  instant  pour  la  regarder.  —  Vraiment, 
se  prit-elle  à  dire,  c'est  une  assez  belle  personne.  Je  doute  qu'à 
trois  lieues  à  la  ronde  on  puisse  trouver  de  plus  beaux  cheveux.  Le 
malheur  est  qu'elle  a  dans  son  petit  chosier  l'idée  d'Un  certain  bon- 
heur bourgeois  qui  n'habite  pas  ici.  Les  plafonds  sont  trop  hauts... 

La  minute  d'après,  elle  descendit  le  perron,  s'en  alla  jusqu'au 
fond  du  parc,  brassant  de  ses  pieds  les  feuilles  mortes  qui  jon- 
chaient les  allées  et  dont  le  bruissement  sec  résonnait  mélanco- 
liquement à  son  oreille.  Elle  se  lassa  de  cette  musique,  gagna  un 
banc  au  pied  de  ta  statue  sans  nez.  Elle  considéra  longtemps  le  châ- 
teau et  sa  massive  architecture.  —  Décidément  c'est  une  immensité, 
pensait-elle,  et  pour  la  première  fois  elle  se  demanda  si  ce  n'était 
point  une  méprise  du  sort  qui  l'y  avait  amenée...  11  fallait  un  nid 
à  la  fauvette,  se  dit-elle,  non  une  aire  de  vautour.  Je  tiens  si  peu  de 
place  et  ce  manoir  est  si  grand  que  je  sens  autour  de  moi  comme 
un  grand  vide  que  je  ne  peux  remplir.  Passe  encore,  poursuivit-elle, 
si  à  dix  ans  on  m'avait  avertie  et  qu'on  m'eût  initiée  aux  goûts,  aux 
sentimens  de  mon  futur  état  !  Dans  le  monde  bourgeois  où  j'ai  grandi, 
il  y  a  autant  de  petites  passions  et  de  mauvais  procédés  qu'ailleurs  : 
on  s'y  fâche,  on  s'y  querelle,  on  s'y  jalouse  comme  dans  tous  les 
châteaux  du  monde;  mais,  bon  ou  mauvais,  on  y  a  le  cœur  sur  la 
main,  on  s'y  tutoie,  les  visages  y  sont  transparens,  les  mots  aussi, 
on  y  vit  trop  près  les  uns  des  autres  pour  se  faire  des  mystères. 
Quand  les  maris  s'en  vont,  on  sait  pourquoi,  et  vient-il  des  chagrins 
à  leurs  femmes,  elles  ont  toujours  de  l'occupation  pour  se  distraire, 
leur  ménage  h  conduire,  leur  tricot,  des  comptes  à  revoir.  Où  est 
mon  ménage?  On  me  prie  de  ne  me  mêler  de  rien;  une  fois  mon 
dîner  commandé,  toutes  mes  heures  sont  à  moi,  c'est  à  ne  savoir 
qu'en  faire...  Mon  grand  malheur,  ajouta-t-elle,  est  d'avoir  vécu 
avec  des  gens  qui  m'adoraient;  c'est  un  pli  que  j'ai  contracté.  11  y 

TOME  ICIV.  —  lITt.  47 


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738 

a  bien  dons  ce  { 
tous  les  jours,  l 
heureux  de  me 
tise.  Lepisestq 
je  ne  saurais  à 
ne  me  consolera 
Elle  se  senta 
gatté  »'en  allait 
aés,  elle  fit  dix  I 
ramassant  dans 
faut  pas  plus  gr 
tits  élres-là  rem 
mais,  elle  se  mi 
ques  d'Omis,  n 
En  dépit  des  ic 
les  autans  et  le5 
à  Marguerite.  -» 
le  nez  gui  te  m 
avec  toi.  Tu  ava 
vie;  tu  n'avais  \ 
cerveaux  racorn 
monde,  Beraift-tj 
milièiement  ave 
geoise  est  entré 
l'étoffe.  Si  jama 
enfant  ne  sera  p 


celle  de  ce  cour 
vie,  et,  s'il  le  fa 
Nerwinde  que  tt 
pouf  lire  l'inscri 
jours  dans  ses  di 
et  formant  les  j 
jusqu'à,  ce  que,  r 

Elle  reprit  le  i 
de  camp  l'avait 
rer  d'elle-roéme 
elle,  je  viens  de 
mon  fiis  k  mouri 
n'aurai  pas  le  ce 

Eki  repensant 
voir,  surtout  ce 
son  mari  avait  b 
un  clerc.  Cette  < 


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LA    REVANCHE    DE    JOSEPH    SOIREL.  739 

coup  ;  les  honnêtes  femmes  sont  ainsi  faites  qu'un  grain  de  scandale 
n'a  jamais  nui  à  leurs  émotions.  Elle  se  hâta  de  rentrer;  mais  avant 
de  partir  pour  son  expédition,  désirant  ne  mettre  personne  dans  le 
secret  de  ses  curiosités,  elle  envoya  le  valet  de  chambre  de  son 
mari  porter  une  lettre  à  la  poste  et  Fanny  prendre  des  nouvelles  de 
la  vieille  paralytique.  Elle  ne  put  s'empêcher  de  rire  elle-même  de 
ses  précautions.  —  On  dirait  vraiment,  pensail-elle,  que  c'est  un 
crime  de  monter  dans  un  grenier.  Me  voilà  presque  aussi  émue  que 
pouvait  l'être  la  femme  de  Barbe-Bleue  quand  elle  pénétra  dans 
le  mystérieux  cabinet. 

Dès  qu'elle  fut  seule,  elle  monta  an  second  étage,  suivit  le  cor- 
ridor dans  toute  sa  lon^eur,  et,  trouvant  snr  sa  gauche  un  escalier 
en  bois,  elle  le  gravit  rapidement,  arriva  devant  une  grande  porte 
en  chêne  sculpté,  qui  lui  parut  avoir  un  air  rébarbatif,  l'une  de  ces 
portes  qui  n'aiment  pas  qu'on  les  dérange  et  qui  prient  les  gens  de 
passer  leur  chemin.  Elle  ne  laissa  pas  de  l' ouvrir,  non  sans  peine; 
elle  dut  s'aider  de  ses  deux  mains  pour  faire  tourner  la  clé  dans  la 
serrure.  En  roulant  sur  ses  gonds,  la  porte  fit  entendre  un  sourd 
grincement  qui  ressemblait  à  une  plainte,  à  une  protestation.  Son 
maître  l'avait  formée,  elle  n'aimait  pas  les  curieux. 

Ce  grenier,  qui  prenait  jour  par  deux  grandes  lucarnes,  n'avait 
rien  de  lugubre  ni  de  sinistre.  C'était  un  grenier  bien  tenu,  pas 
trop  poudreux.  Les  meubles  de  rebut  qui  le  remplissaient  étaient 
rangés  en  bon  ordre  comme  des  files  de  soldats;  on  pouvait  aisé- 
ment tes  passer  en  revue.  Marguerite,  qui  avait  l'œil  exercé  en 
ces  matières,  s'assura  bien  vite  que  dans  ce  vieux  mobilier  il  n'y 
avait  aucun  objet  de  prix,  rien  qui  méritât  d'être  disputé  aux  griffes 
de  M.  Bertrand.  Elle  passa  aux  portraits,  qui  étaient  appuyés  contre 
la  muraille;  elle  était  bien  aise  de  faire  la  connaissance  de  sa  fa~ 
mille  d'adoption.  Tous  ces  d'Omis  avaient  été  taillés  sur  le  même 
patron,  tous  noirauds,  maigres  et  secs,  les  lèvres  minces  et  serrées, 
le  nez  crochu,  l'œil  étincelant,  le  sourcil  dur  et  sévère.  —  Quelle 
collection  d'oiseaux  de  nniti  pensa  Marguerite;  ces  fronts  caverneux 
ont  l'air  de  magasins  à  secrets.  —  Elle  fut  heureuse  de  découvrir 
au  fond  d'une  caisse  enveloppée  d'une  bâche  l'adorable  figure  de 
la  marquise  d'Épinac.  Elle  se  récria  cette  fois  de  plaisir  et  d'admi- 
ration. Le  pastel  était  un  bijou;  M'"  d'Omis  ne  l'avait  pas  surfait. 
L'expression  des  yeux  était  étrange  ;  Marguerite  n'y  aperçut  point 
le  clerc  de  notaire;  elle  crut  y  découvrir  un  léger  nuage  de  tristesse, 
un  malheur  vaguement  pressenti,  un  Hiystère  de  mélancolie  et  d'at- 
tente. Elle  s'assit  sur  le  rebord  de  la  caisse  pour  contempler  plus  à 
son  aise  ce  portrait,  qui  exerçait  sur  elle  une  sorte  de  fascination; 
elle  n'en  pouvait  détacher  ses  regards.  —  Il  est  certain,  se  disait- 


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7i0  BETUE   DES   DEDZ  UOKDES. 

elle,  que  je  lui  ressemble  un  peu.  Les  cheveux,  le  cou...  Ah!  par 
exemple,  la  bouche  est  plus  petite;  impossible  de  rire  avec  la  bouche 
que  voilà.  En  peinture,  cela  fait  mieux;  mais  dans  l'habitude  de  !a 
vie...  Cette  d'Épinac  était  une  Marguerite  Mirion  triste.  Ses  yeux 
voyaient  trop  loin,  devisaient  les  malheurs.  Mieux  vaut  avoir  l'es- 
prit plus  court  et  la  bouche  plus  grande. 

Elle  se  mit  à  rire,  comme  pour  montrer  au  portrait  comment  on 
s'y  prenait.  Le  retentissement  de  son  rire  dans  le  grenier  lui  fit 
peur.  Il  lui  sembla  que  ce  grenier  se  scandalisait  de  sa  galté.  —  Où 
donc  est  le  scandale?  dit-elle.  —  Et  avisant  tous  les  d'Omis  qui  la 
regardaient  :  —  Ce  sont  ces  gens-là  qui  ne  veulent  pas  qu'on  s'a- 
muse. —  Elle  les  retourna  aussitôt  contre  la  muraille.  Cela  fait,  elle 
se  disposait  à  enfouir  M"'  d'Épinac  dans  sa  caisse;  mais  eFle  ne  put 
se  séparer  de  sa  nouvelle  amie.  Elle  prononça  qu'il  serait  odieux  de 
laisser  tomber  cette  charmante  marquise  dans  les  mains  crochues 
de  M.  Bertrand,  qu'elle  aurait  le  courage  de  plaider  sa  cause,  qu'en 
attendant  elle  voulait  la  mettre  en  sûreté  et  s'en  faire  une  compa- 
gnie dans  ses  heures  de  solitude. 

Elle  emporta  chez  elle  le  portrait  sans  accident,  et  le  regarda  de 
nouveau  à  plusieurs  reprises.  Le  soir,  en  se  déshabillant,  elle  le 
posa  sur  sa  toilette,  et  quand  elle  fut  au  lit,  elle  le  prit  dans  ses 
deux  mains,  se  mit  à  causer  avec  lui,  à  lui  faire  conter  son  histoire. 
—  Ainsi,  lui  disait-elle,  il  a  commencé  par  t'adorer,  et  puis  il  t'a 
battue!  Pourquoi  donc?  Tu  n'étais  pas  coquette,  et  il  n'était  pas  ja- 
loux. Peut-être  l'as-tu  contrarié;  tu  as  eu  le  tort  d'écouler  ta  belle- 
mère.  11  faut  toujours  se  défier  de  ces  esprits  pointus...  Et  un  jour, 
n'y  poHvant  plus  tenir,  tu  es  partie  avec  ton  clerc.  II  était  char- 
mant, joli  comme  un  Cupidon?  Bah!  si  charmans  que  soient  les 
clercs  de  notaire,  on  a  vu  bien  vite  le  bout  de  leur  esprit  et  de  leur 
cœur...  Puis  tu  t'es  réconciliée  avec  le  bon  Dieu  en  entrant  dans  on 
couvent.  Il  paraît  que  c'est  un  charme  qu'un  béguin  de  religieuse; 
cela  endort  les  souvenirs.  Voilà  une  ressource  que  je  n'aurais  pas, 
sous  peine  d'abjurer.  Je  serais  condamnée  à  me  ressouvenir  et  à  me 
repentir  pendant  vingt  ans,  ou  à  me  tuer.  Vingt  années  de  repentîrl 
Je  crois  vraiment  que  je  me  tuerais. 

Elle  s'assoupit  peu  à  peu  sans  lâcher  le  portrait.  A  son  réveil, 
son  premier  regard  fut  pour  lui.  Sautant  à  bas  de  son  lit,  elle  s'em- 
pressa de  serrer  la  marquise  dans  un  tiroir.  Elle  achevait  sa  toi- 
lette quand  elle  entendit  dans  l'escalier  une  voix  et  un  pas  bien 
connus,  et  Roger  entra  dans  sa  chambre. 

—  Il  De  s'est  rien  passé  pendant  mon  absence?  lui  demanda-t-il. 

—  Rien.  Nous  ne  sommes  pas  dans  le  pays  des  événemens.  Et  ce 
grand  Paris?... 

D„;l  7,-.  1-,.  Google 


LA    BETANCHE   DE   JOSEPH   NOIREL.  741 

—  Il  est  toujours  à  sa  place...  Vous  n'avez  point  reçu  de  visite? 

—  Point  du  tout...  Ah  I  si,  une  seule.  Votre  mère  est  venue  me 
voir. 

—  Qu'avaàt-elle  à  vous  direî 

—  El  le  venait  me  prier  à  dîner,  je  lui  ai  répondu  que  je  préférais 
attendre  votre  retour. 

—  Vous  êtes  une  femme,.,  une  femme...  pleine  de  bonnes  inten- 
tions. —  A  ces  mots,  il  l'embrassa  sur  le  front. 

Elle  ie  voyait  en  si  belle  humeur  qu'elle  résolut  de  lui  parler 
des  portraits.  Une  lettre  de  son  père  qu'on  lui  remit  en  ce  moment 
la  fît  changer  d'idée.  Cette  lettre,  qui  avait  été  retardée  par  une 
erreur  de  la  poste,  lui  annonçait  que  l'oncle  Benjamin  avait  eu  un 
coup  de  sang,  qu'il  avait  peine  à  se  rétablir,  que  les  médedns 
étaFent  inquiets,  que  lui-même  sentait  la  gravité  de  son  état  et  té- 
moignait un  vif  désir  de  revoir  sa  fîlleule.  Marguerite  montra  la 
lettre  à  son  mari  et  lui  demanda  l'autorisation  d'aller  passer  trois 
jours  k  Genève.  —  Cela  tombe  fort  mal,  lui  dit-il.  J'avais  formé  le 
projet  de  vous  emmener  dès  demain  courir  avec  moi  le  Morvan. 

Comme  elle  insistait,  il  finit  par  lui  dire  avec  une  dureté  qui  la 
peina  :  —  Soit,  j'y  consens,  et  je  pardonne  à  votre  parrain,  ams  à 
la  condition  qu'il  n'en  réchappe  pas. 

Le  train  direct  de  Paris  à  Genève  passait  à  Beaune  dans  la  nuit. 
Il  fut  arrêté  que  Marguerite  partirait  pour  Beaune  aussîtAt  après  le 
dîner,  et  la  voiture  fut  commandée  pour  huit  heures.  Son  mari  paT 
laissait  très  contrarié;  elle  ne  voulut  point  lui  parler  des  portraits  : 
lui  déplaire  deux  fois  en  un  jour,  c'était  trop.  Qu' allait-elle  faire  de 
ti"'  d'Épinac?  Le  pastel  avait  un  cadre  de  prix,  guiiloché,  enrichi 
de  grenats  aux  quatre  coins.  Marguerite  craignit  que,  si  M.  Ber- 
trand revenait  en  son  absence  et  qu'on  cherchât  le  portrait  sans  le 
trouver,  on  ne  s'en  prit  à  quelque  domestique  qui  se  serait  laissé 
tenter  par  les  grenats.  Elle  se  promit  de  reporter  M"'  d'Épinac  dans 
sa  caisse.  Dans  l'après-midi  cependant,  comme  elle  faisait  un  tour 
de  parc  avec  M.  d'Omis,  elle  fut  vingt  fois  sur  le  point  de  lui  con- 
fesser son  expédition  de  la  veille,  sa  trouvaille,  le  prix  qu'elle  y  at- 
tachait. Elle  s'embarqua  dans  un  exorde;  mais  elle  ne  réussit  pas  à 
débarquer,  et  quoique  du  haut  de  son  socle  le  héros  de  Nerwinde 
semblât  la  regarder  et  lui  rappeler  ses  magnanimes  déclarations, 
le  courage  lui  manqua.  Elle  quitta  M.  d'Omis  sous  prétexte  qu'elle 
avait  des  préparatifs  à  terminer,  et  après  être  remontée  dans  sa 
chambre,  elle  grimpa  furtivement  au  grenier  pour  y  faire  restitu- 
tion. 

Elle  trouva  la  porte  toute  grande  ouverte,  s'avisa  en  entrant  qu'un 
domestique  était  venu  le  maUn  pour  aérer  et  donner  ua  coup  d'é- 


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7A2  BCTUE   DES  DEUX  HORDES. 

poussette.  Elle  en  conclut  qu'il  y  avait  péril  en  la  deoieure,  qu'ap- 
paremment M.  (l'Omis  attendait  son  brocanteur  dans  la  journée. 
Bien  qu'elle  eût  hâte  de  se  retirer,  elle  perdit  quelque  temps  à  tout 
remettre  en  ordre  dans  la  caisse,  de  manière  que  personne  ne  pût 
se  douter  qu'une  curiosité  indiscrète  y  avait  fureté.  Elle  replaça  en- 
suite la  bâche  comme  elle  était.  En  se  redressant,  elle  se  heurta  la 
tête;  elle  y  porta  la  main  et  s'aperçut  qu'elle  avait  perdu  uo  nœud 
de  rubans  lilas  qui  omait  ses  cheveux.  Elle  le  chercha  longtemps, 
ne  le  trouva  point,  et  finit  par  ee  persuader  qu'il  était  tombé  dans 
le  parc,  au  milieu  d'un  fourré  que  soe  mari  lui  avait  fait  traverser. 

Elle  se  disposait  à  battre  eu  retraite,  et  déjà  elle  avait  atteint  le 
premier  palier,  quand  elle  entendit  k  l'étage  inférieur  un  bruit  de 
pas  et  de  voix.  Elle  prêta  l'oreille;  les  pas  et  les  voii  se  rappro- 
chaient. Elle  reconnut  bientôt  celle  de  M.  d'Omis,  et  l'instant  d'a- 
près l'accent  caverneux  du  brocanteur.  —  Me  voilà  prise,  pensa- 
t-elle.  Cédant  à  un  mouvement  d'effroi,  elle  remonta  lestement  les 
nianhes  qu'elle  venait  de  descendre.  A  l'entrée  du  grenier,  elle 
s'ari-êta,  prit  le  temps  de  réfléchir,  se  i-eprocha  son  trouble,  sa  pué- 
rile frayeur  :  —  Je  suis  folle.  Quoi  de  plus  simple  que  de  lui  expli- 
quer?... Oui;  mais  c'est  tantôt,  dans  le  parc,  que  j'aurais  dû  ra'ex- 
pliquer.  Je  l'ai  quitté  en  prétextant  mes  préparatifs  de  départ:  je 
lui  ai  fait  un  demi-mensonge,  et  il  n'y  a  pas  pour  lui  de  demi- 
mensonges.  11  est  si  défiant!  11  me  soupçonnera  de  je  ne  sais 
quelles  noires  intentions,  sans  compter  qu'il  n'est  pas  maître  de 
son  premier  mouvement.  Il  se  fâchera,  me  rudoiera,  et  cela  par 
devant  témoin.  On  saura  dans  tout  le  voisinage  qu'il  ne  me  traite 
pas  toujours  avec  tout  le  respect  imaginable.  Cela  mettra  aux  angfs 
M""  d'Omis... 

Les  pas  et  les  voix  s'étaient  encore  rapprochés.  Marguerite  tra- 
versa rapidement  le  grenier,  se  réfugia  dans  un  petit  galetas  sombre, 
séparé  du  grand  par  une  mince  cloison  dont  les  ais  bâillaient,  lais- 
sant entre  eux  de  grands  jours.  Il  y  avait  au  fond  de  ce  réduit  un 
vieux  fauteuil,  abrité  derrière  une  commode.  Avant  de  se  blottir 
dans  ce  fauteuil,  Marguerite  se  consulta  de  nouveau.  —  Si  Voa  me 
découvrait  ici,  ce  serait  grave.  Eh  bien!  qu'ils  me  découvrent!  Je 
ferai  bonne  contenance,  je  conviendrai  de  tout,  que  M"*  d'Épinac 
m'est  chère,  que  je  n'entends  pas  qu'on  me  l'enlève,  que  je  suis 
prête  à  doubler  la  mise,  qu'elle  appartient  de  droit  au  plus  offrant. 
C'est  ainsi  qu'elle  se  pardonnait  sa  frayeur  présente  en  considéra- 
tion du  brillant  courage  qu'elle  déploierait  plus  tard.  Voilà  com- 
nionl  sont  faites  les  consciences.  Dès  qu'elles  se  prennent  à  raisonner, 
les  plus  honnêtes  trouvent  des  expédiens.  Le  fait  est  que  Margue- 
rite avait  peur,  et  quand  on  a  peur  et  qu'on  rencontre  un  fauteuil 


i 


LA   REVANCHE   DE  JOSEPH   NOIREL.  745 

rempué  d'une  commode,  c'est  bientôt  fait  de  se  mettre  dedans,  de 
s'y  tapir,  d'y  demeurer  coi,  advienne  que  pourra. 

A  peine  était-elle  en  lieu  de  sûreté  que  M.  d'Omis  parut  sur  le 
seuil  du  grenier,  suivi  de  M.  Bertrand,  qui  respirait  avec  eflbrt. 
Après  avoir  refermé  la  porte,  Roger  promena  autour  de  lui  un  re- 
gard farouche,  comme  pour  s'assurer  qu'il  n'y  avait  nulle  part  des 
oreilles  et  des  yeux  cachés.  Ce  regard  n'arriva  point  jusqu'au  fond 
du  petit  galetas,  où  il  faisait  nuit  comme  dans  un  four.  Quant  au 
marchand  de  bric-à-brac,  il  se  laissa  tomber  louidement  dans  le 
coin  d'un  canapé  dont  il  lit  gémir  les  ressorts  usés.  —  Ouf!  vous 
m'avez  essoulllé,  monsieur  le  comte,  dit-il  d'un  ton  paterne.  Ce 
n'était  guère  la  peine  de  grimper  si  haut.  A  quoi  bon  ce  luxe  de 
précautions?  Nous  aurions  été  plus  commodément  dans  votre  cabi- 
net... Pour  ce  qui  est  de  toute  cette  friperie,  je  voua  en  ai  dit  l'an 
dernier  mon  avis.  Il  n'y  a  dans  tous  vos  greniers  rien  qui  vaille, 
hormis  quelques  cadres  et  un  ou  deux  portraits.  Vous  y  tenez,  ce 
sont  des  reliques,  et  vous  savez  si  je  respecte  les  sentimens  de 
famille...  Cependant,  si  vous  vous  ravisez,  je  consens  à  vous  ache- 
ter mille  francs  la  permission  de  trier  ici  tout  ce  qui  pourrait  me 
convenir.  Ce  serait  un  billet  de  mille  francs  à  déduire  sur  notre 
petit  compte  et  qiie  vous  passeriez  à  votre  avoir. 

Il  se  leva,  se  mit  à  furetar  de  çà,  de  là,  comme  pour  faire  une 
prisée,  clignant  de  l'œil,  gonflantses  abajoues,  haussant  les  épaules, 
avec  (les  hochemens  de  téta  dédaigneux.  Il  poussa  jusqu'à  rentrée 
du  réduit;  déjà  il  avançait  le  pied  et  les  épaules  pour  y  pénétrer 
quand  M.  d'Ornls,  qui  l'avait  suivi,  le  saisit  brusquement  par  le' 
bras  et  lui  fit  signe  de  se  rasseoir.  —  Soitl  n'en  parlons  plus,  dit-il 
en  tournant  le  dos  au  galetas.  On  est  comte  ou  on  ne  l'est  pas, 
et  quand  on  l'e^t,  on  tient  à  ses  aïeux ,  à  toutes  les  souquenilles 
de  ses  aïeux,  on  ne  sacrifie  pas  ses  souvenirs  à  l'avantage  d'un 
bon  marché;  je  vous  comprends,  tout  maquignon  que  je  vous 
semble.  Bien  que  j'aie  commencé  par  faire  dans  ce  monde  le  métier 
de  pied  poudreux,  je  respecte  l'aristocratie,  moi,  et  je  trouve  fort 
bien  qu'il  y  ail  une  classe  qui  représente  les  beaux  sentimens.  Je 
vous  demande  un  peu  ce  que  deviendrait  la  société  sans  les  beaux 
sentimens... 

Il  se  rassit,  et  bientôt  il  allongea  ses  jambes  crottées  sur  le  ca- 
napé. M.  d'Omis  restait  debout  devant  lui,  adossé  contre  un  buffet, 
le  toisant  sans  sonner  mot  de  la  tête  aux  pieds,  —  Croyez-vous  que 
je  ne  devine  pas  à  quoi  vous  pensez?  reprit  M.  Bertrand  avec  un  rire 
goguenard.  Vous  cherchez  à  calculer  mes  chances  ds  vie.  Vous  vous 
dites  :  Voilà  un  épais  gaillard  qui  a  le  teint  rougeaud,  le  cou  gros 
et  court  ;  il  a  sûrement  une  complexion  apoplectique,  et  il  se  pour- 


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7hi  BEVUE    DES   DEUX  MONDES. 

rait  bien  fwre  qu'un  henreux  accident  me  débarrassât  de  bi  au  pre- 
mier jour...  Mon  Dieu,  je  ne  demande  pas  mieux  que  de  vous  être 
agréable.  Toutefois  il  ne  faut  pas  se  fier  aux  apparences.  Mon  père 
était  biti  tout  comme  moi;  il  est  mort  à  quatre-vingt-deux  ans,  et 
j'en  ai  cinquante- trois.  Vous  voyez  qu'il  y  a  de  la  marge...  A  pro- 
pos, où  est  l'argent? 

M.  d'Omis  se  décida  enfin  à  desserrer  les  dents.  —  Quel  argent? 
dit-il  d'un  ton  bref.  Vos  demandes  sont  ridicules;  je  ne  les  prends 
pas  au  sérieux. 

—  Vous  auriez  tort.  Vous  me  connùssez;  je  suis  un  homme  sé- 
rieux, toujours  sérieux. 

—  Et  peut-on  savoir,  monsieur  Bertrand,  ce  que  vous  faites  de 
vos  écusJ  On  assure  que  votre  commerce  va  bien... 

—  N'en  croyez  rien.  Les  tempssont  durs,  les  occasions  sont  rares, 
et  la  pratique  devient  de  jour  en  jour  plus  défiante.  La  déCance, 
voyez-vous,  est  le  mal  du  siècle,  la  désolation  des  bonshommes  de 
mon.espèce.  Et  par  exemple  les  tableaux!  C'est  le  diable  aujour- 
d'hui de  vendre  un  tableau.  L'amateur  fait  le  malin,  i]  vous  dit: 
Cette  petite  machine-là?  Plus  souventl  c'est  une  copie...  Croiriez- 
vous  que  j'avùs  acheté  l'an  passé  dix  Pérugins,  là,  tout  un  lot,  et, 
je  vous  prie,  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  vrai,  vrai  comme  ma  parole 
d'honneur.  Us  me  sont  restés  pour  compte.  On  ne  coupe  plus  au- 
jourd'hui dans  les  Pérugins. 

—  Dites  plutôt,  répliqua  M.  d'Omis  avec  une  expression  de  su- 
prême mépris ,  que  vous  menez  la  vie  à  grandes  guides,  que  vous 
vous  amusez,  que  vous  entretenez  des  filles.,, 

■ —  El  quand  j'entretiendrais  des  filles,  repartit  l'autre  en  levant 
le  nez.  Les  femmes  ne  sont-elles  pas  k  consolation  de  la  vie?  Mais, 
mille  tonnerresl  où  en  trouver  d'aussi  jolies  que  la  vôtre?...  Non, je 
ne  dpnne  pas  dans  la  bagatelle,  moi.  Mon  idée  est  d'employer  mes 
petites  économies  à  acheter  des  maisons.  11  y  en  a  une,  à  la  Guiilo- 
tière,  que  je  reluque,  que  je  couche  en  joue  depuis  longtemps.  Il  me 
manque  trente  mille  francs  pour  faire  le  prix,  je  viens  vous  les  de- 
mander. C'est  simple  comme  bonjour. 

M.  d'Omis  se  frappa  le  front.  —  Vous  avez  donc  juré  de  me  rui- 
ner? Cinquante  mille  francs  la  première  fois,  quarante  mille  l'an 
dernier,  trente  mille  aujourd'hui... 

—  Eh  bien  1  cela  fait  cent  vingt  mille,  et  vous  avez  de  votre  chef 
six  cent  mille  francs  au  moins.  Vous  voyez  que  vons  n'êtes  pas  en- 
core près  de  vos  pièces...  Et  puis  le  beau-père  !  J'ai  pris  mes  pe- 
tites informations  :  on  m'a  écrit  de  Genève  qu'il  est  deux  fois  mil- 
lionnaire, ce  monsieur. 

—  Je  vous  ai  fait  l'honneur  de  vous  montrer  mon  contrat  de  ma- 

C.oooTc 


lA   HETASCHE   DE  JOSEPH   NOIREL.  7i6 

riage.  Vous  savez  comme  moi  que  ma  femme  ne  m'a  point  apporté 
(le  dot.  Son  père  lui  a  donné  trois  cent  mille  francs  à  titre  de  bien 
parapbemal...  Ces  trois  cent  mille  francs,  je  n'en  ai  ni  la  jouissance, 
ni  l'administration. 

—  C'est  donc  un  ladre  que  ce  beau-père?  répondît  M.  Bertrand 
avec  une  sincère  indignation.  Il  est  plus  dur  à  la  détente  qu'un 
vieux  juin...  Il  me  semble  pourtant  que,  vu  l'insigne  honneur  que 
vous  lui  faisiez...  Margoton  est  devenue  comtesse.  Ces  bonnes  for- 
tunes-li  se  paient  gros  d'ordinaire.  Monsieur  le  comte,  n'y  auriût^il 
pas  moyen  de  traire  cette  vache  à  lait,  de  faire  chanter  cette  belle 
voix  de  baryton? 

Marguerite  ne  perdait  pas  un  mot  de  cet  entretien.  Les  dernières 
paroles  qu'elle  ven^t  d'entendre  lui  serrèrent  le  cœur.  Elle  se  rap- 
pelait avec  quelle  insistance  son  mari  avait  refusé  la  dot  que  voulait 
lui  donner  son  père.  Ce  qu'elle  avait  pris  pour  un  raffinement  de 
sa  délicatesse  était  un  calcul  de  sa  prudence.  Contre  quel  péril  se 
défendait  cette  prudence?  Qui  était  cet  impérieux  emprunteur  qui 
ne  sollicitait  pas,  mais  réclamait,  qui  ne  demandait  pas,  mais  com- 
mandait? Où  prenait-il  le  droit  d'avoir  le  verbe  si  haut?  Ce  joueur 
possédait  dans  son  jeu  la  carte  qui  gagne  les  parties,  l'atout  vain- 
queur. Quelle  était  cette  carte?  N'allait-il  pas  tout  à  l'heure  la 
jeter  sur  table?  Marguerite  frémissait,  se  disant  :  Que  vais-je  voir? 
que  vais-je  entendre?  quel  est  ce  secret?  Elle  sentait  que  tout  son 
avenir  était  en  quesUon,  que  sa  destinée  était  comme  suspendue 
aux  4èvres  épaisses  et  brutales  de  ce  butor,  qui  contraignait  à 
l'écouter  le  plus  fier  des  hommes,  et  se  permettait  de  lui  dire  : 
—  Margoton  est  devenue  comtesse,  —  sans  qu'un  soufDet  lui  fit 
ravaler  sa  phrase.  La  pauvre  femme  aurait  voulu  s'enfuir;  mais, 
si  la  frayeur  l'avait  retenue  jusqu'alors  dans  son  fauteuil,  elle  s'y 
sentait  maintenant  crouée,  en  dépit  d'elle-même,  par  une  indi- 
cible et  fiévreuse  curiosité. 

—  Impudent  drôle  que  vous  êtes!  s'écria  M.  d'Omis  après  un  si- 
lence en  serrant  les  poings.  Comment  ai-je  pu  consentir  dans  une 
heure  de  lâcheté  et  de  folie?...  Hais  il  était  convenu  qu'une  somme 
payée  une  fois  pour  toutes  m'acquitterait  à  jamais  envers  vous. 
Vous  êtes  un  voleur,  monsieur  Bertrand  !  un  voleur,  vous  m'enten- 
dez? Je  suis  bien  aise  de  vous  cracher  votre  nom  à  la  figure. 

—  Un  voleur!  répliqua  le  marchand  de  bric-à-brac  sans  s'émou- 
voir. Où  prenez-vous  donc  cela?  Ohl  que  nenni.  Nous  avons  des 
principes,  nous  autres;  nous  ne  croyons  pas  que  tout  nous  soit  per- 
mis, nous  savons  très  bien  ce  qu'autorisent  les  règles  de  notre  petit 
commerce  et  ce  qu'elles  nous  défendent...  Là,  ne  tous  fâchez  point, 
vous  n'êtes  pas  raisonnable;  on  vous  les  rendra  un  jour,  vos  écus. 


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7&6  htVVE   DES   DEUX   UONDES. 

Et  que  parlei-TODs  d'une  heure  de  folieî  Ce  que  vous  Ûtes  dans  ce 
momeot-là  était  fort  sensé;  moyennant  lauçon,  vous  avez  sauvé, 
quoi  donc?  la  tête  du  oomte  d'Omis.  Si  la  vie  saus  l'argent  est  pen 
de  cliose,  l'argent  sans  la  vie  n'est  rien  du  tout.  Allons,  est-ce 
qu'on  chicane  ainsi  9on  sauvenr,  et  un  sauveur  aussi  gentil  que  moi, 
qui  a  non-seulement  des  principes,  mais  des  procédés?  Vraiment 
TOS  ingratitudes  m'aflligent.  Je  sais  que  mon  visage  et  mes  visites 
ne  vous  agréent  point.  En  trois  ans,  je  suis  venu  vous  voir  trois  f<Ha; 
il  me  semble  que  j'y  mets  de  la  discrétioa.  Et  notez  que  cette  année, 
par  un  sentiment  de  délicatesse,  je  me  suis  dit  :  Laissons-le  jouir 
en  paix  des  douceurs  de  sa  lune  de  miel,  et,  puisque  niOQ  nez  de 
perroquet  lui  est  antipathique,  puisse  le  bon  Dieu  le  lui  faire  oublier 
pendant  trois  mois  I  .Mais  enfm  je  ne  peux  pas  ^'empêcher  d'exis- 
ter, je  ne  peux  pas  pour  vous  obliger  me  supprimer  tout  à  fait.  Je 
suis  un  cauchemar  intermittent,  c'est  toujours  cela  de  gagné...  Eh! 
morbleu,  si  j'étais  à  votre  place,  je  serais  enchanté  de  voir  ce  drôle, 
ce  voleur  qu'on  appelle  M.  Bertrand,  me  donner  de  temps  à  autre 
signe  de  vie.  Pourquoi  vîcns-je  ici?  Pour  vous  demander  de  l'ar^ 
gent,  Sacrebleul  si  je  n'aimais  pas  l'argent,  M.  le  comte  d'Omis 
pourrirait  aujourdJiui  sous  teiTe.  Voulez-vous  savoir  ce  que  vous 
rapportent  les  espèces  que  vous  m'avancez?  Elles  sont  bien  pa- 
ctes, celles-là;  elles  vous  servent  à  endormir  mes  remords,  car 
vous  avez  beau  dire,  on  a 'sa  petite  conscience  tout  comme  un 
autre;  mais  on  a  aussi  ses  faiblesses,  et  porte  bien  graissée  ne 
chante  pas...  Ah!  dame,  vous  n'avez  pas  l'air  de  me  croire,'et  je 
vous  jure  pourtant  qu'il  y  a  des  nuits  où  je  dors  mal ,  des  nuits  où 
je  vois  se  dresser  à  côté  de  mou  Ut  la  figure  pâle  de  l'homme  qui... 
de  l'homme  que... 

M.  d'Omis  ne  ie  laissa  pas  achever;  il  tira  précipitamment  de  s> 
poche  un  portefeuille,  et  le  lança  avec  violence  à  la  face  du  brocan- 
teur. 

—  A  la  bonne  heure!  s'écria  celuî-d;  quand  on  me  soufflette  avec 
des  billets  de  banque,  j'excuse  la  vivacité  du  geste  en  faveur  de 
l'intention,  pourvu  toutefois  que  le  compte  y  soit. 

II  ouvrit  le  portefeuille,  en  tira  une  liasse  de  billets,  qu'il  se  mit 
à  compter;  puis  il  fit  le  geste  d'un  homme  qui  plonge  une  plume 
dans  une  écritoire,  et  dessinant  des  lettres  avec  son  index  :  —  Moi, 
soussigné,  dit-il,  je  reconnais  avoir  emprunté  à  M.  le  comte  d'Or- 
nis  cent  vingt  mille  francs  à  lui  remboursables  dans  le  plus  brei 
délai. 

Et  il  empocha  les  billets. 

—  Où  est  mon  reçu?  il  me  faut  un  reçu  1  s'écria  M;  d'Omis. 

—  Ramassez-le  dans  le  vent.  Quelle  bèlise!  est-ce  que  j'ai  l'habi- 

,  Cooglc 


LA  revanche'  de  josepu  noirel.  7a7 

tude  âevoiis  donner  des  f|uiltancesï  De  maichand  à  marcbaiid,  il 
D'y  a  que  la  naio.  HtHisieur  le  comLe,  vous  ne  pouvez  pas  vous 
vanter  d'avoir  «ne  Ugoe.  de  mon  écriture,  taodis  que  nous  avons 
de  la  vôtre  1 

M.  d'Omis  eut  un  neuvel  accès  de  fureur.  Il  marcha  vers  M.  Ber- 
trand tête  bftiaeÉe,  serrant  les  dents  et  les  poings  :  —  Ce  papier, 
rendez-moi  ce  papierL..  GemMea  vous  faut-il?  cinquante  mille 
francs?  cent  mille? 

—  Serviteur  i  repartit  M.  Bertrand  &&  se  levant.  Un  jour  ou  l'autre, 
je  ne  dis  pas...  Cent  mille  francs!  mais  vos  pattes  de  mouche  n'ont 
pas  de  prix  fixe.  Que  le  bonhomme  de  Genève  vienne  à  crever  de- 
main et  que  vous  héritiez  du  magot,  il  vaudra  bien  son  petit  millioD, 
cet  amour  de  papier! 

M.  d'Omis  ne  se  connut  plus.  Il  poussa  un  cri  de  rage  et  fit  un 
mouvement  pour  se  précipiter  sur  le  brocanteur;  mais  celui-ci, 
s' emparant  prestement  de  son  rolin,  rompit  la  semelle  et  se  mit  en 
garde,  bâton  levé.  —  Croyez-vous  qu'on  me  prenne  sans  vert?  s'é- 
cria-t-il;  nous  vous  savons  violent,  monsieur  le  comte.  Je  vous  le 
demande  un  peu,  de  quoi  vous  servent  ces  simagrées?  Quand  vous 
me  fouilleriez  des  pieds  à  la  tète,  le  trouveriez-yous  dans  mes  po- 
ches, votre  petit  papier?  Je  n'expose  pas  ainsi  mes  trésors. 

M.  d'Omis  avait  repris  possession  de  lui-même.  Montrant  la  porte 
au  marchand  de  bric-à-brac:  — Sortez,  misérable!  lui  cria-t-il.  Si 
vous  aviez  l'audace  de  reparaître  chez  moi,  je  vous  jui^e  qu'on  vous 
y  recevrait  à  coups  de  trique  ou  Ai  fusiL 

A  ce  mot,  le  flegme  jovial  de  M.  Bertrand  se  démentit.  Se  can-ant 
sur  ses  pieds  d'éléphant,  le  visage  cramoisi,  les  yeux  ëcarquiUés  : 
—  Et  moi,  je  vous  jure,  répliqua-t-il  d'une  voix  tonnante,  que  je 
reviendrai  ici  toutes  les  fois  que  e«la.  me  plaira,  et  que  voa  gens  et 
vous-même.,. 

M.  d'Omis  l'interrompit  par  un  geste.  11  avait  entendu  quelqu'un 
monter  l'escalier.  C'était  Jérôme,  son  valet  de  chambre,  qui  venait 
lui  annoncer  que  le  marquis  du  Bozan  était  en  ims  et  demandait  à 
lui  parler.  —  Ainsi,  monsieur  le  comte,  vous  n'en  voulez  rien  ra- 
battre? fit  AI.  Bertrand  en  changeant  de  ton.  Foi  d'hounôte  homme, 
vos  portraits  ne  valent  pas  ça.  C'est  votre  dernier  mot?...  Sur  ce 
pied-là,  pas  moyen  de  s'entendre.  A  l'avenii'  nous  changerons  de 
rôle.  Je  serai  le  vendeur,  vous  serez  l'acheteur.  Vous  m'avez  con- 
fessé que  vous  aviez  !a  passion  des  Pérugins.  J'en  ai  une  dizaine... 
Des  Pérugins  premier  numéro.  On  vous  apportera  cela,  et  sans  être 
sorcier,  je  gage  que  vous  garderez  toute  la  cargaison.  Dame  !  quand 
on  aime  les  Pérugins!.. . 

11  se  mit  à  descendre  l'escalier.  M.  d'Omis  le  suivit  et  se  contenta 


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7AS  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

de  pousser  derrière'Iui  la  porte. du  grenier.  Marguerite  sortit  de  sa 
cachette)  regagna  son  appartement  sans  prendre  aucune  précau- 
tion, tant  elle  était  éperdue.  Heureusement  elle  devait  partir  le  soir 
même  pour  Genève.  11  lui  tardait  de  monter  en  voiture,  mais  aupa- 
ravant elle  devait  dîner  en  tête-à-téte  avec  son  mari.  Ce  téte-à-tète 
l'épouvantait.  Saurait-elle  se  rendre  mallresse  de  son  visage,  em- 
pêcher ses  yeux  de  parler,  sa  pâleur  de  la  trahir?  Elle  tremblùt 
comme  la  feuille  en  descendant  à  la  salle  à  manger.  H.  d'Orais  lui 
fit  dire  qu'il  avait  la  migraine,  qu'il  ne  dînerait  pas.  Elle  respira 
plus  librement;  mais  pouvait-elle  se  mettre  en  route  sans  lui  faire 
ses  adieux  ?  A  huit  heures  précises,  elle  frappait  à  sa  porte.  —  Qui 
est  U7  que  me  veut-on?  cria-t-il  d'une  voix  stridente. 

—  C'est  moi...  Je  pars. 

—  Où  donc  allez-vousï...  Ah!  j'oubliais... 

Il  entr'ouvrit  sa  porte.  Marguerite  avait  eu  soin  de  baisser  son 
voQe.  — Bon  voyage,  reprit-il  d'un  ton  amer,  et  rapportez-moi 
bien  vite  vos  galtés  d'alouette,  car  vous  êtes  gaie,  vous,  Dieu  vous 


—  Vous  souffrez  beaucoup  ï  demanda-t-elle  timidement. 

—  Oui,  beaucoup,  ici  et  là,  répondit-il  en  portant  son  doigt  sur 
son  front  et  sur  son  cœur. 

Durant  tout  le  trajet,  de  huit  heures  du  soir  à  onze  heures  dn 
matin,  Marguerite  n'eut  qu'une  seule  occupation,  une  seule  pen- 
sée; elle  repassait  dans  son  esprit  tous  les  détails  de  la  scène  dn 
grenier  et  se  demandait  :  —  De  qui  sui^-je  la  femme? 

Elle  étfut  à  ce  point  absorbée  dans  ses  sombres  rêveries  qu'à 
son  arrivée  dans  la  gare  de  Genève,  lorsqu'un  employé  lui  cria: 
—  Genèvel  tout  le  monde  descend  I  —  elle  eut  un  tressaillement 
et  se  dit  à  elle-même:  —  Genève!  Je  suis  donc  à  Genève?  Qu'y 
3uis-je  venue  faire?  Ah!  oui,  mon  parrain  est  malade  ou  peut- 
être  mort.  Que  m'importe?  Cet  accident  ne  prendra  pas  sur  mes 
gaitésd'atouette,  car  je  suis  gaie,  moi.  Dieu  mebénissel  et  fière  au- 
tant qu'heureuse,  comme  il  convient  à  la  femme  du  comte  d'Omis. 

IX. 

L'oncle  Benjamin  n'était  point  mort.  Une  ci'ise  favorable  s'étùt 
déclarée,  et,  pour  employer  le  langage  mythologique  qu'il  affection- 
nait, l'avait  fait  revenir  à  toutes  jambes  des  bords  du  sombre  Aché- 
ron.  On  l'avait  écrit  l'avant- veille  à  Marguerite;  la  lettr«  n'était 
pas  arrivée  à  temps  pour  l'empêcher  de  partir. 

Si  maison  fut  jamais  en  fête,  ce  fut  Mon-Plaisir  dans  ce  jour  de 
bienheureuse  mémoire.  Un  petit  paysan  qui  gardait  ses  vaches  dans 


LA    REVANCHE   DE   JOSEPH    KOIREL.  7â& 

UD  pré  voisin  aperçut  le  premier  la  comtesse  d'Ornis.  11  donna  l'é- 
veil; la  nouvelle  courut  comme  un  éclair,  les  humains  la  communi- 
quèrent aux  bêtes,  chiens,  chevaux  et  volailles,  et  de  la  cuisine  au 
salon,  du  grenier  à  la  cave,  de  la  basse-cour  à  l'écurie,  tous  les 
cœurs  entrèrent  en  danse.  A  peine  eut-elle  mis  pied  à  terre,  Mar- 
guerite fut  entourée,  interrogée,  haranguée,  caressée,  chiffon- 
née de  dix  côtés  à  la  fois.  Dans  ce  grand  tourbillon  d'embrassades 
et  de  discours,  il  lui  semblait  qu'il  y  avait  cent  portes  à  Mon- 
Plaisir,  et  que  de  chacune  de  ces  portes  sortait,  les  bras  ouverts, 
un  père,  une  mère,  une  tante,  une  cousine.  C'était  à  ne  savoir  où 
se  mettre. 

Quand  elle  eut  satisfait  de  son  mieux  à  toutes  ces  curiosités,  à 
toutes  ces  joies,  à  toutes  ces  tendresses  essoufflées,  sa  mère,  impa- 
tiente de  la  posséder  tout  entière,  lui  jeta  ses  bras  autour  de  la 
taille,  et  t'entraîna  ou,  pour  mieux  dire,  l'emporta  dans  sa  chambre, 
dont  elle  poussa  le  verrou;  puis  elle  lui  ôta  son  chapeau,  la  fit  as- 
seoir dans  un  fauteuil,  s'agenouilla  sur  un  coussin  à  ses  pieds,  lui 
prit  les  deux  mains ,  la  mangea  des  yeux.  —  Eh  bien  !  ma  chérie, 
tu  es  heureuse  î  lui  dit-elle  avec  transport. 

—  Très  heureuse,  maman,  répondit  Marguerite  en  essayant  de 
respirer. 

Là-dessus,  M"""  Mirion  lui  parla  pendant  deux  heures  d'horloge 
sans  désemparer.  —  Mon  Dieul  que  tu  es  jolie!  lui  disait-elle;  je 
crois  que  tu  as  encore  embelli.  Pourtant  tu  es  un  peu  pâlotte,  tu  as 
les  yeux  battus.  C'est  la  faute  du  chemin  de  fer.  Tantôt  ii  n'y  pa- 
raîtra plus.  Et  lu  es  heureuse,  n'est-ce  pas?  Il  t'adore?  Dire  que 
c'est  moi  qui  ai  fait  ce  mariage  1  11  y  a  toujours  avec  vous  des  si  et 
des  mais.  Conviens  que  toi-môme  tu  n'en  voulais  pas,  que  j'ai  dû 
te  forcer  la  main.  Quel  dommage  qu'il  ne  t'ait  pas  accompagnéel 
On  se  moque  de  moi,  on  prétend  que  j'en  suis  amoureuse.  Cet  im- 
bécile de  Benjamin,  avec  ses  prophéties  à  la  Nostradamus...  A  l'en- 
tendre, nous  l'envoyions  à  l'abattoir.  Mon  Dieul  je  suis  bien  aise 
qu'il  en  réchappe.  Seulement  je  n'étais  pas  inquiète;  les  gpas  désa- 
gréables se  liient  toujours  d'aflaîre.  Je  suis  sûre  que  tout  te  semble 
bien  petit  par  ici,  et  les  plafonds  trop  bas.  Que  veux-tu,  ma  blonde 
châtelaine?  nous  n'avons  pas  de  château,  nous  autres.  Et  ton  lacl 
parle-moi  de  cet  amour  de  lac.  Ce  n'est  qu'un  étangî  Bah!  prie  ton 
mari  de  t'en  faire  un  autre.  L'n  homme  qui  t'adore  n'en  est  pas  à 
te  refuser  un  lac.  Tes  lettres,  vois-tu,  sont  bien  gentilles;  mais  elles 
ne  disent  rien.  Tu  nous  écris  :  —  Le  temps  est  beau;  je  me  porte 
bien,  je  vous  aime  bien.  —  Il  faut  deviner  le  reste.  Ce  que  j'ai  de- 
viné, c'est  que  ta  belle-mère  est  aux  petits  soins  avec  toi,  qu'elle  te 
prodigue  les  chatteries,  que  vous  volez  de  fête  en  fête,  de  gala  en 


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750  KETUE    DES   DEUX   UUNDES. 

gala.  C'est  un  plat  que  j'ai  servi  tout  chaud ,  l'autre  jour  encore,  à 
M"'  Patet.  Tu  sais  comme  ces  gens-là  faisaient  le  gros  dos  pour  avoir 
marié  leur  Emilie  à  un  marchand  de  nouveautés,  qui  a  des  écus,  je 
ne  dis  pas.  Quand  ils  ont  appris  notre  mariage  h  nous,  ils- en  ont  fait 
une  maladie ,  et  il  m'est  revenu  qu'ils  allaient  partout  disant  :  Ces 
Mirion  sont  des  intrigansqui  décrochent  les  étoiles,  il  leur  en  cuira. 
Eh  bien!  j'ai  rencontré  avant-hier  cette  pimbêche  avec  ses  trois 
filles,  qui  ont  des  rousseurs  au  visage,  et  je  me  suis  donné  l'agré- 
ment de  lui  répéter  que  tu  étais  la  plus  heureuse  des  femmes,  que 
ton  mari  était  à  deux  genoux  devant  toi,  que  tu  avais  tous  les  jours 
que  Dieu  fait  une  baronne  à  déjeuner,  deux  ou  trois  duchesses  à 
dîner.  Elle  en  est  devenue  jaune  comme  un  coing;  mais  à  propos 
ce  n'est  pas  tout,  cela.  11  y  a  une  chose  que  je  meurs  d'envie  de  te 
demander...  Vraiment,  pas  encori;?  Moi,  il  m'était  venu  an  beau 
matin  une  bête  de  passion  pour  les  zestes  d'orange.  Les  zestes  ae 
te  disent  rien?,..  Oh!  dépêche-toi,  je  t'en  prie,  car  il  m'en  faut 
quatre,  quatre  petits  d'Omis.  Nous  leur  ferons  ordonner  l'air  de  la 
Suisse  par  un  de  vos  médecins  bourguignons,  et  chaque  année, 
pendant  trois  mois,  je  les  ferai  danser  tous  les  quatre  à  la  fois  sur 
mes  genoux. 

f  M.  Mirion  n'était  pas  moins  content  que  sa  femme;  mais  sa  joie 
ne  bavardait  pas.  Il  se  contentait  de  regarder  Marguerite  entre  les 
deux  yeux  et  de  s'écrier,  en  faisant  sauter  sa  tabatière  dans  ses 
mains  :  La  voilà  donc,  cette  chère  grande  fille  !  La  cousine  Grillet  la 
contemplait  humblement,  dévotement  et  silencieusement,  comme 
un  chien  de  sacristie  contemple  un  évéque.  M"*  Baillet  l'interro- 
geait sur  les  us  et  coutumes  de  la  Bourgogne,  et  concluait  de  ses 
réponses  qu'il  ne  manquait  que  deux  choses  k  la  félicité  des  Boar- 
guignons,  un  ordre  équestre  et  une  grande-duchesse  douairière. 
Quant  à  l'oncle  Benjamin,  qui  ne  quittait  pas  son  fauteuil,  lors- 
qu'il la  vit  entrer  dans  sa  chambre,  il  lui  cria  :  —  Margot,  ton 
parrain  a  contemplé  de  près  la  barque  de  Caron;  mais  le  nocher 
du  sombre  erflpire  n'a  pas  voulu  de  moi,  il  m'a  prié  de  repasser,  et 
j'en  suis,  ma  foi,  bien  aise,  puisque  je  te  vois  heureuse  et  contente. 
Tout  va  donc  bien,  là-bas?  Ces  d'Omis  ne  font  pas  trop  les  fen- 
dans?  Ton  mari  est  gentil  avec  toi?  Allons,  allons,  cette  affaire  a 
mieux  tourné  que  ne  le  méritait  ton  insupportable  mèr«.  Elle  n'a 
que  son  gendre  à  la  bouche,  elle  nous  en  régale  ajournée  faite, 
avec  des  roulemens  d'yeux  et  de  voix  que  le  diable  emporte!  On 
dirait,  ma  parole,  qu'Omis  s'écrit  avec  trois  r  et  quatre  ».  A-t-elte 

le  bonheur  agaçant  et  filandreux  1  Sauve  qui  peut. 

M'"  Mirion  lie  savait  qu'inventer  pour  faire  montre  de  sa  fille  et 
de  sa  joie.  Elle  n'était  pas  de  ces  avares  qui  couvent  de  l'œil  letirs 

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LA    REVANCHE    DE   JOSEPH    MOtREL.  751 

trésors  et  n'ont  garde  de  les  étaler  en  public;  elle  aurait  voulu 
mettre  tout  l'univers  de  part  dans  les.  fêtes  de  son  cœur  et  de  ses 
yeux.  Il  lui  vint  deux  idées.  L'une,  dont  elle  se  garda  le  gecret, 
iut  de  louer  une  vitrine  dans  la  rue  la  plus  fréquentée  de  Genève,  et 
d'y  exposer  pendaot  -vingt-quatre  heures  la  comtesse  d'Ornis. 
L'autre  fut  de  donner  un  grand  dîner  de  trente  couverts,  suivi  d'un 
festival  avec  accompagnement  de  musique,  d'illuminations  et  de 
feux  du  Bengale,  car  c'est  toujours  li  qu'elle  en  revenait.  Margue- 
rite eut  beaucoup  de  peine  à  l'en  faire  démordre;  elle  lui  représenta 
(fu'elle  n'avait  que  trois  jours  à  passer  à  Mon-Plaisir,  qu'on  n'im- 
provise pas  les  festivals,  que  les  clarinettes  sont  très  affairées,  qu'il 
est  prudent  de  les  engager  d'avance,  qu'au  surplus  elle  n'avait  pas 
apporté  de  toilettes,  et  qu'elle  préférât  à  tous  les  Patet  du  monde 
sa  chambre  de  jeune  fille,  ses  jardinières  vides  et  ses  rosiers  déHeu- 
ris.  Elle  ne  put  toutefois  se  dispenser  d'accompagner  sa  mère  i!i  la 
ville,  où  M™'  Mirion  inventait  des  prétextes  pour  lui  faire  arpenter 
les  rues  des  heures  durant,  en  promenant  autour  d'elle  des  yeux 
émérîllonnés  qui  disaient  :  —  C'est  elle,  la  voilà!  Sonnez,  clairons! 

Bien  que  le  festival  lui  fut  épargné,  Marguerite  ne  trouva  point 
le  repos  à  Mon-Plaisir  pendant  les  deux  journées  qu'elle  y  passa. 
C'est  une  rude  fatigue  que  d'être  en  proie  à  une  idée  fixe  et  de 
s'observer  sans  cesse  pour  ne  se  point  trahir,  de  surveiller  ses 
gestes,  ses  paroles,  de  se  faire  un  visage  de  commande,  et  quand 
les  larmes  sont  là,  qu'on  les  sent  venir,  de  dérouter  toutes  les  in- 
discrétions par  le  perpétuel  mensonge  d'un  faux  sourire  qu'on  s'ef- 
force de  clouer  sur  ses  lèvres,  et  qui  n'attend  qu'une  minute  de 
distraction  pour  s'envoler.  M°"  Mirion  disait  à  sa  fille  :  —  Voyons, 
décris-nous  par  le  menu  ton  salon,  tes  meubles,  tes  tapisseries.  —  Et 
tout  en  faisant  l'inventaire  de  son  salon  Marguerite  voyait  un  gre- 
nier où  deux  hommes  causaient.  L'oncle  Benjamin,  qui  avait  le  goût 
des  bavardages,  lui  demandait  :  —  Que  dit  la  chronique  d'Omis?  — 
Et  tout  en  lui  répondant  qu'Omis  était  un  canton  modèle  où  fleu- 
rissaient toutes  les  vertos,  où  tous  les  maris  étaient  fidèles  et  toutes 
les  femmes  irréprochables,  elle  se  disait  :  —  Quel  est  donc  ce  mys- 
tère? quelle  est  cette  horrible  dette  que  cent  vingt  mille  francs  ne 
suffisent  pas  à  payer? — On  lui  demandait  encore  si  son  mari  ne  pro- 
jetait point  quelque  voyage,  s'il  ne  lui  ferait  point  voir  Paris  et 
l'Italie.  Elle  répondait  qu'Oruis  est  un  lieu  si  charmant  qu'on  n'y 
forme  point  de  projets,  et  au  même  instant  elle  pensait  :  —  Ah  !  si, 
j'en  ai  un  :  je  lui  dirai  que  j'étais  là,  que  j'ai  vu,  que  j'ai  entendu, 
que  je  ne  dors  plus,  que  je  ne  vis  plus,  qu'il  doit  tout  m'avouer, 
que  j'entends  savoir  de  quel  homme  je  suis  la  femme  ! 

La  veille  de  son  départ,  elle  reçut  la  visite  du  pasteur  protestant 


C\>oglc 


752  SETUE   DES   DEUX   SIOMDES. 

de  la  paroisse,  qui  l'avait  préparée  à  sa  première  communion  et 
l'avait  mariée.  Quoique  ce  digne  ecclésiastique  n'eût  point  de  con- 
fessionnal dans  soD  église,  il  se  plaisait  à  confesser  ses  oueiilles,  goût 
qui  lui  était  commun  avec  nombre  de  ses  confrères.  Il  questionna 
longuement  Marguerite,  s'informa  si  elle  avait  trouvé  dans  le  ma- 
riage tout  ce  qu'elle  attendait  et  dans  son  mari  l'homme  de  ses 
rêves,  si  elle  n'avait  point  [ait  quelque  fâcheuse  expérience,  essuyé 
quelque  pénible  déception,  et  lui  oITiit  obligeamment  ses  consola- 
tions et  ses  conseils;  —  il  avait  apporté  sa  trousse  avec  lui.  Elle 
opposa  un  visage  impénétrable  à  ses  curiosités,  éluda  ses  ques- 
tions, déclina  ses  offres  de  service  avec  une  dignité  polie  dont  il 
fut  un  peu  mortifié.  Catholiques  ou  protestaos,  tous  les  gens  d'é- 
glise aiment  qu'on  recoure  à  leurs  onguens. 

En  la  quittant,  il  lui  dit  d'un  ton  pincé  :  —  Les  personnes  de  votre 
caractère  se  croient  au-dessus  des  tentations.  C'est  une  illusion 
dangereuse. 

—  Quel  est  mon  caractère?  lui  demanda-t-elle  en  souriant. 

—  Certaines  âmes,  reprit-il,  cachent  sous  des  dehors  tranquilles 
et  froids  des  passions  assez  vives... 

—  Des  passions,  monsieur  le  pasteur!  je  ne  m'en  connais  point. 
J'ai  peu  d'imagination,  peu  de  volonté^  je  suis  incapable  d'un  grand 
mouvement  de  colère,  incapable  aussi  de  haïr  violemment  ou  d'ai- 
mer follement  quoi  que  ce  soit. 

— 11  ne  faut  pas  se  fier  aux  apparences.  Quand  vous  étiez  m^i 
catéchumène,  je  vous  traitais  d'eau  dormante,  et  j'ai  vu  souvent  que 
les  eaux  dormantes  qui  viennent  à  s'agiter  sont  terribles  dans  leurs 
orages.  Il  est  toujours  bon  de  veiller  sur  soi. 

—  Et  de  se  confesser  à  son  pasteur,  ajouta  mentalement  Mar- 
guerite en  le  reconduisant  jusqu'à  la  porte.  Ma  langue  est  nouée, 
pensait-elle,  et  je  ne  connais  personne  qui  puisse  m'aider  &  porter 
le  poids  que  j'ai  sur  le  cœur. 

Elle  passa  la  nuit  suivante  à  batailler  contre  ses  pensées.  Suspen- 
due entre  le  sommeil  et  la  veille,  s'assoupissant  par  intervalles  et 
tout  à  coup  rouvrant  ses  yeux  effarés,  pleins  de  fantômes,  elle  était 
aux  prises  à  la  fois  avec  les  réalités  et  avec  de  sombres  visions,  où 
s'entremêlaient  ses  souvenirs,  ses  pressentimens,  ses  terreurs,  des 
barbes  rousses,  des  chevaux  anglais,  de  petites  bouches  de  mar- 
quises qui  n'avaient  jamais  souri,  des  hommes  pâles  qui  cherchwent 
quelque  chose  ou  quelqu'un,  des  yeux  morts  qui  se  rouvraient  la 
nuit  pour  épouvanter  les  vivans.  Elle  finit  par  faire  un  songe  plus 
net  que  ces  cauchemars  confus,  et  dont  la  scène  se  passait  dans  un 
grenier.  Elle  se  voyait  blottie  dans  un  fauteuil  où  elle  pensait  être 
bien  cachée;  peu  à  peu  le  dossier  de  ce  fauteuil  devenait,  transp- 


LA   RETAXCHE    DE   JOSEPH   NOIBEL.  75S 

reDt,  el  une  voix  terrible  criait  :  Elle  a  mon  secret,  j'aurai  sa  vie  I 
Elle  se  mit  sur  son  séant,  fouilla  au  plus  profond  de  son  cœur 
pour  y  chercher  son  courage;  elle  l'avait  dépensé  tout  entier  les 
jours  précédens  en  mensonges  et  en  sourires,  il  n'en  restait  rien, 
le  sac  était  vide.  Dans  quelques  heures,  elle  allait  retourner  à  Or- 
nis.  Que  s'y  passera 't-i!?  Aurait-elle  l'audace  de  parler  ou  la  force 
de  se  taire  et  de  dissimuler?  Tout  lui  semblait  redoutable  ou  im- 
possible. Nul  conseil,  point  de  recours.  Elle  se  tiouvait  seule  au 
monde,  seule  avec  son  secret;  ce  tète-à-téte  l'épouvantai  t.  Omis  lui 
apparaissait  comme  une  caverne,  son  avenir  comme  un  lieu  sinistre 
et  inhabitable. 

A  peine  l'aube  blanchissait-elle  à  l'horizon,  que  Marguerite  se 
leva.  Après  s'être  habillée  à  la  hâte  et  encapuchonnée  d'un  vieux 
châle,  elle  sortit,  espérant  que  la  fraîcheur  du  matin  la  remettrait; 
mais  cette  fois  l'aurore  ne  la  sut  point  consoler.  Ni  la  terre,  ni  le 
ciel,  ni  la  rosée,  ni  les  coqs  battant  de  l'aile  sur  leur  perchoir,  ni  les 
yeux  gris  du  matin,  comme  parle  le  poète,  ne  trouvèrent  rien  à  lui 
dire.  Elle  traversa  le  Jardin,  marcha  droit  devant  elle,  ne  voyant  que 
le  triste  brouillard  de  ses  rêves,  n'écoutant  que  sa  pensée,  qui  Itii 
parlait  à  voix  basse  comme  quelqu'un  qui  a  peur.  Arrivée  au  milieu 
du  bois,  les  forces  lui  faillirent,  elle  se  laissa  tomber  sur  un  banc, 
posa  ses  coudes  sur  ses  genoux,  son  visage  dans  ses  mains,  et  se 
prit  à  pleurer  à  chaudes  larmes.  Bile  était  loin  de  se  douter  qu'un 
homme  l'avait  suivie,  qu'un  homme  la  regardait,  et  que  cet  homme 
était  Joseph  Noirel. 

Joseph  était  demeuré  (Idèle  à  son  dessein.  Depuis  le  départ  de 
Marguerite,  il  amassait  sou  par  sou  le  pécule  qui  devait  lui  servira 
passer  en  Amérique,  à  mettre  la  mer  entre  ses  souvenirs  et  lui.  Il 
soupirait  après  le  jour  où,  nouveau  débarqué  sur  le  quai  de  New- 
Tork,  il  y  secouerait  la  poussière  du  vieux  monde  et  les  cendres  de 
sa  folie  morte.  Il  travaillait  d'arrache-pied  ;  on  n'avait  de  ce  côté 
aucun  reproche  à  lui  adresser.  11  était  à  ses  pièces  et  veillait  d'ha- 
bitude fort  avant  dans  la  nuit  pour  terminer  l'ouvra'ge  du  jour,  n 
avait  obtenu  de  M.  Mirion  la  permission  de  manger  chez  le  traiteur 
et  de  coucher  à  l'atelier  aussi  souvent  que  cela  lui  plaisait.  Il  lui 
arrivait  quelquefois  d'être  huit  jours  sans  paraître  à  Mon-Plaisir. 
M.  Mirion  n'osait  plus  s'en  plaindre  ;  il  savait  qu'à  la  première  re- 
montrance Joseph  lui  mettrait  te  marché  à  la  main. 

Le  soir  de  son  arrivée,  Marguerite,  étonnée  de  ne  pas  voir  Joseph 
à  table,  s'était  informée  de  lui,  —  Ne  me  parle  pas  de  ce  garçonl 
lui  avait  dit  M""  Mirion.  I!  s'est  tout  à  fait  gâté.  Bon  sang  ne  peut 
mentir,  il  finira  comme  son  père.  Nous  ne  le  voyons  plus,  la  so- 
ciété des  honnêtes  gêna  n'est  pas  de  son  goût,  ià  gagerais  qu'il 
TOHi  laT.  —  1811.  4S 


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guenr.  ii  resoiui  ae  ne  lapoini  aipprocoer,  se  uni  parQie  p^toaai 
deux  jours.  Le  soir  du  trokiëtne,  sa  résoluLioa  faiblit;  soa  désir  fui 
plus  fort  que  tous  les  raùsonuemeos  de  s»  sagesse.  Ses  yeux  vou- 
laient voir  ces  cheveux  et  ce  sourire,  ses  oreilles  voulaient  euteodre 
cette  voix.  Il  se  rendit  (HÛtamiiieat  à  Mon-Piaû>ir,  se  glissa  secrète- 
ment dans  sa  chambre.  II  passa  la  nuit,  coiiiine  jadis,  étendu  de 
son  long  sur  le  plancher,  la  lièvre  au  cœur,  1»  lélç  en  feu.  Connue 
jadis  encore,  il  lui  semblait  par  iaturvaJles  que  le  plancher  devenait 
transparent,  et  ses  yeux  fermés  contenipUieut  d'auUes  yeux  qui  le 
regaj'daient  sans  colère,  des  cheveux  dénout^s  où  il  promenait  ses 
mains,  des  épaules  nues  où  s'égarait  sa  bouche;  trompé  par  ce 
rêve,  son  cœur  dolent  lui  devenait  un  lieu  de  délices. 

A  la  pointe  du  jour,  il  entendit  Marguerite  remuer  dans  sa  chambre, 
puis  ouvrir  sa  porte ,  descendre  l'escalier.  11  se  mit  aux  aguets,  la 
vit  traverser  le  jardin.  11  sortit  aussitôt,  et  la  suivit  sans  qu'elle 
se  retoum&t  au  bruit  de  ses  pas,  tant  elle  était  absorbée  dans  ce 
ttiste  conseil  qu'elle  tenait  avec  sa  pensée.  S'ùtant  assuré  qu'elle 
se  dirigeait  du  cdté  de  la  saulaie,  il  piit  une  traverse,  la  gagna 
de  vitesse,  et  fut  s'embusquer  daus  un  saule  creu£.  C'élùt  le 
même  lieu  où,  iiois  mois  auparavant,  elle  l'avait  rejoint  et  surpris 
dans  un  accès  de  désespoir;  elle  souriait  alors.  11  la  vit  s'ar- 
rêter, il  la  vit  s'asseoir,  mettre  son  visage  dans  ses  mains,  et, 
grand  Dieu  I  il  la  vit  pleurer.  Oui,  vraimeat,  elle  pleurait;  c'était 
plus  que  des  larmes,  c'étaient  des  sanglots  convulaifs  tkiQi,  tout  son 


U   UTANCHE   DB  MSini  HOIKU.  756 

«OFps  frissoDsait.  Un  transport  de  joie  féroce  s'empara  à»  lui,  al  lui 
mit  des  éclairs  dans  les  yeux,  uoe  ivresse  d'espérance  dans  le  cœur. 
Son  vœu  avait  donc  été  exaucé  1  C'était  le  malheur  qu'elle  avait 
trouvé  là-bas,  à  Oniisl  Le  malheur  supprime  les  distances  ei  réta* 
bift  les  égalitâs,  le  malheur  ne  méprise  riea  ni  persoooe,  i)  se  sai- 
sit avidement  de  la  première  main  qui  lui  est  lendue,  il  a  toutes 
les  oondescendaoces  et  toutes  les  paiienoea,  il  ôooule  tout,  se  prâte 
&  tout,  il  a  besoin  des  consolations  et  des  dëvoàmeus  des  petits  de 
la  terre.  Joseph  se  sentit  pour  un  instant  réconcilié  avec  le  gou- 
vernement du  monde;  il  lui  parut  qu'il  venait  de  se  passer  quelque 
chose  dans  le  eiel ,  que  l'aveugle  fortuau  y  avait  été  détrônée  par 
une  clairvoyante  justice,  laquelle  avait  décrété  que  désormais  cha- 
cun aurait  sou  tour,  et  qu'il  y  aurait  des  jours  de  bonheur  et  de  soleil 
pour  les  opprimé».  C'est  ainsi  qu'ouvriers  ou  bourgeois  nous  trans- 
portons dans  le  ciel  les  événemens  de  notre  cœur,  et  que  notre 
passion,  satir^Taite  ou  troHipée,  décide  de  notre  philosophie.  Lecteur 
de  l'homme  est  le  berceau  où  naissent  tous  les  dieux. 

Joseph  n'hésita  pas  une  seconde.  11  sortit  de  son  embuscade,  se 
dirigea  vers  le  banc  k  pas  de  loup;  l'instant  d'après,  en  relevant  la 
tête,  Marguerite  l'aperçut  debout  devant  elle.  D'abord  elle  Tut  con- 
fuse, épouvantée  d'avoir  été  surprise  pleurant  :  l'àme  a  ses  nudités, 
que  profane  un  regard.  Et  puis  cet  homme  qui  voyait  couler  ses 
larmes  n'allait-il  pas  lui  en  demander  U  secretî  Ce  secret,  elle  n'en 
pouvait  disposer;  c'était  aussi  le  secret  d'un  autre.  Elle  considérùt 
Joseph  avec  des  yeux  troubles,  presque  colères,  cherchant  dans  sa 
tête  une  réponse  à  la  question  qu'elle  attendait,  se  demandant  avec 
angoisse  de  quelle  invention  banale  ellti  pouvait  bien  s'aviser  pour 
éconduire  ses  curiosités.  Tout  à  coup  un  souvenir  disparu  rentra  dans 
une  case  vîde  de  son  cerveau.  Ëile  se  rappela  qu'à  l'endroit  même 
où  elle  se  trouvait,  Joseph  lui  avait  dit  :  —  Je  souhaite  qu'un  jour 
TOUS  ayez  besoin  d'un  homme  qui  soit  pràt  à  mourir  pour  vous. 
Non,  elle  ne  rêvait  pas,  c'étaient  bien  là  les  paroles  qu'il  avait  pro- 
noncées I  Elb  Fegttrda  autour  d'elle  comme  pour  prendre  k  témoin 
le  gaion,  les  saules,  le  gravier  de  l'allée;  tous  avaient  entendu,  ils 
se  souvenaient  tous.  Alors  elle  releva  de  nouveau  la  tête,  et  arrêta 
sur  le  visage  de  Joseph  un  regard  perdant,  qu'il  eut  peine  à  soute- 
nir; ce  regard  le  traversait  de  part  en  part,  fouillait  dans  son  cœur. 
Marguerite  se  disait  :  ^  On  le  calomnie,  il  y  a  sur  ce  front  la  mar- 
que d'une  nature  noble.  Ce  gwçon  n'est  ni  un  débauché,  ni  un  in- 
grat; c'est  uoe  fierté  avec  laquelle  on  ne  sait  pas  s'y  prendre,  qu'on 
el&rouebe  par  des  hauteurs  ou  des  maladresses. 

Après  l'avoir  longtemps  regardé ,  elle  en  vint  à  cette  conclusion, 
que  cetouvrier,  que  ce  fils  d'uo  mendiant  mwt  &  l'bôpitai  était  la 


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J 


756  BETOE    DES    DEUX    XONDES. 

seule  ârae  qu'elle  eût  rencontrée  depuis  trois  jours,  et  soudain  un 
désir  impétueux,  irrésistible,  s'empara  d'elle,  le  désir  de  partager 
son  secret  avec  cette  âme,  comme  on  rompt  un  morceau  de  pain 
avec  un  compagnon  de  roule  en  lui  disant  :  Mangeons  t^nseinble.  Il 
lui  semblait  que  ce  partage  serait  pour  elle  un  immense  soulage- 
ment, que  le  poids  sous  k'quel  elle  se  sentait  plier  en  serait  allégé 
de  moitié,  que  dorénavant  elle  aurait  la  force  de  reprendre  son  clie- 
min,  de  marcher  dans  les  cailloux  tranchaus  et  dans  les  ronces  de 
sa  vie. 

Cependant  elle  balançait  encore  à  parler.  II  ouvrît  le  premier  la 
bouche,  et  ce  fut  pour  lui  dire  :  —  Vous  souvenez-vous  qu'ici  même, 
il  y  a  bientôt  trois  mois... 

—  Vous  m'avez  souhaité  des  malheurs,  interrompit-elle  avec  une 
douceur  triste.  Votre  prière  a  été  entendue;  soyez  content. 

—  Je  ne  le  serai,  répondit-il  vivement,  que  si  vous  m'offrez  une 
occasion  de  me  dévouer  pour  vous.  Je  vous  ai  dit  que  si  jamais  vous 
aviez  besoin  d'un  homme  qui  vous  appartint  corps  et  âme...  Dis- 
posez de  moi.  Je  suis  bien  peu  de  chose;  mais  je  suis  à  vous. 

Elle  attacha  sur  lui  ses  yeux  candides  :  —  Cette  amitié  dévouée 
que  vous  m'offrez,  comment  ai-je  pu  vous  l'inspirer? 

Il  rougit  et  pâlit;  ses  lèvres  frémissaient.  —  Faut-il  vous  le  ré- 
péter? tout  ce  que  je  suis,  je  le  dois  à  votre  famille.  Ha  dette  me 
pèse,  j'ai  juré  de  l'acquitter.  Que  voulez-vous?  je  suis  un  orgueil- 
leux, on  n'est  libre  que  lorsqu'on  ne  doit  plus  rien  à  personne; 
mais  c'est  en  vos  mains  que  je  voudrais  faire  mon  paiement.  Vous 
ne  ressemblez  pas  à  tout  le  monde.  Ne  m'avez-vous  pas  dit  que 
j'étais  pour  vous  presque  un  frère? 

—  Cependant  il  y  a  trois  jours  que  je  suis  arrivée,  et  je  vous  vois 
eu  ce  moment  pour  la  première  fois. 

—  Je  craignais  que  vous  n'eussiez  oublié...  C'est  si  tôt  fait  d'ou- 
blier !  Mieux  vaut  ne  pas  revoir  les  gens  qu'on  aime  que  de  les 
trouver  changés. 

Et  il  ajouta  :  —  Puis-je  vous  rendre  quelque  service? 

Elle  n'hésita  plus.  —  Écoutez-moi...  Je  vais  vous  révéler  un 
secret... 

Puis  s'interrompant  :  —  Mais  vous  allez  d'abord  me  jurer  la  dis- 
crétion la  plus  absoluel  s'écria- t-elle  avec  emportement.  Vous  allez 
me  jurer  que  ce  que  je  vais  vous  dire,  vous  n'en  répéterez  jamais 
un  mot  à  personne,  vous  m'enteidez,  à  personne... 

II  éprouva  un  frémissement  de  plaisir.  Il  y  aurait  désormais 
quelque  chose  entre  elle  et  lui,  un  secret  qui  leur  appartiendrai 
eu  commun,  et  dont  tout  l'univers  serait  exclu.  Ce  secret  allait  unir 
et  marier  leurs  âmes.  —  Je  le  jure,  dit-il  d'une  voix  forte. 


LA   REVANCHE    DE   JOSEPH   NOIREL.  757 

—  Cela  ne  me  suffit  pas,  reprit-elle.  J'exige  de  vous  un  serment, 
un  serment  solennel.  Jurez  par  ce  que  vous  aimez  le  mieux  au 
monde...  Et  tenez,  l'orgueil  chez  un  homme  tel  que  vous,  c'est  de 
l'honneur.  Jurez  par  cet  orgueil  qui  vous  est  si  cher. 

—  Je  jure  par  mon  orgueil,  dit-il,  et  je  jure  aussi  par  l'horreur, 
par  le  mépris  que  j'aurais  pour  moi-même,  si  je  venais  à  manquer 
à  ma  parole. 

Elle  lui  tendit  la  main.  —  Et  je  jure  encore,  poursuivit-îl,  par 
cette  main  que  je  tiens  dans  la  mienne,  et  à  laquelle  je  n'oserais 
plus  loucher  le  jour  où  j'aurais  un  p.irjure  sur  la  conscience. 

—  Bien,  répondit-elle.  Asseyez-vous  là,  près  de  moi.  Jepa'rlerai... 
Et  dès  qu'il  se  fut  assis,  elle  lui  conta  la  scène  du  grenier;  mais 

elle  en  adoucit  singulièrement  les  couleurs,  ne  lui  dît  rien  des 
conjectures  effrayantes  qu'elle  avait  formées.  Chose  étrange,  à  me- 
sure qu'elle  parlait,  elle  voyait  elle-même  sa  situation  d'un  autre 
œil,  ses  épouvantes  se  dissipaient,  la  douceur  de  verser  son  secret 
dans  un  cœur  dévoué  agissait  comme  un  baume  sur  son  propre 
cœur,  et  le  rouvrait  aux  consolations  de  l'espérance. 

—  Vous  connaissez  mon  malheur,  dit-elle  en  flnîssant.  J'ai  dé- 
couvert que  H.  d'Omis  se  trouve  dans  l'humiliante  dépendance 
d'un  homme  auquel  il  a  souscrit  une  sorte  de  blanc-seing,  et  qui 
en  profile  pour  l'exploiter  indignement.  Sa  liberté,  son  honneur,  sa 
fortune,  le  re[)03  de  sa  vie,  tout  est  compromis  par  ce  fatal  enga- 
gement, et  son  repos  est  aussi  le  mien.  Que  s'est-il  passé?  Quel 
service  lui  a  rendu  jadis  cet  impudent  exploiteur  pour  surprendre 
ainsi  sa  bonne  foi?  Je  soupçonne  qu'il  a  été  au  Mexique  comme 
soldat  ou  comme  fournisseur,  qu'il  y  a  rencontré  le  comte,  que  dans 
les  hasards  d'une  campagne  if  a  trouvé  l'occasion  de  lui  sauver  la 
vie.  M.  d'Omis  est  un  homme  d'humeur  vive,  emportée,  il  dépend 
de  ses  impressions.  Dans  le  premier  transport  de  sa  reconnaissance, 
il  aura  consenti  à  tout,  signé  tout  ce  qu'on  voulait.  Je  pourrais,  je 
devrais  l'interroger;  je  ne  m'en  sens  pas  le  courage.  Il  est  défiant, 
ombrageux,  il  se  cabre  au  moindre  mot.  Il  ne  peut  souffrir  qu'on 
entre  dans  son  passé;  il  n'entend  partager  avec  moi  que  le  présent 
et  l'avenir.  Quel  avenir,  hélas!  si  Je  ne  réussis  pas  à  le  délivrer  de 
cet  usurier,  son  mauvai.i  génie  et  le  mien!  L'homme  qui  parviendrait 
à  découvrir  le  mot  de  l'énigme,  à  savoir  qui  est  ce  Bertrand,  à  me 
venir  en  aide  pour  arracher  M.  d'Omis  à.  ces  mains  effrontées  qui 
le  tiennent  à  leur  merci,  l'homme,  l'ami  qui  ferait  cela  sauverait 
la  paix,  la  dignité  de  ma  vie,  il  acquerrait  des  titres  éternels  à  ma 
reconnaissance...  Mais  ne  suis-je  pas  folle?  Je  demande  l'impos- 
sible, et  n'ai-je  pas  tort  de  le  demander?  Ne  suis-je  pas  coupable 
de  vous  révéler,  ■■  Quel  est  donc  ce  besoin  de  parler  qui  m'est  venu? 
Vous  aviez  vu  mes  pleurs,  vos  yeux  me  questionnaient.  Je  suis  si 


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758  KBTDB   DBB   OBDX  HOHDCS. 

malheureuse  que  je  n'&î  plus  la  fcfrce  de  mentir]  tnaîs  j'ai  toi  dan» 
votre  parolet  dans  votre  germent.  Vous  m'&vet  juré  que  voue  sau- 
riei  vous  taire. 

Joseph  était  ivre  de  bonheur.  It  lui  ëtait  prouvé  que  Marguerite 
avait  de  l'amilié  pour  son  mari,  mais  d'amour^  points  L'amour  est 
audacieux,  il  ose  interfogeri  l'amour  est  jbloux  de  ses  «ecretë, 
avare  de  ses  confidences,  et  n'admet  pas  de  tiers  entre  ce  qu'il 
aime  et  luU  —  Je  vous  ai  juré,  s'écria-^t-i!,  qtie  vous  pouviez  dis-^ 
poser  de  moi,  que  je  vou^  appartenais,  que  je  vous  avais  ehoisï« 
dans  la  famille  de  mes  bienfaiteurs  comme  la  personne  qu'il  plaît 
à  mon  orgueil  d'avouer  pour  sa  créancière.  Oui,  vous  avez  vos 
créance  sur  moi,  et  cette  créance  est  bonne,  j'y  ferai  honneur.. ^ 
Avant  quinze  jours,  ce  marchand  de  bric-à-brac  (^e  Lyon  sçra  de- 
venu mon  patron,  et  je  saurai  bien  le  fbrcer  k  me  coitter  ses  ai-^ 
faires...  Mais  savoir  n'est  rieng  il  faudrait  le  désarmer,  déthilre  ce 
dangereux  papier  qui  lui  donne  pouvoir  sur  les  autresi  Quand  je 
devrais  risquer  ma  viOi.. 

—  Risquer  votre  viel  s'écria-t-elle  d'une  voix  tremblante.  Je  ne 
l'entends  pas  ainsi.  Vous  allez  me  promettre  que  vous  ne  ferez  rien 
sans  me  consulter. 

—  N'ayez  crainte^  il  n'y  a  de  dangers  que  pour  les  demt-oou- 
rages,  — repril-il  fièrement.  Et  il  ajouta,  le  front  illuminé  d'une 
allégresse  superbe  :  —  Puisque  vous  avez  foi  clans  mes  sermens, 
j'en  veux  prêter  encore  un.  Je  vous  jure  par  l'hoirible  galetas  qui 
m'a  vu  naître,  par  toutes  les  portes  où  j'allais  quêtant  des  aiinoônes 
et  ramassant  des  insultes,  paf  toutes  tes  mauvaises  pensées  qui 
m'ont  souillé  l'esprits  par  loiit"9  les  mauvaises  actions  qite  j'ai  rê»- 
vées,  par  l'hôpital  et  la  grabat  où  j'ai  va  mourir  mon  père,  je  vous 
jure  par  tout  cela  qu'un  joUr  je  vous  apporterai  ce  papier  en  vous 
disant  :  L'un  vaut  l'autre,  nous  voilà  quittes! 

—  Dieu  vous  entende,  vous  bénisse  et  vous  récompense!  lui  dit- 
elle  en  lui  serrant  les  deux  mains  avec  effusion. 

11  fixa  sur  elle  des  yeux  étranges  :  —  Pourquoi  Dieu  me  récoor- 
penserait-il?  Je  n'aurai  fait  que  mon  devoir.  Si  vous  pensée  être 
en  reste  avec  moi,  ce  n'est  pas  à  Pieu  que  je  demanderai  mon  sa- 
laire, c'est  à  vonsi 

Et  comme  elle  l'interrogeait  du  regard,  il  sentit  que  ses  yeut 
parlaient  Id-op.  Il  eut  la  forqe  de  commander  à  sa  passion;  puis,  se 
levant  :  —  Oh  1  cela  ne  Vous  coûtera  pas  un  liard.  En  retour  de  ce 
que  j'aurai  fait,  je  vous  prierai  de  m'écoùter,  do  me  hiisser  vôBB 
dire  tout  Ce  que  j'ai  là,  dans  la  tête,  dans  l'esprit...  Une  heure  de 
patience,  voilà  toutl  Si  je  suis  malade  d'orgueil,  je  suis  fou  d'am- 
bition. Depuis  quelqoes  mois  je  rêve  de  m'en  aller  en  Amérique.  Ce 
vieux  monde  m'eMuie  à  mourir.  Il  m'est  venu,  voyez-vous,  cer» 


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LA    BETANeiR   DE    JOSEPH    !<OT1(«L.  /59 

tames  idées  bien  particulières;  je  n'ogerais  m'en  «onfesser  à  per- 
sonDe...  On  vous  a  conté  peut-être  que  je  bois.  Cest  faui,  je  n'ai 
bu  qu'une  fois  dans  ma  vie.  Ce  sont  mes  idée3  qui  me  grisent.  Je 
voudrais  vous  en  parier  un  jour;  vous  aurez  pewt-ëtre  quelque  bon 
conseil  à  me  donner.  Vous  me  proraettei,  n'est-ce  pas?  que  le  jour 
où  je  vous  aurai  livré  ce  papier,  ii  me  sera  permis  de  tout  vous 
dire,  et  qu'après  m'avoir  entendu,  »fuoi  qu'il  vous  semble  de  ma 
folie,  vous  me  répondrez  sans  colère  et  sans  mépris. 

—  Parlez  dès  maintenant,  lui  dît-elle;  je  vous  éconte. 

—  Je  t'oserais,  s'écria-t-il.  J'entends  vous  prouver  d'abord  que 
je  suis  bon  k  autre  chose  qu'à  dresser  une  plancbe  avec  un  rabot. 

r  est  rare  que  sur  deux  téte-i-tfite  il  n'y  eo  ait  pas  un  de  dé- 
rangé. Quelques  semaines  auparavant.  H™"  Mirion  avait  failli  trou- 
bler une  première  conférence  de  Joseph  et  de  sa  fille.  Cette  fois 
elle  interrompit  leur  entretien  par  un  cri  d'étonnement  et  peut-être 
d' indigna  lion.  Elle  était  montée  dans  la  chambre  de  Marguerite,  et, 
ne  l'ayant  pas  trouvée,  s'était  mise  à  sa  recherche.  Elle  fat  stupé- 
faite et  peu  charmée  de  l'apercevoir  assise  sur  un  banc  et  causant 
familièrement  avec  l'ingrat.  La  comtesse  d'Omis  dérogeait. 

—  Que  fais-tu  là,  chère  comtesse?  lui  cria-t-elle  de  loin.  Oo  t^ at- 
tend pour  le  déjeuner. 

Margiieiite  s'empressa  de  rejoindre  sa  mtre,  sans  prendre  le 
temps  de  faire  ses  adieux  à  Josppb.  Si  au  moment  d'enfiler  une 
contre-allée  elle  eût  retourné  la  tète,  elle  l'aurait  surpris  dans  une 
attitude  et  dans  une  occupation  qui  lui  auraient  donné  à  rélléchir. 
Après  avoir  fait  mine  de  s'éloigner,  il  était  revenu  en  hâte  sur  ses 
pas,  s'était  laissé  tomber  à  genoux  sur  le  gazon,  à  Tendroit  oii 
tout  en  causant  .Marguerite  avait  foui  du  bout  de  son  pied  la  terre 
humide.  II  ramassa  un  peu  de  cette  terre  dans  le  creux  de  ses  deux 
mains,  la  pressa  sur  sa  bouche,  s'en  barbouilla  les  lèvres,  et  je 
crois  en  vérité  qu'il  en  mangea.  Après  ce  festin,  il  partit  en  cou- 
rant pour  l'atelier,  où  il  étonna  tout  le  jour  ses  camarades  par  le 
feu  de  son  regard ,  par  sa  galle  fébrile  et  loquace ,  par  ses  fredons 
et  ses  vocalises.  Depuis  bien  des  mas,  il  n'avait  pas  chanté. 

Cependant  M'"'  Mirion  avait  dit  à  sa  fille  d'un  ton  de  reproche  : 
—  Oo'>ï9t-C3  donc,  ma  belle?  Et  que  penserait  ton  mari,  s'il  te  voyait 
en  propos  avec  un  ouvrier  de  ton  père,  qui  aa  surplus  n'est  pas 
bien  dans  mes  papiers? 

—  Vous  le  jugez  mal ,  répondit  Marguerite  avec  une  vivacité 
inaccoutumée  ;  il  vaut  mieux  que  vous  ne  dites. 

—  Quand  il  n'aurait  pas  toms  les  vices  dcait  je  le  Boupçonne,  re- 
prit M""  Mirion,  il  reste  que  c'est  un  vilain  ingrat. 

—  Je  crains  que  vous  ne  sachiez  pas  le  prendre;  vous  l'assom- 
mez du  récit  de  vos  bienfaits. 


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760  RETDE  DES  DEUX  MONDES. 

M*"'  Mirion  répliqua  aigrement,  et  pour  la  première  fois  bouda 
sa  fille  pendant  cinq  minutes  ;  mais  ce  fut  tout.  Fâcheries  d'amou- 
reux ne  durent  guère. 

Marguerite  était  combattue  par  deux  sentimens  contraires.  Tantôt 
elle  s'étonnait  de  ce  qu'elle  avait  fait,  de  la  hardiesse  de  cœur  et 
de  parole  qui  lui  était  venue  tout  à  coup  et  de  la  témérité  de  ses 
confidences.  —  Mon  secret  s'est  échappé,  se  disait-elle.  C'est  irré- 
parable, je  ne  puis  le  reprendre,  —  Tantôt  elle  éprouvait  une  sorte 
de  magique  apaisement  à  la  pensive  qu'elle  avait  partagé  son  mal- 
heur avec  quelqu'un,  qu'une  âme  était  entrée  dans  ses  peines, 
s'était  liée  à  la  sienne  par  un  serment,  lui  avait  promis  assistance 
et  secours.  Elle  revoyait  en  imagination  la  figure  de  Joseph,  ses 
traits  peu  ri^gulîers,  mais  expressifs,  la  propreté  sévère  de  sa  tenue, 
ses  mains  fines,  quoique  durcies  et  b&lées  par  le  travail,  ses  joues 
décolorées  et  creuses,  ses  yeux  gris  qui  avaient  dans  leur  clarté  du 
mystère  et  de  l'inquiétude,  la  pâleur  de  son  sourire,  et  ses  abondans 
cheveux  châtains,  plats  et  mêlés,  qui  lui  tombaient  jusqu'au  milieu 
du  front  avec  une  sorte  de  grâce  farouche.  — 11  est  plutôt  laid  que 
beau,  pensai t-el 11);  mais  son  visage  a  du  caractère,  et  ses  yeux  sont 
parlans.  lis  expriment  tour  à  tour  la  résolution,  l'audace,  l'opiniâ- 
treté, le  défi,  le  rêve,  une  sauvagerie  en  guerre  avec  la  vie  et  le 
monde,  et  qui  a  juré  d'avoir  le  dernier  mot.  On  dirait  souvent,  à  le 
regarder,  une  mauvaise  tète  folle,  pleine  de  songes  et  de  colèrt,'S;  — 
puis  tont  &  coup  l'expression  s'adoucit,  il  lui  vient  dans  les  prunelles 
des  bouffées  de  tendiesse,  et  l'on  reconnaît  une  âme  capable  à'tî- 
mer  et  de  se  donner.  Ce  garçon  a  la  candeur  de  ses  défauts.  11  parle 
à  pleine  bouche  de  son  orgueil,  de  son  ambition,  de  sa  dette  qui  lui 
pèse,  de  ce  vieux  monde  qui  l'ennuie,  de  ses  châteaux  en  Amérique  : 
c'est  une  âme  sincère.  Non,  je  n'ai  pas  mal  placé  ma  confiance. 

Durant  toute  la  matinée,  elle  eut  des  distractions  dont  son  père 
s'avisa  et  se  plaignit.  —  Tu  n'es  plus  ici,  Margot,  lui  disait-il;  te 
voilà  déj^  retournée  à  Omis.  Le  diable  emporte  les  femmes  qui  ado- 
rent trop  leur  maril 

A  trois  heures  de  l'après-midi,  on  la  reconduisit  en  famille  à  la 
gare.  On  l'embrassa  de  nouveau,  on  la  réembrassa.  Comme  le  train 
se  mettait  en  mouvement,  se  penchant  à  la  portière,  elle  aperçut, 
accoudé  sur  le  parapet  de  la  voie,  un  ouvrier  en  blouse  grise  qui 
souleva  sa  casquette  et  l'agita  en  l'air.  Elle  le  salua  elle-même  de 
la  main;  puis,  s'enfonçant  dans  un  coin  du  wagon,  elle  ferma  les 
yeux  et  dormit  â  poings  fermés  pendant  cinq  ou  six  heures.  Elle  en 
avùt  grand  besoin  après  trois  nuits  d'insomnie. 

Victor  Ghehbuuez. 

(  La  tiualriime  partie  au  prwAain  n*.)  ^ 

D„j,i7<-,ib,.Cooglc 


MONDE  BYZANTIN 


LE    SPORT    ET    L'BIPPODROUE    A    CONSTANTINOPLE. 


L'empire  byzantin,  un  moment  délaissé  depuis  Ducange  par  nos 
historiens,  commence  à  être  mieux  étudié;  des  travaux  importans 
ont  paru  en  France,  en  Allemagne,  en  Angleterre.  La  Grèce  mo- 
derne recherche  les  traces  de  ses  aïeux  du  moyen  âge;  M.  Papar- 
rigopoulo  achève  sa  grande  Histoire  du  peuple  grec.  Toutefois, 
pour  beaucoup  de  lecteurs,  l'empire  byzantin  est  tout  entier  dans 
les  querelles  des  verts  et  des  bleus  et  dans  les  controverses  des 
moines.  C'est  se  faire  une  idée  fort  incomplète  et  fort  inexacte  de 
cette  grande  civilisation.  Pour  être  juste,  il  faut  encore  se  repré- 
senter les  légions  de  l'empire  luttant  sans  relâche  contre  les  inva- 
sions du  nord  et  du  midi,  couvrant  l'Europe,  disputant  ville  par 
ville  le  sol  de  l'Orient  aux  conquérans  barbares;  il  faut  se  repré- 
senter les  savans  de  Byzance  copiant,  compilant,  conservant  à  l'hu- 
manité les  chefs-d'œuvre  de  l'antiquité  grecque  et  romaine,  se 
faisant  bénévolement  les  bibliothécaires  du  genre  humain;  Con- 
stantinople  restée  seule  civilisée  pendant  que  l'Occident  était  en- 
core bnrbare,  et  répandant  autour  d'elle  la  civilisation;  les  négo- 
cians  de  Byzance  étendant  leurs  relations  commerciales  jusqu'aux 
régions  de  l'extrême  Orient;  ses  missionnaires  portant  le  christia- 
nisme jusque  dans  le  Caucase  comme  Grégoire  l'Illuminateur,  jus- 
qu'aux Carpathes  comme  Cyrille  et  Méthode,  jusque  dans  l'Abys- 


,  Google 


76Î  BETOI  CES  DEtnt   KOITDE!. 

sinie,  qui  en  est  restée  chrétienne  malgré  l'Egypte  musulmane, 
jusqu'en  Russie,  jusque  dans  l'Inde;  la  Grèce  inventant  l'alphabet 
d'Ulphilas  pour  les  Goths  et  l'alphabet  de  saint  Cyrille  pour  les 
Slaves;  l'art  byzantin  provoquant  partout  l'émulation  des  artistes, 
depuis  Venise  jusqu'à  Moscou. 

Cependant  cette  fameuse  rivalité  des  verts  et  des  bleus,  ces  luttes 
célèbres  de  l'hippclrorae,  peuvent  nous  ofTiir  comme  un  résumé 
de  la  mystérieuse  civilisatioD  byzanliae.  Daos  le  cfr^e,  nmum  pou- 
vons trouver  tnul  Cimstantinwple,  teiA  le  baa-empîre  :  tel  théâtre, 
tel  peuple,  a-t-on  dit.  Le  théâtre  des  Byzantins,  c'était  l'hippo- 
drome. Si  les  tournois  sont  la  société  féodale  française,  si  notre 
Longchamps  est  l'image  du  Paris  moderne,  l'hippodrome  c'est  le 
miroir  de  la  société  grecque  au  moyen  âge. 


Ces  fameuses  factions  du  ci:que  se  targuaient  d'une  antiquité 
qui  se  perdait  dans  la  nuit  des  tem^s  mythologiques.  On  préten- 
dait que  l'enchanteresse  Circé  avait  bàli  le  premier  cirque,  et 
qu'OEnomaûs,  le  roi  du  Pdoponèse,  avait  attelé  le  pr.;niier  qua- 
drige, que  Roniulus  avait  donné  aux  factions  leurs  couleurs  tradi- 
tionndles.  Non-seulement  elles  se  plaisaient,  comme  les  loges  ma- 
çonniques de  notre  temps,  à  ch.;rcher  leur  point  de  départ  presque 
aux  originf!»  du  monde,  mais  elles  voalaient  qu'on  attachât  à  toutes 
les  particularités  de  leur  organisation  un  sens  symbolique.  Les  évo- 
lutions des  chars  étaient  censées  rappeler  les  courses  du  soleH.  De 
même  qu'il  y  avait  quatre  élémens,  il  y  avait  quatre  factions  :  les 
verts,  qui  représentaient  la  terre;  les  Meus,  la  mer;  les  rouges,  le 
feu;  les  blancs,  l'air.  Aussi  avaient-elles  pour  dieux  tutélaires,  k 
l'époque  du  paganisme,  Cybèlï,  Neptune,  Vesta,  Jupiter. 

Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que,  tant  que  dura  la  république 
romaine,  il  ne  fut  question  ni  des  veits,  ni  des  biens,  ni  des  co- 
chers, ni  des  factions  :  le  peuple  romain  avait  bien  d'autres  soucis. 
C'est  seulement  avec  le  pouvoir  absolu  des  césars  qu'apparaissent 
les  frivoles  et  turbulentes  querelles  de  l'hippodrome;  c'est  quand 
le  forum  est  u  pacifié  »  que  le  cirque  devient  orageux.  C'est  alors 
que  le  fou  furieux  Caligula  se  passionne  pour  la  faction  des  verts 
et  fait  charger  le  peuple  par  sa  garde,  parce  qu'on  s'est  permis  de 
huer  l'an  de  ses  cochers  favoris;  c'est  alors  qu'on  voit  Néron  con- 
duire les  chars  sur  l'arène  en  casaque  de  cocher  vert,  Vitellius  en 
casaque  bleue.  Héliogabale  et  Locius  Vérus,  l'indigne  fils  de  Marc- 
Aurèle,  étaient  aussi  d'enragés  fauteurs  de  la  faction  verte. 

Quand  l'empire  romain  se  transporta  de  Rome  à  Constantïnople 
avec  aoD  prince,  ses  patriciens,  son  peuple,  ses  institutions,  ses  tra- 


L'HIPPOÛBOMÉ   a  COSStAtïTWOPtE.  763 

ditions,  presqtte  avec  ses  monufnetis,  on  n'eut  garde  de  laisser  sur 
les  bords  du  Tibre  les  factions  hippodromlques.  \u  contraire  l'en- 
goaement  et  les  rivalités  qu'elles  inspiraient  s'accrurent  dans  d'ef- 
frafantes  proportions,  comme  ces  plantes  qui,  transférées  du  sol 
Datai  Sur  une  terfe  vierge  et  plus  féconds,  s'épanouissent  aussitôt 
et  se  développent  d'une  façon  tellement  tuturtante  qu'elles  éclip- 
sent leurs  congénères  de  la  iflèfe-patrie.  C'est  surtout  au  vi'  et  au 
Tii'  siècle,  sous  les  règnes  de  Marcien,  d'Anastase,  de  Théodora  et 
de  Instinien,  de  Maurice,  de  Phocas,  d'Héraclius,  que  l'iiisloîre  des 
factions  du  cirque  se  confond  en  quelque  sorte  avec  l'histoire  de 
l'empire,  que  les  verts  et  les  bleus  déchaînent,  dans  leurs  querelles 
hippiques,  l'émeute  et  l'incendie  sur  Constantinoplc,  la  guerre  ci- 
vile sur  l'empire,  que  presque  pas  une  année  ne  se  passe  sans 
que,  dans  la  ville  ou  ses  faubourgs,  n'éclate  entre  les  partis  achar- 
nés quelque  rite  sanglante;  que  les  factïens  osent  livrer  au  pouvoir 
des  batailles  où  des  milliers  d'hommes  périssent;  que  les  séditions 
éclMes  à  Constantînople  ont  des  contre-coups  formidables  dans  les 
turbulentes  cités  tic  Tarse,  d'Antioche  el  d'Alexandrie. 

On  s'est  demandé  si  ces  sanguinaires  rivalités  du  cirque  ne  ca- 
chaient pas  de  profondes  divisions  politiques ,  et  si  sous  ce  frivole 
prétexte  ce  n'étaient  pas  de  sérieuses  questions  qui  se  débattaient 
par  les  armes.  Il  est  permis  d'en  douter;  le  peuple  byzantin  s'in- 
quiétait peu  de  la  politique  intérieure  ou  extérieure  de  l'empire; 
pourvu  que  le  goiive:nement  maintint  le  vin  et  l'huile  à  bon  mar- 
ché, pourvu  que  l'on  ne  touchât  pas  à  ses  saintes  imagi's,  sa  grande 
affaire,  c'était  le  cirque  :  îl  sz  préoccupait  infiniment  plus  de  savoir 
qui  t'emporterait  aux  courses  prochaines,  des  cochers  verts  ou  des 
cochers  iileus,  que  des  revers  ou  des  succès  de  l'armée  romaine  sur 
l'Euphrate  et  le  Danube.  Quand  nous  voyons  dans  l'histoire  byzan- 
tine une  certaine  faction  s'acharner  contre  un  prince,  soyons  cer- 
tains que  ce  n'est  point  parce  qn'il  a  suivi  une  mauvaise  politique 
avec  les  Arabes,  parce  qu'il  a  signé  un  traité  désavantageux  avec 
les  Hongrois,  parce  qu'il  a  déclaré  injustement  la  guerre  aux  Bul- 
gares, parce  qu'il  a  restreint  une  lil:erté  ou  refusé  une  réforme; 
c'est  uniquement  parce  qu'il  a  trahi  ses  sympathies  pour  la  faction 
adverse.  Quand  un  nouvel  empereur  assistait  pour  la  première  fois 
aux  courses  de  chars,  tout  le  peuple  attendait  anxieusement  qu'il 
manifestât  son  inclination.  S'il  paraissait  à  la  tribune  impériale  avec 
les  insignes  des  bleus,  la  destinée  du  règne  tout  entier  se  trouvait 
engagée;  les  bleus  se  prenaient  d'un  attachement  fanatique  pour 
le  prince,  les  verts  lui  vouaient  une  haine  implacable,  et  dans 
toutes  les  émotions  de  la  cité  on  devait  retrouver  la  trace  de  ce 
premier  acte  politique  de  l'empereur  :  le  peuple  ne  demandait  pas 
à  ht  couronne  d'autre  programme  politique  que  celui-là.  On  peut 


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76i  RErUE   DES   DEDX   MORDES. 

s'étonner  que  ces  princes  qui,  à  chaque  émeute  des  factions,  ris- 
quaient leur  couronne  et  leur  vie,  □'aient  pas  eu  la  sagesse  de  ca- 
cher leurs  sympathies  ou  leurs  antipathies,  au  lieu  de  mettre  l'em- 
pire en  danger  pour  une  casaque  de  cocher.  Hélas!  l'empereur 
byzantin  était,  lui  aussi,  un  Byzantin.  Tous  n'avaient  pas  reçu  la 
hante  éducation  philosophique  de  Marc-Aurèle,  qui,  dans  ses  Pen- 
sées,  remercie  son  père  adoptif  du  l'avoir  élevé  de  telle  façon  qu'il 
n'a  jamais  été  tenté  de  favoriser  ni  les  verts  ni  les  rouges.  Beaucoup 
se  montraient  au  contraire  plus  fous  que  leur  peuple,  plus  passion- 
nés pour  le  divertissement  national.  Justiiiien  eut  beau  être  un 
grand  constructeur,  un  grand  législateur,  un  conquérant  :  il  fut  de 
son  temps  et  de  son  pays. 

Quant  à  penser  que  les  factions  du  cirque  prirent  sous  l'empire 
byzantin  une  teinte  religieuse,  et  que  sous  les  couleurs  verte  et 
bleue  c'étaient  les  orthodoiies  et  les  héréiîques,  les  catholiques  et 
les  manichéens,  les  iconolÂtres  et  les  iconoclastes,  qui  se  disputaient 
la  supré^natie,  pure  hypothèse!  Si  parfois  les  factions  irritées  trai- 
taient l'empereur  d'hétérodoxe  et  de  chien  d'hérétique,  l'empereur 
se  contentait  de  leur  renvoyer  ces  éplthètes  banales,  sortes'd'injures 
à  la  disposition  de  tous  les  partis  et  qui  faisaient  le  fond  du  vocabu- 
laire des  invectives  byzantines.  Il  sulTira  de  faire  remarquer  que  les 
temps  les  plus  troublés  par  les  querelles  religieuses  sont  précisé- 
ment ceux  où  le  rôle  des  factions  tend  à  s'effacer,  et  que  dans  les 
factions  des  villes  d'Orient  la  qualité  de  Juif  n'était  pas  un  motif 
d'exclusion. 

Qu'étaient-ce  donc  que  les  factions?  Des  sociétés,  composées  de 
plusieurs  centaines  d'adhérens,  qui  avaient  pour  objet  d'entretenir 
des  chevaux,  des  chars,  des  cochers,  de  concourir  entre,  elles  sur 
l'arène  de  l'hippodrome,  et  de  donner  au  peuple  et  au  prince 
le  spectacle  de  leurs  luîtes  équestres  :  c'étaient  des  sociétés  de 
courtes.  Ce  qui  fait  chez  nous,  surtout  pour  le  vulgaire,  l'intérêt 
des  courses  du  Derby  ou  de  Longchamps,  c'est  un  peu  la  rivalité 
ancienne,  transportée  sur  un  terrain  pacifique,  des  deux  nations  ri- 
veraines de  la  Manche.  Dans  l'empire  grec,  il  ne  pouvait  être  ques- 
tion de  courses  internationales.  D'après  les  idées  byzantines,  il  n'y 
avait  en  elTet  qu'un  seul  peuple,  élu  de  Dieu,  choisi  du  ciel,  le 
peuple  grec;  hors  de  lui,  il  n'y  avait  que  des  «  barbares;  »  l'em- 
pire byzantin  constituait  à  lui  tout  seul  «  la  terre  habitée,  »  le 
reste  était  le  «  désert.  »  Pour  donner  quelque  intérêt  à  ces  courses 
de  chars,  il  fallait  donc  que  le  peuple  lui-même  se  divisât  en 
groupes  rivaux,  presque  ennemis  ;  s'enrôler  dans  telle  ou  telle  fac- 
tion ,  c'était  s'initier  aux  plus  âpres  jouissances  du  jeu.  Chez  nous, 
ce  qui  intéresse  aux  courses  beaucoup  de  spectateurs,  ce  sont  les 
paris  qu'ils  ont  engagés ,  les  enjeux  de  livres  sterling  ou  de  bil- 


LHIPPODBOME   A   CONSTANTINOPLE.  765 

lets  de  banque;  à  Gonstintinople ,  le  pauvi-e  diable  de  plébéien, 
le  batelier  du  Bosphore,  le  portefaix  des  chantiers  de  la  Corne- 
d'Or,  n'avait  point  d'argent  à  risquer  :  c'était  lui-même,  c'était 
son  amour-propre  qui  formait  l'enjeu.  Une  fois  qu'il  s'était  as- 
sis sur  certains  gradins  de  l'hippodrome  et  qu'il  avait  arboré  l'é- 
charpe  verte,  il  fallait  nécessairement  que  la  défaite  des  bleus  fût 
un  triompbe  pour  lui,  leur  victoire  un  crève-cœur.  Son  parti  élaît-il 
vaincu,  son  cocber  était-il  tombé  du  char  au  moment  d'arriver  au 
but,  son  chagrin,  son  humiliation,  étaient  sans  bornes.  Com- 
ment oserait-il  traverser  son  quartier,  passer  devant  la  boutique 
de  ses  voisins,  rentrer  dans  sa  famille  avec  ces  couleurs  désbo- 
noréesï  L'écharpe  verte,  qui  inspirait  du  respect  môme  à  l'empe- 
reur, allait  l'exposer  aux  quolibets,  aux  injures  de  tous  les  laquais 
et  de  tous  les  polissons  de  Constantinople.  Au  contraire  son  cocher 
favori  avait-il  remporté  la  palme,  le  caiife  de  Bagdad  n'était  plus 
son  cousin,  les  conquêtes  du  grand  païen  Alexandre  n'étaient  rien 
à  ses  yeux;  le  va-nu-pieds  se  carrait  victorieusement  sous  les  por- 
tiques des  grandes  rues  avec  ses  triomphantes  couleurs,  et  marchait 
la  tête  haute  au  milieu  des  murmures  flatteurs  de  la  multitude. 

Si  aujourd'hui,  avant  d'engager  un  pari,  on  tient  à  consulter  la 
cote  des  chevaux  qui  doivent  courir,  on  conçoit  que  le  Byzantin,  qui 
allait  s'engager,  pour  toute  sa  vie  peut-être,  sous  la  bannière  d'une 
faction,  étudiait  soigneusement  If  s  chances  de  victoire,  s'informait 
du  personnel  et  du  -matériel,  de  la  bonté  des  chevaux,  de  l'habileté 
des  cochers,  des  sympathies  manifestées  par  le  puissant  empereur; 
c'est  pour  ce  motif  que,  suivant  les  circonstances  favorables  ou  dé- 
favorables, teMe  faction  comptait  un  tiien  plus  grand  nombre  d'adhé- 
rens  que  ia  faction  adverse.  Au  vu'  siècle,  celle  des  verts  en  avait 
quinze  cents,  celle  des  bleus  neuf  cents  seulement.  Si  l'on  songe 
que  ces  espérances,  ces  inquiétudes,  ces  joies,  ces  douleurs  boule- 
versaient le  cœur,  non  pas  d'un  citoyen  isolé,  mais  d'une  immense 
multitude,  on  peut  juger  ce  qu'était  le  public  byzantin  à  une  re- 
présentation hippodromique.  Tous  les  spectateurs  d'une  même  fac- 
tion, assis  sur  un  même  côté  de  l'hippodrome,  revêtus  des  mêmes 
insignes,  suivaient,  le  corps  penché  en  avant,  la  respiration  baie- 
tante,  suspendus  entre  la  crainte  et  l'espoir,  les  vicissitudes  de  la 
course.  L'intensité  de  chaque  sentiment  se  trouvait  multipliée  par 
le  nombre  de  ceux  qui  le  partageaient.  Chez  un  seul  homme,  c'é- 
tait vif  intérêt,  passion,  espoir,  déception;  dans  la  foule,  fureur, 
frénésie,  désespoir  extravagant. 

Ce  qui  achevait  d'exaspérer  les  passions,  c'est  qu'en  face  de  soi, 
de  l'autre  côté  de  l'hippodrome,  on  voyait  siéger  la  faction  ad- 
verse; à  vos  craintes  répondaient  s^s  espérances,  à  votre  défaite 
son  triomphe,  à  votre  désolation  ses  insultes.  Alors  on  ne  se  conte- 


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766  UVDE  D£S  DEUX  UOKOH' 

nwt  plus,  et  d'un  côté  à  l'autre  du  cirque  on  se  provenait,  M  se 
défiait,  00  se  bravait  du  regard,  de  la  voix,  du  gâsie;  op  se  ofo- 
voyait  les  insultes,  les  chaula,  les  quolibets,  et  les  plus  aH«QS, 
montés  sur  les  gradins,  agitaient  furieusement  leurs  bras  env^p- 
pés  de  grandes  mancbes  Ootlantes.  ^  la  longue,  À  force  de  &9  re- 
trouver si  souvent  en  présence,  les  membres  des  factions  adverses 
en  venaient  à  se  haïr,  à  ne  plus  rêver  que  rixes  sanglantes,  incen- 
dies, guerre  civile.  Comprend-on  maintenant  comment  les  Byx»n- 
tios,  avec  leurs  factions  et  leurs  courses  de  chars,  ne  regrettaient 
plus  les  ëgorgemens  de  gladiateurs,  les  chasses  et  les  combatN  de 
bétes  féroces,  les  batailles  navales  sur  une  mer  factice?  Le  «|Dg 
qui  autrefois  coulait  danal'aiène  coulait  maintenant  dans  le»*n- 
tr'actes,  à  la  sortie  des  jeux.  C'était  la  spectateur  lui-même  qui, 
au  comble  de  la  rage,  tirant  la  courte  épée  cachée  sous  son  man- 
teau, se  précipitait  sur  les  gradins  de  la  faction  adverse,  &i«aît 
en  personne  fonction  de  gladiateur,  deveniût  tout  icoiip  acteur  d'une 
sanglante  tragédie.  Vainement  les  gardes  de  l'empereur  interve- 
naient-ils pour  séparer  à  coups  de  sabre,  à  coups  de  fouet,  i^  coups 
de  bâton,  les  combaitans;  sous  les  coups  de  la  milice,  verts  et  bleus 
ne  s'en  déchiraient  qu'avec  plus  de  fureur.  Quel  combat  de  gladia- 
teurs aux  plus  beaux  jours  de  Rome  eût  valu  cetie  spLeodide  sédi- 
tion du  règne  de  Justinien,  lorsque  40,000  cadavres  jouchërent  les 
gradins  et  l'arène  du  cirque?  Une  chasso  dj  bétes  sauvagesl  wais 
le  bleu  qui  épiait,  le  poignard  entre  les  dents,  embusqua  doos  une 
rue  étroite,  le  passage  de  quelque  vert,  éprouvait  uue  tout  autre 
volupté  qu'à  voir  poureuivre  dans  le  cirque  des  giraXes  ou  d«s  an- 
tilopes. Une  naumachie!  m^s  on  avait  mieux  que  cela,  et  le  soir 
on  voyait  de  bons  compagnons  du  parti  vénale  jety  dajis  les  ilôts 
du  Bosphore  quelque  prasi'n  dûment  cousu  dans  un  &ac  de  «uir. 
Tels  étaient  les  plaisirs  rjue  t'étab|i8S(.'meut  des  factions  avait 
pour  objet  de  procurer  au  peuple  byzantin.  Ces  l'acUoas,  confine  on 
le  volt,  étaient  de  véritables  associations,  des  clubs  hippique».  Elles 
étaient  au  nombre  de  quatre  ;  mais  les  blancs  faisaient  toujoprs 
cause  commune  avec  les  bleus  ou  vénètes  ;  les  rouges  n'éûtfnt 
qu'une  section  annexe  des  verts  ou  prasÏQS.  La  loi  recoiuiaùsatt  ^ 
ces  clubs  la  qualité  de  personnes  morales;  en  conséquence  chafue 
association  avait  ses  présidens,  ses  dlgujtaires,  ses  employés,  «on 
trésor,  ses  écuries,  ses  fermes  d'élevage,  s^  s  ch.vam,  ses  chars, 
son  jiersonnel  de  monlieurs  d'ours  it  de  funambules.,  pour  les  in- 
termèdes qu'on  devait  donner  au  public  pendant  la  représentatioD 
hippique.  Les  factions  étaient  en  eiïet  des  maoj^res  fi'imprnarii, 
des  entrepreneurs  en  bloc  de  tous  les  plaisirs  du  peuple.  Chacune 
des  quatr.;  factions  se  composait  donc  de  trois  éléraens  fort  4is- 
^ncts  :  1*  les  membres  du  club,  inscrits  sur  un  registre,  Mjvit 


l'hITMSIOHS  a  CQHST&KTtNOPLB.  707 

par  umée  une  cotisaUon  et  participant  à  l'élecUoo  des  dignitaires 
de  la  faction;  2°  les  cochers,  qu'on  a  pris  trop  souvent  pour  la  hc- 
Uofi  elle-aiâDBe;  3*  la  masse  de  citoyens  byzantins  qui,  sans  fttre 
inscrits  sur  la  «  cbarte  »  et  saas  payer  la  cotisaiioii,  sans  jouir  d'au- 
cun privilège,  prenaient  parti  cependant  pour  telle  ou  telle  aaso- 
dation,  et  venaient  s'asseoir  k  l'iiippodiome  sur  certains  gradins. 

Les  autres  grandes  villes  de  l'empire  avaient,  k  l'instar  de  Con- 
stantinople,  leurs  clubs  verts  ou  bleus  qui  étaient  en  correspendance 
avec  ceux  de  la  capitale,  donnaient  comme  eui  des  représentations 
hippiques  dans  I'bip)iodronie  de  la  localité,  et  se  mettaient  eo  in- 
surrection dès  qu'ils  apprenaient  que  leurs  confrères  de  Constanti- 
Bople  avaient  pria  les  armes.  D'un  bout  à  l'autre  de  l'empire,  il  y 
avait  une  sorte  de  fiaoc-maçonnerie  véoète  ou  praeine  qui  dirigeait 
tous  ses  elTorts  vers  le  même  but.  L' empereur  qui  à  Constantinople 
s'était  déclaré  pour  les  vénètts  était  aussitôt  adoré  par  les  bleus, 
exécré  par  les  verts  d'Alexandrie,  d'Antioche,  de  Mcée,  de  Thessa- 
lonique.  Un  comte  d'Isaurie  avait,  dans  la  ville  de  Tarse,  réprimé 
cniellemeiit  une  émeute  des  bleue,  leurs  collègues  de  Constanti- 
nople demandèreiJt  sa  tête  à  Justioien;  ils  ne  purent  rien  obtenir, 
mais  ils  le  guettèrent  k  la  sortie  du  palais,  et  le  laissèrent  pour 
mort  sur  la  place.  Quand  l'empereur  parvenait,  k  force  de  mesures 
terribIes,À  comiirimer  dans  sa  capitale  l'insolence  îles  factions,  u  la 
terreur  se  propagi^it  dans  toutes  les  villes  de  l'empire  romain.» 

Ce  qui  rendait  la  puissance  des  factions  encore  plus  redoutable, 
c'est  que  la  tolérauce  des  empereurs  les  avait  laissées  s'organiser  en 
Téritables  milices.  Elles  s'étaient  emparées  de  la  garde  de  la  vide, 
ce  qui  leur  permettait  d'y  commettre  impunément  des  désordres. 
La  résistance  énergique  qu'elles  étaient  capables  d'opposer,  en  cas 
de  sédition,  aux  soldats  exercés,  aux  vétérans  goibs  ou  varangiens 
de  la  garde  impL'riale,  s'expliquerait  mai,  si  cm  ne  supposait  les  fac- 
tieux pourvus  d'armes  oiTensives  et  défensives.  Comme  nos  gardes 
□alionanx  à  certaines  époques,  on  les  convoquait  pour  des  corvées 
honorables.  Ils  f.  isaient  escorte  à  l'empereur  dans  ses  chevauchées 
à  travtirs  laville  ou  dans  ses  pèlerinages  aux  églises  les  plus  véné- 
rées; ils  formaient  la  haie  sur  le  passage  des  processions  ou  pané- 
gjries,  lorsque  le  prince,  entouré  de  sa  cour,  de  son  patriarche,  de 
ses  évoques,  k  grand  renfort  de  cierges  et  de  chants  d'église,  se 
rendait  à  Sainte-Sophie  ou  aux  SaJnts-Apôtres,  lieu  de  sépulture 
des  empereurs  byzantins.  Ces  soldats  citoyens  avaient,  paralt-il, 
assez  mauvaise  mine;  l'évêque  de  Pavie,  l'Italo-Germain  Luiiprand, 
belliqueux  comme  tout  le  clergé  barbare  de  son  temps,  étant  allé 
en  ambassade  k  Byzance  vers  le  milieu  du  x*  siècle,  n'a  pas  assez 
de  railleries  pour  celte  piètre  milice  :  il  nous  repri^seute  les  factieux 
formant  la  hùe  Htecde  mauvaises  petites  piques,  des  boucliers 


■  Google 


768  RETDE   DES  DEUX   H0KDE3. 

brisés,  en  tuniques  toutes  rapiécées,  et,  n  pour  comble  d'édifica- 
tion, »  les  pieds  nus. 

Les  empereurs  avaient  à  la  fin  réussi  à  apprivoiser,  à  domes- 
tiquer ces  bandes  turbulentes,  à  s'en  faire  une  espèce  de  milice 
d'apparat,  fort  iooffensive.  Chaque  fois  que  l'empereur  paraissait  en 
public,  des  détachemens  de  verts  et  de  bleus,  a;iostés  sur  son  che- 
min, étaient  chargés  de  pousser  en  mesure  des  acclamations  et  de 
lui  offrir  des  pièces  de  vers.  Quand  l'empereur  se  mariait,  les  fac- 
tions étaient  tenues  de  composer  les  épithalames,  et  le  troisième 
jour  des  noces  elljs  accompagnaient  procession nellement  l'impé- 
ratrice, entourée  des  sénateurs,  de  ses  eunuques,  de  ses  femmes, 
de  ses  porteuses  de  parfums,  au  bain  tradilionnel  qu'elle  devùt 
prendre  au  palais  de  la  Magnaure.  Quand  il  naissait  n  un  porphy- 
rogénëte,  »  les  factions  étaient  invitées  à  lui  donner  uu  nom  et  à  le 
proclamer  par  la  ville;  elles  devaient  aussi  offrir  à  l'impératrice,  le 
neuvième  jour  de  ses  couches,  une  sorte  de  breuvage  épicé,  lelocho- 
zetna,  le  vin  de  l'accouchée. 

Dans  cette  cour  singulière  de  Byzance,  le  cérémonial  prescrivait 
au  souverain  de  se  divertir  à  certains  jours.  Alors  on  invitait  au  pa- 
lais des  délégués  des  factions;  ils  accompagnaient  de  leurs  chants 
et  de  leurs  tambourins  les  danses  gothiques,  où  figuraient  des 
géans  au  costume  barbare,  au  masque  effrayant,  au  jargon  inintel- 
ligible, qui  étaient  censés  représenter  les  soldats  d'Alaric.  Parfois 
ils  se  liv:T,'e:it  eux-mêmes,  en  présence  de  l'empereur  et  de  toute 
sa  cour,  à  des  danses  d'un  caractère  fort  grave,  presque  religieux, 
et  d'où  les  femmes  étaient  bannies.  Chacun  des  danseurs  était  vfttu 
d'un  pourpoint  à  crevés,  comme  en  eurent  plus  tard  les  Vénitiens, 
de  baut-de-chausses  mi-parti,  comme  les  Français  du  xir'  siècle, 
avec  des  rubans  aux  poignets  et  aux  jambes;  ils  tenaient  à  la  m^ 
un  b&ton  surmonté  d'un  croissant. 

Pour  suffire  à  tant  de  tâches,  organiser  les  plaisirs  du  peuple, 
maintenir  le  bon  ordre  dans  la  cité,  animer  et  embellir  la  cour  du 
prince,  ces  associations  avaient  une  organisation  assez  compliquée. 
A  la  tête  de  chacune  des  factions  ou  démet  se  trouvaient  deux  chefs, 
le  démocrate  et  le  démarque.  Le  démocrate  avait  fini  par  n'être  plus 
nommé  que  par  l'empereur,  celui-ci  avait  même  soin  de  conférer 
cette  charge  à  l'un  de  ses  généraux  commandant  de  la  garde  impé- 
riale ou  de  SCS  amiraux  qui  pût  lui  réponiîre  de  la  tranquillité  de 
ses  subordonnés;  mais  le  vrai  chef  de  la  faction,  le  chef  élu,  aimé 
et  populaire,  qui  inspirait  la  confiance  et  non  la  crainte,  c'était 
le  démarque.  Il  payait  quelquefois  de  sa  tôte  les  méfaits  de  sa 
troupe,  l'un  fut  brûlé  vif  sous  Phocas.  Sous  les  ordres  de  ces 
hauts  dignitaires,  il  y  avait  encore  des  iicutenans,  des  commandans 
de  quartiers,  des  inspecteurs  des  postes  militaires.  Il  fallût  aosû 


l'hippodrome  a  cosstantinople.  769 

dan3  chaque  faction  des  notaires  pour  rédiger  les  actes  et  tenir  le« 
comptes,  des  chttriulaires  pour  garder  les  archives,  des  mandaioret 
pour  porter  les  ordres  du  démarque,  des  podtes  en  titre  pour  com- 
poser les  vers  en  l'honneur  du  prince,  des  mélistes  pour  les  mettre 
enj^musique,  des  chefs  d'orchestre  pour  les  faire  chanter,  des  orga- 
nistes  pour  l'accompagnement  des  chœurs,  des  peintres  et  de» 
sculpteurs  pour  fabriquer  ces  images  de  l'empereur  et  de  l'impé- 
ratrice qui  ornaient  l'hippodrome,  la  couronne  de  lauriers  sur  It 
tête;  il  fallait  des  tchuous  pour  maintenir  l'ordre  dans  le  cirque, 
Ags  officiers  de  Curne  pour  veilkr  sur  les  opérations  du  tirage  an 
sort  des  places  que  devaient  occuper  les  chars,  des  gardes  de  bar- 
rières chargés  de  les  abaisser  lorsqu'on  donnait  le  signal  de  la 
course,  des  préposés  au  vestiaire  qui  veillaient  à  la  conservation 
des  couronnes  et  des  casaques  d'or  des  cochers,  une  infinité  d'em- 
ployés pour  les  écuries,  pour  l'entretien  de  l'arène,  pour  la  police 
des;jeux,  sans  compter  les  danseurs,  mimes,  acrobates,  saltimban- 
ques, etc.  Il  leur  fallait  surtout  des  cochera  et  des  chevaux;  les  um 
et  les  autres  méritent  une  mention  à  part. 


Nos  sociétés  de  courses  se  proposent  l'amélioration  de  la  race  che- 
valine; nos  courses  plates  ou  nos  »teeple-chaiet  ont  pour  objet  de 
mettre  dans  tout  leur  jour  les  qualités  de  vitesse,  d'énergie,  de  ré- 
sistance, d'un  chevfil  destiné  à  faire  un  reproducteur  célèbre  et  à 
procréer  une  race  de  victorieux.  A  Byzance,  on  ne  paratt  pas  avoir 
eu  cette  préoccupation.  Sans  doute  les  Grecs  du  moyen  âge  recher- 
chaient dans  tout  l'Orient  les  belles  races  de  chevaux,  leurs  oITiciers 
de  remonte  parcouraient  les  marchés  de  l'Arménie,  de  la  Syrie  arabe, 
de  la  Bulgarie,  les  sultans  d'Egypte  et  les  califes  de  Bagdad  en- 
voyaient à  l'empereur  leurs  plus  fiers  étalons,  à  l'œil  de  feu,  aux 
jarrets  d'acier;  mais  on  vantait  surtout  le  luxe  des  écuries  et  des 
haras  impériaux.  Les  chevaux  étaient  de  la  part  des  riches  patri- 
ciens et  des  empereurs  hîppomanes  l'objet  des  soins  les  plus  délicats. 
A  Rome,  on  avait  vu  Incitatus,  le  cheval  de  Caligula,  devenir  consul; 
Héliogahale  faisait  servir  à  ses  coursiers  des  raisins  secs  d'Apamée; 
Vérus  des  dattes  et  des  pistaches.  Ce  dernier  empereur  portait  sur 
ses  vôtemens  royaux  la  figure  de  Volucris,  son  cheval  favori,  comme 
nos  turfistet  portent  à  leur  cravate  des  tètes  de  cheval  montées  en 
épingle;  dans  leurs  écuries  de  marbre  blanc,  on  paratt  ces  nobles 
animaux  de  colliers  de  perle,  on  leur  dorait  la  corne  des  pieds,  on 
leur  apportait,  en  récompense  de  leurs  victoires,  des  bassins  rem- 
plis de  pièces  d'or.  Quand  on  voulait  les  préparer  pour  la  course 
ion  xciT.  —  1871.  M 


,  Google 


770  REVUE  DES  DEUX  MO\DES. 

proctiaîne,  on  les  entraînait  au  son  des  hautbois,  au  bruit  des  chants, 
à  la  lumière  des  flambeaux.  Le  sage  empereur  A<)j'ii;a  n'était  pas 
exempt  <le  cette  folie;  quand  son  bon  cheval  Borystliène  mourut,  il 
lui  fit  fl  ver  un  magulfiTue  tombeau  avec  une  inscription  élogîeuse 
comme  pour  un  combattant  de  Marathon.  La  Grèce  autique  elle- 
même  avait  cette  coutume  d"ériger  des  mausolées  àus  grands  vain- 
queurs de  î»es  ccmrses  olympiques.  L'empire  byzantin  suivit  la  double 
tradition  romaine  et  grecque  dans  ce  qu'elle  pouvait  avoir  de  plus 
extravagant.  Parmi  les  amateurs  les  plus  célèbres,  on  cite  un  pa- 
triarche, un  chef  de  l'église  orthodoxe  universelle,  un  souverain 
pontife  de  l'Orient,  Théophane,  prélat  de  race  impériale,  qui  vivait 
au  X'  siècle  et  qui  ne  le  cédait  pas  en  d(?bauches  til  en  scandales 
aux  papes  romains  de  la  même  époque,  Ji'an  XI  et  Jean  XII.  Cet 
étrange  pontife,  oubliant  les  modestes  traditions  de  ses  prédéces- 
seurs, qui  ne  chevauchaient  que  sur  des  ânes  en  mémoire  du  fils  de 
David  à  son  enm'e  dans  Ji^rusalem,  nourrissait  plus  de  mille  che- 
vaux; ses  écuries  étaient  de  véritables  palais;  dans  les  boxes  do- 
ïées,  il  n'était  pas  question  d'avoine  ou  de  foin,  mais  de  blé,  de 
pislach.-s,  de  dattes,  de  figues,  de  raisins  secs;  on  abreuvait,  on 
lavait  les  coursiers  avec  les  vins  lus  plus  précieux,  o:i  les  parfumait 
avec  le  safran  et  le  cinnamoine.  Un  jour,  comme  il  officiait  à  l'autel 
de  Sainte-Sophie  en  présence  de  l'empereur  et  de  toute  sa  cour, 
en  présence  des  .patriarches  ds  l'Orient,  des  métropolites,  des  évé- 
ques,  d'un  clergé  et  d'un  peuple  innombrable  accourus  de  totiles 
les  villes  voisines,  on  vint,  lui  dire  à  l'oreille  que  sa  jument  favo- 
rite ven<iit  de  mettre  bas.  Aussitôt  de  dépécher  à  la  hâte  la  gran- 
diose et  interminable  lîiurgie  de  l'église  orthodoxe,  de  lais.ser  là  tout 
ce  monde,  les  princes,  lesjKinlifes,  les  moines  thaumaturges,  et  de 
courir  à  son  écurie.  Un  autre  de  ses  contemp'trains,  l'empereur  Mi- 
chel lU,  s;  livrait  à  de  semblables  excentricités;  il  descendait  lui- 
même  snr  la  piste  et  conduisait  les  chars  en  casaque  de  cocher  bleu. 
On  vint  ri:iterrompre  d^ms  une  course  pour  lui  apprendre  qu'on 
avait  i-pçn  un  téii^g-amme  sinistre  ;  des  feux  allumés  de  montagne 
en  mon::i^ne  depuis  h  fond  de  l'Asie  jusqu'aux  portes  de  Conslao- 
tino;>le  annonçaient  que  les  armées  byzantines  étaient  bnliues  sur 
les  boj'ds  de  l'Euphrate.  Il  ordonna  d'éteindre  ces  fanaux  impor:uns, 
et  continua  à  disputer  li  prix  ;  le  peuple  l'approuva.  Qu'étaient  les 
défaites  k  la  frontière,  si  l'on  avait  des  vicloires  flans  le  cirque?  Au 
reste,  ce  patriarche  et  cet  empereur  eurent  une  mort  digne  de  leur 
vie:  l'nn  mourut  d'une  chute  de  clieval,  l'autrs  assassiné  dans 
l'hippolro;!!",  eut  pour  linceul  une  couverture  d'écurie. 

Mais,  quelle  que  fût  la  pas.sion  des  Byjantius  pour  les  coursiers, 
ceux-ci  n'iiccupai/nt  que  le  second  rang  dans  leurs  affections.  Cheî 
nous,  ou  décerne  les  prix  au  cheval,  on  n'accorde  au  jockey  que 


LUIPPOrniDHE    *■  CONSTAWTISOPLE.  771 

des  encoursgemens ,  — 'qu'en  bonnejustice  îl  doH  encore  partager 
avec  l'entmlneniT;  à  Constanlinepile,  C'-étàit  le  cocherqae  l'on  adu- 
lait, ïpie  l'an  fètah,  àqui  l'on  'attritmâit  4es"vicioires.  Cette  hatrte 
fonction  de  cocher  du  oinrue,  iiënïor'hos,  ne  s'obtenait  pas  ife 
primii-sawl!  il  y  avait  là  toute  irae  liiérarchie  avec  ses  grades,  ses 
classes  ftistinctes,  son  sumumérariat.  Celait  fenipereur  liri-mème 
qui  conférait  cette  dignité  et  qui  ordonnait  à  ses'dianrbeHans  d'en 
ÂîliTrer  les  insignes  au  candidat;  bd  luïTetnettait  son  brevet  signé 
de  i'encre  ronge  impériale.on  lui  passaiît -une  ceintore  antour  des 
reins,  vn  luiposaiit  sut  la  Ifiteune  teqoe  brodée  ^'argent.  Les  édite 
des  empereurs  accordaient  au  cocher  de  nombreux  privilèges,  l'im- 
munit(^  de  certains  impôts,  l'exemption  du  fouet  et  de  tous  les  au- 
tres cl'àtimens  corporels.  De  même  que  la  peinture  s'est  ingéniée 
chez  ri  .osa  conserver  à  hi  -postérirlé  les  beltes  formes' de  Monarque, 
de  'Fîlie-de-rAtr,'AG  Glodiûtetir,'Ae  même- àea  statues  érigées  daTjs 
l'hippedreme  conBacraient-à Tiwnwortàlité  les  tralls  des  plus  illus- 
tres aMtomédons.  L'n>g«iiemeirt  allait  même  si  loin  qne  le  code 
théodosien  dut  irtteniire  l'instaHation-sorr  tes  places  ■puMrqnes  des 
statues  de  cochers  à  (îôté  des  statues ïJes'empereurs.  Celles  deThip- 
■podroiHe  avaient  sur  leurs  -piéyeslaux  lies  inscriptions  en  Ters  où 
*es  beaux  esprits  du  Byzance  rfépuiFaient  à  invwjter'fl'rngénieuseB 
flatteries.  Jamais  thez  nous  cantatrice 'Célèbre,  a"trrce  en  renom-ii'a 
été  içâtée  du  public  comme  l'OTitétéô  Byrance  les  Callropes,  lesXra- 
nîuM,  l'^  Icarius,  les  Anatellons,  leS'^Olympias,  les  ÉpAphrodites. 
»(  Ancbise  fut  l'amant  'de  Vémas,  'Endymion  le  chéri  de  'Diane;  'Por- 
phyiius  eut  le  fci>vori  de  la  TictoiPe!  »'0u  bien  encoi-e  ice  quatrain 
qu'aurait  envié  Benserade  ;  «  quand  fa  Naiure-eutà  lafm  des  temps 
enfanté  Porphyrius,  file  fit  un  Berment,«t,  de  sa  bouchequl  ne  snit 
pas  mHntir  elle  dit  :CeBt  fini,  jen'enfanterai  plus;  tout  ce  que  j'a- 
vais de  grâce,  j'en  ai  dotéPorphyrius.  w 

Comment  les  adulations  du  peuple  et  du  prince  -n'auràient-^lles 
pas  tourné  la  tête  à  ces  pauvres  diables?  Pour  gagner  ces  victoires 
qui  donnaient  une  si  glorieuse  nfrtoriété,  tons  les  moyens  leur  étaient 
bons  :  ils  eussent  fait  un  pacte  avec  'le  diable;  plusieurs  furent  con- 
vaincus de  pratiques  de  sorcellerie.  Le  cocher  Hilarion  fut  con- 
damné à  mort  pour  avoir  livré  son  fils  à  un  nécromancien  «  qui  de- 
vait lui  apprendre  l'arlmystérienR,  défvrndupir'les  lois,  d'appeler 
à  son  aide  les  eaprKs  médians,  n  Tout  co(!her  vaincu  avait  une  ten- 
dance naturelle  k  ajupçonner  soïi'îieureHx  rival  de'orcellerie.  Avant 
la  course,  ou  avait  soin  de  fouiller  les  concurrens,  comme  dans 
nos  tournois  du  moyen  âge  on  fouillait  les  chevalrers  pmrr  s'as'^urer 
qu'ils  n'avaient  point  de  talismans.  La  trrace  irritable  »  des  cochers 
du  cirque  en  vennit  parfois,  sur  des  soupçons  de  ce  genre,  aux  coups 
de  couteau;  le  concurrent  malbeureul  attendait  soo  vainqueur  au 


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772  HEVDE   DES   DECX   MONDES. 

coin  d'une  rue.  Le  code  théodosien  fut  obligé  de  réprimer  ces  vio- 
lences :  «  quiconque  tuera  un  de  ses  rivaux,  fùt-il  convaincu  de 
pratiques  magiques,  sera  puni  de  mort.  »  En  général  pourtant  les 
cochers  étaient  des  gens  craignant  Dieu;  leur  carrière  hippodro- 
mique  était  aussi  féconde  en  «  naufrages  n  que  la  vie  du  marin,  à 
laquelle  l'hippodrome  aimait  à  emprunter  beaucoup  de  ses  expres- 
sions familières.  Ils  étaient  pieux  comme  lui  :  après  chaque  journée 
de  course,  on  les  voyait  se  diriger  vers  l'église  la  plus  voisine,  où 
les  appelait  non  pas  le  son  de  la  cloche  d'airain,  mus,  suivant  la 
coutume  orthodoxe,  un  marteau  qu'on  frappait  sur  une  planche. 

III. 

L'hippodrome  de  Constantinople,  comme  le  circus  miurimus  de 
Rome,  comme  tous  les  hippodromes  de  l'antiquité  gréco-romaiae, 
se  composait  essentiellement  d'une  vaste  surface  plane,  fermée  à 
l'une  de  ses  extrémités  par  une  ligne  droite,  à  l'autre  extrémité  par 
un  hémicycle,  sur  ses  deux  grands  càtés  par  deux  lignes  droites.  A 
l'hémicycle  et  sur  les  deux  lignes  latérales  s'élevaient  les  gradins 
où  venait  s'entasser  la  multitude.  Vis-à-vis  de  l'hémicycle,  sur  le 
petit  c&té  rectiligne,  se  dressaient  des  constructions,  loges  pour  les 
grands  personnages,  écuries,  vestibules  pour  le  stationnement  des 
chars  et  des  attelages;  là  se  trouvait  ce  qu'on  appellerait  chez  nous 
l'enceinte  du  pesage.  Sur  l'axe  de  l'hippodrome,  on  voyait  une  ter- 
rassé longue,  étroite,  haute  de  quelques  pieds,  terminée  à  ses  deux 
extrémités  par  une  triple  borne  :  c'était  ce  qu'on  appelait  la  xpina, 
l'épine  dorsale  de  l'hippodrome;  elle  partageait  l'arène  en  deux 
pistes,  la  piste  de  droite,  que  parcouraient  les  chars  en  sortant  des 
places  de  départ,  la  piste  do  gauche,  qu'ils  parcouraient  après 
avoir  tourné  la  borne  de  la  tpîna,  en  revenant  aux  places  de  départ. 
Telles  étaient  les  dispositions  générales,  communes  à  tous  les  hip- 
podromes. Ajoutons,  pour  en  finir  avec  toute  cette  géométrie,  que 
celui  de  Constantinople  avait  environ  370  mètres  de  longueur  et  80 
ou  70  de  largeur.  Nous  pouvons  passer  maintenant  à  la  description 
des  diverses  parties  du  grand  monument  que  nous  venons  d't-s- 
quisser. 

L'hippodrome  de  Constantinople  fut  fondé  par  l'empereur  Sep- 
time-Sévère.  Ce  prince  avait  presque  entièrement  détruit  l'antique 
cité  de  Byzance  pour  la  punir  d'une  révolte;  puis,  frappé  des  avan- 
tages qu'offrait  la  position  de  cette  ville,  située  sur  deux  mers,  à  li 
rencontre  de  deux  continens,  il  s'était  mis  à  la  reconstruire  sur  de 
plus^vastes  proportions.  Cent  vingt-quatre  ans  avant  Constantin, 
Septime-Sévère  avait  inventé  Constantinople.  Naturellement,  dans 
ce  siècle  du  panem  et  circemet,  il  commença  par  l'hippodrome;  il 


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l'hippodrome   a   CONSTANTIN OPLE.  773 

déploya  dans  cette  fondatioD,  comme  pour  faire  oublier  aux  Byzan- 
tins ses  premières  rigueurs,  une  telle  magnificence  que  cet  hippo- 
drome, destiné  à  une  petite  cité  de  la  Thrace,  ne  se  trouva  pas 
indigne  de  Constantinople  quand  elle  fut  devenue  l'héritière  de  l'em- 
pire romain,  la  capitale  du  monde  civilisé  et  laRomederOrieat,  On 
peut  dire  aussi  de  Srptime-Sévère  que  déjà  il  commençait  à  bâtir 
la  ville  éternelle.  Comme  il  ne  pouvait  trouver  une  surface  plane 
assez  vaste  pour  y  établir  son  hippodrome,  i!  créa  un  sol  factice;  là 
où  le  terrain  s'abaissait  en  un  escarpement,  il  éleva  des  piliers,  ar- 
rondit des  voûtes  immenses;  dans  la  nuit  de  ces  souterrains  s'éten- 
dirent les  eaux  glacées  de  la  Citerne  froide.  Au-dessus,  comme  les 
jardins  suspendus  de  Sémiramîs,  l'hippodrome  développait  sa  vaste 
plaine  de  sable,  son  arène  de  570  mètres  de  longueur;  les  prodi- 
gieux amphithéâtres  de  trente  ou  quarante  gradins,  les  portiques, 
les  obélisques  de  granit,  surchargeaient,  sans  les  fatiguer,  les  vo&tes 
indestructibles. 

Les  bâtimens  situés  à  l'extrémité  rectillgne  de  l'hippodrome 
comprenaient  à  la  fois  les  mangana  ou  carceregel  la  tribune  im- 
périale. Les  mangana  étaient  des  espèces  de  loges,  de  vestibules, 
où,  en  attendant  le  signal  du  départ,  les  cochers  debout  sur  leurs 
chars,  le  fouet  entre  les  dents,  retenaient  à  grand'peine  de  leurs 
rênes  tendues  leurs  quatre  coursiers  à  la  bouche  écuraante.  Ces 
loges  étaient  fermées  par  des  barrières  ou  par  des  portes  gril- 
lées qu'un  gardien  ouvrait  au  signal  convenu,  et  qui  étaient  ornées 
de  statues  ou  de  cariatides.  Quant  à  la  tribune  impériale,  elle  for- 
mait tout  un  palais,  se  rattachant  au  grand  palais  impérial  et  com- 
pris dans  son  enceinte.  On  sait  en  effet  que  le  grand  palais  impérial, 
espèce  de  Kremlin  byzantin ,  amas  d'églises  et  de  palais,  était  en 
même  temps  une  forteresse;  les  murailles  crénelées  en  laissaient 
apercevoir  au  loin  non-seulement  les  dômes  dorés,  les  coupoles  étin- 
celantes  de  quinze  ou  vingt  sanctuaires,  non-seulementles  jets  d'eau 
retombant  dans  les  bassins  de  marbre,  les  arbres  des  parcs  et  de 
voluptueux  bosquets,  mais  aussi  les  tours  massives  où  les  varan- 
giens  aux  cuirasses  dorées  montent  la  garde  avec  leur  double  hache 
sur  l'épaule.  Un  souverain  qui  se  gardût  si  bien  dans  son  sérail  ne 
pouvait  guère  se  hasarder  sans  précautions  au  milieu  de  son  peuple, 
surtout  dans  ces  bruyantes  solennités  de  l'hippodrome  où  un  tu- 
multe dégénérait  si  facilement  en  émeute.  Aussi  l'empereur  s'étùt-îl 
arrangé  pour  assister  aux  jeux  sans  sortir  de  chez  lui;  de  son  tri- 
clinium  d'or,  aux  parquets  de  mosaïques,  aux  murailles  couvertes 
des  images  de  saints  et  des  portraits  de  ses  ancêtres  en  émail  sur 
fond  d'or,  «  l'autocratflr  des  Romains,  »  par  une  série  de  jardins 
réservés,  de  cours  intérieures  dallées  de  marbre,  de  galeries,  d'es- 
caliers «  en  escargot,  n  se  rendût  à  son  palais  de  la  tribune,  à  son 


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771  BËKUB    SES.  DEUX    UONDES. 

caJ/iisma.  Ce  palais  de  la  trtbtinet  comme  on  le  voit,  éUit  use  espèce 
de  bastion  du  ^aud  palais,  une  posi.Lion  avajicée,  mais,  dos  hasar- 
dée; élevé  de  plusieurs  étage»  au-dessus  du  niveau  de  l'ai'Èae; 
l'empereur  sa  trouvaltau,  milieu  de  saapeujfle.maisnûo  à  sa  merci,. 
Sa  loge  iir^.i'iaJe,  portée  sur  de  hautes  coleimes  cooiuie  suj:  des  pi- 
lotisf  bra.vaj,t  les  ûots  et  les  tumpâtas  populaires;  (la  l'iiippotlcome,. 
OQ  ne  pouvait  y  monter,  le  prudent  architecte  avait  supprimé  de 
ce  côté  tout  escalier.  Quand  le  peuple  ameuté  conunençait  à  lait- 
cer  des  pierres,  le  priyce  a'avait  qu.'à  rentrer  dans  sa  grandb. 
enceinte  furtiliée,  et  Li  rage  populaire  vâuait  se  briser,  contre  Les 
remparts  a'énelés  et  les  portes  dtairaio. 

Le  palais  de  la  tribune  se  composait  d'un  tricliatuat  où  l'empe- 
reur,, dans  l'inteivalle  des  jeux,  invitait  parfois  k  dïner  ses  grands 
dignitaires,  d'un  cubiculma  où,  loin  des  regards  profanes,,  assisté 
de  ses  seuls  eunuques,  il  procédait  aux.  nombreux  changemens  de 
costume  que  lui  prescrivait  le  cérémonial  compliqué  de  Byzance, 
enfin  de  la  loge  pioprement  dite  où.  il  siégeait  sur  son  troue  comme 
autrefois  Tes  consuls  et  les  édiles  romains  sur  leurs  chaises  cuniles.. 
Debout  autour  de  lui,  on  voyait  une  nuée  d'eunuques,  les  uns  avec 
l'évenuil,  les  autres  avec  le  glaive  d'or  à  la  ni;iLu;  ^  droite  et  à. 
gauche,  dans  d'auttes  loges,  les  grands  dignitaires  de  l'empire. 
De  ces  loges,  on  descendait  sur  une  terrasse  en  saillie  aur  l'arèDB 
et  fort  éleviie  au-dussus  du  sol,  elle  avait  !a  forme  etportait  lu  nom 
de  la  letti-e  grecque  pi.  C'est  li  que  stationnaient  les  gardes  ira- 
pÉriaux  avec  les  étendards  de  leurs  corps. 

Tan; Ils  qu'au  palais  de  la  tribune  «  l'autocrate  des  Romaios  »  re- 
cevait les  compliniens,  les  géuullexions,  les  prosternations  de  ses 
dignitaires,  et  que  le  grand-maStre  des  cérémonies  les  introduisait 
tour  à  tour,  suivant  leurs  grades  denoblesse,  espacés  comme  les 
grades  du  tchin  moscovite,  —  l'impi^riUrice  tenait  sa  cour  d'un 
autri!  côté.  C'était  exciusivement  une  cour  de  dames,  car  la  prude- 
rie des  orthodoxes  byzantios  n'a(lmett;iit  pas  celte  fréquentation  des  - 
deux  sexes  qui  a  valu  aux  cours  de  François  1"  et  de  Louis  XIV  un 
si  grand  renom  di:  galanterie.  La  cour  de  l'empereur  de  Constaa- 
tioople,  pour  la  rigueur  de  soo  étiquette,  pour  la  sévérité  de  son 
cérémonial,  était  un  Versailles,  mais  un  Versailles  à  la  turque,  un 
Versailles  sans  femmes.  L'impératrice  était  as:>is&  sur  un  trône  d'or, 
revêtue  d'étoiles  brochées  d'or  et  d'une  roideur  métallique,  parée 
d'une  sorte  de  manteau  pontifical  qui  rappelait  la  chasuble  dea 
prêtres  grecs,  la  tète  ceinte  d'une  couronne  enrichie  de  pierreries 
et  garnie  de  pendeloques,  qui  venaient  battre  ses  deux  joues,  tom- 
baient sur  son  sein,  et,  se  rejoignant  sous  son  menton,  faisaient 
à  son  visage  un  enradrement  d'or  et  de  diamans.  Elle  était  immo* 
bile,  muette*  impassible;  parée  et  enchâssée  d'or  comme  une  idole. 


LHIPPODROUE   A  CONSTASTISOPLE.  775 

de  l'Hindoustan  ou  comme  une  madone  byzantine;  on  ne  pouvait 
introduire  auprès  d'elle,  au  moins  dans  les  cérémonies  publiques, 
que  des  femmes,  celles  des  grands  fonctionnaires  de  l'empire.  Dans 
cette  étrange  cour  de  femmes,  sorte  de  harem  chritien,  des  eunu- 
ques faisaient  l'office  de  duègnes  ou  de  cha|)erons;  mais  dans  cette 
solennelle  pruderie  il  y  avait  une  forte  dose  d'hypocrisie.  Au  fond, 
le  diable  n'y  perdait  rien,  et  quand  les  chroniqueurs  byzantins  veu- 
lent bien  se  relàchur  de  leur  sèche  et  ennuyeuse  réserve,  ils  noua 
laissent  entrevoir  de  piquantes  intrigues  dont  le  récit  n'eût  point 
déparé  le  Dccameron.  Toutefois  cet  appnreil  presque  poniincal  et 
monacal  en  imposait  au  vulgaire,  obligeait  Vauguslti  elle-même  à 
se  bien  tenir  en  public.  Ce  n'était  point  là  une  précaution  inutile, 
beaucoup  de  ces  impi^ratrices  n'étaient  point  issues  de  la  fine  fleur 
de  la  société  grecque;  les  hasards  des  révolutions  qui  amenaient 
tour  à  tour  sur  le  trône  éphémère  tantôt  un  paysan  comme  Jus- 
tin I",  tantôt  un  grossier  centurion  comme  Pbocas,  tantôt  un  pale- 
frenier comme  Michel  1"  ou  Basile  le  Grand,  mettaient  également 
d'étranges  impératrii  es  à  la  tête  de  l'aristocratie  féminine  de  By- 
zance.  La  femme  de  Justin  I"  était,  comme  la  première  Catherine 
de  Russie,  une  vivandière,  celle  de  Léon  I"  une  bouchère,  celle  de 
Justinien,  Th  odora.  une  pantomime,  celle  de  Romain  II  la  Tdle 
d'un  cabaretier.  Parfois  des  traités  d'alliance  et  de  mariage  avec 
les  naiions  étrangères  donnaient  pour  compagne  au  a  maître  du 
monde  »  qufique  femme  barbare,  une  Franqui^,  une  Khazare  au 
nez  kalmourk  et  aux  yeux  bridés,  une  Bulgare  qui  faisait  son  en- 
trée dans  la  ville  éternelle  vêtue  de  peaux  mal  tannées  et  traînée 
sur  un  lourd  et  grossier  chariot  scythique.  On  vous  prenait  pourtant 
cette  cabaretière,  cette  comédienne  ou  cette  barbare,  on  vous  la 
revêtait  de  ces  draperies  presque  sacerdotales,  on  lui  posait  sur  la 
tête  oe  vénérable  diadème  où  des  reliq|ies  et  des  pierreries  se  trou- 
vaient enchâssées,  on  l'asseyait  sur  un  trône  d'or  gardé  dans  les 
trésors  du  grand  Constantin,  on  l'entourait  de  matrones  et  d'eu- 
nuques, on  l'enfermait  dans  un  rigoureux  cérémonial  conservé  re- 
ligieusement par  cent  générations  d'impératrices  :  comment  n'en 
eût-on  pas  fait  une  iiugmia,  une  chose  sainte  et  sacrée  devant  la- 
quelle tous  les  fronts  s'inclinaient  dans  la  poussière? 

Dans  les  idées  byzantines,  les  femmes  pouvaient  assister  aux  jeux 
de  l'hippodrome.  Elles  se  passionnaient  encore  plus  que  les  hommes 
pour  les  bleus  ou  pour  les  verts.  L'impt^ratrice  Théodora,  femme 
du  législateur  Justinien,  qui  dans  sa  jeunesse  de  pantomime  et  de 
comédienne,  dans  la  maison  de  son  père,  le  montreur  d'ours  Aca- 
cius,  avait  contracté  d'ardentes  sympathies  ou  des  rancunes  de  cou- 
lisses et  de  théâtr-,  poussa  la  haine  contre  les  verts  jusqu'à  la 
cruauté.  Toutefois,  si  on  na  pouvait  refusée  ce  divertissement  à 


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77Ô  BETDE   DES  DEUX  MONDES. 

l'augusta,  il  fallait  qu'elle  y  assistât  a  invisible  et  présente,  d  Les 
matrones  de  la  Rome  byzantine,  sous  l'influence  chaque  jour  plus 
décisive  des  idées  orientales,  n'avaient  plus  la  liberté  d'allure  des 
matrones  romaines  d'Occident.  Le  gynécée  de  rancienDe  Grèce, 
plus  fermé  déjà  et  plus  jaloux-  que  la  mûson  du  paterfamilitu 
latin,  tournût  alors  au  harem  asiatique.  Or  il  y  avait  entre  le 
grand  palais  impérial  et  le  palais  de  la  tribune  une  église  dont  les 
catéchuménie»  donnaient  sur  l'hippodrome;  c'était  celle  de  Sùat- 
Étienne,  bâtie  par  Constantin.  Les  galeries  et  les  fenêtres  du  sanc- 
tuaire servaient  donc  à  l'impératrice  de  baignoires  ou  de  loges  gril- 
lées, et  l'église  devenait  une  dépendance  du  théâtre. 

Nous  avons  vu  les  places  privilégiées  où  s'asseyaient  les  grands 
de  l'empire,  l'autocratôr  et  l'augusta,  les  membres  de  la  sacro- 
sainte  hiérarchie,  les  fonctionnaires  et  les  généraux  slaves  on  turcs, 
bulgares  ou  khazars,  arabes  ou  perses,  qui  formaient  l'aristocratie 
du  monde  néo- hellénique;  passons  aux  places  réservées  à  cette 
multitude  presque  cosmopolite  qui  s'intitulait  encore  «  le  peuple 
romiÙD.  »  Comme  rien  n'était  trop  beau  pour  lui,  les  gradins  où  il 
l'asseyait  étaient  de  marbre  blanc;  dans  la  décadence  et  la  mine  de 
s'hippodrome,  ta  masse  énorme  de  ces  gradins  devint  une  sorte  de 
carrière  d'où  les  architectes  ottomans  tiraient  les  blocs  de  marbre 
pour  la  construction  des  sérails  et  des  mosquées.  La  partie  en  hé- 
micycle de  ces  gradins,  la  partie  cumligne  opposée  au  palais  de  la 
tribune  impériale,  s'appelait  d'un  nom  assez  pittoresqiie,  la  fronde 
ou  la  coupe.  Des  gradins,  on  pouvait  descendre  dans  l'arène  aa 
moyen  de  couloirs;  mais  ces  couloirs  se  terminaient  à  l'extrémité 
inférieure  par  des  balustrades  ou  des  portes  grillées  ;  on  ne  pou- 
vait permettre  en  eiîet  à  des  spectateurs  aussi  impressionnables, 
aussi  irritables  que  ces  méridionaux  de  l'Orient,  de  descendre  i 
volonté  sur  l'arène.  Un  partisan  enragé  des  verts  était  capable  de 
tout  pour  empêcher  un  cocher  bleu  d'arriver  le  premier.  Primiti- 
vement il  y  avait  eu  le  long  de  ces  balustrades  un  assez  large 
fossé  rempli  d'eau,  une  espèce  de  petit  fleuve  circulant  tout  autour 
de  l'hippodrome,  qu'on  appelait  l'Euripe,  et  qui,  dans  les  idées  de 
la  Rome  païenne,  était  consacré  au  dieu  Océan.  En  effet,  comme 
l'Océan,  il  entourait  complètement  la  terre  sèche.  Il  servait  à  proté- 
ger les  spectateurs  contre  les  bonds  des  animaux  féroces  qu'on  ex- 
posait parfois  dans  l'arène;  il  servait  aussi  à  préserver  la  piste  des 
envahissemens  de  la  multitude;  enfin,  de  temps  à  autre,  on  y  fai- 
sait au  peuple  romain  des  exhibitions  de  phoques,  de  crocodiles 
ou  d'hippopotames.  Quand  l'empire  appauvri  n'eut  plus  le  moyeo 
de  faire  venir  des  lions  d'Afrique  et  des  amphibies  d'Egypte,  l'Eu- 
ripe disparut;  le  nom  seul  en  subsista,  et  ne  fit  plus  que  désigner  la 
porlicn  de  l'arène  la  plu»  rapprchée  des  gradirs,  celle  où  se  te- 


l'hippodrome    a    C0N8TANTIN0PLE.  777 

naîent,  un  b&ton  à  la  main,  les  cursores,  sortes  de  tchaous  ou  de 
policemen  chargés  de  contenir  les  spectateurs.  En  haut  des  gradins 
régnait  un  vaste  promenoir  orné  de  portiques  sous  lesquels  se 
dressait  un  peuple  de  statues;  c'était  là  que  les  oisifs  ou  les  cu- 
rieux de  Byzaoce  allaient,  en  attendant  les  jeux,  jouir  de  l'aspect 
de  l'hippodrome  dans  son  ensemble  ou  du  panorama  de  la  capitale. 
Il  faut  ajouter  que  tout  un  côté  de  l'hippodrome,  avec  ses  degrés, 
son  promenoir,  ses  portiques  et  ses  statues,  appartenait  exclusi- 
vement aux  bleus,  tandis  que  leurs  adversaires  allaient  s'asseoir  ou 
se  promener  sur  le  côté  opposé. 

Reportons  maintenant  nos  regards  sur  le  centre  de  l'hippodrome, 
sur  cette  spiiia  autour  du  laquelle  doivent  courir  les  quadriges.  A 
chaque  extrémité  de  cette  plate-forme  se  trouvait  une  borne  com- 
posée de  trois  colonnes  ou  de  trois  cônes  réunis;  chacune  d'elles 
formait  une  sorte  de  promontoire  ou  de  cap.  Il  fallait  pour  le  dou- 
bler la  plus  grande  dextérité  de  la  part  du  cocher,  les  «  naufrages  » 
étaient  fréquens,  et  ce  n'étùt  pas  une  vaine  précaution  qui  avùt 
placé  près  de  l'une  de  ces  bornes  un  bassin  t!e  marbre  dont  l'eau 
devait  aider  à  rappeler  à  la  vie  plus  d'un  cocher  étourdi  ou  meurtri 
de  sa  chute.  La  borne  la  plus  rapprochée  de  la  tribune  impériale 
s'appelait  la  meta  des  bleus;  l'autre  était  celle  des  verts.  Chacune 
des  factions  avait  installé  auprès  de  sa  borne  un  orgue  d'afgent 
qui  servait  à  accompagner  ses  chants  ou  ses  acclamations. 

Au  centre  même  du  cirque,  au  milieu  de  la  npina,  s'élevait  et 
s'élève  encore  un  obélisque  de  granit,  que  Théodose  le  Gi'and  avait 
fait  amener  de  la  Haute-Egypte  pour  embellir  sa  capitale.  Sur  la 
base  étaient  sculptés  des  bas-reliefs  byzantins.  Les  uns  représen- 
taient l'empereur  assis  sur  son  trône,  présidant  aux  courses  de 
l'hippodrome  ou  rendant  la  justice;  les  autres  expliquaient,  comme 
les  dessins  gravés  sur  le  piédestal  de  notre  obélisque  de  Luqsor, 
par  quels  procédés  l'énorme  aiguille  de  granit  avait  été  amenée  du 
désert,  chargée  sur  les  vaisseaux  romains,  érigée  sur  la  spina  :  ici 
on  voyait  des  ouvrien  occupés  à  faire  tourner  un  cabestan,  là-has 
une  grue  gigantesque  semblait  gémir  sous  le  poids  du  monument 
qu'elle  était  chargée  de  soulever  de  terre;  mais  ce  qui  intriguait  le 
plus  les  Byzantins,  c'étaient  ces  hiéroglyphes  gravés  dans  le  granit, 
ces  bizarres  ligures  de  divinités  animales  et  de  signes  sidéraux. 
Absolument  incapables  de  les  déchiffrer,  ils  avaient  fini  par  y  voir 
des  caractères  cabalistiques,  et  d'impudens  magiciens  y  lisaient 
couramment  les  plus  étranges  prédictions.  Au  sud  et  sur  la  même 
ligne  que  l'obélisque  d'Egypte,  on  voyait  une  sorte  de  pyramide  ou 
d'obélisque  en  maçonnerie.  Cet  obélisque  était  autrefois  revêtu  de 
plaques  de  bronze,  et  l'on  pouvait  y  lire  une  inscription  annonçant 


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778  KBri'E   DES   DECX   HORDES. 

que  l'empereur  Constantin  Porphyrogénète  avait  fait  restaurer  cette 
M  raeneille  rivale  du  colosse  de  Rhodes,  ce  prodige  au  quadruple 
flanc.  »  loBcriptious  et  plaques  de  bronze  doté  ont  disparu  ;  ce  sont 
sans  douto  les  Frajics  de  la  quatrième  croisade,  les  compagnons  de 
Dandotoetde  Villehardouin,  lesfontialeurs  de  l'empire  laiin,  qui  les 
oot  prises  pour  dos  lingots  d'or;  la  soli'liti^  de  l'édifice  en  est  singu- 
lièrement alTectéL',  tous  les  voyngenrs  lui  prédisent  un  écroiilemeot 
prochain,  et  s'iivant  l'eiprpsi-ton  d'un  Byzantin  de  nos  jours.,  le  pa- 
triarcbe  Constaiitios,  «  ce  n'est  plus  qn'un  squelette  au  ei  désolé.  • 
Eiitn;  les  deut  obélisques  s'élève  la  fameuse  colonne  ser[>entiae, 
formée  de  trois  serpeus  enroulant  ensemble  leurs  spiraleset  écartant 
ensuite  leurs  trois  têle^^  de  manière  à  supporipr  un  trépied.  Aujour- 
d'hui il  n'y  n.  plu    de  tëtca  sur  la  colonne;  toutefois  la  partie  supé- 
rieure de  Vun».  d'elles,  an  f^moignage  de  M.  Albert  Dumtot,  se 
trouverait  conservée  au  musée  Sainte-Irène  à  Constaniinople.  De- 
puÎB  les  travaux  qu'on  .1  faiLs  pour  le  dt>blflyer,  le  monument  de 
bronze  compte  5"", 55  de  liauteur,  et  l'on  a  pu  vérifier  un  fait  sur 
lequ"!  les  rapports  des  écrivains  de  l'antiquité  avaient  pu  laisser 
planer  quelque  doute,  c'est  que  nous  avons  lien  sous   les  yeoi 
le  monument  historique  le  plus  respectab'e  de  toute   l'antiquité 
grecque,  ce  fameux  «  dragon  »  que  le  Lacédémonieu  Pausanias.  gé- 
néralissime di;s  Grecs,  consacra  dans  le  temple  d'Apollon  à  Delphes, 
en  mémoire  de  la  grande  victoire  de  Platée,  avec  le  produit  des 
dépouilles  enlevées  à  l'armée  de  Xer^ès.  On  peut  lire  encore  sur 
lés  spirales  du  triple  serpent  une  antique  in^^riplion  énumt'ranl 
les  noms  de  trente-six  peuples  grecs  qui  avaient,  fourni  leur  con- 
tingent pour  la  grande  bataille,  depuis  la  [letite  ville  de  Mycènes, 
qui  n'a  pu  amener  que  80  hoplites.  Jusqu'à  la  puissante  cité  de 
Sparte,  qui  a  su  mettre  en  ligne  /iO,000  guiirriers.  L'orgueil lem 
Pausanias  y  avait  gravi^  son  nom;  mais  un  décret  du  sénat  de  La- 
cédémone  y  a  subiiituiî  Ci?u\  des  trente-six  villes  ht^roïques.  By- 
zance,  par  la  suite  des  temps,  hérita  de  Delphes,  et  le-  glorieux 
trophée  passa,  de  l'ombra  du  sanctuaire'  où  la  pythie  rendait  ses 
oracles,  sur  la  xpiiui  de  l'hippodrome,  et  toirjfiurs  le  dragon  de  sa 
triple  tète  soutenait  le  trépied,  et  sur  le  trépied  s'élevait  la  sutue 
d'Apollon,  Aujourd'hui  il  n'y  a  plus  ni  statue,  ni  trépied,  ni  tètes. 
Les  mutilations  remontent  à  longtemps  déjà;  la  superstition  by- 
zantine avait  pris  les  devans  sur  la  rapacité  fraoque  et  sur  le  fi- 
nali^me  ottoman.  Évidemment  ce  dragon  devait  avoir  d'étranges 
communications  avec  les  démons,  dieux  déi:hus,  héros  damnés. 
Vainement  c<i  commensal  d'Apollon  pytliien,  ce  contemporain  des 
Pausanias  et  des  Tliémislocle,  ce  triomphateur  de  Platée  se  mon- 
trait-il d'une  complaisance  à  toute  épreu^'e;  vainement,  dans  les 
solennités  byzantines,  grâce  à  un  ingénieux  système  hydraulique, 


l'hippodrohe  a  cokstamtinople.  779 

poussait-il  la  condesceodancc  jusqu'à  verser  de  sa  triple  gueule 
d'airaia  le  vin,  le  lait  et  l'hydrome)  :  o»  rest»it  persuadé  qu'il  y 
avait  de  la  diablerie  dans  son  fait.  Sous  rem|>ereur  Tb<^phile,  le 
patriarche  de  Constantiiiople,  rpii  se  piquait  de  sorcellerie,  avait 
trooTé  un  moyen  iiigi^oieux  de  débarrasser  son  maître  de  troia  en- 
nemis redoutables.  A;  minuit,  il  se  rendit  à  l'bippodroRie  avec  trois 
bommes  armés  de  marteaux,  chacun  d'eux  leva  son  marteau  sur 
une  des  trois  tètes  du  dragon  ;  le  patriarche  prononça  des  formules 
cabalistiques,  les  bras  retombèrent,  mais  deint  têtes  seulement  fu- 
rent brisées  du  coup.  L'autocratôr  n'était  débarrassé  que  de  dei»x 
de  ses  ennemis!  Plus  tard,  un  autre  acte  de  superstition  en  sens 
contraire  fit  rt^parer  cette  mutilation.  Un  sultan  des  Turcs,  Ma- 
bemet  H,  Mourad  IV  ou  Soliman  le  Magnifique, — on  ne  sait  pas 
bien,  la  chose  a  dû  aussi  se  produire  plusipurs  fois,  —  ne  put  con- 
tenir son  zple  preax  à  la  vue  de  ce  monument  de  l'idolâtrie,  et 
d'an  coup  de  sa  masse  d'armes  abattit  une  tète  du  serpent;  mais, 
aa  récit  des  historiens,  un  phénomène  étrange  se  produisit.  Ce  ser- 
pent d'ainiin,  comme  celui  de  Moïse,  avait  la  venu  d'éloigner  les 
serpens  de  Constantinople:  lui  brisé,  ils  recommencèrent  à  pulluler 
dans  la  ville.  Après  les  supi'rstitieiix,  les  voleur»  se  mirent  de  la 
partie  et  réduisirent  le  trophée  des  guerres  mèdiques  à  i^étal  où 
l'on  peut  le  voir  aujourd'hui.  Même  de  nos  jours^raconte  M.  By- 
aantkis,  les  Tunis  ont  la  manie,  lorsqu'ils  voient  le  malheureux  ser- 
pent pour  la  première  fois,  de  lui  jeter  des  pierres. 

L'bîppodmme  de  la  Ho!n€  chrétienne  d'Orient  avait  été  construit, 
comme  le  eircus  mit^n'tmf»  et  tous  les  hippodromes  de  l'antiquité, 
soflis  l'influence  de  certaines  idtîes païennes.  Aussi  avail-il  nécessaî- 
remeut  deux  obélisques,  dédiés  l'un  à  la  lune,  l'autre  au  soleih  A 
Byzance  comme  à  Rome,  il  y  avait  un  Eitripe,  primitivement  con- 
sacré à  Neptune.  Jusqu'au  ix"  siècle,  on  put  voir  sur  la  spina  le 
monument  drs  dtiitphim  et  les  ifafs  des  'Diosrures,  qui  rappelaient 
le  sourenirde  Castor  et  Pollux,  dieux  des  gymnastes  et  des  xporii- 
men.  Go»monumens  tombèrent  non  soas  les  analhèmes  de  l'église 
grecque,  mais  par  an  tremblement  de  terre  :  on  se  contenta  de  ne 
pas  les  relever.  C'est  la  persistance  de  ce  symboliume  païen,  bien 
pkis  encore  que  la  frivolité  de  ces  amusement,  qui  valut  aux  théâ- 
tres et  aux  cirques  de  l'empire,  depuis  le  De  spectacutis  de  Ter- 
tuUien,  tant  de  diatribes  des  pères  de  l'église. 

IV. 

L'hippodrome,  c'était  le  véritable  foyer  de  la  vie  publique,  telle 
qu'elle  pouvait  subsister  dans  l'empire  byzantin.  C'est  là  que  se  sont 
passés  ks  plus  grands  faits  de  l'histoire  byzantine;  c'est  là  que  Jutt- 


,  Google 


780  lETTE  ses  MCI  WVStfS, 

tîoi«D,  à  p-o vM  'T'iti*  «laestioo  de  crtclHrs,  vil  s'élerer  I2  tenpéte 
qui  aorai  c  t'inTgr-é  Ma  trOne  «  sa  dïni-rUe  sans  le  coonge  de  œoe 
panUMoinK  donc  il  arait  ^t  Doe  impératrice.  E7Ie  l'arrêta  an  ms- 
meat  où  il  m-ttait  déjà  le  pied  sor  le  raïssesa  qui  derah  l'emporte' 
loio  de  M  capîiale,  et  aiec  dd  geste  de  rei:.e  de  tbéÂm  lai  rappeb 
qne  •  le  p'm  b-aa  lombeao  poar  an  empereor,  c'est  son  trdoe.  i 
Cest  là  fie  Ha'irice,  à  rapproche  da  ceotmioa  Pfaocas.  son  as- 
•autn  tu-.ar  et  son  sijcc'^ssenr,  sentil  que  le  peuple  lai  échappait, 
»e  Tîi  lan-er  i  ta  fa«  ces  épitbètes  roeonriéres  d'bérétiqae  et  de 
mardanite,  et  entendit  les  cris  de  mort  contre  ses  amis.  Cest  li 
qiac.  le  tyr^n  Jastini^-n  II,  tait  prisonaier  par  des  réroltés,  eat  le  nei 
et  les  or-nies  coupés,  et  c'est  là  que  plus  tard,  reatré  TÎclorieai 
de  l'eiil  dans  sa  capitale,  il  put  fouler  de  son  brodequin  de  pourpic, 
avant  de  les  enroyer  à  la  mort,  la  t^te  de  ses  ennemis  raincus,  tan- 
dis qne  le  périple  inconstant  chantait  :  a  Tu  marcheras  sor  l'a^ic 
et  le  basilic!  •  Cest  là  que  Michel  le  Calfate,  ajant  osé  enroyo-  eo 
«il  sa  mère  adoptive  et  sa  bienfaitrice ,  celle  qui  l'avait  ramassé 
pauvre  diable  sur  les  chantiers  de  la  Conie-d'Or  pour  eo  faire  un 
empereur.  Tut  assailli  à  coups  de  flèches  et  à  coups  de  pierres  dans 
sa  tribune  impériale  et  mis  à  mort.  Cest  là  enfin  qa'uo  autre  tyian, 
Andronic  Comn'ïne,  fut  promené  en  triomphe  sur  un  chamean  ga- 
leux, le  visage  ignominieasement  tourné  vers  la  queue  de  l'aninûl, 
tandis  que  tes  paréos  de  ses  victimes  loi  arracbùent  arec  les  ongles 
des  lambeaux  de  chair;  c'est  entre  deux  colonnes  du  cirque  qu'on 
le  pendit,  la  télé  en  bas,  les  yeux  crevés,  pendant  qu'il  monDOnit 
lamentablement  des  miserere  met,  Domine,  et  qu'on  lui  ouvrit  le 
ventre  avec  un  couteau  de  boucher.  Si  l'hippodrome  rappelait  aa 
peuple  de  nombreuses  victoires  sur  l'autorité  impériale,  il  lui  re- 
mettait aussi  en  mémoire  de  terribles  représailles.  Une  des  portes 
s'appelait  la  Nekra,  la  Porte  de*  morU.  Après  la  grande  victoire  de 
lustinien  sur  les  factieux,  lorsque  les  soldats  barbares  de  Hundos 
et  de  Bélisaire  eurent  cerné  l'hippodrome  et  fait  une  boucherie  do 
peuple  sur  les  gradins,  vingt-cinq  mille  cadavres,  pour  lesquels  on 
ne  savait  plus  quelle  sépulture  trouver,  furent  ensevelis  pris  àt 
cette  porte  funèbre  I 

Pour  les  Byzantins  du  n*  et  du  x'  siècle,  l'hippodrome  était  Fa- 
site  de  leurs  dernières  Iil>erté3,  le  lieu  d'exercice  de  leurs  dernien 
droits.  S'ils  n'élisaient  plus  ni  consuls,  ni  tribuns,  ni  cenaenrs,  ils 
choisissaient  du  moins  les  cochers  dont  ils  voulaient  favoriser  la 
triomphe.  Là  ils  jouissaient  vraiment  de  la  liberté  de  penser,  an 
moins  sur  les  casaques  des  hénioquet;  ils  avaient  là  le  droit  de 
réunion  le  plus  étendu,  la  liberté  d'acclamer,  d'invectiver,  d'ap- 
plaudir, de  huer,  la  liberté  du  cirque  enfin  ;  cette  liberté  avait  rem- 
placé toutes  les  libertés  de  la  Grèce  et  de  Rome.  Quel  prince  eût  été 


L'HtFPODBOUE    A    CONSTAHTINOPLE.  781 

assez  insensé  pour  attenter  à  ces  droits  inaliénables  du  peuple  ro- 
main? L'empire  se  fût  brisé  contre  l'hippodrome.  D'autre  part, 
quelles  précautions  ne  fallait-il  pas  pour  en  prévenir  les  abus!  Que 
sont  nos  meetings  modernes  à  côlé  de  cette  formidable  réunion  du 
peuple  byzantin?  Ils  étaient  là  100,000  hommes  que  l'orgueil  de 
leur  nombre  enivrait,  que  la  passion  du  jeu  excitait,  qu'un  incident 
pouvait  mettre  hors  d'eux-mêmes;  d'une  querelle  de  cochers  pou- 
vait h.  tout  u'oment  jaillir  une  révolution.  De  là  ce  soin  particu- 
lier que  prenait  l'empereur  de  tout  ce  qui  touchait  à  l'hippodrome; 
de  là  le  droit  qu'il  s'était  réservé  de  nommer  les  chefs  des  fac- 
tions, les  meneurs  de  cette  multitude,  de  même  que  dans  certaines 
constitutions  européennes  le  souverain  s'est  ri^servé  la  nomination 
des  présidens  et  vice-présidens  dans  les  assemblt^es  ;  de  là  son  pri- 
vilège de  convoquer  seul  les  réunions  hippiques,  comme  jios  princes 
constitutionnels  ont  celui  de  convoquer  seuls  leurs  parlemens.  Au 
camp,  l'empereur  n'était  entouré  que  de  ses  mercenajres  étran- 
gers, dans  son  palais  fortilié  que  de  ses  courtisans,  de  ses  cham- 
bellans et  de  ses  gardes;  mais  à  l'hippodrome  il  se  trouvait  vrai- 
ment eb  face  du  peuple,  qui  un  jour,  à  haute  voix,  lui  demandait 
le  vin  et  le  lard  à  meilleur  marché,  un  autre  jour  lui  dictait  le 
nom  que  devait  porter  son  fils  nouveau-né,  ou  encore,  avec  des 
cris  furieux,  lui  dénonçait  les  exactions  de  ce  n  voleur  de  préfet.  » 
C'est  là  que  ce.  peuple,  qui  était  l'héritier  du  vieux  peuple  romain, 
apparaissait  à  son  maître,  à  l'usurpateur  de  ses  droits  souverains, 
dans  sa  redoutable  puissance  numérique,  dans  sa  vive  et  changeante 
passion  méridionale,  terrible  en  sa  galté  comme  en  sa  colère. 

On  retrouvait  la  religion  dans  tous  les  actes  de  la  vie  byzantine. 
Aussi  l'hippodrome  n'était  point  une  chose  profane;  les  patriar- 
ches, les  évëques,  les  higoumènes  du  vi*  et  du  x*  siècle  avaient 
renoncé  aux  violens  analhëmes  des  pères  du  iv*  siècle.  L'orthodoxie 
byzantine  consacrait  même  les  solennités  hippodromiques  comme 
le  polythéisme  hellénique  inspirait  les  jeux  olympiques,  qui  deve- 
naient des  solennités  religieuses.  Au  commencement  des  jeux,  l'em- 
pereur se  levait  dans  sa  tribune  et,  prenant  dans  sa  main  droite  un 
pan  du  mantrau  impérial,  faisait  le  signe  de  croix  sur  son  peuple, 
bénissant  d'abord  les  gradins  de  droite,  puis  ceux  de  gauche,  enfin 
ceux  de  l'hémicycle.  Le  patriarche  et  son  clergé  avaient  leur  place 
marquée  dans  l'hippodrome,  comme  les  flamines  et  les  vestales  au 
circm  maximus.  Les  chantres  de  Sainte-Sophie  et  des  Saints- 
Apôtres  mêlaient  leurs  voix  à  celles  des  chanteurs  des  factions  et 
au  son  de  leurs  orgues  d'argent.  Les  hymnes  qui  retentissaient 
dans  l'enceinte  de  l'hippodrome  étaient  des  chants  d'église  où  lei 
Byzantins  trouvaient  moyen  de  glorifier  à  la  fois  la  sainte  Trinité  et 


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7S2  AEVUfi   DBS    DEUX    UOMBES. 

la  sainte  Vierge,  les  vertus  de  l6ur  souverain  et  l'habileté  de  \can 
cochers  favoris. 

Aui  réjouissances  hippiques  se  mêlaient au»i,  sans  perdre  de  leor 
majesté,  les  solennités  Jes  plus  graves  de  la  vie  aaiîonale.  ^itre 
deux  triom|)be8  de  oecbers,  oa  triomphait  des  «anemis  de  l'empire. 
C'est  là  que  Gëlimer,  roi  des  VandaleB,  après  la  perte  de  ses  états, 
a^ès  Ja  ieAtçe  .qu'il  écfivi-t  à  Bélisaire  pour  lui  demander  un  mor- 
ceau 4ti  pain,  une  clitereipM<r<ob*aktr  ses  malheurs  et  une  éponge 
pour  essuyer  ses  larmes,  fut  amené  par  1«  (géoérttl  «atnqifetir  svx 
pieds  de  i'bsureux  Juslùùen.  A  l'aspect  de  ce  peuple  cniniense,  île 
ces  moQumeps,  de  celte  gpit:ndeur  impériale.  Je  prince  philosophe 
laissa  tooiljer  la  ct^lèbre  parole  :  vattilat  vanitiitum  lel  ijttmia  vani- 
tas!  C'cijt  eocore  dans  l'hippodronie  qu'au  x'  siëtHe  on  célébrait  les 
triomphes  sur  les  Sarrasins;  dans  l'arène  immense,  «n  préi^noe  de 
tout  le  peuple  iiiégeant  sur  ses  gradins,  défilait  l'interminable  cor- 
t^e  des  émirs  prisonniers,  des  cliariols  chargés :de  dépouilles,  des 
enseignes,  des  queues  ds  cheval  surmontées  du  croissant,  {lesnift- 
cbines  enli:vécs  à  l'ennemi.  Â  un  signal  donné,  les  pnsotHiîerG 
étaient  .forces  de  se  proët^rniir  danti  le  sable;  les  soldats  bJ^aotioB 
renversaient  dans  la  poussière  les  étendards  fnusulmanR,  le  prince 
foulait  de  son  brodttjuin  de  pourpre  brodé  d'aigles  d'or  la  léle 
lasée^ies  émirs  captifs.  Alors  sur  les  giradins  des  lacUoas,  au  son 
des  oi'gues  d'AigeJit,  éclataient  les  hosannas  et  i>es  chants  de  nc- 
t*Hre  :  «  Gloire  à  liidu  qui  la  triomphé  dee  Agnënes I  gloije  à Oieo 
qui  a  Létruit  let;  villes  -des  ArabesJ  gloire  à  Dieu  qnia^confondu  les 
détracteurs  de  la  Vierg.;,  mère  d«  Christ!  »  Cependant  l'implacaile 
cruauté  n'étaJt  guère  dans  !e  caractère  byeautin.  tin  traitait  faunai- 
uefliiiut  ceux  iju'an  humliliait,  et  après  cet  abaissenivnt  de  t'ista- 
misme  dans  la  [lersonne  des  primnaicrs  l'en^ereur  les  autorisait  i 
s'asseoir  aussi  sur  les gradùis  pour  contes^ilei'  les  courses  cl«>cbais. 
Ce  n'étaieni  pas  les  Romaios  ohi'étiens  d'Oiieut  qui  auraient  jeté  le 
Vcd-cingélorix  gaulois  dans  le  TuUianum  pour  le  :livrar,  Après  six 
ans  de  captivité,  à  la  hache  du  licteur.  Ils  n'avaient  plus  la  tnààc 
cruauté  du  premier -des  o'^sars,  ni  sdu  génie. 

Dans  rhip)iodrume  byzAiriin,  il  y  avait  encore  des  tnibunaux  oà 
se  pressaient t  les  plaideurs,  et  la /'rtnit/^  ou  la  tdu^^f  ducirqiieétaitle 
UiHi  marquii  pour  l'exécutioû  des  sentences  aiminelles,  la  place  de 
Grève  de  Constantinoplei  c'était  daos  ca  lieu,  qui  semblait  consacré 
etclusivdment  à  in  joie,  que  te  bourreau  impiimaii  le  J^er  r«uge  air 
la  chair  des  coudauinéa,  qu'il  brûlait  les  yeux,  coupait  les  nez  ou 
les  oreillesi,  abattait  tes  têtes.  Quand  la  querelle  des  iconoclastes 
eutameué  les  en>per€iirsà  recourir  «outre  les  orthodoxes  aux  per- 
sécutioQS  et  aux  supplices,  ob  vit  des  patriarches  promenés,  aux 


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l'hippodrome    à   rOKSTAKTmoPLE.  783 

applaudissemens  de  la  populace,  aur  an  âne  dont  on  les  forçait  de 
tenir  la  queue  en  guise  de  bride,  en  butte  aux  plus  ignon>inieux 
traitemens,  exposés  aux  plus  cruels  supplices  eu  punition  de  leur 
attachement  au  culte  des  images.  L'empereur  Constantin  Copro- 
nyme  avait  trouvé  mieux  que  tout  cela  :  jiour  tourner  en  ridicule 
les  moines,  sas  ennenùs,  ou  pour  leur  inculquer  tie  vive  -force  le 
goût  du  mariage,  il  les  torçait  à  se  promener  dans  le  cirque  «n  pro- 
cession, revêtus  de  leur  froc,  ayant  chacun  tue  femme  à  leur  bras. 
La  plèbe  les  couvrâilde  huées  et  de  siftltits;  elle  montrait  autant  de 
pas-ilon  contre  Itts  sectateurs  des  images  qu'elle  >en  nionti-a  plus 
tard  contre  les  iconoclastes,  lorsque  peu  d'années  après,  dans 
ce  même  hi|ipodronie,  la  réaction  orthodoxe  fii  traîner  sur  la  claie 
les  ossemeus  de  Goiif^antiu  Gopronyme,  arrachés  k  leur  cercueil. 
Le  fiinatisme  religieux  lit  aussi  dans  ce  temple  du  plaisir  ses  nuto- 
da-fé;  sous  l'empereur  Alexis  Comnène,  un  illustre  docteur  mani- 
cbéen,  qui  avait  eu  l'imprudence  de  discuter  tluTïlogia  avec  le  prince 
et  le  mauvais  goijft  de  ne  pas  se  baisser  oOTivaincre  par  ses  argu- 
mens,  fut  brûlé  vif  à  la  fivnde  de  l'hippodrome. 

Byzance  «ut,  parmi  ses  princes,  des  empereure  qui  se  gloriliaieot 
du  titre  de  justiciers,  c'est-à-dire  qui  aimaient  à  rendre 'la  justice 
à  la  turque.  L'un  d'eux,  qui  composait  des  chante  dVglise  comme 
le  bon  roi  Robert,  mais  "qui  dépêchait  'les  coupaWes  à  la  façon  de 
LoTjis  XI,  l'autocifitùr  Théophile  donna  lin  jour  4  ses  sujets  au  im- 
lieu  des  solennités  dj  l'hippodrome,  l'iiitennède  le  plus  inattendu 
et  le  plus  tragique.  Un  préfet  du  ■patais  avait  ivolé  &  une  veuve 
une  galère  avec  tout  son  ribargemenl.  La  matrofle  avait  adressé 
plusieurs  requêtes  au  justicier;  iiiais  l'habile  courtisan  les  avait 
toujours  arrêtées  an  passage.  A  la  fin,  elle  s'adressa  aux  panto- 
mimes chargi'S  de  divertir  le  public  dairsTîntei'valle  des  courses. 
Ceux-ci  imaginèrent  de  fabriquer  Tin  petit  îiavire  en  miniature,  et, 
s'élant  placés  au  pied  de  la  tribune  impériale,  ils  9C  mirent  k  dé- 
biter le  dialogue  suivunl  ;  "  AllonsI  avale-moi  -ce  petit  navire!  — 
Impossible!  —  Impossible?  ConimenLl  le  préfet  du  [jatais  a  pu 
engloutir  une  grande  galère  avec  tout  son  chargement , '-et  tu  ne 
peux  avaler  cette  coquille  de  noix  ?  »  L'^m^m'i^ar,  inti-igué,  envoie 
aux  infomiatioDs,  apprend  l'injustice  commise,  et,  séance  tenante, 
dans  la  fronde  de  l'iiippodrome,  en 'présence  de  la'popu'trrtion  ter- 
rifiée, le  coupable  est  placé  sur  un  bûcher  en  giand  costume  de 
fonctionnaire  etbriîlé  vif. 

Le  cirque  offrait  heureusement  au  peuple  d'autres  délassemens. 
Si  l'on  se  promenaitsousiesiiortîques  supérieurs  de  l'hiiipodrome, 
on  avait  sous  les  yeirx  un  splendrde  panorama.  Au  midi,  c'était  la 
mer,  le  Bosphore,  des  milliers  de  voiles  enflées  par  la  brisi',  —  les 
bâtimens  marchands  de  toutes  les  nations,  les  vaisseaux  de  Fltarie, 


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78i  KETOE   DES   DEUX   MONDES. 

de  la  Syrie,  de  l'Égj'pte,  apportant  à  Constantinople  les  trésors  et 
les  denrées  précieuses  du  monde  entier,  —  les  barques  légères  des 
Dalmates  et  des  Croates,  moitié  négocîans,  moitié  pirates,  —  le» 
esquifs  aventureux  des  Russes,  qui  avaient  descendu  le  Dnirper  mal- 
gré ses  cataractes,  malgré  les  flèches  des  Petchenèques,  et  venaient 
échanger  leurs  fourrures  contre  les  étoffes  byzantines.  Ces  barbares 
jetaient  à  la  dérobée  des  regards  investigateurs  sur  les  hautes  tours 
et  les'puissans  remparts  de  la  cité,  car  beaucoup  venaient  en  mar- 
chands, qui  se  proposaient  de  revenir  en  conquérans.  C'étaient  les 
cyprès,  lus  sycomores,  les  lointaines  montagnes,  les  châteaux  de 
plaisance  de  la  côte  d'Asie;  c'étaient  les  flots  resplendissans  sous  les 
rayons  du  soleil,  c'était  un  ciel  si  pur  qu'au  témoignage  d'un  voya- 
geur on  distinguait  du  promenoir  de  l'hippodrome  non -seulement 
les  vaisseaux,  mais  jusqu'aux  dauphins  qui  se  jouaient  à  la  surface 
des  eaux.  Au  nord,  c'étaient  les  toits  argentés,  les  coupoles  dorées,  les 
grands  arbres,  les  portes  d'airain  du  Grand-Palais;  c'était  la  grande 
place  de  l'Augusiion,  toute  peuplée  de  statues,  au  milieu  desquelles 
se  dressait  un  Justinien  à  cheval,  couronne  en  tête,  le  globe  du 
monde  dans  la  main,  arrêtant  brusquement  son  coursier,  étendant 
la  mwn  vers  l'Orient,  comme  pour  repousser  les  hordes  barbares 
au-delà  de  l'Euphrate;  c'était  surtout  cette  merveille  de  Sainte- 
Sophie  avec  sa  coupole  étincelante  d'or,  portée  sur  d'autres  dômes 
de  bronze  doré,  et  élevant  à  une  hauteur  prodigieuse  dans  les  Mrs 
la  croix  byzantine.  Puis  la  vue  s'étendait  sur  cette  immense  capi- 
tale, héritière  du  monde  grec  et  du  monde  romain,  métropole  du 
commerce  et  de  la  civilisation  européenne  et  asiatique,  la  seule  ville 
policée  des  deux  continens.  Sans  doute,  bien  des  masures,  de  fé- 
tides et  ténébreux  quaniers  populaires  la  déparaient;  mais  du  haut 
de  l'hippodrome  le  regard  plongeait  dans  de  vastes  voies  bordées 
de  portiques,  s'éblouissait  du  miroitement  de  tant  de  centaines  de 
coupoles,  s'étonnait  à  la  vue  de  ces  arcs  de  triomphe,  de  ces  co- 
lonnes de  bronze,  sur  les  flancs  desquelles  montaient  en  spirale  des 
processions  de  légionnaires  romains,  de  captifs  barbares,  de  sacri- 
ficateurs conduisant  les  grands  bœufs.  De  cette  splendide  Constanti- 
nople du  VI'  et  du  X'  siècle,  de  ces  palais,  de  ces  temples,  de  ces 
obélisques,  rien  ne  reste  aujourd'hui;  les  incendies,  les  révolutions 
et  les  tremblemens  de  terre  ont  détruit  jusqu'aux  ruines,  sup- 
primé jusqu'aux  vestiges  des  ruines. 

Sur  la  fpina  de  l'hippodrome,  sous  les  portiques,  sur  le  prome- 
noû-  élevé,  partout  des  statues.  La  Grèce  de  Phidias  et  de  Périclès, 
Athènes,  —  la  Grèce  d'Asie,  Cyzique,  Tralles,  Chios,  Iconium,  — la 
Grèce  des  Hiéron  et  des  Denys,  Syracuse,  —  la  Grèce  des  Ptolémée», 
Alexandrie,  voy^ent  rassemblé  dans  Constantinople  tout  ce  (Qu'elle» 
avaient  possédé  de  rare  et  de  précieux.  Rome  môme  s'était  tu  dé- 


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l'UIPFODROUE    k  CONSTANTINOPLE.  785 

pouiller  eD  faveur  de  cette  favorite  de  Constantin  :  Rome  vieillis- 
sante avait  vu  sa  parure  passer  à  cette  jeune  Rome  du  Bosphore, 
brillante  improvisation  du  conquérant;  elle  avait  dû  restituer  à 
cette  Grèce  ressuscitée  ce  que  les  Mummius  et  les  Verres  avaient 
jadis  dérobé  au  monde  hellénique  en  décadence.  Sans  scrupule,  on 
avait  enlevé  aux  temples  païens,  aux  églises  chrétiennes,  aux  places 
publiques  des  villes  de  province,  tout  ce  qui  faisait  leur  joie  et 
leur  orgueil,  des  statues  vénérables  par  leur  antiquité,  entourées 
de  glorieux  souvenirs  ou  de  merveilleuses  légendes.  11  y  avait  là 
des  palladiums  par  centaines,  des  génies  protecteurs,  des  âmes  de 
villes  enfermées  dans  le  bronze,  exilées  sur  le  promenoir,  employées 
toutes  vivantes  à  l'ornement  de  cette  grande  et  indiO'érente  cité;  il 
y  avait  là  des  statues  de  divinités  qui  avaient  vu  autrefois,  lors- 
qu'elles étaient  dans  l'ombre  de  leurs  sanctuaires,  des  provinces 
entières  accourir  en  pëlennage,  qui  avaient  fait  des  miracles,  qui 
avaient  vu  les  offrandes  des  peuples  s'entasser  à  leurs  pieds  et  des 
troupes  de  prêtres  les  envelopper  dans  les  nuages  d'encens,  qui 
avaient  été  teintes  du  sang  des  victimes  humaines  ou  éclabous- 
sées de  celui  des  jeunes  Laconiens  flagellés  sur  l'autel,  qui  avaient 
fait  enfin  gronder  la  foudre  sur  la  tête  des  Gaulois  de  Brennus. 
Elles  étaient  pourtant  là,  alignées  comme  de  vulgaires  statues,  et 
la  foule  indifférente  n'avajt  pas  l'air  de  se  douter  qu'elle  coudoyait 
des  dieux  I 

Plusieurs  de  ces  monumeus  ont  toute  une  odyssée.  Au-dessus  de  la 
tribune  impériale  s'élevaient  quatre  chevaux  eu  bronze  doré.  Le  ca- 
price d'un  autocratôr  les  avait  amenés  de  Chios  à  Constantinople,  la 
quatrième  croisade  les  envoya  à  Venise;  les  victoires  de  Bonaparte 
les  ont  installés  sur  l'arc  de  triomphe  du  Carrousel,  et  nos  revers 
de  18U  les  ont  restitués  à  la  patrie  de  Dandolo.  — On  remarquait 
une  statui:  de  l'impératrice  Irène  debout  sur  une  colonne  au  milieu 
d'un  bassin,  ailleurs  Auguste,  apporté  de  Rome;  Dioclétien,  de  Ni- 
comédte;  les  statues  équestres  de  Gratien,  de  Valentinien,  de  Théo- 
dose, —  bref  toute  une  galerie  des  souverains.  A  côté  de  la  louve 
qui  allaitait  Romulus  et  Rémus,  l'âne  et  l'ânier  qui  avaient  pré- 
sagé à  Auguste  la  victoire  d'Actium;  toute  l'histoire  du  monde 
romain  se  trouvait  là,  écrite  avec  des  chefs-d'œuvre  de  marbre 
et  d'airain.  Le  peuple  se  servait  aussi  du  promenoir  pour  y  mettre 
ses  ennemis  au  pilori  :  c'est  ainsi  qu'une  sorte  de  monstre  informe 
qui  dévorait  d^s  hommes  et  engendrait  des  bêtes,  pour  tout  ci- 
toyen de  Byzance,  représentait  le  tyran  Justinien  11.  L'olympe  bi- 
blique et  l'olympe  homérique  étaient  également  représentés  dans 
ce  musée  du  genre  humain  :  à  côté  d'Hercub  et  d'Hélène,  Adam  et 
Eve.  Il  y  avait  des  statues  qu'on  avait  mises  là  «  pour  faire  rire;  » 

tOHE  lOT.  —  1871,  50 


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78S  IBTUE   DIS   DEUX  KONDES. 

des  statues  de  nains,  celle  du  bossu  Firmllianus.  D'autres  inspi- 
raient au  peuple  une  véritable  terreur.  Sur  la  poitrine  d'un  eu- 
nuque, on  lisait  cette  menaçante  ioâcription  :  u  c^lui  qui  me  cban- 
gera  de  place  mourra  étranglé  I  u  Une  statue,  celle  de  Ptiidalie,  était 
comme  le  dieu  Terme  de  la  nouvelle  Rome;  un  empereur  s'étaot 
avisé  de  la  déplacer,  un  tremblement  àa  terre  effroyable  se  pro- 
duisit, et  ces  secousses  terribles  ne  purent  être  arrêtées  que  par  les 
prières  de  saint  Saba.  Près  de  rbippodrome,  au  midi,  il  y  avaitun 
grand  bœuf  d'airain;  une  fois  par  an,  il  faisait  enti;ndre  un  mugis- 
sement, et  chaque  fois  il  arrivait  à  la  ville  quelque  grand  mal- 
heur. Le  grand  philosophe  et  thaumaturge  Apollonius  de  Tyane,  le 
Merlin  de  l'antiquiié  gréco-latine,  avait  passé  par  là;  sur  une  des 
portes  de  l'hippodrome,  il  avait  placé  un  aigle  de  bronze  enchanté 
qui  étreignait  de  ses  serres  triomphantes  un  sei-pent  ;  c'était  pour 
éloigner  les  reptiles,  qui  auparavant  fourmillaient  dans  la  ville.  Sur 
une  autre  porte,  il  avait  écrit  u  toutes  les  histoires  des  derniers 
jours.  »  L'ne  autre  statue,  non  loin  de  là,  dans  une  pose  attristée, 
tenait  sa  tète  dans  ses  mains.  Le  philosophe  Asclépiodore,  après 
avoir  lu  une  inscription  mystérieuse  gravée  sur  le  socle,  tomba 
dans  un  profond  accablement;  l'empereur  Anastase  lui  demanda  ce 
que  signifiaient  ces  caractères  ;  (i  Non,  prince,  répondit-il,  il  vaut 
mieux  ne  pas  vou^  l'apprendre,  et  je  serais  bien  heureux  de  ne  pas 
savoir  ce  que  je  sais  !  »  Ce  qui  distinguait  les  Honiains  d'Orient  des 
contemporains  d'Auguste,  c'est  qu'ils  ne  croyaient  pas  à  l'immobi- 
lité de  leur  capitole  et  n'avaieutpas  foi  dans  l'immortalité  de  l'em- 
pire. Un  temps  viendrait,  tous  le  savaient,  où  l'empereur  des  Ro- 
mains, au  milieu  des  pleurs  et  des  gémissemens,  s'en  irait  tout  seul 
à  Jérusalem;  si  l'on  voulait  savoir  quel  était  le  barbaie  qui  ren- 
verserait la  monarchie,  on  n'avait  qu'à  dévisser  le  sabot  d'un  certain 
cheval  d'airain  debout  sur  une  des  places  publiques. 

Plusieurs  des  statues  de  l'hippodrome  étaient  colossales.  Un  cer- 
tain Hercule  avait  le  pouce  aussi  gros  que  la  taille  d'un  homme; 
mais  Undis  que  le  vulgaire  était  surtout  attiré  par  les  vertus  ma- 
giques on  les  proportions  gigantesques  de  ces  monumens,  les 
amans  des  arts  admiraient  des  chefs-d'u;uvj'e  d'élégance  et  de  déli- 
catessj ,'  Q(iel{]ues  courts  inventaires  qui  nous  sont  parvenus  prou- 
vent qu'il  y  avait  alors  à  Constanttnople  des  statues  sculptées  par 
Lysipp.i  et  par  Phidias.  Il  faut  voir  avec  quelle  douleur  vraie  le 
savant  MwïKts  parle  d'une  Hélène  ({ue  les  compagnons  de  Villehar- 
(louîu  Jt'Lr'rent  à  la  fournaise.  «  Elle  captivait  tous  les  roganls:  son 
beau  corps  d'airain  ollrait  aux  yeuv  une  chair  vivante  et  paliiitante; 
son  front  <U;tltci'int  du  diadème,  se-,  b^'aux  cheveux  s'cch.i'jpaient  de 
sa  coiiroiuie  d'or,  flottaient  au  vent  et  lumbaicut  jusrju'a  ses  pieds: 


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t  hippodhosie  a  constantinople.  787 

sa  bouche,  entr*  ouverte  comme  le  calice  d'une  fleur,  semblait  parler, 
son  sourire  enchanteur  ravissait  l'âme  du  spectateur;  mais  qui  pour- 
rait peindre  ses  yeux  profonds,  l'arc  de  ses  sourcils,  la  grâce  de  ce 
corps  charmant?  n  II  pleurait  aussi  le  grand  Hercule,  «  tristement 
assis,  accoudé  sur  son  genou,  mélancolique  et  rêveur  sous  ta  peau 
de  lion;  il  semblait  fléchir  sous  le  poids  du  destin  et  se  décourager 
au  souvenir  de  tant  de  labeurs  et  d'infortunes.  »  Hélasî  nos  ancêtres 
les  Francs  prirent  ces  beaux  bronaes  et  en  firent  de  gros  sous,  ou, 
comme  on  disait  k  cette  époqoe,  «  de  la  noire  monnaie.  » 

Ainsi  l'hippodrome  était  tout  pour  le  peuple  de  Byzance,  C'était 
là  qu'on  faisait  et  défaisait  les  empereurs,  qu'on  rendait  la  justice 
et  qu'on  exécuiait  les  coupables,  qu'on  triomphait  des  barbares  et 
des  rebelles,  qu'on  admirait  les  merveilles  de  la  nature  et  de  l'art, 
qu'on  s'abandonnait  à  la  superstition  et  à  la  religion,  à  l'amour  de 
la  gloire  et  au  goût  du  beau.  Les  vertus  comme  les  vices  de  ce 
peuple,  encore  artiste  dans  sa  décadence,  encore  païen  dans  son 
christianisme,  encore  orgueilleux  dans  son  abaissement,  trouvaient 
également  à  s^  satisfaire.  L'hippodrome,  ce  n'était  pas  seulement 
le  cirqup,  c'était  le  théâtre,  le  seul  théâtre  que  tolérât  l'église  grec- 
que; c'était  à  la  fois  le  Capitole  et  le  mont  Aventin,  le  Pœcile  et  le 
stade  olympique,  le  forum  de  Rome  et  l'agora  d'Athènes.  A  Con- 
stantinople  il  y  avait  trois  merveilles  :  Dieu  avait  Sainte-Sophie, 
l'empereur  avait  son  triclinium  d'or,  le  peuple  avait  l'hippodrome. 

L'hippodrome  fui  le  premier  monument  élevé  à  Byzance;  il  existait 
avant  Conslanttiiople,  il  lui  a  survécu.  Qunnd  Sévère  voulut  recon- 
struire Byzance,  il  fit  d'abord  l'hippodrome;  c'est  sur  l'orientation 
de  l'hippodrome  que  Constantin  bâtit  le  grand  palais  impérial,  que 
Justinien  i^leva  Sainte-Sophie;  t'inilexible  église  orthodoxe  consentit 
à  ce  que  la  métropole  de  Constaotinople  inclinât  légèrement  au  sud- 
est.  L'hippodrome  fit  donc  la  loi  au  palais,  à  l'église,  à  la  cité  : 
à  tout  il  imposa  son  orientation.  L'axe  de  l'hippodrome,  déterminé 
aujourd'hui  par  la  position  des  deux  obélisques,  fut  en  quelque  sorte 
le  pivot  autour  duquel  gravita  le  monde  byzantin. 

Deux  anc'ilotes  peuvent  nous  montrer  jusqu'où  allait  la  passion 
du  citadin  (!f  !a  nouv-die  Rome  pour  les  jeux  du  cirque.  Quand  Jus- 
tinien coiimienra  ses  immenses  constructions,  le  propriétaire  d'une 
maison  refu-^a  de  se  laisser  exproprier.  On  lui  offrit  des  monceaux 
d'or,  il  pers'r^ti  dans  son  refus;  on  l'emprisonna,  .sa  constnnceoe 
se  démeniii  p.'is;  on  lui  coupa  les  vivres,  il  sonffiit  en  silence.  Alors 
le  préfet  dit  |i;il;ii-;  de  Justinien  eut  une  idée  lumineuse  :  l'empereur 
annonça  qu'il  iill  ât  donner  au  peuple  des  courses  du  ihar.  A  cette 
nouvelle,  le  cniirnKe  abandonna  le  pauvre  prisonnier,  et,  plutôt  que 
ne  pas  avoir  si  place  au  spectacle,  il  abandonna  son  patrimoine  ;\ 
vil  prix.  In  aii'.re  propriétaire  ne  se  fit  pas  prier  autant;  du  pru- 


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Bi*T  otfK'-  T  âê-ZsTh  -ttT  «st  pr*;  k  îiâ-î  1>  dbhw^bbbb  As-  an  «»- 

f-jit  îrrr<  "^tv:  r'-ft^rr»  "ras  V»  btiBsecrî  i^-'^^ua  'xi  «^weaS  r«- 

de  lîrctii'yï  ^yj-^i-'ùi  d»  »cclaaBii'j(tt*  L":'iLrT»«  «  s?  Lirai:  à  4e 
pT4**<i V*» rt^-j'^V-CB d^rau:  1»  dcs:«i'dia:  ^s  c*«-^:ffl:^w  4t  fc»- 
biûes.  Ui>^lt  '^-y  Xi.iv^:iXL'jrt  dus  si  k*??  bcir^rû^.  ^'ikamÂÊrn- 
ttûi  i  ?»  nj^.-:T*:  6".  çabé  q^e  poDTakm hû per^ecrr  iss  ioâsde fla- 


l/iTvj'ie  k  jocr  inarrpi4  poar  nue  so'ennj;^  hip>:>dnHiïq«e  ^ 
pr'jcïje,  l/>ijt  C<-j:i>'^Ti'JnopIe  est  eo  émyi.  Les  bciic-DS  ooaipitaal 
leur  orçarj'iviiîo'j,  pi^^i^ni  la  reme  de  'eor  otaiériej.  Lrs  ^tramgvn 
aflfl'j^nt  d^;»  1%  rajfi-Jç.  La  Teil'e  da  gra!;d  joar,  un  nsessagçr  î»- 
(>ml,  I«  u**/rairf.  -^  Tf:a6  à  rhippodrome,  ordonne  de  c  sasp«Bdrf 
J';  relum  »  au-^'-s^us  de  la  tribune  Impériile,  c'est  une  nazàttt 
d'aiifiotiwr  la  n'A'-.nu-.M;  rheurem  messas'îr  est  sainé  par  les  »e- 
cUmatîi'^nt  d'une  m'jltitude  qui  a  déjà  envahi  le  cirqae,  et  qui  se 
propose  bien  d'y  passer  la  naît  pour  aTo'ir  aoe  meilleure  place  le 
lendemain.  To'it  le  personnel  de  l'hippodrome  est  sur  pied;  oo 
é'pro'jve  s\  le-  barrl';res  sont  assez  solides  pour  arrêter  les  chevaai 
jusqu'au  s;(jnal  d^mn'^,  on  fait  sortir  de  l'écurie  les  coar?ïers  awc 
leur»  harri'iî^  d  )r''»,  on  compare  la  légèreté  et  la  solidité  des  cbai?; 
on  pfi'^par;  les  unie:  pour  tirer  au  sort  la  place  des  concariens  et 
dél';nniner  qui  aura  le  bonheur  de  tenir  la  corde,  c'est-à-dîre  d'être 
le  plu»  rapproché  de  la  tpina;  on  nivelle  l'arène,  on  y  remet  du 
Ik^u  sable  jaune  mè'é  de  la  poussière  odorante  d'i  cèdre;  demain 
on  y  jetlfira  des  (leurs.  Enfin  la  nuit  passe,  le  jour  désiré  parait. 

Tout  Con-tanlinojile  est  là  :  ane  montagne  de  peuple  courre  du 
haut  en  bas  les  gradiis;  ateliers,  magasins,  chantiers  du  port,  tout 
est  fermé,  tout  chôuie;  on  ne  travaille  pas  ce  jotir-là,  et  !e  plus 
pauvre  arlisan  a  revêtu  sa  plus  blanche  tunique.  Examinez  ce  peu- 
ple :  vous  verrez  jusqu'à  quel  point  le  mélange  du  sang  étrai-, 
ger,  du  sang  slav:,  turc,  arabe,  tartare,  a  déjà  altéré,  dans  cette 
grande  capitale  rosmopolile,  la  pureté  primitive  du  type  grec  et  du 
type  romain.  D'ailleurs  à  côté  des  citadins  il  y  a  place  pour  les 
provinciaux;  le  p^iysan  slavo-grec  de  la  Thrace,  courbé  sous  son 
rude  labeur  et  sous  les  âpres  exigences  du  fisc,  vient  vo'u*  comment 
le  Byzantin  s'entend  à  dévorer  les  sueura  des  provinciaux;  le  hardi 


l'hIPPODBOHE   1  CONSTANTINOPLE.  7S9 

montagnard  du  Bbodope,  qui  ne  paie  l'impftt  que  lorsque  bon  lui 
semble,  est  venu  avec  ses  armes;  l'audadeux  pirate  de  l'Archipel, 
au  profil  tranchant,  étale  le  luxe  que  lui  ont  valu  ses  rapines  impu- 
nies. Sur  des  gradins  réservés,  on  peut  voir  les  ambassadeurs  des 
nations  étrangères,  depuis  les  tnissi  dominici  de  Charlemagne  jus- 
qu'aux députés  d'Haroun-al-Baschid.  Les  marchands  des  peuples 
étrangers  qui  ont  Tait  un  traité  de  commerce  avec  l'empira  et  qui 
sont  «  sur  le  pied  de  la  nation  la  plus  favorisée  »  sont  aussi  des 
spectateurs  privilégiés.  Les  Hongrois  au  bonnet  évasé  par  en  haut 
avec  des  grelots  d'or  au  bas  de  leur  robe,  le  Varègue  de  Aussie  qui 
n^âle  au  luxe  de  fourrures  du  nord  le  luxe  de  soieries  du  niidi,  le 
Bulgare,  récemment  baptisé,  avec  son  crâne  rasé  à  la  tartare,  ses 
vétemens  de  peaux  et  sa  massive  chaîne  de  cuivre  autour  du  corps, 
le  Franc  d'Occident,  qui  est  venu  du  Rhin  sur  le  Bosphore  condui- 
sant les  caravanes  le  long  du  Danube  et  la  lance  au  poing,  l'Arabe 
d'Egypte,  de  Syrie  ou  de  Sicile,  à  la  flottante  tunique,  —  le  Khazar, 
le  Croate,  l'Arménien,  tous  ces  barbares  que  la  vieille  Rome  aurait 
menés  &  la  corvée  pour  la  reconstruction  de  son  Capitule,  Byzance 
était  forcée  de  les  traiter  en  hôtes  de  distinction.  Les  gradins  les  plus 
rapprochés  de  l'arène  sont  occupés  par  les  membres  des  factions,  en 
tunique  blanche  bordée  de  larges  bandes  de  pourpre,  avec  leurs 
écharpes  aux  couleurs  rivales,  ayant  à  la  main  leur  bâton  surmonté 
du  croissant.  Le  grand  vélum  de  soie,  sur  cet  océan,  sur  ces  escar- 
pemeos  de  têtes  humaines,  flotte  au  gré  de  la  brise  du  Bosphore  ou 
des  zéphyrs  de  la  côte  d'Asie.  Aux  deux  extrémités  de  la  spina,  des 
Slaves  s'occupent  à  enfler  les  orgues.  Tout  à  coup  un  grand  mou- 
vement se  manifeste  du  côté  de  la  tribune  impériale.  Les  gardes  aux 
cuirasses  dorées,  avec  les  drapeaux,  les  étendards ,  les  labara,  les 
victoriolet,  sont  descendus  sur  le  pi;  derrière  les  galeries  de  Saint- 
É^enne,  on  soupçonne  la  présence  de  l'augusta;  les  loges  à  droite 
et  à  gauche  du  trône  s'emplissent  de  généraux,  de  sénateurs  et  de 
patrices.  Enfin  l'empereur  parait  i.  sa  tribune,  sceptre  en  main, 
couronne  en  tête,  et  du  coin  de  son  manteau  impérial  qu'uo  eu- 
nuque lui  a  rassemblé  dans  la  main,  il  fait  sur  son  peuple  le  signe 
de  la  croix.  Les  applaudissemens,  les  hymnes,  les  chants  des  fac- 
tions, éclatent.  On  attend  le  signal. 

Il  est  donné.  Aussitôt  au  rez-de-chaussée  de  la  tribune  impériale 
quatre  portes  s'ouvrent,  quatre  barrières  s'abaissent,  quatre  chars 
attelés  de  quatre  coursiers  rapides  s'élancent  dans  l'arène.  On  dis- 
tingue nettement  les  casaques  verte  et  bleue,  rouge  et  blanche,  et 
les  cochers,  debout  sur  la  conque  fragile  de  leur  char,  penchés  sur 
leurs  coursiers,  les  animant  du  geste,  de  la  voix,  se  dépassant,  se 
rattrapant,  faisant  voler  les  flots  de  sable  et  les  flocons  d'écume. 
Cent  mille  poitrines  sont  haletantes  d'émotion,  et  quand  les  chars 


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';»r  M^?.'/r/.'rt  ii''fni  ^l*r**  3u  ci.-i  é^  prière*  plu5  ardeaies  poarqi'îl 
Iffir  (il  ^yv>rd'^  d^  pT'ip-<^s  l'i^'am,  que  les  Ëyiuiûiis  pour  obte- 
nir un  *.'if-/j^  dh  f)t»'>'Ir'»ine. 

ifi^i'i  la  r/mirnH  e*)t  finiç  et  le  vainquenr  déclaré.  Ton  nînlie 
rar»m*r  €1  l'on  rwv)mrFi*rD':e  jusqu'à  quatre  fois.  La  premîèn  panie 
lin  (ir'nçT^mmr  «rst  alor»  remplie.  C'est  le  moment  des  iaternièdes. 
nfiibiiii»n.H  de  bétet»  curieu-es  on  esercices  d'acn^tes.  lo  histe- 
ru:n  grec  v-  rappelle  av'>ir  ta  aa  de  ces  gymnastes  qui  était  pw- 
v';riii  J'ifciu'ait  Kommet  da  grand  <^lisque  :  là  le  vertige  le  piil; 
il  Kxiita  en  avant,  l/imba  d'une  telle  bauteur  qu'il  mourut  eo  UM- 
cti^int  tt-rre  et  s'enronça  profoa dément  dans  le  sable.  Ces  aadacieu 
artÎHttrH  ne  M'épargnaient  guère.  On  raconte  l'histoire  d'une  troupe 
rlK  cf.n  riinambiil<»  qui  allait  de  cité  en  cité;  mais  avant  d'arrivés  à 
(ion^Untinople,  moitié  d'entre  eux  avaient  succombé  à  ce  terrible 
jeu.  Un  aventurier  italien  avait  aussi  montré  à  Consiantioople  nn 
«hinn  savant  que  les  Byzantins  croyaient  sorcier;  en  effet,  ce  ma- 
V(!ill(Mix  animal  savait  dé.signer  dans  un  cercle  de  spectateurs  lapn- 
mniie  la  plus  avare,  la  plus  généreuse,  la  plus  vicieuse;  il  rangeait 
par  ordre  les  médailles  des  empereurs,  rapportait  des  anneaui  à 
l<!iir  propriétnire,  etc.  En  même  temps,  des  comédiens  organisaient 
rien  scèn<:N  do  pantomimes;  des  clowns  se  livraient  à  des  coctorsius 
hiiorres,  des  cavaliers  faisaient  la  voltige  sar  deux  ou  plusieurs  cbe- 
vaus. 

Après  les  courses  de  cbars,  il  y  avait  des  courses  à  pied.  Quel- 
quel'uis,  pour  rendre  le  jeu  plus  piqUQt,  des  coureurs  prenaient  un 


L'HIPPODHOME   a  CORSTANTIMOPLE,  791 

mors  ttans  la  boucbe,  d'autres  tenûent  les  rênes  et  faisaient  claquer 
le  fouet.  Il  paraît  que  cette  facétie  avait  va  effet  irr^^sistible  sur  le 
public  byzantin,  car  l'auteur  du  Livre  des  cirémonim  de  la  cour  et 
de  t hippodrome  l'a  consigné  gravement  par  écrit  pour  la  plus  grande 
délectation  des  générations  futures.  Parfois  le  peuple  lui-même  était 
acteur;  à  certaines  fêtes,  en  mémoire  des  licences  fesceniiines  des 
vieux  Latins  ou  des  insultes  aacrées  qu'on  échang«-ait  au  pèlerinage 
d'Eleusis,  les  chefs  des  factions  se  prenaient  à  partie  et  s'accablaient 
d'invectives  convenues,  de  quolibets  graveleux,  d'un  débordement 
de  verve  carnavalesque. 

Cependant  il  fallait  bien  dtner  pour  se  préparer  au  renouvelle- 
ment des  courses,  qui  toujours  avait  lieu  dans  l'aprf'S-midi.  L'em- 
pereur se  relirait  avec  les  grands  dignitaires  dans  son  triclinium, 
l'impératrice  avec  ses  dames  dans  un  salon  attenant  à  son  église; 
le  piiuple  étalait  ses  provisions,  viandes  sèches,  poissons  salés,  pois 
frits,  melons  d'eau,  limons,  oranges,  pastèques,  et  de  cette  ruche 
immense  s'élevait  un  prodigieux  bourdonnement.  Très  souvent  c'é- 
tait le  prince  qui  offrait  ce  repas  à  son  peuple;  on  entassait  au  pied 
de  la  spina  des  monceaux  de  légumes,  de  fruits,  de  jambons,  et  le 
peuple,  descendant  des  gradins,  mettait  au  pillage  cetle  architec- 
ture de  cocagne;  puis  anivait,  porté  sur  un  char,  un  grand  vaisseau 
rempli  de  poissons  secs  qui  répandait  tout  d'un  coup  sa  cargaison 
sur  l'arène.  Ce  maigre  festin  ne  rappelait  guère  les  fabuleux  con- 
giaires  que  César,  après  ses  triomphes,  offrait  au  peuple  romain 
couché  autour  de  quarante  mille  tables,  où  rien  ne  semblait  assez 
exquis  pour  le  palais  du  peuple-roi,  où  l'on  versait  aux  manœuvres 
et  aux  lazzaroni  romains  le  vin  de  Grèce  et  de  Sicile  à  pleines 
coupes.  Les  Byzantins  n'aviiient  point  ta  voracité  ni  la  sensualité 
romaine;  leur  ^sobriété  orthodoxe  allait  bien  à  la  médiocrité  de  for- 
tune du  nouvel  empire  ;  leur  idéal ,  ce  n'était  plus  le  gourmand  Vi- 
tellius,  mais  le  patriarche  Jean,  dit  le  Jeûneur.  Ce  qu'on  jetait  au 
Tibre  de  viandes  rares  le  lendemain  d'une  de  ces  orgies  auxquelles 
les  césars  conviaient  toute  une  nation  eût  suffi  pour  mettre  en  dé- 
bauche ces  sobres  buveurs  de  pastèques. 

D'ailleurs  on  n'est  pas  à  l'hippodrome  pour  manger,  et  le  peuple, 
qui  a  terminé  lestement  cette  légère  collation,  commence  à  trouver 
qu'on  est  bien  long  à  la  table  du  triclinium  impérial.  Des  chants 
s'élèvent,  de  moins  on  moins  respectueux,  et  il  est  temps  que  \'ta^ 
pereur  vienne  donner  le  signal  de  nouvelles  courses.  Le  grossier 
Pbocas,  en  sa  qualité  de  vieux  routier,  avait  le  don  surtout  d'impa- 
tienter le  peuple  souverain  par  ses  libations  prolongées.  Un  jour, 
les  factions  commencèrent  d'abord  pu-  une  invocation  respectueuse 
«  lève-toi,  6  soleil  impérif^;  lève-tcâ,  apparais.  »  Le  biberon  ne 


,,GoogIc 


792  lETCE  ocs  Dcci  aaaaa. 

prit  zoom  soad  de  cette  toadunte  iorocatioa.  Alofs  les  «crts  per- 
dirent  patience  et  se  mirent  k  crier  :  «  T<Klà  qoe  ta  as  encofe  xtwf 
(été  U  bouteille  !  Toilà  qne  ta  rots  trouble  !  ■  Le  tyran  foiiesi  lir> 
ch»  sa  garde  sur  le  peopïe,  fit  trancber  des  t£tes .  ooaper  des  ma 
et  des  oreilles,  coadre  des  mutins  dans  des  sacs  de  cnïr,  pour  qs'oi 
les  jotàt  i  ta  mer.  Il  est  vrai  que  peo  d'années  après  ce  méae 
peuple  eut  la  OMisolatitR)  de  voir  Phocas  brûlé  vif  dans  le  tanreai 
d'airain  par  son  Tainfpieur  Héraclîos. 

Tel  était  Tbippodrome  à  Byzaoce.  Voili  ce  qui,  poar  les  Gncs 
du  moyen  âge,  araJt  remplacé  Escbyle  et  Sophocle,  la  mort  d'Api 
et  le  sacrifice  d'iphigénie;  voilà  ce  qui  rendait  chez  eux  toute  liu^ 
rature  dramatique  impossible.  Téreoce,  s'il  fût  rerenn  des  Champs- 
Élysi^es,  eût  vu  les  Néo-Bomains  loi  tooraer  le  dos  pour  regarder 
des  cocherB,  comme  aDlrefois  les  Romains  de  la  république  pour  dts 
combats  d'oors. 

Nons  avons  vu  l'hippodroroe  au  temps  de  sa  splendear;  il  déclin 
avec  l'empire.  Dès  le  x'  siècle,  ses  magnificences  ont  quelque  chose 
de  mesquin  et  de  fripé.  On  n'a  de  chevaux  que  le  nombre  stricte- 
ment nécessaire  pour  fournir  les  huit  courses  de  la  journée;  si  I'iid 
d'eux  tombe  malade,  il  y  en  a  un  qui  est  forcé  de  courir  deux  fcAs. 
Les  cochers  ont  des  vétemens  brodés  d'or  et  d'argent,  mais  qni  oot 
déjà  été  portés  par  plusieurs  générations  de  cochers.  Autrefois,  aa 
temps  des  césars  de  Rome,  au  temps  encore  de  Justinien,  les  vain- 
queurs étaient  magnifiquement  récompensés;  u  on  leur  donnait  aaa 
des  prix,  mais  des  fortunes,  n  Au  x*  siècle,  le  cocher  vainqueur 
reçoit  3  écus,  environ  &5  francs  de  notre  monnaie;  de  plus  on  loi 
pose  sur  la  tête  une  couronne  de  bronze  doré  qui,  après  la  céré- 
monie, fait  retour  au  vestiaire  de  la  faction,  pour  récompenser  les 
vûnqueurs  des  générations  suivantes. 

Pourtant  l'hippodrome  n'avait  encore  rien  perdu  de  sa  splen- 
deur monumentale.  L'empire  de  Byzance  était  comme  un  noble  de 
bonne  maison  qui  vit  d'économie,  mais  qui  ne  peut  se  décider  k 
congédier  ses  cocbers,  à  mettre  à  l'encan  le  mobilier  qui  lui  reste 
de  son  ancienne  opulence.  La  magnificence  de  l'hippodronie  faisait 
encore  passer  sur  la  mesquinerie  qui  présidait  à  ses  solennités.  En 
1203,  les  LaUns  s'emparèrent  de  GonstanlJnople.  Parmi  les  pèlerins 
militaires  qui  mirent  cette  cité  chrétienne  au  pillage  se  rencontra 
un  pauvre  gentilhomme  amiénois,  Robert  de  Clary.  Comme  Ville- 
hardouin,  il  nous  a  laissé  en  langue  françûse  le  récit  de  cette  bril- 
lante et  déplorable  expédition  ;  son  manusait,  retrouvé  dans  une 

,  Cooglc 


L  BIPPODBOHE   A  COMSTANTINOPLE.  793 

bibliothèque  du  nord  par  M.  lUant,  est  en  voie  de  publication.  In- 
connu jusqu'ici,  il  prend  dignement  sa  place  à  côté  du  maréchal 
de  Champagne;  ils  sont  les  deux  premiers  qui  aient  écrït  l'histoire 
des  Français  en  langue  française.  Or,  tandis  que  Villehardouin,  tout 
occupé  de  mener  à  bien  l'expédition  dont  il  a  la  responsabilité,  ne 
peut  que  nous  assurer  d'une  manière  générale,  et  en  jurant  sa  pa- 
role de  maréchal,  que  Constantinople  est  la  plus  splendide  cité  qu'on 
vit  jamais,  Robert  de  Clary,  simple  chevalier  banneret,  s'est  donné 
le  plaisir  de  visiter  en  détail  sa  conquête.  11  a  parcouru  Constan- 
tinople, admiré  les  hautes  colonnes  triomphales  au  sommet  des- 
quelles des  moines  excentriques  avaient  élu  domicile;  il  a  demandé 
des  renseignemens  sur  leurs  bas-reliefs  aux  Grécules  îgnorans,  qui 
lui  répondaient  invariablement  que  c'étîùeot  les  signes  de  ce  qui 
devaitarriver  unjour;  enfin  le  hasard  de  ses  investigations  l'a  con- 
duit à  l'hippodrome,  et  il  ne  peut  contenir  son  admiration  à  la  vue 
de  tant  de  chefs-d'œuvre  de  bronze  et  de  marbre,  de  ces  tribunes 
«  moult  cointes  et  moult  nobles,  où  l'empereur  et  l'impératrice  se 
séaient  quand  on  jouait,  n  de  ces  "  ymages  d'hommes  et  de  femmes, 
et  de  chevaux,  et  de  bœufs,  et  de  chameaux  et  de  ours,  et  de  lions 
et  de  moult  manières  de  bestes  jectëes  en  cuivre  qui  estaient  si 
bien  f^ctes  et  si  naturellement  formées,  qu'il  n'y  a  si  bon  maistre 
en  paîenisme  ne  en  crestienté  qui  sût  faire  aussi  bien,  »  Ses  com- 
pagnons d'armes,  après  la  seconde  prise  de  Constantinople,  ne  se 
laissèrent  point  attarder  par  ces  nobles  considérations;  ils  brûlè- 
rent, démolirent,  renversèrent,  jetèrent  à  la  fournaise,  firent  des 
$oh  avec  l'admirable  Vénus  dont  Nicétas  était  amoureux.  L'hippo- 
drome, déshonoré  par  l'invasion  et  le  pillage,  cessa  d'être  pour  les 
Grecs,  même  après  la  chute  de  l'empire  latin,  le  théâtre  de  leurs 
plaisirs  et  de  leurs  rivalités.  Il  semble  qu'ils  aient  commencé  à  fuir 
ce  monument,  qui  ne  faisait  que  leur  rappeler  le  triomphe  abhorré 
des  hérétiques  et  des  barbares. 

Cent  ans  avant  la  conquête  de  Constantinople  par  les  Ottomans, 
l'hippodrome  était  en  ruine ,  une  estampe  du  xiv*  siècle  en  fait  foi. 
Ce  dessin,  inexact  dans  les  détails  comme  tous  ceux  que  les  Euro- 
péens étaient  obligés  de  prendre  à  la  dérobée,  en  se  cachant  de  la 
superstition  et  du  fanatisme  ottomans,  en  exposant  leur  vie,  nous 
montre  encore  debout  les  colonnes  de  la  tpina  et  le  palais  de  la 
tribune;  mais  les  gradins  se  sont  en  partie  écroulés,  les  porti- 
ques sont  à  moitié  détruits,  d'informes  décombres  occupent  l'arène, 
et  de  hideuses  petites  masures  se  sont  bâties  au  milieu  et  aux  dé- 
pens de  ces  ruines  grandioses.  Constantinople,  encore  virante, 
libre,  prospère,  sentait  déjà  l'ombre  de  la  mort  s'étendre  sur  elle; 
elle  avait  renoncé  à  tout  ce  qui  l'avait  ornée,  réjouie,  passionnée, 


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J 


794  lETDE  DES  DEUX  HOUDCS. 

elle  laissait  tomber  cette  parore  de  statues  et  de  colonnes  t 
pbales,  et,  sentait  qoe  le  Turc  approchait,  elle  portait  déjà  son 
propre  dpnil. 

C'était  bien  pis  encore  à  l'époque  où  le  Toyageur  français  Pierre 
Giles,  en  1&29,  visita,  la  capitale  de  l'Orient.  Les  OttcMoans  étaient 
là  depuis  soixante-seiie  ans.  Ces  ■  âpres  ennemis  de  l'art  vib-uvien, 
ces  Turcs  plus  fons  qu'Hercule  loi-même,  »  continuaient  à  loisr 
l'œnvre  de  destruction.  Les  Grecs,  eoorbés  sons  le  joug  depuis  près 
d'an  siècle,  redevenus  barbare*  au  contact  de  leurs  maîtres  bar- 
bares, ne  savaient  plus  l'bistoire  de  leurs  ancêtres;  ils  impatien- 
taient le  curieux  voyageur  de  leurs  niaises  explications  snr  les  co- 
lonnes et  sur  les  serpens.  Les  Vénitiens,  riches  et  vandales  conmie 
des  Anglais  de  1826,  achetaient  les  obélisques  renvusés  poar  en 
orner  leurs  églises  de  l'Adriatique.  Le  sensible  archéologne  pouvait 
à  peine  retenir  ses  larmes.  Ce  n'était  pas  de  voir  l'bippodronie  en 
ruine  qui  l'aSIigeait  le  plus,  c'était  de  voir  o  les  ruioea  insultées.  > 
Il  y  avait  là,  étendues  à  terre,  des  colonnes  de  22  pieds  de  long,  la 
base  jetée  d'an  c6té,  le  chapiteau  de  l'autre.  Ou  les  sciait  parle 
travers  comme  des  bûches  de  bois;  on  en  fusait  des  dalles  i  paw 
les  bains,  des  boulets  de  marive  pour  l'artillerie  de  Soliman.  Ces 
beaux  chapiteaux  antiques,  les  birbares  les  retravaillaient  à  leur 
goût  :  on  les  creusait  pour  en  faire  des  pétrins  de  boulanger  I  «  Ce 
qui  meltfdl  le  comble  à  ma  douleur,  c'était  la  vue  d'une  médaille 
que  je  venais  de  ramasser  :  on  voyait  d'un  côté  Bélisaire  triomphant 
dans  l'hippodrome  du  roi  des  Vandales  et  Jnstinien  qui  accueillait 
le  triomphateur,  de  l'autre  l'efTigie  de  Bélisaire  avec  cette  légende, 
à  laquelle  la  vue  de  cette  désirfatîon  donnait  un  sens  cruellement 
ironique:  Gloria  BomanoeumI  n 

Aujourd'hui  on  voit,  sur  une  des  places  de  Stamboul,  deni 
grands  obélisques  qui  sont  là  oo  ne  sait  pas  bien  pourquoi,  et  on 
petit  monument  de  bronze  à  demi  engagé  dans  des  décombres.  Le 
sol  est  grossièrement  nivelé;  mais  on  se  prend  à  songer  aux  Her- 
cules de  bronze,  aux  Vénus  de  matire  blanc,  dont  les  débris  soat 
peut-être  enfoais  là.  C'est  tout  ce  qui  reste  de  l'hippodrome,  c'est 
tout  ce  qui  reste  des  grandes  luttes  des  verts  et  des  biens,  de  ce 
gui ,  pendant  six  cents  ans,  passionna  jusqu'à  la  démence  la  pios 
grande  et  la  plus  civilisée  des  sociétés  du  moyea  ige. 

Alfbed  Rahbaud. 


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TRAITÉ  DE  WASHINGTON 


DC  8  MAI  1S71 


AtGLEUEHT   OE    LA    QUESTION    DE    l'aLABAUI. 


Depuis  qu'elle  »  triomphé  de  la  rébellion  des  états  du  sud,  la 
république  américtûne  a  exercé  une  inUuence  considérable  sur  les 
affaires  de  l'Europe.  Cette  inQuence  n'a  pas  toujours  éLé  visible, 
elle  u'eo  a  pas  moins  été  constante  ;  elle  s'est  fait  sentir  à  la  façon 
d'une  force  lointaine  qui  modiûe  toutes  les  conditions  dé  l'équilibre 
et  du  mouvement  dans  un  système  de  forces  encbevêtrées.  L'Angle- 
terre est  le  point  sensible  en  quelque  sorte  où  les  passions  et  les 
tntérëtâ  des  deux  continens  se  sont  noués  de  la  façon  la  plus  étroite. 
Les  Ëtats-Unb  étaient  sortis  de  la  longue  crise  de  la  guerre  de  la 
sécession  profondément  irrités  contre  l'Angleterre;  vainqueurs  et 
vaincus  étaient  unis  par  la  mftme  colère.  Les  étals  du  sud  repro- 
chaient à  l'Angleterre  de  les  avoir  leurrés  de  fausses  espérances,  de 
ne  leur  avoir  prêté  que  le  vain  appui  des  eocouragemens,  des  pa- 
roles et  des  discours,  et  de  n'avœr  jamais  osé  reconnaître  la  répu- 
blique de  Jeffersoa  Davis.  Les  états  du  nord  lui  reprochaient  d'avoir 
accordé  aux  rebelles  les  droits  des  belligérans,  de  leur  avoir  prêté 
son  appui  moral,  de  leur  avoir  donné  des  armes,  des  munitions  de 
guerre,  des  draps,  des  vivres;  ils  l'accusaient  non-seulement  d'avoir 
abusé  de  tous  les  droits  de  la  neutralité,  mais  d'avoir  violé  le  droit 
des  gens  de  la  façon  la  plus  flagrante  en  laissant  construire,  équi- 


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J 


706  BErOE  DES  DEDX  HOHDES. 

per,  armer  dans  ses  eaiu  des  corsaires  qui  pourchassaient  sur  toutes 
les  mers  les  bâtimeDS  américains,  et  qui  détruisirent  eu  peu  de 
temps  tout  le  commerce  des  États-Cois.  J'ai  raconté  autrefois  (1)  les  ' 
incidens  principaux  de  l'histoire  de  VAlabama  et  les  débats  aux- 
quels donnèrent  lieu  les  sinistres  exploits  de  ce  navire  trop  fameux. 

La  querelle  juridique  qui  s'élevait  à  cette  époque  entre  les  deux 
gouvernemens  portait,  en  dernière  analyse,  sur  ce  point  :  l'Angle- 
terre a  une  loi  qui  se  nomme  le  foreign  enlistment  act,  loi  qui 
porte  certaines  pénalités  contre  les  citoyens  anglais  qm  violent 
d'une  façon  déterminée  la  neutralité  anglaise.  Le  gouvememeot, 
invoquant  les  conseillers  légaux  de  la  couronne,  se  retranchait  der- 
rière les  stipulations  précises  et  étroites  de  cette  loi  pour  proclamer 
qu'il  ne  pouvait  être  tenu  pour  responsable  des  déprédations  de 
VAlabama.  «Quand  deux  belligérans  sont  en  guerre,  c'est  ainsi 
que  le  chief  baron  résumait  la  question,  une  puissance  neutre 
peut,  sans  violer  ta  loi  internationale  ni  le  foreign  enlistment  act, 
leur  fourqir  des  munitions  de  guerre,  de  la  poudre,  des  armes  de 
toute  espèce,  en  un  mot  tout  ce  qui  peut  servir  à  la  destruction  des 
hommes.  Pourquoi  les  vaisseaux  seraient-ils  une  exception?  Mon 
opinion ,  c'est  qu'ils  ne  doivent  point  l'être,  u  Les  jurisconsultes 
américains  répondaient  que  le  droit  des  gens  est  indépendant  de 
tous  les  statuts  nationaux  et  municipaux,  que,  s'il  autorise  la  vente 
de  tous  les  objets  nécessaires  à  une  armée,  il  ne  permet  point  la 
sortie  des  territoires  neutres  d'une  année  sur  le  point  d'entrer  en 
guerre,  qu'il  fallait  distinguer  entre  les  matériaux  de  la  guerre  et 
les  forces  guerrières  agissantes,  armées,  flottes,  vaisseaux  tout  prêts 
à  infliger  d'irréparables  dommages. 

Tel  est  toutefois  le  respect  inspiré  par  les  arrêts  des  cours  an- 
glûses,  que  la  rfaambre  des  lords,  devant  laquelle  cette  grave  ques- 
tion fut  enfin  portée,  accepta  la  théorie  étroite  de  la  cour  de  l'échi- 
quier. Le  conflit  entre  la  loi  municipale  et  cette  loi  supérieure, 
qu'on  peut  regarder  comme  l'expression  la  plus  élevée  du  principe 
de  la  conservation  dans  tes  sociétés  humaines,  ne  fut  pas  vidé.  Les 
deux  parties  restèrent  en  face  l'une  de  l'autre,  l'une  trop  (ière  pour 
vouloir  rien  changer  à  ses  lois,  lors  même  que  l'interprétation  en 
pouvait  un  jour  se  retourner  contre  elle  et  l'exposer  aux  plus  graves 
périls;  l'autre.  Outrée  de  voir  tous  ses  navires  dénationalisés,  se 
promettant  de  tirer  vengeance,  dès  que  l'occasion  s'en  présente- 
rait, d'une  puissance  qui  avait  profité  de  ses  malheurs  pour  la 
chasser  de  toutes  les  mers  sans  même  courir  les  risques  d'uoe  lutte 
ouverte, 

(1)  Vorei  U  AfMM  du  1"  Juillet  18M.  ^^  i 

n,g,uc,ib,.C00glc 


LE  TRAITE  DE   WASHINGTON.  797 

L'Angleterre  comprît  la  faute  qu'elle  avait  commise  quand  elle 
vit  avec  quelle  énergie  les  États-Unis  domptaient  la  rébellion,  avec 
quelle  surprenante  rapidité  ils  remplissaient  le  gouffre  financier 
ouvert  par  la  guerre;  elle  le  comprît  mieux  encore  quand  les  États- 
Unis  devinrent  le  foyer  éloigné  de  l'agitation  feniane  en  Irlande, 
lorsque  le  parti  démocratique  flatta  secrètement  ceux  qui  voulaient 
troubler  ses  colonies  canadiennes;  elle  en  eut  surtout  conscience 
quand  elle  vit  se  développer  en  Europe  même  des  événemens  aux- 
quels il  lui  fut  interdit  de  se  mêler  avec  autorité,  parce  que  son 
ingérence  active  aurait  pu  l'entraloer  à  la  guerre,  et  que  la  guerre 
pouvait  être  le  signal  de  l'apparition  de  quelques  Alabamag  sortis 
des  ports  des  États-Unis,  munis  des  lettres  de  marque  de  son  adver- 
saire européen,  et  prêts  à  fondre  partout  sur  ses  innombrables  vais- 
seaux, chnrgés  des  produits  du  monde  entier.  Cette  crainte  est 
restée  suspendue  comme  une  épée  de  Damoclës  sur  la  tète  de  tous 
ses  hommes  d'état,  trop  patriotes  pour  l'exprimer  bien  haut,  trop 
ciairvoyans  pour  ne  la  point  concevoir.  Gomment  imaginer  que,  si 
l'Angleterre  avait  une  guerre  un  peu  longue,  il  ne  se  trouverait  per- 
sonne à  New-York,  k  Boston,  parmi  ces  armateurs  dont  les  navires 
avalent  été  coulés  ou  brûlés  par  YAlabama,  pour  prendre  une  re- 
vanche si  facile  contre  Londres  et  Liverpoolî  Pouvait-on  espérer 
que  le  gouvernement  de  Washington  écouterait  les  dénonciations, 
les  remontrances  du  ministre  anglais  d'une  oreille  plus  favorable 
qu'on  n'avait  écouté  à  Londres  celles  de  M.  Adams?  Les  longues 
côtes  des  États-Unis  étaient-elles  plus  faciles  à  surveiller  que  celles 
de  la  Grande-Bretagne 7  Tant  que  la  question  de  YAlabama  n'était 
point  résolue  dans  le  sens  des  exigences  légitimes  des  États-Unis, 
l'Angleterre  était  condamnée  à  la  paix,  elle  ne  pouvait  se  faire  un 
ennemi  sans  s'en  donner  deux.  C'est  ainsi  que  d'une  manière  oc- 
culte et  indirecte,  manifeste  cependant  à  tous  ceux  qui  se  tenaient 
au  courant  de  l'opinion  aux  États-Unis,  l'hostilité  des  États-Unis, 
latente,  mais  certaine,  pesait  de  tout  son  poids  sur  la  politique 
anglaise.  Personne,  après  les  hommes  d'état  anglais,  ne  le  savait 
mieux  que  M.  de  Bismarck,  dont  la  clairvoyance,  si  funeste  à  la 
France,  a  toujours  eu  des  regards  sur  le  monde  entier.  Uni  par  une 
étroite  confiance  à  l'historien  américain  Bancroft,  ministre  des  États- 
Unis  à  Berlin,  par  une  vieille  amitié  à  un  autre  historien  célèbre, 
Motley,  qui  avait  succédé  à  Londres  à  M.  Adams,  il  était  bien  ren- 
seigné su  ries  sentimens  du  peuple  américain;  il  comptait  sur  les 
alBnités  qui  s'étaient  révélées  entre  les  États-Unis  et  la  Russie,  puis- 
sances toutes  deux  jeunes,  les  dernières  arrivées  sur  la  grande  scène 
politique,  qui  avaient  résolu  presque  au  môme  moment  le  grand 
problème  de  l'émancipation  d'une  race,  qui  toutes  deux  nourris- 


,  Google 


798  IBTUB   DES   DEDl   HOHDES. 

saient  dra  ressentîmeDs  contre  l'Angleterre.  De  leur  côté,  les  Alle- 
mands, si  nombreux  ans  Étals-Unis,  avaient  montré  pendant  la 
gaerre  une  grande  fidélité  k  l'Union,  et  leur  iodoence  y  deveout 
chaque  jour  plus  grande.  Si  les  complications  de  la  politique  euro- 
péenne  faisaient  éclater  une  sorte  de  guerre  non  plus  seulement  gé- 
nérale, mais  pour  ainsi  dire  universelle,  l'alliance  de  l'Allemagne, 
de  la  Russie  et  des  Éuts-Uois  composait  one  trioité  de  forces  que 
l'ambition  germanique  se  promettait  d'opposer  à  tous  ses  adver- 
SMres. 

L'Angleterre,  dont  la  diplomatie  est  si  vigilante,  qui  d'ailleurs 
trouve  dans  une  presse  laborieuse  et  moins  préoccupée  d'assiéger 
le  pouvoir  que  d'instruire  la  nation  des  informaUons  exactes  sur 
ce  qui  se  passe  dans  tous  les  pays,  apercevait  avec  une  inquiétude 
croissante  les  périls  auxquels  elle  se  trouvait  exposée,  elle  s'abri- 
tait derrière  les  maximes  de  l'école  radicale  pour  couvrir  son  ap- 
parente indilTérence  aux  alTaires  du  continent  européen  ;  mais,  bien 
que  la  doctrine  de  ta  non-intervention  eût  certainement  gagné  des 
adeptes  de  plus  en  plus  nombreux  dans  tous  ies  partis,  la  vieille 
fierté  britannique  ne  laissait  pas  de  souffrir  de  l'attitude  nouvelle  de 
l'Angleteire.  Dans  les  discours,  dans  les  documens  même  d'une  diplo- 
matie habituée  à  peser  et  à  voir  peser  ses  moindres  paroles,  on  retrou- 
vait de  temps  en  temps  l'Angleterre  de  Canning  et  de  lord  Palmer- 
ston;  malheureusement  les  actes  ne  suivaient  plus  les  remontrances, 
La  diplomatie  anglaise  était  condamnée  au  rôle  de  Cassandre;  elle 
voyait  souvent  juste,  elle  montrait  les  dangers  du  doigt,  elle  ne  savait 
plus  les  éloigner.  Elle  ne  se  servait  plus  que  de  sa  puissance  morale, 
mais  cette  puissance  menaçait  de  s'user,  et  elle  le  savait  mieux  que 
personne.  Les  États-Unis  ne  jouissaient  pas  trop  bruyamment  de 
l'amoindrissement  politique  d'une  puissance  qui  avait  laissé  éclater 
sa  joie  au  mom -nt  où  Us  semblaient  exposés  k  une  ruine  complète. 
lia  ne  se  montraient  pas  trop  pressés  de  régler  la  question  des  in-  . 
demnités,  ils  aimaient  autant  consener  un  grief  contre  l'Angleterre 
que  de  recevoir  les  millions  qu'elle  leur  devait;  on  en  était  presque 
venu  i  chérir  ce  grief  et  à  redouter  que  l'Angleterre  n'accordât  trop 
pleinement  les  satisfactions  qu'on  réclamait,  La  réserve  des  États- 
Unis  augmentait  à  mesure  que  le  désir  d'une  réparation  était  plus 
vif  à  Londres.  La  colère  américaine  s'était  calmée  dans  les  joies  du 
triomphe,  dans  le  sentiment  de  sa  puissance  agrandie,  devant  les 
perspectives  d'un  avenir  sans  pareil  de  richesse,  de  grandeur  et  de 
civilisation.  File  était  encore  frémissante  rjuaiid  M.  Adams  deman- 
dait en  vniii  ((kipéclic  du  2.*î  octobre  1803)  au  gouvernement  anglais 
Il  n'imporio  fjiiel  mode  d'arbitm^e  loyal  et  éTidtalle.  »  Cette  pro- 
position avait  soiniii'.'îllé  prés  de  deux  ans  dans  les  carions  du 


LE  TKAITB   DE   WASHmGIOK.  799 

foreign  office.  Le  30  août  1865 ,  lord  Russell  y  répoodsit  en  ces 
termes  :  «  Dans  votre  lettre  du  23  octobre  18Ô3,  il  tous  a  plu  de 
dire  que  le  gouvemeroeot  des  États-Unis  est  prêt  à  agréer  n'im- 
porte quelle  forme  d'arbitrage...  Le  gouveroemeot  de  sa  majesté 
doit  en  conséquence  décliner  toute  demande  de  réparation  ou  de 
compensation  pour  les  captures  faites  par  VAlabamtty  et  refuser  de 
référer  la  question  à  une  puissaocfl  étrangère  quelconque.  » 

La  rude  franchise  de  cette  déclaration  semblait  fermer  la  porte 
à  toute  négociation.  Le  17  octobre  1865,  le  miniBi.re  des  États-Unis 
informait  en  effet  lord  Russell  que  les  États-Unis  renonçaient  à  toute 
tentative  d'arbitrage;  mais  dans  les  deux  pays  la  presse  ravivait 
sans  cesse  des  questions  que  la  diplomatie  semblait  abandonner.  Les 
griefs  des  États-Unis  trouvaient  un  défenseur  éloquent  et  persistant 
dans  M.  Summer,  le  président  du  comité  des  alTaires  étrangères  au 
sénat.  11  portait  le  débat  plus  haut  que  les  intérêts,  reprochait  à  l'An- 
gleterre d'avoir  été  infidèle  à  la  cause  de  la  liberté  et  de  la  civili- 
sation en  se  h&tant  d'accorder  aux  rebelles  du  sud  les  droits  de 
belllgérans.  11  lui  demandait,  outre  une  indemnité,  la  confession 
publique  de  ses  torts  et  de  ses  regrets;  cette  prétention  révoltait 
l'orgueil  de  l'Angleterre,  mais  il  n'y  manquait  pas  d'hommes  qui 
confefi.saient  déjà  les  fautes  du  gouvernement.  C'est  l'honneur  des 
pays  liiires  qu'il  y  soit  toujours  permis  de  dire  la  vérité  sans  être 
accusé  de  manquer  de  patriotisme.  M.  Bright  pouvait  dire  à  ses 
électeurs  de  Rochdale  pendant  la  gueri-e  des  États-Unis  ;  «  le  ne 
trouve  pas  de  mots  pour  exprimer  mon  regret  en  voyant  que,  de 
tous  les  pays  de  l'Europe,  ce  pays  est  le  seul  qui  trouve  des  hommes 
disposés  à  agir  en  faveur  de  ce  gouvernement,  qui  veut  se  fonder 
sur  l'esclavage.  Nous  lui  donnons  ses  vaisseaux ,  ses  armes,  sas 
munitions  de  guerre;  nous  donnons  aide  et  appui  au  plus  abomi- 
nable des  crimes  :  des  Anglais  seuls  le  font.  »  M.  Goldwin  Smith, 
un  professeur  d'Oxford,  dont  le  style  mâle  et  éloquent  n'est  que 
rex|>ression  d'un  grand  courage  moral,  Hétrissait  chaque  jour  la 
conduite  de  ceux  qui  déshonoraient  l'Angleterre  par  leurs  sympa- 
thies actives  pour  la  rébellion  du  sud.  M,  Cobden  ne  les  épargnait 
pas  à  l;i  chambre  des  communes,  où  son  honnête  voix  était  écoutée 
avec  uu  respect  presque  religieux,  même  par  ses  ennemis  poli- 
tique-i. 

Les  liotnmes  d'état  ne  furent  pas  longs  à  comprendre  qu'une  ré- 
para: ion  C:iait  due  aux  États-Unis  :  tous  leurs  efforts  furent  dirigés 
vers  liiit^  tr;insactioii  qui  conser%'ât  un  caractère  pui-ement  financier, 
fi  qii,  en  iloniiant  satisfaction  aux  intérêts  individuels  lési's  en 
Aiiirii  jue,  ne  paiùt  point  ressembler  à  un  acte  de  repentir  ou  de 
jtiljltjvîe  I union :il(j.  Les  négociations  traiuèreiit  longtemps  eutrt 


800  HETDE   DES  DEDS   MONDES. 

les  préteotioDS  contraires  des  deux  pays,  tous  deux  plus  indifférens 
à  l'argent  qu'au  point  d'honneur,  mais  l'un  prêt  à  donner  l'argent 
sans  faire  aucune  excuse,  l'autre  décidé  à  obtenir  une  sorte  d'ex- 
cuse avant  de  recevoir  aucune  indemnité.  Un  moment,  les  États- 
Unis  semblèrent  faiblir;  un  projet  de  traité  fut  conclu  entre  lord 
Clarendon  et  M.  Johnson,  qui  avait  succédé  à  Londres  à  M.  Adams, 
et  qui  avait  apporté  dans  ses  relations  avec  l'Angleterre  une  com- 
plfûsance  facile  et  banale.  D'un  bout  à  l'autre  de  ce  traité,  il  n'était 
question  que  de  griefs  individuels;  on  faisait  une  sorte  de  balance 
entre  les  pertes  des  armateurs  américains,  victimes  de  YAlabama, 
et  les  perles  subies  par  des  Anglais  à  l'occasion  de  la  guerre  et  du 
blocus,  ou  même  depuis  1853  (les  deux  pays  avaient  fait  une  con- 
vention en  1853  pour  régler  toutes  les  réclamations  pécuniaires 
faites  depuis  le  traité  de  Gand  en  1816).  Le  préambule  du  traité 
Clarendon -Johnson  ne  contenait  aucune  allusion  à  la  rébellion  du 
sud,  au  rôle  qu'avait  joué  le  gouvernement  anglais  au  début  de  la 
guerre;  il  n'exprimait  aucun  regret,  il  ne  posait  aucune  règle  de 
droit  international. 

U  semblait  qu'il  y  eût  une  parité  parfaite  dans  la  situation  des 
deux  pays,  que  la  violation  du  droit  n'eût  pas  été  plus  Qagrante  en 
quelque  sorte  d'un  côté  que  de  l'autre.  Le  traité  n'était  plus  qu'un 
compte  de  doit  et  avoir  :  aussi  la  nation  américaine  n'en  fut  point 
satisfaite.  H.  Johnson  fut  assailli  de  reproches,  et  le  sénat  refusa  de 
ratifier  le  traité.  L'Amérique  exigeait  quelque  chose  de  plus;  elle 
avait  bien  des  moyens  de  faire  sentir  à  l'Angleterre  sa  mauvaise 
humeur.  Elle  avait  dénoncé  le  traité  dit  de  réciprocité  qui  avait 
été  conclu  par  le  gouvernement  de  Washington  avec  le  Canada.  Par 
ce  trùté,  les  pêcheries  de  la  Nouvel le-Écosse  et  du  Nouveau- Bruns- 
wick avaient  été  ouvertes  aux  pêcheurs  américains,  et  en  revanche 
les  États-Unis  avaient  supprimé  ou  abaissé  les  droits  d'entrée  sur 
les  produits  de  ces  deux  colonies  anglaises.  Le  gouvernement  amé- 
ricain avait  strictement  observé  les  règles  du  droit  des  gens  contre 
les  fenians  qui  portaient  le  trouble  soit  au  Canada,  soit  en  Irlande; 
mais  il  s'était  enfermé  dans  l'exécution  la  plus  stricte  de  ses  de- 
voirs, et  les  journaux  du  parti  démocratique  encouran;eaieBt  plutôt 
qu'ils  ne  blâmaient  les  tentatives  des  fenians,  qui  continuaient  à 
avoir  à  New-York  de  mystérieux  bureaux  de  recrutement,  des 
caisses,  un  quartier-général.  Les  tentatives  des  Irlandais  contre  le 
Canada  n'avaient  rien  de  sérieux,  mais  elles  n'étaient  pas  sans  cau- 
ser des  embarras  à  l'Angleterre,  parce  que  les  colonies  demandaient 
sans  cesse  à  la  métropole  une  protection  que  ïa  nouvelle  école  ra- 
dicale anglaise  ne  veut  plus  leur  accorder. 

Ces  regrets  que  la  diplomatie  hautaine  n'avait  pas  voulu  expri- 


LE   TRAiri   DE  WASHINGTON.  801 

mer,  la  nation  anglaise  commençait  véritablement  à  les  ressentir.  Il 
faut  avoir  vécu  en  Angleterre  pour  bien  comprendre  comment  l'opi- 
nion publique  s'y  forme  et  s'y  modifie,  comment  elle  se  prête  gra- 
duellement à  la  toute-puissance  des  faits,  avec  quel  art  patriotique 
une  presse  intelligente  sait  réconcilier  les  passions  du  moment  avec 
les  intérêts  du  pays.  A  quoi  avaient  servi  à  l'Angleterre  les  sauvages 
violences  de  YAliibama?  Elle  voyait  revivre  le  commerce  américain, 
la  prospérité  des  États-Unis  prendre  de  nouveaux  élans;  elle  retrou- 
vait partout  l'hostilité  américaine,  dans  l'arrogance  croissante  de  la 
Russie,  dans  les  révoltes  de  l'Irlande.  Défiante,  isolée,  en  face  d'une 
Europe  livrée  aux  hasards,  elle  éprouvait  une  sorte  d'inquiétude 
vague  et  douloureuse  ;  elle  était  irritée  contre  elle-même,  car  elle 
avait  manqué  à  toutes  ses  traditions  :  elle  avait  toujours  été  dans  le 
passé  le  champion  des  droits  de  la  belligérance,  et  elle  avait  abattu 
de  ses  propres  mains  toutes  les  limitations  des  droits  de  la  neutra- 
lité. Elle  s'était  aliéné  «ne  nation  qui  tenait  à  elle  par  tous  les  liens 
de  la  race,  de  la  religion,  des  mœurs,  de  la  littérature,  qui,  pour 
être  sa  rivale,  était  toujours  sa  parente.  En  fait,  il  y  avait  entre 
les  États-Unis  et  l'Angleterre  une  question  de  sentiment  bien  plus 
qu'une  question  d'intérêts;  mais  ce  sont  les  blessures  morales  qui 
sont  les  plus  lentes  à  guérir.  M.  Adams  avait  bien  exprimé  dans  son 
langage  contenu  les  tri.stessiïs  de  ses  concitoyens  lorsque,  prenant 
congé  de  lord  John  Russell,  il  lui  écrivait  :  "  C'a  été  mon  chagrin 
d'observer  pendant  la  durée  d'une  si  étonnante  révolution  un  degré 
d'apathie  et  de  froideur  là  où  mes  compatriotes  avaient  tout  droit 
d'attendre  une  chaude  et  sérieuse  sympathie;  si  pendant  ces  grandes 
épreuves  la  voix  de  l'encouragement  de  ce  «ité  de  l'Atlantique  ne 
leur  est  trop  souvent  arrivée  qu'avec  des  accens  douteux,  je  con- 
serve l'espoir  que  le  résultat  auquel  nous  sommes  arrivés  finira  par 
corriger  le  manque  de  foi  et  de  confiance  dans  notre  fidélité  à  une 
cause  juste,  n 

Cet  espoir  ne  devait  pas  être  trompé  :  la  conversion  de  l'Angle- 
terre, il  faut  lui  rendre  cette  justice,  n'a  pas  seulement  été  causée 
par  la  pro  périté  nouvelle  des  États-Unis,  par  le  sentiment  d'un 
isolement  plein  de  périls;  i!  l'a  été  aussi  par  la  conduite  des  États- 
Unis  depuis  la  guerre  de  la  rébellion.  Jamais  nation  n'a  monlré  plus 
que  la  nation  américaine  de  sagesse  et  de  modération  dans  la  vic- 
toire. Les  guerres  civiles  sont,  dit-on,  les  plus  cruelles  de  touies; 
mais  on  ne  trouvera  rien  dans  le  triomphe  des  États-Unis  qui  Tait 
déshonoré.  Jelferson  Davis  est  encore  vivant,  le  général  L;.'e  est 
mort  tranquillement  parmi  les  siens,  les  propriétés  A-:&  rebelles 
leur  ont  été  rendues.  En  portant  Grant  au  pouvoir,  les  Américains 
n'ont  point  nommé  un  dictateur;  il  n'y  a  rien  de  changé  dans  les 


802  BETDE  DES  DEDX  HORDES. 

ÎDStitutions,  dans  ]es  traditions  d«  la  république  américaine.  La 
guerre  a  alTranchi  une  race  sans  en  eochalner  une  autre.  Les  États- 
Unis  oDt  aoiirrt  quelque  resseutimeat  contre  les  puissances  qui, 
pendant  leurs  malheurs,  avaient  formé  contre  leur  sécurité  de  mau- 
vais desseins  ou  laissé  éclater  une  joie  perverse;  mais  Us  n'ont  point 
abandonné  leur  politique  de  non-interveotion,  et  ils  ont  réprinaé 
sur  leur  territoire  toutes  les  iurractions  coinniises  contre  le  droit 
des  gens.  Ils  ont,  en  un  mot,  montré  autant  de  sagesse  que  de 
force.  Il  y  a  sous  la  passion  américaine,  qui  par  moniens  semble  si 
âpre  et  si  impati^'ute,  un  grand  fonds  de  patience,  qui  tient  à  une 
foi  sans  bornes  dans  l'avenir,  une  prudence  très  avisée,  très  éclairée, 
en  même  temps  qu'une  sorte  d'bumanité  qui  répugne  à  l'emploi 
de  la  violence. 

Pour  toutes  ces  raisons,  l'Angleterre  sentait  croître  chaque  jour 
le  désir  de  renouer  de  bonnes  relations  avec  les  États-Unis.  Lord 
Granville  avait  succédé  à  lord  Glarendon;  il  fit  sonder  l'opinion  des 
princi|mux  hommes  d'état  américains,  et  obtint  l'assurance  que  tous 
les  partis  verraient  arriver  avec  plaisir  aux  Étals-Unis  une  ambas- 
sade extraordinaire  ou  une  commission  cbargée  de  régler  les  diffé- 
rends entre  les  deux  pays.  11  fut  convenu  entre  lui  et  M,  Ilamilton 
Fi&b,  le  secrétaire  d'état  de  Washington,  que  cette  commissiou  ré- 
glerait la  question  des  pêcheries  et  généralement  toutes  les  ques- 
tions qui  avaient  trait  au  Canada,  en  même  t^mps  qu'elle  s'occupe- 
rait des  ré(  lamations  dites  de  VAlabama  et  en  général  de  toutes 
celles  qui  tiraient  leur  origine  de  la  guerre  de  la  sécession.  La  com- 
mission anglaise  fut  composée  de  lord  Grey,  président  actuel  du 
conseil  privé,  de  sir  Edward  Tbornton,  ministre  d'Angleterre  à  Was- 
hington, de  sir  John  Macdonald,  ministre  de  la  justice  et  attorney- 
gênéral  au  Canada,  de  H.  Montague  Bernard,  professeur  de  droit 
international  à  l'université  d'Oxford.  Le  président  Grant  nomma 
de  son  côté  une  commission  formée  de  M.  Hamilton  Fish,  secrétaire 
d'état,  du  général  Scheolt,  actuellement  ministre  des  ttats-Unis  en 
Angleterre,  du  juge  Nelson,  de  la  cour  suprême,  de  M.  Hoar,  de 
Massachusetts,  un  légiste  distingué,  et  de  M.  Williams,  de  l'Orégon. 

La  première  réunion  des  deux  commissions  eut  lieu  te  27  février, 
et  le  S  mars  seulement  on  aborda  la  question  de  i'Altilutma.  Les 
commissitires  américains  tinrent  à  peu  près  ce  langage  :  le  peuple 
américain  est  tout  entier  pénétré  du  sentiment  qu'il  a  été  la  victime 
d'une  grande  injustice;  la  conduite  tenue  par  l'Angleterre  au  mo- 
ment où  éclata  la  guerre  de  la  rébellion  a  été  une  cause  de  ruine 
pour  le  commerce  des  États-Unis;  les  passions  qui  se  manifestèrent 
et  dans  la  Grande-Bretagne  et  dans  ses  colonies  ont  excité  dans  le 
peuple  américain  des  sentimens  qu'il  lui  était  pénible  de  nourrir 


LE  TRAITÉ  DE   VASUINGTOIT.  803 

plus  longtemps;  YAlabama  et  les  autres  corsaires  tpil  avaient  été 
construits,  nrinf^s,  équipés  dans  les  ports  anglais,  avaient  non- 
seulement  détruit  un  nombre  considérable  de  navires  et  de  car- 
gaison!^,  mais  ils  avaient  obHgé  le  gouvernement  américain  à  faire 
de  grandes  dépenses  en  les  poursuivant;  ils  avaient  causé  à  l'Amé- 
rique un  dommage  presque  irréparable  en  forçant  te  commerce 
américain  presque  tout  entier  à  s'abriter  sous  le  pavillon  bri- 
tannique; ils  avaient  fait  hausser  le  pris  des  assurances,  contri- 
bué puissamment  à,  prolonger  la  guerre  et  ajouté  ainsi  i  ses  frais 
gigantesques.  Us  ajoutaient  que  l'Angleterre,  en  n'observant  pas 
avec  une  rigueur  suffisante  les  devoirs  de  ta  neutralité,  était  deve- 
nue responsable  dfs  actes  des  corsaires,  que  tes  réclamations  indi- 
viduelles des  armateurs  s'élevaient  déjà  à  la  somme  de  70  millions 
de  francs,  sans  compter  les  intérêts,  que  toutefois,  en  vue  d'arriver 
à  un  airangemeni,  ils  ne  présenteraient  aucune  réclamation  pouf 
les  pertes  de  nature  indirecte,  quoiqu'elles  fussent  de  beaucoup  les 
plus  considérables.  Ils  insistaient  particulièrement  sur  l'espérance 
qu'ils  formaient  d'obtenir  des  commissaires  anglais  la  déclaration 
explicite  d'un  regret  ati  sujet  des  déprédations  commises  par  les 
corsaires. 

Les  envoyés  anglais  répondirent  que  le  gouvernement  de  la  reine 
ne  pouvait  admettre  que  la  Grande-Bretagne  n'avait  point  ac- 
compli les  devoirs  que  lui  imposait  la  loi  internationale,  et  qu'elle 
dût  accepter  la  responsabilité  des  actes  des  corsaires.  Us  rappe- 
lèrent que  divers  navires  suspects,  notamment  deux  navires  cui- 
rassés, avaient  été  arrêtés  sur  la  dénonciation  de  M.  Adams,  que 
le  gnuvcrnement  anglais  avait  même  dépassé  quelquefois  les  obli- 
gations strictes  du  droit  des  gens,  qu'il  avait  par  exemple  acheté  à 
grands  frais  une  flottille  anglo-chinoise  qn'on  soupçonnait  devoir 
passer  au  service  des  confédérés;  mais,  bien  que  le  gouvernement 
anglais  dût  r(;jeter  toute  responsabilité  dans  les  actes  de  VAlttbama, 
il  était  prêt,  dans  l'inti'rét  de  la  bonne  harmonie  entre  k-s  deux  pays, 
àrecoiiiiaître  le  principe  d'un  arbitrage,  pouiTu  que  l'on  pût  trouver 
des  arbitres  acceptables  et  définir  les  points  sur  lesquels  l'arbitrage 
devrtit  porter.  Les  commissaires  américains  répondirent  qu'il  ne 
siifli^att  point  de  di^finir  le  sujet  de  l'arbitrage,  mais  qu'il  fallait 
également  préciser  les  principes  qui  devaient  guider  les  arbitrés. 
C'était  aller  au  plus  vif  de  la  difficulté,  car  le  conflit  entre  M.  Adami 
et  lord  Russell  avait  été  en  réalité  na  conflit  entre  le  droit  mu- 
nicipal anglais  et  le  droit  international.  L'on  ne  s'étail>amais  en- 
tendu sur  les  principes  mêmes  de  ce  droit  supérieur  qu'on  appelle 
le  droit  des  gens.  Tandis  que  lord  Russell  croyait  faire  tout  son 
devoir  en  forçant  les  sujets  de  la  reine  à  obéir  à  la  lettre  de  la  loi 


■  Google 


soi  HETUE  DES  DEUX   UOSDES. 

municipale  anglaise,  qui  interdit  certains  actes  définis  et  oettement 
précisés,  le  gouvernement  américain  maintenait  que  les  obliga- 
tions de  l'Angleterre,  en  tant  tpie  neutre,  vis-à-vis  d'une  puissance 
belligérante  étaient  complètement  iodépen(îantes  des  lois  mêmes 
de  la  Grande-Bretagne,  que,  si  ces  lois  étaient  insuffisantes,  elle 
devait  le?  modifier.  Il  est  bien  certain  qu'il  n'appartient  à  aucune 
nation  en  particulier  de  définira  son  gré  dans  ses  codes  les  devoirs 
de  la  neutralité  :  les  rapports  de  nation  à  nation  sont  fondés  sur  un 
droit  qui  s'Impose  aux  goavememens  les  plus  absolus  comme  aux 
gouvernemens  parlementaires.  C'était  le  rôle  des  juges  anglais  d'in- 
terpréter le  foreign  enlitfment  act  comme  tonte  autre  loi  ;  le  rôle 
des  ministres  était  différent  :  chargés  de  veiller  à  la  sécurité,  à 
l'bonneur,  aux  intérêts  généraux  de  l'Angleterre,  ils  devaient  cher- 
cher et  trouver  les  moyens  de  faire  rei^pecter  les  règles  du  droit 
des  gens. 

Ce  droit  n'était  pas  un  vain  mot  :  l'Angleterre  avait  elle-même, 
plus  qu'aucune  autre  puissance,  contribuéà  le  créer.  Quelques- nns 
des  principes  qu'elle  avait  posés  au  temps  où  elle  était  elle-même 
belligérante  avaient  été  contestés  par  d'autres  nations,  et  e'Ie  av^t 
elle-même  paru  y  renoncer  en  signant  la  fameuse  déclaration  de 
Paris  à  la  suite  de  la  guerre  de  Crimée  en  1856;  mais  ell.;  considé- 
rait toujours,  avec  les  États-Unis,  la  collection  des  arrêts  des  cours 
des  prises  comme  la  base  d'une  sorte  de  droit  international.  Ce 
droit  changeant,  pour  ainsi  dire  organique,  accru  par  le  temps  et 
les  précédens,  d'accord  en  ses  traits  principaux  avec  certains  ou- 
vrages français,  américains,  anglais,  consacrés  par  le  respect  de 
toutes  les  nations,  n'était  point  un  code  véritable;  mais  il  était  tou- 
jours possible  de  le  rectifier,  de  le  compléter,  en  l'appuyant  sur 
quelques  principes  généraux  qui  intéressent  également  tous  les 
pays. 

Les  négociateurs  améric^ns  tenaient  essentiellement  à  la  recon- 
naissance de  ces  principes.  Un  mois  presque  entier  fut  consacré  à 
en  discuter  la  formule.  Le  5  avrils  les  envoyés  anglais  firent  la  dé- 
claration suivante  :  leur  gouvernement  ne  pouvait  reconnaître  que 
les  règles  internationales  proposées  par  les  Américains  eussent  force 
de  loi  au  moment  où  avaient  pris  naissance  les  difficultés  relatives 
à  V Alabamiii  il  consentait  cependant  à  permettre  aux  arbitres  de  les 
prendre  pour  règles,  comme  si  elles  avaient  déjà  été  en  vigueur  et 
reconnues  pendant  les  années  précédentes.  L'Angleterre  cédaitainsi 
sur  les  dtux  points  principaux;  elle  exprimait  un  regret,  elle  re- 
connaissait, indirectement  il  est  vrai,  qu'elle  ne  trouvait  plus  bonne 
en  1871  l'int-rprétatlon  qu'elle  donnait  au  droit  des  gens  en  186i. 

Le  regret  se  traduisit  ainsi  dans  l'article  i"  du  traité  :  «  attendu 


lE   TR&ITÉ   DE   WASHINGTON.  805 

que  sa  majesté  a  autorisé  ses  hauts  comniissfdres  à  exprimer  dans 
uD  esprit  amical  le  regret  qu'a  ressenti  le  gouvernemrnt  de  sa  ma- 
jesté eu  égard  à  l'évasion,  en  quelques  circonstances  qu'elle  se  soit 
produite,  soit  de  VÂlabamay  soit  d'autres  vaisseaux  hors  des  ports 
anglais,  soit  aussi  en  considération  des  déprédations  commises  par 
ces  vaisseaux...  »  Dans  la  suite  de  l'article,  on  indique  la  composi- 
tion du  tribunal  arbitral  :  la  reine  d'Angleterre  et  le  président  des 
États-Unis  nommeront  chacun  un  arbitre;  trois  autres  seront  nom- 
més par  le  roi  d'Italie,  par  le  président  de  la  confédération  helvé- 
tique et  par  l'empereur  du  Brésil. 

Les  articles  suivans  désignent  Genève  comme  lieu  de  réunion  du 
conseil  arbitral,  et  déterminent  la  procédure  de  ce  tribunal  suprême 
et  sans  appel.  L'article  3  Qxe  les  règles  que  devront  suivre  les  ar- 
bitres. K  Les  arbitres  se  guideront  pour  rendre  leur  di^cision  sur  les 
trois  règles  suivantes,  à  savoir  qu'un  gouvernement  neutre  est  tenu  : 
1"  d'user  de  toute  vigilance  pour  prévenir  la  construction,  l'arme- 
ment ou  l'équipement,  dans  les  limites  où  s'exerce  sa  juridiction, 
de  tout  vaisseau  que  l'on  peut  raisonnablement  soupçonner  être  des- 
tiné à  une  croisière  ou  à  un  acte  d'hostilité  contre  une  puissance  avec 
laquelle  ce  gouvernement  n'est  point  en  guerre,  —  d'user  de  toute 
diligence  pour  empêcher  le  départ,  dans  les  limites  de  sa  juridic- 
tion, de  tout  navire  soupçonné  de  devoir  croiser  ou  faire  la  guerre, 
quand  ce  navire  aura  été  spécialement  adapté,  en  tout  ou  en  par- 
tie, dans  les  limites  de  sa  juridiction,  à  des  usages  belligérans; 
2°  de  ne  permettre  ni  souffrir  qu'aucun  belligérant  fasse  usage  de 
ses  ports  ni  de  ses  eaux  comme  d'une  base  d'opérations  navales 
contre  un  autre  belligérant,  ni  pour  renouveler  ou  augmenter  ses 
munitiuEis  militaires  et  son  armement,  ou  s'y  procurer  des  recrues; 
S"  d'exercer  toute  diligence  dans  ses  ports  et  ses  eaux  pour  em- 
pêcher qu'aucune  personne  soumise  à  sa  juridiction  ne  viole  les  pré- 
cédentes obligations.  » 

n  Sa  majesté  britannique  a  chargé  ses  commissaires  de  déclarer 
que  son  gouvernement  ne  saurait  reconnaître  que  les  trois  règles 
précédentes  fussent  en  vigueur  au  moment  où  se  sont  élevés  les 
griefs  des  États-Unis;  mais,  pour  donner  un  témoignage  de  son  dé- 
sir de  fortiCer  les  relations  amicales  entre  les  ddux  pays  et  de 
prendre  en  vue  de  l'avenir  d'utiles  précautions,  le  gouvernement  de 
sa  majesté  consent  à  ce  que  les  arbitres  tiennent  pour  accordé  qu'il 
a  voulu  agir  en  conformité  avec  les  règles  précédentes.  » 

Cette  dernière  réserve,  sur  laquelle  insistait  tant  le  gouverne- 
ment anglais,  ne  sert,  ce  semble,  qu'à  mieux  faire  ressortir  l'étendue 
de  la  concession  qu'il  fait  aux  États-Unis,  car  le  langage  des  com- 
missaires angiMs  revient  en  dernière  analyse  à  ceci  i  nous  ne  V9(\^ 


806  BETDE   DES   DEUX  UÛNDES. 

loDspas  reconnaître  que  nous  n'ayons  pas  eu  raison,  mais  nous  con- 
sentoDS  à  ce  que  les  arbitres  se  conduiaent  comme  si  nous  avions 
été  dans  notre  tort.  Dans  la  discuBsioa  qui  eut  lieu  je  12  juin  sur  le 
trùté  de  Washington  à  la  chambre  des  lords,  lord  Kussell  s'éleva 
avec  véhémence  contre  le  caractère  rétrospectif  de  cetle  nouvelle 
loi  internationale  i  lord  Derby  montra  l'Angleterre  se  mettant  elle- 
même  sur  la  sellette  et  consentant  k  être  jugée.pour  des  actes  com- 
mis il  y  a  dix  ans  et  qu'alors  elle  ne  trouvait  pas  coupables;  mais 
il  n'en  est  pas  de  la  loi  internationale  comme  de  la  toi  muoicipale. 
Celle-ci  ne  doit  Jamais  être  rétroactive,  parce  qu'elle  se  corrige 
aussi  rapidement  qu'on  le  veut,  tandis  qu'il  n'y  a  point  de  parle- 
ment, de  conseil  permanent,  qui  règle  les  rapports  des  nations.  La 
loi  internationale  n'est  fondée  que  sur  l'équité.  Une  nation  n'a 
point  rempli  ses  devoirs  envers  les  autres  nations  quand  elle  a  violé 
î'équité,  lors  même  qu'elle  a  observé  la  lettre  de  ses  lois  munici- 
pales. Celles-ci,  en  ce  qui  regarde  l'étranger,  n'ont  de  valeur  qu'au- 
tant qu'elles  sont  une  expression  fidèle  des  devoirs  de  la  neutralité. 
Ces  devoirs  étaient  les  mêmes  en  IBôi  qu'en  iS7l;  qu'importait  h 
la  nation  américaine,  aux  armateurs  ruinés  de  ^ew-Yol■k  et  de  Bos- 
ton, que  lord  Palmerston  ou  lord  Hussell  pût  maintenir,  en  in- 
voquant les  avis  de  juges  anglûs,  que  personne  n'avait  violé  le 
foret gn  enlistment  ad? 

Ce  n'est  point  s'abaisser  que  de  reconnaître  une  erreur  et  de 
chercher  h,  la  réparer.  On  a  sonvent  reproché  à  l'Angleterre  d'ado- 
rer le  succès,  de  laisser  toujours  ses  sympathies  suivre  les  courans 
de  la  fortune.  Lord  Russell,  en  attaquant  le  traité  de  Washington, 
citait  une  phrase  de  Henry  Drummond.  «  Il  y  a  deux  siècles,  disait 
ce  dernier,  il  y  avait  un  mot  qui  gouvernait  le  monde,  c'était  le  mot 
credo;  aujourd'hui  il  y  en  a  un  autre,  c'est  le  mot  crédit,  u  —  «  Il  y  a 
deux  siècles,  ajoutait  lord  Russell,  nous  mainLenions  notre  credo, 
nous  maintenions  notre  foi  protestante;  au  temps  de  Jacques  II, 
nous  l'avons  fait  triompher,  La  destruction  de  l'Armada  espagnole 
et  la  bataille  de  la  Boyne  confirmaient  notre  puissance,  et  le  credo 
national  triomphait.  Aujourd'hui  il  ne  s'agit  plus  que  de  notre 
crédit,  et  l'on  vient  nous  dire  :  Que  nous  importe  l'honneur  anglais? 
que  nous  importe  notre  caractère  national?  Les  cours  de  nos  fonds 
sont  élevés,  ceux  des  bons  américains  sont  hauts;  qu'importe  le 
reste?  »  Une  douleur  pareille  perce  dans  le  langage  de  lord  Car- 
narvon,  de  lord  Salisbury,  l'éloquent  chef  du  parti  tory.  11  n'est  pas 
mauvais  que  des  voix  respectées  avertissent  les  nations  qu'il  y  a 
quelque  chose  de  plus  précieux  que  les  choses  matérielles,  (^es  tré- 
sors plus  imporUns  que  la  richesse  et  ta  sécurité;  mais  ces  trésors 
ne  sont  pas  près  d'être  épuisés  sur  le  sol  libre  de  la  Grande-Bre- 


LE   TRAlTlé   DE   WASBI.VGTOX.  807 

tagne.  On  s'y  sent  encore  assea  fort  poar  ne  pas  se  croire  désboDoré 
pour  réparer  noe  faute.  La  fausse  grandeur  aime  à  s'emprisonner 
dans  ses  propres  chimères,  elleprend  l'entêtement  pour  la  fermeté, 
l'aveuglement  pour  la  fierté,  et  elle  se  précipite  à  travers  des  rêves 
Ters  des  catastrophes  inatteDdues.  Les  hommes  d'état  auxquels  l'An- 
gleterre confie  en  ce  moment  ses  destinées  ont  bien  fait,  suivant 
Dous,  de  chercher  à  écarter  de  l'Angleterre  les  dangers,  les  an- 
goisses, peut-être  les  révolutions  oîi  pourrait  l'entralnier  une  lutte 
ouverte  avec  les  États-Unis.  La  vérité  doit  être  le  vrai  fundt- ment 
de  la  politique.  La  Grande-Bretagne  ne  peut  supprimer  les  États- 
Ihiis,  ni  leur  influence,  ni  leur  prospérité,  ni  leur  ardeur  patrio- 
tique. Ne  vaut-il  pas  mieux  mettre  de  son  côté  tant  de  foices  re- 
doutables que  de  les  avoir  contre  soi?  Une  réparation  qui  n'a  rien 
d'humiliant,  qui  prend  les  formes  solennelles  et  juridiques  d'sn 
arbitrage,  est-elle  une  assurance  trop  chère  contre  les  dangers  qui 
naîtraient  d'un  état  d'hostilité  permanent?  En  obtenant  la  neutralité 
morale  de  l'Amérique,  l'Angleterre  reconquiert  deux  choses  dans  le 
présent  :  l'apaisement  de  l'Irlande,  la  liberté  de  son  action  poli- 
tique; elle  s'assure  dans  l'avenir  le  concours  de  tous  les  instincts 
secrets  qui  tendent  à  rapprocher  deux  nations  d'une  commune  ori- 
gine. 

Il  y  a,  jusque  dans  les  concessions  que  les  commissaires  améri- 
cains ont  arrachées  aux  commissaires  anglais,  des  ressources  indi- 
rectes pour  la  fierté  de  la  Grande-Bretagne.  Ainsi  que  le  faisait  re- 
marquer avec  beaucoup  de  finesse  sir  Koundell  Palmer,  qui  était 
attorney- gêné  rai  au  moment  où  VAlabama  soriit  de  Liverpool  et 
qui  défendait  récemment  le  traité  de  Washington  à  la  clianibre  des 
communes,  l'arbitrage  pur  et  simple  était  beaucoup  plus  périlleux 
pour  l'honneur  de  l'Angleterre  qu'un  arbitrage  dont  elle  a  elle-même 
consenti  k  définir  les  bases.  Dans  le  traité  Glarendon- Johnson,  la 
tâche  des  arbitrtïs  n'était  point  délimitée;  ils  pouvaient  toucher  à 
tout,  aller  jusqu'à  critiquer  la  proclamation  de  iieutralilé  de  la  reine; 
ils  pouvaient  infliger  à  la  nation  anglaise  un  blâme  que  son  orgueil 
efttsubi  avec  bien  plus  de  ressentiment  qu'un  simple  sacrifice  pé- 
cuniaire. Si  au  contraire  les  arbitres,  laissés  sans  guide,  sans  pro- 
gramme d'arbitrage,  avaient  exonéré  l'Angleterre,  les  États-Unis, 
justement  irrités,  étaient  pour  ainsi  dire  autorisés  à  lancer  à  la  pre- 
mière occasion  autant  d'Alabemas  qu'il  leur  plairait.  Sir  Roundell 
Palmer  croit  encore  anjourd'hui  que  l'Angleterre  n'a  manqué  à  au- 
cune de  ses  obligations  strictes  peadant  la  guerre  de  la  sécession; 
mais  il  la  félicite  d'avoir  voiontairement  posé  des  règles  nouvelles 
de  droit  international,  et  d'accepter  ces  règles  dans  un  arbitrage 
nettement  circonscrit.  Il  voit  dans  cet  acte  de  sagesse  et  de  modé- 


,  Google 


SOS  BBTUE   DBS  DEUX   HONDES. 

ration  une  garantie  contre  les  dangers  de  l'avenir,  une  manière 
facile  d'enlratner  toutes  les  nations  du  monde  dans  une  politique 
maritime  dont  la  race  anglo-saxonne  aura  posé  les  bases. 

En  face  de  telles  considérations,  les  reproches  de  détail  que  l'on 
a  pu  adresser  au  traité  de  Washington  ne  soutiennent  pas  long- 
temps l'examen;  nous  ne  nous  étendrons  pas  longuement  sur  la 
portion  des  protocoles  de  la  commission  qui  a  trait  aux  indem- 
nités réclamées  par  l'Angleterre  pour  les  incursions  des  fenians  au 
Canada,  aux  pêcheries  et  à  la  navigation  des  fleuves  canadiens. 
Les  commissaires  américains  refusèrent  absolument  de  discuter  la 
question  des  indemnités  réclamées  pour  les  incursions  des  fenians 
au  Canada.  Le  gouvernement  américain  ne  se  considérait  pas  comme 
responsable  de  l'entrée  de  bandes  très  peu  nombreuses  dans  le 
Canada.  Ces  aventuriers  n'av^ent  jamais  pu  rester  que  quelques 
heures  au-delà  de  la  frontière,  ils  n'avaient  jamais  pu  la  dépasser 
que  de  quelques  pas,  et  les  dommages  qu'ils  avaient  causés  étaient, 
au  dire  de  lord  Kimberley  lui-même,  absolument  insignifians. 

La  question  des  pêcheries  est  beaucoup  plus  grave.  On  admit  le 
principe  de  la  réciprocité.  Les  pêcheurs  américains  pourront  désor- 
mais aller  librement  dans  les  eaux  de  la  province  de  Québec,  de  la 
Nouvelle-Ecosse,  du  Nouveau-Brunswick,  de  la  colonie  du  Priuce- 
Ëdouard  et  des  Iles  voisines  k  toute  distance  des  cotes;  ils  pourront 
débarquer  sur  toutes  les  côtes,  toutes  les  lies,  pour  sécher  leurs 
filets  et  saler  le  poisson.  Ri^ciproquement  les  sujets  anglais  pom-ront 
pécher  dans  les  eaux  des  États-Unis  jusqu'au  Si'  di-gré  de  latitude 
nord.  Comme  les  pêcheries  canadiennes  et  américaines  ne  sont  pas 
également  riches,  des  arbitres  spéciaux  doivent  se  réunir  à  Hali- 
fax pour  fixer  la  somme  qui  sera  payée  par  les  États-Unis  à  l'An- 
gleterre à  titre  de  compensation. 

Le  Canada,  il  faut  le  confesser,  a  fait  mine  au  début  de  vouloir 
résister  aux  stipulations  qui  le  concernent  dans  le  traité  de  Was- 
hington; mais  l'irritation  des  colonies  anglaises  du  nord  de  l'Amé- 
rique est  déjà  calmée.  Ainsi  que  le  faisait  remarquer  à  la  chambre 
des  communes  sir  Chartes  Ailderley,  l'un  des  hommes  politiques 
qui  sont  le  plus  familiers  avec  les  questions  coloniales,  les  Cana^ 
diens  trouveront  toujours  de  grands  avantages  à  pécher  dans  leurs 
propres  eaux;  ils  sont  assurés  d'un  marché  rapproché,  et  ils  n'ont 
pas  grand' chose  à  redouter  des  pêcheurs  américains.  Cependant  à  la 
suite  de  longues  controverses  les  chambres  canadiennes  avaient  fini 
par  considérer  la  question  des  pêcheries  et  celle  du  traité  de  réci- 
procité comme  absolument  connexes;  elles  sont  mécontentes  que 
les  commissaires  anglais  ne  les  aient  pas  résolues  du  même  coup. 
Quoi  qu'il  en  soit,  il  s'établira  tôt  ou  tard  entre  les  États-Unis  et 


■  Google 


LE   TRAITE  DE   WA6Uli\CT0N.  800 

le  Canada  une  sorte  de  libre  échange  qui  vaut  mieux  que  tous  les 
traités  de  commerce,  et  rieu  ne  favorisera  aussi  bien  l'établisse- 
ment d'un  tel  régime  que  la  confiance  dans  la  pais  et  les  bons 
rapports  entre  l'Angleterre  et  les  Étals-Unis. 

La  dernière  partie  du  traité  est  consacrée  à  la  navigation  du 
Saint-Laurent  et  de  ses  allluens,  des  canaux  canadiens,  du  lac  Mi- 
chigan,  au  transit  des  marchandises  canadiennes  à  Boston,  Portland 
et  New-York,  etc.  L'assentiment  du  parlement  canadien  a  été  ré- 
servé par  les  deux  contractans  pour  tous  les  articles  qui  touchent 
aux  intérêts  des  colonies  anglaises  dans  l'Amérique  du  Nord.  Enfin 
la  Tixation  de  la  limite  entre  les  États-Unis  et  les  possessions  bri- 
tanniques, restée  incertaine  dans  la  partie  orientale  du  continent, 
a  été  réservée  à  l'arbitrage  spécial  de  l'empereur  d'Allemagne. 

Il  faut  le  reconnaître  avec  tristesse,  le  nom  de  la  France  n'est 
même  pas  prononcé  dans  le  traité  de  Washington;  et  cependant  on 
peut  bien  rappeler  que  notre  pays  a  été  un  des  défenseurs  Us  plus 
constans  du  droit  des  gens.  Dans  la  discussion  qui  s'est  élevée  en 
Angleterre  au  sujet  des  règles  du  droit  international  désormais 
adoptées  par  la  Grande-Bretagne  et  par  les  États-Unis,  qui  le  se- 
ront certainement  aussi  par  les  pays  dont  les  souverains  sont  dési- 
gnés comme  arbitres,  on  n'a  parlé  de  la  déclaration  de  Paris  que 
pour  dire  qu'elle  n'avait  point  ta  valeur  d'un  traité,  et  n'était  qu'un 
simple  exposé  de  principes.  L'article  6  du  traité  de  Washington 
constitue  un  code  du  droit  des  gens  qui  a  été  écrit  sans  nous.  La 
France  a-t-elle  le  droit  de  s'en  plaindre?  Pendant  les  laborieuses 
discussions  de  la  commission  anglo-américaine,  elle  était  déchirée 
par  la  guerre,  et  ne  pouvait  songer  qu'à  défendre  sa  propre  exis- 
tence. D'ailleurs  il  n'y  a  rien  dans  les  principes  posés  dans  le  traité 
de  Washington  qui  soit  contraire  à  ses  traditions.  Pendant  la  guerre 
de  la  sécession,  son  gouvernement  a  observé  strictement  les  règles 
que  l'Angleterre  accepte  aujourd'hui.  Les  États-Unis  n'ont  point  vu 
des  corsaires  confédérés  sortir  de  nos  ports  pour  se  jeter  sur  leur 
commerce.  L'expédition  du  Mexique  était  pour  eux  une  menace, 
mais  elle  ne  violait  que  la  doctrine  de  Monroé ,  qui  ne  fait  point 
partie  du  droit  des  gens. 

La  France,  bien  qu'elle  ait  été  comme  ignorée  par  les  signataires 
du  traité  de  Washington,  peut  se  féliciter  que  cette  œuvre  diploma- 
tique ait  pu  être  achevée ,  car  l'hostilité  sourde  de  l'Angleterre  et 
des  États-Unis  a  pesé  bien  lourdement  sur  nos  destinées  :  elle  avait 
noué  les  liens  d'une  sorte  d'alliance  morale  enti'e  la  république 
américaine,  la  Russie  et  l'Allemagne;  elle  avait  ainsi  neutraQsé 
l'Angleterre  sur  le  continent  européen  et  l'avait  condamnée  à  une 
véritable  impuissance,  elle  avait  retenu  l'essor  des  vieilles  sympa- 


810  SETCE  DES   DEDX  MONDES. 

thies  qui  se  portent  toujours  vers  la  France  dans  le  pays  de  Jefler- 
son.  De  quelle  voix  l'Angleterre  pouvait-elle  parler  au  chancelier  de 
la  confédération  germanique,  qui  n'avait  que  des  caresses  pour  les 
États-Unis,  qui  tenait  les  secrets  de  la  Russie,  qui  pouvait  mettre  en 
faisceau  les  haines  et  les  rancunes  de  deux  continens?  Il  ne  faut 
point  croire  qu'elle  ait  vu  d'un  cœur  tranquille  le  triomphe  inoui  de 
l'Allemagne,  qu'elle  n'ait  point  trouvé  notre  chute  trop  lamentable. 
Sa  polilique  est  toujoars  la  même,  il  ne  peut  lui  convenir  qu'il  y  tût 
sur  le  continpnt  européen  une  puissance  trop  prépondérante;  elle 
s'est  réjoute  de  l'unité  allemande,  elle  ne  saurait  se  réjouir  d'une 
dictature  allemande,  La  vieille  foi-mule  de  l'équilibre  européen  est 
encore  celte  qui  représente  le  mieux  ses  intérêts.  Que  les  petits  états 
disparaissent,  peu  lui  importe,  pourvu  qu'il  reste  quelques  grands 
états  capables  de  se  contre-balancer.  Depuis  la  guerre  d'Amérique, 
son  action  diplomatique  n'a  plus  été  que  dt  fensive  en  quelque  sorte; 
derrière  la  moindre  complication,  ses  hommes  d'état,  si  clatrvoyans, 
si  patriotes,  apercevaient  le  danger  formidable  d'une  alliance  des 
États-Unis  et  de  la  Russie.  Ils  savaient  bien  que  dans  tout  cœur  russe 
il  y  avait  écrit  le  mot  Sébastopol,  dans  tout  cœur  américain  )e  mot 
Alabama.  L'Angleterre  peut  aujourd'hui  respirer  plus  lïbiement  : 
elle  a  tellement  pris  l'habitude  de  n'intervenir  que  le  moins  pos- 
sible dans  les  affaires  du  continent,  qu'elle  restera  peut-être  fidèle 
à  cette  habitude.  L'affreux  spectacle  de  nos  guerres  n'est  point  fait 
pour  la  rendie  plus  martiale.  Il  y  a  cependant  quelque  chose  dans 
sa  nature  et  dans  le  génie  même  de  sa  race  qui  ne  s'accommode 
pas  volontiers  longtemps  d'un  état  modeste,  d'une  médiocrité  réà- 
gnée.  Elle  a  porté  sa  fortune  si  haut  qu'elle  doit  quelque  chose  à  sa 
propre  fortune.  Le  jour  reviendra  peut-être,  il  l'eviendra  quand  elle 
le  voudra,  où  elle  pourra  encore  rendre  de  grands  sei-vices  à  l'Eu- 
rope et  montrer  qu'elle  n'a  point  dégénéré,  comme  le  diseot  ses 
ennemis. 

Adgdste  Laugel. 


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SOUVENIRS 


LA  ROUMÉLIE 


ir. 

AMDRINOPLE.    —  L'ADHIHISTnATION    d'dKB    PROVINCE    TORQUE. 


Andrinople  est  le  chef-lieu  d'une  province  qni  ne  compte  pas 
moins  de  2  millions  d'habitans.  Bien  que  dans  l'empire  ottoman  il 
faille  renoncer  à  des  chiffres  précis,  la  population  de  la  ville  dépasse 
certainement  100,000  âmes.  On  trouve  au  palais  du  gouverneur 
un  bureau  du  recensement,  mais  il  affecte  le  plus  grand  mystère; 
l'employé  qui  le  dirige  ne  semble  pas  du  reste  avoir  une  idée  très 
nette  des  procédés  modernes  de  la  statistique.  Voici  cependant  les 
chiffres  que  je  lui  dois.  La  ville  possède  3,000  boutiques,  63  khans 
ou  balles  en  pierre,  176  fontaines,  150  mosquées,  7  écoles  grec- 
ques, 2  écoles  arméniennes,  2  écoles  bulgares,  13  églises  grecques, 
2  églises  arméniennes,  1  église  bulgare,  2  églises  catholiques, 
12  synagogues  et  7  ponts  en  pierre.  Quant  à  déterminer  la  popu- 
lation exacte  de  cette  capitale  en  calculant  ce  qui  se  consomme  de 
blé  dans  la  ville,  quelques  voyageurs  n'ont  pas  reculé  devant  de 
telles  entreprises;  c'est  faire  beaucoup  d'honneur  au  chef  de  la 
douane  que  de  lui  supposer  une  précision  que  ne  saurait  avoir  son 
collègue  du  recensement.  La  Turquie  a  envoyé  dernièrement  au 
congrès  de  statistique  tenu  à  Vienne  un  délégué  qui  a  fait  en  fort 

(1)  Voyei  la  Btvut  du  15  Juillet. 


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812  BErUE   DES   DEUX  MONDES. 

bon  langage  l'éloge  de  cette  science.  H  n'est  pas  impossible  que 
dans  quelques  années  nous  connaissions,  à  10,000  babitans  près» 
la  population  d'Andrinople. 

La  ville  est  bàLie  dans  une  vaste  plaine  au  confluent  de  trois 
grands  fleuves,  la  Maritza  (l'IIëbre  d'Orphée  et  des  anciens),  la 
ToDf^ja  et  l'Arda.  Ces  fleuves  réunissent  presque  toutes  les  eaui 
du  vaste  bassin  que  forment  l'Hémus  et  leRbodope,  hautes  monta- 
gnes qui  décrivent  autour  de  la  Roumélie  un  arc  de  cercle,  et  que 
les  Turcs  appellent  partout  le  Balkan.  On  voit  que  la  situation  d'An- 
drinople est  unique  dans  la  province.  Aux  temps  légendaires  de  la 
Grèce,  c'était  là  que  s'élevait  la  ville  d'Orestias  ;  les  rois  thraces  y 
eurent  plus  tard  une  capitale;  les  Romains  y  bâtirent  Adrianopolis; 
dès  le  XIV'  siècle  les  sultans  y  établissaient  leur  résidence,  en  at- 
tendant que  Constantinople  tomb&t  en  leur  pouvoir.  Andrinople  est 
une  suite  de  grands  villages  partout  arrosés  par  des  eaux  vives, 
perdus  dans  les  platanes,  les  cyprès  et  les  peupliers.  Sauf  au  centre 
de  la  ville,  dans  la  citadelle,  qu'on  appelle  encore  d'un  nom  grec 
le  Castro,  les  jardins  sont  plus  nombreux  que  les  maisons.  L'étran- 
ger peut  donc  tous  les  jours  faire  des  excursions  intéressantes,  sans 
compter  les  séances  au  b.izar,  dont  personne  ne  se  lasse  en  Orient, 
les  visites  aux  notables,  les  longues  beures  passées  dans  les  petits 
cafés,  nombreux  sur  les  bords  de  la  Maritza;  mais  l'intérêt  qui  prime 
ici  tous  les  autres,  c'est  de  voir  de  près,  s'il  est  possible,  l'admi- 
nistration ottomane.  Le  vilayel  ou  province  d'Andrinople  est,  avec 
celui  de  Rutchuk,  sur  le  Danube,  le  premier  où  la  Porte  ait  mis  en 
pratique  les  réformes  promises  par  le  hatti-houmaioum  du  18  fé- 
vrier 1856.  Cette  grande  ville  renferme  tous  les  conseils,  tous  les 
tribunaux  et  même  les  hautes  écoles  promises  par  la  réforme.  Les 
institutions  nouvelles  y  fonctionnent  depuis  déjà  quelques  années, 
tandis  que  dans  d'autres  parties  de  l'empire  on  commence  à  peine 
à  tes  créer.  L'espt^rance  d'étudier  le  mieux  qu'il  me  serait  possible 
cette  administration  m'engageait  à  faire  un  long  séjour  à  Andriuople 
malgré  mon  di^sir  d'être  au  plus  tôt  en  plein  pays  bulgare.  11  me 
semblait  que  le  temps  passé  ici  ne  serait  pas  perdu,  que  par  la 
suite  je  comprendrais  mieux  les  plaintes  des  raïas  et  leur  véritable 
situaUon. 

I. 

Le  vilayet  d'Andrinople  a  pour  limites  &  l'ouest  et  au  nord  le  Bal- 
kan, au  sud  la  mer  Egée,  à  l'est  la  mer  de  Marmara  et  la  Mer- 
Noire.  La  superficie  en  est  évaluée  à  80,000  kilomètres  carrés;  elle 
est  donc  à  peu  près  égale  à  celle  de  treize  de  nos  départemens; 
c'est  avec  de  pareils  chiffres  qu'il  faut  compter  en  Turquie.  Les 


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LA   BOUUELEE.  SIS 

gouvemeniens  de  Bulgarie,  d'Albanie,  de  Bosnie,  ne  sont  pas  moins 
étendus;  en  Asie-Mineure,  les  vilayets  prt^sentent  généralement  des 
surfaces  plus  considérables  encore.  L'Europe  n'a  aucun  état  dont  les 
subdivisions  administratives  comprennent  des  territoires  aussi 
vastes,  un  nombre  aussi  élevé  d'habltans.  On  voit  que  le  vali  ou 
pacha  d'Andrinople  est  un  puissant  seigneur.  Son  palais,  que  les 
habitans  appellent  le  sêraî^  sans  confondre  ce  mot  avec  celui  de 
haremy  s'élève  au  milieu  de  la  ville.  C'est  une  maison  moderne  où 
les  corps  de  bâtimens,  disposés  en  carré  autour  d'une  cour,  présen- 
tent de  longues  surfaces  blanches,  crépies  à  neuf  et  sans  style  au- 
cun. Tous  les  services  de  la  province  s'y  trouvent  centralisés;  le 
palais  renferme  même  la  prison,  que  tout  gouverneur  turc  veut 
toujours  avoir  sous  la  main.  Le  fond  de  l'édifice  est  réservé  aux 
femmes,  la  partie  qui  donne  sur  la  rue  aux  diverses  administra- 
tions. Au  rez-de-chaussée  sont  les  bureaux  du  sandjak  ou  arron- 
dissement d'Andrinople,  au  premier  ceux  de  la  province  entière.  On 
entre  dans  un  vestibule  encombré  de  soldats,  de  domestiques  qui 
font  la  cuisine,  de  solliciteurs  qui  dorment  ou  causent  en  attendant 
leur  tour  d'audience;  c'est  ta  confusion  la  plus  bigarrée  qui  se  puisse 
imaginer.  Chaque  bureau  donne  sous  ce  vestibule;  comme  la  cha- 
leur est  très  grande,  les  portes  restent  ouvertes.  Chacune  de  ces 
charobrus  offre  le  même  aspect.  Des  employés  sont  accroupis  sur 
des  canapés;  tout  en  prenant  du  café  que  des  serviteurs  ne  cessent 
d'apporter,  ils  écrivent  lentement  sur  leurs  genoux,  mieux  vaudrait 
dire  qu'ils  dessinent,  tant  il  leur  faut  de  peine  et  d'attention.  Il  n'y 
a  là  ni  dossier,  ni  carton,  ni  registre,  ni  tout  le  mobilier  ordinaire  de 
nos  administrations.  De  grands  sacs  de  percale  blanche  pendus  au 
mur  contiennent  les  archives  de  cette  bureaucratie;  ces  actes  ne  sont 
pas  plies,  mais  roulés  comme  des  rubans.  Quand  on  veut  consulter 
une  pièce,  on  vide  par  terre  un  sac,  puis  deux,  et  on  développe  ces 
innombrables  rouleaux.  Un  employé  passe  quelquefois  la  journée 
à  chercher  une  note  peu  importante;  les  Turcs  sont  admirables  pour 
supporter  ces  ennuis,  qui  ne  les  lassent  jamais.  Après  une  longue 
enquête  de  ce  genre,  le  plus  souvent  infructueuse,  l'heure  d'aller 
dîner  est  venue;  un  zaplié  (ces  gendarmes  remplissent  au  séraï 
l'oriice  d'huissier)  remet  tous  les  rouleaux  dans  les  sacs,  presque 
toujours  au  hasard.  C'est  un  lieu-commun  qu'un  bureau  ne  peut 
jamais  fournir  la  pièce  qu'on  lui  demande.  Une  réforme  très  simple, 
qui  n'est  pourtant  pas  dans  le  halU-houmaioum,  serait  de  prescrire 
aux  employés  de  ne  plus  rouler  les  pièces  administratives,  et  de 
remplacer  les  sacs  traditionnels  par  des  cartons. 

Autrefois,  dans  l'empire  ottoman,  les  pièces  écrites  étaient  très 
rares;  pour  cette  raison,  les  tribunaux  en  appelaient  presque  tou- 
jours au  serinent,  la  parole  remplaçait  l'écriture.  11  eu  a  toujours 


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su  HETUE  DES   DEUX   HONDES. 

été  ainsi  dans  le  monde  oriental;  la  Grèce  antique  elIe-iDème  mul- 
tipliait très  peu  les  documeos  écrits.  On  voit  bien  dans  les  procès 
qui  nous  sont  connus  que  les  juges,  pour  les  contrats,  les  liypo- 
tlièques  el  tous  les  sujets  de  contestation,  demandent  aux  plaideurs 
de  jurer  par  les  dieux  qu'ils  disent  la  vérité.  La  bureaucratie  ro- 
maine, bien  que  déjà  tout  occidentale,  nous  a  laissé  de  curieux 
échantillons  de  ses  procédés.  Nous  ayons  un  grand  nombre  de  quit- 
tances du  bureau  des  douanes  de  l'Ile  d'Éléphantine  datées  du  siècle 
des  Antonins  :  ce  sont  de  grossiers  tessons,  des  morceaux  de  pots 
cassés,  devenus  des  pièces  officielles,  couverts  de  chiiïres,  de  cal- 
culs, d'attestations  aussi  bien  rédigées  que  celles  de  nos  percepteurs. 
On  n'imagine  guère  que  les  receveurs  de  ce  bureau,  Arpaësis  ou 
Ammonios  par  exemple,  aient  eu  dans  leurs  archives  beaucoup  plus 
d'ordre  que  les  employés  du  sértû  à  Andrinople.  Les  Turcs  peuvent 
encbre  dire  qu'ils  ont  pris  les  Arabes  pour  modèles,  que  ceux  môme 
du  règne  d'Haroun-at-Raschid  n'ont  jamais  connu  d'autres  procé- 
dés administratifs.  Cette  manière  de  faire  n'en  est  pas  meilleure, 
elle  ne  peut  avoir  à  nos  yeux  que  l'avantage  de  nous  expliquer  quel- 
ques habitudes  anciennes,  quelques  usages  modernes  assez  étranges. 
C'est  parce  que  les  pièces  sont  roulées  qu'un  ministre  turc  n'a  de 
portefeuille  que  par  métaphore,  et  marche  toujours  suivi  d'un  do- 
mestique qui  porte  une  petite  valise.  On  voit  encore  quelquefois 
dans  la  Grèce  constitutionnelle  des  hommes  du  vieux  parti,  arrivés 
aux  plus  hautes  charges,  ne  pas  consentir  à  prendre  sous  le  bras  un 
dossier  commode  et  d'un  faible  volume,  mais  se  rendre  chez  le  rra 
ou  à  ta  chambre  tenant  à  la  main  un  mouchoir  où  ils  ont  renfermé 
les  dépêches  les  plus  importantes.  Ces  vieillards  sont  les  fils  des 
anciens  primats;  ils  n'ont  pu  abandonner  une  coutume  qui  du  temps 
de  leur  père  était  toute  naturelle. 

Au  premier  étage  est  le  cabinet  du  vali.  S'il  est  peu  aisé  pour  im 
Européen  de  se  figurer  comment  fonctionnent  des  bureaux  turcs,  il 
lui  est  bien  plus  diflicile  de  comprendre  comment  un  gouverneur 
suffit  aux  alTaires  qui  lui  incombent.  Il  est  le  maître  souverain  de  la 
province,  chef  de  la  police,  général  d'armée,  directeur  des  finances, 
président  des  conseils  de  gouvernement  et  des  tribunaux;  il  doit 
voir  à  tout-,  s'occuper  de  tout,  et  en  même  temps  que  d'affaires  pri- 
vées, combien  de  minimes  détails  ne  sont  pas  soumis  à  sa  décision 
suprême!  Pour  une  injure,  pour  un  bakchich  donné  inutilement, 
pour  la  moindre  faveur,  c'est  à  lui  qu'on  s'adresse.  Du  lever  au 
coucher  du  soleil,  il  reçoit  quiconque  se  présente.  Les  plus  simples 
Turcs  arrivent  sans  se  faire  annoncer;  on  dirait  un  chef  patriarcal 
qui  connaît  tous  ses  administrés.  Certainement  les  inférieurs  arran- 
gent à  leur  guise  beaucoup  de  contestations,  mais  en  principe  le 
vali  est  seul  responsable;  puis,  qu'il  est  commode  de  lui  renvoyer 


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LA   BOUHÉLIE.  815 

les  difllcuttés  trop  embarrassantes I  Qu'il  est  naturel  de  s'adresser 
à  un  homme  dont  la  décision  est  sans  appel!  Un  gouverneur  de 
province,  du  reste ,  ne  fait  que  se  soumettre,  dans  son  ressort,  aux 
exigences  que  subit  le  grand-vïzir  lui-mâme.  A  Constantjnople, 
vous  voulez  dusslner  un  bas-relief,  violer  un  palais,  un  arsenal, 
obtenir  la  moindre  permission,  le  plus  sûr  est  de  présenter  re- 
quête au  premier  ministre;  le  cachet  de  ce  haut  magistral  est  un 
talisman  des  Mille  ei  une  Nuits.  II  y  a  quelque  temps,  VAjaccio, 
bateau  à  vapeur  attaché  au  service  de  notre  ambassade,  demanda 
aux  chantiers  de  l'état  une  pièce  de  bois  pour  réparer  une  légère 
avarie.  Après  deux  mois  d'instance  auprès  de  fonctionnaires  qui 
craignaient  de  se  compromettre  ou  ne  comprenaient  pas  ce  qu'on 
attendait  d'eux,  force  fut  d'aller  trouver  Ali-Pacha.  Vers  le  même 
temps,  un  artiste  parle  dans  la  rue  à  deux  soldats  qu'il  veut  pla- 
cer dans  un  tableau  oriental,  les  colonels  et  les  généraux  s'en  mê- 
lent; on  hésite,  on  refuse,  on  promet,  on  temporise  :  il  fallut  pré- 
senter un  placEt  au  grand-vizir.  Le  lendemain,  le  peintre  reçut  deux 
colonels  en  grande  tenue  qui  avaient  l'ordre  ofliciel  de  poser.  Ce 
qui  augmente  encore  le  travail  d'un  vali  ou  d'un  vizir,  c'est  que,  la 
loi  n'étant  jamais  stricte,  tout  le  monde,  pour  s'y  soustraire, 
cherche  les  protections  les  plus  hautes;  c'est  que,  tout  étant  irrégu- 
lier, chacun  des  sujets  du  sultan  peut  espérer  une  faveur  person- 
nelle. Il  ne  faut  pas  oublier  non  plus  que  des  événemens  qu'on  ne 
saurait  prévoir  réclament  souvent  l'intervention  toute  particulière 
d'un  gouverneur.  Au  commencement  de  1867,  on  avait  signalé  en 
Bulgarie  une  invasion  effrayante  de  rats  qui  venaient,  dil-on,  des 
montagnes  de  l'Oural;  jour  par  jour,  il  fallut  suivre  leur  progrès, 
les  dépêches  télégrai>hiques  se  succédèrent  sans  interruption.  Le 
vali  de  Rutcliulc  leur  faisait  une  guerre  acharnée;  beaucoup  échap- 
pèrent, franchirent  le  Balkan  et  parurent  dans  la  vallée  de  l'Hèhre. 
Le  gouverneur  ne  put  se  borner  à  publier  un  arrêté;  il  dut  donner 
l'exemple.  11  réunit  les  hauts  magistrats,  les  arma  de  bâtons,  et,  se 
transportant  dan^  un  champ,  montra  à  tous  comment  on  tue  ces 
animaux  dans  leurs  trous;  les  cadis,  les  muftis,  les  mollahs  et  les 
généraux  l'imitèrent,  tout  le  peuple  fit  comme  les  chefs  :  il  fallait 
une  cérémonie  aussi  solennelle  pour  frapper  les  esprits.  Dans  le 
vilayet  d'Audrinople,  quand  les  Tcherkess  pillent  sur  les  routes,  le 
pacha  monte  à  cheval  et  les  poursuit.  S'il  ne  donne  pas  l'exemple 
de  la  bonne  police,  que  ne  dira-t-on  pas  à  Constantinople  I  Pour  peu 
qu'un  incidviut  ait  quelque  importance,  le  vali  doit  payer  de  sa 
personne. 

L'immense  empire  ottoman  présente  un  spectacle  qui  n'est  pas 
sans  grandeur.  Les  peuples  les  plus  divers  :  Arabes,  Arméniens, 
Grecs,  Slaves,  Albanais,  sont  gouvernas  par  une  aristocratie  admi- 


816  BETOE  DBS  DECX  MONDES. 

nistrative  qui  compte  à  peine  quelques  militera  de  personnes.  On 
voit  sur  le  Bosphore  un  certain  nombre  de  belles  demeures  où  vi- 
vent des  gens  qui  n'ont  jamais  rien  appris;  ils  ont  pour  missioo 
d'aller  à  tour  de  rôle  régir  les  provinces.  Chaque  année,  la  Porte 
en  fait  partir  quelques-uns.  Le  hasard  détermine  ies  pays  où  on 
les  envoie,  ils  vont  en  Asie  comme  en  Europe,  avec  une  égale  faci- 
lité, presque  partout  ils  trouvent  une  population  ennemie  bien  su- 
périeure en  nombje  aux  sujets  osmahlis;  ils  ignorent  ta  langue  de 
leurs  administrés,  ils  savent  du  caracLëre  des  habitans,  de  leurs 
usages,  de  leur  histoire,  ce  qu'ils  en  ont  entendu  dire  dans  quel- 
ques rares  conversations.  Ni  le  courage  des  Arabes,  ni  l'activité 
des  Grecs,  ni  l'énergie  des  Albanais,  ni  le  sérieux  et  la  ténacité 
des  Slaves  ne  les  eiïraient.  A  peine  dans  leur  gouvernement,  ils  se 
sentent  à  leur  p'ace,  ils  y  parlent  en  maîtres  et  s'y  font  respecter  : 
ces  hommes  ont  l'instinct  du  commandement.  Le  gouverneur  le 
plus  modeste  vous  reçoit  toujours  avec  gravité;  si  obligeant  qu'il 
soit,  si  désireux  qu'il  se  montre  de  vous  être  agréable,  vous  ne  pou- 
vez oublier  qu'il  est  la  puissance.  11  n'a  garde  de  se  compromettre 
par  des  paroles  inconsidérées;  Il  se  renferme  dans  une  réserve  po- 
lie. A  cette  dignité  extérieure,  les  hauts  fonctionnaires  turcs  joi- 
gnent souvent  une  rare  finesse,  d'autant  plus  précieuse  qu'elle  sait 
mieux  se  dissimuler.  Le  principal  de  leur  rôle  consiste  à  tout  ar- 
ranger à  l'amiable,  sans  oublier  leur  intérêt  personnel,  à  veiller  à 
la  perception  de  l'impôt,  surtout  à  maintenir  l'ordre.  On  a  souvent 
répété  que  le  zapiié  du  Saint- Sr^pulcre  à  Jérusalem  était  le  symbole 
de  la  puissance  des  Osmanlis.  Ce  gendarme  est  assis  à  l'intérieur  de 
l'église,  sous  le  porche;  il  passe  là  tout  le  jour,  regardant  à  peine 
ce  qui  s'accomplit  sous  ses  yeux;  il  fume,  fait  bouillir  son  café,  cuire 
un  plat  de  riz  ou  de  légumes;  dans  son  immobilité  somnolente,  il 
parait  être  l'image  du  mépris  et  de  l'indifférence.  C'est  lui  cependant 
qui  règle  les  heures  où  chaque  confession  peut  entrer  au  Saint-Sé- 
pulcre, qui  ouvre  et  ferme  le  portail,  qui  d'un  mot  fait  cesser  le 
bruit  ou  chasse  un  intrus.  Sans  lui,  l'église  serait  un  lieu  de  luttes 
perpétuelles;  grâce  à  lui,  l'ordre  règne  au  tombeau  de  Jésus-Christ, 
A  Pâques  seulement,  l'afiluence  est  trop  grande,  il  ne  saurait  sufQre 
à  sa  tâche;  on  lui  substitue  alors  une  compagnie  de  soldats  turcs. 
Cette  comparaison,  di^jà  vieille,  sera  longtemps  vraie  :  tout  vali  est 
plus  ou  moins  un  zaptié  d'un  ordre  supérieur. 

Quand  on  dit  qu'une  aristocratie  administrative  régit  la  Turquie 
ou  plutôt  l'exploite,  il  ne  faut  pas  entendre  que  tous  ces  fonction- 
naires sont  de  haute  naissance,  lîs  sont  tous,  sinon  Osmanlis  de 
race,  tout  au  moins  musulmans;  beaucoup  pourraient  être  appelés 
des  parvenus.  La  voie  ordinaire  des  honneurs,  c'est  de  vivre  dans  la 
clientèle  des  grands.  On  ne  peut  trop  insister  sur  l'importance  de 


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lA   BODUÉLIE.  S17 

la  clientèle  en  Turquie;  le  client  arrive  le  matin  chez  son  patron, 
fait  antichambre  des  heures  entières,  se  joint  au  cortège  du  maître 
quand  celui-ci  se  rend  à  la  mosquée,  à  la  promenade,  aux  afîatres. 
Vous  voyez  dans  les  grandes  villes  turques  un  homme  suivi  de 
vingt  autres  qui  l'accompagnent  respectueusement;  souvent  il  ne 
les  connaît  pas  tous,  mais  cette  foule  indique  son  autorité.  Il  en 
était  de  même  dans  la  Rome  ancienne.  Un  client  assidu  et  adroit 
trouve  toujours  le  moyen  de  rendre  quelque  service  au  patron, 
d'attirer  son  regard.  L'usage  ottoman  des  présens  entre  hommes 
se  rattache  au  même  principe  :  la  nécessité  de  capter  un  protec- 
teur. Dès  que  votre  situation  vous  y  autorise,  vous  ne  manquez  pas 
de  multiplier  les  cadeaux  ;  les  belles  fourrures  tiennent  une  grande 
place  dans  ces  présens,  un  pacha  influent  en  reçoit  par  année  jus- 
qu'à deux  et  trois  mille  :  c'est  là  une  véritable  fortune.  II  y  a  dans 
tous  les  palais  une  chambre  des  fourrures^  qui  souvent  est  le  tré- 
sor de  la  maison.  Un  économe  de  Itoumélie  m'en  a  montré  avec 
orgueil  une  collection  qu'il  évaluait  à  25,000;  cinq  ans  dans  uQ 
vilayet  avaient  suffi  à  la  réunir.  Quelquefois  un  pacha  a  le  goût 
des  fleurs  ou  des  animaux  curieux;  d'autres  fois,  mais  plus  rare- 
ment, il  laisse  voir  la  passion  des  antika  [médailles,  bas-reliefs, 
objets  grecs  et  romains];  cet  archéologue  improvisé  possède  bientôt 
un  cabinet  sinon  choisi,  du  moins  encombré.  Personne  ne  voit  mal 
à  ces  cadeaux.  Il  est  tel  ambassadeur  de  la  Porte,  très  connu  dans 
le  monde  diplomatique  et  gentleman  distingue,  qui  chaque  année 
envoie  au  ministre  des  afTaires  étrangères  une  bague,  une  broche 
ou  quelque  autre  objet  précieux.  Dans  une  telle  société,  les  ma- 
jordomes, les  économes,  les  eunuques,  les  jeunes  esclaves  même 
exercent  une  réelle  influence.  Un  client  ne  néglige  aucun  des  ser- 
viteurs qui  voient  le  maître  dans  l'intimité;  de  là  un  art  de  l'intrigue 
qui  est  arrivé  en  Orient  à  la  perfection.  Il  faut  souvent  vivre  long- 
temps avec  les  domestiques  avant  de  devenir  pacha;  comment  alors 
ne  pas  garder  de  sympathie  pour  ces  hommes  d'une  condition  in- 
férieure? A  tout  prendre  du  reste,  le  fonctionnaire  le  plus  élevé  a 
leurs  goûts,  leurs  habitudes,  leur  éducation.  Dans  ce  sens,  l'aris- 
tocratie ottomane  conserve  toujours  des  caractères  très  démocra- 
tiques. Le  pacha  actuel  d'Andrinople  a  eu  des  débuts  modestes;  il 
est,  dit-on,  fils  d'un  pauvre  boulanger  chréiien  de  Roumélie.  Dans 
sa  jeunesse,  un  Turc  puissant  l'a  pris  à  son  service  ;  il  l'a  étourkisé, 
selon  le  mot  du  pays,  c'est-à-dire  circoncis.  Ce  petit  domestique 
excellait  à  faire  le  café,  nul  mieux  que  lui  ne  savait  entretenir  le 
feu  du  narghilé;  il  ne  quittait  pas  son  maître,  il  a  appris  à  connaître 
les  hommes  en  allumant  les  pipes  des  solliciteurs.  De  cafedji  (fai- 
seur de  café),  son  talent  l'a  élevé  à  la  charge  d'économe;  il  est^d^ 


SIS  lETCE  BU  WÊMH  HOTCDES. 

vena  confident,  «ecrébûre,  employé  à  la  poste,  pach»  de  STrîe,  enfi> 
vali  d'AndrÎDOple.  Ha.S3aiD-Pacba,  qui  gourenuit  Lariae  m  1806, 
n'avait  pas  en  des  débuts  plus  brillans;  à  trente-cinq  ans,  il  adniî- 
nîstrait  une  des  provinces  les  plus  importantes  de  l'empire,  celle  de 
Tbessalie.  Il  m'a  montré  cfaex  lui  on  eafedji  de  quinze  ans  qui  ap- 
prenait à  lire  et  auquel  il  préparait  les  plus  belles  destinée». 

Les  médedns  tieDoent  lenr  place  dans  les  intrigues  des  cliens. 
Que  ne  peat  on  médecin  sur  un  malade!  Mettre  une  fonme  de  sa 
famille  dans  nn  harem  est  toujours  anssi  une  rare  fortune.  Le  mom- 
téiarif  actuel  de  Filibé  (goorerneur  placé  sous  les  ordres  da  \'a]i), 
poursuivi  par  ses  créanciers,  est  souvent  menacé  de  destitution; 
quand  ses  aAaire«  vont  trop  mal,  sa  femme,  la  koukouna  (la  dame) 
que  nous  avons  rencontrée  à  Baba-Eskisi,  part  pour  Stamboul,  et  li, 
gr&ce  k  ses  amies  et  à  ses  parentes,  obtient  que  son  mari  reste  en 
charge.  On  dit  parfois  que  là  Turquie  est  gouvernée  par  les  femmes. 
Cest  là  une  assertion  dont  les  Européens  oe  peuvent  apprécier  as 
juste  la  valeur;  cependant  il  lenr  est  facile  de  comprendre  tout  ce 
qu'il  doit  y  avoir  de  vrai  dans  ce  paradoxe.  Les  femmes  turques  suit 
actives  et  n'ont  pas  dans  la  vie  ottomane  la  résen'e  timide  que  nous 
lenr  supposons.  L'autre  jour,  pendant  que  je  présentais  mes  stda- 
malek»  au  vali  d'Andrîoople,  entre  une  Turque  de  vingt  ou  vingt- 
cinq  ans,  elle  traverse  le  salon  d'un  pas  décidé  et  s'arrête  devant 
le  gouverneur;  là,  sans  attendre,  elle  lui  dit  que  son  mari  est  à 
l'armée,  —  elle  ne  sait  où,  —  qu'il  ne  touche  pas  sa  solde,  puis- 
qu'il ne  lui  envoie  pas  un  para,  que  c'est  là  une  indignité.  Sa  voix 
s'élève,  le  ton  devient  impérieux;  le  pacha  trouve  la  chose  toute 
naturelle,  et  ordonne  de  donner  un  à-compte  à  la  plaignante.  Les 
femmes  sont  sûres  de  l'impunité,  un  homme  qui  les  nidoierut  se- 
rait déshonoré.  On  les  voit  partout  i  Constantinople,  dans  les  mi- 
nistères, pénétrer  jusqu'aux  fonctionnaires  les  plus  hauts  et  plaider 
leur  cause  avec  cette  insistance  qui  ne  cédera  pas,  parce  qu'elle  est 
sous  l'empire  d'une  idée  fixe.  On  sait  que  la  Turquie  a  créé  ^  Péni 
un  collège  français.  Quand  on  afiiclia  le  règlement,  on  y  mit  pour 
la  forme  que  les  mères  musulmanes  pourraient  venir  voir  leurs  ûls 
le  vendredi.  II  semblait  qu'il  ne  dut  pas  y  avoir  foule.  Le  premier 
jour  de  parloir,  la  maison  vit  arriver  deux  ou  trois  cents  femmes 
turques,  qui,  sans  rien  entendre,  sans  s'inquiéter  d'autre  chose  que 
de  leur  volonté,  se  répandirent  dans  toute  la  maison.  Ce  fut  une  in- 
vasion :  cours,  dortoirs,  cuisines,  classes,  appartemens  des  répéti- 
teurs, rien  ne  fut  respecté.  Le  directeur,  M.  de  Salves,  dut  les  lais- 
ser maîtresses  de  la  place;  le  lendemain,  on  supprima  du  règlement 
le  malheureux  article.  Ces  femmes  ne  sont  pas  seulement  des  enfans 
espiègles,  elles  ont  beaucoup  de  bon  sens  et  savent  très  bien  suivre 


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LA    BODUXUE.  Slfl 

un  raiaonnement.  Ici,  à  AndriDopla,  une  maison  chrétienne  où  je 
vais  quelquefois  a  pour  propriétaire  une  jeune  femme  turque  de  con- 
^tioD  assez  ordinaire;  il  est  intéressant  de  l'entendre  discuter  arec 
le  chef  de  la  famille,  refaser  on  promettre  une  réparation,  réfuter  lea 
mauvais  argumeus.  Pour  parler  ji  travers  un  voile  de  tulle  qui  relève 
sans  doute  fia  beauté  et  donne  à  ses  yeus  un  éclat  éblouissant,  pour 
cacher  sa  taiile  sous  les  vastes  plis  d'ua  domino  rose,  cette  petite 
personne  ne  manque  ni  d'écrit,  si  de  fermeté;  elle  en  remontre  aux 
Grecs  enx -mêmes.  Du  reste,  dans  cette  capitale  du  vilayet,  le  voya- 
geur a  un  sujet  d'études  qui  peut  l'iBStruire  :  ce  sont  les  écoles 
mixtes  ottomanes.  Filles  et  garçons  s'y  trouvent  coofoodus,  chaque 
banc  compte  une  vingtaine  d'écoliers  des  deux  sexes,  le  plus  ca^ 
pable  est  le  moniteur  des  autres.  J'ai  toujours  remarqué  que  les 
filles  avalent  le  privilège  de  régenter  les  petits  garçons.  Il  faut  les 
voir  diriger  la  lecture,  imposer  silence,  choisir  les  modèles,  conduire 
la  main  de  ceux  qui  apprenoest  à  écrire.  Leurs  figures  très  fraîches 
que  ne  cache  pas  encore  le  voile  des  femmes,  leurs  robes  de  cou-> 
leurs  voyantes  semées  d'or,  relevées  par  de  grandes  fleurs  rouges 
et  vertes,  donnent  k  ces  maîtresses  d'école  un  air  étrange  et  char- 
mant; votre  visite  ne  les  effraie  guère,  elles  ont  la  galté  des  enfans 
les  plus  aimables.  L'école  Unie,  elles  chaussent  ^urs  babouches  et 
s'en  vont  gravement,  leur  Coran  sous  le  brae.  L'infériorité  native 
des  femmes  dans  ces  contrées  vis-àr-vis  des  hommes  est  une  clii- 
mère.  A  Brousse,  où  on  emploie  les  paysannes  turques  dans  les  fa^ 
briques  de  soie,  elles  sont  des  ouvrières  excellentes.  11  est  telles 
dames  osmanlis  du  Bosphore  qui  savent  le  français  et  envoient  ré- 
^lièrement  leur  eunuque  acheter  à  Péra,  à  l'arrivée  des  paquebots 
de  Marseille,  nos  romans  du  jour.  Ce  sont  là,  il  est  vrai,  des  excep- 
tions, mais  ne  sait-on  pas  que  beaucoup  ont  une  instruction  orien- 
tale assez  développée  et  se  plaisent  à  la  poésie?  Avec  le  temps,  dans 
le  harem,  cette  vie  d'intrigues  et  de  querelles  sans  Hn,  l'abandon 
où  la  plupart  tombent  forcément,  l'abus  des  sucreries  et  des  ciga- 
rettes, peuvent  atteindre  en  partie  leur  santé  et  par  suite  leur  in- 
telligence; elles  gardent  encore  assez  d'esprit  pour  avoir  sur  les 
hommes  une  grande  influence.  N'en  point  tenir  compte  quand  on  se 
propose  en  Turquie  de  devenir  un  personnage  de  quelque  impor- 
tance, ce  serait  négliger  une  grande  force. 

Les  divisions  administratives  turques  âont  très  simples  :  un  vi- 
layet ou  province  est  partagé  en  arrondissemens  ou  sandjaks,  le 
sandjak  en  kazns,  qui  répondent  à  nos  cantons,  le  Itazas  en  com- 
munes ou  naiés.  Un  moutésarif  gouverne  le  sandjak,  un  caïmacan  le 
kazas,  un  mudir  la  commune.  La  province  d'Andrinople  comprend 
cinq  sandjaks,  celui  de  Rodosto,  que  nous  avons  visité  en  partie, 
ceux  d'Andrinople,  de  FUibé,  de  Gallipoli  et  d'islimié;  dans  chaque 


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820  REVUE   DES  DEDX   MONDES. 

saDdjak,  on  compte  sept  ou  huit  kazas.  Les  chefs  administratifs, 
depuis  la  réforme,  sont  assistés  de  conseils  destinés  à  représenter  les 
intérêts  des  habitans,  musulmans  et  chrétiens.  Le  conseil  ou  grand 
mesliss,  qui  siège  au  chef-lieu  du  vilayet,  se  compose  du  président 
de  la  magistrature,  des  trois  directeurs  des  finances,  de  la  corres- 
pondance, des  affaires  étrangères,  des  chefs  religieux  des  commu- 
nautés non  musulmanes  et  de  quatre  autres  membres;  deux  de  ces 
membres  sont  élus  par  la  population  musulmane,  deux  par  la  po- 
pulation non  musulmane.  Le  mot  élu,  dont  se  servent  les  habitans 
de  la  Roumélie,  n'est  pas  très  juste.  Les  .membres  qui  font  partie 
de  droit  du  conseil' d'administration  dressent  une  liste  de  12  per- 
sonnes, 6  musulmans  et  6  non-musulmans,  habitans  notables  qui 
paient  500  piastres  (1)  de  contributions  directes,  et  l'envoient  en 
même  temps  aux  5  sandjaks;  dans  chaque  sandjak  le  conseil  admi- 
nistratif de  cet  arrondissement  choisit  sur  cette  liste  les  huit  per- 
sonnes qu'il  souhaite  de  voir  entrer  au  grand  mesliss.  Le  secrétaire 
du  vilayet  forme  un  tableau  récapitulatif  sur  lequel  figurent  seule- 
ment les  8  noms  qui  ont  obtenu  le  plus  de  voix.  Le  vali  prend  alors 
sur  ce  tableau  2  musulmans  et  2  non-musulmans  qu'il  propose  au 
grand-vizir  comme  membres  du  conseil.  Les  mesliss  des  sandjaks 
sont  formés  d'après  les  mêmes  règles.  Pour  les  conseils  d'adminis- 
tration de  kazas,  les  listes,  faites  au  sandjak,  sont  adressées  aux 
communes,  qui  éliminent  un  tiers  des  éligibles.  Ce  sont  les  anciens 
qui  sont  chargés  de  cette  tâche;  la  nomination  défmitive  appartient 
au  moutésarif(2). 

Ce  système  d'élection,  en  apparence  très  compliqué,  se  ramène 
■k  quelques  principes  faciles  à  comprendre.  Un  fonctionnaire  turc 
forme  une  Uste  d'éligibles,  la  soumet  à  des  conseils  qui  peuvent 

(1)  La  piastre  vaut  93  centimes. 

(3)  Le  conseil  administratir  du  ssadjak  est  composa  du  cadi  du  kuas  ceotral,  des 
chefs  spirituels  de  la  population  non  musulmane,  du  sous-dirccteur  des  floances,  du 
directeur  de  la  correspondance  du  sandjak  et  de  quatre  membreu,  dont  deux  muaul' 
mans  et  deux  non-musulmima.  Dans  chaque  sandjak  est  un  comité  électoral  composi^ 
du  moutésarif,  du  cadi,  du  mufti  du  chef-lieu,  du  aous-dirccieur  des  flnanceB,  des 
chefs  religieux  des  commanautés  qod  musulmanes  et  du  secrétaire-général  du  sandjak. 
Le  comité,  sur  la  Uste  des  éligihles,  choisit  pour  le  conseil  d'administration  des  per- 
sonnes en  nombre  égal  au  triple  de  celui  des  membres  &  nommer  à  ce  conseil,  la  moi- 
tié représentant  la  population  musulmane,  et  les  autres  les  communautés  non  musul- 
manes. La  liste  des  membres  formée  par  le  comité  est  distribuée  aux  kazas  formant  te 
sandjak.  Le  conseil  d'administration  et  lo  tribunal  réunis  de  chaque  kazas  choisissent 
sur  cette  liste  un  nombre  d'éligibles  égal  au  double  de  celui  des  membres  k  nommer 
au  conseil,  et  transmettent  la  liste  des  élections  au  chef-lieu  du  sandjak.  Au  chef-lieu 
du  sandjak,  les  listes  d'éligibles  sont  dépouillées  par  le  secrétaire  de  la  correspon- 
dance. La  liste  des  éligibles  est  réduite  aux  deux  tiers  en  retranchant  les  noms  qui 
ont  obtenu  le  moins  de  voix;  un  procès-verbal  est  rédigé  et  adressé  au  vali,  qui  choisit 
BUT  cette  liste  detix  musulmans  et  deux  non-musnlmaas. 


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LA    ROUJIELEE.  v  821 

écarter  un  tiers  des  noms,  et.  nomme  ensuite  le  membre  qui  lui 
platt,  ce  qui  équivaut  à  la  nomination  directe  par  l'autorité. 

Le  S  13  du  hatti-koumaïoum  est  ainsi  conçu  :  «  II  sera  pro- 
cédé à  une  réforme  dans  la  composition  des  conseils  provinciaux 
et  communaux  pour  garantir  le  choix  des  délégués  des  commu- 
nautés musulmanes,  chrétiennes  et  autres,  et  la  liberté  des  votes 
dans  les  conseils.  Ma  Sublime-Porte  avisera  aux  moyens  les  plus 
efOcaces  pour  connaître  exactement  et  contrôler  les  résultats  des 
délibérations  et  des  décisions  prises.  »  La  Turquie,  comme  on  le 
voit,  ne  s'est  pas  compromise  par  des  promesses  formelles;  une 
certaine  solennité  vague  est  le  ton  ordinaire  de  ses  déclarations 
diplomatiques.  Cependant  il  a  sufli  qu'elle  mit  dans  la  loi  des  vi- 
layets  le  mot  élection  pour  que  les  publicistes  d'Occident  se  fissent 
l'idée  la  plus  étrange  de  ces  réformes.  N'a-t-on  pas  écrit  des  phrases 
comme  celle-ci  ;  a  l'institution  des  vilayets  établit  une  participa- 
tion de  tous  à  la  gestion  de  leurs  intérêts,  c'est  en  un  mot  une 
égalité  de  droits  etde  devoirs  qui  dépasse  toutes  les  espérances,  » 
ou  encore  :  «  les  conseils  provinciaux  et  communaux  sont  élus  au 
moyen  du  suffrage  universel;  les  chrétiens  ont  leur  part  dans  les 
affaires  publiques,  la  loi  leur  accorde  les  mêmes  droits  qu'aux  mu- 
sulmans; l'autorité  ne  présente  jamais  ses  candidats  aux  électeurs, 
elle  n'exerce  pas  la  moindre  influence  sur  les  élections?  » 

Pour  admettre  un  seul  instant  de  pareilles  affirmations,  il  faut 
connaître  bien  peu  la  Turquie.  Dans  la  province  d'Andrinople  par 
exemple,  qu'est  le  grand  me&liss?  Une  assemblée  où  le  président 
est  Turc;  viennent  ensuite  les  cinq  premiers  fonctionnaires  du 
gouvernement,  tous  Osmanlis,  puis  deux  musulmans  élus,  en  tout 
huit  musulmans.  A  côté  d'eux,  nous  trouvons  l'archevêque  grec, 
l'évêque  bulgare-uni,  le  rabbin  et  deux  chrétiens,  c'est-à-dire  cinq 
non-musulmans.  L'évêque  bulgare-uni  n'a  aucune  autorité;  chef 
d'une  petite  communauté  sans  influence,  i!  est  de  plus  l'adversaire 
naturel  de  l'archevêque  grec;  j'en  dirai  autant  du  rabbin.  Depuis 
Mahomet  II,  les  Juifs  ont  toujours  été  les  serviteurs  dévoués  des 
Turcs.  Quant  à  l'archevêque  orthodoxe,  il  faut  se  garder  de  croire 
qu'il  représente  une  opposition  active  ;  sauf  quelques  rares  excep- 
tions, les  chefs  du  clergé  grec  sont  de  véritables  Byzantins.  Ils  ex- 
ploitent leur  évêché  comme  le  vali  sa  province;  ils  ont  besoin  de 
l'autorité  musulmane  pour  maintenir  les  fidèles  dans  l'obéissance, 
pour  toucher  les  redevances  qui  leur  sont  dues.  Ce  sont  le  plus 
souvent  des  moines  d'une  surprenante  ignorance,  qui  n'ont  que 
bien  peu  l'intelligence  et  l'activité  propres  à  leur  race.  Il  faut  recon- 
naître que  de  longs  siècles  de  soumission  ont  contribué  à  leur  faire 
perdre  le  sentiment  de  leur  dignité.  Le  patriarche  de  Constantinople 
du  reste  leur  donne  l'exemple;  on  sait  par  quel  discours,  rempli 


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822  BETUE   DES  DEDX  MONDES. 

d'éloges  emphatiques,  il  accueillit  le  sultan  lorsqu'il  rerint  de  l'ex- 
position de  Paris.  Dans  nombre  d'évôchés  et  d'écoles  ecclésias- 
tiques, le  portrait  d'AbduI-Aziz  est  orné  des  légendes  les  plus 
élo^euses.  Parfois  le  caTmacan  et  l'évéque  grec  sont  d'excellens 
amis;  h  Volo,  en  1866,  ces  deux  notables  personnages  passaient  les 
soirées  ensemble;  ils  étaient,  répétaient-ils,  l'un  et  l'autre  des  exi- 
lés volontaires  qui  avaient  consenti  à  venir  habiter  cette  ville  pour 
refau'e  leur  fortune,  singulièrement  endommagée;  ils  comptaient 
s'en  aller  le  plus  tôt  possible  ;  ils  se  consolaient  dans  un  t£te- 
jt-téte  où  ils  buvaient  du  raki  (sorte  d'anisette  bien  connue  des 
voyageurs  on  Orient)  jusqu'à  en  perdre  la  raison.  Les  deux  membres 
non  musulmans  du  mesliss  sont  choisis  parmi  les  personnes  sûres; 
le  gouverneur  n'a  pas  de  peine  à  les  trouver.  Il  ne  faut  pas  s'ima- 
giner les  riches  chrétiens  de  Roumélie  toujours  en  fureur  contre  les 
Turcs.  Beaucoup  sont  fermiers  de  l'impôt,  d'autres  ambitionnent 
une  protection  qui  leur  permette  d'obtenir  de  sérieux  avantages  com- 
merciaux. A  l'occasion  sans  doute  ils  revendiqueraient  énergique- 
ment  leur  indépendance;  en  attendant,  ils  s'accommodent  à  leur 
mal;  il  y  a  même  parmi  les  Grecs  des  hommes  trop  prudens  qui  ne 
voudraient  pour  rien  au  monde  être  soupçonnés  de  sympathie  en 
faveur  du  royaume  hellénique.  Les  projets  de  la  Grèce  les  effraient; 
ils  répètent  que  ce  petit  état  ne  tient  pas  ses  promesses,  qu'il  n'a  su 
en  trente  ans  que  jeter  des  pillards  sur  la  Thessalïe,  qu'au  lieu  de 
s'y  réfugier  en  foule  de  la  Turquie,  les  raïas  qui  ont  eu  la  folie  d'y 
émigrer  doivent  aujourd'hui  en  revenir.  Cette  riche  bourgeoisie  se 
défie  parfois  de  l'université  d'Athènes,  qui  exalte,  dit-on,  les  jeunes 
gens;  elle  préfère  envoyer  ses  fils  en  France  ou  en  Angleterre.  Un 
des  banquiers  les  plus  importans  d'Andrinople,  personnage  très 
réservé,  m'emmena  l'autre  jour  faire  une  longue  promenade;  quand 
nous  fûmes  k  deux  lieues  de  la  ville  au  milieu  d'une  grande  plaine, 
il  regarda  avec  soin  à  l'horizon,  et,  sûr  que  personne  ne  nous  écou- 
tait, m'avoua  à  voix  basse  la  préoccupation  qui  l'obsédait.  «  Est-il 
vrai  que  la  Grèce  songe  à  une  invasion  en  Thessalieî  Ce  serût 
notre  ruine  à  tous  I  » 

On  doit  tenir  compte  de  ce  parti,  il  est  influent;  la  démagogie 
athénienne  ne  fait  trop  souvent  que  le  confirmer  dans  ses  opinions. 
Toutefois  11  faut  reconnaître  que  la  haine  des  Turcs  et  l'habitude 
de  les  flatter  s'accordent  naturellement  dans  l'âme  d'un  Grec.  Tel 
grand  propriétaire  qui  envoie  ses  offrandes  à  l'association  de  Paris 
pour  l'encouragement  des  études  grecques  et  au  syllogos  de  Coo- 
stantinopie,  académie  hellénique  qui  a  déjà  fourni  une  carrière 
honorable,  n'aura  pas  de  repos  qu'il  n'ait  décidé  le  pacha  d'Andri- 
nople à  venir  passer  un  jour  à  sa  maison  de  campagne.  Ce  sert 
alors  une  fête  splendide,  pour  laquelle  il  aura  fait  venir  de  Bel- 


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LA    RODMÉLIE.  823 

grade,  de  Coostantinople,  de  Vienne  même,  les  objets  les  plus 
luxueux.  Un  savant  de  cette  province  vient  de  publier  sur  l'his- 
toire ancienne  du  pays  une  monographie  en  grec  moderne;  c'est 
un  patriote  émérite;  cependant  il  n'a  pas  asseï  d'éloges  pour  te 
sultan,  et  rien  ne  l'y  forçait,  car  ce  souverain  n'a  aucun  rapport 
avec  les  rois  odryses,  et  quel  Turc  lira  cette  brochure?  Tous  les 
contrastes  sont  dans  ces  natures  k  demi  orientales.  On  journa- 
liste de  Constantinople,  qui  en  Grèce  passait  pour  très  philheltëne, 
n'a  pas  fait  difficulté  de  solliciter  la  place  de  secrétaire  chez  le  vali 
de  La  Canée  ;  il  ambitionnait  la  mission  de  soumettre  l'Ile  à  la  puis- 
sance ottomane;  ses  amis  politiques  n'ont  vu  aucun  mal  à  cette 
conduite.  Un  des  membres  les  plus  distingués  de  la  diplomatie 
turque  contemporaine  a  passé  sa  jeunesse  à  Athènes  dans  les  bu- 
reaux des  affaires  étrangères.  Durant  la  guerre  de  Crète,  les  mêmes 
banquiers  à  Constantinople  s'inscrivaient  en  secret  pour  donner 
des  armes  aux  insurgés  et  offraient  un  emprunt  k  la  Porte.  Si 
bien  disposés  que  nous  soyons  à  l'égard  des  Grecs,  il  Caut  nous  ha- 
bituer à  ces  antithèses  sous  peine  de  ne  rien  comprendre  à  l'Orient. 

Ce  n'est  pas  assez  de  remarquer  le  petit  Dom1)re  de  voix  accor- 
dées aux  non-musulmans  dans  le  conseil  général  des  vilayets,  it 
faut  noter  qu'il  n'y  a  pas  dans  la  province  plus  de  700,000  Turcs  ; 
ainsi  1,300,000  non -musulmans  n'ont  que  cinq  représentans 
pendant  que  les  Osinaniis  en  ont  le  double.  Dans  d'autres  pro- 
vinces, les  proportions  sont  plus  étonnantes  encore.  En  Épire  par 
exemple,  les  chrétiens  sont  dix  fois  plus  nombreux  que  les  mu- 
sulmans; ils  n'ont  cependant  pas  plus  de  conseillers  que  ceux  de 
Itoumélie.  Dans  le  Sandjak  de  Janina,  nous  avons  le  tableau  sui- 
vant :  1  vali  président,  7  fonctionnaires,  3  élus  mahométans,  en 
tout  11  mahométans  sur  4,246  habitans  de  religion  musulmane, 
soit  1  sur  386,  —  2  chrétiens  élus  sur  61,150  habitans,  soit  1  sur 
30,575, — 1  élu  Israélite  sur  1,500  habitans.  Dans  les  sandjaks 
d'Arta  et  de  Prévésa,  les  chrétiens  sont  vingt  fois  plus  nombreux 
que  les  musulmans.  Ce  qui  est  plus  étrange,  c'est  que,  dans  beau- 
coup de  cantons  où  les  musulmans  n'avaient  autrefois  aucune  au- 
torité, la  loi  sur  les  vilayets  leur  donne  une  sérieuse  puissance  ; 
l'administration  mixte  en  effet,  c'est  l'introduction  forcée  des  mu- 
sulmans dans  le  conseil,  n'y  eût-il  dans  ce  kazas  que  cinquante 
Turcs.  —  Metzovo  n'est  habitée  par  aucun  musulman;  en  1S56, 
pour  la  première  fois,  les  habitans  ont  vu  les  autorités  chrétiennes 
partager  leur  pouvoir  avec  le  mudir  et  le  cadi. 

Les  deux  chrétiens  du  conseil  d'administration  à  Aadrinople  et 
dans  les  antres  villes  de  Roumélie  ne  peuvent  avoir  la  vocation  du 
martyre.  Ils  vont  à  jour  fixe  au  serai,  assistent  aux  délibérations  ; 
tout  ce  qu'on  en  doit  exiger,  c'est  que  dans  certaines  occasions  ils 


82A  REVUE    DES   DEUX  MONDES. 

présentent  quelques  remontrances  sur  une  mesure  trop  absurde.  En 
général,  quand  vous  demandez  à  un  raïa  :  n  Que  fait  le  conseil?  ea 
êtes-vous  satisfait?  i>  il  vous  regarde  tout  étonné  :  le  conseil  tient 
si  peu  de  place  dans  ses  soucis  !  A  force  d'insister,  vous  finissez  par 
être  compris,  «  Ah  !  oui,  le  conseil  des  pékf;  par  la  Panagia  {par  la 
Vierge),  que  voulez-vous  qu'il  fasse?  »  Le  mot  péké  veut  dire  oui; 
il  désigne  en  langage  populaire  ces  assemblées  où,  pour  le  moment, 
les  membres  ne  disent  jamais  non. 

11. 

Dans  le  vilayet  de  Roumélie,  l'organisation  des  tribunaux  est 
moins  imparfaite  que  celle  des  conseils  administratifs.  La  hiérar- 
chie judiciaire  comporte  un  tribunal  civil  et  criminel  par  kazas,  un 
tribunal  supérieur  par  sandjak,  une  haute  cour  au  chef-lieu  de  la 
province;  d'Ândrinople,  on  peut  appeler  en  cassation  à  Stamboul. 
Dans  chacun  de  ces  tribunaux,  te  nombre  des  juges  ou  mumeisz 
est  de  six,  ^trois  musulmans  et  trois  non-musulmans.  La  loi  dit 
qu'ils  sont  élus  par  les  musulmans  et  les  chrétiens,  ce  serait  là  une 
disposition  d'un  libéralisme  inconnu  aux  états  de  l'Europe  les  plus 
avancés;  ils  sont  nommés  par  les  mêmes  procédés  que  les  conseil- 
lers de  gouvernement,  c'est-à-dire  par  l'autorité  administrative. 
Dans  le  sandjak  et  le  kazas,  le  cadi  est  président  de  droit,  la  haute 
cour  a  pour  chef  le  mujfeiichi;  un  fonctionnaire  ottoman  désigné 
par  le  gouverneur  assiste  à  toutes  les  séances,  enfin  les  secrétaires 
sont  Turcs.  Aux  termes  de  la  loi,  ces  tribunaux  devraient  juger 
d'après  les  codes  français,  modifiés  seulement  dans  quelques  par- 
ties. Le'code  pénal  a  été  introduit  à  AndrinopH  en  1866;  il  étût 
officiellement  en  usage  à  Rutcbuk  dès  1864.  Dans  la  pratique,  ces 
tribunaux  jdiffèrent  encore  assez  peu  de  l'ancienne  justice  musul- 
mane. Les  cadis  et  les  muftis,  qui  ont  passé  leur  jeunesse  dans  les 
médrésés  ou  écoles  religieuses,  connaissent  le  Coran  ;  ils  ont  une  ré- 
pugnance instinctive  pour  nos  codes,  qu'ils  ne  veulent  pas  étudier. 
Ces  hommes,  qui  gardent  obstinément  le  costume  d'autrefois,  repré- 
sentent toujours  l'ancienne  Turquie.  On  les  voit  dans  les  mosquées, 
accroupis  sur  une  natte,  enseigner  la  loi  à  des  élèves  qui  seront, 
comme  eux,  partisans  des  vieilles  idées,  ils  chantent  leur  leçon  sur 
un  ton  traînant  et  se  balancent  sans  se  fatiguer,  laissant  tomber  le 
corps  en  avant,  puis  le  ramenant  en  arrière  avec  une  régu  larïté  par- 
faite; ainsi  faisaient  les  mollahs  du  temps  de  Mahomet  II  et  même 
les  contemporains  des  Ommiades.  Si  vous  lem'  parlez,  ils  ont  peine 
à  ne  pas  vous  appeler  giaour.  Je  m'étais  assis  dans  une  excursion 
à  côté  de  l'un  d'eux  qui  expliquait  la  loi  à  l'ombre  d'un  grand  pla- 
tane. «  Je  vois  bien,  me  dit-il,  que  tout  est  perdu;  vous  autres  infi- 


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LA.    ROUUELIE. 


dèles,  vous  voyagez  librement  chez  nous,  et  le  sultao  va  daïis  votre 
paysl  a  En  1866  à  Larissa,  Hassam-Pacha  m'avait  convié  à  un  dîner. 
Toua  les  invités,  au  nombre  d'une  trentaine,  beys,  employés  des  ad- 
mÎDistrations,  ofliciers,  portaient  le  costume  de  la  réforme;  le  linge 
damassé  et  l'argenterie  brillaient  sur  la  table,  le  vin  étincelait  dans 
les  carafes  de  cristal,  on  eût  pu  se  croire  en  Europe.  C'était  le  25  juin,  . 
jour  de  la  fête  d'Abdul-Aziz.  n  En  attendant  qu'on  serve,  me  dit  Has- 
sam,  il  faut  que  je  vous  montre  la  Turquie  d'autrefois.  »  Nous  tra- 
versons tout  le  serai;  à  l'autre  extrémité,  dans  une  chambi^  à  peine 
éclairée,  nous  trouvons  cinq  Turcs  accroupis  en  silence  autour  d'une 
vaste  chambre.  Us  fumaient  sans  mot  dire  :  c'étaient  le  cadi,  le 
mufti  et  trois  mollahs.  Us  n'avaient  pu  refuser  de  venir  à  la  fête 
de  leur  seigneur  et  maître,  ils  firent^ au  pacha  avec  une  politesse 
froide  les  salamaleks  d'usage,  mais  ne  dirent  pas  un  mot;  le  lieu  où 
ils  se  tenaient,  leurs  turbans  verts,  leurs  longues  robes,  leur  pro- 
fonde tristesse  surtout  et  le  dédain  avec  lequel  ils  nous  accueil- 
lirent, tout  cela  n'était-il  pas  la  plus  éloquente  des  protestations? 
Comment  veut-on  que  ces  vénérables  antiquités  aient  quelque  sym- 
pathie pour  notre  code? 

Les  parties  engagées  dans  un  procès  n'ont  pas  la  moindre  con- 
naissance de  nos  lois,  c'est  ce  qui  augmente  la  confusion;  il  n'y  a 
dans  le  pays  ni  avocats  ni  écoles  où  ils  puissent  se  former.  On 
trouve  à  Andrinople  quelques  jeunes  gens  qui  font  le  métier  de  ren- 
seigner les  plaideurs;  on  les  appelle  d'un  mot  turc  qui  signifie  les 
rusés  [moiisécir).  L'indépendance  des  juges  chrétiens  est  à  peu 
près  nulle;  effrayés  de  la  mission  dont  ils  sont  chargés,  ils  ont  sur- 
tout à  cœur  de  ne  pas  se  faire  d'ennemis.  Dans  une  grande  ville 
comme  Andrinople,  le  tribunal  ne  peut  refuser  toujours  d'accepter  le 
témoignage  des  chrétiens,  les  consuls  interviennent,  menacent,  in- 
timident; mais  dans  les  trois  quarts  des  sandjaks  vingt  témoins  chré- 
tiens ne  suffisent  pas,  si  on  ne  peut  en  même  temps  produire  un  Turc. 
C'est  au  point  que,  si  l'affaire  à  juger  s'est  passée  dans  un  village 
où  il  n'y  ait  pas  de  musulmans,  le  plaignant  se  voit  forcé  d'acheter 
le  témoignage  du  premier  Turc  venu,  oui  vient  affirmer  ce  qu'évi- 
demment il  ne  peut  connaître.  L'opinion  générale  veut  que  tous  les 
juges  soient  plus  ou  moins  sensibles  au  bakchich;  «  point  de  bak- 
chich, pas  de  juge,  »  dit  un  proverbe  grec.  Je  sais  qu'un  voyageur 
ne  peut  croire  sur  ce  point  tout  ce  qu'on  lui  raconte;  cependant  les 
Turcs  avouent  facilement  l'influence  des  présens  sur  les  tribunaux. 
La  Sublime-Porte  dans  ses  rescrits  officiels  a  fait  plusieurs  fois  des 
aveux  surprenans  à  cet  égard.  D'après  ce  que  je  vois  ici,  un  procès 
civil  est  une  affaire  qu'il  faut  arranger  à  l'amiable;  on  visite  lon- 
guement ses  juges,  on  fait  agir  tous  les  moyens  d'influence  dont  on 
dispose;  la  cause  n'arrive  au  tribunal  que  pour  le  prononcé  de  la 


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826  RETUE    DES    DEUX   UOHDES. 

sentence.  Les  contestations  commerciales,  soumises  à  une  chambre 
spéciale  qui  porte  ie  nom  de  tidjaret,  sont  l'objet  d'un  examen 
plus  sérieux.  Le  plus  souvent  ceux  de  ces  procès  qui  ont  quelque 
importance  SMit  soutenus  par  des  Européens  ;  les  drogmans  y  in- 
terviennent, force  a  été  aux  tribunaux  de  connaître  nos  lois,  force 
leur  a  été  de  les  appliquer;  c'est  une  habitude  qu'ils  commencent  à 
prendre.  Pour  les  affaires  criminelles,  quand  tes  questions  de  race 
ou  de  religion  n'y  sont  pas  trop  évidemment  mêlées,  la  sentence 
est  d'orcfmaire  équitable;  mais,  comme  on  le  pense  facilement,  c'est 
le  cadi  seul  qui  prononce,  et  il  applique  les  lois  du  Coran.  Chaque 
sandjak  a  un  juge  d'Instruction  qui,  assisté  de  deux  aides,  est 
chargé  des  enquêtes.  L'activité  et  le  zèle  de  ce  personnage  sont 
toujours  modérés,  n  11  n'y  a  pas  de  route,  me  disait  l'un  deux.  Le 
climat  de  ce  pays-ci  est  pluvieux;  les  distances  sont  immenses; 
avec  la  meilleure  volonté  du  monde,  je  tais  5  ou  6  lieues  dans  ma 
journée.  Quelle  espérance  voulez-vous  que  j'aie  de  saisir  un  voleur 
ou  un  assassin?  »  Ce  fonctionnaire  découragé  prenait  placidement 
parti  de  son  impuissance.  Quand  un  crime  est  commis  dans  un  can- 
ton éloigné,  si  les  intéressés  ne  prennent  pas  l'affaire  en  main,  avant 
que  le  juge  soit  prévenu  et  qu'il  se  soit  décidé  à  se  mettre  en  route 
le  coupable  p'iut  être  loin.  Il  n'y  a  guère  que  les  crimes  éclatans, 
par  exemple  les  vols  à  main  armée  dans  les  lieux  très  fiéquentés, 
que  l'autorité  ait  à  cœur  de  poursuivre.  C'est  qu'alors  le  vali  a  de 
bonnes  raisons  pour  ne  pas  resler  indifférent.  N'est-il  pas  respon- 
sable de  la  sécurité  de  la  province?  Les  Européens  qu'on  trouve 
fixés  en  Orient  prétendent  d'ordinaire  qu'eu  ce  pays  il  n'y  a  pas  de 
justice,  que  tout  y  est  donné  à  la  faveur;  étudier  ces  tribunaux  leur 
parait  la  plus  étrange  des  naïvetés.  Dans  cette  inextricable  con- 
fusion, ils  ne  voient  qu'un  principe,  le  bakchich.  L'ordonnance  sur 
les  tribunaux  est  encore  nouvelle,  c'est  là  son  plus  grand  tort. 
Quant  à  l'intimidation  que  les  Osmanlis  exercent  sur  les  juges,  il 
est  un  peu  surprenant  que  dans  la  Turquie  d'Europe,  où  on  compte 
11  millions  de  chrétiens  contre  h  millions  de  musulmans,  la  majo- 
rité, qui  a  le  droit  légal  d'exprimer  son  opinion,  se  plaigne  toujours 
de  ne  pouvoir  le  faire.  Qu'on  imagine  les  circonstances  les  plus 
défavorables,  dix  fois  sur  vingt  les  chrétiens  peuvent  essayer  de 
parler  hautement.  Par  malheur  les  vieilles  habitudes  sont  tenaces; 
on  aime  mieux  faire  de  la  diplomatie  avec  les  Turcs,  transiger  avec 
eux,  et,  il  faut  dire  le  mot,  à  certains  jours  être  leur  complice.  Pour 
les  notables  qui  exercent  les  fonctions  de  juges,  cette  manière 
d'agir  est  certainement  fructueuse  ;  mais  elle  ne  relève  ni  la  mo- 
rale ni  la  dignité  des  raïas.  Les  Grecs  en  Turquie  vous  citent 
mille  décisions  scandaleuses;  vous  eu  avez  les  oreilles  assourdies; 
je  ne  sais  ce  qui  doit  le  plus  indigner,  ou  de  l'iniquité  des  juge- 


-,,.  Google 


U.  BOCMEUE.  827 

mens  rendus  par  le  cadi  ou  du  silence  des  chrèUens  qui  ont  aim- 
plemeut  apposé  leur  cachet  au  bas  d'une  senteoce  qu'ils  savaieut 
injuste.  Si  imparfaite  que  soit  la  loi  actuelle,  les  chrétiens  doivent 
accepter  ce  qu'elle  a  de  bon  ;  qu'ils  soient  des  juges  sérieux  et  in- 
tègres, surtout  qu'ils  sachent  bien  que  la  liberté  ne  se  conquiert 
pas  par  des  compromis,  ils  ont  raison,  rien  as  inonde  n'est  plus 
précieux  que  l'indépendance,  mids  ceux  qui  en  sont  privés  u'ont- 
ils  jamais  aucun  reproche  à  se  faire? 

On  trouve  au  serai  huit  bureaux  de  fiouices,  quatre  pour  les  re- 
venus du  sandjak  d'Andrinople,  quatre  pour  ceux  du  vilayet  tout 
entier.  Le  bureau  de  Vetnelac  pour  le  sandjak  perçoit  les  droits  sur 
les  ventes,  les  héritages,  conserve  les  titres  de  propriété;  celui  de 
Vescaf  touche  les  redevances  dues  autrefois  aux  mosquées,  et  que 
l'état  s'est  attfibuées  il  y  a  quelques  années  ;  le  troisième  est  chargé 
des  passeports  ou  teskérés,  qui  sont  soumis  à  une  taxe.  D'après  la 
loi,  un  habitant  ne  peut  faire  une  courte  absence  sans  nn  permis  qui 
indique  le  nom  et  le  domicile  du  voyageur;  dans  la  pratique,  ces 
prescriptions  sont  rarement  observées.  Le  quatrième  bureau,  plus 
important  que  les  précédens,  centralise  les  dîmes,  la  capitation,  la 
taxe  dite  du  rachat  militaire  et  tous  les  autres  impôts.  On  ne  com- 
prend pas  aisément  comment  fonctionnent  ces  quatre  services.  Vous 
venez  faire  ctHistater  une  hypothèque,  l'employé  vous  donne  une 
attestation  écrite,  mais  n'en  garde  aucune  inscription,  ce  qui,  selon 
nos  habitudes,  est  tout  à  fait  bizarre.  En  échange  du  droit  sur  les 
héritages  ou  sur  les  ventes,  le  contribuable  ne  voit  pas  ses  titres  de 
propriété  transcrits  sur  des  registres  publics,  les  impôts  de  cette 
classe  ne  sont  en  réalité  que  des  droits  de  timbre.  De  longues 
bandes  de  papier  portent  l'indication  des  biens  des  mosquées,  des 
propriétés  de  l'état,  et  le  cadastre,  ou  ce  qu'on  appelle  de  ce  nom 
en  Turquie;  mais  c(Mnment  se  reconnaître  sur  ces  ruiwns,  surtout  a 
le  fonctionnaire  n'a  pas  un  zèle  irréprochable?  11  en  est  de  même 
pour  tous  les  états,  auxquels,  dirait-on,  il  faut  sans  cesse  recourir. 
Les  quatre  bureaux  chargés  de  réunir  les  revenus  du  vilayet  ont 
les  mêmes  noms  que  les  bureaux  du  sandjak,  mais  des  attributions 
plus  larges.  On  y  remarque  de  grands  sacs  de  cuir  k  deux  poches 
qui  servent  à  porter  l'argent  à  Stamboul  ;  le  directeur  des  finances 
charge  ces  sacs  sur  un  cheval,  et  le  Tatar  s'en  va  avec  ces  trésors  au 
milieu  des  solitudes  de  la  Roumélie  jusqu'à  la  capitale. 

La  plupart  des  impôts  sont  affermés.  C'est  le  conseil  d'adminis- 
tration qui  les  adjuge,  c'est-à-dire  le  gouverneur.  La  loi  défend  au 
Tali  de  s'attribuer  lui-même  les  fermes  :  on  voit  facilement  qu'il  lui 
est  usé  de  trouvw  des  prête-noms  et  surtout  de  favoriser  qui  lui 
platt.  Ce  système  des  fermes  est  déplorable.  Une  anecdote  entre 
mille.  Dimitraki,  qui  est  influent  et  possède  un  capital  disponible. 


82S  BETOE  DES  DEUX  UONDBS. 

achète  la  dtme  d'un  canton  pour  1,000  bourses  (1);  il  la  revend  le 
soir  même  pour  1,200  bourses  à  biicolas,  qui  est  moins  avancé  dans 
l'amitié  du  gouverneur.  Nicolas  traite  de  gré  à  gré  avec  les-  gros 
propriét^res,  qu'il  pourrait  beaucoup  ennuyer,  si  ta  fantaisie  lui 
en  prenait;  les  contribuables  riches  s'arrangent  à  l'amiable  avec  le 
dtmier;  à  ce  prix ,  ils  sont  libres  de  couper  leur  blé,  de  le  battre  et 
de  le  rentrer  quand  il  leur  plaît.  Restent  les  pauvres  gens;  ceux-là 
sont  à  la  merci  du  fermier  des  impôts.  D'ordinaire  il  les  livre  à  des 
agens  inférieurs,  quelquefois  à  ses  domestiques,  auxquels  il  cède 
par  portions  les  revenus  à  toucher.  II  faut  voir  dans  les  villages 
aux  environs  d'Andrinople  l'homme  de  la  dtme,  souvent  un  Juif  on 
un  Arménien,  aux  prises  avec  les  paysans  bulgares.  Son  insolence, 
la  soumission  et  la  terreur  de  ceux  qui  se  regardent  comme  ses  es- 
claves, sont  un  des  plus  tristes  souvenirs  que  laisse'  un  voyage  en 
Orient.  Le  paysan  est  sans  défense;  il  n'a  ni  force  pour  résister,  ni 
esprit  pour  se  retourner.  Souvent  des  coches  sur  une  baguette  de 
bois  sont  le  seul  document  qu'il  possède  pour  prouver  qu'il  a  déjà 
acquitté  en  tout  ou  en  partie  ce  qu'il  devait.  Ainsi  l'impôt  passe  par 
quatre  et  cinq  intermédiares;  qu'importe  maintenant  qu'il  soit  fort 
ou  faible,  ne  sera-t-il  pas  toujours  écrasant?  En  1861,  M.  Cor,  at- 
taché à  l'ambassade  de  France,  estimait  les  revenus  de  l'empire  à 
168  millions  de  francs  tout  au  plus;  depuis  qu'en  1861  la  Turquie, 
comme  si  elle  avait  unecomptaJailité  sérieuse,  essaie  de  publier  des 
budjets,  les  revenus  officiels  n'ont  guère  dépassé  300  millions.  Ces 
chiflies,  sans  doute  exagérés,  sont  bien  faibles  pour  un  empire  de 
36  millions  d'habitans  ;  mais  la  somme  que  touche  le  trésor  est-elle 
autre  chose  qu'une  minime  partie  de  ce  qui  a  été  enlevé  aux  con- 
tribuables? 

Les  impôts  en  Turquie  n'ont  d'autre  objet  que  de  faire  vivre 
l'aristocratie  ottomane,  qui  exerce  les  charges  publiques.  La  liste 
civile  du  sultan  et  les  traitemens  des  hauts  fonctionnaires  accapa- 
rent le  plus  net  des  revenus;  on  consacre  aussi  quelque  argent  à  la 
marine  pour  que  le  drapeau  rouge  à  croissant  blanc  puisse  se  pro- 
mener sur  les  côtes,  et  on  paie  l'armée  quand  on  le  peut.  Il  n'est 
pas  rare  que  la  solde  des  troupes  soit  due  depuis  sbc  mois  et  plus. 
Les  petits  employés  aussi  sont  loin  d'être  toujours  payés;  les  géné- 
raux, les  valis,  les  mollahs,  ont  le  privilège  de  ne  pas  attendre  leurs 
traitemens.  Le  président  du  tribunal  d'appel  à  Andnnople  touche 
60,000  francs  par  an,  le  vali  plus  de  100,000  francs,  le  sous-direc- 
teur du  vilayet  17,000  francs,  le  moutésarif  et  le  cadi  de  chaque 
sandjak  28,000  francs,  le  caîmacan  de  kazas  de  6  à  8,000  francs. 
Ces  chiffres  paraîtront  très  élevés  pour  un  pays  qui  a  de  si  médio- 

(t)  La  bdune  vaut  112  francs. 


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U   BOVMÉUE.  828 

cres  revenus;  mws  telles  sont  les  dépenses  que  le  harem  et  le 
manque  d'ordre  imposent  aux  Turcs,  que  presque  tous  ces  fonction- 
naires ont  peine  à  vivre  avec  leur  traitement.  Quant  aux  petits  em- 
ployés, un  grand  nombre  touchent  à  peine  200  piastres  par  mois, 
ce  qui,  dit-on  tout  haut  dans  le  pays,  leur  donne  le  droit  de  voler; 
d'autres  ne  touchent  même  rien  du  tout,  ils  sont  surnuméraires  dix 
et  douze  ans  de  suite. 

Andrinople  possède  une  des  quatre  écoles  militaires  fgndëes  en 
18A7  dans  l'empire  ottoman;  les  autres  sont  à  Brousse  pour  l'Anato- 
lie,  à  Damas  pour  la  Syrie,  à  Monastir  pour  la  Bosnie,  l'Albanie  et  la 
Macédoine.  Elles  sont  destinées  à  former  des  élèves  pour  l'école  impé- 
riale militaire  de  Gonstantinople.  Le  nombre  des  élèves  à  Andrinople 
varie  de  80  à  100;  ils  ont  de  douze  à  vingt  ans.  Les  classes  sont  au 
nombre  de  cinq.  On  apprend  dans  la  première  les  grammaires  arabe 
et  persane,  la  religion  et  l'écriture;  dans  la  seconde,  la  syntaxe,  la 
littérature  et  l'arithmétique;  dans  la  troisième,  la  grammaire  turque, 
la  géographie,  les  éléniens  du  français;  dans  la  quatrième,  l'histoire 
ottomane,  la  grammaire  française,  l'algèbre,  l'art  épistolaire;  dans 
la  cinquième,  la  géométrie,  la  cosmographie;  cette  classe  comporte 
de  plus  des  exercices  de  composition  et  de  conversation  en  notre 
langue.  Le  cours  de  dessin  est  obligatoire  pour  les  cinq  années. 
Presque  tous  les  élèves  sont  mahoméfans;  je  n'ai  compté  que  deux 
Grecs,  deux  Bulgares  et  un  Arménien.  Le  régime  de  l'école  est  l'in- 
ternat, le  costume  celui  de  l'armée.  Chaque  enfant  reçoit  une  paie 
de  25  piastres  par  mois;  l'habillement  et  l'entretien  sont  aux  frais 
de  l'état.  Si  les  parens  déclarent  que  leur  fils  ne  restera  pas  au 
service  de  ia  Porte  soit  dans  l'armée,  soit  dans  l'administration,  ils 
doivent  une  pension  de  3,000  piastres  par  an.  L'école  compte  onze 
professeurs,  placés  sous  les  ordres  d'un  chef  d'escadron;  plusieurs 
d'entre  eux  ont  étudié  en  France. 

On  remarquera  que  dans  le  programme  l'arabe  et  le  persan  pré- 
cèdent l'étude  du  turc;  le  turc  littéraire  en  eflet  ne  peut  s'enseigner, 
si' on  ne  connaît  auparavant  ces  deux  langues,  qui  lui  prêtent  une 
partie  de  leur  vocabulaire.  C'est  Iji  une  des  raisons  qui  rendent 
dilTicile  l'instruclion  dans  l'empire  ottoman;  ce  sont  trois  syntaxes 
et  non  une  qu'il  faut  appren;:re  pour  écrire  le  turc  littéraire  et 
môme  la  langue  administrative.  Le  français  tient  une  place  impor- 
tante dans  l'enseignement  de  l'école  :  il  n'y  figure  pas  pour  la  forme. 
Des  élèves  osmanlis  qui  n'ont  jamais  quitté  la  Turquie  soutiennent 
parfaitement  une  conversrtLion  dans  notre  langue;  dans  la  cinquième 
classe,  plusieurs  la  parient  avec  une  rare  correction  ;  ils  ne  feraient 
pas,  il  est  vrai,  comme  les  petits  Arabes  de  Syrie  des  narrations 
dignes  de  notre  baccalauréat;  il  est  déjà  surprenant  que  leurs  pro- 
grès soient  aussi  complets.  On  ignore  en  général  que  depuis  quinze 

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830  BEVUE   DES   DBDX  JIONDES. 

ans  une  partie  de  la  jeunesse  d'Orient  parle  le  français:  ce  n'est 
pas  ici  le  lieu  d'ioâister  sur  une  nouveauté  aussi  îiaportânte;  mais, 
à  la  fin  de  ce  voyage,  quand  nous  essaierons  de  préciser  le  genre 
d'inHuence  que  chacune  des  nations  européennes  peut  exercer  sur 
l'enapire  ottoman,  il  sera,  nécessaire  de  tenir  grand  compte  de  ce 
fait.  Si  les  élèves  de  l'école  d'Andrinople  savent  aussi  bien  le  per- 
san et  l'arabe  que  la  géographie,  l'histoire  et  l'arithmétique,  le  suc- 
cès de  l'enseignement  est  remarquable.  Des  deux  histoires  turques 
dont  ils  se  servent,  l'une,  celle  de  DJeveded-Pacba,  est  composée 
d'après  les  historiens  ottomans;  l'autre,  due  à  Haïâoulla-EQéndi, 
s'inspire  parfois  des  ouvrages  européens.  J'ai  pu  interroger  plu- 
sieurs élèves,  même  les  voir  d'assez  près  en  dehors  de  la  classe; 
ils  m'ont  laissé  une  impression  excelleule.  Us  sont  sérieux  et  sen- 
sés; la  discipline  est  à  peine  nécessaire  pour  les  faire  obéir.  11  est 
étrange  qu'avec  de  pareils  élémens  la  Turquie  ne  puisse  réformer 
son  personnel  administratif;  il  Jaul  que  la  force  de  l'habitude,  l'em- 
pire des  vieilles  idées,  soient  encore  bien  puissans. 

Au-dessous  de  l'école  militaire  se  trouvent  deux  rachdiés  ou  col- 
lèges secondaires,  ils  ont  été  créés  en  1858;  l'un  compte  trente 
élèves,  l'autre  cinquante;  l'enseignement  y  est  aussi  tout  laïque, 
par  opposition  i\  celui  des  mosquées;  il  comporte  le  turc  littéraire, 
c'est-à-dire  le  persan  et  l'arabe,  la  géographie,  l'aiitlimétique  et 
la  calligraphie,  qui,  en  Orient,  est  toujours  un  art  assez  diflicile. 
Cinquante-deux  écoles  primaires  ottomanes  enseignent  la  lecture  et 
les  élémens  de  l'écriture.  C'est  dans  ces  petites  classes,  où  les  gar- 
çons et  les  filles  sont  mêlés,  qu'on  peut,  comme  on  l'a  vu  déjà,  le 
mieux  se  rendre  compte  de  l'intelligence  des  femmes  turques.  Il  y 
a  de  plus  à  Andrinople  dix-sept  médrésés  où  se  formant  1^  muflîs, 
les  cadis  et  tous  ceux  qui  se  destinent  aux  fonctions  religieuses. 
Dans  ces  médrésés,  les  kodjas  ou  savons  enseignent  gratuitement. 
Chaque  médrésé  dépend  d'une  mosquée  qui  paie  les  professeurs;  les 
élèves  sont  nourris  par  des  cuisines  publiques,  fondations  pieuses 
qui  ont  aussi  pour  objet  de  distribuer  des  soupes,  du  pain  et  de  la 
viande  aux  mendians.  La  prosodie,  la  logique,  l'astronomie,  l'an- 
cienne physique  des  Orientaux  du  moyen  âge,  la  théologie,  la  philo- 
sophie, les  mathématiques  et  la  rhétorique,  occupent  la  plus  grande 
partie  du  temps  dans  les  médrésés;  l'enseignement  s'y  fait  en  arabe. 
Chaque  médrésé  compte  en  moyenne  cinq  ou  six  élèves.  Dans  ces 
vénérables  écoles,  les  élèves  consacrent  de  longues  heures  à  de» 
études  qui  perdent  tous  les  jours  de  leur  intérêt  depuis  que  la  Porte 
cherche  à  emprunter  à  l'Occident  ses  méthodes  et  ses  procédés.  — 
On  suppose  peut-être  qu'une  armée  considi^iable  maintient  le  vi- 
layet  d'AndçinopIe  dans  l'obéissance.  Cette  force  militaire  se  compose 
de  2,000  hommes,  tous  Polonais,  qui  forment  une  légion  étrao- 

D„;l  7,-.  1-,.  Google 


LA.   ROUUELIE. 


gère.  Ces  quelques  chrétiens  et  un  petit  nombre  de  gendarmes  turcs 
sont  les  seuls  soldats  de  la  province.  11  est  telle  ville  de  6,000  et 
7,000  âmes  gui  a  pour  unique  garmsoD  dix  zaptiés  et  un  sergent. 


m. 


Le  Vieux-Séraî,  ou  palsùs  du  sultan  à  Andrinople,  fut  bâti  dans  la 
seconde  moitié  du  xiV  siècle,  sous  le  règne  de  Âlurat  1".  Bien  qu'il 
soit  aujourd'hui  en  ruine,  il  n'en  reste  pas  moins  un  des  monumens 
les  plus  précieux  que  possède  l'empire  ottoman.  Le  serai  de  Stam- 
boul, élevé  par  Mahomet  II  à  l'entrée  de  la  Corne-d'Or,  sur  l'empla- 
cement occupé  au  moyen  âge  par  la  demeure  des  césars  byzantins,  a 
aujourd'hui  disparu.  On  n'y  trouve  plus  au  milieu  des  cours  et  des 
jardina  que  des  kiosques  tout  modernes  ;  sauf  un  ou  deux  pavillons 
persans,  toutes  les  chambres  ne  présentent  guère  que  l'ameuble- 
ment européen,  des  fauteuils  achetés  à  Paris,  des  tapis,  des  ten- 
tures de  soie  et  des  bronzes  de  France.  Malgré  l'état  d'abandon  où 
le  laissent  les  Osmanlis,  le  palais  de  Murât  I"  conserve  encore  un 
aspect  tout  oriental.  Il  s'élève  à  un  quart  d'heure  au  nord  d'Andri- 
nople,  sur  les  bords  de  la  Tondja;  une  antique  forêt  le  sépare  de 
la  ville;  on  y  arrive  en  traversant  deux  ponts  monumentaux  jetés 
sur  les  bras  de  la  rivière;  quelques  zaptiés,  gardiens  indifférens  de 
cette  demeure,  vous  laissent  entrer  et  tout  voir  à  loisir.  Le  visiteur 
pénètre  d'abord  dans  une  cour  immense,  qui  n'est  qu'une  prairie 
entourée  d'aùvens  que  soutiennent  des  piliers  de  bois.  C'est  là  que 
se  tenait  la  garde  du  sultan  ;  l'espace  ne  manquait  pas  â  cette  foule 
.  asiatique  pour  dresser  ses  tentes  et  laisser  paître  ses  chevaux.  En 
face,  de  l'autre  cùté,  est  la  Parle,  cette  porte  sublime  de  félicité 
dont  parlent  tous  les  doGumens  osmanlis.  Elle  est  proprement  l'en- 
trée du  palais  et  d'une  simplicité  qui  étonne,  sans  sculpture,  sans 
ornement.  Fermée  par  deux  épais  battans  garnis  de  fer,  elle  donne 
accès  sous  un  passage  voûté.  Les  ambassadeurs,  les  grands  de 
l'empire,  les  sujets  tributaires  qui  venaient  voir  le  chef  des  Os- 
manlis, avaient  libre  accès  jusqu'à  cette  porte;  il  leur  était  interdit 
d'aller  plus  loin.  Le  khan  quittait  l'intérieur  du  palais  et  se  trans- 
portait lui-même  en  ce  lieu  ;  là,  renfermé  dans  une  petite  chambre, 
caché  par  un  treillage  doré,  il  écoutait  les  requêtes.  11  est  facile  de 
comprendre  des  phrases  comme  celles-ci  :  «  vous  serez  admis  à  ma 
Porte  souveraine;  vous  viendrez  à  ma  Porte  chercher  votre  pardon.  » 
Cette  chambre  du  sultan ,  qui  occupe  seule  un  petit  pavillon  isolé, 
ne  peut  guère  contenir  plus  de  trois  ou  quatre  personnes  ;  elle  était 
autrefois  occupée  presque  tout  entière  par  un  divan.  Le  souverain, 
accroupi  sur  des  coussins,  avait  à  droite  le  guichet  par  lequel  lui 


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832  BEVCE   DES   DEUX   MONDES. 

parlait  le  grand-vizir,  à  gauche  celui  qui  était  réservé  aux  sollici- 
teurs. Les  murs  sont  recouverts  de  peintures  sur  bois  dont  le  temps 
n'a  pas  altéré  la  fraîcheur  :  ce  sont  des  oiseaux,  des  bouquets,  des 
guirlandes  du  plus  vif  éclat;  on  ne  peut  mieux  les  comparer,  pour 
la  finesse  des  détails  et  la  grâce,  qu'aux  décorations  des  glaces  et  des 
coffrets  persans.  Ainsi  ce  puissant  maître,  qui  devait  souvent  don- 
ner des  ordres  cruels,  était  entouré  des  images  les  plus  riantes.  Au 
milieu  d'une  seconde  cour  moins  grande  que  la  première,  mais  en- 
core très  étendue  et  qui  nous  sépare  du  palais  proprement  dit,  s'é- 
lève une  tour  gigantesque  qui  domine  toute  cette  habitation,  la 
campagne  environnante  et  une  partie  de  la  ville.  On  y  monte  par 
un  double  escalier  extérieur  de  marbre  blanc  qui  donne  accès  sur 
un  perron  monumental.  Au  sommet  de  l'édifice  est  une  loge  circu- 
laire de  bois  qui  fait  saillie  de  tous  les  côtés.  Le  serai  de  la  Corne- 
d'Or  possédait  un  beffroi  pareil  que  Choiseul-GouiTier  a  encore  vu 
et  qu'il  a  fait  dessiner.  L'aile  gauche  du  palais,  qui  contenait  le 
barem,  a  été  détruite,  l'aile  droite  subsiste  encore  en  partie.  On  y 
remarque  surtout  un  salon  de  réception  séparé  du  jardin  par  de 
larges  fenêtres;  cette  pièce  est  une  sorte  de  loggia  qui  devait  se 
fermer  en  hiver;  ou  y  monte  par  quelques  marches.  Quand  le  jar- 
din est  en  fleurs,  les  arbustes  et  les- bouquets  d'arbres  qui  le  rem- 
plissent se  confondent  avec  ceux  qui  décorent  les  fenôtres  et  la 
chambre  elle-même.  Là,  au  milieu  des  plantes  grimpantes,  au  bruit 
des  fontaines  qui ,  dans  le  salon  et  au  dehors,  ne  cessaient  de  lan- 
cer dans  l'air  des  gerbes  d'eau,  le  sultan  pouvait  oublier  qu'il  était 
renfermé  dans  les  murs  étroits  d'un  palais. 

A  côté  de  ce  salon  sont  trois  chambres  peu  étendues,  garnies 
dans  toute  leur  hauteur  de  briques  émaillées  bleues  et  vertes  du 
plus  beau  travail.  Les  dessins  eu  sont  très  simples,  ils  représentent 
des  fleui's  et  des  arabesques;  cependant  plusieurs  briques  conser- 
vent le  plan  de  la  Kaaba;  bien  qu'il  soit  réduit  à  l'indication  som- 
maire des  principales  parties,  il  est  très  exact.  J'ai  pu  le  comparer 
à  des  photographies  qu'un  officier  musulman  revenant  de  La  Mecque 
m'a  montrées  à  Damas  en  1868.  Toutes  les  autres  dépendances  du 
palais,  écuries,  cuisines,  chambres  des  serviteurs,  n'offrent  plus 
aucun  intérêt.  Des  architectes  persans  ont  bâti  ce  palais;  mais  ils 
ont  dû  se  conformer  au  goût  du  maître.  Cette  profusion  de  beautés 
naturelles,  ces  coui-s  où  on  voyait  autrefois  des  peuplades  entières, 
cette  salle  d'audience,  ce  salon  qui,  ouvert  sur  le  jardin,  était  un 
jardin  lui-même,  cette  ornementation  qui  évite  les  contrastes  vio- 
lens,  ces  chambres  admirables  couvertes  de  briques,  ce  beffroi  qui 
rappelait  sans  cesse  aux  sujets  la  présence  du  maître,  font  revivre 
pour  nous  la  cour  des  premiers  princes  osmanlis.  L'Europe  a  peu  de 
monumens  historiques  plus  précieux.  On  dit  qu'Abdul-Medjid  vint 

D„j,i7<-,ib,.GoogIc 


LA  nOUMÉUE.  833 

^iter  ce  palais,  et  qu'en  voyant  l'état  de  ces  mines  il  ne  put  re- 
tenir ses  larmes. 

Des  cent  cinquante  mosquées  d'Andrinople,  huit  sont  surtout  re- 
marquables par  iabeauté  des  proportions  et  l'antiquité.  L'une  d'elles, 
YEski  djami  (la  mosquée  vieille),  date  du  temps  de  \fahomet  I",  la 
Muradié  a  été  bâtie  par  Murât  I".  Constantlnople  n'a  aucun  édifice 
turc  aussi  ancien  (1).  Ces  mosquées  appartiennent  déjà  au  style  que 
les  Ottomans  vont  conserver  pendant  les  époques  suivantes.  11  ne 
faut  les  comparer  ni  à  la  célèbre  mosquée  de  Brousse,  autrefois  cou- 
verte de  faïences,  ni  à  celles  du  Caire,  brodées,  découpées  comme 
des  dentelles,  chefs-d'œuvre  de  légèreté  et  d'élégance.  Ce  sont  des 
œuvres  byzantines  construites  par  des  architectes  grecs.  Bien  avant 
la  conquête  de  Constantlnople,  les  Osmanlis  avaient  à  leur  service 
des  artistes  chrétiens;  ils  leur  confiaient  la  construction  des  édifices 
religieux,  comme  ils  demandaient  aux  Persans  de  leur  élever  des 
palais.  Rien  n'est  tout  à  fait  turc  dans  les  monumens  de  cette 
époque,  et  la  raison  en  est  simple  ;  rien  n'a  été  fait  par  des  Turcs. 
On  connaît  le  plan  général  des  mosquées  osmanlis,  ces  minarets, 
ces  cours,  ces  fontaines,  ces  ombrages,  ces  sanctuaires  sans  déco- 
ration aucune  qui  produisent  cependant  une  vive  impression  de 
grandeur  religieuse.  Ce  qui  est  beau  à  l'intérieur  d'une  mosquée, 
c'est  la  coupole  suspendue  à  une  si  grande  hauteur,  c'est  la  nudité 
absolue  de  ces  espaces.  Les  curieux  remarquent  ici  un  grand  nombre 
de  colonnes  antiques  que  les  sultans  ont  enlevées  aux  ruines  de 
l'Asie-Mineure.  Les  caravansérails  d'Andrinople,  dont  plusieurs 
datent  du  xiv*  et  du  xv'  siècle,  nous  reportent  également  à  une 
époque  florissante.  Ce  sont  de  longues  galeries  en  granit,  où  on 
entassait  les  marchandises  et  qui  contenaient  aussi  des.  logemens 
d'habitation  et  des  écuries.  Cette  ville,  plus  peuplée  autrefois  qu'au- 
jourd'hui, était  entièrement  pavée;  partout  on  voit  encore  les  pierres 
bouleversées  et  qui  ne  font  plus  que  rendre  les  rues  impraticables. 
Dès  le  temps  de  Mahomet  II,  une  grande  route  dallée  allait  de  Ro- 
dosto  à  Belgrade,  traversant  toute  la  Boumélie,  une  partie  de  la  Bul- 
garie et  la  Servie.  C'était  une  œuvre  digne  des  Romains;  le  voya- 
geur y  trouvait  plus  de  trente  ponts  et  autant  de  khans  :  ces  khans, 
comme  ces  ponts,  étaient  des  monumens;  nous  en  avons  rencontré 
quelques-uns  en  venant  à  Andrinople.  De  si  belles  œuvres  donnent 
une  grande  idée  de  l'ancienne  puissance  des  Ottomans,  de  leur 
bon  sens  pratique  et  de  leur  activité.  Au  xvi*  siècle,  aucun  état 
de  l'Europe  n'avait  construit  des  travaux  d'utilité  publique  plus 
vastes  et  mieux  entendus. 

(1)  Le»  dnq  autres  furent  êleïées  par  Murât  II,  Selim  II,  Bajaiet  I",  Bajuet  II, 
Uouatapha  III  et  Soliman. 


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su  RETUE   DES   DBDX  MONDES. 

Les  PfflvaQs  ne  ^aat  pas  rares  à  Anàiinople;  ils  ont  b  réputstioa 
de  marchands  très  habiles;  les  Turcs,  qui  ne  les  aiment  pas,  et  dont 
Us  -âîBèreat  beanooap  par  'la  vivacité  de  >canctère  et  la  rapidité 
d'esprH,  les  accusent  'de  maaqtier  de  bonne  ifci.  La  ville  possédait 
cBCOFeanmois  d'août  iS6S  une  colonie  venue  de  TëiiéraD.  C'étaient 
des  iabùlety  partisans  'de  £d£,  novatenr  qui  a  essayé  de  fonder, 
il  y  a  quelques  années,  dans  l'empire  du  «chah  une  religKm  dmt 
l'Orient  et  l'Europe  se  «ont  également  préocoopéa.  Après  une  lon- 
gue et  sanglante  persécution  où  les  sectartenrs  chi  Sab  ne  mon- 
trèrent aucune  MblessB,  mais  renouvelèrent,  par  le  courage  avec 
lequel  ils  désiraient  et  acceptaient  le  martyre,  'des  soènes  -qm  noos 
croyions  ^parues  de  l'histoire,  l'antorité,  qui  en  avait  mis  à  mort 
un  'grand  inoonbre,  -et  parmi  enx  leur  dief,  prit  le  parti  d'exiler  les 
antres.  l>a  Turquie,  -qoi  n'est  jamais  en  bonne  amitié  avec  la  C0Qr 
de  Perse,  donna  volontiers  asile  k  •as  persécutés;  elle  leur  as^gna 
ponr  résidence  Andrinople  et  quelques  villages 'de  Itoumélîe;  le  frère 
do  Bah  fat  imemé  an  chef-lien  du  vilayet.  La  vie  'de  ces  exilés  'était 
uD  peipétuel  sujet  d'édification.  A  ptâne  inst^lés,  ils  prirent  tous 
un  métier,  —  c'est  un  princ^  de  leur  foi  que  tout  homme  doit 
travailler,  — et  parurent  vivre  comme  les  autres  'musolmans,  avec 
cette  «eule  différence  qu'ils  ne  ceasaieot  de  donm»*  l'exempte  ^e  la 
charité  et  de  la  donceor.  Ils  assistaient  régulièrement  aux  prières 
publiques  dans  les  mosquées.  Cependaïit  ils  ne  renonçaient  pas  k 
leur  croyance;  chacun  d'oax  était  «n  prédicateur  et  un  apôtre.  Un 
Turc  venait-il  acheter  du  tabac  à  la  boutique  d'an  babiste,  le  mar- 
chand lui  parlait  du  sailut,  de  la  réforme  des  âmes,  de  la  vertu;  il  le 
faisait  d'un  ton  fauwlier  et  avec  cette  souplesse  propre  à  sa  race, 
non  sans  mêler  à  ses  discours  des  images  et  'des  paraboles.  Si  l'in- 
terlocuteur s'intéressait  à  l'entretien,  le  babiste  teudiait  k  quelques 
points  plus  particuliers  de  la  doctrine  nouvelle.  lOet  apostolat  papa- 
laire  et  tout  individuel,  fait  dans  les  bazars,  tm  Tacoommodant  des 
chaussures  ou  en  tressant  des  nattes,  est  essontiellenient  m-iontal. 
11  est  intéressant  de  retrouver -de  nos  joars-des  procédés  et  des  ha- 
bitudes que  nous  avons  peine  k  comprendre  quand  nous  les  voyons 
dans  les  rédts  anciens,  en  pie'ticulier  dans  les  Actes  des  apôlre*. 
Les  bsbistes  firent  des  >prosélytBs  ;  c'en  fut  assez  pour  que  la  (Porte 
s'effrayât;  le  vali  ne  ooraïaïssùt  rien  k  cette  religion,  il  s'en  scncîait 
même  assez  ipeu;  le  légat  de  césar  non  plus  ne  s' occupait  gtièïe  des 
idées  religieuses  qoi  pouvaient  se  Ironver  an  fond  des  querelles  des 
imSs  àJômsalem,  le  gouverneur  Tomidn  et  île  gouverneBr  turc  n'ai- 
maient pas  ces  agitations  ;  le  vali  coupa  coort  à  la  propagande.  Les 
babistes  reçurent  l'ordre  de  se  tenir  prêts  à  partir,  sans  qu'on  leur 
dit  où  on  aflait  les  mener;  le  frère  du  Bab  les  réunit  et  leur  annonça 
ces  nouvelles  épreuves;  «  son  petit  troupeau,  disait-il,  n'avait  pas 


LA   ROUHÉUE.  815 

à  s'affliger,  puisqu'il  étùt  r^té  uni  pendamt  ces  prenners  teMps 
d'exil;  cbactin  poavait  se  rendre  justice  <ia^l  aTÛt  été  boa,  diari- 
table,  digne  de  la  fùeuse  atémoire  dn  chef  martyr  ^'ils  Ténéraieiit. 
Dd  seni  resterait  k  Andrinople,  et  ne  partagerait  pas  le  voyage  qui 
lear  était  imposé;  il  n'avait  pas  été  coupable,  mais  eo  se  mariant  à 
nne  femme  turque  il  avait  perdu  U  ccufîance  de  ses  frères,  u  Ce 
malfaeuretiic,  qui  assistait  k  ce  disomrs,  reatra  chtz  lui  désespéré 
et  se  coupa  la  gorge  :  fait  surprenant,  si  en  se  rap^le  que  le  sui- 
cide est  à  peu  près  inconnu  des  Orientaux.  En  1868,  lesbabîstes  OKt 
été  transportés,  m'a-t-on  dit,  à  Chypre;  peut-être  ont-ils^  bien- 
tôt quitter  cette  tle,  comme  ils  avaient  quitté  Andiimple. 

On  a  fait  beaucoup  de  bruit  en  Enrope,  aux  eimronsde  1800,  d'un 
noovemeut  catholique  iMitgare  aoqoel  la  cour  de  Borne  s'est  inté- 
ressée. Peu  s'ea  est  falhi  qu'on  ne  s'imaginât  tous  les  Slaves  de 
la  Turquie  soustraits  à  l'astorité  du  patriarche  grec  de  Constan- 
tinople.  Oh  peut  voir  aujourd'hui  à  AiMlrnieple  qnela  résutlats  a 
produits  ce  moavement.  Du  xi*  au  xm'  siècle,  l'histoire  ^guale  en 
ROTimélie  et  en  Balgarie  des  évèques  qui  reconnaissent  la  supré- 
matJB  romaine.  I^ur  puissance,  toujours  mat  assurée,  et  dont  le.s 
vicissitudes  sont  peu  connues,  s'éteignit  sans  laisser  de  sonvraiérs 
étiez  les  hahitaas  du  pays.  La  propagande  catbolique  de  ces  der- 
nières années  a  été  le  fait  de  missionnaires  polonais  qui,  pariant  le 
riave,  étaient  faicilement  compris  des  populations.  Les  pères  de  la 
RéSHrreclîoii  furent  les  premiers  à  entreprendre  la  conversion  dc^ 
Bulgares.  La  Porte  se  montra  Civorable  à  leurs  projets;  une  com- 
munion de  plus  en  Turquie,  c'est  un  nouveau  principe  de  faiblesse 
pour  les  raïas.  Pendant  que  de  Rirnie  le  cartlînal  Bamabo  sa}nait, 
sans  s'exagérer  les  espérances  qu'il  convenait  de  fermer,  la  renais- 
sance de  la  foi  dans  la  vallée  de  la  Maritxa,  Kuiwili-Pacba,  gou- 
verneur d'Andrinopie,  parcouruit  la  province,  et  encaitrageait  les 
conveisions.  Les  chrétiens  d'Orient  renoncent  plus  dilSciJement  qu'on 
ne  le  pense  à  leur  égiise  ;  moitié  par  babilnde,  moitié  par  lenteur 
d'esprit  et  pai'  igncaranee,  ks  Bulgares  sont  Insensibles  à  la  prédi- 
cation religieuse.  Une  révotetioa  rpii,  en  modifiant  très  peu  les  ca- 
ractères extérieurs  <iu  culte,  les  eàt  eaicvés  à  la  tyrannie  des 
évftqoes  grecs  eût  seule  p«  les  séduire.  Ce  n'étidt  pas  ainsi  que  les 
missionnaires  polonais  l'entenduent,  leurs  efforts  ëcboaèrcnt  com- 
plétemeat.  Us  avaient  vonlu  bâtir  mte  églÎ9e  près  de  l'ardieTéché 
grec;  r^cberêqne  démontra  au  TiKtiist  qoe  te  terrain  était  va- 
rouf,  c'est-à-dire  propriété  d'une  most^uée:  l'église  lut  Abandon- 
née. Les  PoioBais  se  transportèrent  k  Rérischané,  village  situé  aux 
portes  d'AndrÏDople  ;  ils  y  ont  eu  pendant  cinq  ans  nne  éo<^  où 
ils  «'ont  pas  réuni  plus  de  trente  élèves,  «  qu'ils  ont  abandonnée. 
Les  Bulgares  catholiques-unis  sont  aujourd'hui  au  nombre  d'envJ- 

nigiUrrlbyGOOglC 


836  RErUE   DES   DEUX  MONDES. 

ron  2,000.  Leur  évêqae,  M<'  Raphaël,  auquel  la  Porte  s'est  em- 
pressée de  recounallre  le  titre  de  chef  de  communauté  en  lui  donnant 
place  au  mesliss  à  côté  de  l'archevêque  grec,  ne  cache  pas  son  peu 
de  sympathie  pour  les  Polonais.  Deux  pères  assompUonistes  de 
Mmes  et  quatre  sœurs  du  môme  ordre  viennent  de  fonder  une  nou- 
velle école  et  d'ouvrir  une  nouvelle  église  dans  la  capitale  du  vi- 
layet;  cette  mission,  bien  qu'elle  ait  des  revenus  médiocres,  rendra 
des  services  par  son  dévoûment  et  sa  charité;  il  ne  faut  guère  espé- 
rer qu'elle  reprenne  avec  succès  l'œuvre  dans  laquelle  ont  échoué 
les  Polonais. 

Bien  qu'Andrinople  soit  en  pays  bulgare,  la  population  de  la  ville 
est  surtout  ottomane  et  grecque;  l'archevêque  orthodoxe  estime  à 
30,000  le  nombre  de  ses  coreligionnaires,  le  vali  à  30,000  égale- 
ment celui  des  Turcs.  La  ville  renferme  aussi  un  nombre  excep- 
tionnel de  Juifs,  plus  de  8,000,  les  uns  originaires  du  Levant,  les 
autres  venus  d'Espagne  au  xvi*  siècle.  On  peut  porter  à  2,000  le 
chiffre  des  Arméniens;  les  Bulgares,  presque  tous  cultivateurs  et 
peu  puissans,  forment  le  reste  de  la  population.  Les  petits  bouti- 
quiers et  les  ouvriers  grecs  sont  ici  tels  que  nous  les  avons  vus  sur 
la  côte,  tels  qu'on  les  voit  partout;  mais  Andrinople  possède  une 
société  polie  où  les  Hellènes  tiennent  la  place  principale,  et  qui  se 
fait  honneur  de  suivre  les  usages  de  l'Europe.  Les  femmes  y  jouent 
du  piano  et  y  portent  les  modes  de  Paris,  les  hommes  y  lisent  nos 
livres;  il  est  facile  d'y  trouver  des  interlocuteurs  qui  parlent  fran- 
çais. On  est  si  surpris  de  rencontrer  les  habitudes  de  France  ou 
tout  au  moins  l'extérieur  de  notre  civilisation  sur  les  bords  de 
l'Hèbre  qu'on  serait  mal  venu  à  regarder  cette  société  avec  un  es- 
prit trop  critique.  Mieux  vaut  accepter  simplement  l'accueil  cordial 
qu'elle  vous  fait,  et  passer  le  soir  quelques  heures  de  repos  dans 
ces  grands  salons  du  Levant  meublés  d'air  et  de  lumière,  au  milieu 
de  femmes  qui  ont  toujours  un  peu  l'étrangeté  de  l'Orient,  au  mi- 
lieu d'hommes  qui  recouvrent  de  notre  langage  une  pensée  si  dif- 
férente de  la  nôtre.  On  fume  des  cigarettes  sur  des  divans,  tout  en 
buvant  le  café  et  en  prenant  des  confitures.  Si  d'Alexandrie  jusqu'à 
la  Mer-Noire  et  jusqu'au  fond  de  la  Thrace  le  même  piano  joue 
toujours  les  mêmes  airs,  cette  monotonie  n'a  rien  qui  doive  choquer 
en  ces  climats.  On  pense  bien  aussi  que  ce  ne  sont  pas  les  modes  les 
plus  nouvelles  qui,  malgré  l'impatience  des  dames  du  pays,  arrivent 
dans  ces  petits  centres  européens.  Je  sais  en  Orient  une  ville  iso- 
lée où  on  adore  la  France  et  où  la  société  est  charmante.  Un  concours 
bizarre  de  circonstances  a  voulu  que  la  belle  société  y  conservât  jus- 
qu'à ce  jour  les  modes  élégantes  de  1820.  Les  hommes  y  portent 
des  jabots  et  des  manchettes  de  dentelle,  les  femmes  des  robes  qu'on 


■  Google 


U   ROUUELtE.  837 

De  voit  plus  que  dans  les  portraits  historiques;  cette  ville  a  un 
cercle  où  on  trouve  un  journal  français. 

11  ne  faut  faire  aucune  comparaison  entre  l'intelligence  que  les 
chrétiens  ont  de  nos  usages  et  celle  qu'on  trouve  chez  les  Turcs  dé- 
sireux de  prendre  les  manières  de  l'Europe.  11  entre  dans  le  pro- 
gramme de  la  réforme  ottomane  de  forcer  les  fonctionnaires  àprendre 
nos  habitudes  extérieures.  Ils  doivent  donner  des  bals  à  l'européenne, 
des  dîners  à  trois  services,  échanger  des  visites  de  politesse.  —  Le 
vali  d'Andrinople,  plusieurs  fois  chaque  année,  ouvre  ses  salons, 
de  vastes  granges  ornées-  de  canapés.  Les  dames  chrétiennes,  en 
robes  décolletées,  sont  naturellement  les  seules  femmes  admises  à 
ces  fêtes.  Quelques' militaires  turcs  ont  reçu  l'ordre  de  danser;  ils 
n'ont  pas  d'objection  à  faire  :  à  l'heure  fixée,  ils  ouvrent  les  qua- 
drilles. De  là  les  aventures  les  plus  étranges.  Si  par  hasard  vous 
revenez,  le  bal  fini,  dans  le  salon,  vous  vous  heurtez  à  des  masses 
informes  roulées  dans  des  couvertures;  ce  sont  les  officiers  requis 
des  villes  environnantes,  qui  ont  dansé,  comme  le  veut  la  discipline, 
et  qui  dorment  tout  habillés  sur  le  théâtre  de  leurs  exploits.  Parfois 
le  vieil  élément  osraanlis  diversifie  l'aspect  de  ces  fêtes.  A  Larisse, 
à  une  réception  du  pacha,  l'ornement  de  la  soirée  fut  un  homme 
merveilleux,  qui  imitait  le  cri  de  tous  les  animaux,  n  Voyez,  me 
dit  Hassam,  comme  les  Turcs  sont  civilisés;  au  milieu  de  leurs 
fêtes,  ils  aiment  à  entendre  des  chants  qui  leur  rappellent  les  forêts 
et  la  nature  !  Ne  manquez  pas  de  raconter  cela  dans  votre  récit.  »  Les 
dîners  ofliciels  ne  sont  pas  mauvais  ;  les  gouverneurs  ont  la  bonne 
idée  d'y  servir  surtout  des  plats  turcs  ;  ce  sont  les  seuls  auxquels  il 
faille  goûter.  L'étranger  doit  surtout  se  défier  d'un  vin  de  Cham- 
pagne qu'on  sert  dans  ces  repas,  et  qui  provient  sans  doute  de 
quelque  oflîcine  Israélite.  Les  petits  vins  du  pays  sont  bien  meil- 
leurs. Les  musulmans,  pour  montrer  qu'ils  n'ont  pas  de  préjugés, 
y  font  honneur,  mais  parfois  ils  boivent  alternativement  ce  vin  et 
du  lût  frais,  usage  que  nous  ne  saunons  imiter.  Les  fourchettes  et 
les  cuillers  sont  dans  toutes  les  mains;  cependant  votre  voisin, 
quand  il  a  trouvé  un  morceau  à  son  goût,  ne  manque  pas,  pour 
montrer  combien  il  vous  estime,  de  le  diviser  en  deux  avec  ses 
doigts  et  de  vous  en  donner  la  moitié.  La  conversation  est  peu  ani- 
mée, mais  les  toasts  se  renouvellent  fréquemment  :  toast  au  sultan, 
aux  consuls,  à  l'Europe,  à  la  France,  aux  personnages  notables;  ce 
sont  de  vrais  discours  suivis  de  burrahs  d'autant  plus  accentués 
que  le  dîner  touche  à  sa  fin. 

Le  grand  mérite  dans  ces  improvisations  est  de  montrer  qu'on 
sait  emprunter  à  l'arabe  et  au  persan  des  expressions  élégantes  et 
multiplier  les  métaphores.  Voici  un  de  ces  toasts  qui  transporta 
d'aise  tout  l'auditoire  :  «  Je  bois  à  la  santé  d'Abdul-Aziz-Khan, 


,  Cooglc 


83S  REVUE   DES  D£CX  IMKfDES. 

heureuseBKDt  Fé£DUtt,  qui  gouverne  des  peuples  Dombrenx  en  Eu- 
rope, en  Afrique,  en  Asie,  et  qui  œmpte  bâucoap  d'taîana,  tant 
Ijlles  qoe  garçons.  Cest  anjoord'bni  raonnersaire  de  sa  glorieose 
naûBance;  iBiùs  ce  jour  est  phis  beau  cette  année  que  toutes  les 
autres  :  la  fortuoe  nous  a  envoyé  ao  étnnger,  soleil  qui  nous  illu- 
oùoe,  nous  qui  ne  sommes  que  de  simples  lunes.  Hnmh  !  buirafa!  » 
L'étranger  répond  dans  les  mènes  termes,  en  ayant  soin  seulem^u 
de  remarquer  (pie  ses  botes  sont  tons  des  soleils.  Hnirab!  fanirahl 
Vingt  et  trente  toasts  de  ce  style  sont  l'accessoire  obligé  de  tout 
dîner  européen  dans  le  monde  officiel  de  U  jeune  Turquie.  C'est 
pour  se  coofonner  aux  usages  de  l'Europe  que  le  vali  d'AndrinopIe 
a  fait  dessiner  anx  euvirons  de  U  ville  un  jardin  public  qu'on  ap- 
pelle, je  crois,  Tivoli.  I^  musique  militaire  s'y  fait  entendre  deux 
on  trois  Ëms  par  semaine.  Le  gouverneur  a  aussi  im  coupé,  adi^ 
à  Vienne  et  très  élégant,  mais  dont  il  ne  peut  se  servir  sans  dan- 
ger dans  des  rues  semées  de  vastes  trous,  encombrées  de  pierres 
énonaes.  Par  respect  pour  U  civilisation,  il  confie  de  temps  en 
temps  ses  jours  à  ce  v^ùcule,  et  se  promène  aussi  gravement  qu'il 
est  possible  dans  les  quartiers  les  plus  fréquentés.  Certes  de  pareils 
usages  prêtent  à  sourire.  Cependant,  puisque  les  Turcs  veulent  mo- 
difier leurs  vieilles  habitudes,  il  faut  leur  savoir  gré  de  ces  eSorts. 
Des  réformes  tout  eitC'rieures  ont  une  grande  inilueDce  en  Orient. 
Le  jour  où  le  sultan  Mahmoud  a  créé  le  nouveau  costume,  il  a  imp<»é 
à  son  peuple  un  cliangement  qui  le  faisait  rompre  avec  le  passé;  les 
Osmanlis  en  turban  ne  pouvaient  être  des  Eui'opéens.  Ces  iétes,  ces 
dîners,  ces  jardins  publics,  ces  musiques  militaires,  ces  voitures, 
sont  des  choses  neuves,  par  suite  e:tcellentes.  Il  ne  faut  pas  croire 
que  le  gouvernement  turc,  dans  les  petites  choses  comme  dans  les 
grandes,  manque  volontairement  de  franchise;,  quoi  de  plus  sin- 
cère, par  exemple,  que  les  essais  tentés  dans  les  écoles  d'Audri- 
nople?  N'y  a-4-il  pas  aussi  dans  l'organisation  des  mesliss  et  des 
tribunaux  mixtes  des  élénieus  qui  ne  peuvent  manquer  de  porter 
leurs  fruits?  Par  malheur,  sans  cesse  les  Turcs  se  heurleut  à  des 
ob8tacle3;'leur  passé,  leurs  traditions,  sont  autant  d'embarras  qui 
les  empêchent  de  marcher,  sans  confier  que  les  harems  et  ces 
longues  heures  de  repos  qu'on  appelle  le  kief  sufliraient  pour  dé- 
truire l'énergie  la  mieux  trempée.  Le  progrès  chez  eux  a  (Aujonrs 
la  lenteur  d'un  cadi  du  vieux  temps,  enveloppé  de  sa  vaste  robe, 
courbé  sous  sou  turban ,  cbaussé  de  babouches  qui  lui  font  taire  à 
chaque  instant  des  faux  pas;  puis,  si  les  Orientaux  dans  leurs  essais 
de  réforme  sont  souvent  de  bonne  foi,  U  faut  bioi  avouer,  comme 
me  le  disait  l'un  d'eux,  que  beaucoup  n'ont  pas  la  foi. 

Albert  Dumom. 

n,g,t7cdb/G00gIc 


L'ÉLOQUENCE 

POlIXieCE  ET   JUDtCUIRE 

A   ATHÈNES ' 


CAT     ATSBNIBN 


I.  /tùMredt  la  UUcraltirt  grtt^He  iiwpt'â  Aleaanire  te  Grand,  ptr  OItfrjed  Uullar,  traduits, 
■anciWs  et  pricéd^  ifuna  étnde  lur  OHfried  UdIIst,  pu  M.  E.  HUlabraud;  SwL  iii-a>, 

'  Pwi.  —  U.  AmkhMmm  «ni  lefix  3M,  ita  Anold  Bobafec,  4  vol.  in-»,  Lûpiig.  ■•-  Ul.  Aw 
CoracliRiifel'aMcitiMdimilWcgwMcild  lyaiu,  pu  M.  Jules  Oiiaid;  io-B*,  Paat. -■' IV.  t« 
Olieouri  i'iioeratt  >ur  l'.lnUAuii,  traduii  «a  bassiii  f  oni  la  pTamièn  fois  pM  U,  A,  Cu- 
lolier,  ITSC  une  intiodnctioii  par  U.  Bra«t  Haiat,  gnod  iii-9*,  Fuù. 


U  S'il  est  honteux  de  ne  pouvoir  se  défendre  par  les  forces  du 
corps,  il  doit  l'éLre  aussi  de  ne  pas  le  pouvoir  par  U  parole,  qui, 
bien  plus  que  les  forces  corporelles,  est  le  propre  de  l'homme,  ■ 
Ajjosi  parle  Aristote  dans  le  premier  chapitre  de  sa  Itkélorique,  et  la 
pensée  qu'il  exprime  avec  cette  sohre  et  ferme  précision  qui  est 
le  cachet  de  son  style,  on  la  reocontrerait,  sous  différentes  formes, 
chez  plus  d'un  éciivaijo  ou  d'un  orateur  attique.  Celait  donc  poux 
les  Athéniens  chose  nécessaire,  indispensable,  que  de  savoir  parler 
en  public,  sinon  toujours  avec  éloquence,  du  meios  de  manière  à 
esposer  clairement  ses  idées  ou  à  défendre  ses  intérêts  quand  on 
avait  le  droit  de  son  côté,  ^  ne  point  se  sentir  interdit  devant  une 
foule  ou  désarmé  devant  un  injuste  agresseur.  U  y  avait  dans  cette 
théorie  UQ  grand  fonds  de  sagesse.  Les  mœurs  des  pays  libres,  de 
l'Angleterre,  de  l'Amérique  surtout,  se  rapprochent  fort  à  cet  égard 
de  celles  des  républiques  anciennes.  Le  jeime  bonune  y  apF<^^  ^ 


Cl)  V^yn  h  Itmu  du  15  iuJii. 


,  Google 


8&0  KETDE   DES  DEUX  UONDES. 

parler  dès  le  collège,  où  dods  ne  loi  enseignons  qn'à  écrire;  quand 
il  entre  ensuite  dans  la  vie,  il  y  trouve  toute  sorte  d'occasions  de 
continuer  cet  apprentissage.  Chez  nous  an  contraire,  les  avocats 
presque  seuls  sont  toujours  prêts  à  prendre  la  parole,  et,  comme 
il  arrive  pour  tons  ceux  qui  ont  un  monopole,  on  les  trouve,  non 
sans  raison,  trop  enclins  à  en  abuser.  On  l'a  vu  par  l'essai  du  droit 
de  réunion  que  nous  avons  fait  depuis  deux  ans.  En  dehors  des  avo- 
cats et  de  ces  énergumënes  auxquels  on  ne  demande,  pour  les  ap- 
plaudir, que  d'aller  jusqu'aux  dernières  limites  de  l'absurde,  nos 
clubs  n'ont  pas  groupé  un  personnel  d'orateurs  capables  de  se  faire 
écouter  avec  intérêt.  Les  ^iditenrs  sensés  se  seraient  volontiers 
écriés  comme  Alceste  : 

Horblea ,  rib  coDtpIwMuiB,  Toiu  louei  dei  sottises! 

Ils  souffraient  de  voir  qu'une  même  ignorance  des  questions  et  de  la 
méthode  se  cachait  sous  la  brillante  faconde  des  uns  et  sous  les  dé- 
clamations malsaines  des  autres;  il  leur  venait  à  l'esprit  une  foule 
d'observations  et  de  renseignemens  précis  qu'ils  auraient  voulu 
jeter  dans  le  débat;  mais  ils  n'osaient  pas  monter  à  la  tribune,  et 
tout  au  plus  risquaient-ils  une  interruption  qui  ne  servait  qu'à  aug- 
menter le  tumulte.  Beaucoup  d'hommes  de  bon  sens  se  sont  tus  en 
pareil  cas,  parce  qu'ils  craignaient  d'être  décontenancés  par  la 
première  interruption  et  de  rester  court;  ils  ne  se  sentaient  point 
assez  préparés  par  leur  éducation  à  parler  en  public. 

II  y  a  là  une  anomalie  dont  une  société  démocratique  doit  se 
préoccuper.  Le  vrai  moyen  de  détrôner  les  hâbleurs,  c'est  que  tous 
ceux  qui  ont  des  connaissances  et  des  idées  deviennent  capables  de 
les  exposer  quand  il  y  a  lieu,  c'est  que  la  parole  n'appartienne  plus 
seulement  à  ceux  qui  en  font  métier.  En  ceci,  comme  en  bien  autre 
chose,  nous  avons  encore  plus  d'une  leçon  à  prendre  de  l'antiquité. 
Nos  grandes  sociétés  modernes  ont  singulièrement  amélioré  la  des- 
tinée moyenne,  le  sort  de  l'espèce  prise  dans  son  ensemble;  mais 
elles  tendent  à  faire  dégénérer  l'individu,  ce  qu'AIGeri  appelait  la 
plante  humaine  (  la  pianta  uomo).  Les  classes  ouvrières,  ce  qui  les 
abâtardit ,  ce  sont  nos  grandes  agglomérations  industrielles  avec 
l'entassement  dans  l'atelier,  avec  le  travail  des  enfans  et  des 
femmes,  avec  le  harassant  labeur  qu'imposent  à  tous  les  nécessités 
d'une  incessante  et  colossale  production.  La  bourgeoisie,  malgré 
les  apparences,  est  peut-être  encore  plus  gravement  atteinte.  Ses 
fils,  pour  s'initier  à  des  théories  et  à  des  arts  dont  la  complication 
ne  cesse  d'augmenter,  pour  se  faire  une  place  dans  la  vie,  sont 
obligés  de  s'imposer  un  effort  cérébral  de  plus  en  plus  pénible.  Né- 
gligé au  collège  et  après  le  collège,  le  corps  ne  suffit  pas  à  porter  le 
travail  de  l'esprit.  Souvent,  à  l'âge  même  où  il  devrait  être  le  plus 


UN    LOGOGR&FHE    ATHÉNIEN.  8&1 

vigoureux,  il  s'affaisse  tout  d'un  coup.  La  médecine  n'y  peut  rien; 
les  Derfs  se  relâchent  brusquemeat,  comme  se  brise  la  corde  trop 
tendue  d'uD  violon.  C'est  un  mal  qui  fait  d'année  en  année  de  plus 
nombreuses  victimes  parmi  ceux  dont  la  vie  a  le  plus  de  prix.  L'an- 
tiquité, elle,  se  refusait  à  séparer  l'homme  en  deux  moitiés  enne- 
mies, à  rompre  l'équilibre.  Ce  qu'elle  pensait  à  ce  propos,  un  de 
ses  poètes  l'a  résumé  dans  un  vers  où  il  demandait  aux  dieux, 
comme  le  plus  grand  des  biens,  u  une  intelligence  saine  dans  un 
corps  sain,  n 

Il  s'agit  de  nous  arrêter  sur  une  pente  glissante.  Par  suite  de  l'ex- 
trême division  du  travail,  nous  inclinons,  pour  noua  servir  d'un  mot 
aussi  barbare  que  )a  chose,  à  spécialiser  de  plus  en  plus  l'homme, 
à  en  faire  une  machine  apte  à  tel  ou  tel  usage,  et  à  celui-là  seule- 
ment. Ce  qu'il  importe,  c'est  de  rétablir  la  synthèse,  c'est  de  ne 
point  sacrifier  l'homme  au  métier,  que  ce  soit  un  métier  des  mains 
ou  un  métier  de  l'esprit.  Pour  ne  prendre  que  le  côté  politique  de 
la  question,  nos  malheurs  réceos  ne  sufGsent-ils  point  à  démontrer 
quels  dangers  court  un  pays  à  vouloir  séparer  l'élément  civil  et 
l'élément  militaire,  distinguer  le  citoyen  du  soldat?  Une  nation  ar- 
mée aurait-elle  laissé  envahir  la  France?  C'est  ce  que  n'oubliè- 
rent jamais,  tant  qu'elles  voulurent  être  libres  et  indépendantes,  ni 
Athènes  ni  Rome.  Dans  une  démocratie,  où  toute  mesure  doit  être 
discutée  avant  de  devenir  la  loi  de  la  commune,  du  département 
ou  du  pays,  il  faut  aussi  que  chaque  citoyen  sache  parier  de  ce  qu'il 
sait  et  payer  de  sa  personne  dans  le  conseil  comme  sur  le  champ  de 
bataille.  Athènes  à  cet  égard  est  bien  au-dessus  de  Rome;  elle  a  plus 
approché  de  cet  idéal  que  lui  proposaient  ses  législateurs  et  ses 
philosophes.  Par  ses  prescriptions,  la  loi  mettait  tout  Athénien  en 
demeure  de  remplir  à  l'occasion  ce  devoir;  l'enseignement  des 
rhéteurs  en  facilitait  l'accomplissement  à  tous  ceux  qui  déslr^ent 
s'en  acquitter  d'une  manière  convenable.  Quant  aux  petites  gens, 
bûcherons  ou  vignerons  de  la  montagne,  matelots  ou  marchands  du 
Pirée,  qui  n'avaient  point  eu  le  loisir  d'étudier  ou  ne  comptaient 
pas  assez  sur  leur  facilité  d'élocution,  ils  avaient  la  ressource,  s'ils 
se  voyaient  forcés  de  comparaître  en  justice,  de  recourir  aux  logo- 
graphes  ou  faiseurs  de  discours;  mais  alors  môme  devaient-ils 
savoir  débiter  ce  discours  qu'un  autre  avait  composé  à  leur  inten- 
tion. C'est  la  profession  et  l'art  des  logographes  que  nous  étudie- 
rons chez  le  plus  distingué  d'entre  eux,  chez  ce  Lysias  en  qui  l'an- 
tiquité grecque  et  latine  reconnaissait  déjà  presque  la  perfection  de 
l'éloquence  (1). 

(1)  On  s'étonnera  peut-être  de  nous  voir  loncher  à  Lysiis  iprès  U.  Jules  Girani, 
dont  l'éligante  thèse  sur  Iti  Carar4ères  d«  l'atticitm»  eut  tant  de  soccës  en  ISSt 
auprès  de  cette  faculté  de  Paris,  où  le  candidat  d'alors  enseigne  aujourd'hui.  Si  nous 


,  Google 


lETDS    DES   »EDX  HOHBEB. 


I. 


Lystas  était  originaire  de  Syracuse,  ceUe  patrie  de  k  rhétsriqae, 
cette  ville  qui  avait  vu  les  preouers  essais  de  Cwai  et  de  Tisias.  Son 
père  Képbalos  était  allé  s'étaUir  à  Adiëoes  sur  les  instaacesde  té- 
riclës,  qui  chi^rcbait  à  y  attirer,  avec  leurs  c^mUux,  des  ttrangera 
riches  et  iDdustrieux;  il  y  vécut  eocore  une  trentaine  d'aanées,  et 
y  fit  une  belle  fortune  dans  les  alTaires.  Dans  l'admirable  préainbile 
de  la  Bcpubliqtie,  Kjépbalos  est  représenté  vers  iâl  comme  lui  vieil- 
lard aimable  et  hospitalier,  tout  entouré  d'afîectioo  et  de  respect; 
c'est  sa  maiBOD  du  Pirée  qui  est  le  tfaé^re  de  l'entretien.  Quaad 
Tbuiium  se  fonda,  en  A&&,  dans  la  Graade-Grèce,  sous  les  auspices 
d'Athènes,  Lysias,  afQrmait-on,  s'y  rendit  avec  son  frère  Polémar- 
que  pour  y  prendre  possession  du  lot  attribué  à  sa  famille  :  oo  dit 
qu'il  avait  alors  quinze  ans.  Si  l'on  acceptait  cette  assertion,  ce  se- 
rait en  Â&9  qu'il  faudrait  placer  U  date  de  sa  naissance;  mais  un 
éiiidit  plus  compétent  que  personne  poto*  tout  ce  qui  touche  aux 
orateoreattiques,  Antoine  Westermann,  a  prouvé  que  ce  témoignage 
s'accordait  mal  avec  d'autres  données  plus  certaines;  c'est  en  i31 
qu'il  fait  naître  Lyaiaa,  et  son  opinion  s'appoie  sur  de  très  bons  ar- 
gumens.  Ce  qui  est  certain,  c'eat  que  Lysias  passa  dans  l'Itîdie  mé- 
ridionale et  en  Sicile  une  partie  de  sa  jeunesse.  Il  avait  sans  doute 
encore  des  parens  à  Syracuse;  il  y  séjourna,  il  y  étudia  la  rhéto- 
rique et  la  sophistique  sous  la  direction  de  Tiaias  et  d'un  autre  %f- 
racusam  nommé  Nicias, 

£n  âl2,  le  parti  lacédéinonien  profiu  des  premiers  désastres 
d'Athènes  pour  prendre  le  dessus  à  Thurium  et  faire  entrer  cette 
ville  dans  la  ligue  péloponésienœ;  ceux  des  citoyens  qui  ne  vou- 
lurent pas  trahir  la  métropole  durent  vendre  leurs  biens  et  quitter 
la  ville.  Lysias  revint  alors  à  Athènes;  il  s'y  fit  connaître  comme 
rhéteur  et  sophiste  eu  même  temps  que,  associé  à  son  frère,  il  con- 
tinuait les  aOaires  de  sou  père.  Celuî-à  avait  laissé,  outre  des  fonds 
placés  dans  diverses  entreprises,  un  atelier  où  l'on  fabriquait  des 
boucliers,  industrie  qui  par  ce  temps  de  guerre  ne  devait  point  être 
exposée  aux  chtoiages.  Comme  Képbalos,  Lysias  et  Polémarque 
sont  métèques,  c'est-à-dire  étrangers  domiciliés.  Athènes  étant  alors 
depuis  près  d'un  siècle  la  maîtresse  des  mers,  le  Pirée  était  devenu 
l'un  des  premiers  marchés  comma*ciaux  de  la  Méditerranée;  wissi 
les  étrangers  y  affluaient-ila,  ca-tains  de  trouver  à  y  faire  valoir 

l'aTons  osé,  c'est  que  notre  Bujct  n'est  pas  tout  11  fait  le  sien,  et  qu'il  entrait  dan»  le 
I*an  de  ces  étudei  do  faire  i  la  biographie  el  k  l'histoire  une  *ien  pina  large  place 
quB  ne  se  l«  proporoft  H.  Girard*,  cehri-cl  a  anrtout  voulu  définir.  Il  J'ftîde  de»  œuTrei 
de  Ly»iai,  cette  cboH  eiqoise  et  rare  que  l'on  appelle  Vattieitme. 


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UN  LOGOGRAPUE   ATHÉMEN,  843 

lenr  argent  dans  de  frnctaeuses  spécula'tions.  Beaucoup  ne  disaient 
gne  passer,  maïs  eeax  qui  réussissaient  et  qui  se  plaisaient  à 
Athènes,  s'ils  anirarent  très  rarement  au  droit  de  âté,  dont  la  ré- 
puMique  était  fort  aTare,  obtenaient  du  moins  très  ùsément  de  se 
fixer  dans  ï'Attitpie  et  d'y  vivre  sous  la  protection  des  lois  civiles 
d'Athènes.  Il  lenr  suffisait  de  trouver  parmi  les  citoyens  un  patron 
qui  se  portât  ^rant  de  leur  exactitude  à  payer  la  taxe  et  i,  ittai^ 
les  obligations  auxquelles  ils  étaient  assu)erttis;  taxe  et  obligations 
n'avaient  rien  d'oppressif,  car,  pendant  les  années  heureuses  d'A- 
thènes, le  nombre  des  métèques  allait  toujonra  en  augmentant. 
Armateurs,  négocjanis,  banquiers,  industriels,  ces  étrangers,  parmi 
lesquels,  à  partir  du  iv*  siècle,  on  compta  beaucoup  de  Ph^ciens, 
rendirent  i  Athènes  de  grands  services.  Ils  avaient  des  correspon- 
dans  et  des  comptoirs  dans  leur  pays  natal  ;  c'étaient  eux  qui  pro- 
duisaient la  plupart  des  objets  qu'exportait  le  Pirée,  eus  qui  pos- 
sédaient une  partie  des  capitaux  an  moyen  desqwek  ii  place 
d'Athènes  soldait  ses  achats.  Ce  n'était  d'ailleurs  pas  seulement 
ainsi  qu'ils  travaillaient  à  la  grandeur  et  à  la  prospérité  d'Athènes; 
dans  cette  patrie  des  arts  et  des  lettres,  ceux  d'entre  eux  qui  étaient 
heureusement  doués  s'éprenaient  de  toutes  ces  belles  choses,  et 
s'associaient  au  mouvemoit  et  à  la  vie  des  esprits.  L'exemple  de 
Lysias  n'est  pas  isolé  :  un  certain  nombre  d'hommes  dont  les  œu- 
vres et  les  travaux  honorent  Athènes  appartenaient  à  cette  classe 
des  étrangers  domiciliés. 

En  403,  ce  qui  désigna  les  fils  de  Képtialos,  Polémarque  et  Ly- 
sias, à  Tavide  cruauté  des  trente ,  ce  fut  moins  la  réputation  de 
ce  dernier  comme  sophiste  que  la  richesse  bien  connue  de  sa  mai- 
son. Les  maîtres  d'Athènes  avaient  comme  pris  k  tâche  de  discré- 
diter sans  retour  ce  parti  oligarchique  dont  ils  se  disaient  les  repré- 
sentans.  On  avait  pu  croire  d'abord  qne  c'était  au  nom  d'une  idée 
et  d'un  intérêt  de  caste  que,  vainqueurs,  ils  frappaient  leiirs  enne- 
mis poliUques;  mais  bientôt  ils  avTiient  jeté  le  masque  et  abjuré 
toute  pudeur,  le  pouvoir  n'était  pour  eux  que  le  moyen  de  satis- 
faire les  convoitises  et  les  passions  les  plus  effrénées,  la  cité  n'était 
qu'une  proie  à  dévorer.  Les  métèques  avaient  de  l'argent;  on  donna 
pour  prétexte  qu'ils  étaient  hostiles  à  l'état  de  choses  d'alors,  et  on 
décida  la  mort  de  dix  d'entre  eux,  dont  huit  étaient  parmi  les  plus 
opulens.  Leurs  biens  seraient  confisqués ,  et  on  se  partagerait  leur 
dépouille.  Il  faut  lire  le  récit  de  Lysias,  tout  animé,  sous  son  appa- 
rente froideur,  d'une  indignation  profonde  : 

u  Ils  nte  surprirent,  raconte-t-il ,  ayant  à  ma  table  des  hôtes;  ils  les 
chassent  et  me  remettent  à  Plson;  les  autres,  s' étant  rendus  à  l'atelier, 
dressent  la  liste  des  esclaves  qui  y  travaillaient.  Pvur  atta,  je  demandai 


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8AA  BEVUE  DES  DEUX  UONDES. 

à  Pison  s'il  voulait  me  sauver  la  vie  pour  de  l'argenl.  Celui-ci  me  ré- 
pondit qu'il  le  ferait,  si  je  lui  en  donnais  beaucoup.  Je  lui  offris  ud  ta- 
lent ;  Pison  se  déclara  satisfait.  Je  savais  qu'il  méprisait  les  dieux  autant 
que  les  hommes;  pourtant  telle  était  la  situation  qu'il  me  parut  néces- 
saire d'accepter  sa  parole.  Il  jure  donc  de  me  sauver  la  vie  pour  un  ta- 
lent, et  il  appelle,  avec  force  imprécations,  la  ruine  sur  sa  tête  et  sur 
celle  de  ses  enfans  pour  le  cas  où  il  manquerait  à  son  serment,  rentre 
alors  dans  mon  cabinet,  et  j'ouvre  ma  caisse.  Pison  s'en  aperçoit,  me 
suit,  et  voit  ce  qu'elle  contenait;  aussitôt  il  appelle  deux  de  ses  servi- 
teurs, et  leur  ordonne  d'en  retirer  tout  ce  qu'elle  renferme.  Il  prend, 
non  ce  que  j'étais  convenu  de  lui  donner,  A  juges,  mais  3  talens  d'ar- 
gent, IiOO  cyzicènes,  100  dariques  et  h  patères  d'argent.  Je  le  prie  de 
me  laisser  au  moins  de  quoi  payer  mes  frais  de  voyage.  «  Tiens-toi  pour 
heureux,  me  rép)ique-t-il,  si  tu  peux  sauver  ta  personne,  n  Comme  je 
sortais  avec  Pison,  nous  rencontrons  Mélobios  et  Mnésithidès,  qui  reve- 
naient de  l'atelier;  ils  nous  arrêtent  sur  la  porte  même,  et  nous  deman- 
dent oii  nous  allions  ;  Pison  répond  que  nous  nous  rendions  chez  mon 
frère,  pour  que  là  aussi  II  dressât  l'inventaire.  «  Fort  bien,  dirent-ils; 
quant  à  Lysias,  il  va  nous  suivre  chez  Damnippos.  «  Pison  s'approcha 
de  moi  et  m'engagea  à  me  taire  et  fi  avoir  bon  courage,  que  bientôt  il 
nous  rejoindrait  dans  cette  maison,  ISous  y  arrivons,  nous  y  trouvons 
Théognis,  qui  y  gardait  d'autres  prisonniers.  Le  péril  me  paraissait  tel 
que  déjà  je  me  croyais  à  deux  doigis  de  la  mort.  J'appelle  donc  Dam- 
nippos, et  je  lui  parle  ainsi  :  ii  Tu  es  de  mes  amis,  je  suis  dans  ta  de- 
meure, je  n'ai  commis  aucun  crime;  c'est  ma  fortune  qui  me  perd.  Tu 
vois  comment  on  me  traite;  empioie-toi  avec  chaleur  pour  me  sauver.  » 
Celui-ci  me  promit  de  faire  tout  ce  qu'il  pourrait,  et  ce  qui  lui  parut  le 
plus  sage,  ce  fut  de  s'ouvrir  à  Théognis,  qui,  peasait-il,  était  prêt  à  tout 
faire  pour  de  l'argent;  il  va  donc  le  trouver  pour  causer  avec  lui.  Je 
connaissais  les  êtres  de  la  maison;  je  n'ignorais  pas  qu'elle  avait  une 
seconde  issue;  ceci  me  décida  à  tenter  de  me  sauver.  Si  j'échappe  aux 
regards,  me  disais-je,  me  voici  hors  d'affaire;  si  je  suis  pris,  au  cas  où 
les  offres  de  Damnippos  auraient  décidé  Théognis  à  me  servir,  il  ne 
m'en  lâchera  pas  moins;  sinon,  je  ne  mourrai  toujours  qu'une  fois.  Mon 
parti  pris,  je  m'enfuis  pendant  que  l'on  montait  la  garde  devant  l'en- 
trée principale  de  la  maison.  J'avais  trois  portes  à  franchir,  je  les  trouve 
toutes  les  trois  ouvertes.  J'arrive  chez  le  capitaine  Archéneus,  et  je  l'en- 
voie à  la  ville  s'informer  de  mon  frère;  à  son  retour,  il  me  raconte 
qu'Ératosthène  l'avait  saisi  sur  la  route  et  l'avait  emmené  en  prison.  A 
cette  nouvelle,  je  me  décide  à  partir,  et  la  nuit  suivante  je  m'embarque 
pour  Mégare  (1).  » 

On  voit  de  combien  peu  il  s'en  fallut  qu'Athènes  ne  perdit  alors 

(1)  Contra  iralosthint,  8-17. 


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UN   LOGOGBAPHE   ATBÉKIEN.  8&& 

Lysias;  il  ne  dut  son  salut  qu'à  sa  présence  d'esprit.  On  voit  aussi 
à  l'œuvre  les  brigands  sinistres  qui  prétendaient,  comme  le  dit  un 
peu  plus  haut  l'orateur,  «  purger  la  ville  des  méchans,  et  ramener 
à  la  vertu  et  à  la  justice  le  reste  des  citoyens.  »  Pendant  que  le  fu- 
gitif voguait  vers  Mégare,  les  trente  u  envoyaient  à  Polémarque  leur 
ordre  accoutumé  de  boire  la  ciguë,  sans  môme  lui  dire  la  cause 
pour  laquelle  il  devait  mourir,  tant  il  s'en  est  fallu  qu'il  fût  jugé, 
et  qu'il  pût  présenter  sa  défense.  »  Quand  il  fut  mort,  ceux  qui 
venaient  de  s'enrichir  en  saisissant  tous  les  biens  des  deux  fils  de 
Képhalos  ne  permirent  même  pas  aux  amis  du  défunt  de  prendre 
chez  lui  ce  qui  était  nécessaire  pour  les  obsèques;  il  fallut  exposer 
le  pauvre  corps  sur  un  lit  de  louage,  et  l'envelopper  dans  un  lin- 
ceul et  dans  un  manteau  fournis  par  la  pitié  d'étrangers.  Un  détail 
montrera  jusqu'où  avaient  été  poussées  l'avidité  et  la  brutalité  des 
trente  et  de  leurs  agens.  Quand  ce  Mélobios,  qui  a  figuré  dans  le 
récit  de  Lysias,  entra  dans  la  maison  de  Polémarque,  il  aperçut 
aux  oreilles  de  sa  femme  des  boucles  d'oreilles  en  or  :  pour  ne  rien 
perdre,  il  se  jeta  sur  elle  et  les  lui  arracha. 

Réfugié  à  Mégare,  sur  la  frontière  même  de  l'Attique,  Lysias  dut 
bienlùt  apprendre  comment  avait  péri  son  frère;  on  devine  de 
quelle  colère  le  remplît,  s'ajoutant  à  tout  ce  qu'il  avait  goulTert  lui- 
même,  le  récit  de  ces  odieuses  violences.  Aussi  s'empressa-t-il  de 
se  mettre  en  rapport  avec  les  exilés  qui,  sous  la  direction  de  l'bon- 
nète  et  vaillant  Thrasybule,  s'apprêtaient  à  tenter  de  délivrer 
Athènes.  La  plus  grande  partie  de  sa  fortune  était  restée  aux  mains 
des  tyrans;  mais  il  avait  sans  doute,  comme  la  plupart  de  ces  riches 
métèques,  des  fonds  placés  à  l'étranger  :  il  avait  surtout  du  crédit 
dans  des  villes  avec  lesquelles  son  père  Képhalos  avait  été  pendant 
de  longues  années  en  relations  d'affaires.  Quoique  à  demi  ruiné,  il 
put  donc  aider  de  sa  bourse  les  exilés;  il  contribua  ainsi  à  équiper 
et  à  faire  vivre  la  petite  armée  qui  s'empara  d'abord  de  la  forteresse 
de  Piiylé,  puis  du  i'it-ée.  Lorsque  les  trente,  abandonnés  par  Sparte 
malgré  Lysandre,  se  virent  obligés  de  s'enfuir,  et  qu'un  accord, 
scellé  par  une  amnistie,  tut  intervenu  entre  les  citoyens  maîtres 
du  Pirée  et  ceux  qui  occupaient  Athènes,  Lysias  rentra  avec  les 
exilés. 

De  son  ancienne  opulence,  il  ne  dut  recueillir  que  de  faibles  dé-  - 
bris;  tous  se»  biens  avaient  été  pillés  par  les  meurtriers  de  Polé- 
marque; l'argent,  les  bijoux,  les  meubles,  avaient  été  dispersés; 
les  esclaves,  dont  beaucoup,  comme  ouvriers  de  métier,  valaient 
un  haut  prix,  avaient  été  vendus.  La  maison  et  les  immeubles 
avaient  été  confisqués  :  il  est  probable  qu'ils  lui  furent  restitués. 
Juste  appréciateur  des  services  rendus,  Thrasybule  tint  même  à 
faire  plus  pour  Lysias,  qui  n'avait  pas  seulement,  comme  tant  d'au- 

nigiUrrlbyGOOglC 


846  BKTCE  DES  BECX  MOKDES. 

très,  souffert  da  despotisme,  mais  qui  avait  proové  pu-  de  gnnds 
sacrifices  son  attachement  à  la  déaràcralJe.  il  proposa,  et  fit  voter 
on  décret  qai  ctMiférait  à  Ly&ias  le  droit  de  ché.  Par  Bulbeor,  le 
décret  fnt  attaqoé  codmw  oootraire  aai  lois  par  l'orateur  Arcbinos, 
lui  aussi  un  des  exilés  de  Phyïé.  Le  seul  motif  d'Arcbinos,  c'était 
sans  doute  qull  était  jaloux  de  k  réputation  et  de  l'influence  que 
possédait  ators  Tlirasj-bule ;  Lysias  paya  tes  frais  de  1»  rivalité  de 
ces  deux  cbeis  populaires.  En  vain  composa-t-il  pour  Tbrasybole, 
en  y  mettant  tout  ce  qu'il  avait  d'art  et  de  talent,  le  discours  que 
cdui-ci  prononça  pour  soutenir  sa  propesilion  i  Archioos  esploita 
contre  Lysias  le  préjugé  populaire  bosiile  aux  sophistes;  il  (^>tlDt 
gain  de  cause.  Le  décret  fut  cassé,  et  Tbrasybule  condamné  à  une 
amende.  C'était  pour  cet  honuae  d'état  un  alTront  qui  lui  fut  très 
soisible  :  il  était  dur  de  ne  pas  trouver  plus  de  déférence  pour  ses 
Tceux  cbes  ceux  que  l'on  avait  délivrés.  Irrité  de  cette  ingratitude, 
IhrasybuJe  se  serait  écrié  :  u  Pourquoi  me  suis-je  donné  la  peiae  de 
sauver  de  panrîlles  gens?  >, 

Ainsi  débouté  de  ses  prétentions  à  ce  titre  de  citoyen  qu'il  avait 
â  bien  mérité,  Lysias  ne  semble  pas  avoir  fait  d'antres  tentatives 
pour  l'obteoir  :  il  se  coateuta  de  VisoUlie,  sorte  de  fituatioD  ioler- 
médiatre  qp're  celle  du  citoyen  d'Athènes  et  de  l'étranger  domi- 
cilié. Celui  auquel  était  accordée  cette  faveur  était  dispensé  des 
(daligations  spéciales  qui  incombaient  aux  métèques;  il  supportait 
les  mêmes  charges  que  les  citoyens,  et  jouissait  comme  eux  de  tous 
les  droits  civils;  seuls,  les  droits  politiques  lui  étaient  refusés.  Cela 
répondait  à  ce  que  les  Romains  appelaient  u  l«  droit  de  cité  sans  le 
suffrage  et  les  honneurs,  m  jua  cicitalis  Mite  luffragîo  et  Ikonore, 

Ce  fnt  vers  ce  temps  qu'eut  lieu  un  événement  dont  l'importance 
est  capitale  dans  la  vie  de  Lysias,  et  qui  exerça  sur  son  talent  une 
influence  décisive.  L'amoislie  n'avait  fait  d'eiccplian  que  pour  les 
trente  et  pour  quelques  autres  citoyens  qui  avaient  été  les  instru- 
mens  de  leurs  cruautés;  encore  ces  personnes  mêmes  pouvaient- 
elles  rentrer,  à  la  cmidjiioa  de  se  soumettre,  aussitôt  de  retour,  à 
l'épreove  par  laquelle,  en  sortant  de  charge,  passaient  tous  les  ma- 
gistrats, tous  les  généraux  d'Athènes.  Il  leur  faudrait  venir  de- 
vant le  jury  rendre  compte  de  leurs  actes  :  s'ils  étaient  acquittés,  le 
passé  était  oublié;  dans  le  cas  contraire,  ils  avaient  à  subir  la  peine 
qu'il  plaisMt  au  tribunal  de  leur  infliger.  Le  parti  démocratique, 
fier  de  sa  victoire,  heureux  des  ék>ges  que  lui  avait  attirés  sa  mo- 
dération, ne  pu-aissait  point  disposé  aux  représailles;  quelques-uns 
des  moins  gravement  compromis  parmi  les  soutiens  du  deroier  ré- 
gime se  faasardërent  à  courir  les  chances  de  ce  jugement;  on  leur 
sut  gré  de  leur  confiance  dans  la  justice  de  leur  pays,  et  ils  furent 
acquittés.  Cet  exemple  encouragea  Ëratosthène,  oelui-là  même  qui 


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UH  LOGOGEAPHE    ATBÉNIIIf.  S&7 

avait  saisi  Polénarque»  et  l'avait  fait  oooduire  dans  cette  prison  où 
la  mort  l'atteodait. 

Ératosthène  était  un  moiéré  de  l'amtocratte,  o«  plutM  ud  de 
ces  bomi&es  comoie  nous  en  avons  taat  conim,  qui  se  prêtent  pour 
ut  temps,  na^s  qni  ne  se  donaent  jamais  à  ancoii  parlJ.  Devant  le 
tribunal ,  lui  et  aes  amis  invoquaient  le  souvenir  et  l'anùtié  de  ce 
Théramèoe,  intrigant  kardi  et  soi^e  qoi  avait  foi  par  s'embarras- 
ser dans  ses  prt^res  roses,  par  se  prendre  Itn-iBëme  au  piège  qu'il 
avait  tendu;  Athènes  avait  sumomiBé  TbéramèDe  le  cothurne,  parce 
qu'il  cbangeait  d'opinions  et  de  r6le  aussi  aisëoient  ^e  de  sou- 
liers..Tbéramtee  avait  été  en  Ail  ud  des  auteurs  de  la  révolution 
aristocratique;  puis,  quand  il  avait  tu  que  les  choses  toamaient 
mal,  il  avait  aidé  à  la  chute  de  l'oligarchte  et  s'étiût  ainsi  réoonci- 
lié  avec  l'armée  de  Sanios.  Pendant  le  siège  d'Athènes  et  au  mo- 
ment de  l'entrée  des  alliùs  dans  la  ville  prise,  il  avait  adroitement 
préparé  le  terrain  à  cette  réaction  aristocratique  dont  les  trente 
étaient  l'expression.  Quand  ceux-ci  avaient  abusé  i^  powoîr  pour 
satisfaire  sans  vergogne  leurs  rancunes  et  leurs  convoitises,  Théra- 
mëne,  en  homme  avisé,  avait  con^s  qu'uae  pareille  débauche 
d'avidilé  et  de  vengeance  ne  pouvait  durer  knigtemps  ;  loi  qui 
pensait  toujours  à  l'avenir,  il  tenta  de  faire  à  ses  collègues  une 
opposition  qui  s'appuierait  sur  l'opinitm  publique;  déjà,  grâce  à 
son  exem^  et  à  ses  eâbrts,  dans  le  sénat,  que  les  trente  avaient 
peuplé  de  leurs  créatures,  il  se  krmait  un  parti  de  la  lood^a- 
tion,  une  opposition  timide  encore,  maïs  que  fortifiait  cfaaque  jour. 
C'était  ce  que  nous  appellerions  un  oeMre  gauche,  dont  Tbéra- 
mène  aspirait  à  devenir  le  chef.  Il  aurait  ainsi  recommencé  contre 
les  trente  ci:  qui  lui  avait  si  bien  réussi  coHtre  les  quatre  cents,  il 
aurait  été  à  la  fois  l'horarae  de  la  veille,  celai  du  jour  et  celui  du 
lendemain.  Par  maibeur  il  avfut  en  face  de  lui  Critias,  esprit  péné- 
trant, caractère  violent  et  cruel,  engagé  dans  les  voies  d'une  p(rfi- 
tiquo  à  outrance  qui  ne  pouv^t  durer  qae  par  la  toreur  :  Critias 
n'était  pas  disposé  à  se  laisser  sourdement  miner  par  Théramène. 
U  faut  lire  dans  ks  UeUénifues  de  Xénqtbwi,  dont  c'est  une  des 
meilleures  pages,  le  récit  de  la  scène  dnanatiquc  dont  le  sénat  fut 
le  théâtre,  l'arrestation  de  TliéramèDc  et  ses  vaifts  efforts  pour  son- 
lever  et  décider  k  la  résistaoce  sénateurs  et  citoyens.  Jeté  en  pri- 
son,, avant  de  boire  la  ciguë,  u  à  la  santé  dn  beau  Critias,  »  s'é- 
cria-t-il  en  portant  la  coupe  à  ses  Jèvres.  Après  sa  mort,  ceuK  qui, 
comme  Ératosthène  et  tant  d'autres,  auraient  volontiCTS  suivi  Thé- 
ramène,  mais  qui  n'avaient  pas  osé  le  sauver,  se  tarent,  glacés  de 
peur;  par  Michèle,  ils  .partagèrent  la  respoosabiUlé  de  crimes  qu'ils 
regrettaient  et  déptoraîent  tout  bas. 
Aujowd'bui  fpte  la  dâmocratie  'était  rétablie,  «eux  qai  argent 

nigiUrrlbyGOOglC 


8âS  BETUE-  DES   DEUX  MONDES. 

appartenu  à  ce  groupe  tentùeat  de  se  rattacher  à  la  mémoire  de 
Théramène.  Ce  brillaot  et  dangereux  personnage,  par  sa  versatilité, 
avait  fait  beaucoup  de  mal  à  son  pays;  mais  il  avait  succombé  en 
protestaot  contre  la  tyrannie,  et  il  était  mort  bravement  avec  un 
sourire  de  dédain  et  un  mot  spirituel.  11  n'en  fallait  pas  plus  pour 
que  son  nom  fût  presque  populaire  :  suivant  le  mot  si  juste  de  Ta- 
cite, les  hommes  ne  se  souviennent  que  de  la  fin,  homines  semper 
postrema  meminere.  Avec  des  amis,  avec  un  peu  d'habileté,  Era- 
tostbène,  grâce  à  ce  patronage  posthume,  avait  toute  chance  de 
franchir  heureusement  ce  pas  difficile,  s'il  n'eût  rencontré  sur  son 
chemin  un  adversaire  imprévu  et  redoutable,  Lysias.  Celui-ci  n'avait 
jamais  parlé  en  public,  il  n'était  connu,  ainsi  que  le  prouve  le  Phè- 
dre de  Platon,  que  comme  un  sophiste  élégant  et  subtil,  qui,  dans 
un  cercle  choisi,  continuait  les  traditions  des  Tisias  et  des  Gorgias. 
Les  recherches  de  style,  les  jeux  d'esprit  auxquels  il  s'amusait  en 
traitant  des  sujets  de  fantaisie  comme  le  discours  que  lui  attribue 
Platon,  ne  faisaient  guère  prévoir  qu'il  y  eût  en  lui  l'étoffe  d'un 
puissant  orateur  de  combat. 

Dès  que  fut  annoncée  la  reddition  de  comptes  (sùOûvu)  d'Érato- 
sthène,  Lysias  le  prit  à  partie,  et  l'accusa  d'avoir  fait  périr  sans  ju- 
gement un  étranger  que  protégeaient  les  lois  d'Athènes.  11  n'était 
plus  question  ici  de  jongler  avec  les  mots  et  les  idées,  de  se  faire 
admirer  comme  un  des  virtuoses  de  la  parole;  il  s'agissait  d'obtenir 
vengeance  pour  une  famille  ruinée  et  mise  en  deuil,  pour  un  frère 
massacré,  pour  la  cité  trop  longtemps  opprimée.  Déjà  le  goût  était 
assez  formé  à  Athènes,  on  y  avait  assez  l'expérience  des  tribunaux 
pour  comprendre  comment  il  convenait  de  parler  au  jury.  Les  faits, 
par  eux-mêmes,  en  disaient  assez;  il  suffisait  de  les  raconter  avec 
une  sincérité  qui  ne  laissât  point  place  au  doute,  avec  une  clarté 
et  une  vivacité  qui  les  rendissent  sensibles  à  toutes  les  imaginations. 
Rien  de  plus  facile  aussi  que  d'enfermer  Ératosthène  dans  ce  di- 
lemme, qui  fait  avec  la  narration  le  fond  du  discours  :  «  ou  bien 
tu  as  approuvé  le  meurtre  de  Polémarque  et  de  tant  d'autres  vic- 
times innocentes,  ou  bien,  comme  tu  l'affirmes  aujourd'hui,  tu  t'es. 
fait  l'instrument  de  ces  assassins  dont  tu  désapprouvais  la  conduite; 
tu  es  donc  coupable  ou  de  cruauté  ou  de  lâcheté.  Dans  l'un  comme 
dans  l'autre  cas,  tu  as  manqué  â  ton  devoir  et  trahi  ton  pays.  » 
Lysias  fut  court,  simple,  ferme,  passionné  sans  déclamation  et 
sans  phrases.  H  triompha,  et  Ératosthène  reçut  le  châtiment  que 
méritait' son  crime. 

Ce  succès  oratoire  dans  une  cause  politique  aussi  importante 
ne  put  manquer  de  faire  sensation  dans  Athènes  ;  il  révéla  Lysias 
aux  autres  et  à  lui-même.  Déjà  les  violentes  émotions  de  crainte, 
de  douleur  et  de  haine  par  lesquelles  il  avait  passé  de  404  à  403 


■  Google 


U^   LOGOGRAPHE  ATHEMEN.  S&9 

avaient  dû,  aidées  de  l'âge  et  de  la  réflexioo,  commencer  à  le  dé- 
goûter de  la  rhétorique.  Après  la  délivrance  d'Athènes,  quand  i!  a 
des  ennemis  à  punir  et  des  amis  à  servir,  il  comprend  que  l'on  peut 
faire  de  la  parole  un  autre  usage  que  d'en  jouer  comme  d'une  ci- 
thare ou  d'une  flûte  pour  amuser  les  oisifs.  Ces  débals  l'ont  mis  en 
Tue;  il  y  a  tout  à  la  fois  fait  briller  son  rare  talent  et  aRirmé  avec 
éclat  ses  opinions.  S'il  fût  né  ou  s'il  était  resté  citoyen,  la  carrière 
politique  lui  était  toute  grande  ouverte;  fort  des  services  rendus  et 
de  l'amitié  que  lui  avait  hautement  témoignée  Thrasybule,  il  au- 
rait pu  devenir  un  des  orateurs  les  plus  écontés  et  les  plus  in- 
fluons. Sa  quahté  de  métèque  l'empêche  d'aborder  la  tribune  du 
Pnyx  ;  mais  il  n'en  trouve  pas  moins  moyen  d'agir  sur  l'opinion  et 
d'iivoir  un  rôle  public.  Il  est  connu  comme  l'un  des  adversiures 
constans  de  l'aristocratie,  comme  l'avocat  de  la  démocratie;  on 
vient  lui  demander  de  composer  : — pour  l'assemblée,  des  haran- 
gues inspirées  du  soufUe  démocratique,  — pour  les  tribunaux,  des 
plaidoyers  destinés  à  repousser  des  tentatives  comme  celle  d'Éra- 
tosthène,  à  écraser  ce  qui  subsiste  encore  de  l'odieuse  coterie  oli- 
garchique, les  imprudens  qui  relèvent  la  tête  au  Heu  de  se  con- 
tenter de  l'oubli.  La  condamnation  qu'il  avait  obtenue  n'avait  point 
désarmé  sa  juste  haine;  il  continua  son  œuvre  de  vengeance  en 
prêtant  le  secours  de  son  talent  à  tous  ceux  qui  voulaient  pour- 
suivre quelqu'un  des  agens  ou  des  complices  de  la  tyrannie  déchue. 
Toutes  les  fois  qu'il  rencontre  ces  souvenirs  sur  sa  route,  on  sent 
que  ce  n'est  plus  un  avocat  qui  fait  son  métier;  sa  parole  s'anime 
de  je  sais  quel  accent  de  passion  sincère  et  toute  personnelle  (I). 

Depuis  lors  la  situation  de  Lysias  ressemble  assez  à  celle  de  l'avo- 
cat qui,  chez  nous,  a  pris  une  couleur  politique,  qui  appartient  à  un 
parti  et  qui  en  plaide  les  procès  ;  mais  ceci  n'aurait  pas  suffi  à  l'oc- 
cuper. D'ailleurs,  élevé  dans  une  opulence  qu'avaient  singulière- 
ment diminuée  les  confiscations  des  trente  et  les  sacrifices  faits 
par  l'exilé,  Lysias  avait  des  goûts  de  dépense.  D'après  Ath  née, 
le  Tallemant  des  Réaux  de  l'antiquité,  c'était  un  homme  de  plai- 
sir; il  fut  l'amant  de  plusieurs  des  courtisanes  célèbres  du  temps. 
Avec  ses  goûts  de  luxe,  Lysias  dut  tirer  de  son  talent  le  plus  de 
parti  possible.  Il  écrivit  donc  des  discours  pour  tons  ceux  qui  lui 
en  demandèrent,  pour  des  procès  civils  et  pour  des  procès  crimi- 
nels. Au  début  du  iv"  siècle,  il  était  le  plus  occupé  et  sans  doute 
le  mieux  payé  des  logographes  athéniens. 

(1)  Nous  ciicrons,  outre  le  discours  contre  Èratoslhène  (<n),  ceux  qui  ont  pour 
titre  conire  Agoratos  (un)  et  sur  i'Enqxiéle  préalablt  que  subit  Evaadre  [;iivj).  Dan» 
ce  dernier  surtout,  dont  nous  u'arons  qu'un  «smi  long  fragment,  il  y  a  une  rsire 
ânergio. 

TOME  ICI».   -   1871.  M 


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850  HEVU£  DES    DEUX  MO.'ÏDES. 

Tous  lefi  plaidoyers  (jui  nous  restent  se  placent  entre  les  années 
309  et  384.  C'est  par  consé'[ueiil  vers  trente-cinq  ans  qiie  I.ysias, 
rendu  plus  s'^rîeuji  par  les  épreuves  qu'il  avait  traversâmes,  inspiré  par 
de  noIiK's  pa'wions  qui  échaulT^nt  et  transforment  son  talent,  encou- 
ragt''  par  le  succès  de  son  action  contre  Eralotth^ne,  aurait  renoncé 
aux  vanités  du  discours  d'ap|>arat  pour  cultiver  la  véritable  é!o- 
queiict-,  l'éloijueoce  politii{ue  et  judiciaire;  de  rLétenr  et  de  fiO- 
plii-te,  il  l'evint,  comme  nous  dirions,  le  premitir  avocat  d'Ath  'nés. 
D'apiès  soii  tiiographe,  il  serait  mort  en  37S,  c'est-à-dire  eutre 
cinquauie  et  cinquanle-ciuq  ans. 


H. 


L'ordre  dans  lequel  nous  sont  arrivés  les  discours  de  Lysias 
semble  indiquer  les  débris  de  deux  recueils  dilTérens.  Le  premier 
aurait  compris  les  œuvres  complètes  de  Lysias  classées  d'après  la 
uatiipe  de,-%  procès;  nous  «n  aurions  un  fragment  qui  contient  les 
deri)iprs  discours  dans  des  causes  A'homùii  e  (tpwixai  ^îrch),  les  dis- 
cours pfoooucé^  dans  des  procès  pourcriaied'wn^(V/('[— Epi  àcîêaioî), 
et  ceux  (|ui  tiailent  du  délit  d'i/yurt*  (-TîEfi  uixiSk^iûi).  Soit  ha- 
sard, sdit  caprice,  l'élege  funèbre  (iKt-ï^wî  Xtiy'''î)  se  trouve  parmi 
ces  plaidoyers. 

Le  second  recueil,  qui  commencerait  au  discours  ronire  Erato- 
stltMf,  placé  le  douzième  daas  noire  collecàon,  n'oiTj'e  plus  trace 
d'un  ordre  syslématiiq ue ;  c'est  un  choix  fait  dans  toute  l'œuvre  de 
Lysias,  wrte'  de  chrestornattiie,  dont  l'auteur  parait  avoirôté  guidé 
surtunt  par  l'intérêt  historique. 

On  faisait  circuler  chez  les  ancieoR,  sous  le  nom  de  Lysias,  iâ5  dis- 
cours, dont  230  ou  233  passaient  pour  authentiques;  nous  n'en 
avons  plus  que  3â,  dont  2  encore  me  paraissent  pouvoir  èi.re,  peur 
de  biinncs  raisons,  déclarés  apocryidies.  Ce  «out  les  deu«  qui  ont 
pour  liti-e  ;  Eloge  funèbre  tfe*  iiUus  des  Corinthiens  et  Accvea- 
tion  de  sarrilfge  contre  Andoride.  Des  32  qui  restent,  plusieui-s  ne 
sont  pas  entiers;  de  quelques-uns,  de  3  on  i,  on  n'avait  conservé 
que  la  péroraison.  Les  deux  derniers,  le  Dlicouri  olympique  et  le 
discours  pour  prouver qu'iV  ne  faut  pas  abolir  à  Athi-nat  l'tmcienne 
comtitiitiim,  ne  sont  que  des  fragniens.  Jl  y  a  tout  lien  de  rugreller 
vivement  les  201)  discours  perdus;  ce  riche  répirlorre  nous  aurait 
oITert  le  tableau  le  pbis  exact  et  le  plus  varié  de  la  vie  publique  et 
privée  d'Athènes  pendant  les  vingt  premières  années  du  it*  siècle. 
En  effet,  on  trouve  dans  ces  plaidoyers  bien  des  renseignemens  que 
ne  nous  donnent  point  les  historiens  sur  les  luttes  des  partis,  sur 


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VK  lOGOGHATOE   ATHESIEN.  SW 

les  acteurs  de  second  ordre  qui  y  jouent  un  rôle,  sur  tes  divers 
courams  d'opinion  (jui  se  croisent  dans  h  cité;  on  y  trouve  surtout 
des  détails  de  mœnrs  plus  vrais  encore  et  pins  précis  f|ue  ceux  qm 
nous  sont  fournis  par  ïa  comédie.  Ce  qui  nous  a  été  refusé  par  l'in- 
jure dn  temps  eût  donc  été  d'un  prix  inestimabie;  mais  pour  l'Iiis- 
torien  des  tettres  grecques  c'est  déjà  beaucoup  d'avoir  entre  les 
mains  autant  et  plus  qu'il  ne  lui  en  faut  pour  étudier  et  apprécier 
par  lui-même  l'art  et  le  talent  de  Lysias.  11  n'-est  point  forcé  ici  de 
s'en  référer,  comnre  cela  lui  arrivait  encore  il  y  a  quelques  années 
pour  Hypérlde,  aux  jngemens^s  critiques  anciens,  de  les  accepter 
■sans  examen  et  sans  contrôle.  LerecHcil  des  discours  de  Lysias, 
même  dans  son  état  fragmenUiire,  est  -encore,  après  celui  des  dis- 
cours de  Démosthène,  ce  qu'il  y  a  de  plus  intéressant  et  de  plms 
Taiié  dans  la  collectioD  des  oraieurs  attiqiies.  L'œuvre  d'Bscbine  y 
tient  un  peu  plus  de  place;  mais  elle  ne  se  compose  que  rie  trois 
discours  fort  longs,  qui  sont  tous  consacrés  à  des  causas  publiques, 
et  où  reviennent  sans  cesse  les  mêmes  idées  <t  les  mômes  peram- 
nages.  Isi^e  a  onze  discours,  et  ce^ont  toutes  causes  civiles  d'une 
même  espace,  questions  d'héritage.  De  Lycurgue,  bous  ne  possé- 
dons que  son  accusation  contre  Léocrate.  Hypt^ride,  si  les  tiiëcles 
l'avaient  épargné,  nous  aurait  sans  doute  offert,  avec  plus  de  puis- 
sance et  de  passion,  la  même  variété  que  Lysias;  seulenrent  il  ne 
nous  est  connu  que  par  les  débris  récemnieat  retrouvés  de  quatre 
discours. 

Dans  Lysias  au  contraire  se  rencontrent  des  modèlea  des  trois 
genres,  démomlratif,  dêlibèrirtif  et  judicmire.  Parmi  ses  discours 
judiciaires,  qui  ont  fait  surtout  sa  réputation,  il  y  a  des  causes  o-i- 
minelles  qui  ne  louchent  qu'à  la  vie  privée,  comme  le  discours  sur 
le  meurtre  d'ÉrittoHhène,  un  séducteur  pris  en  flagrant  délit  et  twé 
parle  mari;, il  ya  des  causes  criminelles  qui  9«rt  de  vrais  procès 
politiq'ies,  comme  les  plaidoyers  contre  Agoralvs  et  contre  cet  an- 
tre Ératosthène  dont  nous  avons  d»*jà  parlé;  il  y  a  enfin  des  plai- 
doyers civils  et  des  questions  d'aiffafres.  Toutes  les  formes  de  la  pa- 
role publique,  au  temps  où  vivait  Lysias,  sont  représentées  dans-ce 
recueil.  Ce  n'est  pas  totrt.  On  peut  se  faire  encore  une  idée  de  ce 
que  nous  appellerons  la  «  première  manière  n  de  Lysias,  de  ce  çn^fl 
écrivait  pendant  sa  jeunesse,  avant  de  travailler  pour  les  tribunaux. 
On  ne  nous  a  point  CMiservé  d'ouvrage  de  cette  époque  dont  l'ao- 
ftienticité  soit  certaine  o»  m^e  probable  ;  les  données  ne  nous 
manquent  pourtant  pas  sur  ce  que  pouvait  être  alors  le  jfoùt  de 
notre  orateur.  Dans  le  Phèdre,  te  disciple  de  Socrate  lui  récite, 
comme  étant  de  Lysias,  nn  drscoun  à  vn  adolescent  aor  l'amour 
qui  a  donné  lieu  à  Men  des  iSiscussions.  &t-ce,  connne  quelques^ 


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852  BEVDE   DES   DEUX   UONDES. 

uns  l'ont  soutenu  par  des  raisons  spécieuses,  une  œuvre  originale 
de  Lysias?  Platon  l'aurait  transcrite  dans  son  dialogue  pour  faire 
ressortir  par  !e  contraste  la  noblesse  et  l'élévation  des  théories  so- 
cratiques, comparées  à  ces  pauvres  inventions  des  sophistes.  N'est- 
ce  au  contraire  qu'un  ingénieux  pasUche,  comme  celui  qu'il  fait  à 
plusieurs  reprises,  dans  le  Gorgias  et  dans  !e  Profagoras,  du  style 
de  ses  interlocuteurs,  des  locutions  et  des  tournures  qui  leur  sont 
familières?  Les  deux  opinions  peuvent  se  défendre;  j'inclinerais 
pourtant  pour  la  dernière.  Il  n'était  point  dans  les  habitudes  des 
anciens  d'insérer  dans  leurs  ouvrages  des  pièces  de  rapport,  des 
pages  écrites  par  une  autre  main.  C'est  ce  qui  explique  comment 
Tite-Live  et  Tacite  se  croyaient  obligés  de  refaire  l'un  les  discours 
du  vieux  Caton,  l'autre  celui  de  l'empereur  Claude,  dont  ils  avaient 
l'original  sous  les  yeux.  Même  en  cherchant  à  parler  comme  autrui, 
on  garde  toujours  quelque  chose  de  son  propre  accent.  Par  là,  on 
évitait  les  dissonances  trop  marquées;  on  obtenait,  avec  une  heu- 
reuse variété  de  nuances,  une  couleur  d'ensemble  harmonieuse  et 
fondue.  Ce  qui  parait  donc  le  plus  vraisemblable,  c'est  que  Platon, 
avec  sa  verve  enjouée  et  féconde,  se  sera  diverti  à  copier  lus  procé- 
dés et  le  tour  de  Lysias  ;  c'était  montrer  que,  si  les  ennemis  de  la 
rhétorique  méprisaient  ces  fausses  beautés,  ce  n'était  point  par  im- 
puissance et  par  envie,  qu'il  leur  aurait  été  facile,  s'ils  avaient  dai- 
gné s'y  appliquer,  d'égaler  ceux  qui  faisaient  un  si  mauvais  usage 
de  leur  talent.  Si  ce  discours  n'est  point  de  Lysias,  Platon  n'aura 
rien  négligé  pour  imiter  sa  langue  et  ses  allures,  de  manière  à  faire 
presque  illusion  môme  aux  contemporains.  On  est  donc  autorisé  à 
juger  jusqu'à  un  certain  point  Lysias  rhéteur  et  sophiste  d'après  ce 
badinage  où  s'est  joué  l'auteur  du  Phèdre.  Or  l'expression  n'a  pas 
ici  les  hardiesses  pompeuses  et  le  luxe  poétique  de  Gorgias,  on  n'y 
trouve  qu'une  élégance  laborieuse  et  vide.  Les  idées  manquent,  et 
le  style  a  partout  quelque  chose  de  fi'oid  et  de  compassé.  Si  cela 
n'était  très  court,  on  sentirait  bientôt  la  fatigue. 

L'Eloge  fum^bre  des  Athéniens  qui  avaient  péri  en  défen  lant  Co- 
rinthe  contre  les  Lacédémoniens  est-ii  de  Lysias?  C'est  fort  dou- 
teux. On  a  peine  à  comprendre  que,  plusieurs  années  après  lè  dis- 
cours contre  Ératosthène,  où  la  pensée  et  le  style  ont  une  si  saine 
et  si  mâle  simplicité,  il  ail  écrit  ces  pages  tout  artificielles  où  man- 
quent les  idétis,  où  le  monotone  et  symétrique  parallélisme  de  la 
phrase  rappelle  Antiphon  et  Gorgias.  Il  y  a  pourtant  une  explica- 
tion plausible.  Le  sujet  rentrait  dans  ce  genre  du  discours  d'ap- 
parat où  Lysias  avait  obtenu  ses  premiers  succès.  En  se  retrouvant 
Sur  son  ancien  terrain,  n'aurait-il  pas  été  entraîné  à  reprendre  ses 
vieilles  habitudes  de  rhéteur,  à  retomber  ainsi  dans  l'affecté  et  le 


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CN   LOGOGBAPHE   ATHÉNIEN.  863 

conveouî  Ce  serait  une  rechute.  Quoi  qu'il  en  soit,  pour  que  l'on 
ait  attribué  ces  pages  à  Lysias,  il  faut  que  l'on  ait  eu  de  lui  des  ou- 
vrages écrits  dans  ce  goût.  Le  recueil  nous  offre  eacore  un  autre 
opuscule  qui  a  quelque  chose  de  ce  mâme  caractère;  il  est  inti- 
tulé Accusation  d'injure  contre  des  camarades  (icpôî  toùj  ouvouoiacraç 
xoxqXoymSv)  .  Ce  singulier  petit  discours  n'est  ni  un  plaidoyer,  ni  un 
simple  exercice  d'école  ;  il  faudrait  peut-être  y  voir  plutôt  une 
lettre  dont  le  thème,  une  renonciation  formelle  î  l'amitié  de  gens 
par  qui  on  a  été  trahi,  est  développé  à  la  manière  des  sophistes. 
Cette  froide  et  obscure  composition  ne  mérite  pas  d'ailleurs  qu'on 
s'y  arrête.  Hâtons-nous  d'arriver  à  des  œuvres  plus  dignes  de  nous 
occuper  et  de  nous  retenir.  Lysias  sophiste  n'étût  qu'un  disciple 
de  plus  parmi  tant  d'autres  qui  s'évertuaient  à  marcher  snr  les 
traces  de  Tisias  et  de  Gorgias.  Qu'il  fût  resté  dans  cette  voie,  son 
nom  n'aurait  échappé  à  l'oubli  que  grâce  à  l'honneur  que  lui  a 
fait  Platon  de  le  railler  et  de  le  parodier.  Le  véritable  Lysias,  le  seul 
qui  tienne  à  juste  titre  une  grande  place  dans  l'histoire  des  lettres 
grecques,  c'est  le  Lysias  des  vingt  dernières  années,  Lysias  homme 
de  parti  et  avocat,  dégoûté  des  vains  jeux  de  la  rhétorique,  par- 
lant, soit  en  personne,  soit  par  la  bouche  de  ses  cliens,  aux  citoyens 
rassemblés  sur  le  Piiyx  et  devant  les  tribunaux. 

La  réputation  de  Lysias  et  sa  supériorité  s'expliquent  par  le  tact 
avec  lequel  il  a  su  approprier  le  pian,  le  style,  tout  le  caractère  de 
ses  discours,  aux  conditions  très  particulières  que  les  habitudes 
athéniennes  imposaient  à  celui  qui  faisait  profession  d'écrire  des 
plaidoyers.  Lysias  est  le  type  le  plus  accompli  et  comme  l'idéal  du 
logogrnphe  ou  de  l'avocat  athénien,  qui  différait  à  beaucoup  d'é- 
gards de  l'avocat  romain  ou  de  l'avocat  dans  les  sociétés  modernes. 
Pour  bien  faire  comprendre  l'originalité  de  Lysias,  il  nous  faut  re- 
venir avec  quelque  détail  sur  ce  qui  n'a  été  qu'indiqué  dans  une 
précédente  élude  à  propos  d'Antiphon,  le  premier  qui  ait  donné 
l'exemple  d'aider  de  son  talent  les  plaideurs  embarrassés  pour 
composer  eux-mômes  les  discours  qu'ils  devaient  prononcer  devant 
le  tribunal  (1). 

Le  mot  d'Aristote  cité  au  début  de  cet  essai  traduit  fidèlement 
l'idée  athénienne  ou  plutôt  l'idée  antique  :  chaque  citoyen,  pour 
être  complet,  doit  suffire  à  toutes  les  exigences  et  à  tous  les  devoirs 
de  la  vie  publique.  Rompu  dès  l'adolescence  aux  exercices  gym- 
nastiques,  exercé  ensuite  au  métier  des  armes,  tout  Athénien,  en 

(1)  Voyez  la  iteuiie  du  1"  [ivrier  1811.  Le  Véritable  caractère  du  logographe  atlié- 
Dien   et  les  différences  qui  lo  distinguent  de  l'avocat  maderue  ont  âtâ  pour  la  pre- 
mière fois  aperçus  et  signalés  chex  nous  par  H.  Egger,  dans  une  inti^rcssante  ûliide  , 
qu"il  a  recueillie  dans  sesif^moiMi  dt  IHtiraturt  aueienn*,  p.  355.  )*jlc 


8M  BfVUB   DES   DEUX  MONDES. 

temps  de  guerre,  devait  servir,  s'il  était  riche,  dans  la  cavaleriet 
s'il  était  pauvre^  soit  dans  l'infanterie,,  soit  sur  la  (lotie  comme  ra- 
meur. En  temps  d«  paix,  il  élaJi,  tenu  de  coniialue  assez  les  inté- 
rêts, le»  alTaire»  et  les  lois  de  son  pays  pour  suivre  les  disoussioas 
sur  le  Payx,  pour  voter  eu  conoaiâsaoce  da  cause,  et  présider 
Gomme  proëdre  l'assemblée,  comme  prytane  le  sénat,,  comme 
archoMte  le  jury  :  toutes  fonctions  pour  lesquelles  oo  était  désjr- 
gBé  par  le  sort.  Chacun  devait  avoir  une  opinion  poljtiigue.  Se 
désùuéresser  de  la  cliose  pubJiq,ife,  comme  on  l'a  fait  chixt  nous 
trop  longtempB,  eCit  paru  une  trahison.  Solon  lui-même  avait  or- 
àonné  à  tout  citoyen  de  prendre  parti  dans  les  discordes  civiL's.  Il 
en  éuit  de  même  pnur  les  luttes  judiciaires.  Athènes,  pas  plus  qiie 
Borne,  ne  connaissait  l'insiiULtion  du  ministère  public;,  pai'  excep- 
tion seulement,  dans  certains  cas  de  haute  trahison,,  comme  dans 
le  procès  d'Ajitiphon,  queli^jues  orateura  pouvaient  êtie  cliargésde 
réclamer  au  nom  de  L'état  le  châtiment  du  coupable.  Dans  le  cours 
ordinaire  des-  cbeses,  ce  n'étaient  pas  seulement  Us  magistrats  qui 
était-nt  chargés  da  veiller  à  l'exécution  des  lois;  tout  particulier  de- 
vait aussi  relever  et  poursuivre  devant  les-  tribunajix  les  délits  qu'il 
voyait  commettre,  âur  le  champ  de  bataille,  c'était  avec  l'épée  et 
le  l^ouclier  que  le  citoyen  repoussait  l'étranger.  Dans  la  cité,  il  de- 
vait se  servir  de  la  parole  peur  attaquer  l'ennemi  de  l'intérieur,  le 
violateur  des  lois;  c'est  parla  parole  qu'il  devait  se  défendre  ooatce 
d'injustes  accusations. 

Sans  doute  il  n'aur^t  pu  venir  à  la  pensée  de  personne  d'exiger 
de  chaque  citoyen  des  talens  militaires  ou  de  l'éloquence.  La  cité, 
qui,  pendant  deux  oms-,  soumettait  à.  des  exercices  commuas  les 
^/^V^esou  jeunes  gens,  ne  se  chargeait  guèra  à  cette  épeifue  d'autte 
chose  que  d'assouplir  et  de  fiDiiilier  Leur  corps  par  la  gymna»- 
tique;  elle  les  «ivoyait  eueuile  pendaiit  une  autre  année  fairo 
l'apprentissage  de  la  vie  militaire  en  tenant  garnison  dans  les  for- 
teresses de  l'Attique  et  en  campant  sm  la  frontière.  C'était  là  peut^ 
être,  avec  quelques  élémena  d'écriture,  de  Lecture  et  de  musique, 
toute  l'éducation  publique;  ce  que  nous  appelons  l'insù-uclion.  était 
abandonné  à  l'initiative  privée.  Allait  qui  voulait  et  qui  pouvait 
chez  les  grammairiens,  avec  qui  l'on  étudiait  les  poètes,  ou  chae 
les  maîtres  de  dialectijgue  et  de  rhétorique.  La.  riiéLorique,  avec  sa 
prétention  hautement  avouée  de  persuader  a.ux  hommes  tout  ce  que 
l'on  avait  intprêl  à  leur  faije  croire,  était  trop  suspecte  au  peuple  ' 
pour  que  la  cité  en  prît  l'enseignement  sous  son  patronage;  elle 
était  trop  siibLiie,  trop  i-aflinée,  pour  s'adresser  à  d'autre»  qu'aux 
gens  de  loisir,  déjà  préparés  par  une  première  culture  littéraire. 
Aux  citoyens  qui  avaient  assez  d'argent  pour  payer  les  maîtres  qui 


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HN  LOSOOBkPtIE   ATR^mSN.  86B 

la  professaient  et  aswz  de  temps  pour  s'y  exercer  seas  lenr  drrec- 
tton,  elle  assurait  dans  les  discassioire  une  supér'rorité  mariuée. 
Sans  doute,  grâce  à  des  dons  de  naissance  et  à  l'habitude  de  fré- 
quenter asaelnbl^  et  tribunaux,  nn  certain  nombre  d' A ihémens  ar- 
rivaient à  parler  en  public  sons  avoir  t^té  élère»  des  rhéteors;  quel- 
ques-uns mâme,  comme  Cléon  et  d'autre»  di^mngogiie!*,  se  rainai«nt 
nne  réputation  comme  orateurs.  Pourtant  dès  la  guerre  du  P^lopo- 
Dèse  c'était  là.  l'exception  -.  les  progrèâ  de  la  rh)^toriqiie  me^taienrt 
trop  de  diiïérence  entre  ceux  qui  avaient  (étudié  la  pni"ole  comme  un 
an  et  ceu^  qui  devaipnt  tout  à  une  n:iturelle  facilité  (i'élocution  et  à 
leur  ex|)énence.  Tout  d'ailleurs  allait  en  se  développant,  en  se  com- 
pliquant :  les  affaires  puWiques  d  'venaient  plus  difficiles  k  conduire 
à  mesure  que  s'élargissait  l'hoiiaon ,  les  alFaires  privée»  étaient  de 
moins  en  moins  simples  à  mesure  que  s'accroisBait  la  richesse,  qne 
8e  créaittnt  des  intérêts  oouveaos;  les  lois  se  moiliriaient,  le  nmnbre 
ne  cessait  de  s'en  augmenter.  Depuis  qu'Athènes  a  plua  de  dépen- 
dances extérieures,  plus  de  colonies  et  de  comptoir»,  une  manoepluB 
florissante,  un  commerce  plus  actif,  plus  de  citoyens  se  trouvent  hs- 
bituel lement  retenus  par  leurs <K;capaiion9  et  le  soin  de  leur  fortune 
loin  de  l'agora.  11  n'y  a  jamai»  ea  à  Athènes-  autant  de  difFi-rence 
qu'il  y  en  avait  à  Home  et  qu'il  y  en  a  clieï  rous  entre  les-  gens  in- 
struits et  aisés  et  le  matelot,  l'artisan,  le  laboureur;  oettediSerenoe 
était  pourtant  déjà  bien  plus  marquée  du  temps  de  Lysias  que  du 
temps  de  Solon  ou  d'Aristide.  Ces  fêtes  de  IVsprit  qu'ofl'j'aient  à  la 
cité  lesclit^fsd'tEUvrede  la  plastique,  les-représenlations  théâtrales, 
les  débats  politiques  et  judiciaires,  le  petit  peuple  en  avait  bien  sa 
pan.  11  n'était  point  resté  insensible  ài  toutes  ces  nobles  émotiiins; 
mais  ses  progrès  ne  pouvaient  paa  se  cnmpa''er  à  cent  des  riches 
bourgeois,  et  ci;  qui  avait  encore  rompu  l'équ'libie  et  altéré  la  pro- 
portion, c'était  la  grande  quantité  d' Atlw^iiiene  qui  vers  cette  époque 
vivaient  d'ordinaire  hors  d'Athiînes,  en  Eubt^e,  à  L'-mnos,  àhnhroa, 
à  Samos  et  dans  d'autres  possessions  lointaines.  Après  Périclès,  on 
avait  vu  naître  cettu  prosj  savante  que  les  sophistes  et  Thucydide 
avaient  écrite  les  premiei-s,  dont  s'étaient  bientôt  sen'is  à  la  tri-- 
bune  Antiphon,  Audocide,  Critias,  Tbéramène,  Lysias  et  tant  d'au- 
tres de  leurs  contemporains.  Cette  langue  nouvelle  avec  ses  termes 
abstraits,  Sis  nuauices  délicates,  avec  la  symétrie  et  la  cad«nce  de 
ses  phrases ,  on  ne  peuvait  la  pailer  sans  eu  avoM-  surpris  te»  se- 
crets à  l'école  d'un  maître.  Ces  jeux  de  la  pensée,  celte  musique 
d'un  !  prose  soumise  i  des  lois  presque  au-ssi  sévères  que  celles  de  la 
poésie,  étaient  duvenus  pour  le  peuple  une  jouissance  dont  il  était 
avide;  ceux  qui  ne  pouvaient  la  lui  fournir  perdaient  par  1&  presque 
toute  chance  de  se  fûre  écouter.  Commeat  engager  ensuite ,  désar- 


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856  tETOE   DES  DECX  HUXDES. 

mes  et  comme  vaincus  d'arance,  une  latte  de  parole  avec  ces-pri- 
vilégk'S  qui  avaient  fait  de  l'art  de  parler  l't^tude  principale  de 
leur  vie? 

A  l'assemblée,  au  sénat,  ceus  qui  ne  se  sentent  point  éloquens 
en  sont  quittes  pour  écouter  et  se  taire.  C'est  ainsi  que,  malgré 
l'appel  adressé  à  l'ouverture  de  la  séance,  par  la  voix  du  héraut,  à 
tous  les  Athéuiens,  il  n'y  a  jamais  qu'un  petit  nombre  de  personnes, 
toujours  les  mêmes,  qui  prennent  part  aux  discussions.  Ces  per- 
sonnes sur  qui  porte  d'ordinaire  tout  le  poids  du  débat,  ce  sont  let 
orateurs  (oî  ^irufti) .  Il  en  est  ainsi  dans  nos  chambres,  où  la  plu- 
part des  députés  n'abordent  jamais  la  tribune. 

Devant  le  jury,  on  n'avait  point,  comme  au  Pnyx,  la  ressource  de 
l'abstention  et  du  silence.  Tout  Athénien  pouvait  avoir  soit  à  dé- 
fendre sa  fortune,  son  honneur  et  sa  vie  contre  l'agression  d'un  en- 
nemi, soit  à  prendre  l'olTeniive  pour  résister  à  d'injustes  préten- 
tions. Les  Grecs  ont  toujours  été  prompts  à  la  dispute.  Depuis 
qu'Athènes  est  devenue  une  cité  policée,  dotée  par  Solon  et  ses 
successeurs  d'une  législation  admirée  et  respectée,  on  a  perdu 
l'habitude  de  s'y  faire  justice  à  soi-même;  mais  en  revanche  les 
procès  y  sont  fréquens.  Comme  juges  ou  comme  plaideurs,  les 
Athéniens  y  trouvent  une  dtstraclion  et  des  émotions  qui  leur  sont 
chères;  c'est  Aristophane  qui  a  suggéré  à  Racine  son  Perrin  Dandin, 
et  leg  GuPpes  sont  une  immortelle  satire  de  ces  goûts  processifs  des 
Athéniens.  II  n'est  donc  personne,  si  humble  de  situation  et  de  for- 
tune, ou  si  doux  de  caractère  qu'il  puisse  être,  qui  se  sente  assuré 
(le  ne  jamais  aller  devant  le  tribunal.  Il  eût  été  dillicile,  j'imagine, 
de  rencontrer  alors  dans  Athènes  un  citoyen  n'ayant  pas,  au  moins 
une  fois  dans  sa  vie,  lancé  ou  reçu  une  assignation,  comparu  comme 
demandeur  ou  comme  défendeur.  Comment  donc  s'en  tirer,  si  l'on 
avait  en  face  de  soi  un  adversaire  qui  maniait  bien  la  parole?  Les 
juges  étaient  gâtés  par  les  orateurs  de  profession  qui  paraissaient 
souvent  à  leur  barre;  comment  s'en  faire  écouter,  si  on  n'était  point 
capable  du  leur  parier  le  langage  auquel  ils  étaient  accoutumés?  Ce 
fut  alors  que,  comme  il  arrive  souvent  en  pareil  cas,  la  force  des 
choses  suggéra  un  expédient  qui  diminua  le  mal,  qui  écarta  tnut  au 
moins  l'imininence  du  danger.  Cet  expédient  était  trop  original,  il 
est  resté  trop  particulier  à  Athènes,  pour  ne  pas  mériter  toute  notre 
attention.  Ni  ù  Rome,  ni  dans  le  monde  moderne,  on  ne  trouve  lien 
de  pareil. 

On  n'eut  l'idée  ni  d'appeler  des  avocats  ofTicieux,  comme  ces  pa- 
troni  que.  Rome  a  connus  presque  dès  son  origine,  ni  d'instituer  une 
corporation  de  légistes  chargés,  comme  les  membres  de  notre  bar- 
reau, de  représenter  le  plaideur.  De  l'une  ou  de  l'autre  manière, 


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DN   LOGOGRAFHE   ATHÉNIEN.  857 

c'eût  toujours  été  permettre  au  citoyen  une  abdication  partielle.  Le 
législateur  et  l'opinion  se  servent  refusés  alors  à  faite  cette  dan- 
gereuse concession,  à  consacrer  de  leur  approbation  formelle  ou 
tacite  le  principe  de  cette  décadence.  L'idée  que  le  citoyen  devait 
par  lui-même  suflire  à  tous  les  devoirs  de  la  vie  civile  était  encore 
au  fond  de  tous  les  esprits;  mais  en  fait,  depuis  qu'il  y  avait  un  art 
de  la  parole  qui  n'était  point  à  la  portée  de  tous,  la  plupart  des 
Athéniens  se  croyaient  presque  à  la  discrétion  de  quelques  privilé- 
giés, seuls  instruits  à.  manier  ces  armes  nouvelles  et  puissantes. 
Que  firent-ils  donc?  Ils  s'adressèrent  à  ceux-là  mômes  par  qui  ils 
se  sentaient  menacés;  ils  sollicitèrent  leur  aide  et  leur  concours, 
ils  l'obtinrent  aisément.  L'accord  qui  s'établit  devait  être  avanta- 
geux pour  les  deux  parties.  En  se  mettant  à,  la  disposition  de  tous 
ceux  qui  avaient  à  parler  et  qui  se  méfiaient  de  leurs  forces,  les 
élèves  des  rhéteurs  augmenteraient  le  profit  à  tirer  d'une  science 
qui  leur  avait  souvent  coûté  cher.  Aniiphon  fut  le  premier  à  com- 
prendre tout  ce  que  pouvait  rapporter  ce  métier;  le  premier,  il 
composa  des  plaidoyers  pour  autrui.  Son  exen.ple  eut  aussitôt  de 
nombreux  imitateurs.  Hors  Eschine  et  peut-être  Lycurgue,  il  n'est 
pas  un  des  orateurs  célèbres  d'Athènes  qui  n'ait  ainsi  travaillé  pour 
le  client.  Les  hommes  d'état,  comme  un  Démosthène  ou  un  Hypé- 
ride,  ne  chercliaient  là  qu'une  occupation  accessoire,  qu'un  moyen 
de  gagner  l'argent  nécessaire  pour  supporter  les  charges  de  leur 
situation  ou  pour  subvenir  à  leurs  goûts  de  luxe.  D'autres,  comme 
par  exemple  Isée,  n'ont  été  que  des  logographen;  on  pourrait  les 
comparer  à  ces  rares  avocats  qui,  de  notre  temps,  se  contentent  de 
plaider  le  plus  possible  d'affaires  et  ne  visent  pas  à  la  di^putatïon. 

Avant  de  multiplier  ces  rapprochemeos  qui  s'offrent  d'eux-mêmes 
à  l'esprit,  il  convient  d'insister  sur  une  différence  qui  est  capitale. 
Chez  les  Athéniens,  comme  chez  nous,  le  client  va  trouver  un 
homme  qui  a  étudié  l'art  de  la  parole,  qui  connaît  les  lois  du  pays 
et  le  tempérament  des  juges;  il  lui  expose  son  affaire  et  liji  fournit 
toutes  les  pièces  à  l'appui.  Le  logographe  étudie  la  cause,  classe 
son  dossier  et  rédige  le  plaidoyer;  mais,  et  c'est  par  là  qu'il  se  dis- 
tingue du  patron  romain  comme  de  l'avocat  moderne,  au  lieu 
d'écarter  du  geste  son  client  et  de  se  lever  à  sa  place  devant  le  tri- 
bunal, il  reste  en  quelque  sorte  caché  derrière  lui;  son  rôle  est  ter- 
miné quand  il  lui  a  remis,  écrit  sur  un  rouleau  de  papyrus,  l'ac- 
cusation ou  la  défense  à  prononcer.  C'est  au  plaideur  à  l'apprendre 
par  cœur,  à  la  graver  dans  sa  mémoire  et  à  la  débiter  de  son  mieux 
le  jour  du  débat  judiciaire.  Dans  ces  conditions,  tout  citoyen  appelé 
à  comparaître  en  justice  a  encore  à  payer  de  sa  personne.  Sans 
doute  c'est  le  logographe  qui  a  disposé  les  pièces,  réuni  les  textes 


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858  KHTtlB  DES  DEUX  KOICDES. 

de  loi,  composé  m^mc  tout  )e  dincoiirs:  mais,  tanitis  que  deraiit 
nos  tribunaux  le  plaideur  en  matière  criminelle  est  tenu  seulement 
de  répondre  auï  questions  dti  présidprtt  et  qu'en  matière  mile  U 
ne  se  montre  point  à  la  barre,  à  Athènes,  i)  lui  faut  toujo^irs  po^-ter 
lui-même  la  parole;  il  doit,  le  cas  échéant,  savoir  braT^T  une  in- 
terruption ou  improviser  une  courte  répHqne.  Le  conconrs  de 
l'avocat  rendait  moins  toarde  pour  l'Athénien  cette  l&che  de  la  pa- 
role pub)t(pre;  mais  elle  ne  l'en  dîspensnit  pas.  Eût-il  en  poche  le 
plus  beau  discours  de  Lfsiaa  ou-de  Df^mosthène,  il  fallait  encore 
qu'il  ne  tremblât  pas  devant  rni  ainlitoire,  qu'il  restai  mrrhre  de 
aes  idéfs  et  de  sa  langiii;.  Toot  en  faisant  leur  part  aux  besoins 
nouveaux,  cette  combinaison  avait  in  mérite  de  résen-er  le  prin- 
cipe. Le  citoyen  restait  toujours  oblig-^  dans  une  certaine  BiesHiç 
de  suflire  par  lui-même  à  toutes  Ibs  exigences  de  la  vie  publique  : 
il  ne  pouvait  pas  plus  se  di'clmrger  sur  an  avocat  du  sohi  de  sa 
défense  que  sur  un  mercenaire  du  devoir  de  combattre  l'enn^ni. 


IIK 

II  nous  reste  à  indiquer,  d'après  Lysias,  quelle  influence  ces  con- 
ditions spéciales  exercèrent  swr  l'éloquence  judiciaire  à  Athènes.  Il 
doit,  on  peut  en  être  sur  à  l'avance,  y  avoir  des  différence*  très 
marqiié'S- entre  le  ton  des  plaidoyers  atliques  et  celui  de  plaidBjerî 
romains  ou  français.  Autant  l'avocat  moderne  peut  parfoi»  couvrir 
son  client  de  sa  personne  et  augmenter  ainsi  les  cb.ince9  de  soceès, 
autant  l'avocat  athénien  est  tenu  de  se  dérober  et  de  se  faire  ou- 
blier. C'est  que  son  intervention  n'est  que  tolérée  par  les- juges. 
Si  on  rayait  pu,  comme  on  l'aurait  empêché  de  se  glisser  derrière 
le  plaideur,  de  lui  soulHjr  les  paroles  qu'il  répétera  au  tribnuall 
Mais  par  quel»  moyens  atteindre  cette  fraude  et  la  rendre  im- 
possible? Quand  on  entendait  un  homme  ordinaire  prononcer  on 
plaidoyer  remarquable,  la  plupart  des  juges  devinaient  bien  vite 
que  oe  discours  n'appartenait  à  celui  qui  le  débitait  que  pour  avoir 
été  acquis  à  beaux  deniers  comptans;  les  amateurs  sav^ent  même 
dire  qnel  logograpbe  renommé  en  était  le  véritîdjile auteur.  «C'est 
dn  Lysias,  u  muraiiirait-on  à  l'oreille  du  voisin.  «  Non,  répondait 
l'autre,  je  pencherais  plutôt  pour  Isée.  Remarquez  cet  exordfe, 
Toyet  comment  est  traité  ce  lieu-commun,  comment  cette  loi-  est 
eipliquée.  »  En  tout  ca»,  on  reconnaissait  là  le  style  d'un  honHse 
du  métier;  personne  cependant  n'était  censé  en  rien  savoir,  paire 
que  personne  n'aurait  pu  le  prouver.  LeS'  juges  avaient  ewcoFe 
deiu  autres  raisgos  de  fermer  ks  yeux.  Dfui»  cetts  viUe  où  fiMSon- 


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UN'  LOeOGRAPUE   ATKBMBM.  SW 

naient  les  procès,  beaairoi)p>  d'entre  eux  avalent  eu  déjà  à  consulter 
un  avocat;  d'autres  sedtsaient  qu'Us  y  viendraient  tôt  ou  tard.  Ea- 
Qn  les  jt'ges  y  trouvaient  aussi  leur  compte;  ils  y  gagnaient  ud 
plaisir  dont  tout  le  monde  à  Athènes  était  plus  ou  moins  friand, 
î'occasioo  d'eotendre  souvent  tes  maitrea  mêmes  de  l'éloquence  leur 
parler  par  la  bouche  de»  plaideiirs^ 

Paas  que  les  jirges,  moitié  de  force,  meidé  de  gré,  respectassfflU 
ainsi  une  firtion  dont  ils  n'étaient  pas  dupe»,  il  Tallait  que  les  logo- 
graplies  les  y  aidassent  de  leur  mieux.  Pi  us  ils  étaient  habiles,  plue 
ils  s-'a|)pliqiuient  à  no  le  paraître  pas.  Leur  idéaJ,  c'était  un  dis- 
cours qui  eût  tout  l'air  d'être  Tosuvre  naïve  de  ce  que  les  Grecs  ap- 
pelaient un  simple  particulier  (idvf'rrr.q]  ;  ils  entendaient  par  là  un 
homme  étvanger  à  l'art,  sans  ItabJtude  des  assemblées  et  des  tri- 
bu :ia<jx,  un  bon  bourgeois  qui  ne  se  décide  qu'à  grand' peineT  con- 
traint par  la  malice  de  ses  ennemis,  à  défendre  son  droit.  Après  avoir 
par  un  exorde  honnête  et  modesie  bien  disposé  1«9  esprits  en  sa 
faveur,  il  raconte  d'un  ton  uni  et  familier  les  faits  tels  qu'ils  se  sont 
passés,  avec  l'apparente  candeur  d'un  homme  qui  ne  saurait  même 
pas  comment  s'y  prendre  pour  y  rien  ajouter  et  pour  les  présenter 
sous  des  couleurs  mensongères.  Ce  discours  doit  paniitre  improvisé; 
il  faut  que  l'on  y  sente  s' ép;uicher,ico:nme  elle  le  ferait  san&a))prêt.ni 
eiïort  dansuoe  conveisation  entre  amis,  l'âme  d'un  honnête  homnie; 
il  faut  que  son  caraoLère  et  ses  habitudes  d'esprrt  semblent  s'y  ré- 
véler à  son  insu  dans  un  récit  sincère  où  rien  n'est  voulu  ni  cal- 
culé; il  faut  que  Ton  y  entende  parler  l'homme  même  tel  que  l'oût 
fait  la  nature,  !a  vie,  l'âge,  la  condition  sociale. 

Lysias  excelle  à  produire  cette  illusion;  il  était  célèbre  chez  les 
anciens  pour  soaj  étkopœia,  c'est-à^-dire  pour  l'art  consommé  avec 
lequel  il  donnait  à>  chacun  de  ceux  pour  lesquels  il  écrivait  l'accent 
et  le  ton  qui  lui  convenaient.  11  y  mettait  le  même  soin  qu'un  poète 
dramatique  ou  un  romancier  à  la  création  de  ses  p  Tsonoages.  Il  y 
a  mieuL,  chaque  plaideur  s'exprime  chez  lui  d'une  manière  plus 
iûdividuella,  plus  vraie  qu'il  ne  l'aurait  fait,  s'il  eût  tiré  son  dis- 
cours de  son  propre  fonds^  L'homme  du.  commun,  obligé  de  pai- 
laltre  en  public,  n'aurait  pas  sti  ou  pas  osé  parler  de  l'abondance  de 
son  cœur;  il.aurait  craint  d'être  trop  simple  et  de  paraître  Daifril 
aurait  forcé  sa  voix  en  cherchant  l'éloquence,  il  aurait  pris  un  lan- 
gage et  une  attitude  de  commande^  et  so  serait  cru.  obitgiê,  pour 
employer  un  mot  familier  qui  rend  seul  notre  pensée,  da  «  poser  » 
devant  ses  juges.  On  devine  tout  ce  qu'y  auraient  perdu  la  vérité  et 
la  vie.  PéuéUant  observateur,  Lysias,  après  avoir  causé  ^eo  son 
citent  et  avoir  obtenu  de  lui,  dans  le  silence  du  cal)inet,  un  réfiit 
sincère,  le  aonnaiasait  niisux>  qu'il,  ne  sa  connaissait  luir-inôme:  il 


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830  B£rU£  DES  DEUX  UONDES. 

entrait  dans  S3S  sentimans,  dans  sea  idées,  daas  ses  mœurs.  Quand 
il  était  devenu  pour  un  moment,  par  cet  effort  d'esprit,  comme  une 
vivante  copie  de  son  client,  comme  une  seconde  épreuve  tirée  par 
la  nature  du  même  moule,  il  avait  sur  lui  cet  avantage,  qu'il  savait 
mieux  traduire  ce  qu'il  avait  dans  l'âme.  Ce  personnage,  souvent 
fort  insignifiant  ou  tout  au  moins  regardé  comme  tel  jusqu'alors, 
prenait  ainsi,  dans  le  discours  que  lui  prêtait  l'orateur,  une  physio- 
nomie espresbtve  et  originale  que  ses  amis  même  n'étaient  point 
accoutumés  à  lui  voir.  C'était  bien  lui,  c'était  bien  sa  ligure,  sa 
tournure  et  son  langage;  mais  tout  cela  avait  pris  quelque  chose  de 
plus  vif,  de  plus  marqué  et  de  plus  tranché,  qui  laissait  une  em- 
preinte plus  nette  dans  la  mémoire. 

L'art,  on  ne  saurait  le  nier,  est  plus  vrai  que  la  nature.  Dans 
chacun  de  nous,  la  faculté  maîtresse,  comme  on  dit  aujourd'hui,  ne 
se  révèle  que  de  temps  en  temps  et  parfois  à  de  longs  intervalles.  Il 
en  est  de  même  des  traits  du  visage;  ils  ont  par  instans  chez  telle 
personne  un  caractère  très  singulier,  qui  manifeste  clairement  les 
qualités  ou  les  défauts  de  son  âme;  puis  cette  expression  s'(^teint 
tout  d'un  coup,  et  fait  place  à  un  sourire  banal,  à  un  masque  de 
convention  :  elle  ne  reparaîtra  que  plus  tard,  dans  un  autre  mo- 
ment d'énergie  et  d'abandon.  Ce  fond  indestructible  de  notre  être 
se  dérobe,  dans  le  train  ordinaire  de  la  vie,  sous  mille  accidens  qui 
nous  modifient  à  la  surface;  il  se  cache  sous  les  apparences  de  l'é- 
ducation et  de  l'habitude  qui,  dans  une  société  polie,  tendent  à 
effacer  les  différences  que  la  naissance  a  mises  entre  les  hommes; 
mais  cet  élément  individuel  et  durable  qui  échappe  souvent  aux 
regards  distraits  de  la  foulR,  le  grand  artiste,  historien,  poète  ou 
peintre,  le  devine  tout  d'abord  de  son  œil  perçant;  il  le  dégage  de 
ce  qui  l'obscurcit,  et  il  l'accuse,  il  le  fixe  dans  l'image  qu'il  trace,  il 
y  fait  prévaloir  ce  qui  est  permanent  sur  ce  qui  est  variable  et 
transitoire.  Il  insiste  sur  ce  qui  finit  toujours  par  reparaître,  et  qui 
nous  distingue  ainsi  des  autres  hommes;  il  néghge  ce  qui  nous 
est  commun  avec  nos  semblables.  On  peut  dire  en  ce  sens  que  tel 
portrait  de  maître  est  plus  vrai  que  son  modèle  :  c'est  qu'il  lui  donne 
une  expression  que  l'on  ne  trouvait  pas  toujours  dans  l'original,  qui 
ne  brillait  dans  ses  yeux  que  par  momens,  quand  la  passion,  l'intel- 
ligence ou  la  bonté  venaient  éclairer  un  visage  qui  d'ordinaire  sem- 
blait vulgaire,  morne  et  disgracieux. 

Ce  talent  de  saisir  les  traits  caractéristiques  de  la  nature  hu- 
maine et  de  se  transformer  en  autant  de  personnages  que  l'on  a  de 
cliens  était  nécessaire  au  logographe;  l'avocat  moderne,  qui  parle 
toujours  en  son  propre  nom,  n'a  pas  besoin  de  le  posséder  au 
même  degré.  A  cette  qualité  s'en  rattache  une  autre  que  l'on  ad- 


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DN    LOGOGRAPHE    ATllÉMEM.  861 

mirait  aussi  chez  Lysias  :  c'est  ce  que  les  critiques  anciens  appel- 
lent lVnar^f<j'a  ou  le  don  de  fiiire  voir  les  objets,  de  les  mettre  sous 
les  yeux  de  l'auditeur,  de  telle  sorte  qu'il  croie  assister  à  la  scène, 
à  l'acte  qu'on  lui  raconte.  Le  plaideur  était  censé  rapporter  ce  qui 
lui  était  arrivi^  à  lui-même;  on  voulait  trouver  dans  son  récit  la 
vive  impression  de  ce  qu'il  avait  pensé  ou  senti  dans  tel  momeat, 
la  précision  d'un  témoin  onulaïre,  l'émotion  de  l'homme  qui  rap- 
porte des  événemens  auxquels  il  a  été  mêlé  et  où  ses  plus  chers 
intérêts  étaient  en  jeu.  Pour  montrer  ainsi  aux  autres  les  choses  et 
les  personnes,  il  faut  commencer  par  se  les  représenter  à  soi- 
même,  par  s'en  donper  la  sensation  nette  et  forte,  par  créer  ainsi 
dans  son  esprit  une  sorte  d'hallucination  volontaire.  S'il  ne  remplit 
pas  cette  condition ,  le  logographe  n'atteindra  pas  son  but,  il  ne  se 
confondra  pas  avec  son  client  au  point  que  les  juges  ne  puissent  les 
distinguer;  il  ne  semblera  point  parler  dans  sa  propre  cause. 

Pour  ce  qui  est  de  la  composition  dans  ces  plaidoyers,  il  y  fallait 
d'abord  éviter  tonte  complication  qui  aurait  nui  à  la  clarté.  Les 
plaidoyers  athéniens  sont  courts,  surtout  au  temps  de  Lysias,  et 
cela  pour  plusieurs  raisons.  C'est  en  premier  lieu  que  les  tribunaux 
athéniens,  très  occupés  alors,  mesuraient  le  temps  aux  plaideui'S, 
au  moins  pour  toutes  les  causes  d'importance  secondaire;  placée 
devant  le  grelTier,  la  clepsydre,  le  moment  venu ,  leur  coupait  im- 
pitoyablement la  parole.  C'est  aussi  que  l'on  ne  pouvait  attendre 
d'un  simple  bourgeois,  tant  qu'il  fut  obligé  de  se  sufliie  à  lui-même 
devant  les  juges,  qu'il  entrât  dans  d'aussi  longs  développemens 
juridiques  que  chez  nous  l'avocat,  dont  la  vie  tout  entière  est  con- 
sacrée à  l'étude  des  lois.  Accoutumé  à  manier  les  idées  générales  et 
à  commenter  les  textes  de  la  loi,  le  logographe  athénien  aurait 
pu  se  donner  plus  libre  carrière;  mais  ii  fallait  tout  à  la  fois  qu'il  sau- 
vât les  apparences  et  qu'il  ménag^'àt  la  mémoire  de  son  client.  Les 
discours  de  Lysias  sont  donc  d'une  brièveté  qui  étonnerait  nos  avo- 
cats, dont  plusieurs  sont  fiers  de  remplir  toute  une  audience,  de 
parler  une  d .■mi-journée  sans  s'arrêter;  nous  n'avons  point  dans 
notre  recueil  de  plaidoyers  qui  aient  dû  prendre  au  tribunal  plus 
d'une  heure,  et  la  plupart  ont  à  peine  duré  la  moitié  de  ce  temps. 
Les  juges  étaient  sans  doute  reconnaissans  envers  les  plaideurs  qui 
savaient  épargner  leurs  momens.  Il  me  paraît  vraisemblable  que 
souvent  Lysias  n'a  point  voulu  remplir  tout  l'espace  dont  il  dispo- 
sait. Dans  un  cadre  aussi  restreint,  il  n'y  avait  point  lieu  à  des  di- 
visions très  marquées;  elles  eussent  donné  à  chaque  partie  du  dis- 
cours, prise  séparément,  quelque  chose  d'étranglé  et  de  mesquin; 
l'effet  gnéral  aurait  souffert  de  ce  morcellement.  L'orateur- a  un 
plan,  mais  il  a  soin  de  ne  pas  l'indiquer  lui-même,  comme  il  y  a 


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89S  HTtJE  DES  nCl  HORDES. 

parfms  profit  à  te  fahre  dans  des  ouvragée  plus  étendus,  qui  TÎg- 
quent  de  lasser  l'attention  de  l'auditeur.  lisait  trop  bien  fion  mé- 
tier pour  n'avoir  pas  à  l'avanee  distribué  ses  moyens  et  groupé 
ses  idées;  toutefois  il  n'en  avertit  pas  ses  auditeurs.  L'ordre  est  plu- 
tôt iiTt(*neur  qu'e:itérieur,  ri^l  qu'apparent;  on  arrive  au  bout  du 
discours  sans  avoir  remarqué  les  chemins  par  lesquels  on  a  été  con- 
duit. C'est  là  encore  une  précaution  et  un  artifice  qui  s'expliquent 
par  les  comtitions  mêmes  de  la  tacite  imposée  an  logographe.  Les 
juges  croyaient  ainsi  écoutiT  moins  un  plaidoyer,  œuvre  tiiéditée 
d'une  habileté  professionnelle  dont  il  eût  fallu  se  méfier,  quu  la 
conversation  d'un  honnête  homme  qui  (ionnQ,de  bonnes  raisons, 
parce  qu'il  a  l'esprit  net  et  le  droit  pour  lui  ;  tïc  trouvant  pas  d'ofcs- 
cnrilé  dans  les  idées  qu'on  leur  exposait,  ils  se  laissaient  aller  h 
penser  qu'il  n'y  en  avait  point  dans  les  choses,  et  que  toute  la 
mauvaise  foi,  tous  les  torts  étaient  du  côté  de  l'adversaire. 

■Quant  au  style  de  ces  discours,  le  caractère  en  est  aussi  déter- 
miné par  le  besoin  de  produire  cette  même  illusion.  Celui  qui  est 
censé  parler,  c'est  an  homme  du  commun  qui  le  plus  souvent  dans 
l'exonie  se  défend  d'avoir  jamais  étudié  la  rhétorique  ou  appris  A 
tromj)er  les  juges  en  poursuivant  dt:vant  eux  de  ses  démmciatloas 
les  citoyens  paisibles.  Sa  diction  doit  dwic  -se  rapprocher  autant 
que  possible  des  allures  d'an  r6cit  comme  celui  qu'un  homme, 
pourvu  qu'il  ait  du  sens  et  du  cœur,  peut  faire,  tout  ému  par  le 
danger  et  la  conscience  de  son  droit,  devant  des  concitoyens,  ses 
^aux  et  ses  juges,  dont  il  attend  protection  et  justice.  Un  Cras- 
sus,  un  Gicéron  n'avaient  à  Rome  aucune  raison  de  s'interdire  les 
figures  les  plus  hardies  et  les  plus  variées;  ils  pouvaient  étaler  (faos 
leur  plaidoyer  toutes  les  pompes  ou  y  répandre  toutes  les  grâces 
d'une  langue  riche,  colorée  et  savante  :  tant  mieux  pour  eux  s'ils 
faisaient  adn)ifer  leur  talent  en  même  temps  qu'ils  défendaient  tes 
intérêts  de  leur  client.  Le  goût  seul  était  la  mesure  de  ce  qu'ils 
pouvaient  oser  comme  écrivains.  A  Athènes,  pour  un  Lysias  ou  un 
bée,  la  première  qualité  du  style  oratoire,  c'était  d'être  simple. 
Celte  simplicité  est  bien  loin  d'ailleurs  de  la  trivialité  et  de  la  gfos- 
sièrelé;  elle  a  au  contraire,  dans  le  choix  des  mots,  la  justt^se  des 
termes,  la  merveilleuse  transparence  de  la  langue  et  la  finesse  do 
tour,  je  ne  sais  quoi  d'aimable  et  d'ingénu  qui  a  toujours  charmé 
les  délicate.  Ce  serait  la  perfection  de  la  nature,  si  la  nature  à  «lie 
seule  pouvait  jamais  atteindre  à  cette  élégante  pureté;  c'est  le  dcF- 
nier  effort  d'un  art  d'autant  plus  exquis  qu'il  réussit  à  se  faire 
oublier. 

Dans  les  premiwB  temps,  l'éloquence  athénienne  répugnait  sin- 
gulièrement i  l'emploi  du  pathétique;  elle  ne  s'y  accoutamera  qtra 


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UN    &0GOGHAPHE    ATHÉNIEN.  SdS 

par  degrés,  à  mesure  que'  le  goût  changera,  et  pour  en  trouver  des 
exemples  qui  puissent  être  comparés  à  ceux  que  nous  oiïie  Télé- 
queiice  romaine,  il  nous  Caudra  desceudre  jusqu'à  la  dernière  ^t^né- 
raùon  des  giande  orateurs  attiquepi,  jusqu'à  Lycurgue,  Hypéride, 
Eiicliine  vt  Démoetlièue.  An  commencement  du  iV  siÉclc,  de  grands 
mouvernens  d'indignation  et  de  colère,  d'impétueux  élans  de  dou- 
leur ou  de  baine  eussent  surpris  et  choqué  dans  la  bouche  des  par- 
ticuliers qui  venaient  demander  justice  aux  tribunaux;  on  y  aurait 
soupçonné  l'inspiration  d'un  rliétenr  liabite  à  remuer  et  à  uoubler 
l'àme  bumalne  pour  lui  faire  perdre  de  vue  la  véiilé  et  la  justice.  11 
faudrait  pourtaatse  carder  dt:  cruire  que  la  passion  manque  à  cette 
éloqueace;  fleuleineiit,  au  lieu  d'j  ticlater  à  grand  bcuît,  cuaiine  elle 
fait  dans  Cicéron,  elle  y  reste  toujours  disci'èle  et  contenue.  Dans 
certaines  p'''romisoi)6  de  l.ysijts,  la  passion,  longtemps  com(irimée, 
fait  enfui  expla^îtjA;  mais  c't'st  l'ifxception.  D'ordiuaire  elle  ne  se 
révèle  que  par  le  mouvement  de  la  d-'uioiïstralimi,'  qui  s'acccl'^re,  — 
par  l'accent,  qui  devient  (jIus  bref,  pins  âpre,  plus  mordimt,  —  par 
quelque  brusque  apostrophe  ou  quelque  importune  question  qui  va 
frapper  l'adversaire  au  dtifaut  de  la  cuirasse.  L'eraleur  attique  J'ee- 
seinlile  à  ces  hommes  qui  ont  à  la  fo's  une  âme  ardente  et  uu  mas- 
que presque  impassible  :  quand  ils  sont  le  plus  irrités.  Us  n'ont  ni 
un  gosle,  ni  un  mot  violent; -iiiais  leur  teint  pâlit,  leurs  ileats  se 
serrent  et  leur  voix  prend  un  timbre  sec  et  dur  où  s'accuse  une  co- 
lère d'autant  plus  menaçante  qu'elle  est  refoulée  au  dedans  par  la 
voJouié, 

Cette  étHde  des  conditions  sp«'ciales  imposées  au  logographe  par 
les  lois  et  les  niœure  athénieiines  noits  a  montré  quels  dons  variés 
il  devait  posséder  pour  être  à  la  baitteur  de  sa  tâche.  H  lui  faut  une 
expérience,  une  conua'iseance  des  hommes  qui  l'éclairé  tout  d'abord 
Sur  le  caractère,  l'esprit  «t  les  habitudes  du  plaideur  dont  il  va 
prendj'e  le  |>e[-sonnage;  il  lui  fini  une  vive  imaginatiun  qui  le  mette 
pour  un  temps  à  la  place  de  son  citeut,  qui  le  fasse  enlrer  dans  ses 
aentiniens  et  aes  idées,  qui  lui  représente,  comme  s'il  les  avait  vus 
lui-uiême,  tous  les  évéjienipns  qu'il  est  appelé  à  raconter.  Ce  n'est 
pas  tout  :  il  est  nécessaire  que  la  main  d'un  homme  du  métier  ne 
se  trahisse  nulle  part  dans  le  discours,  ni  par  un  ordre  trop  artifi- 
ciel et  trop  raide,  ni  par  un  «lyie  orné  et  qui  Sdnie  l'érrivain,  ni 
par  un  pathétique  qui  seniblera't  uike  atUque  À  la  coo^cience  des 
juges.  -Le  lôle  de  l'avocat  albéûieu  était  donc  autrement  dillicile  à 
soutenir  que  celui  de  l'avocat  romain  ou  français;  il  y  fallait  une 
autre  souplesse  délaient  et  les  reclierches  d'un  art  bien  plus  déli- 
cat et  plus  raffiné. 

Ces  rares  qualités,  qui  ne  devaient  pas  souTânt  se  trouver  réu- 
nies ctMz  UQ  .mânie-oraieur,  J^^as  Jes  possède  au  suprdme  degré. 

D„j,i7<-,ib,.Googlc 


864  BE7CE  DES  DEUX  MONDES. 

Pour  s'en  convaincre,  il  suffirait  de  lire  le  discours  par  lequel  s'ouvre 
notre  recueil,  et  qui  a  pour  titre  ;  Défeme  à  propos  du  meurtre 
d'Ératosthine.  C'est  le  plaidoyer  d'un  mari  qui  a  surpris  dans  sa 
propre  maison  sa  femme  en  flagrant  délit  d'adultère;  il  a  puni  de 
mort  le  séducteur.  Accusé  de  meurtre  par  les  parens  de  la  victime, 
il  soutient  que  la  justice  et  les  lois  l'autorisaient  à  agir  comme  il  l'a 
fait.  Dans  ce  genre  tout  particulier  que  nous  avons  essayé  de  défi- 
nir, ce  discours  est  un  petit  chef-d'«;uvre.  II  débute  par  un  exorde 
simple  et  ferme  où  l'on  sent  chez  le  défendeur  une  telle  conviction 
de  son  droit  qu'il  paraît  impossibb  que  les  juges  n'arrivent  pas  à  la 
partager.  Vient  ensuite  un  récit  qui  est  un  modèle  de  vivacité  et  de 
vraisemblance.  L'orateur  y  a  groupé  avec  une  singulière  adresse 
beaucoup  de  menus  détails  dont  chacun  a  sa  signification  et  son 
importance;  ils  ont  un  caractère  si  intim'^,  si  familier,  que  l'on  ne 
songe  pas  un  instant  à  le  soupçonner  d'avoir  rien  inventé  ni  même 
rien  arrangé.  Cela  vaut,  dans  un  tout  autre  ton,  la  célèbre  narra- 
tion de  la  Milonienne.  11  reste  à  prouver  que  la  loi,  en  cas  de  fla- 
grant délit,  permettait  ce  meurtre;  quelques  mots,  quelques  cita- 
tions de  textes  y  sufTîsent.  On  accusait  Euphilétos  d'avoir  tendu  un 
gtiet-apens  à  Ératosthène;  il  fait  attester  par  plusieurs  témoins 
qu'il  n'y  a  rien  eu  de  pareil,  que,  brusquement  prévenu  au  mi- 
liçu  de  la  nuit  par  sa  servante  de  la  présence  d'Ératosthènc  dans 
sa  maison,  il  a  couru  en  toute  hâte  chercher  des  amis  qui  l'aidas- 
sent à  surprendre  et  à  châtier  l'adultère.  La  péroraison  est  courte; 
mais  elle  a  de  la  force  et  de  l'élévation.  Ce  n'est  pas  seulement  sa 
propre  vengeance  qu'a  poursuivie  te  mari  offensé;  en  frappant  ce 
séducteur,  il  a  voulu  défendre  l'honneur  de  tous  les  époux,  la  sain- 
teté de  tous  tes  foyers  domestiques  :  c'est  un  devoir  qu'il  a  rempli, 
et,  loin  de  le  punir,  la  ciié  doit  s'en  montrer  reconnaissante.  Nous 
aimerions  à  faire  lire  ce  discours  tout  entier,  mais  nous  devons  nous 
résoudre  à  n'en  citer  que  la  narration.  On  verra  par  cet  échantillon 
que  les  tribunaux  d'Athènes  avaient  aussi  leurs  causes  «  grosses,  n 
et  que  tes  avocats  savaient  y  grouper  ces  piquans  détails,  y  tracer 
ces  tableaux: de  la  vie  intime  qui  font  sourire  les  juges  et  l'audi- 
toire. Laissons  ta  parole  au  meurtrier  d'iîratosthène. 

u  Jujes,  dil-it,  lorsque  je  me  fus  décidé  à  me  marier  et  que  j'eus  mis 
une  épouse  dans  ma  maison,  je  m'arrangeai  pendant  tes  premiers  temps 
po.ir  ne  pas  ennuyer  ma  femme,  mais  pour  ne  pas  la  laisser  non  plus 
trop  maîtresse  de  faire  ce  qu'elle  voudrait.  le  la  surveillais  de  mon 
mieux,  et,  comme  il  était  naturel,  j'avais  l'œil  sur  ses  démarches  ;  mais, 
quand  il  me  fut  né  un  enfant,  je  a^mmençai,  pensant  qu'il  y  avait  là  le 
plus  sacré  de  tous  les  liens,  à  lui  témoigner  une  entière  confiance,  je 
ial  rjmis  même  toutes  mes  affaires  entre  les  mains.  C'était  d'abord  la 


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UN   LOGOGB&PHE   ATHEMEN.  865 

meilleure  des  femmes,  une  merveilleuse  ménagère,  obstinée  à  l'épargne, 
et  qui  gouvernait  avec  graud  soin  toute  la  maison.  Par  malheur,  ma  mère 
mourut,  et  sa  mort  fut  cause  de  toutes  mes  infortunes.  Ma  femme  suivit 
le  convoi;  cet  homme  l'y  aperçut,  et  avec  le  temps  il  la  séduisit;  il  avait 
guetté  la  servante  qui  allait  au  marché,  il  l'avait  chargée  de  porter  ses 
paroles,  et  c'est  ainsi  qu'il  perdit  la  maîtresse.  Il  me  fautJci  vous  dire, 
Ô  juges,  —  car  je  suis  obligé  d'entrer  dans  ces  explications ,  —  que  ma 
petite  maison  a  deux  étages.  Le  premier  répond  au  rez-de-chaussée; 
l'un  est  l'appartement  des  femmes,  l'autre  celui  des  hommes.  Après  la 
naissance  de  notre  enfant,  la  mère  l'allaitait.  Pour  que,  toutes  les  fols 
qu'il  fallait  le  laver,  elle  ne  risquât  pas  de  tomber  en  descendant  l'es- 
calier dans  l'obscurité,  je  vivais  alors  en  haut,  et  les  femmes  en  bas. 
L'habitude  étaitsi  bien  prise  que  souvent  ma  femme  s'en  allait  dormir 
en  bas  auprès  de  l'enfant  pour  lui  donner  le  sein  et  l'empêcher  de  crier. 
Cela  fut  ainsi  pendant  longtemps  sans  que  j'eusse  jamais  le  plus  léger 
soupçon  ;  j'étais  si  naïf  que  je  croyais  avoir  épousé  la  plus  sage  de  toutes 
les  Athéniennes.  Un  peu  plus  tard,  je  revins  un  soir  h  l' improviste  de  la 
campagne;  après  le  souper,  l'enfant  pleurait  et  faisait  le  méchant,  c'é- 
tait la  servante  qui  l'agaçait  tout  exprès  pour  le  faire  crier.  L'homme 
était  en  bas;  je  le  sus  par  la  suite.  Pour  moi,  j'engageais  ma  femme  à 
descendre  et  à  donner  le  sein  à  l'enfant,  afin  qu'il  cessât  de  geindre. 
Celfe-ci  tout  d'abord  s'y  refusait,  comme  joyeuse  de  me  revoir  après 
mon  absence;  puis  lorsque  je  me  fâchai,  et  que  j'insistais  pour  qu'elle 
descendu,  «  tu  veux,  me  dit-elle,  rester  ici  seul  avec  la  petite  servante, 
l'autre  jour. déjà  tu  étais  gris,  et  tu  l'as  prise  par  la  taille,  m  Je  me  mis 
à  rire  ;  ma  femme  se  lève,  s'en  va,  tire  la  porte,  comme  par  manière  de 
jeu,  la  ferme  et  prend  la  clé.  Ne  me  doutant  de  rien,  ne  soupçonnant 
rien,  je  m'endormis  comme  un  bienheureux,  fatigué  que  j'étais  de  ma 
course.  Quand  il  fit  jour,  elle  revint,  et  elle  ouvrit  la  porte.  Je  lui  de- 
mandai pourquoi  la  nuit  les  portes  avaient  batlu;  elle  me  répondit  que 
la  lampe  qui  brûlait  auprès  de  l'enfant  s'était  éteinte,  et  qu'elle  était 
allée  la  rallumer  chez  nos  voisins.  Je  me  tus  et  pris  cela  pour  argent 
comptant.  11  me  sembla  bien,  ô  juges,  qu'elle  avait  le  visage  fardé, 
quoiqu'il  n'y  eiit  pas  trente  jours  que  son  frère  fût  mort;  mais  je  ne  m'y 
arrêtai  pas,  et  je  sortis  sans  rien  dire.  Quelque  temps  encore  se  passa, 
et  j'étais  bien  loin  de  me  douter  de  mon  malheur,  quand  je  me  vis 
abordé  par  une  vieille  qui,  comme  je  le  sus  plus  tard,  m'était  envoyée 
par  une  femme  dont  ce  séducteur  avait  été  l'amant;  celle-ci,  irritée  et 
voulant  se  venger  de  lui,  parce  que  maintenant  il  la  négligeait,  l'avait 
surveillé  jusqu'à  ce  qu'elle  décrouvrlt  la  cause  de  son  abandon.  La 
vieille  donc,  m'ayant  attendu  auprès  de  notre  maison,  s'approche  et  me 
dit  :  H  Euphilète,  ne  crois  point  que  ce  soit  par  envie  de  me  mêler  des 
affaires  d'autrui  que  je  suis  venue  te  trouver;  c'est  que  l'homme  qui 
ion  lOT.  —  ISTl.  SS 


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8âS  REyOE  DES  DEUX  UONDES, 

VOUS  outrage,  la  femme  et  toi,  est  aussi  notre  ennemi.  Prends  donc  l'es- 
clave qui  va  faire  vos- provisions  au  marché  et  qui  vous  seri  :  mets-la  à 
la  torture,  et  tu  apprendras  tout.  Celui  qui  apit  ainsi,  c'est  ÉraloetbèDe 
du  dème  d'OEa;  ta  femme  n'est  pas  la  seule  qu'il  ait  séduila;  il  en  a 
corrompu  beaucoup  d'autrest  il  en  fait  métier.  »  Ayant  ainsi  parlé,  6 
juges,  elle  s'éloigna.  Quant  à  moi,  j'étais  là,  bouleversé,  et  tout  me  re* 
venait  à  l'esprit,  tout  me  remplissait  de  soupçons.  Je  me  rappelais  com- 
ment j'avais  été  enfermé  diins  ma  chambre,  jo  me  souvenais  commepL 
celle  nuit-là,  ce  qiii  n'était  jamais  encore  arrivé,  les  deux  perles,  celle 
de  la  maison  et  celle  da  la  cour,  avaient  batlu;  je  songeais  au  fard  que 
j'avais  cru  voir  sur  la  figure  de  ma  femme...  Je  rentre  donc  à  la  mai.- 
son,  j'ordonne  à  la  servante  de  m'accompagoer  au  marché,  el  ja  la  lais 
entrer  chez  un  ds  mes  amis;  là  je  lui  annonce  que  j'avais  appris  tout  ce 
qui  se  passait  à  la  maison.  <>  Tu  peu\,  lui  dis-je,  choisir  de  deux  cboses 
l'une  :  ou  bien  tu  soras  ballue  de  verges,  mise  au  nioulio  pour  le  faira 
tourner,  et  lu  passeras  tout  le  reste  de  ta  vie  dans  les  plus  grands  maux, 
ou,  si  tu  veux  m'avouer  toute  la  viîrité,  il  ne  te  sera  fait  aucun  mal,  et 
je  te  pardonnerai  ta  faule;  mais,  il  ne  faut  pas  mentir,  ni  me  rien  cacher 
de  la  vérité.  »  tUe  niait  d'abord  et  me  disait  de  faire  ce  que  je  voudrais, 
qu'elle  ne  savait  rien;  mais  quand  j'eus  nommé  Ëralusiljèrie  el  dit  que 
c'était  lui  qui  fréquentait  ma  femme,  elle  perilil  contenance  en  voiant 
que  j'étais  si  bien  informé.  Alors  elle  se  jelie  à  mes  genoux,  el,  lorsque 
je  lui  eus  juré  qu'elle  ne  serait  point  maltraitée,  elle  nie  raconte  tout, 
comment  cet  homme,  après  l'enterremeni,  l'avait  abordée,  comment 
elle  avait  fini  par  se  faire  sa  messagùre,  et  comment  ma  femme,  avec  la 
temps,  avait  cédé,  comment  ils  avaient  ménaj;é  leurs  rendez-vous,  com- 
ment aux  Tln'sniopliories,  pendant  que  j'étais  aux  ciiainps,  elle  avait 
été  dans  le  temple  avec  la  mère  de  son  amaiu,  enfin  elle  m'expose  tout 
dans  le  dernier  détail.  Lorsqu'elle  eut  tout  dit,  «  que  personne  au  monde, 
lui  répliquai-je,  ne  sache  que  tu  as  parlé;  si  lu  dis  un  mol,  je  ne  tien- 
drai rien  de  ce  que  je  l'ai  promis.  Je  veux  que  lu  me  les  fasses  prendre 
sur  le  fait;  ce  ne  sont  pas  des  paroles  qu'il  nie  faut.  Je  veux,  si  la  chose 
est  ainsi,  la  voir  dii  mes  yeux.  »  Elle  s'engage  à  m'en  donner  l'occasion. 
«  Api-ès  cela,  trois  ou  quatre  jours  se  pasièrenl,  comme  la  vous  en 
fournirai  la  preuve  formelle.  Je  veux  d'abord  vous  raconter  ce  qui  se" 
passa!  kl  dL-ruier  jour,  J'éiais  intimement  Ijé  avec  Sosiratos.  Je  le  ren- 
contrai après  le  coucher  du  soleil  qui  revenait  des  champs,  et,  pensant 
que,  si  lard,  daiks  la  soirée,  il  ne  trouverait  chez  lui  rien  de  prêt,  je 
Tengagiiai  à  souper  avec  moi  :  il  m'accompagna  donc  à  la  uiaison;  nous 
montâmes  dans  la  chambre  d'en  haut,  et  nous  y  prîmes  notre  repas. 
Quand  il  fut  rassasié,  il  se  leva,  et  partit;  pour  moi,  je  m'endormis. 
Alors,  juges,  arrive  Ératosthène;  la  servante  monte  m'éveiller,  et  mv 
prévient  qu'il  est  en  bas.  Je  lui  dis  de  veiller  sur  la  porte;  je  descends 
$003  brait,  je  sors,  et  je  vais  chez  celui-ci,  chez  celui-là,  chez  d'autres 


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DN  LOGOGBAPHE   ATHÉNIEN.  807 

encore  de  mes  voisins.  I^s  uns  étaient  absens,  d'autres  se  trouvaient  au 
logis.  J'en  emmène  le  plus  que  je  puis  de  ceux  que  j'avais  tcouvés;  nous 
prenons  des  torches  dans  une  boutique  tout  près  de  la  maison,  et  nous 
revenons.  La  porte  sur  la  me  était  ouverte,,  grâce  à  la  sacvante,  quLse 
tenait  auprès;  nous  poussons  celle  de  la  chambre.  Ceux  qui  entrèrent 
Jes  premiers  et  mui,  dous  voyons  Ératoslhène  encore  couché  près  de  la 
femme;  les  derniers  venus  Faperçoivent  gui  se  dresse  nu  sur  le  lit.  Pour 
moi,  je  me  jette  sur  lui,  je  le  frappe,  je  le  renverse,  je  lui  ramène  et 
je  lui  lie  les  bras  derrière  le  dos;  puis  je  lui  demande  pourquoi  il  a  ainsi 
pénétré  dans  ma  maison  pour  l'outrager.  11  avoue  qu'il  est  coupable, 
mais  il  m'implore,  il  me  conjure  de  ne  pas  le  tuer,  d'exiger  seulement 
une  somme  d'argent.  Je  lui  répands  :  n  Ce  n'est  pas  moi  qui  te  tuerai, 
mais  la  loi  de  la  cité,  que  tu  n'as  pas  craint  de  tranf^gresser  pour  aller 
à  tes  plaisirs;  tu  as  mieux  aimé  commettre  envers  ma  femme  et  mes 
enfans  une  telle  faute  que  d'obéir  aux  lois  et  de  te  conduire  en  honnête 
homme.  »  C'est  ainsi,  ô  juges!  qu'il  subit  le  sort  que  les  lois  réservent 
à  ceux  qui  agissent  comme  il  l'avait  fait;  mais  ce  n'est  point  après  avoir 
été  saisi  et  entraîné  en  pleine  rue,  ou,  comme  le  disent  mes  adversaires, 
après  s'être  réfugié  en  suppliant  au  foyer.  Comment  l'aurait-il  pu?  11 
était  dans  ma  chambre,  je  l'ai  loutre  suite  frappé  et  renversé  à  terre, 
je  lui  ai  lié  los  bra.s  derrière  le  dos.  La  pièce  était  d'ailleurs  toute  pleine 
d'hommes  auxquels  il  ne  pouvait  échapper,  n'ayant  arme  de  fer  ni  de 
bois,  ni  aucun  autre  moyeu  de  se  défendre  contre  tous  ceux  qui  s'étaient 
précipités  dans  la  maison,  n 

On  assuiait  que  denx  fois  seulement  il  était  arrivé  .'i  des  plai- 
doyers écrits  par  1-ysias  de  ne  pas  obtenir  le  succès  désiré.  Quelque 
soin  que  notre  orateur  pût  apporter,  comme  les  avocats  qui  se  res- 
pectent, à  bien  choisir  ses  causas,  quelle  que  fût  la  supériorité  de 
son  talent,  il  parait  dilTicile  qu'il  n'y  ait  point  là  quelque  exagéra- 
lion.  Hn  tout  cas,  ce  ne  fut  point  le  procès  d'Euphilélos  qu'il  perdit. 
A  lire  ce  discoirs,  nous  nous  sentons  entraînés  à  prendre  parti  pour 
le  mari  onlra.Ljé;  îl  nous  paraît  impossibli;  que  les  Athéniens  n'aient 
pas  senti  de  môme.  La  vie  humaine  est  plus  respectée  chez  nous 
qu'à  Athènes,  et  pourtant  aujourd'hui  encore,  si  les  faits  allégués 
étaient  confirtiaS  par  le  dire  des  témoins,  le  plaidoyer  de  Lysias 
arracherait  certainement  à  un  jury  français  un  verdict  d'acquitte- 
ment. 

IV. 

C'est  surtout  comme  auteur  de  nombreux  plaidoyers  civils  et  cri- 
minels que  l'antiq^uilé  adm'.rait  Lyàas  ;  ce  fut  là  eu  effet  le  plus  or- 


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SdS  SETUE   DES   DEUX   MONDES. 

dinaire  emploi  et  la  forme  la  plus  brillante  de  son  talent.  On  trouvait 
pourtant  dans  ses  œuvres  quelques  exemples  des  deux  autres  genres 
que  reconnaît  la  rhétorique,  de  la  harangue  politique  et  du  discours 
d'apparat.  Sa  situation  de  métèque  lui  interdisait  la  tribune;  mais 
on  savait  nou  sincère  attachement  aux  institutions  démocraliques, 
pour  lesquelles  il  avait  souffert  et  lutté;  les  hommes  d'état  qui  les 
rétablirent  à  Athènes  après  l'expulsion  des  trente  trouvèrent  donc 
naturel  de  réclamer  le  secours  de  son  éloquence  pour  les  défendre 
par  la  parole  dans  les 'assemblées.  Nous  avons  un  curieux  fragment 
d'un  discours  qui  porte  ce  titre  :  Qu'il  ne  faut  pas  abolir  à  Alhèiies 
l'ancienne  constituiion.  Il  s'agissait  de  combattre  une  proposition 
présentée  par  un  certain  Phoimisios,  dont  nous  ne  savons  rien 
d'ulleurs.  Ce|ui-ci,  en  voulant  réserver  le  suffrage  aux  proprié- 
taires du  sol,  se  trouvait  dépouiller  ainsi  de  leurs  droits  civiques 
environ  5,000  Athéniens;  c'était,  à  peu  de  chose  près,  revenir  au 
plan  qu'avaient  exposé  en  ÛU  Antiphon  et  ses  amis.  Or  on  avait  vu 
le  parti  aristocratique  à  l'œuvre  sous  les  quatre  cents  et  sous  les 
trente;  on  savait  comment  il  entendait  ce  qu'il  appelait  «  le  gouver- 
nement des  bons,  "  comment  il  respectait  la  justice  et  la  liberté;  il 
était  urgent  de  s'opposur  à  toute  mesure  qui  lui  permettrait  de 
chercher  à  ressaisir  le  pouvoir.  Pour  qui  Lysias  écrivit-il  ce  dis- 
cours? Fut-ce  pour  son  ami  et  protecteur  Thrasybule  ou  pour  quel- 
que autre  de'ceux  qui,  revenus  avec  lui  de  l'exil,  travaillaient  alors 
à  rétablir  l'ordre  et  à  panser  les  blessures  de  la  rt^publtqueî  Mous 
l'ignorons.  Le  principal  intérêt  de  ce  fragment,  c'est  qu'il  nous  fait 
connaître  des  manœuvres  et  des  projeta  dont  l'histoire  proprement 
dite  ne  nous  avait  pas  gardé  la  trace;  mais  il  nous  sert  en  môme 
temps  à  prouver  que  Lysias  eut  aussi  par  cette  voie  indirecte  sa  part 
d'influence  sur  la  conduite  des  affaires  publiques,  et  qu'il  coutribua 
par  ses  exemples  aux  progrès  de  l'éloquence  politique. 

Enfin  Lysias,  alors  même  qu'il  eut  renoncé  à  ces  bagatelles  labo- 
rieuses où  s'était  divertie  sa  jeunesse  et  où  il  avait  manqué  perdre 
tant  d'heureux  dons,  en  revint  encore  parfois,  dans  la  pleine  matu- 
rité de  son  talent,  i  ce  genre  qui  lui  avait  été  jadis  si  cher  et  que 
nous  avons  rapproché  du  discours  acridi^mique  des  modernes;  mais 
il  y  apporta  un  tout  autre  esprit  qu'autrefois.  Instruit  par  les 
épreuves  qu'il  avait  subies,  habitué  par  les  luttes  judiciaires  à 
poursuivre,  chnque  fois  qu'il  prenait  la  parole,  un  but  défini,  un 
résultat  utile,  il  s'eiïoiça  de  mettre,  môme  dans  ces  œuvres  d'appa- 
rat, des  sentlmens  élevés  et  des  idées  pratiques.  C'est  ce  que  nous 
prouve  le  discours  olympique  prononcé  en  384  au  milieu  du  con- 
cours de  peuple  attiré  par  les  jeux  sur  les  bords  de  l'Alphée,  une 
année  où  Denys,  le  tyran  de  Syracuse,  avait  essayé  d'éblouir  la 


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Vfi   LOGOGRAPUE   ATIIEMEN.  860 

Grèce  par  la  magnificence  de  l'ambassade  qu'il  avait  envoyée  à 
Olympie  et  des  sacrifices  qu'elle  y  av^t  offerts  en  son  nom  (1).  Nous 
n'avons  malheureusement  que  l'exorde  de  cette  harangue,  dans  la- 
quelle Lysias  engageait  vivement  les  Grecs  h  protester,  par  une  pu- 
blique manifestation  de  leurs  sentimens,  contre  l'insolente  effron- 
terie du  prince  qui  ose  ainsi  braver  l'opinion  après  avoir  détruit  la 
liberté  de  son  pays  et  envoyé  les  meilleurs  citoyens  en  exil.  Cet 
exorde  est  un  beau  morceau,  d'un  carac-.ëre  grave  et  patriotique;  il 
fait  regretter  le  reste  de  l'ouvrage.  L'orateur  débute,  il  est  vrai,  par 
l'éloge  d'Hercule,  fondateur  des  jeux  olympiques.  C'est  que,  dans 
de  tels  sujets,  il  y  avait  toujours  une  partie  de  convention  consa- 
crée aux  antiques  légendes,  thèmes  traditionnels  que  l'on  ne  pou- 
vait guère  se  dispenser  de  reprendre,  tant  ils  étaient  chers  à  l'ima- 
gination grecque;  mais  quand  on  n'était  point  un  simple  rhéteur, 
quand  on  avait,  comme  Lysias,  des  convictions  et  des  idées,  ces 
vieilles  fables  ne  servaient  que  d'entrée  en  matière  :  on  savait, 
comme  autrefois  Pindare  dans  ses  odes  triomphales,  se  frayer  une 
voie  vers  quelque  chose  de  plus  sérieux.  C'est  ce  qui  arrive  id. 
Après  quelques  phrases  accordées  à  l'éloge  d'Hercule,  l'orateur 
entre  dans  son  sujet.  Il  exhorte  tous  les  Grecs  encore  libres  à  re- 
garder au'our  d'eux  et  à  s'unir  dans  un  commun  effort  contre  les 
dangers  dont  les  menacent  d'une  part  le  roi  de  Perse,  de  l'autre 
Denys,  le  tyran  de  Sicile.  H  leur  montre  la  barbarie  et  le  despotisme 
qui,  de  l'Orient  à  l'Occident,  semblent  se  tendre  la  main  afin  de  se 
concerter  et  d'étouffer  dans  leur  étreinte  ce  qui  reste  de  cités  in- 
dépendantes et  de  liberté  républicaine.  Il  se  trompait,  sinon  sur  le 
danger,  au  moins  sur  le  côté  d'où  il  devait  venir.  Artaxercès  et 
Ochus  étaient  bien  moins  redoutables  que  ce  Darius  et  ce  Xerxès 
dont  la  Grèce,  cent  ans  auparavant,  était  venue  à  bout  en  trois  on 
quatre  batailles;  affaiblis  par  les  intrigues  et  la  vie  du  harem,  ils 
avaient  bien  assez  à  faire  de  soumettre  leurs  satrapes  indociles  et 
leurs  provinces  révoltées.  Quant  à  Denys,  malgré  son  perfide  et  cruel 
gf^nie,  il  était  trop  loin  de  Sparte  et  d'Athènes  pour  songer  à  les  as- 
servir. C'était  vers  lenord  qu'auraient  dû  tourner  les  yeux  Lysias 
et  d'autres  esprits  prévoyans  qui  sentaient  vaguement  peser  sur 
l'avenir  de  la  Grèce,  épuisée  par  ses  longues  divisions,  ce  péril  de 
l'invasion  et  de  la  conquête  étrangère.  Là  s'agitaient,  sur  les  fron-  ■ 
tières  mêmes  de  la  Grèce,  autour  de  l'OEta,  de  l'Olympe  et  du 
Pinde,  des  populations  belliqueuses,  ascez  pauvres,  assez  peu  civi- 
lisées pour  avoir  conservé  toute  leur  sève  et  leur  virilité,  assc-  liées 

{1}  Nous  suivons  ici  Croie  {Ristory  of  Greece,  cli.  71),  qui  prouve  par  de  très  bonnes 
raisons  que  Diodore  a  dû  ^  tromper  de  quatre  ans  qiiaad  il  a  placé  en  388  ceUe  scène 
M  ce  discours. 


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8^  BCTCK  DES  DECX  so:n>ES. 

svec  la  Grèce  psr  des  rapports  d'origine  et  par  de  longues  relations 
pour  pouvoir  un  jour  lui  emprunter  et  tourner  contre  elle  toute  une 
partie  de  ses  arts,  sa  diplomatie,  ses  aimes  et  sa  tactique.  B<*jà  en 
Thessalie  Jason ,  prince  actif  et  ambitieux,  s'essayait  à  ce  rôle  de 
fondateur  d'une  grande  monariAie  militaire.  Quand  il  tomba,  avant 
d'avoir  rien  achevé,  sons  te  poignard  d'un  assassin,  la  Hacédoine 
avait  donné  naissance  à  ce  Philippe  qui  devait  tuer  la  liberté  grecque. 

honiac,  i  la  veille -de  ce  désastre,  Démosthène  essaii-ra  de  ré- 
veiller Athènes  en  Tentretenant  de  son  ancienne  gloire  et  de  sa 
mission  historique,  lorsqu'il  tentera  de  réunir,  dans  nne  acTîoo 
commune  contre  le  Macédonien,  Athènes,  Thèbes  et  tant  d'autres 
cités  depuis  longtemps  jnloiises  les  unes  des  autres,  f  ra-t-il  antre 
chose  qu'i'voquer  avec  une  incomparable  éloquence  les  souvenirs 
auxquels  se  reporte  Lysias,  et  que  répéter  d'une  voii  plus  reten- 
tissante cel  appel  à  la  concorde  et  i  l'oubli  des  vieilles  liainesî 
Ainsi,  par  son  amour  de  la  grande  patrie  grecque  comme  par  son 
dévoûment  aux  intérêts  d'Athènes  et  à  la  cause  de  sa  liberté  et  de 
ses  instiluiinns  populaires,  le  fils  de  Képhalos,  ce  SicHien,  est  le 
vrai  précm-seur  de  Démosihène.  A  cet  égard,  Lysias  est  bien  plas 
près  de  lui  qu'Isée,  qui  frit  pourtmt  le  prédécesseur  irmnédiat  et 
même  le  maître  du  grand  orateur.  Isée,  très  versé  dans  la  connais- 
sance des  lois  attiqucs,  avocat  habile  et  fécond,  ne  paraît  point 
avoir  rté  mêlé  aux  hjttes  des  partis,  ni  avoir  recherché  autre  chose 
que  le  succès  et  le  gain.  Ce  n'est  point  à  l'école  de  ce  praticien 
que  son  élève  aurait  pris  cette  noble  passion  politique,  a  culte  de 
la  patrie,  de  ses  lois  et  de  son  honneur,  qui  est  l'âme  même  de  son 
éloquence.  Lysias,  ennemi  des  tyrans,  ami  frdèle  de  Thrasybule  et 
des  libérateui-s  d'Athènes,  défenseur  convaincu  de  la  démocr«tie, 
est  au  contraire,  avec  PéricïèsctavecThtrcydide,  un  de  ces  hommes 
du  pansé  auxquels  il  déroba  l'étincelle  de  cette  flamme  du  patrio- 
tisme, de  son  temps  déjà  languissante,  qui,  a:vant  de  s'étirindre 
pour  toujours,  allait  concentrer  en  lui,  pour  ranimer  un  instant  la 
Grtce  et  pour  illuminer  «es  funérailles,  toute  sa  chaleur  et  toHte  sa 
lumière. 

<)ue  si  on  laisse  de  côtéThomme  politique  et  son  rtle  public  pour 
songer  surteulnutalentefà  l'art  de  l'écrivain,  Lysias  est  encofe, 
dans  cet  âge  intermédiaire,  celui  lïes  oratewrs  auquel  Véloquence 
doit  les  progrès  les  plus  marqués.  Chez  Amiphon,  orateur,  on  avMt 
toujours  senti  le  mattre  de  rhétorique.  Andocide,  dans  sa  vie  ngitée 
et  décousue,  n'avait  eu  que  des  accidens  lieureux,  des  éclairs  de 
talent.  Lysias  est  le  premier  qui  renonce  franchement  à  la  sophis- 
tique et  àfii^  jeux  pourae  consacrer  tout  entier  aux  iaues  sérieuses 
de  là  tribune  et  du  barreau.  Grâce  aux  circonH,ances  .qui  l'ont,  an 


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l!N    LOCOGRAPUE    ATHÉNIEN.  871 

péril  de  sa  fortune  et  de  sa  vie,  brusquement  ramené  dans  le  droit 
chemin  alors  qu'il  faisait  fausse  route,  la  rhétorique  n'a  été  pour 
lui,  comme  pour  Di^mosthène  et  ses  contemporains,  que  le  moyen  et 
non  le  but,  qu'un  exercice  de  jeunesse  qui  assouplit  l'esprit.  Du  jour 
où  il  veut  remuer  par  la. parole  l'âme  des  juges,  il  comprend  que  ce, 
qui  constitue  l'éloquence,  ce  sont  des  idées  claires,  une  imagina- 
tion forte,  une  passion  sincère.  Ce  sont  là  les  qualités  mêmes  que 
Démostbène,  avec  bien  autrement  d'ampleur  et  de  puissance,  por- 
tera dans  l'éloqueice  politique.  Nous  aurions  toute  l'œuvre  de  Ly- 
sias,  tous  les  discours  qu'il  a  composés  pour  la  tribune  et  dont 
il  ne  nous  reste  qu'un  court  échantillon,  que  nous  n'y  trouverions 
rien  qui  approchât,  même  à  distance,  des  Olynihieimen  ou  du  dis- 
cours de  la  couronne;  mais,  pour  ce  qui  est  de  l'éloquence  judi- 
ciaire proprement  dite,  telle  que  l'entendaient  les  Athéniens,  et 
dans  le  cadre  où  ils  l'enfurmaienc,  je  ne  sais  vraiment  si  personne 
a  surpassé  Lysias.  D<îmosthène  aussi  a  été  logographe.  Dans  sa  jeu- 
nesse et  dans  les  heures  de  loisir  que  lui  laissait  son  rôle  d'orateur 
et  de  ministre  du  peuple,  il  a  écrit,  pour  des  amis  qui  le  servaient 
ou  des  cliens  qui  le  payaient,  plus  d'un  plaidoyer  consacré  à  des 
causes  civiles  ou  criminelles.  Plusieurs  de  ces  discours,  nous  au- 
rons plus  tard  l'occasion  de  le  montrer,  ont  un  rare  mérite.  Ce 
n'était  cependant  là  pour  Bémosthène  qu'une  distraction  et  un  lu- 
cratif accessoire;  tl  n'y  mettait  pas  tout  <^on  génie;  il  n'en  soignait 
peut-èlre  pas  autant  tous  les  détails  qu'il  l'eût  fait  pour  une  de  ses 
Philippiqnes.  Aussi,  dans  cette  partie  de  son  œuvre,  ne  peut-on 
voir  de  plaidoyer  fait  pour  réussir  auprès  d'un  jury  athénien  au 
même  point  que  le  discours  sur  le  meurtre  à'Enilosthhie,  le  dis- 
cours contre  Agoratos  et  quelques  autres  de  Ly=ias,  Archinos,  le 
rival  de  Thrasybule,  était  donc  bien  mal  inspiré  le  joui  où,  CL^dant 
à  je  ne  sais  quelle  basse  jalousie,  il  décidait  un  tribunal  à  dépouiller 
lysias  de  son  litre  de  bourgeois  d'Athènes.  Jamais  étranger  ne  se 
fit,  plus  que  cet  homme,  une  âme  de  citoyen,  n'honora  plus,  par  son 
caractère  et  par  son  talent,  sa  patrie  d'adoption;  personne  ne  lui  eût 
mieux  payé  sa  dette  de  reconnaissance.  Plus  juste  pour  Lysias  que 
ses  contemporains,  la  postérité  restitue  ce  titre  de  fils  légitime 
d'Athènes  à  celui  qui  tempéra  ainsi  la  vivacité  et  la  chaleur  syra- 
cusaine  par  la  solidité  et  la  finesse  du  plus  pur  atlicisme,  et  qui 
porta  presque  jusqu'à  la  perfection  l'éloquence  judiciaire. 

George  Pbrbot. 


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ou  EN  EST 

LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE 


SIMPLES  NOTES  SUR  LA  SITUATION  ACTUELLE 


Il  semble  que  ce  qui  coûte  le  plus  au  cœur  de  l'homme  contempo- 
rain, c'est  de  se  rendre  à  la  vérité.  De  toutes  nos  infortunes,  celle- 
là  est  peut-être  la  plus  grande,  car  c'est  celle  qui  les  engendre 
toutes,  qui  en  explique  l'incessante  renaissance  et  la  désastreuse 
succession.  Avant  d'être  détrompés  par  l'expérience,  nos  chimères 
pouvaient  avoir  pour  nous  la  valeur  de  réalités,  nous  pouvions  en 
vivre  naïvement,  et  il  était  innocent  autant  que  flatteur  d'y  croire  : 
elles  ne  nous  avaient  pas  encore  faussé  secours  et  raison  au  point 
où  nous  voyons  qu'elles  l'ont  fait;  mais  à  cette  heure  les  dernières 
illusions  sont  tombées.  A  cette  patience  que  n'avaient  pu  lasser  trois 
et  quatre  douloureuses  expériences,  a  succédé  le  plus  profond  dé- 
senchantement; nous  voilà  pour  toujours  sceptiques  et  dedans,  nous 
jusqu'à  présent  si  obstinément  crédules.  Cependant  ce  mécompte 
ne  nous  rend  pas  plus  accessibles  à  la  vérité  :  comme  nous  n'avions 
pas  cru  en  elle,  elle  nous  est  déplaisante;  nous  détournons  les  yeux 
pour  ne  la  point  voir,  et  nous  gardons  en  sa  présence  le  farouche 
silence  des  vaincus.  Plutôt  que  de  lui  donner  accès  en  nous,  nous 
préférerons  y  loger  le  vide.  Il  nous  en  coûte  autant  de  nous  sauver 
que  de  périr,  et  c'est  ce  déplorable  endurcissement,  qu'il  vaudrait 
mieux  nommer  dureté  envers  nous-mêmes,  qui  se  révèle  dans  le 
singulier  état  d'opinion  que  nous  traversons  aujourd'hui  et  qui  en 
fait  le  caractère. 


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SIMPLES    NOTES   SUB   LA   SITUATION.  873 

Cet  état  d'opinion  est  unique.  C'est,  croyons-nous,  la  première 
fois  qu'on  aura  vu  mentir  cette  loi  qui  appartient  au  monde  moral 
encwe  plus  qu'au  monde  physique  :  la  réaction  est  toujours  égale 
à  l'action.  Il  me  souvient  encore  de  l'année  1848.  Quelle  marée 
montante  d'Indignation  après  les  tristes  journées  de  juin  !  quel  choc 
en  retour  après  ce  coup  de  foudre  !  quelle  vigoureuse  poussée  de 
toutes  les  forces  sociales!  La  réaction  non-seulement  suivitim- 
médiatement  l'action,  mais  encore  la  dépassa  de  beaucoup.  Trois 
ans  d'une  colère  infléchissable  répondirent  à  quelques  heures  d'a- 
larmes, et  il  semblait  qu'il  n'y  aurait  jamais. assez  de  fureurs  pour 
venger  cette  agression.  La  menace  d'un  danger  possible,  voilà  ce 
qui  causa  la  réaction  de  1848.  —  Nous  sortons  d'une  bien  autre  se- 
cousse, la  menace  est  devenue  fait,  le  danger  est  devenu  catastrophe. 
Une  émeute  non  plus  militante,  mais  triomphante,  a  pendant,âeux 
longs  mois  et  demi  déroulé  son  carnaval  sinistre  à  travers  la  capi- 
tale, qu'on  n'a  pu  lui  arracher  qu'au  prix  de  flots  de  sang  et  par 
des  ruines  sans  fin.  Nos  rues  obstruées  de  d^^combres  appellent 
notre  pitié  sur  les  malheurs  privés  de  la  foule  anonyme  de  nos 
concitoyens  engloutis  sous  les  désastres  d'une  apocalypse  bur- 
lesque autant  que  cruelle;  nos  monumens  incendiés  nous  racon- 
tent les  outrages  qu'a  subis  la  majesté  nationale' violCe.  Ce  n'é- 
tait pas  assez  que  la  catastrophe  fût  sanglante  et  ruineuse,  les 
dieux  pleins  de  malice  ont  encore  voulu  qu'elle  fût  humiliante  à 
l'excès.  Jamais  grande  civilisation  ne  fut  souflletée  par  d'aussi  pe- 
tites mains.  Ce  qu'il  y  a  eu  de  plus  minuscule  ay  monde  depuis  que 
l'histoire  existe,  ce  sont  les  héros  et  les  acteurs  de  la  révolution  de 
1871.  Lilliput  a  eu  pouvoir  d'opérer  des  ruines  colossales  qui  d'or- 
dinaire sont  l'œuvre  de  Brodingnac  en  délire.  Ce  fameux  bronze  de 
la  colonne,  deux  fois  impérissable  au  dire  de  M.  Hugo,  fait  qu'il 
était  de  gloire  et  d'airain,  n'a  pu  tenir  contre  un  paradoxe  de  ra- 
pïn,  et  le  vent  du  cabotinage  a  fait  flamber  comme  paille  la  rési- 
dence de  nos  rois.  Une  farce  des  Bouffes- Parisien  s  s'épanouissant 
en  mélodrame  de  la  Porte-Saint-Martin,  voilà  quelle  est  exactement 
cette  révolution  de  la  commune  qu'un  artiste  définissait  encore 
assez  bien  devant  nous  en  l'appelant  la  révolution  des  fruits  secs. 
Eh  bien!  nulle  réaction  n'a  suivi  cet  inqualifiable  assaut.  Les  âmes 
n'ont  eu  ni  sursaut,  ni  tressaillement;  une  sorte  de  stupeur  où 
le  désir  du  silence  se  combine  avec  la  paralysie  de  l'effroi  ^est  le 
seul  sentiment  qu'elles  semblent  connaître.  Quelques  hochemens  de 
tète  accompagnés  de  quelques  timides  interjections  de  tristesse, 
Toilà  toute  la  réaction  de  1871.  Et  ce  sera  tout,  selon  toute  ap- 
parence. D'où  vient  cela?  Est-ce  que  nous  avons  tellement  dé- 
généré en  vigueur  morale  dans  ce  court  espace  de  vingt  années 


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87&  HETCTE   DES   DEUX  UONDES. 

(pie  Î10U8  ne  sommes  pins  capables  d*aHcune  indignatîODÎ  "Non, 
quelque  choae  de  plus  profond  se  cache  sous  cette  stupeur  aîlen- 
cteuse  :  c'est  que  nous  n'avons  plus  foi  en  nos  principes,  et  que  les 
uns  n'osent  pas  et  les  autres  ne  veulent  pas  avouer  leur  incrédulité. 
En  1848,  nous  avions  encore  assez  de  foi  en  nos  principes  pour  éprou- 
ver colère  et  indignation  contre  les  insensés  fini  les  exposaient  à  de 
si  grands  dangers;  en  1871,  rattachement  qu'ils  nous  inspirent  tient 
à  l'embarras  de  les  remplacer  et  à  la  honte  d'avouer  qu'ils  nous  ont 
trompés.  Nous  en  voulons  moins  à  la  commune  d'avoir  détruit  une 
conTHuice  qui  étitt  fort  mince  que  de  la  contrainte  violente  <|(r'elle  a 
exercée  sur  notre  orgueil.  En  d'autres  temps,  réagir  c'était  noos 
sauver  sans  nous  condamner;  dans  les  circonstances  présentes,  " 
c'est  nous  sauver  p>;ut-être,  mais  en  nous  condamnant  :  aussi  le 
respect  humain  politique  cloue-t-il  nos  lèvres  et  fait-il  hésiter  notre 
décision,  et  voilà  au  vrai  l'état  d'opinion  où  nous  sommes  arrivés. 

Mais  si  noos  restons  muets,  les  ruines  parlent,  et  éloquemment. 
Dans  le  nombre,  il  en  est  deux  dont  le  langage,  plos  saisissant 
encore  que  celui  de  toutes  les  autres,  est  fait  pour  tirer  les  larm« 
des  yeux  les  plus  secs  et  pour  remuer  les  imaginations  ks  plus 
lentes.  L'ne  tristesse  glaciale  remplit  la  belle  place  Vendôme,  d'où 
l'on  dirait  que  l.i  vie  s'est  retirée  depuis  qu'elle  est  veuve  de  sa 
colonne.  Ce  piédestal  séparé  de  son  glorieux  trophée  est  véritable- 
ment funèbre  ;  on  dirait  un  grand  tombeau.  Et  c'est  en  toute  réalité 
un  tombeau  avec  ses  bas-reliefs  chargés  d'uniformes  vides,  de  dra- 
peaux sans  capîtnines  et  d'armes  sans  combattans.  La  Prusse  triom- 
phante aurait  voulu  élever  un  monument  en  raillerie  de  nos  dé- 
faîtes qu'elle  n'aurait  jamais  aussi  bien  trouvé  que  cet  étrange 
sarcophage  sur  lequel  il  semble  qu'on  lise  écrit  :  «  Ci-glL  la  gloire 
de  la  France.  »  Un  tombeau  involontairement  élevé  par  le  génie  de 
la  destruction,  voilà  pour  la  France  moderne.  Plus  touchant  encore 
peut-être  est  le  vieil  Hôtel  de  Ville,  aussi  gracieux  encore  sous  ses 
ruines  qu'il  apparaissait  grand  lorsqu'il  était  debout.  Avec  ces  lé- 
gions d'évéquys,  de  prévôts  des  marchands,  d'hommes  d'armes  et 
de  conseil  qui  se  dressent  encore  sur  sa  façade,  noircis,  mutilés,  dé- 
capités, il  ressemble  au  spectre  de  l'ancienne  France,  dont  ia  civi- 
lisation fut  à  la  fois  si  majestueuse  et  si  douce.  Quinze  siècles  d'ef- 
forts, de  travaux,  de  génie,  sont  là  déshonorés  par  la  flamme.  La 
France  ancienne,  la  France  nouvelle,  frappées  également  par  des 
mains  brutales  qui  ne  distinguent  pas,  gisent  couchées  dans  la 
même  poussière. 

Pourquoi  serîons-nons  moins  hardis  que  ces  ruines?  Pourquoi 
nous  aussi  ne  parlerions-nous  pas  ouvertement,  et  ne  dirions-nous 
pas  tout  haut  ce  que  nous  pensons  tout  bas,  bien  mieux  ce  que  nota 

nigiUrrlbyGOOglC 


SIUPECS  TfOTES  «TR   LA   StTDATIOS.  875 

avonons  dans  tome  «oirvereatien  «ù  se  rencontrent  dsDx  Français 
possf'rfnnt  le  sentiment  de  l'histoire  n^ionale  et  quelque  peu  «u- 
OMUï  des  destinées  futtiree  de  leur  pays? 

1. 

Ce  <fne 'nous  pensons  lout  bas,  les  uns  en -se  «oumettant  docile- 
ment à  ia  vérité,  les  autres  en  rechignant  centre  les  clartés  de  l'é- 
vidence, c'pst  que  ta  banqueroute  de  la  Tévolntion  française  est 
désormais  itn  fait  accompli,  iirévocable.  Il  n'est  pBsnne  seule  d«  ses 
promesses  qiie  la  révohîtion  n'ait  été  impuissacie  à  tenir,  il  n'est  pas 
un  seul  de  ses  principes  qui  n'aiten  gendre  le  contraire  de  lui-même, 
et  produit  la  coneéquence  qu'il  voulait  ■éviter.  La  liberté!  elle  n'a 
jamais  pu  nous  la  donner  qu'avec  rntermittence,  et  elle  nous  l'a 
toujours  dontiée  sans  franchise.  L'^égalitél  elle  l'a  compromise 'par 
une  interprétation  brutalement  maiérialiste  qvi,  renvereairt  les 
rôles,  reconstruit  au  profitde  la  pauvreté  et  de  l'ignorance  les  pri- 
vilèges de  la  science  et  du  rang.  Pour  toute  fraternité,  elle  ne  nous 
a  fait  connaître  jusqu'à  présent  quexellede  Caïn  pour  Abel,  et  il 
ne  semt>l«  pas  qu'elle  se  dispose  à  «ncbalner  prochainement  nos 
creurs  de  sympathies  plus  douces.  Le  i-ègne  de  la  loi,  seule  souve- 
raine  absolue  selon  ses  doctrines  !  nous  avons  vu  vingt  fois  la  ré- 
volte l'interrompre.  La  souveraineté  nationale  !  nous  avons  vu  com- 
ment s'en  jouent  iesminorités  factieuses  qui  ont  ci-éé  en  leur  faveur 
onnonveau  droit  tout  aussi  redoutable,  mais  beaucoup  moins  net 
et  moins  intelligible  que  le  vieux  droit  à  l'insurreciiou.  Les  droite 
de  la  conscience!  nous  savons  avec  quel  respect  ils  ont  été  traités. 
L'unité  nationale,  celte  œuvre  patiente  des  S'èclee  achevée  par  la 
convention,  cetta  iinité  par  laquelle  la  révolution  framjaiae,  quelle 
que  fût  l'étendue  des  gouiïres  creusée  par  elle,  se  rejoignait  et  se 
soudait  sans  effort  i  la  tradition  séculaire  de  la  France,  nous  l'a- 
vons vu  nier  et  menacer  par  celte  doctrine  soudainement  sortie  de 
terre  sous  lenom  de  coratnone,  qui  ne  demandait  rien  moins  que  la. 
désagrégation  de  toutes  les  molécules  nationales.  L'idée  de  patrie) 
naguère  si  puissante  !  la  prédominance  des  nouveaux  intérêts  ci-éés 
par  la  révolution,  et  qui  sont  d'ordre  trop  exclusivement  écono- 
mique, i'a  singulièrement  affaiblie,  le  cosmopolitisme  des  -nou- 
velles  doctrines  populaires  la  nie,  ou  l'ignore,  ou  se  tait  sur  son 
compte,  ou  n'a  l'air  d'y  tenir  que  médiocrement.  La  suprématie 
politique  de  la  Prance!  la  révolution  l'a  perdue  pour  avoir  itrop 
voulu  l'étendre,  tantôt  par  une  propagande  armée  &  outrance,  tiiD- 
tftt  en  se  proposant -&  l'imitation  des  peuples  et  en  leur  souOlantà 
l'oreille  le  «aavms 'conseil  d'une 'funeste  Émulation.  Precraz  n'im- 


,  Google 


876  REVUE    DES    DEUX    UOKDES. 

porte  laquelle  de  ses  idées  les  meilleures,  les  plus  célébrées,  et  vous 
trouverez  qu'elle  a  produit  des  résultats  infiniment  plus  désastreux 
que  le  mal  qu'elle  se  proposait  de  guérir.  Par  exemple  elle  a  voulu 
affranchir  la  personne  humaine  des  servitudes  de  ta  condition  et  du 
despotisme  de  la  famille,  et  elle  a  créé  cet  état  monstrueux  de  l'in- 
dividualisme où  l'homme,  atome  égoïste  autant  que  faible,  libre, 
mais  impuissant,  sans  autre  loi  que  lui-même,  mais  sans  secours 
contre  lui-même,  tourbillonne  autour  des  autres  atomes,  ses  frères, 
se  heurtant  fréquemment  à  eus,  ne  s'y  agrégeant  jamais  qu'acciden- 
tellement ou  passagèrement.  Justement  préoccupée  d'empôcher  que 
J'autorité  dégénërât  jamais  en  tyrannie  individuelle,  elle  a  voulu 
réserver  à  l'état  la  souveraineté  entière,  et  elle  a  créé  une  hiérar- 
chie mobile  de  fonctionnaires  dont  le  déplacement  perpétuel  com- 
promet la  bonne  administi-ation  du  pays  et  ruine  les  moyens  d'ac- 
tion du  pouvoir.  Jalouse  de  substituer  les  droits  du  mérite  et  du 
travail  aux  privilèges  de  la  naissance,  elle  n'a  voulu  admettre  que 
des  fonctions  salariées,  et  elle  s'est  créé  une  race  de  serviteurs 
tiëdes  ou  calculateurs  qui  lui  ont  donné  juste  autant  qu'ils  rece- 
vaient, et  dont  le  zèle  a  presque  toujours  été  en  proportion  des 
espérances.  Elle  a  voulu  soumettre  le  pouvoir  ecclésiastique  au 
pouvoir  civil,  et  son  fameux  concordat,  vanté  comme  une  œuvre  de 
sagesse  et  d'habileté,  n'a  abouti  _qu'à  nous  donner  une  église  sou- 
mise et  toléré:;,  encore  plus  haïe  du  préjugé  populaire  que  si  elle 
était  une  église  d'état.  De  quelque  côté  qu'on  regarde,  l'avortement 
est  complet,  et  l'enfant  qu'elle  a  mis  au  monde,  allaité  par  des  doc- 
trines d'une  santé  si  douteuse ,  suçant  le  pus  avec  le  lait,  meurt 
de  ce  qui  le  fait  vivre  et  vît  de  ce  qui  le  fait  mourir. 

Aucun  de  ses  principes  n'a  tenu  ce  qu'il  promettait;  mais  ce  n'est 
encore  là  que  la  moitié  de  la  banqueroute;  le  pire  de  la  mine  le 
voici  :  c'est  que  nous  sommes  désormais  incapables  de  satisfaire, 
au  moyen  de  ses  doctrines,  aux  exigences  de  notre  peuple.  Bons 
ou  mauvais,  cos  principes  ont  aujourd'hui  épuisé  leurs  dernières 
conséquences;  on  peut  défier  la  tête  pensante  la  plus  ingi^nieuse 
d'en  tirer  le  plus  petit  corollaire  ayant  quelque  valeur.  Disons  en 
toute  assurance  que  le  cycle  de  doctrines  ouvert  par  le  xviii'  siècle 
a  maintenant  accompli  sa  dernière  évolution;  une  nouvelle  période 
s'ouvre,  dont  les  doctrines  sont  peut-être  nées  déjà,  mais  dont  le 
souille  dirigeant  est  encore  incertain.  Les  marges  sont  pleines,  le 
texte  a  tout  envahi;  il  n'y  a  plus  place  pour  le  moindre  iota.  Cela 
étant,  comment  ferons-nous  pour  parer  aux  exigences  des  situa- 
tions, lorsque  notre  peuple,  toujours  docile  aux  habitudes  que  lui 
a  données  la  révolution  française,  viendra  nous  demander  réformes 
et  progrès?  Comment  lui  ferons-nous  comprendre  que  les  doc- 

n,g,t.rrlb,.GOOgIC 


SIMPLES   NCiTES   SUB   LA  SITUATION.  877 

trines  les  plus  fécondes  ont  leurs  limites  tout  comme  les  plus  mai- 
gres, que  l'esprit  humain  atteint  très  vite  ces  limites,  si  loin- 
taines qu'elles  soient,  et  qu'une  fois  qu'elles  sont  atteintes,  il  faut 
de  toute  nécessité  ou  s'y  tenir  ou  rétrograder,  par  conséquent  qu'il 
n'y  a  plus  de  possible  que  le  Hatu  quo  le  plus  immobile  ou  le 
voyage  en  sens  inverse  de  celui  qu'on  a  parcouru?  Par  exemple, 
quel  est  le  progrès  politique  possible  après  le  sufTïage  universel? 
Notre  peuple  aura  beau  venir  nous  demander  des  droits,  nous  se- 
rons bien  forcés  de  lui  répondre  qu'il  n'y  en  a  plus,  et  que  nous 
lui  avons  tout  donné.  Nous  relevons  tous  de  lui,  nous  dépendons 
tous  de  ses  choix  et  de  ses  caprices  ;  il  peut  remplir  de  ses  enfans 
les  sièges  de  la  représentation  nationale  et  les  conseils  de  nos 
villes;  le  sort  de  la  nation  est  à  la  merci  de  ses  lubies.  Quant  à. 
l'égalité  sociale,  je  ne  sais  trop  quel  pas  en  avant  on  peut  faire 
'  sans  reconstituer  sous  de  nouvelles  formes  l'ancienne  inégalité. 
11  existait  encore,  ÏI  y  a  peu  d'années,  quelques  lois  de  police 
sociale  qu'on  pouvait  regarder  comme  restrictives  de  la  liberté 
du  travail;  on  se  rappelle  comment  as  entrav  s  furent  écartées 
d'une  main  li^gère  par  un  homme  politique  dont  le  cœur  h^ger  est 
devenu  célèbre  depuis.  Tous  peuvent  donc  librement  dôfeodre  les 
conditions  de  leur  existence,  tous  peuvent  déb^ittre  librement  les 
conditions  de  leur  travail  et  faire  triompher  Lurs  prétentions,  par- 
fois contre  la  justice,  souvent  contre  l'intérêt  généra!,  toujours 
contre  l'ordre  public.  Qu'est-ce  donc  qu'on  pourra  bien  promettre 
au  peuple  aux  prochains  mouvemens  révolutionnaires,  et  si  par 
malheur  on  lui  promet  quelque  chose,  qu'est-ce  qu'on  pourra  bien 
lui  tenir?  Cette  situation  est  extrêmement  sérieuse,  car  la  loi  d'un 
état  démocratique  étant  la  mobilité  et  le  changement,  le  jour  où. 
l'aliment  manque  à  cette  mobilité,  où  le  changement  ne  trouve 
plus  de  préiextc,  je  ne  dirai  pas  légitime,  mais  seulement  spé- 
cieux, cet  état  doit,  ou  bien  se  fixer  dans  l'immobilité  du  stalu 
quo,  ce  qui  est  contraire  à  sa  nature,  ou  bien  se  précipiter  dans 
une  anarchie  aveugle  et  furieuse  qui  est  nécessairement  sa  fin. 
Ainsi  non-seulement  nous  sommes  engagés  dans  une  voie  que  la 
vérité  nous  oblige  à  reconnaître  mauvaise,  mais  nous  ne  pourrions, 
le  voulussions-nous,  faire  un  pas  de  plus  dans  cette  voie,  toute 
mauvaise  qu'elle  est.  La  révolution  française  est  donc  obligée  de 
s'arrêter,  non  faute  de  désir,  mais  parce  que  le  chemin  lui  manque, 
et  qu'elle  est  allée  jusqu'au  hoat  d'elle-même. 

Mais  ce  fait  qui  pour  tout  individu  pensant  est  aujourd'hui  irrévo- 
cable, nous  parviendrons  difficilement,  si  nous  y  parvenons  jamais, 
à  en  persuader  nos  multitudes.  La  révolution,  qui  pour  nous  est 
lettre  close,  est  à  peine  commencée  selon  elles.  Comme  pour  nous. 


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S78  BETUE   D£S  DEUX   MONDES. 

la.  réroluUoD  est  pour  elhs  uDe  déceptloD  ;  mais,  tandis  que  cette 
graada  expérience  n]a,a({uée  nous  a  conduits  par  degrés  à.  une  sage 
déaespérâfloeetnoiis  a  placés  en  face  des  lois  de  l'inexorable  natuia, 
qui  ne  tient  compte  des  illusions  et  des  désirs  de  l'iioninie,  les  mulr 
titudes  au.  contraire  n'ont  pas  lâché  prise  et  se  sont  raidies  contre 
l'évidence  qu'elles  ne  voientmdme  pas  encontre  la  force  des  cbosee 
dont  elles  ne  veulent  pas  adoiettre  l'inéluctabilité.  11  en  résulte  un 
phénomène  unique  dans  l'histoire  du  monde,  c'est  que  l'irritatiAQ 
révolutionnaire  grandit  toujours  davantage  à  mesure  que  la  révolui- 
tion  a  moins  de  raisons  d!6tre.  D'ordinaire  les  mouvemens  politir 
ques  s'apaisent  de  plus  en  plus  à  mesure  qu'ils  s'éloignent  de, leur 
point  de  départ  et  qu'ils  ont  reçu  satk^faction ;  mais  nous  sembloae 
marcher  au  rebours  de  cette  loi,  car  plus  le  ten^s  s'écoule,  etplus 
les  colères  boiiillotinent;  plus  les  satisfactions  données  sont  coiq'- 
plëtes  et  plus  las  passions  sont  irréconciliables.  Nous  avons  vu  nos 
contemporains  entasser  en  quelques  jours  plus  de  ruioes  que  la 
révolution  française  n'en  a  fait  en  dix  années,  et  cependant  les  me- 
neurs de  la. commune  n'avaient  pas  les  excuses  des  hommes  de  93: 
ils  ne  s'attaquaient  pas  à  un  ordre  de  choses  séculaire;  la  société 
sur  laquelle  ils  se  sont  rués  avec  une  fureur  qui  leur  a  fait  trou- 
ver le  crime  chose  naturelle  et  iûgilime  est  une  société  ouverte  de 
toutes  parts,  nivelée  jusqu'au  nis  du  sol,  désariaée  conti-e  elle- 
même,  sans  distinctions  de  classes,  sans  magistratures  puissantesi, 
sans  iafluences  protectrices,  sans  lois  rigoureuses,  une  société  où 
le  visage  sévère  de  la  religion  n'a.  pas  môme  le  privilège  du  masque 
de  croquemrtarne  sur  les  enfans,  où.  la  justice  a  consenti  à  émous- 
ser  son  àpreté,  qui  ne  connaît  aucun  genre  d'obéissauce,  où  nulle 
domination  n'a  pu  pousser  la  moindre  racine.  Quant  aux  préten- 
tions qu'ils  élevaient  sur  cette  pauvre  société,  quant  aux  tyran- 
nies qu'ils  avaient  à  lui  reprocher,  aux  bienfaisantes  institutions 
qu'ils  avaiiînt  à  leur  substituer,  ils  n'ont  jamais  pu  s'en  expliquer 
clairement,  et  il  est  douteux  qu'ils  eussent  à  cet  égard  une  ex- 
plicatio:i  quelconque  à  donner.  Ils  scmt  montés  à  l'assaut  de  portes 
ouvertes  avec  la  même  force  que  s'il  s'était  agi  d'empnrter  des 
tours  d'airain.  Ainsi  voilà,  une  société  absolument  démocratique 
qui  est  attaquée  an  nom  de  la  démocratie  comme  aucune  société 
aristocratique  ne  le  fut  jamais,  et  dans  laquelle  les  mauvaises  pas- 
sions de  l'envie,  de  la  haine  et  de  la  colère  se  sont  alimentées  des  ■ 
satisfactions  mêmes  qui  auraient  dû  les  éteindre!  Faut-il  ]-enoncer 
à  chercher  l'explication  d'une  situation  si  anormale  dans  des  causes 
morales,  pour  s'adresser  à  la  médecine,  qui  nous  apprend  que  dans 
les  maladies  nerveuses  l'agitation  est  d'autant  plus  extrême  que  Lb 
malade  est  plus  près  du  tenne  fataU 


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SIMPLES  NOTES   SUR   LA   SITUATION.  879 

Cette  situatioD  relève  en  effet  de  la  physiologie,  car  c'est  un 
fait  d'imaginatioD,  une  véritable  hailuciiiation  mystique'  qui  nous 
coudait  à  l'abîme.  Pour  nous  tous  lettrés,  la  révolution  fraoçùse 
est  chose  d'ordre  ralionoal;  paar  le  peuple,  c'est  un  fait  d'iutagtoft- 
tïou,  un  mirage  magique  où  U  voit  dlstinctemonl  un  nouveau  ciel 
et  une  nouvelle  terre  qu'il  salue  de  cris  de  joie  dans  ses  bons  jours, 
qu'il  s'irrite  de  ne  pouvoir  atteindre  dans  ses  jours  de  désespoir. 
C'est  donc  à  l'imagination  qu'il  faut  s'adresser,  et  non  à  la  raison, 
si  l'on  veut  avoir  la  clé  véritable  de  notre  périlleuse  situ^itioni 

Nos  philosophes  du  dernier  siicle  ont  mal  connu  la  nature  dft 
l'homme  en  général  lorsqu'ils  crurent  qu'il  suftisait  de  faire  appel 
à  la  raison  pour  que  l'empire  de  la  vérité  fut  à  jamais  assuré.  Hélasl 
la  raison  entre  bien  pour  une  partie  dans  la  cora>position  de  l'homme 
moral;  mais  cette  partie  n'est  tout  au  plus  qu'un  tiers  de  son  être, 
et  ce  lins  même  n'a  quelque  force  que  cliea  l'homme  élevé  au-dessus 
de  sa  nature  originelle  par  la  méditation,  l'étude  et  la  sagesse.  Nos 
philosophes  ne  s'aperçurent  jamais  de  ce  fait  si  considérable  et 
pourtant  encore  fort  mal  connu,  c'est  que  les  pensées  et  les  seit- 
timoas,  par  conséquent  l'âme  morale  de  chacun  de  nous,  sont 
déterminés  par  notre  condition.  Nous  pensons  selon  le  hasard  de 
notre  naissance;  nous  sentons  selon  notre  profession;  nous  appelons 
vérité  non  es  qui  est  vrai  en  soi,  mais  ce  qui  flatte  notre  ambition; 
nous  appelons  erreur  ce  qui  contrarie  nos  convoiiises.  Ce  qui  est 
juste,  ce  n'est  pas  pour  nous  ce  qui  est  conforme  à  la  nalure  géné- 
rale des  clioses,  c"(;st  ce  qui  est  conforme  à  la  nature  locale,  qu'on 
me  pern)eite  celte  expression,  des  circonstances  au  milieu  des- 
quelles nous  nous  agitons;  ce  qui  est  injuste,  ce  n'est  p;ts  ce  qui 
est  coiitraîrc  au  bon  ordre  des  sociétés,  c'est  ce  qui  est  contraire  à 
l'arrangement  de  notre  petit  monde.  Presque  tous  nous  avons  un 
esprit  de  paroisse,  de  clocher,  de  métier,  soit  que  nous  soyons  des 
ruminnns  rur^iux,  soit  que  nous  soyons  de  .beaux  esprits  urbains. 
Ct3tte  fatalité  est  tellement  celle  de  notre  nature,  que  les  classes 
même  qui  ont  le  plus  de  puissance  pour  y  éthappfjr.  les  aristocra- 
ties par  exemple,  eu  portent  elles-mêmes  le  poids.  Les  prétentions 
que  les  divt^rses  catr>gr>ries  d'hommes  mettent  en  avant  sont  de 
véritable:^  préjugi'^s  qui  ne  relèvent  que  fort  rai'em,;nt  de  la  raison» 
ou,  pour  parler  plus  nettement  encore,  ce  sont  autant  d'erreurs  qui 
sont  filles  de  la  passion  ou  de  l'intérêt.  Il  est  donc  imi>ossible  d'a- 
mener les  hommes  à  la  raison  et  à  ta  justice,  à  moins  de  supposer 
une  humanité  composée  d'ascètes  et  de  gymnosophistes  qui  se  soient 
élevés  au-dessus  de  toutes  les  circonstances  oii  vivent  enveloppés 
leurs  frères  plus  charnels,  parce  que,  lorsque  ces  mots  adorables 
seront  pr(Mtoucés,^chactia  les  entendra  dans  le  sens  des  raves  que  lui 


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830  BETCE   DES  DELX   MONDES. 

aura  suggérés  sa  condition,  des  ressentimens  qu'il  en  aura  gardés, 
des  espérances  qu'il  y  aura  puisées,  c'est-à-dire  dans  autant  de  sens 
erronés.  C'était  fort  justement  que  les  philosophes  du  dernier  siècle 
prétendaient  que  les  sociétés  n'avaient  jamais  été  fondées  sur  lafai- 
son.  Si  elles  avaient  dû  attendre  cette  base,  elles  n'auraient  jamais 
pris  naissance;  mais  elles  furent  établies  pour  que  toutes  ces  erreurs 
fissent  bon  ménage  ensemble,  pour  qu'une  vérité  relative  naquit  de 
leur  pondération  et  de  leur  équilibre,  et  que  l'antagonisme  forcé  de 
ces  sentimens  pleins  de  partialité  s'endormit  dans  un  esprit  d'amour, 
s'il  était  possible,  ou  sinon  de  paix  contrainte  et  imposée  par  !a  force. 

On  a  fait  appel  à  la  raison,  et  c'est  la  passion  qui  a  répondu.  lE 
n'en  pouvait  être  autrement,  puisque  en  vertu  de  sa  nature  l'homme 
ne  pense  que  selon  ce  qu'il  sent,  et  qu'il  sent  selon  la  tyrannie  du 
sort  et  ta  fatalité  de  la  condition.  L^s  hommes  n'ont  pu  se  dépouiller 
d'eux-mâmes  pour  remplir  l'attente  de  nos  philosophes,  et  cepen- 
dant les  espérances  de  la  révolution  française  étaient  de  telle  sorte 
qu'elles  ne  pouvaient  se  réalisjr  que  si  la  raison  seule  répondîdt  à 
l'appel  de  la  raison.  La  révolution  ne  voulait  pas  de  l'homme  Ima- 
ginatif, dont  elle  se  défiait  comme  Ju  créateur  de  toutes  les  super- 
stitions, elle  voulait  encore  moins  de  l'homme  des  appétits,  qu'elle 
rejetait  comme  le  complice  de  tous  les  genres  de  despotisme;  mais 
voyez  la  déception,  ce  sont  les  deux  seuls  hommes  qui  soient  accou- 
rus, en  sorte  que  l'imagination  et  l'intérêt  se  sont  chargés  comme 
devant  de  la  be,>ogue  d'une  société  dont  l'idéal  premier  les  excluait 
absolument.  Chaque  condition  a  mis  le  bien  public  dans  la  satisfac- 
tion de  ses  intérêts  propres,  et  toutes  ont  placé  le  but  à  atteindre 
dans  l'accomplissement  de  leurs  rêves. 

Si  les  philosophes  du  dernier  siècle  se  trompèrent  sur  la  na- 
ture de  l'homme  en  général,  ils  ne  soupçonnèrent  même  pas  celle 
du  peuple.  Gomment  d'ailleurs  l'auraient-ils  connue?  Fendant  les 
deux  siècles  qui  séparent  la  révolution  française  des  guerres  de  re- 
ligion, cette  àme  populaire  était  riistée  profondément  cachée,  ense- 
velie qu'elle  était  sous  les  splendeurs  de  la  monarchie.  On  avait 
oublié  entièrement  ce  mélange  effrayant  et  presque  monstrueux  de 
grandeurs  et  de  faiblesses  également  dangereuses,  de  beauté  par- 
fois divine  et  de  bestiale  misère.  On  ne  savait  pas  que  le  peuple  fait 
une  apocalypse  de  toutes  les  scènes  où  il  est  appelé  à  prendre  part, 
et  qu'il  n'y  a  que  ces  spectacles  gigantesques  qui  répondent  à  ses 
instincts.  Quand  je  vois  la  légère  sérénité  avec  laquelle  ces  hommes 
du  xviii'  siècle,  si  éclairés,  mais  de  lumières  si  froiiles,  sj  humains, 
mais  d'une  humanité  si  purgée  de  tout  atome  du  puissant  limon  dont 
nous  fûmes  formés,  évoquèrent  ce  formidable  élément,  il  me  semble 
voir  le  génie  de  la  prose  correcte,  méthodique,  fille  de  l'abstraite 

nigiUrrlbyGOOglC 


SIMPLES   NOTES   6CR   LU.   SITUATION.  S81 

intelligence,  solliciter  imprudemment  l'alliance  de  la  plus  redou- 
table poésie.  Et  la  poésie  fréiiétique  eut  bien  vite  noyé  ta  prose 
raisonnable.  Quelques  mois  ne  s'étaient  pas  écoulés  que  les  prin- 
cipes du  xviii'  siècle  étaient  devenus  absolument  méconnaissables. 
Constitutionnels,  girondins,  philosophes,  ne  com[]nreQt  plus  leurs 
propres  paroles  quand  elles  leur  revinrent  transformées  par  la  puis- 
sante sonorité  de  l'écho  populaire.  Fidèle  à  sa  nature  éternelle,  le 
peuple,  dès  h:  premier  jour,  accepta  la  révolution  comme  un  credo, 
et  fit  une  religion  de  la  transformation  politique  qu'on  te  conviait  à 
réaliser.  Révolution,  raison,  fraternité,  justice,  furent  autant  de 
mots  magiques,  autant  de  sésame  ouvre  toi,  autant  de  charmes 
contre  la  misère,  de  formules  contre  l'inégalité,  qu'il  se  prit  i  ré- 
citer avec  une  sombre  ferveur;  il  crut  à  cette  seconde  bonne  nou- 
velle comme  il  avait  cru  dix-huit  siècles  auparavant  à  la  première, 
avec  la  môme  ardeur  naïve,  la  même  foi  parfaite,  la  même  docilité 
i  mouler  son  âme  sur  le  patron  de  sa  croyance.  Il  rejeta  le  chris- 
tianisme avec  le  même  esprit  qui  le  lui  avait  fait  aimer;  il  trans- 
porta à  la  révolution  la  même  obéissance  sans  discussion  qu'il 
avait  accordée  à  la  monarchie,  et  sa  foi  sans  partage  se  plut  à  la 
revêtir  de  la  même  majesté  sacro-sainte  qu'avaient  revêtue  ses  rois 
oints  de  la  sainte  ampoule.  Quelque  chose  de  terrible  et  de  grand, 
qui  dépassait  de  beaucoup  les  horizons  du  xviii'  siècle,  apparut 
toui  à  coup  aux  hommes  de  cette  époque,  et  les  éblouit  sans  les 
éclairer.  Ils  furent  surpris  et  irrités;  ils  ne  comprirent  pas.  Un  seul, 
le  gai  girondin  Rioufle,  dans  les  mémoires  qu'il  écrivit  en  attendant 
la  mort,  qui  heureusement  ne  vint  pas,  eut  assez  de  présence  d'es- 
prit au  milieu  de  l'elTroyable  crise,  assez  de  pénétration  malgré  la 
légèreté  de  ses  principes,  pour  reconnaître,  définir  et  nommer  l'é- 
trange phénomène,  mais  sans  sa  rendre  compte  du  jour  soudain 
qu'il  ouvrait  sur  l'étemelle  nature  humaine. 

Il  nous  est  arrivé  d'écrire  ici  même,  il  y  a  quelques  années,  que 
le  peuple  étiit  toujours  de  nature  millénaire.  En  tout  temps,  eu 
tout  lieu,  il  l'a  été,  mais  nulle  part  au  degré  où  il  l'est  en  France 
depuis  89.  La  révolution  a  été  pour  lui  en  tout3  réalité  ce  grand 
jugement  des  nations  qui  devait  précéder  le  règne  des  mille  années, 
et  depuis  lors  il  attend  l'apparition  du  messie  promis  avec  une  con- 
stance que  les  plus  cruels  démentis  n'ont  pu  ébranler.  Comme  les 
disciples  de  Papias,  il  prend  toutes  les  figures  dans  le  sens  le  plus 
strict  et  le  plus  charnel,  et  accepte  toutes  les  promesses  vagues 
qu'on  lui  fait  comme  des  paroles  données.  Les  droits  métaphysiques 
le  touchent  peu,  les  bienfaits  moraux  portent  un  visage  trop  abstrait 
pour  qu'il  puisse  les  reconnaître;  quand  on  lui  annonce  la  liberté, 
il  ouvfo  les  yeux  pour  la  voir  :  quand  on  lui  parie  à' égalité,  il  étend 
■OKI  laj,  —  1871,  M 

D„;l  7,-.  1-,.  Google 


tti  UTOl  DE8   DEDX  MOKOBS. 

les  bras  pour  l'étreindre;  mais  sea  yeux  n'ont  rien  vu,  mais  ses  bras 
n'oiit  élreiut  qu'un  air  iosulisianiit:!,  et  il  se  détourne  en  grondant 
loui'deiuent.  On  lui  a  dJtt^ue  le  itgne  de  la  justice  allait  arriver,  et  II 
s'est  iiiissur  le  pas  de  saporle  pour  attendre  cet  auguste  avi^nement. 
La  justice  n'a  point  paru,  et  il  i  bt  rentré  déçu  en  criant  qu'on  la  lui 
cachait.  Cependant  il  ne  perd  pnJut  courage  :  sa  conriance  dans  cet 
avènement  promis  est  au£si  jobusie  que  son  irritation  contre  les 
intrig;Mi3  et  Jes  trompeurs  qui  l\nipëcl)CDt  de  s'accomplir.  Xi'oïs 
fois,  quatre  fois,  la  même  S(i;ne  se  renouvelle;  mais  voyez  la  mé- 
dian le  aventure  :  il  y  a  toujours  lii  quelque  magicien  malfaisant  qui 
retarde  l'arrivée  de  la  reine  ou  lui  cache  la  vue  de  son  peuple.  Alors 
l'irnUilion  grandit  avec  chaque  doceplion.  Ce  fut  d'abord  un  abat- 
tement taciturne  et  un  mutisme  soupçonneux,  puis  une  scène  de 
TÎolens  reproches  mêlés  de  m(ii;ice,  puis  une  horrible  crise  ner- 
veuse avec  accompagnement  de  lilasjiljèmcs  et  de  poings  levés  vers 
le  ciel,  puis  la  résolution  fuiiiuïc  d'un  espoir  dâsexp/r^,  s'il  nous 
est  permis  de  nous  «Kprimxr  aii.si,  et  c'est  à  celte  dernière  scène 
que  nous  venons  d'assister.  Wiiik  comment  les  années,  loin  de 
calmer  cette  agitation  bientôt  si  ciilaire,  ne  font  au  contraire  que 
lui  «Jouter  de  nouveaux  venis  tt  de  nouvelles  trombes,  ~-  voilà 
comment  la  révolution  conLiiidc  toujours  alors  qu'elle  est  depuis 
longtemps  parachevée  et  con.j.It  i.:.  Elle  ne  peut  plus  être  dans  les 
laits,  file  «et  toujours  dans  les  cli vuaux,  et  elle  y  est  d'autant  plus 
puis.'-anrmfQt  que  la  réalité  si:  irfuse  davantage  à  ses  exigences. 
L'imagination  s'est  éprise  d'un  miiage,  et  que  peuvent,  pour  luttar 
coriir«  l«s  promesses  de  cette  ilLsion,  les  biens  acquis  et  les  oasis 
découvertes? I^  terre  de  bén^dii  lii  n  tst  là,  devant  nos  yeux;  encore 
quelques  heures,  et  nous  y  touchons.  —  £t  l'on  se  met  en  marche 
par  les  di^&erts  sans  eau,  à  tri<\<  is  les  plaines  arides  où  blanclùs* 
sent  les  ossemens  des  caravan.-  qui  nous  ont  précédés,  à  travers 
les  vallées  solitaires  où  gisent  L^  ruines  des  villes  mortes  et  des 
nations  disparues. 

De  cette  disposition  millénaire  avait  découlé  tout  naturellement 
celte  croyance  que  Ja  révolution  diait  éternelle  et  invincible  comm» 
Dieu,  dont  elle  avait  pris  la  p!a<  >.'.  Elle  avait  vmncu  définitivement 
tous  ces  monstres  si  froids,  yj-...--  entrailles  devant  la  souHrance, 
sans  sympathie  devant  nos  elTori^  vt  nos  as^rations  humaines,  que 
nous,  philosoplies,  nous  nomniu  :s  nécessité,  force  des  choses,  lo- 
gique des  idées,  êtres  en  tHet  ïar.^  humanité,  et  qui  s'inquiètent  de 
nos  misèresà  peu  près  comme  II  loudie  s'inquiète  du  clocher  sur 
lequel  ella  s'abat,  ouJa  mer  des  rouiinens  qu'elle  recouvre.  Par  un 
privilège  tout  divin,  la  révolution  devait  échapper  à  ces  vicissitudes 
de  la  dur^equi  attùpieut  toutes  les  choses  de  ce  monde;  oée  tout 


SIUPLES  BOTES    SUB   l&  HTDITIOH.  ,{E(3 

.année  de  la  raison  comme  Minerve  du  cerveau  de  Jupiter,  elle  de- 
vait jouir  d'une  Jeunesse  élernelli;  que  la  lassitude  n'atteindriit  pas. 
Partout  où  elle  serait  att:iqu<^e,  elle  u'aurait  qu'à  se  montrer,  et  ses 
ennemis  seraient  disj)ersés-  rar;oui  où  ,ou  cnmploteraii,  elle  n'au- 
rait^u'à  faiie  un  (jcsie  pour  changer  en  confusion  les  trames  our- 
dies. Quaut  h  sa  beauté,  il  va  sans  dire  qu'elle  était  irrésistible,  et 
qu'en  tous  lieuj  les  peup'es,  comme  autant  de  Paris,  devaient  tom- 
ber à  ses  pieds  et  .la  d<^clarer  la  seule  f'Ouveraine  digne  de  ri^^ner 
sur  Leurs  cœurs.  La  force  suibuniaîne  de  l'&llas  Atbéoée,  la  beauté 
de  VéDuEL,  l'.acuile  d'ouïe  Je  Ja.piincei^su  Fine-Oreille,  l'esprit  délîA 
du  Tetit-Poucet,  s'unissaieut  dans  cette  personne  incomparable. 
■Bêlas  !  il , y  a  eu  un  moment  où  celle  croyance  si  caressée  a  reçu  des 
.démentis  terribles.  Cette  révolution  qui  ne  devait  pas  connaître  la 
défaite,  elle  Ctait  vaincue.  Loin  d'entendre  l'herbe  pousser  comme  la 
princesse  Fine-Oreille,  file  n'avait  pas  même  entendu  les  coups  d« 
tonnerre  redoublés  qui  lui  annonçaient  ses  futurs  désastres.  Loin 
d'égaler  le  Pftit- Poucet  en  doitériié,  el!e  était  venue  se  placer  d'elle- 
jnême  sous  !a  dent  de  l'ogre.  Loiu  de  démêler  ses  ennemis,  elle 
n'avait  fjiitprrsqnp  depuis  sdu  ori^jine  que  leur  prêter  main-forte  et 
û:apper  ses  vérité. blés  :tmis.  Enûn,  dernière  déception,  la  plus  dou- 
Joureuse  rie  Unîtes,  elle  se  croyait  aiiiiée,  et  i)  lui  lallait  reconnaître 
,que  les  seriUuicns  qu'elle  inspirait  universellement  étaient  -fort  dif- 
terens  de  ceux  de  l'^'orailon.  La  di^uepiion  a  été  douloureuse  pour 
nous  tous,  mais  elle  a  dû  être  terrible  h  un  degré  que  bous  ne 
.soupçonaons  p.as  dans  ces  rf';gioiis  où  l'on  vit  de  coollaiice,  où  l'on 
ignore  .les  dilT 'rens  dcgrijs  de  .puissauce  et  les  limites  des  choses.  Il 
iaut  Être  jubte  envers  tuus,  même  envers  la  triste  commune,  et  on 
De  peut  méconnaître  que  le  sentiment  qui  a  donné  Xorce  et  surtout 
Appui  .à  ce  inicuvemenl,  c'est  l'iiïaiement  produit  par  cette  décep- 
tion. Hélas!  pillé  au  nom  de  la  justice  même  :  la  révolution,  ce 
n'est  pour  nous  qu'une  grande  expérience  politique  Jnanquée,  mail 
jJOur  le  peuple  c'est  une  religion  qui  tombe. 

Pour  réBumcren  quelques  mots  tout  ce  qui  précède,  voici  l'en- 
posénet  du  notre  Mtuation  :  une  révolution  qui  nepeut  jilus  avancer 
d'un  seul  pas  et  qui  ne  peut  plus  nous  fournir  aucune  ressourça 
pour  nous  protéyer  contre  les  fiireuis  qu'elle  déchaîne;  une  consti- 
tution de  société  J'int  la  mobilité  est  nécessairement  la  loi,  puis- 
qu'elle est  démocratique,  et  qui  ne  peut  plus  rien  accorder  à  la 
jQobiUté  sous  peine  de  se  suicider  violemment;  eniin  un  peuple 
^âont l'imagination  est  Jiantée  par  un  fantôme,  st  j]ui  nous  demande 
.ftTAC  frénésie  de  faire  marcher  cette  révolution  condamnée  désoF- 
jnûs  k  nestf  r  immobile.  Une  telle  situation  dasts  toutes  les  langues 
jlujQOude  s'appelle  ujaeimpat:se.  CujiuQentiAire{tflur.aQ  «ortif? 


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SSA  RBTDE   i)ES   DEUX   MONDES. 

Plus  triste  que  cette  situation  elle-même  est  l'élnt  moral  dans 
lequel  elle  nous  laisse.  La  révolution  n'était  une  religion  que  pour 
le  peuple  sans  doute;  cependant  elle  faisait  une  très  grande  partie 
de  la  vie  morale  de  notre  nation,  même  dans  les  classes  les  plus 
éclairées.  Tous  nous  vivions  partiellement  de  ses  espérances  :  si 
les  racines  de  l'arbre  paraissaient  à  quelques-uns  plonger  dans 
un  terrain  aride  et  ingrat,  ceux-là  espéraient  arriver  à  changer  la 
nature  de  ce  maigre  sol  par  des  transports  de  bonnes  terres  et  de 
riches  engrais;  d'autres,  sans  rien  espérer  de  l'arbre  en  lui-même, 
comptaient  avec  assurance  sur  le  succès  d'une  opération  de  gref- 
fage intelligemment  faite  pour  obtenir  les  fruits  savoureux  que  la 
sève  à  la  fois  rare  et  corrosive  du  xtiii*  siècle  ne  pourrait  jamais  à 
elle  seule  lui  donner;  d'autres  enfin  se  raccrochaient  à  telle  ou  telle 
branche  dont  le  feuillage  plus  touffu  contrastait  avec  la  slérilité 
des  rameaux  voisins.  Celui-ci  se  consolait  de  voir  rester  si  malingre 
le  principe  de  liberté  en  contemplant  la  santé  robuste  du  principe 
d'égalité;  celui-là  se  contentait  de  ce  certain  e-sprit  vague  d'huma- 
nité qui  nous  distingue  comme  tenant  lieu  de  la  fraternité  absente. 
J'accorde,  —  comme  le  veut  une  opinion  inflexible  chez  quelques 
personnes  et  admise  sans  discussion  par  une  foule  trop  affairée 
pour  avoir  le  temps  de  peser  la  portée  de  ses  n.égations,  —  que 
nous  avons  perdu  sans  retour  toute  foi  en  cette  monarchie  et  en 
cette  église  dont  les  œuvres  séculaires,  tout  entamées  qu'elles  sont, 
constituent  néanmoins  le  meilleur  de  ce  qui  nous  reste;  mais  an 
moins  à  défaut  de  cette  foi  nous  avions  la  révolution  française.  Elle 
ne  remplissait  point,  il  est  vrai,  fort  étroitement  nos  âmes,  elle  y 
lùssaît  des  vides  assez  nombreux  pour  que  bien  des  hôtes  pussent 
s'y  loger;  cependant  elle  suffisait  pour  occuper  eu  partie  nns  intel- 
ligences et  satisfaire  nos  imaginations.  Si  tout  cela  fait  défaut,  qui 
donc  en  France  pourra  se  vanter  de  posséder  Une  vie  moraleî  qui, 
si  ce  n'est  quelques  milliers  de  chrétiens  obstinés  qui  n'ont  pas  be- 
soin de  la  révolution  parce  qu'ils  la  retrouvent  dans  la  religion,  et 
quelques  centaines  de  philosophes,  c'est-à-dire  d'hommes  dont  les 
principes  existaient  longtem[>8  avant  que  la  révolution  fût  née,  et 
subsisteront  encore  lorsque  son  nom  sera  depuis  longtemps  effacé 
de  la  mémoire  humaine. 

Aht  s'il  est  quelque  part  quelque  révolutionnaire  dont  l'àme  soit 
susceptible  d'autres  flammes  que  des  flammes  desséchâmes  de  l'am- 
bition, d'autres  émotions  que  des  flévreuses  émotions  de  la  rauque 
dispute,  il  me  semble  que  celui-là,  dans  ses  heures  de  patriotique 
tristesse,  peut  s'écrier  :  «  0  heureux  ceux  qui  sont  morls  en  pleine 
restauration  ou  après  juillet  18S0I  Ceux-là  ont  pu  s'endormir  en 
toute  conflance  et  arec  leurs  illusions  entières.  Et  heureux  aussi 


■  Google 


SIMPLES    NOTES    SUR    LA    SITUATION.  835 

ceux  qui  sont  morts  après  Waterloo  !  Le  deuil  dont  leur  âme  fut  as- 
sombrie ne  Hétrit  p.is  leur  foi,  et  ce  deuil  lui-même  fut  au  moins 
consolé  i>ar  la  perspectiye  d'une  paix  brillante  et  féconde  et  l'es- 
poir d'une  concorde  durable,  n 

11. 

Si  le  révolutionnaire  mélancolique  et  sensible  dont  je  viens  de 
supposer  l'existence  joint  à  ces  aimables  qualités  une  toute  petite 
dose  de  cette  bonne  foi  qui  est  la  mère  des  salutaires  inquiétudes 
de  conscience,  il  me  semble  qu'à  ces  deux  interjections  il  pourrait 
encore  ajouter  celle-ci  :  «  mais  plus  heureux  que  ces  deux  hommes 
est  celui  qui  a  pu  s'endormir  dans  l'éternité  en  se  disant  :  Je  n'ai 
participé  à  février  ISj^S  ni  de  fait  ni  d'intention;  ah  I  que  la  terre 
doit  être  légère  à  celui-là,  et  que  ses  os  doivent  mollement  repo- 
ser I  n 

La  date  à  jamais  néfaste  de  février  18A8,  voilà  le  point  de  di^part 
véritable  de  nos  malheurs;  ce  fut  dans  la  plus  stricte  réalité  le  Wa- 
terloo intérieur  de  la  Fiance.  Ce  jour-là,  la  révolution  fjançaise  fut 
véi'itablement  vaincue  par  son  tnomphe  même,  car  ce  jour  com- 
mence l'ère  de  sa  phase  descendante  et  de  ses  déviations.  Jusqu'a- 
lors l'histoire  de  la  révolution  française  était  claire  et  parfaitement 
intelligible.  C'était  bien  toujours,  il  est  vrai,  un  phénomène  exces- 
sif; mais  les  phases  de  ce  phénomène  s'étaient  déduites  en  droite 
ligne,  avec  logique,  avec  suite;  la  révolution  tenait  encore  dans  les 
grandes  routes  de  la  nature  et  du  sens  commun.  A  partir  de  février 
1848  s'ouvre  pour  elle  une  carrière  d'aventures  excentriques  où 
elle  se  lance  sans  pouvoir  dire  ni  où  elle  va  ni  ce  qu'elle  veut,  et 
en  brisant  le  trAne  de  juillet  elle  perd  le  seul  moyen  qui  lui  restât 
de  S3  sauver,  de  durer  et  peut-être  de  grandir  encore. 

Les  sociétés  ne  se  comportent  pas  autrement  que  les  individus. 
Il  leur  faut  longtemps  pour  grandir,  longtemps  pour  faire  l'appren- 
Ussage  de  leurs  forces  et  pour  s'assurer  qu'elles  pourront  vivre; 
seulement  ce  temps  d'éducation  et  de  croissance,  qui  se  compte  par 
umées  pour  l'individu,  se  compte  par  siècles  pour  les  sociétés.  Que 
de  soins,  que  de  sollicitude  prudente  ne  faut-il  pas  pour  les  con- 
duire jusqu'à  l'adolescence;  quelles  longues  générations  de  précep- 
teurs dévoués,  ingénieux  et  savans  pour  faire  leur  éducation  I  Plus 
que  toute  autre,  la  jeune  société  issue  de  la  révolution  avait  besoin 
de  tous  ces  appuis.  Sa  naissance  avait  été  sanglante  et  douloureuse 
à  l'excès,  l'enfant  s'échappait  avec  peine  des  flancs  d'une  mère 
épuisée  par  une  trop  longue  fécondité;  alors  un  chirurgien  de  génie 
l'avait  délivré  en  renouvelant  la  célèbre  opération  césarienoe,  et 

nigiUrrlbyGOOglC 


SSe  BETCe  DES   DEUX   HO^CDES. 

au  risque  lïe  tuer  la  mèrc^  qui  dut  en  partie  la  vie  à  Ta  soTfîcitlrdc- 

bienveillante  qu'elle,  inspirait  aux  voisins  parmi  I-squela  elle  avait 
si  longtemps  vécu.  L'enfent  ainsi  sauvé  par  miracle  avait  beau- 
coup à  faire  pour  dissiper  les  préventions  qn'insp'raiï  sa  physio- 
nomie ardente,  mais  furouclie  :  on  le  trouvait  taquin,  exigeant, 
méchant  à  l'occasion,  et  on  ne  se  gênait  pas  pour  le  dire;  mais  la 
protection  de  sa  mère  le  couvrait  encore;  elle  avait  n^pandu  tant 
d'éclat,  semé  tant  de  bienfaits,  reçu  tant  d'hommage-î,  elle  était  si 
riche  de  nobles  souvenirs,  elle  tennit  une  si  grande  place  dans  la 
jaémoire  des  hommes,  qu'on  pardonnait  aisément  à  son  rejeton. 
Cette  société  acceptée  avec  tant  de  peine  et  après  de  si  violentes 
disputes  avait  à  prouver  qn''elie  pO!ivait  vivre,  que' les  pronostics' 
fâcheux  de  sa  naissance  étaient  de  pures  superstitions,  qne  les  dan- 
gers menaçans  qu'elle  avait  lait  courir  à  l'ordre  politique  européen,, 
que  l.'S  outrages  qu'elle  avait  Tiit  subir  h  l'ordre  moral  de  nos 
antiques  civilisations  n'iHaient  apnNs  tout  que  les  brusqueries  légi- 
times d'un  enfant  qui  croit  qu'on  veut  lui  ravir  la  luiuière  et  l'air, 
et  qui  joue  des  poings  pour  ne  pas  se  laisser  priver  de  ces  bîens' 
précieux,  mais  qui,  une  fois  ras^ur^  retrouvera  le  calme  et  le  sang- 
froid.  H  lui  fallait  vivre  avec  sagesse  pDur  dissiper  ces  préven- 
tions, rassembler  et  diïvelopper  ses  forces,  foutler  sa  richessft 
future  et  ses  futurs  moyens  de  défense,  surtout  pour  se  créer  ce 
bénéfice  du  temps,  plus  préci'îux  que  les  plus  belles  conquêtes, 
et  sans  lequel  il  n'est  point  d'établissement  dr-finitif.  Une  société 
qui  a  vécu  deux  on  trois  siècles  sans  que  son  existence  îût  été 
sérieusement  mise  en  question  est  une  socïéti'.  à  peu  près  iné- 
branlable, l'habitude  lui  cn'e  dt-s  titres  au  respect  que  toutes  les 
ambitions  du  monde  n'oseront  jamais  violer  ouveitement:  maislors'- 
qu'une  société  se  remet  périodiquement  en  question,  à  de  courtes 
distances,  l'habitude  ne  peut  se  fonder,  parce  que,  l'espèce  de 
prescription  par  laquelle  elle  .s'acquiort  ne  pouvant  jamais  être 
atteinte,  cette  interruption  périodique  laisse  toujours  l'avenir  in- 
certain. Enfin  une  société  n'est  fondée  réellement  que  lorsqu'elle 
s'est  créé  des  mœurs  conformes  à  ses  principes,  parce  qu'alors 
elle  a  pris  corps  et  chair,  que  ses  désirs  sont  devenus  faits,  et 
que  ses  idOes,  après  avoir  triomphé  d-;  tous  les  dïssolvans  de  la 
discussion  et  de  l'a  critique,  se  sont  incarnées  en  coutumes.  Four 
s'établir  d'une  manière  inattaquable,  il  fallait  donc  la  durée  à  II 
révolution,  et  la  dui'ée  elle  ne  pouvait  l'obtenir  qu'en  consentant 
à  se  fixer  dans  un  moyen  terme  où  elle  trouverait  son  équilibre; 
sa  politique  pendant  un  siècle  au  moins  devait  être  le  repos  à  ou- 
trance, ta  pwx  à  outrance.  —  Condition  impossible,  nous  dira-(-on 
peut-être;  comment  obtenir  d'un  peuple  aussi  mobile  et  aussi  re- 


,  Google 


SlirPLeS  BOTÎS   SCH    IÀ    SmiATION.  887 

belle  que  le  peuple  français  ce  long  repos  d'un  sîècIeT  A  cela  nous 
rtpontfrons  que  la  nature  n'a  nul  souci  de  savoir  si  le  peuple  îr^a- 
çais  est  ou  n'est  pas  mobile,  et  que  la  logique  des  choses  veut  que 
ses  lois  sor^nt  exécutées,  que  ces  lois  nous  plaisent  ou  non.  La 
sagesse  d'une  nation  consista  précisément  à  reconnaître  qui-lles 
sont  les  conditions  qui  lui  sont  nécessairement  imposées  par  les 
circonstances  de  son  origine  et  de  son  âge,  le  caractère  de  ses  éTé- 
mena,  et  à  s'y  conformer;  mais,  si  par  hasard  elle  refuse  d'obéir 
à  ces  lois  parce  qu'elles  contrarient  ses  passions  et  qu'elle  pré- 
ftre  en  établir  d'arbitraires  qui  llalleront  davantage  ses  ca  rtces, 
ces  lois  nécessaires  n'en  receviont  pas  moins  leur  exécution,  dût 
tout  un  peuple  leur  être  contraire.  Les  puissances  m4tT physiques 
qui  gouvernent  le  monde  n'ont  rien  à  craindre  des  muItituHet  hos- 
tiles :  il  n'y  a  pas  de  minorité  factieuse  qui  puisse  les  intimider,  ni 
de  majorité  dont  l'ordre  leur  fass.;  sn^penire  leurs  résolutions. 

En  renversant  le  trône  de  jnill  .'l,  la  révolution  frari;.,iise  su  retira 
donc  à  la  fois  toute  sécurité  et  tout  moyen  d'alTermissement.  Elle 
agit  à  peu  près  avec  la  prudence  d'un  homme  qui,  pour  assurT  à 
son  action  plus  de  liberté,  commencerait  par  se  retrancher  le  loît 
qui  abrite  sa  tête  et  le  plancher  qui  soutient  ses  pieds.  Elle  avait 
cause  gagnée  aua  yeux  du  ninn^fe,  elle  se  remit  volontnirement 
en  question;  les  hostilités  qu'elle  avait  soulevées  étaient  les  unes 
éteintes,  les  autres  endormies,  elle  re.'^suscita  les  premières  et  ré- 
veilla les  secondes;  les  contm'Hciîniis  et  les  critiques  qu'elle  avait 
eu  à  subir  s'étaient  usées  h  force  de  se  répéter  ou  s'étaient  tires  k 
force  d'être  démenties,  elle  leur  donna  raison  rétrospective  m  eut  et 
leur  rendit  une  valeur  en  quelque  sorte  posthume.  Dans  la  vie  nVlle, 
nous  taxi'rions  d'insensé  l'homme  qui ,  sous  prétexte  dfe  rester  fidèle 
k  son  origine,  voudrait  revenir  à  son  point  de  départ  en  se  privant 
de  tous  les  bénéfices  acquis  depuis  le  moment  où  ïl  se  serait  mis  en 
route;  c'est  cependant  k  peu  prés  ainsi  qu'agit  la  révob.  tîon  fran- 
çaise lorsque  pour  la  seconde  fois  elle  proclama  hi  république, 
morte  jadis  sans  avoir  éveillé  un  seul  regret.  Cette  origine,  dont 
elle  se  rapprocha  tout  à  coup  si  violemment,  la  prudence  cepen- 
dant loi  aurait  conseillé  de  laisser  au  temps  le  soin  de  l'enibellir 
par  ces  procédés  de  transformation  dont  il  partage  le  secret  avec  I& 
distance.  Le  temps  aurait  adouci  de  ses  teintes  délicates  l's  cou- 
lenrs  trop  cruQs,  attendri  ce  qui  était  trop  violent,  changé  en  mé- 
lancolie ce  qui  était  amertume;  toirt  ce  qui  était  crime,  il  l'aurait 
elTacé;  tout  ce  qui  était  vertu,  il  l'aurait  au  contraire  fait  resplen- 
dir. Ajoutez  enfin  que  toute  société  issue  d'une  révolution  a  le  plu* 
^nd  intérêt  non-seulement  k  faire  oublier  ses  origines,  mais  à 
s'en  éloigner  le  plus  possible,  car  pendant  qu'elle  ea  est  encore 

nigiUrrlbyGOOglC 


888  REVUE  DES   DEt'X   MONDES. 

trop  près,  elle  est  touiour<i  menacée  par  les  passions  mêmes  qui 
lui  ont  donné  naissance;  elle  se  sent  à  leur  merci,  sans  autorité  lé- 
gitime pour  !es  réprimer,  sans  logique  pour  leur  ri^pondre.  Une  so- 
ciété révolutionnaire  doit  être  immanquablement  renversée  par  la 
révolution,  si  elle  ne  manœuvre  pas  de  façon  à  se  rendre  légitime 
à  son  tour,  et  elle  ne  peut  se  rendre  légitime  que  par  le  bénéfice 
de  la  durée.  S'il  eût  été  dans  l'essence  de  la  révolution  française 
de  posséder  quelque  sagesse,  son  instinct  lui  aurait  dit  qne  la  con- 
servation devait  être  son  unique  souci,  et  le  parti  républicain  n'au- 
rait jamais  existé  en  France. 

Même  à  l'heure  oii  nous  sommes,  il  peut  sembler  paradoxal  de 
dire  que  le  moyen  terme  de  juillet  1830  était  la  dernière  planche 
de  salut  pour  la  révolution  française,  et  cependant  r:en  n'est  plus 
vrai.  Celait  la  dernière  planche  de  salut,  car  l'établissement  de 
juillet  méritait  à  peine  le  nom  de  moyen  terme,  tant  il  confinait  au 
radicalisme.  Au  fond,  qu'avait  fait  la  révolution  en  1S307  Elle  avait 
rompu  cet  équilibre  qui  doit  toujours  exister  entre  les  différentes 
parties  d'une  socic'té,  cet  équilibre  que  la  restauration  avait  mer- 
veilleusement représenté  dans  ses  bons  jours,  et  qu'elle  seule  était 
capable  de  maintenir.  Elle  avait  porté  la  société  tout  entière  sur 
on  seul  point  d'elle-même,  comme  un  conquérant  rjui  transporte- 
rait tous  les  habitans  d'un  royaume  dans  une  seule  province.  Elle 
avait  éliminé  tous  les  élémens  qui  n'étaient  pas  strictement  siens, 
et  s'était  réduite  à  ses  propres  ressources.  La  substitution  de  la  ré- 
publique k  la  monarchie  ne  changeait  rien  aux  conditions  essen- 
tielles qu'elle  s'était  créées  en  juillet  1830.  Qu'était  cette  substitu- 
tion en  eiïet?  Un  changement  dans  le  nom  de  la  forme,  non  dans  les 
choses.  En  passant  de  la  restauration  à  la  monarchie  de  juillet,  la 
société  française  avait  subi  un  changement  considérable,  aussi  con- 
sidérable qu'il  y  en  ait  dans  l'histoire  d'aucun  peuple;  mais  en  pas- 
sant de  la  monarchie  de  juillet  à  la  république  elle  se  retrouvait 
dans  la  même  situation  que  la  veille;  il  n'y  avait  rien  de  changé  en 
France,  sinon  qu'elle  contenait  quelques  Français  de  moins.  La 
monarchie  constitutionnelle  de  1830,  n'ayant  pouvoir  et  action  que 
par  les  parties  démocratiques  de  la  société,  n'était  donc  autre  chose 
que  la  république  avec  un  frêle  garde-fou  pour  préserver  contre 
l'abtme.  Le  mot  de  Lafayette  montrant  Louis- Philippe  au  peuple  : 
«  voilà  la  meilleure  des  républiques,  »  était  mieux  qu'un  mot  de  po- 
litique désireux  de  dorer  la  pilule  pour  faire  accepter  ses  projets; 
c'était  un  mot  de  philosophe  qui  constate  le  caractère  vrai  d'une 
situation.  Substituer  la  république  au  gouvernement  de  Louis-Phi- 
lippe, ce  n'était  rien  faire  absolument  qu'une  puérile  simpIificaUon 
de  forme.  Le  bon  sens  populaire  ne  s'y  trompa  point,  et  refusa  da 


SIMPLES   HOTES   SUB   LA   SITtlATIOX.  889 

croire  qu'une  pareille  conquête  valût  le  Jeu  si  sérieux  d'une  rtivolu- 
tion.  Puisqu'on  s'ist  décidé  à  renverser  un  gouvernement,  il  faut 
qu'il  y  ait  à  cela  une  cause  importante,  pensa-t-îl,  et  celle  cause 
importante,  ce  doit  nécessairement  être  nous.  Si  les  nunies  éléiiiens 
doivent  gouverner,  à  quoi  bon  une  révolution,  puisqu'ils  gouver- 
naient déjàî  J'oserai  dire  qu'il  y  eut  un  certain  degré  de  force  dans 
ta  logique  instinctive  qui  poussa  le  peuple  ^  l'insurrection. 

Eh  quoil  me  dira-t-on,  pourrez-vous  nier  que  février  1858  ne 
•oit  un  développement  nouveau  de  la  révolution?  et  le  suffrage  uni- 
versel, n'est-ce  donc  pas  une  conquête  de  la  démocratie?  Le  suffrage 
tmiversel,  voilà  en  elïet  la  grande  innovation  de  18A8;  elle  est  pré- 
cieuse, car  c'est  ce  que  la  révolution  française  pouvait  inventer  de 
plus  efficace  pour  se  détruire.  En  proclamant  le  suffrage  universel, 
elle  a  fait  l'action  la  plus  impolitique  ou  la  plus  généreuse  du 
monde,  car  ou  bien  elle  a  placé  des  armes  entre  les  mains  di;  ses 
ennemis  sans  savoir  ce  qu'elle  faisait,  ou  bien  elle  a  eu  l'intention 
d'abdiquer  en  faveur  de  la  nation  et  de  s'en  remettre  enfin  à  ses  dé- 
cisions. L'action  généreuse  n'ayant  point  été  dans  ses  intentions, 
reste  l'action  impolitique;  mais,  impolitique  ou  gt'néreuse,  cette 
action  n'en  devait  pas  moins  tourner  contre  elle;  c'était  son  suicide 
qu'elle  df^cidait.  Elle  détruisait  ainsi  la  domination  exclusive  qu'elle 
s'était  assurée  en  juillet  1830,  puisqu'elle  reconnaissait  des  droiis  à 
tout  ce  qui  n'était  pas  elle,  et  qu'en  conséquence  elle  déclarait  apte 
à  ta  renversiT  ou  à  lui  succéder  tout  élément  qui  pourrait  s'assurer 
du  nombre.  Ce  n'est  point  ce  qu'elle  voulait  faire,  mais  la  logique 
est  inexorable,  et  les  faits  se  chargèrent  bientôt  de  le  lui  démontrer. 
Chacun  des  élémens  qui  composent  la  société  parla  non  plus  pour  les 
intérèis  de  la  république,  mais  pour  les  siens  qu'il  avait  seul  mis- 
sion de  défendre.  Les  déceptions  se  multiplièrent,  et  alors  on  vit  ce 
spectacle  étrange,  le  suffrage  universel  attaqué  et  nié  pnr  le  seul 
parti  qui  l'ait  jamais  réclamé.  Tardives  récriminations!  patere  le~ 
gem  quant  ipse  fen'tli,  c'est  l'axiome  irréfutable  par  lequel  on  ré- 
pondra toujours  aux  partis  qui  auront  forgé  des  armes  qui  se  re- 
tourneront contre  eux-mêmes.  Vous  aviez  mis  en  avant  le  suffiage 
universel,  non  parce  que  vous  lui  reconnaissiez  ta  valeur  d'un  prin- 
cipe, mais  parce  qu'il  vous  paraissait  la  plus  meurtrière  des  ma- 
chines de  guerrt!;  votre  bélier  sape  votre  propre  forteresse  et  vous 
punit  de  votre  tactique  en  la  retournant  contre  vous,  cela  est 
toute  équité  et  justifie  la  Providence.  C'était  le  gouvernement  de 
juillet  qui  était  révolutionnaire  en  ne  s'adressant  pas  au  suffrage 
universel,  et  c'est  vous  qui  avez  été  réactionnaires  sans  le  savoir 
en  le  proclamant.  Ainsi  même  dans  ce  qu'il  a  fait  de  plus  fa- 
vorable en  apparence  à  la  révoIutioD,  1848  t'a  fait  encore  dévier 


■  Google 


800  KETTE  DES  DEUX  K0NDE8. 

de  sa  ligne  de  conduite  logique,  et  Ta  remise  à  la  protection  diQ 
hasard. 

Cependant  la  déviation  la  plus  ^orme  fut  dans  ta  manière  dont 
le  mot  démocratie  devait  être  entendu  en  France.  On  sait  com- 
ment le  second  empire  sortit  da  suffrage  universel  inauguré  par 
la  république.  Rien  n'était  plus  logique,  et  je  n'ai  jamais  bien  pu 
co:np.*eniïre  l'opposition  violente  des  républicains  au  gouvernement 
de  Napoléon  111.  It  nous  aurait  semblé  au  contraire  que  la  démocratie 
entendue  à  la  façon  impf^nale  devait  être  le  but  de  leurs  désirs,  car 
sans  cila  i  qiiel  pro;)OS  renverser  le gonvern ornent  de  Î.onis-Philippeî 
Je  ne  connais  en  effet  que  âiux  manières  d'entendre  la  démocratie  i 
ou  bien  la  démocratie  est  constituée  par  la  direction  perptHuellemert 
changeante  des  classes  moyennes,  ou  bien  elle  est  constituée  par  le 
pouvoir  d'un  souveraiu  qui  pèse  également  snr  tous.  !l  y  a  bien  une 
troisiè  lie  forme  de  démocratie,  le  pouvoir  théocraiique,  la  répu- 
blique telli!  qu'eîle  exista  chez  les  Juifs  de  Moïse  à  Saii),  telle  qu'elle 
fui  instituée  par  Calvin,  méditée  par  Knox,  appliqu-'e  par  les  fonda- 
teurs de  la  Nouvelle-Angleterre,  c'est-à-dire  l'homme  libre  sous  la 
monarchie  invisible  de  Dieu;  mais  par  ce  temps  de  Caiissidière  et 
de  Sobrier  ce  n'était  pas  cette  démocratie  qui  préoccupait  les  es- 
priis,  pas  pins  qu'elle  ne  les  préoccupe  par  ces  jotu'S  de  Raoul  Hi- 
gault  et  de  Ferré.  11  faut  donc  s'en  tenir  aux  deux  premières  :  or 
nous  venons  de  voir  que  la  monarchie  de  juillet  ét:iit  aussi  près  de 
la  république  que  possible,  si  elle  n'était  pas  la  république  même. 
L'j  peuple  français  conclut  avec  raison  que,  puisqu'on  n'avait  pas 
voulu  du  pouvoir  de  Louis-Philippe,  on  ne  pouvait  pas  vouloir  da- 
vantage de  la  république,  les  deux  gouvememens  ayant  etactenient 
la  même  manière  de  comprendre  la  démocratie.  Il  fullait  donc  de 
toute  nécessité  avoir  recours  à  la  seconde  interprélation,  à  celle 
qui  fut  autrefois  inventés  par  le  plus  intelligent  d  ;  tons  les  hommes, 
Jules  César,  et  ressuscitée  dix-huit  siècles  plus  tard  par  un  homme 
de  race  italienne  qui  en  avait  le  secret  dans  le  sang,  et  qui  sot  la 
fondre  avec  génie  dans  les  traditions  monarchiques  de  la  France. 

Je  sais  bien  que  le  peuple  en  général,  surtout  le  peuple  socialiste, 
ne  l'entendait  ni  de  cette  manière,  ni  de  cette  autre;  mais  c'est 
tant  pis  pour  les  doctears  qui  se  sont  chargés  de  faire  son  édaca^ 
tion  politique,  et  qui  lui  ont  donné  des  idées  si  peu  nettes  des 
choses.  Pauvre  peuple  !  l'éducation  politique  qu'il  reçoit  ne  Tant 
pas  mieux  la  plupart  du  temps  que  l'éducation  d'un  chimiste  qui 
serait  faite  de  nos  jours  par  un  chercheur  de  la  pierre  philosophale, 
ou  l'éducation  d'un  astronome  pamo  partisan  de  l'astrologie.  Qu'on 
lui  enseigne  que  la  société  française  est  une  société  essentiellement 
démocratique,  on  lui  enseignent  nn  fait  de  toute  évidence;  mais 


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SIUPLFS  NOTE*  Ttm    [A    9ITDAT10N.  86F 

qu'on  lui  enseigne  que  la  république  est  le  gouvernement  naturel  de 
la  démocratie,  on  lui  enseignera  un  fait  de  toute  fausseté.  Ce  n'est 
pas  la  république,  c'est  bien  plutôt  la  monarchie  qui  est  le  gouver- 
nement naturel  aux  dém'îcraties.  Laréitubliqueestunedes  plus  no- 
bles forniiîs  de  gouvernement  qui  oxi-;tent,  peut-être  la  plus  noble; 
mais  elle  est  par  excellence  la  furuic  politique  propice  aux  aris- 
tocraties, mie  est  d'essence  tellement  aristocratique  qu'on  peut  pré- 
dire que  dans  tout  pays  démocratique  où  elle  s'établira,  ou  bien  elle 
aboutira  au  bout  d'un  temps  plus  ou  moins  long  à  une  oligarchie 
très  sévèrement  exclusive,  ou  bien  elle  sera  renversée  par  le  peuple, 
qui  lui  substituera  la  monarchie.  Ce  doiibL-  fait,  qui  se  risproduit 
invariablement  dans  l'histoire  d^s  républiques,  et  qui  ne  peut  pas 
ne  point  se  reproduire,  car  il  est  d  ins  la  nature  fatale  des  choses, 
se  laisse  lire  surtout  en  caractères  d'une  précision  toute  classiqae 
dans  la  double  histoire  de  Venise  et  de  Florence.  A  Venise,  la  répu- 
blique a  reposé  longtemps  sur  des  baises  toutes  démocratiques;  ce- 
pendant, par  te  seul  jeu  des  institutions,  cette  démocratie!  s'usa, 
de  siècle  en  siècle,  et  finit  par  aboirtir  au  coup  d'état  nocturne  qui 
élimina  des  magistratures  de  la  ri*piib'ique  les  trois  quarts  des  ci- 
toyens. ,\  Florence,  le  fait  contraire  a  lieu,  le  peuple,  soupçonneux 
comme  l'est  le  nôtre,  ne  croit  jimais  h  démocratie  assez  protégée, 
et  procède  par  larges  voies  d'exclusion;  il  use  trois  ou  quatre  cou- 
ches successives  d'aristocraties  afin  de  rapprocher  de  plus  en  plus 
la  républifiue  de  ses  rangs;  il  use  et  pro'^crit  d'abord  l'aristocratie 
militaire  d'origine  germanique,  pui.^  la  noblesse  citoyenne  d'origine 
plus  strictement  florentine,  puis  colle  des  haut's  classes  mnyen;ies, 
les  Albizzi.  Qiiand  il  a  successivement  tout  éliminé,  comme  il  ne 
reste  plus  rien  que  lui,  alors  il  s'élimine  à  son  tour,  et,  embarrassé 
qu'il  est  de  lui-même,  il  remet  le  pot  Is  de  son  propre  fardeau  sur 
les  épaules  des  Môdlcis.  Dans  les  Provinces -Unies,  société  démo- 
cratique s'il  en  fut,  le  peuple  n*a  jamiis  pu  supporter  la  répu- 
blique, et  toutes  les  fois  qu'elle  y  a  dominé^  il  a  toujours  conspiré 
pour  remettre  le  pouvoir  aux  héritiers  de  la  maison  d'Orange.  En 
Angleterre,  le  parti  républicain  ne  fut  jamais  populaire;  c'est  le 
parti  whig,  exclusivement  composé  des  élémens  les  plus  oligarchi- 
ques de  la  nation.  L'exemple  le  plus  frappant  peut-être  de  l'anti- 
pathie naturelle  au  peuple  pour  la  république,  c'est  un  des  plus 
anciens,  celui  de  Rome,  La  république  romaine  n'était  point  exclu- 
MVement  aristocratique  :  c'était  un  véritable  gouvernement  mixte 
où  les  divers  élémens  sociaux  avaient  été  pondérés  avec  une  sagesse 
admirable.  Ce  fut  dans  l'ordre  des  républiques  ce  que  le  gouver- 
nement anglais  est  dans  l'ordre  des  monarchies;  pourtant,  même 
sous  cette  forme  mixte,  où  tons  ces  droits  étaient  garantis,  où  îlpor- 

D„j,i7<-,ib,.GoogIc 


892  REïCE   DES   DEUX   MONDES. 

sédait  ses  magistratures  propres,  la  république  fut  toujours  pesante 
au  peuple,  et  il  n'eut  de  soulagement  à  l'antipalbie  qu'elle  lui  in- 
spirait que  lorsqu'il  eut  créé  Vimperalor.  Je  n'insiste  pas  sur  le  ca- 
ractère à  la  fois  théocralique  et  «ligarchique  de  la  Genève  de  Cal- 
vin. Restent  les  Ëtats-Unis,  le  grand  argument  des  théoriciens  qui 
voient  dans  la  république  la  forme  naturelle  à  la  démocratie.  Je 
pourrais  faire  remarquer  d'abord  que  cet  exemple,  fût-il  heureuse- 
ment choisi,  ne  détruirait  aucun  des  précédens;  mais  il  se  trouve 
que  cet  exemple  lui-môme  confirme  l'universelle  expérience  de 
l'histoire.  Dans  les  états  du  sud,  jusqu'à  nos  jours,  la  république  a 
été  une  aristocratie  aussi  véritable  qu'il  y  en  ait  eu  chez  aucun 
peuple,  aristocratie  d'origine,  de  fait,  de  principe  et  de  mœurs.  Les 
étals  du  nord  sont  démocratiques,  mais  cette  démocratie  a  eu  pour 
fondement  le  terrible  élément  du  calvinisme,  et  qui  ne  sait  ce  que 
cet  élément  a  donné  de  régularité  méthodique  et  de  discipline  vo- 
lontaire au  peuple  américain?  Une  seconde  cause  s'est  unie  à  cette 
première  pour  assurer  l'avenir  de  la  démocratie  du  nord  :  la  pré- 
dominance exercée  pendant  deux  siècles  par  les  populations  rurales 
aux  mœurs  simples  et  fortes  sur  les  populations  des  villes  encore 
dans  leur  enfance.  Eh  bien  !  malgré  des  conditions  si  avantageuses, 
qui  oserait  dire  que  la  république  aux  États-Unis  ait  traversé  toute 
sa  période  d'épreuves?  Les  États-Unis  n'ont  que  quatre-vingts  ans 
d'existence,  et  qu'est-ce  qu'un  laps  de  temps  si  court  dans  la  vie 
d'une  nation?  Ce  qui  est  certain  déjà,  c'est  que  la  grande  république 
n'estplusce  qu'elle  était  il  y  a  seulement  vingt  ans;  nous  l'avons 
vue  s'altérer  sous  nos  yeux  mêmes.  Ceux  qui  vivront  dans  cinquante 
ans  pourront  dire  si  elle  a  démenti  la  loi  établie  par  l'expérience 
bistorique,  et  qui  peut  se  formuler  à  peu  près  ainsi  :  lorsque  la  ré- 
publique sera  la  forme  politique  d'une  société  de  substance  démo- 
cratique, il  arrivera  invariablement  un  de  ces  deux  phénomènes  : 
ou  bien  la  république  disciplinera  cette  société,  et  alors  elle  en- 
gendrera l'aristocralie,  ou  bien  la  substance  de  cette  société  fera 
éclater  sa  forme,  et  on  verra  la  démocratie  aboutir  à  la  monarchie. 
République  et  démocratie  ne  sont  pas  deux  termes  nécessaire- 
ment corrélatifs;  voilà  ce  qu'on  aurait  dû  enseigner  au  peuple,  et 
c'est  le  contraire  qu'on  lui  a  prêché.  De  cette  fatale  confuwon 
viennent  une  grande  partie  de  nos  désastres.  Le  peuple  s'est  ha- 
bitué à  prononcer  avec  amour  un  mot  qui  exprime  précisément 
toutes  les  choses  dont  il  ne  veut  pas  chez  nous,  toutes  les  choses 
qui  l'indignent  et  l'efTarent,  c'est-à-dire  le  règne  de  l'individualité 
humaine,  le  triomphe  légitime  des  privilégiés  de  la  nature,  les 
droits  de  l'intelligence  et  de  la  science,  le  jeu  libre  des  iniluences 
sociales,  le  pouvoir  inflexible  et  presque  cruel  de  la  loi,  en  sorte 


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SIllPLES  HOTF.S  SUR   LA  8ITIJATI0X.  893 

que,  lorsqu'il  crie  vive  la  république ,  il  faut  entendre  tout  le  con- 
traire dô  cft  qu'implique  ce  mot.  Vive  la  république,  pour  lui  cela 
signifie  à  bas  lex  bourgeois,  tandis  que  pour  tout  homme  sensé  ce 
même  mot  signifie  vivent  les  bourgeois  et  tout  ce  qui  leur  ressemble 
de  près  ou  du  loin. 

Cette  singularité  nous  conduit  à  poser  cette  question  :  voici  qua- 
tre-vingts aus  que  la  révolution  française  est  venue  au  monde,  et  ce- 
pendant le  peuple  ne  connaît  pas  encore  !a  valeur  exac'e  des  termes 
qu'elle  emploie.  A  qui  la  faute  en  reviiint-elleî  n'est-ce  pas  au  parti 
qui  s'est  toujours  posé  comme  le  représentant  exclusif  de  la  révo- 
lution, et  qui  s'est  toujours  réservé  le  monopole  de  l'éducation  po- 
litique du  peuple?  Comment  le  peuple  est-il  si  mal  instruit-,  et  d'où 
sortent  toutes  les  formules  fausses  qu'il  a  engrangées  dans  son  cer- 
veau comme  la  plus  précieuse  des  moissons?  Par  exemple,  lorsqu'il 
prononce  le  mot  de  démocratie,  le  peuple  entend  par  là  un  gouver- 
nement issu  d^s  couches  inférieures  de  la  nation,  fait  par  elles 
toutes  seules  et  à  leur  profit  exclusif,  interprétation  puérile  encore 
plus  qu'erronée,  car  elle  repose  sur  une  équivoque.  Il  s'agit  de 
s'entendre  sur  le  sens  qu'on  doit  donner  au  mot  peuple.  Com- 
ment se  fait-il  que  ses  docteurs  jurés  ne  lui  aient  pas  encore  ex- 
pliqué que  ce  mot  peuple  doit  s'enteadre  dans  le  sens  de  populus 
et  non  dans  le  sena  de  plebs,  et  par  conséquent  que  souveraineté 
du  peuple  signifie  souveraineté  de  la  nation  et  non  pas  souverai- 
neté des  couches  inférieures  de  la  population?  S'ils  le  lui  ont  dit, 
comment  se  fait-il  qu'après  quatre-vingts  ans  d' éducation  te  peuple 
n'ait  pas  encore  compris  un  principe  aussi  évident?  Et  s'il  l'a  com- 
pris, comment  expliquer  des  révoltes  comme  celles  de  mai  et  de 
juin  ISâS,  comme  celle  de  la  commune  de  1871?  Si  au  contraire 
ils  ne  lui  ont  p^  expliqué  ce  principe,  quel  jeu  jouent-ils  donc,  et 
quel  but  poursuivent-ils?  Nous  avons  bien  le  droit  de  le  demander, 
car  certainement  ce  but  ne  peut  être  la  démocratie;  mais,  s'il  con- 
siste à  précipiter  les  citoyens  tes  uns  contre  les  autres  et  à  les  faire 
s'égorger,  nul  moyen  n'est  mieux  trouvé  qu'un  tel  absurde  malen- 
tendu. Nous  savons  combien  les  querelles  de  mots  sont  terribles, 
que  de  disputes  peut  soulever  une  diphthongue,  et  que  de  flots  de 
sang  peuvent  couler  pour  la  différence  qui  sépare  omounios  à'omoi- 
ousios.  Rien  qu'une  pareille  erreur  suffit  pour  perdre  à  jamais  une 
doctrine.  Comment  veut-on  que  la  révolution  française  engendre 
autre  chose  que  des  ruines  lorsque  ceux  qui  se  prétendent  ses  dé- 
positaires en  expliquent  si  bien  le  sens  aux  multitudes? 

Autre  exemple  de  formule  fausse  et  encore  plus  dangereuse  que 
la  précédente.  La  révolution  jusqu'à  présent  accomplie  n'est  qu'une 
première  étape.  Les  classes  moyennes  sont  arrivées  par  celte  révo- 


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SdA  BETUe   DES  DEUX  «OHDES. 

ItUloo,  le  peupla  doit  arriver  à  «an  tour.  Parmi  les.sotlifies  sans 
DORibfe  dont  on  a  iwurré  les  oieilles  du  peuple,  il  n'y  en  a  pas  qui 
ait  pénétré  dans  soq  ceiv^au  a;wc  plus  de  force,  et  qui  s'y  soit 
logt^  avec  plus  de  ténacité.  Si  par  arriver  Le  jieuple  entendait  la 
conquête  de  droits  politiques,  la  formule  qui  l'enivre  pourrait  se 
soutenir;  mais  commeil  etueud  surtout  par  là  la  conquête  des  biens 
sociaux,  l'exercice  du  pouvoii'  cl  les  avantages  qui  en  résultent,  la 
prise  de  possession  eoudaiiie  j-l'un»;  vie  morale  supérieure  et  dœ  vo- 
îuptLS  qui  en  découlent,  il  faut  bien  lui  dire  qu'il  n'y  a  jamais  eu 
de  classe  qui  siùt  arrivée  d:ins  le  sens  qu'il  donne  à  ce  mot,  pas 
plus  les  classes  moyennes  que  d'autres.  Ce  sont  les  individus  qui 
arrivent  à  ces  avantages  sociaia  que  sous-entend  la  formule,  et  Don 
les  classes  en  bJoc  Sous  œ  raiipoil,  le  peuple  n'a  pas  à  porter  envie 
aux  classes  moyenne,  ces  di:jijières  prises  en  masse  n'élajit  pas 
et  ne  pouvant  pas  être  plus  av.-incées  que  lui.  Çà  et  là,  grâce  aux 
étoiles  propices,  on  voit  par  txcmple  un  teinturier  devenir  jiche; 
cet  lioinme  pourra  se  diie  inrii-i\  maïs  tous  les  teinturiers  en  bloc 
resierout  comme  devant  dans  la  médiocrité  de  fortune.  De  temps  à 
autre  il  se  trouve  qu'un  éj>icjer  est  un  très  bel  esprit;  s'cnsuit-il  qus 
le  corps  général  des  épicif  i  s  .soit  arrivé  au  Ixel  esprit,  puisse  y  Ar- 
rivei  ou  ait  la  préteû.tiun  d'y  ajiiverî  faut-il  au  contraiie  donnera 
ce  mot  arriver  un  sens  plus , modeste,  l'entendre  dans  le  sens  de  1» 
conquête  des  droits  poliliquf.'',  diC  l'égalité  sociale,  alors  le  peuple 
eîl  aussi  avancé  que  les  cla:^^cs  moyennes,  car  il  est  arrivé  à  ces 
.biens  le  même  jour  >qu'tl  les  ci  à  îa  même  heure,  et  dès  lorssalor- 
mule  reste  sans  ob^et.  Et  puis  ce  mot  de  classes  moyennes,  qui  pré- 
£eiite  un  sens  dans  une  sudé^é  Aristocratique,  n'en  a  plus  aucun 
dans  une  société  démocralitjue,  et  si  on  continue  h  l'employèi, 
c'est  pliitAl  par  habitude  que  pour  toute  autre  cause.  Les  classes 
moyennes  désignent  non  une  caste,  maisuae  coUectlon  otimérique 
d'unités  humaines:  c'est  une  i  :ipres£Jon  en  quelque  sorte  arithmi- 
ligue.  Jiucun  des  caractères  qui  constituent  la  caste  ne  distingu 
cette  collection  d'individus  vijius  de  tous  les  points  de  l'hoùzoïii 
sortis  des  condilious]espIusdilTL'rentes,div£rs  d'aptitudes  et  d'in- 
cdination,  d'inégale  éducation,  sans  mœurs  ccomiunes,  mns  liejQg 
éiriâls.  Les  classes  jnoyeniieï^  ne  connaissent  pas  la  sJalulite,^gar 
aucune  loi  ne  leur  confère  le  privilège  d'immobiliser  les"  £ï^ 
qu'elles  ont  acquis;  elles  ne  coiuiaissent  pas  davantage  la  sotidaxîXé, 
chacun  est  responsable  de  f^:^  propres  actes,  s'élève  par  £oq  mé- 
rite, tombe  par  .ses  fautes.  Paifois  on  voit  un  individu  se-d^lacber 
du  groupe  d'itonuses  dont  il  lait  jjartLe,  parvenir  à  la  richesse,  au 
fenom,irinil)ieiice;queJqu(. luis  .son  éclat  dure  de  longues  ano4e^ 
d'.autEQBioisil  DË^it  que  JiiiUer  un  instant  «t  disparaît, de, nauv«ao 


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SIMPLES  NOTES  SGB   LA   SUDATION.  895 

dans  U  nuit  :  voilà  le  bourgeois.  Or  d'où  sort-il  à  l'origine?  Du 
peuple,  et  où  reutrera-t-ii  k\a.  fui?  Dans  le  peuple.  Ce  que  le  peuple 
oppose  à  la  démocratie,  c'est  la  démoaatie  même. 

La  j'^piibliquc  serait  à  jamais  fondée  parmi  nous,  si  le  peuple 
était  disposé  à  admettre  cette  doctrine  qui  s'impose  avec  la  clan* 
de  l'évidence  :  ladc^mocratie,  ce  sont  les  classes  moyennes.  Qu'est-ce 
que  les  clabses  nioycnnes  en  effet,  sinon  la  végétation  naturelle  du 
peuple,  sinon  le  peuple  trié,  classé,  anivé  à  éclosion  et  à  floraison? 
Ces  végétations  populaires  établissent  des  difTérences  considéjables 
entre  les  citoyens,  mais  aucune  inégalité  essentielle;  il  y  a  bien 
des  degrés  entre  le  cèdie  superbe  qui  peut  fournir  à  lui  seul  la  ma- 
tière de  tout  un  vaisseau  et  l'bumble  graminée  qui  pousse  k  ses 
pieds,  mais  l'un  et  l'autre  appartiennent  également  au  môme  r^ne 
de  la  nature.  Il  y  a  bien  des  (fifférences  entre  un  savant  maglslrat  et 
l'artisan  dont  il  jupe  les  procès;  appartienneJit-îls  pour  cela  à  deux 
classes  séparée!^?  évidemment  non,  à  moins  qu'on  n'admette  que 
l'iDégalité  résulte  de  la  différence  des  occupations.  La  révolution 
française  Cl  oj ail  assez  justenaentavoir  fondé  l'égalité  lorsqu'elle  avait 
dit  que  tous  les  citoyens  étaient  également  aptes  à  remplir  1rs  fonc- 
tions publiques,  et  elle  pensait  que  ces  mots  se  comprenaient  assez 
d'eux-mêmes.  Tous  les  Français  £Ont  également  aptes  k  remplir  les 
fonctions  publiques,  cela  veut-il  dire  que  tout  Français  pris  à  tort  et 
à  travers  doit  être  porté  à  n'importe  quelle  charge,  qu'un  maçon 
peut  administrer,  quoique  maçon,  ou  un  charpentier  rendre  la  jus- 
Uce,  quoique  charpentier  ?  Non,  cela  veut  dire  que,  s'il  se  rencontre 
dans  les  rangs  t'es  maçons  ou  des  charpentiers  un  homme  que  ses 
études  personnelles,  scn  mérite,  son  grand  sens,  rendent  apte  à 
«exercer  de  telles  fonctions,  sa  naissance  et  sa  profession  ne  lui  se- 
ront point  des  obstacles  insurmontables.  Cet  homme  ainsi  séparé 
de  la  foule  sera  une  de  ces  végétations  populaires  dont  je  pailais; 
mais  en  quoi  différera-t-il  du  peuple?  Tous  ceux  qui  se  trouveront 
dan»  le  même  cas  que  lui  arriveront  bien  peut-être,  par  suite  de  la 
nature  de  leurs  fonctions  et  des  habitudes  qu'elles  engendreront,  & 
^re  bande  à  pi  rt,  mais  on  peut  les  défier  de  faire  jamais  caste  à 
part.  De  tels  hommes  ne  seront-Ils  pas  le  peuple  même,  jugeant, 
administrant,  gouvernant?  Et  si  cela  est,  en  quoi  l'état  de  choses 
quB  je  décris  diffère-l-il  de  l'état  même  de  notre  société?  Dans  les 
démocraties  Its  plus  ;ibsolues,  la  partie  du  peuple  à  qui  reviendra  la 
direction  des  aflaires  générales  ne  pourra  donc  jamais  être  d'autre 
nature,  le  bon  sens  le  dit  assez.  J'ai  presf]ue  honte  d'insister  sur 
des  choses  si  évidentes  par  elles-mêmes;  mais  puisque  notre  peuple 
n'admet  qu'avec  peine  cea  vérités  trop  vraies,  et  m£me  qu'il  les  oie, 


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896  BEVUE   DES   DEUX  MONDES. 

il  faut  bien  en  conclure  que  sa  manière  d'entendre  la  démocratie 
n'est  rien  moins  que  républicaine,  et  se  tourner  pour  la  comprendre 
du  côt<i  de  la  monarchie. 

Si  la  direclion  de  la  démocratie  n'appartient  pas  aux  classes 
moyennes,  il  faut  de  toute  oécesailé  qu'elle  appartienne  à  la  dicta- 
ture monarchiqus.  Or  c'est  là,  il  faut  bien  nous  l'avouer,  la  forme 
de  gouvernement  qui  se  rapproche  le  plus  du  triste  idéal  démocra- 
tique rêvé  par  notre  peuple,  et  qui  lui  donne  satisfaction  dans  une 
assez  Juste  mesure  sans  orPenser  la  justice  et  le  sens  commun.  Ce 
peuple  en  eiïet  est  profondément  monarchique  même  dans  ses  er- 
reurs et  ses  folies,  surtout  dans  ses  erreurs  et  ses  folies.  La  mo- 
narchie est  toujours  en  lui  à  son  insu,  sinon  comme  un  élément  de 
santé,  au  moins  comme  une  maladie;  elle  fait  partie  de  son  sang, 
et  il  ne  peut  pas  s'en  débari-asser  ;  il  a  voulu  l'expulser  hors  de  lui 
comme  principe  de  vie,  et  elle  y  est  restée  comme  principe  de 
mort.  Il  n'en  a  plus  voulu  comme  inspiration  de  ses  vertus  et  de 
sa  Hkison,  elle  s'en  est  vengée  en  se  dissimulant  pour  inspirer  ses 
déréglemens  et  ses  fièvres.  Examinez  l'une  après  l'autre  ses  pires 
erreurs,  et  dans  toutes  vous  trouverez  l'esprit  de  l'antique  monar- 
chie et  de  l'antique  église,  mais  leur  esprit  dépouillé  de  tout  ce 
qui  l'ennoblissait,  leur  esprit  dégénéré  et  tombé  en  putréfaction, 
ou  réduit  à  ses  élémens  d'ordre  inférieur.  Il  crache  sur  l'auto- 
rité, mais  il  r.dore  la  force,  qui  est  l'élément  terrestre  de  l'autorité. 
Il  prétend  rejeter  toute  hiérarchie,  mais  il  marche  au  commande- 
ment d'un  obscur  sectaire  avec  une  obéissance  passive  dont  les 
armées  les  plus  disciplinées  n'offrent  pas  d'exemple.  Il  refuse  sa 
croyance  à  l'église,  mais  11  n'a  pas  abdiqué  pour  cela  son  aptitude 
à  ta  foi  aveugle,  et  il  ne  refuse  rien  de  sa  raison  au  plus  infime 
prédicateur  de  clubs.  Il  pense  sur  l'individualité  humaine  et  la 
liberté  comme  pensait  l'église  :  l'église  s'en  méliait  comme  d'élé- 
mens  d'orgueil  et  de  révolte;  il  les  redoute  et  les  hait  comme 
germes  possibles  d'aristocratie  et  comme  élémens  d'usurpation. 
Tout  lui  porte  ombrage,  il  regrette  le  pouvoir  qu'il  est  obligé  de 
déléguer,  et  à  peine  l'a-t-il  délégué,  qu'il  croit  l'avoir  perdu,  et 
qu'il  lui  semble  s'être  donné  des  maîtres.  Pour  être  partisan  ef- 
fréné d'une  chimérique  égalité,  ne  croyez  pas  qu'il  soit  ennemi  des 
gouvernements  de  faveur  et  de  privilège;  il  veut  bien  de  l'égalité 
pour  le  reste  de  la  nation ,  mais  à  la  condition  que  le  pouvoir  soit 
coEistitué  par  lui  seul  et  pour  lui  seul.  Un  gouvernement  de  prolé- 
taires qui  dicterait  des  lois  à  la  nation  tout  entière  ne  lui  semble 
un  rêve  ni  trop  audacieux,  ni  trop  monstrueux.  C'est  à  ces  instincts 
d'absolutisme  que  répond  la  dictature  monarchique.  Nous  avons  ap- 


Sim-LES  NOTES   SUB   L4   SUDATION.  897 

pris  par  une  expérience  récente  et  prolongée  ce  qu'est  cette  dicta- 
ture. Le  souverain  élu  par  le  vote  populaire'concenti'e  en  lui  les 
pouvoir  de  la  nation  entière,  en  sorte  qu'il  peut  agir  au  nom  de 
cette  délf^gation  contre  toute  fraction  opposante,  quelque  nombreuse 
qu'elle  soit.  Ce  que  le  pouvoir  général  de  la  loi  est  dans  une  répu- 
blique, lepouvoir  du  souverain  l'est  dans  cette  forme  de  monarchie, 
mais  avec  plus  de  force  encore.  Cette  dictature  est  nécessairement 
démociatique,  même  avec  excès,  car,  le  souverain  pouvant  peser 
également  sur  tous,  cette  pression  générale  a  pour  conséquence  une 
égalité  presque  absolue,  et  comme  il  est  toujours  forcé  de  se  sou- 
venir qu'il  est  la  créature  du  plus  grand  nombre,  il  se  trouve  par 
nécessité  encore  plus  que  par  politique  le  protecteur  des  petits.  Eh 
bien  !  cette  seconde  manière  d'entendre  la  démocratie,  nous  en  sor- 
tons à  peine,  et  nous  n'avons  qu'à  consulter  nos  souvenirs  pour  dire 
si  elle  a  mieux  réussi  que  la  première. 

Ainsi  voilà  maintenant  quatre-vingts  ans  que  dure  la  révolution 
française,  et  nous  savons  moins  qu'au  premier  jour  où  il  faut  placer 
la  démocratie  et  quelle  forme  politique  lui  convient  naturellement. 
Les  deux  grandes  manières  de  l'entenâre  et  de  la  pratiquer  tour  à 
tour  essayées  n'ont  pas  mieux  réussi  l'une  que  l'autre  à  fixer  un 
mouvement  qui  paraît  être  indisciplinable.  On  s'est  efforcé  de  faire 
vivre  la  révolution  française  en  bonne  intelligence  avec  les  par- 
ties de  la  sociéu''  qui  se  réclamaient  d'une  autre  origine  qu'elle;  ce 
fut  l'entnpri.--c  de  la  restauration  :  on  sait  combien  elle  fut  labo- 
rieuse et  comment  elle  échoua.  En  juillet  1830,  la  révolution  prit 
le  parti  de  vivre  sans  compromis  et  sans  alliance  embarrassante, 
elle  s'interdit  de  chercher  désormais  appui  ailleurs  qu'en  elle- 
même,  et  cette  hardiesse  n'a  pas  eu  un  meilleur  sort  que  la  pru- 
dente entreprise  qui  l'avait  précédée.  La  république  fut  proclamée, 
mais  la  république,  qui  n'était  autre  chose  qu'une  dangereuse  ex- 
tension du  gouvernement  qu'elle  venait  de  renveraer,  succomba  bien 
vite  à  son  tour,  en  partie  sous  l'efTroi  que  son  nom  a  toujours  in- 
spiré en  France,  en  partie  sous  l'action  de  la  même  antipatliie  mal 
raisonnée  qui  avait  armé  le  peuple  contre  la  monarchie  de  juillet. 
Le  gouvernement  mixte  de  la  restauration  ayant  sombré,  ta  démo- 
cratie par  les  classes  moyennes  ayant  échoué  sous  ses  deux  formes, 
le  gouvernement  constitutionnel  et  la  république,  restait  la  démo- 
cratie par  la  dictature  monarchique.  Nous  l'avons  vue  s'effondrer 
à  son  tour  en  ne  nous  laissant  que  des  ruines.  Ainsi,  de  quelque 
cdté  que  nous  nous  tournions,  nous  n'apercevons  que  des  mé- 
comptes :  aussi  hésitons-nous  k  espérer  pour  l'avenir  dans  les 
moyens  de  salut  qui  nous  ont  ai  mal  réussi  dans  le  passé.  Voici  donc 


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89S  KBTBs  nés  deqs  Koime». 

qu'aujourd'hui  U  sagesse  consiste  pour  nous  à  TiTte  va  jonr  ?e  jour» 
à  nous  inlerdire  de  penser  trop  sévèrement  au  lendemain,  ji  ne  pas 
retmmM'  la  tâte  en  airièFC  par  crainte  d'efTaroucber  les  pastâoDS- 
oml:»a£«U8es,  k  ne  pas  regarder  trop  en  avant  par  crainte  Sea- 
flammar  des  espoir»  ti'op  présomptueux.  Si  la  dv^mocratie  nous 
avait  réduits  aimptcment  à  ae  vouloir  qu'elle  -  méiae,  tout  serait 
bient  encora;  mais  efle  nous  a  conduits  à  ce  point,  que  nous  m 
savons  quelle  focms  lui  donaAr,,  et  qm  mémo  noue  n'osons  pas  lur 
en  «tioîsir  une,  toutes  les  fbrmes  cornues  ayant  été  essayées  saas; 
sueeë».  ^k>us  voilk  forcés  àe  faipe  haltti  dans  le  provisoire  tout  ea- 
sadUfnt  qu'il  ne  peut  être  définie,  amenés  à  redouter  ane  solutioa 
dt^fînitivei,  cotnni»  une  nouvelle  aventure  dont  les  désastres  pos- 
sibles nous  effiaient  à  boa  dreit.  L'honnêteté  autant  que  la  pro- 
denoe  nous  commaiHle  ds  prendre  l'empirisme  ponr  guide,  sans- 
prévoir  ni  regretter,  de  ne  vouloir  que  pour  l'heure  présente. Tenons 
donc,  même  sans  grande  confiance,  la  république  pour  fondée-,  mais 
la  ré^'olution  va-ti-elie  s'arrâter  là,  et  se  fixera -t-elle  par  hasard 
dans,  le  provisoire,  eHe  qui  n'a  pu  se  fixer  dans  aucune  des  so- 
lutions qu'on  avait  tenues  pour  définitives?  Est-ce  cette  surprise 
qu'elle  nous  réserve?  L'équilibre  si  longtemps  cherché  va-t-il  enfin 
sortir  de  ce  qui  ne  aefiibJait  devoir  être  d'abord  qu'un  tempe  d'ar- 
rêtî  S'il  en  était  ainsi,  la  dernière  de  ses  aventures  en  seniit  aussi 
la  plus  originale  et  la  plus  bienraisante  :  notre  devoir  est  de  l'es- 
pérer sans  y  compKO^,  et  d'y  travailler  comme  si  la  réalisation  ea 
devait  être  iofaillitile. 


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CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


U  MAI  int. 

NôD  certes;  nous  le' saTionB  bien  d^atslongtMnps,  les^gouvernemeiH 
libres  ne  smt'  pas  une  tente  dresséepour  lo  semmeil.  Le  repo»  absolu 
n'est  fait  ni  pour  les  monarubies-  constitatioHtidles,  ni  paiir  les  repu- 
bFiqaes.  Qu'est'ce  donc  lorsqu'it  s'agit  d'ua  état  qui  n'est  ni  la  repu-' 
bliquedéflniiive  ni  la  monarchie,  et  dont  on  pwirraitdire.  comme  Frér 
déric  l(  disait  da  la  Prusse,  qu'il  y  atiraât  à  «  décider  cet  tlreî  »  Pour 
tous  les  régimes,  et  plus  encore  assurémcat  pour  cpIiiî  dont  itrôire  m 
n'est  pas  »  décidé,  »  la  vie  de  tous  le»  joursa  des  conditions  laborieuses. 
Les  passions  commencent  par  se  beunla*  avant  d'eu  venic  à  se  rëcoud- 
lier,  si  elles  se  réconcilienti  jamais;  Ibus  les  intérfts  s'agitent  et  tour- 
billonnent avant  d'être  ramenés  par  latbraideschDsesàla  mesure  d'ua 
inti5rêt  public  supérieur;  Le»  pwiroirBeni^ioemes  porleni  leurs  diffé- 
rends devant  Popinion.  La  paii,  1»  sécurité  qu'on  peursuil  sont  le  prix, 
d'un  eiïort  permanent  et  de  transactions  incessanws.  quelquofais  pénî~ 
btement  préparés.  11  faut' en  prendre  son  parti,  c'est  lacoiidiiiou  iiiévir- 
table;  on  n'a  pas  le  temps  de  dormir  et  ée  se  livrer  à  de  longs  révea  de^ 
quiétude,  quand  on  vit  avec  la-  libertâ,  la  souTerainebé  aatioiWe  et  1» 
suffrage  universel,  Itirsqii'on  est  au  leadCHiaîa  des  plus  fnrmidlableB 
crises  naiionalps,  en  face  des  problëroea  qui  naissent  de  cet  ébranler 
ment,  qui  passionnent  et  divisent  nécessairement  tous  les  efipriis.  Lt 
politique  est  toujours  un  combat,  elle  Test  plos  que  jamais  aujourd'hui, 
à  cette  heure  étrange  et  indécise  où  rien  n'est  défini,  oii  tout  est  ea 
question,  où  les  impaliences,  les  impétuosités  ptniculières,  les  mouve- 
mens  irréfléchis  n'ont  d'autre  correctif  etd'autrafreiii  qn^le  ssntimieiU 
de  la  nécessité  des  choses,  ^ol^e'  vm  BctusUe'CSt  ainsi  fnttei.  et  il  n*. 
faut  ni  s'en  étonner  ni  s'en  alarmer,  à  la  condition  poufiani  qu'on  n», 
■e  livT^  pas  avec  trop  de  complaràance  à  f  imprévu  et  à  l'inconau.  pourvu 
qu'on  reuille  E^rdsr  jusqu'au  bout,  arec  queli)ue  laDg-froiiii,  un  peu  d« 


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«00  BEVUE   DES-  DECX    MONDES. 

cette  bonne  volonté  et  de  ce  patriotisme  qui  ont  dénoué  jusqu'ici  bien 
des  difficultés. 

Qu'est-ce  que  notre  histoire  depuis  quelques  semaines?  C'est  en  défi- 
nitive l'histoire  d'une  série  de  conflits  qu'il  ne  faut  ni  exagérer  ni  dimi- 
nuer, qui  ne  sont  point  assurément  sans  gravité  par  eux-mêmes  et  qui 
s'aggravent  encore  de  toutes  les  incertitudes  d'une  situation  précairei 
des  efforts  un  peu  impatiens  qu'on  tente  aujouid'tiui  pour  sortir  de  ces 
perplexités  an  risque  d'un  conflit  de  plus  venant  couronner  tous  ces  con- 
flits et  d'une  crise  nouvelle  ajoutée  à  tant  d'autres  crises.  Le  fait  est 
qu'il  y  a  eu  un  moment  oii  tout  est  devenu  occasion  de  dcbats  entre 
certaines  fractions  de  l'assemblée,  ou,  si  l'on  veut,  entre  un  certain 
esprit  régnant  dans  l'assemblée  et  le  gouvernement,  on  avait  tout  l'air 
de  ne  plus  être  d'accord  sur  rien  et  d'aller  un  peu  au  hasard.  On  n« 
s'eniendail  pas  sur  le  principe  de  l'indemnité  demandée  pour  les  dé- 
partemeos  qui  ont  le  plus  cruellement  souffert  de  riavasium  on  ne 
s'entendait  pas  sur  la  décentralisation,  au  dernier  instant  on  se  heurtait 
sur  cette  loi  des  conseils-généraux,  menacée  tout  à  coup  d'être  arrêtée 
au  passage  avant  de  recevoir  la  consécration  définitive  de  la  troisième 
lecture.  Les  questions  d'organisation  militaire  suscitaient  d'intimes  et 
sérieuses  divergences.  On  était  encore  moins  d'accord  sur  les  affaires 
de  fmances,  dont  la  commission  du  budget  s'occupe  avec  une  laborieusfi 
et  persévérante  fermt  té.  Les  nouveaux  impôts  proposés  par  le  gouver- 
nement sur  les  matières  premières  ont  été  dès  l'abord  la  plus  grosse 
difficulté,  de  ï^orle  que,  tout  compte  fait,  il  y  avait  autant  de  dissen- 
timens  que  de  questions  agitées  dans  l'assemblée  ou  les  commissions. 
Oui,  sans  doute,  c'est  une  situation  singulière,  un  peu  irritante  peut- 
être  par  momens,  moins  grave  cependant  au  fond  que  dans  les  appa- 
rences, par  cette  raison  bien  simple  que,  si  on  difTérait  sur  des  détails, 
même  sur  des  questions  de  direction,  on  s'entendait  toujours  sur  la 
point  essentiel,  sur  ce  qui  domine  tout  le  reste;  on  s'entendait  sur  la 
nécessité  de  ne  pas  se  brouiller,  de  ne  pas  laisser  dégénérer  des  diffé- 
rends d'opinion  en  rupture  politique  ouverte.  A  vrai  dire,  chacun  était 
dans  son  râle,  l'asFemblée  en  maintenant  son  autorité  et  en  défendant 
ses  œuvres  saus  avoir  la  moindre  envie  d'alTaiblir  le  gouvernement,  le 
pouvoir  exécutif  en  cherchant  à  sauvegarder  ce  qu'il  croyait  juste  et 
utile  sans  prétendre  imposer  à  l'assemblée  le  désaveu  de  ce  qu'elle 
avait  fait  ou  de  ce  qu'elle  pensait.  Au-dessus  de  toutes  les  divergences 
secondaires,  il  y  avait  de  part  et  d'autre  le  sentiment  d'une  solidarité 
supérieure  que  les  circonstances  imposent  plus  que  jamais,  et  qu'on  ne 
peut  abandonner  à  la  merci  des  incidens.  C'est  ce  qui  snuvait  tout,  et 
en  réalité  qu'esi-il  advenu  déjà  de  quelques-uns  de  ces  conflits?  11  a 
suffi  d'un  peu  de  bonne  volonté  pour  les  dénouer.  On  ne  s'est  point  en- 
core entendu,  il  est  vrai,  sur  l'article  essentiel  des  propositions  finan- 


BETDE.    —   CHRONIQUE.  901 

«ières  du  gouvernement,  ni  même  sur  !ea  cooditions  de  l'organisalion 
militaire  ;  un  a  du  mains  déblayé  à  demi  le  teirain  en  se  mettant  d'ac- 
cord sur  l'iiidemnilé  des  départemens  envahis,  sur  la  loi  des  conseils- 
généraux.  C'est  un  commencement.  Maintenant  cette  union  laborieuse- 
ment maintenue  en  détail  va-t-elle  être  reperdue  et  compromise  d'un 
ieul  coup  par  la  motion  qui  vient  de  se  produire,  et  q'ii  propose  une 
sorte  de  constitution  sommaire  avec  ie  chef  actuel  du  pouvoir  exécutif 
comme  »  président  de  la  république  »  pour  trois  ans  ?  Ce  qu'on  a  fait 
pour  des  questions  relativement  secondaires  sans  doute,  mais  encore 
assez  sérieuses,  hésiterait-on  à  le  faire  dans  une  circonstance  ou  plus 
que  jamais  l'esprit  de  conciliation  doit  avoir  le  dernier  mot?  Voilà  ce 
qui  s'agite  depuis  trois  jours  au  milieu  des  émotions  les  plus  vives 
suscitées  par  cette  proposition  qui  devait  venir,  que  tout  le  monde  pres- 
sentait plus  ou  moins  depuis  quelque  temps,  et  qui  a  eu  l'étrange  for- 
tune de  ressembler  à  un  coup  de  théâtre  inattendu. 

Cette  prorogation  ou  cette  transformation  du  pouvoir  exécutif  domine 
tout  aujourd'liui  évidemment.  D'ici  à  très  peu  de  jours,  la  question 
sera  décidée  souverainement  par  l'assemblée  nationale,  qui  a  prononcé 
l'urgence,  et  ce  qu'il  y  a  de  singulier,  ce  n'est  pas  celte  idée  même  de 
fixer  des  pouvoirs  mieux  définis  entre  les  mains  de  celui  qui  depuis  six 
mois  est  l'illustre  personnification  de  la  France,  c'est  qu'on  en  soit 
arrivé  là  par  le  chemin  qu'on  a  suivi.  La  vérité  est  que  la  proposition 
Rivet,  puisque  c'est  M.  Rivet  qui  lui  a  donné  son  nom,  a  eu  l'air  de 
sortir  de  ce  foui  ré  de  conflits  qui  se  sont  multipliés  depuis  quelque 
temps,  qui  en  dépit  de  toutes  les  métamorphoses  constitutionnelles  res- 
tent l'exacte  et  vive  expression  des  rapports  de  l'assemblée  et  du  gou- 
rernement.  Où  en  sont  aujourd'hui  tous  ces  coufliLi?  Quulques-uns  sont 
heureusement  dénoués,  disions-nous,  d'autres  sont  eocore  en  suspens, 
tous  ont  été  soutenus  avec  une  certaine  vivacité.  El  d'abord  un  des 
premiers  points  sur  lesquels  on  a  uni  par  s'entendre,  c'est  la  question 
de  l'indemnité  aux  départcmens  qui  ont  souffert,  qui  souffrent  encore 
de  l'invasion  prussienne. 

Cette  question  douloureuse,  aussi  délicate  que  douloureuse,  un  des 
représentans  des  Vosges  l'avait  soulevée,  l'assemblée  l'avait  visiblement 
prise  à  cœur,  ta  commission  nommée  par  l'assemblée  se  prononçait  pour 
le  principe  absolu  de  l'indemnité,  et  au  dernier  moment  M.  Buffet,  qui 
ne  se  prodigue  pas  d'habitude,  mettait  au  service  d'une  cause  laite  pour 
exciter  un  intérêt  universel  une  parole  serrée  et  habile.  Le  gouverne- 
ment résistait  cependant,  il  ne  déclinait  pas  pour  l'état  l'obligation  de 
Tenir  en  aide  à  ceux  qui  ont  porté  plus  que  tous  les  autres  le  poids  des 
luttes  naiionalcs,  à  ceux  qui  ont  été  les  premières  victimes  de  l'inva- 
sion; il  refusait  seulement  de  reconnaître,  même  au  malheur,  un  droit 
qui  pourrait  avoir  les  plus  étranges  conséquences.  Les  défenseurs  de  la 


,  Google 


W)2  iiTiiE.nxs  DEUX  imodes. 

csausedea  départemensesiiabisavaieDl  le  beui  ràle, nous  Q'eii.dia:oD- 
renODS  pas,  paisqu'ils  plaidaient , pour  te  malbeuri  le,]{OUveuiemcDt 
avait  le  cèleîngrat  en  fiauissant.  disputer  des  déduinm^geinens  trop 
iaMlA^,!  et  ^pburUBt,  faut-il  le  dire?  c!est  le  gauvernemenl  qui  lualt 
raisoo. X.  l^ers  poasètle  «ntre  tous  cet  immense  et. précieux  m^nta 
d'avoir  teseatloieut  leiplus  vif  du  bien  de  Télat;  il  se  r£gard£  commB 
ie  représentajit  de  l'inl^rAt  public,  xie  cet  u  inlérét  profoad  et  silen- 
cieux 1)  qui .  ue  crie  pa;,  yui  ne  fait  pas  de  bruit,  et  il  la  défend  aves 
cette  opiniâtreté  qu'il  appelait run  jour  d'un  autre  nom  en  la  recDmnuQ* 
.  dant  aux.  tttiuiâlres  des  fioaices-M.  Tiiiera,  en  pacaissaul  dur  cette  fois, 
n'étail  pas.uioins  dans. la  vérité  et  dans  les  devoirs.de  son.  râle. 

Au  fond,  que  demandait-on?. S'^ssaili-il  de  accourir  libéralement, 
surtout  pruchaiueaMQl,  ceux  qiii  ont  souXTert,  tout  le  monde  était ^rét, 
M.  ïtuerB  était  le  premier  à  offrir  las  mojeus  d'alléger  les  infurlunet 
accumulées  par  rùivauioo.S'i^iasait'-il  de  dimner  .à  ce  secours,  .aussi 
large  que  posâii)le,  aussi  immédiat  que  possible,  le  caractère  d'une  dette 
revendiquée  au  nom  de  la  solidarité  nationale,  comme  on  le  disait,  ici 
on  allait  sans  .y  prendre  garde  ^u-devaut  des  difDcultés  les  plus  é^i- 
ineuseo,  oo  soulevait  des.problèmes  gu'un  semblait  ne. pas  même  soqp- 
<çonner.  Itien  n'est  assurément, plus  facile  que  de  remuer  les  4unes  au 
«pectatle  de  toutes  les  misères  des  populations  foulées  par  l'étranger, 
de  fdire  .vibrer  tous  les  âenlimeos  de  sympathie  et  de  solid:irité  uatio- 
inale  eo  racontant  ces  scènes  navrantes  de. malheureux  qui  vioienl  leurs 
onfans  fusillés  par. l'ennemi,  leur  Coycr  incendié,  leurs  champs  ravagés. 
Qui  donc  restenait  insemible  à  ces. cruelles  infortunes,  et  voudrait  affai- 
iltlir  le  devoir  de  ceux  qui  n'ont  pas  été  atteints  envers  ceux  qui  ont  plus 
.particulièrement  souJIect  de  U  guerre?. Seulement  il  faudrait  y  songer 
un  peu  plus  avant  de  fomenter  les  divisions  entre  les  déparlemens  qui 
ont  eu  le  mauvais  sort  d'être  envahis  et  ceux  qui  ne  l'ont  pas  été.  11  y 
a  un  danger  auquel  on  ne  prend  pas  garde  :  c'ust  le  danger  de  lout  con- 
fondre, d'invoquer  des  raisons  de  sympathie  que  personne  ne  peut  con- 
tester à  l'appui  d'un  droit  devant  lequel  on  est  obligé  de  s'arrêter,  et 
H.  Buffet  lui-niéiAc,  avec  ses. habiles  subtilités,  avec  ses  distinctions 
entre  ce  qui  serait  acceptable  comme  indemnité  nationale  et  ce  qui  ne 
le  serait  plus  comme  secours  national,  U,  Buffet  n'a  pas  pu  arriver  à 
une  conclusion  sérieusement  politique.  U  a  iplaidé  avec  chaletir  une 
cause  gagnée  d'avance;  il  n'a  pas  indiqué  un  moyen  pratique  de  ré- 
soudre celle  question  douloureuse. 

Si  c'est  une  dette  stricte  et  légale  qu'on  réclame  de  l'état,  qui  lui 
aussi  aujourd'hui  peut  certainement  compter  parmi  les  pauvres,  comme 
le  dit  M.  ïhiers,  «ette  dette  n'existe  pas  seulement  au  proûl  de  ceux 
que  la  guerre  a  laissés  dans  .la  détresse,  elle  eiiste  aussi  au  profit  des 
riclie^i  qui  n'ont .(las besoin 4'une  indeuuùié;:mais ce .n'eslpoint  encore 


ce  qu'il  y  a  de  plus  grave.  Si  l'étkt  est  reaponsabift  de  tant,  skit-oD  oit 
l'on  va?  On  fait  une  vëritable  révolatioa  dans  le  droit  public  et  dans  lei 
ocoiditioDS  de  la  guerre;  ou  excuse  d'avance  tous  les  ravies  des  enva- 
hisseurs. A  leurs  yeux,  les  particuliers  oe  som  plus  rien  et  n'ont  plui 
aucun  droit,  puisqu'ils  aont  E(lra  d'être  indemniiés,  puisque  c'est  l'état 
qui  doit  payer  les  domnages.  £t  comine  à  la  guerre  l'objet  essentiel  est 
d'affaiblir  la  puissance  enoeaùe,  on  peut  tout  se  permettre  -:  plus  ou  lura 
détruit  de  biens  particuliers,  plus  on  tnira  affaibli  l'état  lui-mène,  sur 
qui  retombe  toute  la  responsabilité.  A  ce  compte,  tes  Prussiens  auraôent 
eu  raison  dans  leurs  exactions,  its  auraie&t  pu  en  faire  encore  davan- 
tage en  se  disant  qu'ils  allaient  laisser  un  eu  deux  nûlUaixls  do  plus  k  la 
ûhai;ge  du  budget  de  la  France.  Le  jnaUieur  de  telles  questions,  c'est 
d'être  perlées  devant  le  public,  lorsqu'elles  devraient  rester  sous  un 
voile,  être  résolues  dans  un  sentiment  d'équité  nationale  et  de  pni- 
dencs  supérieure.  On  n'a  point  discuté  le  droit,  il  est  vrai,  on  en  a  trop 
dit  encore,  et  on  aurait  bien  loieux  fait  de  commencer  par  où  l'on  a 
fini,  par  une  iransaclion.  Puisqu'on  était  d'accord  sur  la  nécessité  d'ap- 
porter un  soulagement  aussi  efficace  que  possible  aux  départemens  en- 
vahis, à  quoi  bon  tout  le  reste?  Pourquoi  ces  discussioas  au  moins  bi- 
zarres pour  savoir  si  on  appellerait  cela  une  «  indemnité  »  ou  un  u  se- 
cours »  ou  une  «  somme?  »  Les  naalheureux  en  sont  bien  plus  avancésl 
On  a  fini  fun  beurcusement  par  laisser  de  cAlé  toutes  ces  subtilités,  oi 
a  voté  100  millions  pour  les  dépaftemens  envahis,  et  voilà  du  moins  une 
question  réglée  sans  que  les  rapports  de  l'assemblée  et  du  gouverne- 
ment en  restent  atteints. 

Un  autre  canflil  très  pacifiquement  dénoué,  c'est  celui  qui  s'est  élevé 
un  peu  tard  au  sujet  de  la  lui  dus  conseils^éuéraux,  qui  n'avait  plus  qu'à 
subir  l'épreuve  de  la  troisième  lecture,  —  Qjie  le  gouvernement  n'eût 
qu'une  oiédiocre  sympathie  pour  cette  kti.cn  aurait  bien  pu  s'en  douter. 
M.  Thiers  n'est  point  un  décentra lisaleur,  il  ne  l'a  jamais  été,  il  ne  la 
sera  jamais,  et  il  ne  s'en  cache  pas.  M.  Larabrecht,  de  son  cûté,  n'a  pai 
montré,  comme  ministre  de  l'intérieur,  un  enthousiasme  des  plus  vifs 
pour  une  réforme  que  l'initiative  parlementaire  peut  revendiquer  tout 
entière.  Jusqu'au  dernier  moment  néanmoins  on  s'était  borné  à  des  ob- 
jections de  détail,  à  l'expression  de  quelques  scrupules,  lorsque  tout  ï 
coup,  à  Iq  veille  de  la  troisième  lecture,  scrupules  et  objections  ont  pris 
une  forme  plus  accentuée.  On  a  failli  presque  se  brouiller  à  propos  de 
décentrai isalion.  Le  sentiment  de  la  chambre  était  trop  prononcé  «t 
t'était  trop  obstinément  attesté  par  une  série  de  votes  pour  qu'on  pût 
espérer  l'arréler.  On  a  négocié,  on  s'en  est  tenu  aux  moyens  diploma- 
tiques, et  ici  encore  fort  heureusement  l'esprit  de  conciliation  a  eu  rai- 
son de  toutes  les  divergences.  Le  pouvoir  exécutif  a  eu  le  bon  goût  d« 
ae  pas  trop  demander  à  l'assemblée,  l'assemblée  à  son  tour  a  eu  le  boa 


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90A  BEVUE   DES   DEUX   UOMDES. 

goût  de  ne  pas  tout  refuser  au  pouvoir  exécutif,  et  en  fin  de  compte  la 
loi  a  été  enlevée  à  une  majorilé  considérable,  bien  entendu  sans  le  con- 
cours de  la  vieille  gauche,  qui  a  soin  de  se  tenir  en  garde  contre  toute 
témérité  de  libéralisme. 

En  quoi  consistent  les  modifications  qui  ont  été  le  gage  de  la  paix 
entre  l'assemblée  nationale  et  le  gouverneoiEnt?  Elles  atiénuent  peut- 
être  la  loi  dans  quelques-unes  de  ses  dispositions  sans  en  altérer  l'esprit. 
La  présidence  des  commissions  départementales  sera  déft-rée  au  doyen 
d'âge  au  lieu  d'être  dévolue  à  l'élection.  Les  préfets  ne  sont  point  en- 
tièrement étrangers  aux  délibérations  de  ces  commissions; ils  gardent 
une  part  de  la  tutelle  administrative;  ils  interviennent  dans  le  concert 
qui  peut  s'établir  entre  plusieurs  dôpartemens  pour  certaines  mesures 
d'intérêt  commun.  Qu'on  ne  s'effraie  pas  trop,  les  préfets  restent  et  res- 
teront encore  les  préfets  beaucoup  plus  qu'on  ne  le  croit,  et,  si  hardie 
que  paraisse  au  premier  abord  cette  réforme  si  contestée,  elle  n'ira  pas 
de  si  tôt  jusqu'à  transformer  les  mœurs  administratives  françaises.  Si 
quelque  chose  peut  altérer  ces  mœurs,  déjà  singulièrement  faibles,  ce 
serait  beaucoup  moins  la  loi  nouvelle  que  des  motions  comme  celle  qui 
s'estproiuile.et  qui  proposait  défaire  des  commissions  départementales 
des  corps  rétribués.  Il  y  a  une  école  qui  a  trouvé  jusque  dans  la  cham- 
bre un  étrange  organe,  un  député  radical  de  Toulon,  et  dunt  l'idéal  est 
une  démocratie  salariée;  à  ses  yeux,  le  salaire  est  la  condition  essentielle 
de  l'égalité  politique.  Quand  les  commissions  départementales  seront 
payées,  on  ne  tardera  pas  sans  doute  à  réclamer  une  rémunération 
pour  les  conseils-généraux  eux-mêmes.  Après  les  conseils-généraux,  il 
faudra  aussi  que  les  conseils  municipaux  aient  bientôt  leur  salaire,  et 
nous  ne  savons  pas  en  vérité  si  le  démocratique  conseil  municipal  de 
Lyon  n'a  pas  déjà  pris  les  devans.  Puis  enfin  nous  tous,  citoyens  élec- 
teurs, qui  avons  à  nous  déranger  pour  porter  notre  vote,  nous  deman- 
derons à  être  payés  pour  remplir  nos  fonctions  :  il  faut  bien  que  tout 
le  monde  vive.  Et  c'est  ainsi  qu'on  prétend  arriver  à  former  des  mœurs 
libres,  c'est-à-dire  des  mœurs  viriles,  fai;onnées  par  le  dévoi^ment  aux 
intérêts  publics,  par  l'active  et  indépendante  énergie  de  l'initiative  in- 
dividuelle! Pour  nous,  toute  réflexion  faite,  nous  ne  prouvons  réussir  à 
voir  dans  le  salariat  des  fonctions  électives  ni  une  condition  d'égalité, 
ni  un  signe  de  virilité,  ni  même  une  garantie  d'indépendance;  nous 
n'y  voyons  qu'un  acheminement  direct  vers  la  servilité,  une  satisfactioa 
grossière  jetée  aux  ambitions  subalternes  et  besoigneuses.  La  loi  nou- 
velle de  décentralisation  a  refusé  de  consacrer  ce  progrès  tout  césarien; 
ce  n'est  point  apparemment  pour  cela  qu'elle  aura  une  bien  fâcheuse 
influence  sur  nos  destinées)  A  la  dernière  heure,  un  des  plus  hono- 
rables membres  de  l'assemblée,  M.  deTreveneuc,  aurait  voulu  ajouter 
à  la  loi  un  supplément  tout  politique,  et  il  a  développé  son  projet  dans 


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BETUE.    —  CHRONIQUE.  905 

le  meilleur  langage,  d'un  accent  net  et  loyal,  en  homme  qui  se  souve- 
nait du  2  décembre.  M.  de  Treveneuc  proposait  d'insérer  dans  la  loi 
que,  si  la  représentation  nationale  venait  à  être  dissoute  par  un  acte  de 
TÎolence,  les  présidens  des  commissions  dôpartemenlales  se  réuniraient 
aussitôt  pour  prendre  en  main  la  direction  des  afTaires  publiques.  Hé- 
las! notre  bistoire  est  remplie  des  attentats  de  la  force,  bien  faits  pour 
justifier  de  telles  propositions.  Des  violences,  il  y  en  a  eu  dans  tous  les 
temps,  et  il  est  certain  qu'elles  n'auraient  pas  eu  toujours  un  succès  ^ 
facile,  s'il  avait  existé  des  pouvoirs  désigriés  pour  relever  sur  un  point 
quelconque  la  légalité  humiliée.  Seulement  la  proposition  de  M,  de  Tre- 
Teneuc  avait  un  caractère  tout  politique,  elle  a  été  réservée,  et  la  loi  est 
restée  de  son  côté  avec  son  caractère  essentiellement  adminisiratif. 

Voilà  donc  encore  une  question  réglée  et  une  dîfEculté  de  moins.  Mal- 
heureusement il  en  reste  toujours  assez  de  ces  conflits  pour  entretenir 
l'humeur  militante  dans  les  sphères  parlementaires  et  officielles,  pour 
faire  une  vie  laborieuse  au  gouvernement  et  à  l'assemblée.  Ces  conflits 
existent,  soit;  mais  enfm,  puisque  d'autres  conflits  ont  été  paciûquement 
dénoués  avec  un  peu  de  bonne  volonté,  pourquoi  ceux-ci  ne  finiraient- 
ils  pas  de  la  même  fa^on?  Cette  œuvre  perpétuelle  de  transaction  néces- 
saire, qu'est-ce  autre  chose  après  tout  que  la  pratique  do  la  liberté, 
avec  ses  embarras  et  ses  fatigues,  si  l'on  veut,  mais  aussi  avec  ses  sû- 
retés et  ses  garanties,  que  gouvernement  et  assemblée  ont  aujourd'hui 
on  égal  intérêt  à  maintenir  7 

Le  danger  de  ces  conflits  est  moins  dans  ce  qu'ils  sont  par  eux-mêmes 
que  dans  l'impression  de  maladive  incertitude  qu'ils  entretiennent, 
qu'ils  propagent,  et  qui  fmit  par  créer  autour  des  pouvoirs  publics  une 
sorte  d'atmosphère  de  crise.  Dès  qu'on  aperçoit  à  l'horizon  un  nuage, 
ane  mésintelligence,  on  croit  voir  un  orage  menaçant  près  d'éclater,  et 
c'est  là  sans  doute  ce  qui  a  donné  naissance  à  celte  dernière  et  décisive 
proposition  qui  a  reparu  tout  à  coup  comme  pour  résumer  toutes  les 
questions  dans  une  seule  question,  toutes  les  crises  dans  une  seule  crise. 
Cette  motion  de  prorogation  des  pouvoirs  de  M.  Thiers,  que  M.  Rivet  a 
présentée  à  l'assemblée,  et  devant  laquelle  tout  s'efface  momentanément, 
elle  a  fait  déjà  beaucoup  de  bruit,  elle  en  fera  encore,  elle  soulèvera 
toutes  les  contradictions,  et  on  (ioira  cependant  par  trouver  une  combi- 
naison faite  pour  rallier  une  majorité  suffisante,  parce  que  personne  ne 
peut  songer  à  ébranler  ce  qui  existe,  parce  que,  s'il  y  a  des  nuances  di- 
rerses  d'uno*  même  pensée,  tout  le  monde  est  d'accord  pour  reconnaître 
en  M,  Thiers  la  haute  et  nécessaire  personniTication  de  la  situation  ac- 
tuelle. S'il  ne  s'agissait  que  de  donner  une  confirmation  nouvelle,  toute 
personnelle,  à  l'autorité  de  celui  qui  est  depuis  six  mois  sur  la  brèche 
pour  défendre  le  pays  contre  tous  les  dangers,  la  question  n'existerait 
même  pas,  ou  elle  serait  déjà  tranchée.  La  difficulté  est  dans  la  manière 
dont  tout  cela  se  présente.  Au  fond,  de  quoi  s'agit-il 7  en  quoi  consiste 


C\>oglc 


'fOô  REVtrl   BKS   DBDl  VCniBES. 

cette  proposilioD  Rivet,  qui  a  jeté  l'âmoi  dans  te  moode  parlemeataire  ? 
Elle  peut  se  résuner  m  quelqoea  tnks.  Les  pouvoirs  de  M.  Tlûeri  loot 
prorogés  pour  trois  ans  avec  le  titre  ttomeiu  de  président  ,dc  b  répu- 
blique. Si  d'ici  à  trois  ans  l'assemblée  décidait  qu'elle  doit  se  disseu^e, 
M.  Thierscooservwait  la  préeiiSeixie  jusqu'à  la  constiiutioi  d'une  asseoi- 
blée  Douveile,  ^ui  à  son  tenr  aurait  k  pirODODcer  sur  l'iH^uiaaliioii  du 
pQDvnir.  Jusque-là,  M.  Thiecs  exea<ce  taules  tes  prérogatives  essentielles 
du  gouvernement,  ckoix  des  fonctionDatres;,  r^préseatalit»  diplomoti^e, 
nomination  et  révocation  des  mitùstres,  qBÎ  restent  responsables  devint 
l'assemblée.  C'est  une  ébauche  «n  uu  commencemeDtdeconsUbitioD; 
mais  ce  B'est  pas  tout.  A  peine  H.  Bîvet  avait-il  présenté  son  proj«C  que 
d'un  autre  coin  de  l'assemblée  partait  une  seconde  motioa  qai  pn^sa 
d'attester  la  corflasce  que  la  Cambra  et  le  pays  mettent  toujours  dans 
'la  sagesse  et  le  patriotisme  de  M.  Biiera  en  confirmant  et  en  reaouTe- 
lant  les  pouvoirs  qui  ,lui  «at  été  confiés  ji  Bordeaux.  Voilà  la  queition 
selle  qu'elle  s'eft  posôo  devant  l'asaMnbtée,  t^le  qu'efe  reste  «Kore. 
Le  travail  de  la  commissioD  qni  sera  nommée  con^Mera  évidemment  à 
fondre  ces  DUîKices  diverses  de  ta  proposition  Rivet  et  de  la  [xxifMsition 
Adùet  pour  arriver  à  un  To(e  qui  exprime  à  peu  près  ia  pensée  géoé- 
Tale  en  donnant  une  certaine  (Uité  au  pouvoir,  en  l'entoarant  de  pi- 
ques garanDies  de  plus. 

Puisque  la  question  a  été  soulevée,  il  n'y  a  plus  qu'à  la  résoudre  en 
donnant  ans  intérCts,  au  travail,  au  crédit,  ia  satisfaction  qu'ils  deman- 
dent, en  évitant  surtout  -de  laisser  ouvrir  une  crise  nouvelle  qui  ne 
pourrait  que  metire  le  pays  ea  péril,  fl  ne  faut  pas  cependant  se  faire 
illusion  et  se  hilec  de  croire  qu'on  remédie  à  tout  par  un  vote,  qu'il  y 
a  une  grande  dilTérence  entre  l'eut  actuel  dunt  M.  Adnet  demande  le 
maintien  et  l'ordre  nouveau  que  M.  Rivet  presse  de  créer.  Oui  sans 
doute,  trois  ans  de  pouvoir,  c'est  de  la  stabilité,  c'est  le  provisoire  fixé, 
si  l'on  veut;  mais  enTin  qu'y  a-t-il  de  changé  esscnliellement  dans  noir» 
situation?  Elle  est  à  peu  près  la  même;  elle  n'est  pas  plus  à  l'abri  des 
petites  lempÉies  de  tous  tes  jours  et  de  l'imprévu  dfs  événemens.  Les 
conflits  mêmes  qui  ont  peut-être  suggéré  ou  encouragé  la  pensée  d'tme 
prorogation  de  pouvoirs,  ces  conflits  n'existent  pas  moins,  et  se  reprodui- 
ront évidemment  plus  d'une  fois  encore  parce  qu'ils  sont  dans  la  nature 
des  choses,  parce  qu'il  n'y  a  pas  moyen  d'éviter  ces  chocs  d'opinions 
sur  les  questions  les  plusdifliciles  d'administration  ou  de  gouvernement. 
Allons  phis  loin  ;  l'asspnibkie,  en  donnant  des  pouvoirs  pour  trois  ans, 
ni;  se  dessaisit  en  aucune  façon  de  sa  souveraineté;  qui  peut  l'empêcher 
d'user  de  cette  souveraineté:  qui  peut  enchaîner  ses  résolulioas?  £lle 
n'est  liée  après  tout  que  par  des  ooasidé rations  d'intérêt  public  qui  peu- 
veat  toujours  changer,  ou  par  le  respect  de  sa  propre  volonté.  Tout  cela 
veut  dire  qu'en  debors  de  toutes  les  conditions  de  fliité  qu'on  peut 
imaginer  pour  se  créer  l'iaqiresgion  delà  durée  et  de  U  sUbtIiÛ,  U  meil- 


,,GoogIc 


BfiTUE.  —   CIUONIQOK.  M? 

leure  garaalie  est  encore  daos  cette  bonne  volonté  aiiUuelle^  dans  eet 
esprit  de  conciliation  qu'il  faut  to^jou^s  iovoqiier.  Tout  tient  à  cette 
bonne  intclligeDce  nécessaire  qae  nen  au  fond  H'a  pu  allaiblir  jusqu'ici, 
qu'il  aérait  plus  que  jamais  daugereux  de  rompre.  On  peut  trouver  à  la 
rigueur  qu'il  était  inutile  4e  donner  à  Ja  prorogatioii  use  espèce  de  ca- 
nctàre  conetitolionnel;  puisque  c'est  fait,  il  est  bien  évident  qu'il  fau- 
drait un  certain  courage  pour  prentlreia  responsabilité  d'un  refus  qui 
nous  .rejeuerait  dans  l'iaconsu.  S'il  est  dans  l'assemblée  quelqu'un  qui 
ose  tenter  l'avenlure,  il  y  regardera  à  deux  fois  à  l'iieure  su{>rtme  et 
décisive  du  voie,  et  ia  droite  elle-même  fera  sûrement  œuvre  de  raison 
en  ne  Tefusaat  pas  son  concours  à  la  prort^alion  d'un  régime  dont 
l'existeoce  après  tout  est  liée  k  l'existence  de  l'assemblée. 

Ce  qu'il  y  a  d'étrange  en  celle  etTaire,  c'est  que  tout  le  monde  en  vé- 
rité paraît  se  mouvoir  eu  dehors  de  la  sphère  de  ses  opinions  et  de  ses 
tendances.  Au  ipreniier  abord,  c'est  ie  parti  conservateur  qui  aurait  dû 
être  Le  plus  favorable  à  la  prcH'ogalion,  et  c'£St  dans  les  rangs  du  parti 
conservaiéur  qu'il  a  semiilé  se  manifester  le  plus  d'hé:ùlation.  C'est  la 
gaucbequl  aurait  dû  bésiter,  et  c'est  elle  qui  a  montré  le  plus  d'Impa- 
tience, qui  soiitlent  le  plus  vivement  la  prorogation  aprèn  l'avoir  appelée 
de  ses  vœux.  En  réalité,  la  gaucbe  n'a  vu  qu'une  chose,  c'est  qu'on  al- 
lait faire  un  pas  de  plus  vers  la  république  déGaitive,  que  le  clief  du 
pouvoir  exéccuif  s'appellerait  désormais  le  président  de  Ja  république. 
-C'est  fort  bien;  seulement  la  gaucbe  n'a  point  vu  qu'em  donnant  le  signal 
-  d'une  apparence  du  dérogation  au  fade  de  fiordeam,  en  faisant  un  pas 
en  deihar:^  de  celte  couvenljon  de  <paix  entre  les  partis,  elle  risquait 
d'ouvrir  de  ses  propres  nuins  la  porte  h  des  entreprises  constituantes 
d'un  autre  genre.  L'assemblée  ne  la  suivra  pas  sans  doute  <duiis  cette 
voie,  elle  ne  cJterciiera  pas  à  profiter  do  la"  circonstance  pour  reconsti- 
tuer te  pays  à  sa  manière;  muiii,  si  elle  le  tentait,  que  pourrait  dire  la 
gauche?  La  vérité  est  que  cette  question  de  la  prorogation  ou  de  la  con- 
solidation temporaire  des  pouvoirs  actuels  a  été  engagée  un  peu  au 
hasard;  ulle  n'a  point  é\é  prise  dans  son  vrai  sens  et  pour  ce  qu'elle 
devait  être.  Il  y  avait,  ce  nous  seuiblc,  un  point  de  départ  nécessaire 
de  toute  combinaison.  De  quelque  façon  qu'on  juge  les  choses,  nous 
sommes  dans  le  provisoire,  et  dans  ce  provisoire  ce  qui  domine  tout, 
ce  qui  devrait  être  la  raison  de  tout,  c'est  la  présence  de  l'ennemi  sur 
notre  sol,  c'est  l'occupation  étrangère.  Tout  devait  découler  de  là;  il 
devait  être  «ntendu  que,  tant  qu'il  y  aurait  l'ennemi  dans  nos  pro- 
vinces, rien  de  définiiir  ne  pourrait  être  fait,  que  M.  IMers  et  l'assem- 
blée, unis  p;tr  la  plus  noble  des  solidarités,  repaient  chargés  de  la 
grande  œuvre  de  la  délivrance  du  pays,  et  que  le  jour  où  le  dernier  sol- 
dat allemand  serait  parti,  la  France,  rendue  à  sa  pleine  et  souveraine 
liberté,  prononcerait  sur  ses  destinées  déHnilives.  Alors  la  prorogation 
preturit  une  sorte  de  grandeur,  elle  devenait  le  mandat  4u  |>éril  public 


,  Cooglc 


908  BEVUE   DES  DEUX  MONDES. 

et  do  la  délivraoce  naiionale.  Ce  n'était  plus  un  provisoire  ordinaire, 
c'était  le  gouvernement  de  la  nécessité,  trouvant  dans  les  circonslances 
mêmes  qui  l'avaientproduit  sa  légitimité,  sa  raison  d'être  et  sa  limite.  On 
aurait  pu  agir  ainsi,  on  ne  l'a  point  fait;  l'essentiel  aujourd'hui  est  de  ne 
point  laisser  Lraluer  ces  discussions  irritantes,  de  ne  puint  prolonger  le 
provisoire  dans  le  provisoire,  et  surtout  de  se  dépouiller  de  toute  pré- 
vention pour  donner  à  ce  pouvoir  transformé  ou  proroge  qui  va  3'éta- 
blir  la  base  libérale  et  conservatrice  sur  laquelle  il  doit  s'appuyer,  s'il 
veut  gouverner  uùlement. 

Qu'on  la  tranche  donc  au  plus  vite  cette  question  de  pouvoir,  qui  de- 
puis quelque  temps  se  traîne  dans  le  demi-jour  des  combinaisons  des 
partis,  et  qui,  par  la  façon  dont  elle  a  fait  explosion  au  dernier  instant,  a 
eu  un  peu  l'air  de  venir  jeter  un  défl  à  l'imprévu  ;  qu'on  la  tranche  une 
bonne  fois  aussi  bien  qu'on  le  pourra,  et  qu'on  revienne  à  ce  travail  pa- 
tient et  pratique  qui  reste  après  tout  la  vraie  mission  de  l'assemblée  et 
du  gouvernement.  Si  cette  crise  qui  vient  d'éclater  doit  avoir  pour  con- 
séquence de  simplifier  la  situation,  il  n'y  a  rien  à  dire,  tout  sera  pour 
le  mieux;  assemblée  et  gouvernement  n'auront  plus  qu'à  reprendre 
leur  œuvre  inierrompuc,  qui  n'en  sera  pas  plus  facile,  mais  qui  dans 
tous  les  cas  sera  débarrassée  de  ces  incertitudes  dont  on  se  faisait 
un  faniâme.  Après  comme  avant  la  crise,  il  n'y  a  pas  moins  à  réoi^a- 
niser  le  pays,  à  recomposer  l'équilibre  de  ses  finances  aussi  bien  que 
ses  forces  mililairtis,  sa  puissance  morale  aussi  bien  que  sa  fortune  ma- 
térielle. C'est  une  reconstitution  précédée  d'une  liquidation  nécessaire , 
et  cette  liquidation,  ce  sont  les  commissions  parlementaires  qui  la  fout 
par  l'enquête  qu'elles  poursuivent  sur  les  événement  de  la  dernière 
année.  Auiant  qu'on  en  puisse  juger  par  les  premières  révélations  qu'oa  a 
laissées  écliapper,  elle  sera  utile,  instructive,  cette  enquête,  conduite  jus- 
qu'ici avec  une  impartiale  sévérité.  Nous  avons  besoin  de  tout  savoir  sur 
les  hommes  et  sur  les  choses;  nous  avons  besoin  de  voir  clair  dans  cet 
effroyable  gâcbia  de  nos  affaires  au  temps  du  siège,  dans  nos  malheurs, 
dans  t^es  opérations  où  ont  été  englouties  des  armées.  Ce  qui  s'est  passi 
à  Melz,  à  bedaa,  à  Paris,  sur  la  Loire,  dans  l'est,  k  Tours,  à  Bordeaux, 
c'est  tout  cela  qui  doit  être  exposé  avec  une  énergique  et  inflexible  sin- 
cérité, non  certes  pour  alimenter  nue  curiosité  vulgaire,  mais  pour 
montrer  au  pays  ce  qu'il  lui  en  coûte  de  se  livrer  à  ceux  qui  le  perdent 
par  une  coupable  impérilie,  et  à  ceux  qui  viennent  le  perdre  un  pea 
plus  encore  en  prétendant  le  sauver.  Déjà  les  ducumens  se  multiplient, 
surtout  pour  les  affaires  militaires,  et  le  livre  que  vient  de  publier  M.  1» 
général  Chanzy,  sur  la  deuxième  armée  de  la  Loire,  est  certes  un  des 
plus  intéressans,  un  des  plus  précieux  de  ces  dot^umens. 

On  peut  suivre  maintenant  la  marche  de  cette  campagne  des  arméçs 
de  province,  qui  s'ouvrait  avec  un  éclat  modeste,  quoique  réel ,  à  Coul- 
miers,  pour  ûoir  si  tristement  dans  i'eat  et  sur  la  Mayenne.  Ce  n'est  pa» 


BEVUE,   —  CHROHIQn.  909 

tant  la  faute  df  s  chefs  militaire^;,  quoiqu'ils  ii'euF3Pnt  pas  tous  certaine- 
ment le  même  feu,  la  même  expérience;  ce  n'est  pas  irop  non  plus  la 
faute  des  soldats,  quoiqu'ils  fussent  bien  peu  organisés,  bien  peu  disci- 
plinés. Il  faut  en  venir  à  la  vraie  cause  de  nos  désastres  en  province. 
Cette  cause  éclate  dans  les  pages  du  général  Chanzy,  qui  s'est  montré, 
quant  à  lui,  un  s!  énergique  et  si  habile  capitaine.  Que  voulez-vous?  les 
chefs  militaires  n'étaient  rien,  M.  Gambetta  était  tout;  c'est  lui  qui  com- 
mandait et  qui  prétendait  décréter  la  victoire.  Vainement  les  généraux 
lui  représentaient  qu'il  était  dangereux  d'aller  se  jeter  sur  toute  l'armée 
allemande  en  avant  d'Orléans;  l'ordre  était  formel,  on  se  battait,  et 
l'armée  de  la  Loire  était  coupée  en  deux.  Le  général  Chanzy,  livré  à 
lui-même  et  se  battant  avec  la  plus  héroïque  opiniâtreté  pendant  quatre 
jours,  avait  beau  demander  qu'on  fit  au  moins  une  démonstration  sur 
la  Loire,  on  lui  répondait  que  c'était  impossible.  Lorsque,  tardivement 
informé  de  la  marche  de  fiourbaki  sur  l'est,  il  démontrait  le  danger  de  ce 
mouvement  et  suggérait  d'autres  opérations  qui  auraient  porté  tout&s  les 
armées  sur  Paris,  on  lui  répondait  en  vantant  beaucoup  son  plan,  mais 
en  se  faisant  un  mérite  d'en  avoir  un  meilleur.  Lorsque  enOn  le  général 
Chanzy  rappelait  que  le  génOral  Trochu  avait  fixé  la  date  du  20  janvier 
comme  dernière  limite  de  la  résistance  de  Paria,  on  lui  disait,  et  ceci 
est  grave,  qu'il  ne  fallait  pas  tenir  compte  des  indications  du  général 
Trochu,  qu'on  avait  d'autres  renseignemens.  Et  le  grand  stratégiste  qui 
prétendait  ainsi  conduire  nos  armées  était  homme  à  prendre  Épinay  sur 
la  route  d'Élampes  pour  Épinay  près  Saint-Denis,  tout  comme  dans  une 
autre  circonstance  il  prenait  fiar-sur-Seine  pour  Bar-le-Duc!  Voilà  ob 
nous  en  étions.  Si  M.  Gambeita  conduit  ses  campagnes  parlementaires 
co  mme  il  a  conduit  ses  campagnes  militaires,  la  gauche  peut  se  mettre 
sous  ses  ordres  pour  marcher  à  la  victoire. 

M.  Gambetta  ne  nous  croirait  pas,  si  nous  lui  disions  un  mot  bien 
vrai,  bien  sincère,  et  cependant  ce  serait  son  intérêt  de  nous  croire. 
L'ancien  et  éphémère  Jiclatteur  de  Bordeaux  n'est  point  à  coup  sûr  dé- 
nué d'un  certain  souITle,  d'une  certaine  ardeur  entraînante,  d'une  assez 
grande  vigueur  d'imagination.  Malheureusement,  il  l'a  bien  montré,  il 
ne  sait  des  affaires  que  ce  qu'en  sait  un  avocat  qui  a  feuilleté  son  dos- 
sier; il  est  trop  souvent  exposé,  en  politique  comme  dans  les  affaires 
militaires,  à  prendre  Bar-te-Duc  pour  Bar-sur-Seine,  et,  puisqu'il  avait 
récemment  la  bonne  fortune  d'être  à  Saint-Sébastien,  il  aurait  dîl  y 
rester  encore,  il  aurait  dû  y  passer  un  an  pour  apprendre  ce  qu'il  ne 
sait  pas  et  mettre  ses  connaissances  au  niveau  du  rôle  qu'il  ambitionne. 
S'il  ne  se  livre  pas  à  ce  travail,  il  risque  fort  d'être  un  agitateur  vul- 
gaire, —  un  type  assez  réussi  et  infécond  d'une  certaine  médiocrité 
bruyante  et  prétentieuse.  Il  est  peut-être  fait  pour  un  autre  rêle,  s'il 
le  veut.  Ah  I  quand  on  regarde  derrière  soi  au  courant  de  cette  terrible 


,  Google 


910'  KETTIE  «E9  ITEVX  MONDES. 

unrie^  coimse  oo  ^kperçoiï  vite  de  t'tmmense  part  que  la  médiocrité  et 
rîncaptcité  ont  eue  dans  nos  malheureuses  af^îres,  depuis  ce  jeuDe  dic- 
tateur qui  veut  conduire  des  armées  jusqu'itous  ces  préfets  de  la  dicta- 
ture, complices  de  lottlesles  factiODsI  La  médiocrité,  elle  est  partout  daoi 
ce  trisie  monde  révohiiionnaire,  elle  se  montre  en  vérité  jusque  dans 
le  crime,  Voyez  ces  procès  qui  se  déroutent  devant  les  conseils  dte  guerre 
de  Versailles  ;  ils  sont  \h  quelques-uns,  tout  beureui  d'avoir  été  des  per- 
sonnages, et  qui'  semblent  ne  pas  mffme  soupçonner  la  portée  de  leurs 
actions.  Ce  sont  des  criminels  vulgaires  qui  ont  tenté  l'incendie  de  Ta- 
ri?, qui  ont  massacré  des  otages,  et  ils  en  sont  i  discuter  sur  des  ba- 
nalités de  procédure.  (Tesl  à  laisser  croire  qu'ils  ne  se  doutaient  pas  da 
ce  qu'ils  faisaient.  L'înrelligpnce  chez  eux  semble  au  niveau  du  sens 
moral.  Et  voiU  le  monde  dont  Paris  a  subi  un  instant  ta  domination  !  Il 
est  bien  temps,  on  en  conviendra,  d'effacer  tes  traces  de  ces  médiocrei 
et  îugubres  eihibitions,  de  remettre  de  Tordre  dans  les  esprits  comme 
dans  les  rues,  de  raviver  partout  te  sentiment  d'un  idéal  supL'rieur,  afin 
de  pouvoir  de  nouveau  montrer  au  monde  la  France,  ta  vraie  France, 
telle  qu'elle  a  él6,  telle  qu'elle  doit  être. 

Oui  franchement,  il  est  temps  que  dans  ce  malbeureux  pays  si  éprouvé 
tout  reprenne  enfin  un  caractère  sérieux,  et  c'est  pour  cela  quit  est 
utile  d'en  finir  avec  toutes  ces  discussions  qui  meUent  le  pouvoir  en 
doute,  afia  que  M.  Ttiiers,  mieuï  affermi  aux  affaires,  puisse  orga- 
niser avec  autorilé,  avec  elTicacité,  le  gouvernement  qui  convient  5  ta 
France.  Le  dief  du  pouvoir  exécutif  avait  déjà  commencé,  même  avant 
la  dernière  crise,  en  appelant  au  ministère  des  affaires  étrnngères  M.  de 
Rémosat,  qui  depuis  la  révolution  s'éiail  diirobi^  à  la  vie  publique.  Certes 
nul  n'est  mieux  fuit  pour  représenter  le  pays  que  cet  liomme  d'élite, 
qui  réunit  la  supi^riorité  de  l'esprit  et  l'houneur  du  caractère.  Pour  la 
France  et  pnur  TLurope  elle-même,  M.  de  Rémusat  est  l'écrivain  érai- 
neni,  l'ancien  député  toujours  ffdète  à  ses  convictions  libérales,  l'homme 
familier  dès  longtemps,  par  une  sorte  de  tradiîion,  avec  tuos  les  inté- 
rêts publics.  Il  prend  assurément  dans  une  heure  difficile  la  dii-ection 
des  affaires  Cïtérieures  de  noire  pays;  il  recueille  un  lourd  et  cruel 
héritage,  tl  étnit,  comme  M.  Thiers,  d'un  temps  où  la  France  était  pro- 
spère et  heureuse  entre  les  natious;  il  laretrouve  humiliée,  démembrée 
et  réduite  à  se  relever  des  plus  horribles  désastres,  à  refaire  ses  relations 
diplomaiiques  avec  tout  le  reste;  mais,  dans  cette  œuvre  difficile,  il 
porte  ce  qui  peut  le  mieux  aider  au  succès  :  un  patriotisme  inviolable  et 
la  certitude  de  faire  honorer  la  France  dans  sa  personne. 

CH.    DB   UAUDE. 


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TABLE   DES   MATIÈRES 


QTIATRE-VU^eT-glliTOIlZIEME  VOLDME 


SCCONDETÉmOM:.  — XLl*  ANNÉE. 


Le  VntGTiiHi  coups  di  l'arh^k  dk  li.  Uaim^  pu  H.  1«  eapiuioe  de  viisieau 
Tb.  aube,  commikndnnt  de  la  !•  lirigade 

Lfc  GntcE  n  ses  volontaihis  d^ns  la  ct'unl  m  1870,  par  M.  A.  MÉZtËRES. 

Lis  ArrAiKts  Dt  Chiui  tr  m  odistion  cstnorsi  wn  f87t  depuis  les  massacres 
Dt  Ifno,  pif  H.   n.  BLERZY 

Le  Budget  de  la  nfriisLioiiE  et  les  airoaHEi  FmincikRKS,  parH.L.  BOlICfTAnD. 

Lu  HonntTES  cens  ds  Pa*u  socs  la  comunii,  pu-  M.  Emile  BEAOSSITIE.  .   . 

Lis  R£cits  d'un  soldat.  —  Une  Aiurtt  paisoMiitHi  de  ccehii,  par  M.  Ahédéi 
ACHAnD 

Les  Eiplobationi  sous-MAniiiES,  par  II.  Gaston  ue  SAPOTtTA 

L'Exposition  intediationaii  de  LonDnis,  par  H.  RetiE  HËNAUD 

Cbeonioue  di  la  Quiniaike.  —  HisTOiHi  POLingt^a  et  littCkaiee 

EsuM  et  Koticis.  —  Les  LiiEnifs  cohiiiirales  ih  Edrope 


LlmUon  «n  It  InlUcL 

La  rn  DE  LA  loatua.  —  Les  iuflcencbs  utt^haikes  dahs  lis  debiiers  tfinsr- 

HEM,  par  H.  E.  CARO,  de  l'Inalitut  de  France 2*1 

Lis  FusiLitas-HAaitis  «n  sifci  di  Par»,  troib  mois  dais  les  teauchéis,  par 

M.  L.  LOUIS-LANDE 3CS 


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9t2  TABLE   DES    UATIÂRES. 

L*  M»iiiti  D'xtuoTUD'nBi.  —  I,  —  Lj»  ri-OTTK  M  L*  UiR-NoiRE,  piT  H.  le  »ice- 

imiral  JUttlEN  DE  LA  GRAVIÈRË 

De  la  rohUB  nu  couvuneuint  dans  les  sociétCs  hoorrhes,  *  pioros  di  *i- 
cniTfa  ptaLiCATioNS,  par  H.  Ëhili  d*  LAVELEVë 

Li  BcDOtT  KcrrricATir.  --  f.coNomts  et  mhivudi  ihpùts,  p«r  H.  A.  BATBIE, 
de  t'AiMiiiblée   ntttonalfl 

L*  Revahche  de  Jasiph  XoiniL,  première  pkrtie,  ptr  M.  Victor  CHERBULIEZ. 

SonVUllM  DI  LA   RoIH£LIE.  —  I.   —  Lu  GOHHVriAUTfl  GRECQUES  ET  LES  FATSàNS 

Tiiiics  pv  U.  Albert  DtMOXT 

CHKOnigCB  DE  LA  QuiNUI^E.  —  HlSTOlBE  POLITigCE  BT  LITTiEAIRI. 

Essais  et  Noiicia.  —  Un  rouan  soualisti  d'aothetois 


La  Revancbe  db  Josipb  Noiiel,  deuxième  partie,  par  U.  Victor  CHERBDLIEZ.  405 
Là  UaRINB   D'AVJODnD'tIDr.  —  II.   —  L'AUlRAt  Broat  n    Ll  GÏ:itRA[.   P^saiER, 

par  H.  le  Tice-aoïirel  JURiEN  Dt:  LA  GRAVIËRE SOf 

L'OROAniSATION    DM    LA    JllSTir.E    PAKS    L'AXTIQUITé    ET     LE!     TEHPS  HOnERnES.    —    111. 

—  La  JMTict  ROTALl  AU  HOTIM  AGI,  pRT  H.  FUSTEL  DE  COULANGES.  .  53e 
Les  BtoTS  D'un  soloat.  —  II.  —  Uni  cahpac^b  devant  Paris,  par  H.  Kaioti 

ACHaBD 557 

Lis  Laboratoires  sciiNiiFiotis   su  Frarce  et  a  l'étranger,  par  H.  Fernand 

papillon 5M 

LTsim  d'Essen  it  les  cahors  Kbïpf,  pu-  H.  Louis  HEYBAUD,  de  l'InBiiiut.  610 
De  la  forme  ov  coDVER:ir.MniT  daks  les  soatitt  iioderres.  —  II.  —  La  rApd' 

BLiQii  ET  U  HORARCOtE  con<iTrriONnELLi,  par  H.  Emile  m  LAVELtYE.    .  63i 

Les  FievM  de  sa\o,  par  U.  SULLY-PRUDHOMHE 603 

Chronique  de  la  Quiniainb.  —  Histoirr  politique  et  littéraire 609 

Essais  et  Notices.  —  Le  rDle  des  eaux  sauTEaiAinu S80 

UTralaaa  «■  It  Aofti. 

La  Marifci  d'aojodrd'rci.  —  ITI.  —  La   ourrre  d'Italie  et  US  Ihstitltions 

HtezssAiRES,  par  H.  le  Tlce-amiral  JURIEN  DE  LA  GRAVIËRE 08t 

La  Rrvanche  de  Joseph  Noi  rel,  troisième  panie,  par  H.  Victor  Cltt:RBtJLIEZ.  719 
Le    Monde   btuktin.   —   Le   Sport  et  l'Hlppodroki  a  ConsTArninoPLE,    par 

U.  Alfred  RAHDAUD 7(1! 

Le  Trait*  de  Wasdingtoh  du  S  haï  1871,  par  M.  Accuste  LAUGEL 795 

Souvenirs  de  la  Roivéme.  —  II.  —  Andrinople,  l'adhimstratior  d'une  pro- 
vince TEEQii,  pRT  M.  Albert  DUMOST lit 

L'ÉLOgvENCB  politique  et   JUMCIAIRB  a  ATHÉNEI.   —■    LiSIAl,  l'avocat  ATDfNIBN, 

par  M.  Georoe  PERROT. 83* 

Oe  en  est  la  révolution  française?  —  I.  —  Simples  notis  sor  la  sitdatioh 

ACTUELLE,   pRT  U.    Ehilb   UONIËGUT S7S 

Chronique  d>  u  Quiniainb,  —  Hutoire  POLmquE  r  UTT^RAtRi 8M 


1.  —  I.  CLATB, 


7.  ™e.i.««<*f.  Google 


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UNIVERSITY  OF  CALIFORNIA  LIBRARY 
BERKELEY 

Retum  to  desk  from  which  txirrowed. 
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